À la mémoire de Mark Weir
COLLECTION SOLO Conception de la collection Violaine Bouvet-Lanselle Suivi éditorial Catherine Dupont Contribution éditoriale Georges Rubel Iconographie Virginie Fabre Conception graphique de la couverture Quartopiano, musée du Louvre
Conception graphique et maquette Marie Donzelli Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © Musée du Louvre, Paris, 2015 ISBN Louvre : 978-2-35031-529-4 ISBN Somogy : 978-2-7572-1026-0 Photogravure : Quat’Coul, Toulouse et Paris Dépôt légal : octobre 2015 Imprimé en République tchèque (Union européenne)
COLLECTION SOLO DÉPARTEMENT DES OBJETS D’ART
Le bouclier avec Milon de Crotone d’Antonio del Pollaiuolo Philippe Malgouyres Conservateur en chef au département des Objets d’art
Remerciements Ils doivent aller en premier lieu à Andrea Di Lorenzo, conservateur au musée Poldi Pezzoli, et à la fondation Bracco de Milan : grâce à sa générosité, la coûteuse restauration de cette œuvre a pu être entreprise. Il faut aussi saluer tous les acteurs de cette renaissance, scientifiques et restaurateurs : Anne Bouquillon, Cécile Cordier, Roberta Cortopassi, Cécile Dard, Elizabeth Wolkowsky, ainsi que mes collègues du département des Objets d’art, en particulier Christine Chabod et Anne-Gabrielle Durand. Un grand merci à ceux qui m’ont aidé et stimulé dans cette recherche : Mark Gregory D’Apuzzo, Olga Medvedkova, Mitrophan Pirozhok, Lucy Whitaker. Enfin, merci encore à ceux qui au sein du musée ont œuvré à la publication de cet ouvrage : tout d’abord Jannic Durand, pour son soutien (et sa méticuleuse relecture), Violaine Bouvet-Lanselle et Catherine Dupont, pour leur invariable gentillesse.
Préface En juillet 1922, le département des Objets d’art recevait de l’antiquaire parisien Godefroy Brauer une nouvelle libéralité qui s’ajoutait à plusieurs autres déjà consenties au musée depuis 1904. Au sein d’un remarquable ensemble de tapis, de tapisseries, de céramiques, de bronzes – dont les célèbres reliefs de Riccio – et d’objets en bois sculptés, l’une des pièces les plus singulières était sans conteste une « targe en bois sculpté peint et doré » représentant Milon de Crotone, attribuée à Antonio del Pollaiuolo, l’un des artistes de la Renaissance florentine du xve siècle les plus renommés de son temps. Pour replacer au-devant de la scène cette œuvre exceptionnelle, peu à peu pourtant tombée dans l’oubli, et lui redonner son statut véritable de chef-d’œuvre, il a fallu le concours simultané de deux entreprises distinctes mais parfaitement complémentaires. La première a été la publication du catalogue de la collection d’armes européennes du Louvre en 2014 par Philippe Malgouyres qui a permis de la remettre en lumière. La seconde a résidé dans le souhait de nos collègues italiens de pouvoir présenter cette œuvre à l’exposition sur les frères Pollaiuolo réunie au musée Poldi-Pezzoli de Milan de novembre 2014 à février de cette année en aidant à sa restauration. Le bouclier est aujourd’hui retourné dans les salles du département des Objets d’art et Philippe Malgouyres invite le lecteur et les visiteurs du musée à découvrir maintenant dans ce nouvel ouvrage de la collection Solo une œuvre insigne enfin sortie de son « sommeil réparateur ». Jannic Durand Directeur du département des Objets d’art
Il est souvent difficile de faire comprendre au public la nature des collections du département des Objets d’art. On pourrait expliquer que ce sont toutes les œuvres qui n’appartiennent pas aux beaux-arts, à la peinture et à la sculpture. On peut aussi, en développant ce point de vue technique, énumérer l’infinie variété des matériaux mis en œuvre : métaux précieux et communs, bois, ivoire, bronze, terre cuite, verre, pierres dures, etc. Mais cette distinction, qui met en avant la spécificité de leur mode de fabrication, n’explique pas pourquoi et comment certaines de ces choses sont qualifiées d’« objets d’art ». Ils semblent plutôt se définir