Le Chemin des Dames 1914-19188
« Cette trace de sentier, qu’on reconnaît quand même à son usure, bouleversé par les entonnoirs, c’est le Chemin des Dames. Cinquante mois on se l’est disputé, on s’y est égorgé, et le monde anxieux attendait de savoir si le petit sentier était enfin franchi. Ce n’était que ça, ce chemin légendaire : on le passe d’une enjambée… Si l’on y creusait, de la Malmaison à Craonne, une fosse commune, il le faudrait dix fois plus large pour contenir les morts qu’il a coûtés. Ils sont là trois cent mille, allemands et français, leurs bataillons mêlés dans une suprême étreinte qu’on ne dénouera plus, trois cent mille sur qui des mamans inquiètes s’étaient penchées quand ils étaient petits, trois cent mille dont de jeunes mains caressèrent le visage. » Roland Dorgelès, Le Réveil des morts, 1923
Première édition: © Somogy éditions d’art, Paris, 2003 © Conservation départementale des musées, conseil général de l’Aisne, 2003 Deuxième édition: © Somogy éditions d’art, Paris, 2006 © Conservation départementale des musées et de l’archéologie, conseil général de l’Aisne, 2006 Pour la présente édition: © Somogy éditions d’art, Paris, 2010 © Conservation départementale des musées et de l’archéologie, conseil général de l’Aisne, 2010 ISBN: 978-2-7572-0444-3 Dépôt légal: novembre 2010 Imprimé en Italie (Union européenne)
Denis Defente, conservateur en chef, dirige le service de la conservation départementale des musées et de l’archéologie de l’Aisne, auquel sont rattachés l’espace muséographique de la caverne du Dragon et le Chemin des Dames. Frédérique Pilleboue, conservateur du patrimoine, a animé, en tant que responsable du service des archives départementales de l’Aisne, le groupe de recherche mis en place par le département dans le cadre du programme de valorisation culturelle et touristique du Chemin des Dames, et a réalisé les panneaux didactiques implantés sur les sites. John Foley, photographe, a, entre autres, participé à la publication du livre Les Lieux de la Grande Guerre, Paris, RMN, 1996. Il est également coauteur, avec Anne Roze, des Champs de la mémoire. Paysages de la Grande Guerre, Paris, éditions du Chêne, 1998. John Foley est actuellement directeur d’Opale, agence photographique spécialisée dans les portraits d’écrivains.
Le Chemin des Dames 1914-19188
OUVRAGE RÉALISÉ SOUS LA DIRECTION DE DENIS DEFENTE AVEC LA PARTICIPATION DE FRÉDÉRIQUE PILLEBOUE PHOTOGRAPHIES DE JOHN FOLEY
Remerciements La publication de cet ouvrage n’aurait pu être menée à bien sans le soutien de nombreuses personnes et institutions. Pour la collecte documentaire, qui a servi de base à la réalisation de ce livre conçu dans le cadre du programme de valorisation culturelle et touristique du Chemin des Dames, nous souhaitons exprimer toute notre reconnaissance aux membres du groupe de recherche. D’abord animé par M. Patrice Marcilloux, puis par Mlle Frédérique Pilleboue, directeurs des archives départementales de l’Aisne, celui-ci est composé de MM. Martin Barros, René Courtois, Hans Schillo, Joseph Tyran et de Mlle Carole Morelle qui ont rédigé de nombreuses notes préparatoires. Nos remerciements vont également à l’équipe de Studio K dirigée par M. Michel Kimmel pour les nombreuses recherches entreprises dans le cadre de la mise en œuvre du programme scénographique de l’espace muséographique de la caverne du Dragon, ainsi qu’à Mlle Martine Becker dont certaines des aquarelles, qu’elle a réalisées pour les tables d’orientation des sites, sont reproduites dans cet ouvrage.
Pour l’édition de ce livre, nous exprimons toute notre gratitude à nos collègues, ceux du système d’information géographique départemental, MM. Fabrice Poullin et Nicolas Marc, qui ont mis en forme les cartes réalisées d’après l’Atlas for the Great War édité par N.J. Wayne; ceux des archives départementales, en particulier MM. Jan-Lou Girard, Lilian Pothron et Mlle Michèle Hermant pour leur contribution au traitement et à l’exploitation des fonds iconographiques; ceux de la conservation départementale des musées, tout particulièrement Mme Humbert, qui a assuré le secrétariat de cette édition, M. Jean-Marc Renoux pour les compléments de collectes documentaires et M. Sébastien Ziegler pour le traitement informatique des données. Nous exprimons également notre sincère gratitude à Mme Mariane Carré-Lecul, MM. Jean et Martin Barros, Henri de Benoist, Alain Malinowski, Jean-Luc Pamart et Denis Rolland, qui ont bien voulu faire part de leurs remarques au sujet de tout ou partie de ce manuscrit ainsi qu’à Mme Anne Roze, responsable de l’association Les Champs de la mémoire, qui a contribué au choix des photographies de John Foley.
Tous nos remerciements vont aux collectionneurs qui ont bien voulu nous donner l’autorisation de publier des documents leur appartenant, MM. Martin Barros, Pierre Bocquet, Jean-Louis Debraine, Thierry Hardier, Alain Malinowski et les enfants de René Roy (1925-2001). Nous remercions également les institutions, qui ont autorisé la publication de leurs collections afin de compléter la documentation conservée aux archives départementales de l’Aisne et à l’espace muséographique de la caverne du Dragon : les Archives nationales, la bibliothèque de Documentation internationale contemporaine, le Centre des monuments nationaux, la Documentation française, l’Établissement cinématographique et photographique des armées, l’agence photographique Roger-Viollet, le Service historique de l’armée de terre au ministère de la Défense. Enfin, nous souhaitons exprimer nos remerciements les plus chaleureux à M. Guy Marival, historien chargé de mission pour le Chemin des Dames auprès du conseil général de l’Aisne, pour la rédaction des textes «Écrire» et «Les Britanniques au Chemin des Dames» et pour ses nombreux conseils.
Avertissement au lecteur La réalisation de cet ouvrage s’est faite selon des choix éditoriaux préalables, sur lesquels il nous semble utile d’attirer l’attention des lecteurs. Cette histoire du Chemin des Dames repose sur une documentation hétérogène à plusieurs égards. Hétérogénéité des sources, tout d’abord, celles-ci ne transmettant pas, dans le contexte extrêmement complexe d’une guerre mondiale, le même message, selon qu’elles sont publiques ou privées, militaires ou civiles, politiques ou littéraires. Hétérogénéité de la recherche aussi car, si des sujets tels que le système de défense des frontières, élaboré par Séré de Rivières, sont bien connus et peuvent être l’objet de descriptions objectives, il n’en va pas de même pour l’immense documentation qui concerne la préparation
et les résultats des offensives, la connaissance de l’adversaire, le moral des troupes et la vie des civils. Une confrontation systématique des sources allemandes, britanniques et françaises, pour chaque dossier, serait indispensable pour progresser dans la connaissance de cette période. Hétérogénéité, encore, des contributions rassemblées à partir de 1995, dans le cadre du programme départemental de valorisation culturelle et touristique du Chemin des Dames, mis en forme par les directeurs successifs des archives départementales, afin de réaliser une scénographie didactique à l’intérieur de l’espace muséographique de la caverne du Dragon et sur l’ensemble des sites touristiques aménagés sur le Chemin des Dames. Cet ouvrage, qui correspond en partie à la publication du travail réalisé alors, en garde le parti pris initial : évoquer la vie quotidienne du soldat sur le
Chemin des Dames durant la Première Guerre mondiale et les principaux épisodes du conflit sur cette partie du front. À l’hétérogénéité des sources écrites s’ajoute la variété des illustrations publiées dans cet ouvrage, qui donnent des éclairages différenciés sur la guerre. Photographies privées, parfois instantanées, photographies officielles issues de la section photographique des armées (service créé dès 1915 afin de servir la propagande des Alliés, mais aussi de constituer les archives de la guerre), autochromes aux expressions si particulières des personnages, illustrations publiées dans la presse sous contrôle de la censure – témoins de l’éternelle dualité entre l’opinion et la gestion de l’opinion – offrent des regards croisés sur l’époque. Les photographies de John Foley, enfin, tentent de restituer au lecteur une forme de mémoire de la terre, aujourd’hui reverdie, du Chemin des Dames.