par une conjonction particulière entre forme fonctionnelle, réalisation matérielle, usage réel et symbolique, valeur et décor, commande unique ou production sérielle : tous ces aspects participent au sens de ces objets. C’est sur la base de cette hypothèse que nous avons conduit cette enquête sur le bouclier avec Milon de Crotone, une création qui dénonce d’emblée l’insuffisance de ces approximations, car il relève aussi de la peinture et de la sculpture : c’est cette complexité, ce dialogue apparemment contradictoire entre la forme de l’objet et son décor, que nous tenterons de comprendre. L’ambition paraît raisonnable, voire modeste, et pourtant… La fortune critique de cette œuvre singulière montre combien il est difficile de ne perdre de vue aucun de ces aspects. Dans notre collection, sa matérialité a pris le dessus, en quelque sorte, et l’on a oublié – ou l’on n’a pas tenu compte – de son attribution à Antonio del Pollaiuolo. En revanche, dans la littérature consacrée à l’artiste, seule la question de l’attribution et de sa place chronologique dans l’œuvre a été discutée. Ce chef-d’œuvre atypique d’Antonio del Pollaiuolo1 (1429-1498) est revenu sur le devant de la scène grâce à deux projets : l’étude de la collection d’armes et d’armures du musée du Louvre2, et l’exposition Le dame dei Pollaiolo. Una bottega fiorentina del Rinascimento, organisée par le musée Poldi Pezzoli de Milan en 20143. Son aspect et son
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la même difficulté de classer les objets d’art !), apparaît la « targe en bois et stuc “Milon de Crotone”, par Pallauolo [sic], estimée trois cent cinquante mille francs ». C’est – de loin – l’œuvre la plus coûteuse de cette importante donation. Brauer renonça immédiatement à l’usufruit pour cinq des œuvres les plus remarquables, parmi lesquelles le bouclier et les reliefs de Riccio17, qui entrèrent au Louvre18. Il mourut en 1936 dans sa villa de Nice. Le célèbre bouclier avec Milon de Crotone, plusieurs fois publié comme un chef-d’œuvre de Pollaiuolo, avait enfin trouvé son port d’attache. Paradoxalement, c’est à partir de ce moment-là qu’il fut oublié. C’est peut-être pour se remettre de ses tribulations passées qu’il entra incognito – on l’avait rejeté dans un prudent anonymat – dans un sommeil réparateur pour les quatre-vingts années qui suivirent.
Florence, Antonio del Pollaiuolo Depuis sa présentation au public, à l’occasion du passage en vente à Londres en 1905, le bouclier est attribué à Antonio del Pollaiuolo19. Cette attribution n’a jamais été profondément remise en cause, sauf de manière épisodique et assez marginale20. Elle apparaît aussi dans l’acte de donation de Brauer, mais fut curieusement négligée au sein du Louvre, sans jamais toutefois avoir été contredite. En 1922, Gaston Migeon en fait état avec une réserve prudente qui semble inviter à lire entre les lignes. Il rappelle que l’attribution a été formulée par Maud Cruttwell, et ajoute en décrivant la figure de Milon : « Une telle expression violente, une telle fougue dans l’exécution, amènent à prononcer le grand nom d’un maître, Pollaiuolo, qui, à une si grande époque, n’aurait pas jugé indigne de son génie de collaborer au matériel artistique d’une fête en y créant un pur chef-d’œuvre21 ». Pas de remise en cause ni de débat, mais un certain étonnement incrédule, qui s’exprime par ces apparentes contradictions entre les termes « grand nom », « génie », et « collaborer au matériel ». Le bouclier fut exposé dans les salles de la Colonnade, alors dévolues à la présentation des objets d’art de la Renaissance. Exposé mais invisible : il n’est même pas mentionné dans les divers guides de ces salles. Il déménagea, avec le reste des collections au moment des travaux du grand Louvre, au premier étage de l’aile Richelieu, salle 12, où il se trouve toujours. Dans le nouveau guide très détaillé publié à cette occasion, il n’apparaît pas non plus22.