YVES DAUDIGNY Président du conseil général de l’Aisne
Chemin des Dames : on pense à l’un de ces lieudits de nos anciens cadastres, à quelque sente forestière à flanc de coteau, voire à la promesse de rendez-vous galants. La vérité est tout autre. C’est une route, autrefois pavée, une route qui serpente au sommet d’un étroit plateau avec, de place en place, des découvertes sur la vallée de l’Aisne au sud, ou sur la vallée de l’Ailette au nord, et quelquefois, au-delà d’une ultime ligne de relief, vers les tours de la cathédrale de Laon. Chemin des Dames. Ce devait être une victoire qui entrerait dans les livres d’histoire à l’instar de Valmy ou d’Austerlitz. Ce fut un échec. Pire encore : l’échec après trois ans de guerre fit chanceler jusqu’aux plus vaillants, semant le doute et parfois la révolte, ce que certains, en haut lieu, affolés par la révolution qui venait de commencer en Russie, prirent pour les signes avant-coureurs d’un puissant mouvement social. Et comme si cela ne suffisait pas, l’année suivante, à la fin du mois de mai 1918, c’est sur le Chemin des Dames que les Allemands avaient déclenché une formidable offensive qui les avait menés en trois jours aux portes de Paris, comme en 1914. Un échec sanglant, des mutineries et une défaite : cela fait décidément beaucoup pour le Chemin des Dames ! Un secteur maudit pour les combattants, « pire que Verdun », écrivait à l’époque le grand journaliste Albert Londres. Un tabou aussi pour l’histoire officielle. Une de ces querelles franco-françaises dont notre histoire natio-
Préface
nale est pleine : catholiques contre protestants aux XVIe et XVIIe siècles, républicains contre Vendéens en 1793, versaillais contre communards en 1871… À cette différence près que les «vaincus» du Chemin des Dames n’ont pu que difficilement constituer, à côté de l’histoire officielle, leur propre histoire. Il y eut donc le coup de tonnerre du 5 novembre 1998 et le discours de M. Lionel Jospin : «Il faut que les soldats fusillés pour l’exemple réintègrent aujourd’hui pleinement notre mémoire collective nationale. » J’étais ce jour-là au premier étage de la mairie de Craonne, avec les élus et les habitants de la commune. En écoutant les paroles du Premier ministre, j’ai ressenti comme un soulagement, et la réparation d’une injustice. Ce n’était pas la première fois qu’un représentant du gouvernement venait sur le Chemin des Dames. D’autres l’avaient précédé, comme Édouard Herriot venu poser la première pierre de la mairie-école de Cerny en 1927, ou Robert Galley qui inaugura en 1969 le premier musée de la caverne du Dragon. Mais en 1998, c’était la première fois qu’était évoquée au sommet de l’État l’une des pages les plus controversées de l’histoire de la Grande Guerre, celle des mutineries et de leur répression. Le tabou pourtant avait commencé à vaciller depuis longtemps. En 1967, l’historien Guy Pedroncini avait publié son livre Les Mutineries de 1917. Par centaines de milliers, nombre d’élèves des collèges et des lycées de France, depuis le début des années 1970, avaient pu lire dans leurs manuels d’histoire le texte de la Chanson de Craonne :
«Adieu la vie, adieu l’amour, Adieu toutes les femmes, C’est pas fini, c’est pour toujours De cette guerre infâme…» Au-delà de nos querelles franco-françaises, le Chemin des Dames est un épisode de la grande guerre civile européenne du XXe siècle, cette autre guerre de Trente Ans, qui a débuté dans le bel été de 1914. Sur le terrain aujourd’hui, les anciennes positions des temps de guerre sont tenues pour l’éternité par des dizaines de milliers de tombes, françaises, allemandes, britanniques, italiennes… Toutes ces vies arrêtées ici, chez nous, alors qu’elles commençaient à peine. Des rêves de vie interrompus par un ultime cauchemar dans le fracas des obus et le déchirement des chairs. Chacun à sa place : l’ordre impeccable des cimetières a remplacé le chaos des batailles. Stèles de pierre, croix de pierre ou de fonte ont succédé aux croix de bois. Ces croix de bois sinistres qui ornaient la couverture d’une édition du roman de Dorgelès et qui, entrevues dans la bibliothèque familiale, suffisaient, enfant, à me glacer d’effroi… Que faudra-t-il au XXIe siècle, après le XXe siècle qui a eu le Chemin des Dames, Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Srebrenica, le Rwanda… pour que l’humanité comprenne enfin que son avenir ne peut être que dans la paix et la fraternité? Ci-contre : Route du Chemin des Dames entre La Royère et Malval. John Foley, 1997