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5. Antonio del Pollaiuolo (1429-1498) Combat d’hommes nus Gravure (burin) – H. 40,2 ; L. 60 cm Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
L’attribution à Antonio del Pollaiuolo s’appuie sur divers rapprochements avec d’autres œuvres de son corpus, réalisées dans d’autres techniques. On a coutume de rappeler d’abord qu’il reçut la commande d’un casque d’orfèvrerie offert par les Florentins à Federico di Montefeltro, vainqueur de Volterra, mais Pollaiuolo étant orfèvre, cela n’a en réalité rien à voir. C’est la figure souffrante et véhémente de Milon qui amena, pour paraphraser Migeon, à prononcer le nom de ce grand maître : elle s’inscrit bien dans le réseau ténu des créations que l’on attribue à Pollaiuolo. La morphologie de l’athlète présente des analogies dans l’œuvre du sculpteur, mais ce serait peu de chose sans ce désir d’exprimer à travers le corps et le visage la violence des sentiments et des sensations, une préoccupation qui traverse véritablement l’œuvre de Pollaiuolo. Milon trouve sa place dans l’œuvre du sculpteur et du peintre, à côté des hommes nus qui s’entretuent dans la célèbre bataille gravée (fig. 5). On sait qu’Antonio peignit avec l’un de ses frères trois grandes toiles repré-
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La restauration La restauration du bouclier a été précédée d’une étude et de divers examens en laboratoire qui permettent de mieux comprendre la genèse de cet objet. Il est constitué de planches de peuplier assemblées à joint vif, sans tenons, languettes ou queues d’aronde, un type d’assemblage courant pour les panneaux peints à cette époque31. Ce simple collage est renforcé par du parchemin collé sur la face et le revers, où il est encore parfaitement visible. L’analyse au carbone 14 a donné une date entre 1389 et 1437 (avec 70 % de probabilité), qui donne une indication sur la période de l’abattage de l’arbre32. Nous connaissons un seul autre bouclier de la Renaissance italienne avec une forme identique : il est conservé au Museo Civico Medievale de Bologne33 (fig. 22). Pour l’anecdote, les deux boucliers furent une fois réunis à Paris pendant quelques semaines à l’occasion de l’Exposition de l’Art italien de Cimabue à Tiepolo34 au Petit Palais, en 1935. Le bouclier de Bologne n’a pas fait l’objet d’études techniques, mais un simple examen montre qu’il est réalisé de la même manière : un assemblage de planches, probablement du peuplier, doublé de parchemin sur ses deux faces. À l’intérieur, on voit encore plus clairement qu’ici les traces d’arrachement d’une pièce de cuir trapézoïdale, fixée par des clous, qui portait la sangle où l’on glissait l’avant-bras pour porter le bouclier (fig. 8 et 9). Il est frappant que deux boucliers décorés dans deux centres distincts et relativement distants présentent la même mise en œuvre. On peut même se demander si le bouclier décoré par Pollaiuolo ou celui peint à Bologne ont été fabriqués dans ces villes. Ce mode de fabrication
8. Anonyme Bouclier avec saint Georges (revers) Bologne, Museo Civico Medievale
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était peut-être habituel pour ce type de pavois, et il faut se garder d’en tirer des conclusions. Nous avons souligné ailleurs35 l’absurdité de l’idée d’un quelconque usage pratique de notre bouclier, et Lionello Giorgio Boccia fit de même pour celui de Bologne, dont le parchemin est délicatement peint. Mais s’ils n’avaient qu’un usage symbolique, comment expliquer la présence, sur les deux objets, de cet empiècement clouté destiné à recevoir la sangle ? Ce dispositif appartient à la fabrication initiale, probablement habituelle, du bouclier, et ne préjuge pas de son usage futur, ou de son décor. Ce type de bouclier fut peut-être produit en quantité, à des