DENIS DEFENTE Conservateur en chef des musées
Dès le début de la guerre, les Allemands, après la conquête de la Belgique et la bataille des frontières, envahissent le nord de la France. Bien que mis en échec le 29 août 1914 sur l’Oise, dans le nord du département de l’Aisne, près de Guise, les Allemands atteignent la Marne le 4 septembre 1914 et sont rapidement à moins de 50 km de Paris. Joffre, commandant en chef des armées du Nord et du Nord-Est, engage la contre-attaque ; c’est, du 6 au 9 septembre 1914, la première bataille de la Marne qui force les Allemands au repli. Ceux-ci établissent leurs défenses sur les rives escarpées de l’Aisne où ils creusent des tranchées, dressent de redoutables réseaux de fils de fer barbelés et concentrent mitrailleuses et artillerie. C’est en vain que Français et Britanniques tentent de prendre ces hauteurs où se situe, entre Soissons et Reims, le Chemin des Dames. À la victoire de la première bataille de la Marne, succède l’échec de la première bataille de l’Aisne. Dès la troisième semaine de septembre 1914, alors que le front occidental se fixe sur le front de l’Aisne, s’engage la « course à la mer», période durant laquelle chaque belligérant tente de déborder l’adversaire vers le nord. Chaque mouvement des troupes alliées entraîne, de la part des Allemands, la mise en place du système de défense adopté dans l’Aisne afin de contenir les attaques. L’espoir d’une victoire éclair sur le front occidental par l’un des belligérants est désormais perdu. À la guerre de mouvement succède la guerre de positions. L’interminable guerre des tranchées commence.
Introduction
Les combats en Champagne, dans les Flandres et en Artois, en 1915, les terrifiantes batailles de Verdun et de la Somme, en 1916, n’entraînent aucun changement notable du front et toutes les tentatives de paix négociées, entre l’Allemagne et la France, échouent. En décembre 1916, le général Nivelle, qui s’est illustré à Verdun, succède à Joffre et devient commandant en chef des armées. Il propose une grande offensive, qui se veut radicale, entre Soissons et Reims, sur le Chemin des Dames. Sûr des progrès de l’artillerie, Nivelle promet une rupture du front en 48 heures. Ce plan a de nombreux contradicteurs, notamment parmi les généraux commandant les armées, mais David Lloyd George, Premier Ministre anglais, se rallie finalement à l’offre de Nivelle, tout comme Raymond Poincaré, président de la République française. Nivelle porte désormais l’espoir de finir cette guerre. Le choc des armées est préparé durant des mois. En mars 1917, les Allemands opèrent un repli stratégique sur la ligne Hindenburg, entre Arras et Soissons, afin de pouvoir concentrer leurs forces sur le Chemin des Dames. Ils laissent derrière eux, à l’occasion de ce repli, un spectaculaire champ de ruines. Les forces en présence, dans le secteur du Chemin des Dames, sont dès lors considérables. Plusieurs armées et un matériel sans précédent y sont rassemblés. Le 16 avril 1917, l’offensive française est lancée. Mais les innovations de l’artillerie s’avèrent inefficaces sur le Chemin des Dames : les Allemands sont retranchés dans des positions parfaitement aménagées depuis
plus de deux ans, utilisant au mieux le relief profondément découpé du plateau et les innombrables carrières souterraines, qui dominent les versants escarpés qu’ils ont couverts d’un réseau dense de barbelés et de mitrailleuses. L’assaut des positions allemandes est un terrible désastre. Les morts se comptent par dizaines de milliers. Les attaques, malgré des avis divergents au sein du gouvernement et de l’état-major, sont maintenues durant un mois, les Britanniques restant très favorables à la poursuite de l’offensive française qui fixe les principales forces allemandes sur l’Aisne. Finalement, le 11 mai, Paul Painlevé, ministre de la Guerre, le plus constant adversaire de Nivelle, lui suggère de démissionner. Nivelle se met à la disposition du gouvernement le 15 mai 1917 et Pétain devient commandant en