fins plus variées ou plus modestes : les deux exemplaires de Paris et de Bologne ne furent probablement préservés qu’à cause de leur décor exceptionnel. Sur le bouclier du Louvre, la peinture et la dorure sont posées sur du plâtre (sulfate de calcium), et les pigments utilisés sont tout à fait banals pour le Quattrocento. L’aspect le plus original de cette œuvre est sa partie sculpturale, réalisée dans un matériau apparenté à la cartapesta, composé de fibres végétales, chanvre ou lin36. La cohésion entre le bois et le relief est assurée par une multitude de clous plantés par l’arrière à travers le bouclier (fig. 10) : la pâte qui servit à modeler fut appliquée sur ces clous saillants de la face. La double moulure torse qui encadre l’inscription est une simple corde de chanvre trempée dans le plâtre et dorée (fig. 11). Avant la restauration, le bouclier présentait un décor noir et or (fig. 12) : la figure du héros et la bordure dorées, les lettres et le fond noir. On pouvait deviner, sous cette couche noire, des motifs végétaux en léger relief. Les sondages37 et les prélèvements38
9. Antonio del Pollaiuolo (1429-1498) Bouclier avec Milon de Crotone, revers
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12. Antonio del Pollaiuolo (1429-1498) Bouclier avec Milon de Crotone avant restauration
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13. Antonio del Pollaiuolo (1429-1498) Bouclier avec Milon de Crotone en 1922
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Bouclier, targe ou pavois ? Si nous nommons « bouclier » cette œuvre singulière, c’est par conviction que ce mot général mais intelligible est préférable aux termes apparemment plus précis – mais en fait vagues – sous lesquels il était désigné. Les Anglo-Saxons ont opté pour le terme également générique de shield, mais dans la littérature française il apparaît comme une targe. Le mot est d’origine franque ou germanique. Jean Nicot, dans Le Thresor de la langue francoyse, en donne en 1606 cette définition : « Targe, f. penac. Est une espece de bouclier presque quarré et plissé par travers en la forme de la lettre S, dont les Espagnols usent encore és lieux frontiers de l’Afrique à la façon des Afriquains, qu’ils nomment Adarga, et le Languedoc Targue. » Ce mot, délicieusement obscur, désigne le bouclier médiéval muni d’une échancrure pour le passage de la lance. Il n’y a pas lieu d’en maintenir l’usage pour notre bouclier. On pourrait proposer le terme de pavois, qui correspond plus précisément à sa forme et à son usage. Le pavois, qui peut être ovale, se distingue aussi par sa grande taille protectrice. Le mot serait emprunté à l’italien pavese, « de la ville de Pavie » : on a donc imaginé que l’on y produisait de tels boucliers au Moyen Âge. Quoi qu’il en soit, le pavois désigne un bouclier d’osier ou de bois recouvert de cuir, ce qui correspond à la structure même de notre bouclier, dont les planches de peuplier sont recouvertes de parchemin. Que pensait-on créer, sous cette forme, dans la Florence de la fin du xve siècle ? La forme concave de ce lourd bouclier est destinée à protéger le corps d’un soldat à pied. Les boucliers de la Renaissance qui sont conservés ou représentés sont de forme différente : ils sont ronds, ou en
17. Bouclier aux armes des Villani (1380-1450) Stuc peint et doré, cuir et bois – H. 118 ; L. 55,9 cm Londres, Victoria & Albert Museum
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20. Andrea del Castagno (avant 1419-1457) Bouclier avec David vainqueur de Goliath Tempera sur cuir – H. 115,5 ; L. 76,5 cm Washington, National Gallery of Art, Widener Collection
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Qu’il porte des armoiries ou une représentation héroïque, le bouclier manifeste la personnalité de son propriétaire. Qu’en est-il de notre bouclier ?