chef des armées. L’offensive est suspendue. Les Alliés renoncent à la victoire tant espérée. L’espoir déçu de cette deuxième bataille de l’Aisne, les pertes effroyables, estimées à 271 000 morts, blessés, disparus et prisonniers du seul côté français, pertes qui s’ajoutent à celles des premiers mois de la guerre et à celles des batailles de la Somme et de Verdun, entraînent, dans l’armée française, des vagues d’indiscipline d’une ampleur sans précédent. Pétain cherche à résoudre le plus rapidement possible cette crise des mutineries, « moment de vertige » de l’armée française. De juin à décembre 1917, c’est au tour des Britanniques d’engager des batailles spectaculaires à Messines, à Ypres et à Cambrai, interdisant aux Allemands toute
attaque massive des troupes françaises fragilisées. Pétain peut ainsi conforter les avancées obtenues lors de l’offensive Nivelle et, par des attaques plus ponctuelles, comme celle de la Malmaison en octobre 1917, parvenir à prendre pied sur l’ensemble du Chemin des Dames et à repousser les Allemands audelà de l’Ailette. Plus que jamais, le sort de la Première Guerre mondiale se joue sur le front occidental. À partir du 21 mars 1918, ce sont les Allemands qui engagent, en Picardie puis dans les Flandres, de puissantes offensives. Après de brefs succès, celles-ci sont stoppées. Ludendorff décide donc d’attaquer à nouveau sur le Chemin des Dames. Le 27 mai 1918, quarante divisions, soutenues par 3 500 canons, sont lancées à l’assaut de cette zone. En quelques heures, le Chemin des Dames est franchi et, en quelques jours, les Allemands se trouvent à nouveau sur la Marne, dans le sud du département de l’Aisne, aux portes de Paris. La défense française se réorganise et l’arrivée massive des troupes américaines fait basculer l’équilibre des forces en présence. L’offensive allemande de Noyon et de Montdidier, le 8 juin 1918, permet à nouveau une spectaclaire avancée mais elle est stoppée, tout comme l’offensive de Champagne et de la Marne, le 15 juillet 1918. Le 18 juillet 1918 débute la contre-offensive franco-américaine. C’est la deuxième bataille de la Marne et les Allemands doivent se replier. Ils sont, le 7 août 1918, à nouveau rejetés sur l’Aisne. Les attaques se multiplient sur l’ensemble du front et, lors de la bataille d’Amiens, les troupes allemandes sont à leur tour atteintes, le 8 août 1918, par de spectaculaires mouvements d’insubordination. C’est le « jour de deuil de l’armée allemande». La supériorité en matériel des Alliés est affirmée et les modes d’utilisation de l’artillerie sont désormais adaptés. À partir du 26 septembre 1918, les Alliés attaquent sur la quasi-totalité du front occidental. Le 5 octobre 1918,
Ci-contre : Le plateau du Chemin des Dames; en contrebas, le village de Braye, dans les lointains, la vallée de l’Aisne. John Foley, 1998
ils enfoncent les formidables défenses allemandes établies le long de la ligne Hindenburg. Le 12 octobre 1918, le Chemin des Dames est définitivement reconquis. La victoire des Alliés sur le front occidental semble enfin possible. L’Allemagne, confrontée à de graves crises intérieures, constitue à la hâte une délégation d’armistice. Celle-ci, ayant quitté Berlin le 6 novembre 1918, franchit le 7 novembre au soir les lignes françaises dans le nord du département de l’Aisne où elle est reçue à La Capelle. Les plénipotentiaires allemands traversent le département pour se rendre ensuite à Rethondes, près de Compiègne, où les Alliés leur présentent les conditions de l’armistice que la délégation allemande signe. Lorsque, à la 11e heure du 11e jour du 11e mois de l’année 1918, retentit le clairon de l’armistice, le département de l’Aisne est marqué à jamais par l’ampleur du conflit. Parmi les dix départements de l’est et du nord de la France qui, des Vosges à la mer du Nord, ont subi les destructions de la guerre, l’Aisne est le plus dévasté. Les pertes sont considérables. Sur 841 communes que comptait le département, seulement 6 n’ont subi aucune destruction. Sur 530 000 habitants que comptait l’Aisne en 1914, seulement 196 800 y demeuraient encore en 1918. Un nouveau défi, celui de la reconstruction, est relevé dans un formidable élan. Dans ces régions rurales, la reconstruction commence par la cartographie et le classement des terres selon leur degré de destruction. Élus et agriculteurs refusent, pour la plupart, les projets de classement en zone rouge des terres jugées inutilisables. Les terres sont progressivement remises en culture et la zone rouge est réduite dans l’Aisne à 19000 hectares en 1919 et à 9500 hectares en 1923. À cette date, 44 millions de m3 de tranchées ont été rebouchées, 40 millions de mètres de fil de fer ont été