Milon de Crotone, héros paradoxal Le choix de figurer une scène sur le bouclier par ce fragile relief de cartapesta dorée est un premier paradoxe : ce décor en rend tout usage impossible, même dans une joute, un tournoi ou tout autre occasion de combat ludique. S’il fut utilisé, ce ne fut qu’en tant que « porteimage », une sorte de bas-relief rendu potentiellement ambulant que l’on montre parce qu’il raconte une histoire. Mais quelle histoire ? Le second paradoxe concerne justement le choix du sujet : une figure qui n’est pas victorieuse, mais vaincue. L’image ne semble pas parler de la valeur de celui qui le porte, mais plutôt offrir un miroir à l’ennemi, afin qu’il y contemple son éventuelle défaite. Il faut souligner le caractère extrêmement savant du choix de cet épisode, qui est certes connu par divers textes antiques, mais rarement cité ou illustré. Diverses sources mentionnent Milon de Crotone et certains détails de sa vie. Presque toutes rapportent sa mort horrible. Milon, originaire d’une colonie fondée par les Grecs en Calabre, est l’athlète le plus célèbre de l’Antiquité par le nombre de victoires remportées dans sa discipline, la lutte. Il fut, entre 540 et 516 av. J.-C., vainqueur à de multiples reprises dans les jeux panhélleniques : six fois à Olympie, autant à Delphes, dix fois à Corinthe et neuf fois à Némée. Il fut finalement vaincu par son compatriote Timasithée, dont la supériorité fut tactique. Sa force extraordinaire est la source de toutes les prouesses physiques qu’on lui prête, et qui sont rapportées par Pausanias47. Ces exploits étaient déjà vus comme légendaires dans l’Antiquité, comme en témoigne l’incrédulité d’Apollonios de Tyane, à qui l’on commentait la statue de Milon à Olympie48. Cet homme presque invincible périt d’une manière absurde : lui qui triompha en public des hommes les plus forts de son temps mourut seul, la proie des bêtes. Alors qu’il traversait une forêt profonde, Milon vit un arbre fendu. Pour éprouver sa force, il voulut achever de le briser, y mit les mains pour le déchirer. Mais le bois se referma sur lui : prisonnier, il fut dévoré par les loups, selon Pausanias, qui rapporte que ceux-ci abondent autour de Crotone. Cet auteur explique l’accident par les coins que l’on avait placés pour fendre l’arbre et qui tombèrent quand Milon mit ses mains dans la fente. C’est ce que nous voyons ici. Aulus Gellius, dont les Nuits attiques furent pour la
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sa place jusque dans les descriptions imaginaires d’œuvres d’art. Ugolino Verino, qui compose sa Carliades vers 1480, décrit le palais de Justinus orné de fresques représentant, à gauche, l’histoire de Xerxès peinte par Botticelli et, à droite, celle d’Alexandre et l’image de son cadavre indignement jeté au sol, peinte par Pollaiuolo61. 21. Attribué à Baccio Baldini (1436-vers 1487) Milon de Crotone Page de l’album The Florentine Picture Chronicle (détail) Londres, British Museum
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Image et texte La mort de Milon est encadrée d’une majestueuse inscription, qui est en fait un assemblage de deux citations. La première, NIHIL N[AM] TAM FIRMV[M] CVI NO[N] SIT PERICVLV[M] AB INVALIDO, est justement tirée de la vie d’Alexandre le Grand par Quinte Curce62, et peut se traduire ainsi : « Rien n’est si solide qu’il ne soit de péril pour lui dans le plus faible. » Cette maxime générale prend un sens plus aigu dans son contexte : elle est prononcée par l’ambassadeur des Scythes, le plus âgé et le plus sage, qui enjoignait Alexandre de juguler son insatiable appétit de conquêtes en lui rappelant que tout est périssable : le lion lui-même devient parfois la pâture des plus petits oiseaux, et la rouille consume le fer. Ainsi, le véritable danger du fort n’est pas dans un plus fort que lui, mais dans sa propre et inexorable fragilité. La deuxième, SAPIENTIS EST POST VICTORIA[M] QVIESCERE, rappelle qu’il est sage de se reposer après la victoire. Les deux phrases, en miroir, forment un étau qui enserre et circonscrit l’anecdote de la mort de Milon. La leçon est claire : le fort ne doit pas préjuger de sa force, et montre sa sagesse dans la conscience de sa faiblesse. On reconnaît l’opposition entre Vertu et Fortune : cultiver la première met à l’abri de la seconde. Ce mépris pour la force physique paraît assez confortablement exprimé par l’épais bouclier lui-même. Enfin, dans le champ du ciel, apparaissent les mots MILO CRO[TONENSIS], qui identifient le personnage. La forme des lettres est la même que celle de l’inscription du pourtour, mais leur placement un peu approximatif semble trahir une intervention postérieure. Cela est confirmé par la manière dont elles sont réalisées : elles ont été incisées après la pose du repeint noir (fig. 11). On estima peut-être qu’il était nécessaire de rendre la conjonction de cette image et du texte plus intelligible en nommant le héros. L’association du texte, de l’image et de l’objet, qui doit se lire comme un tout, n’est pas sans esprit ni même sans humour : celui qui le porte, à l’abri de ce rempart de bois, harangue tranquillement son adversaire en lui rappelant la vanité de la force. C’est un exemple unique où l’arme ne parle pas de son propriétaire, de sa valeur ou de son rang, mais s’adresse à celui qui la regarde, un retournement qui, à lui seul, nous montre que cette œuvre ne fonctionne pas selon les codes d’un objet d’usage (même d’un usage factice), mais comme le feraient un tableau ou une sculpture. Ce fait interroge également les circonstances de sa commande.