enlevés, 553000 hectares de terre ont été déblayés et 115000 tonnes de munitions ont été détruites en deux ans. Finalement, la zone rouge est réduite à 750 hectares, qui seront plantés d’arbres, à l’extrémité orientale du Chemin des Dames, sur les communes de BouconvilleVauclair et de Craonne. Dans les villages, une véritable architecture de la reconstruction voit le jour. Hormis pour les édifices classés, dont la restauration à l’identique est généralement la règle, la reconstruction des églises est souvent l’occasion d’une spectaculaire démonstration de modernité, liée à l’emploi du béton armé et témoignant du renouveau de l’architecture religieuse et de l’art liturgique, amorcé avant le conflit. La reconstruction des habitations et des exploitations agricoles, quant à elle, bénéficie à la fois des nouvelles techniques et des notions hygiénistes, affirmant la conviction dans le progrès social. Sur le Chemin des Dames, des dizaines de monuments commémoratifs et de cimetières militaires des différentes nations ayant combattu sont aménagés et le tourisme de mémoire se développe rapidement. Aujourd’hui, le Chemin des Dames, où les nécropoles des différentes nations accueillent plus de 100 000 corps, demeure un lieu de pèlerinage de la Première Guerre mondiale. Il n’est pas de saison où l’on ne croise, dans ces territoires que l’on pourrait croire déserts, des visiteurs à la recherche de ce passé. Cet ouvrage, fruit de multiples collaborations, associant des témoignages diversifiés, propose à chacun, en fonction de sa sensibilité, une lecture individuelle de ces paysages et de leurs liens avec les combattants. À travers ces regards croisés, souhaitons qu’il contribue à faire connaître l’histoire de ce chemin qui, nous l’espérons, bénéficiera des recherches engagées, depuis plusieurs années, dans le cadre de la nouvelle écriture de l’histoire de la Grande Guerre.
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Le lieu et les hommes Protéger Paris
La France combattante
La vie quotidienne des soldats
Combats et destructions Août 1914 – décembre 1916
Avril 1917 : la grande offensive
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Destructions dans le secteur de Craonne
Les mutineries
Octobre 1917 : la nouvelle offensive
1918 : les derniers mois de la guerre
Lieux de mémoire Nécropoles, stèles, musée et monuments
Le lieu et les hommes Protéger Paris Le cadre géographique Le système de défense à la fin du XIXe siècle Le fort de la Malmaison Un système obsolète Deux fois perdu, deux fois repris
Le Chemin des Dames, barbelés et paysage de neige à la caverne du Dragon. John Foley, 1995
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Le lieu et les hommes
Protéger Paris
Le cadre géographique Le département de l’Aisne se situe dans le nord-est du Bassin parisien et la rivière d’Aisne, qui a donné son nom à ce département, appartient au bassin de la Seine. L’Aisne prend sa source en Argonne, entre Bar-le-Duc et Verdun et, après avoir arrosé Sainte-Menehould, Rethel et Soissons, rejoint l’Oise à Compiègne. L’Oise prend sa source en Belgique, près de Chimay. La Somme, quant à elle, prend sa source dans le nord du département de l’Aisne, au nord-est de Saint-Quentin et se jette dans la Manche après avoir arrosé, dans le département de la Somme auquel elle a donné son nom, Péronne, Amiens et Abbeville. La Vesle, enfin, prend sa source entre Châlons-en-Champagne et Sainte-Menehould, arrose Reims et rejoint la rivière Aisne, dans le département, en amont de Soissons. L’Oise est une voie de pénétration depuis le sud de la Belgique jusqu’à Paris. Les affluents de l’Oise, tout comme ceux de la Marne et la Marne elle-même, forment au contraire des obstacles à une progression nord-sud dans le département, car ces rivières, qui