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Sienne : Bartolomeo Landucci Le bouclier porte les armes des Landucci de Sienne. Malgré l’absence d’études sur cette famille, nous voulons tenter de revenir ici sur la personnalité de Bartolomeo Landucci, qui reste notre meilleur candidat pour avoir commandé ou possédé cette œuvre71. Il faut d’abord rappeler les relations extrêmement tendues entre Florence et Sienne à ce moment-là, ce qui n’éclaircit pas, dans un premier temps, les conditions d’une possible commande d’un homme politique siennois à Florence. Né en 1431, Bartolomeo Landucci appartient à l’oligarchie siennoise ; c’est un banquier, comme en témoigne son rôle dans l’exploitation des carrières d’alun en Toscane72. Nous connaissons le nom de son épouse, Caterina Della Gazzaia73 (ou Dell’Agazzaja). Dans le système de gouvernement collégial de la République, Bartolomeo Landucci, figure importante du parti du Monte del Popolo, est présent avec une constance remarquable dans un climat politique tendu. De 1482 à 1487, il est de toutes les Balìe (la magistrature locale), ce qui est exceptionnel74. Si Bartolomeo Landucci est notre homme, la commande d’un monument emblématique tel que ce bouclier doit correspondre à un moment clé de sa carrière, ou à certains aléas de la vie politique siennoise. Les années 1480 sembleraient s’imposer alors, aux dépens de la datation du bouclier plus précoce fondée sur des critères stylistiques. Ces années 1480 sont des plus chaotiques, entre les « tumultes » de 1482 jusqu’à l’ascension de Pandolfo Petrucci, quinze ans plus tard75. La victoire des Siennois sur les Florentins à Poggio Imperiale en 1479 fut immédiatement un sujet d’orgueil pour les Siennois. Il s’agissait en fait d’un raid mené par Alfonso, duc de Calabre, qui était à la tête des troupes coalisées défendant les intérêts du pape Sixte IV contre les Florentins. Qu’importe, ce glorieux événement fut confié à la postérité sous la forme d’une fresque au cœur du Palazzo pubblico, dans la prestigieuse Sala del Mappamondo. Les deux peintres, Giovanni di Cristofano Ghini et Francesco d’Andrea, avaient achevé leur ouvrage vers le 15 juin 1480, comme nous l’apprend le Journal d’Allegretto Allegretti76. Nous voyons notre homme apparaître dans la vie publique dans ce contexte. Quelques jours plus tard, le 23 juin 1480, le duc de Calabre est accueilli en triomphateur pour son entrée dans Sienne par le peuple et les pouvoirs constitués ; on fit sonner les cloches et l’on ouvrit les prisons. Le jour suivant, il reçut les magistrats et les offrandes de la population. En fait, le gouvernement de la République venait d’être renouvelé, et le duc, pour reprendre les mots du Journal de Gigli, en avait été le « principal architecte77 ». Le 25, un dimanche, dans la cathédrale, il arma chevalier
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