coulent d’est en ouest, ont découpé le plateau tertiaire de l’Ile-de-France en autant de plateaux indépendants. Le Chemin des Dames se situe à l’extrémité orientale de l’un de ces plateaux indépendants. Cet étroit plateau, qui correspond à la partie septentrionale des plateaux du Soissonnais, s’étend sur environ 60 km, du plateau de Californie, à l’est, qui domine la plaine de Champagne et regarde Reims, à la forêt de Laigue, à l’ouest, au confluent de l’Aisne et de l’Oise, où se situe Compiègne. Les rivières de l’Aisne, au sud, et de l’Ailette, au nord, bordent ce plateau qui ne mesure à l’emplacement de l’isthme d’Hurtebise, sur le Chemin des Dames, que quelques dizaines de mètres de large. Les deux vallées, de part et d’autre du plateau, sont reliées entre elles par le canal de l’Aisne à l’Oise, canal qui, entre Braye-en-Laonnois et Monampteuil, passe sous le plateau du Chemin des Dames. D’une altitude moyenne de 180 m, le plateau du Chemin des Dames domine de plus de 100 m ces deux vallées. Les nombreux rus et affluents de ces deux cours d’eau ont profondément
entaillé le plateau qui présente une succession de vallons et de ravins, aux pentes parfois très abruptes. L’exploitation du banc calcaire, de 20 à 40 m d’épaisseur, depuis l’époque gallo-romaine, intensifiée à partir de l’époque médiévale, a créé un vaste réseau de carrières souterraines, appelées localement « creutes », qui se sont prêtées à des usages multiples liés, pour les uns, aux activités agricoles, pour les autres, à l’habitat troglodytique et, parfois, au refuge. La surface du plateau aux riches limons présente, à perte de vue, de vastes espaces cultivés, sans arbre ni habitation, à l’exception de quelques fermes isolées. Les coteaux sont généralement boisés. Ces caractéristiques géographiques – plateau dominant les plaines et les vallées les plus proches, vallons et ravins découpant profondément ce plateau en autant de bastions, versants très abrupts rendant les assauts difficiles, carrières-refuges permettant de protéger le matériel et les hommes – furent utilisées au mieux par les armées en présence durant la guerre.
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Le lieu et les hommes
Coupe géologique nord-sud du département de l’Aisne
OLIGOCÈNE ÉOCÈNE SUPÉRIEUR ÉOCÈNE INFÉRIEUR
CRAIE BLANCHE CRAIE MARNEUSE CRÉTACÉ INFÉRIEUR
JURASSIQUE PRIMAIRE
LE CHEMIN DES DAMES
«Tous ces cours d’eau ont découpé, dans la falaise de pierre, de capricieuses entailles formant des croupes, des balcons, des éperons, des musoirs, séparés par des cirques, ou des couloirs étroits. On a pu comparer les contours du Chemin des Dames à celui d’une feuille de chêne, dont la nervure principale serait la ligne de faîte parcourue par le Chemin des Dames. Taillées d’abord à pic dans la table de calcaire, les pentes devenant sablonneuses s’inclinent doucement vers le fond argileux de la vallée humide. Les versants boisés et verdoyants contrastent avec la sèche arête des plateaux chauves et forment comme une frange verte festonnant les hauteurs. Les eaux infiltrées à travers le calcaire sourdent le long des pentes sablonneuses, les ruisseaux coulent vers l’Aisne et l’Ailette, des marécages tourbeux s’étendent au fond de la vallée de l’Ailette.» Le Chemin des Dames, Guide Michelin, Paris, 1920, pp. 2-3
LES FANTASSINS DU CHEMIN DES DAMES
« La vallée familière à ce fantassin, avec ses vallons et ses ravins, était la vallée de l’Aisne. Une chaîne de plateaux analogues à ceux de notre falaise, mais plus larges et plus étendus, la bornait au sud. Entre l’une et l’autre, la vallée, vue de haut, apparaît plus comme un effondrement que comme une usure. L’Aisne, qui s’y promène – le général French la trouvera “paresseuse” – n’est pas tellement indolente qu’elle ne puisse parfois, quand elle s’est “grossie”, rudoyer les ponts. Elle a, depuis l’Argonne et le Verdunois, fait son plein (près de Missy elle reçoit la Vesle) avant d’aller se jeter elle-même dans l’Oise. Sa nonchalance agréable ne l’empêchera pas non plus de devenir, en septembre 1918, “une coupure du terrain” – pas très importante sans doute, pas infranchissable; cependant on se battra “sur l’Aisne”. Une autre ligne d’eau double la rivière, un canal, large de 17 mètres, qui, entre sa rectitude et les méandres de l’Aisne, ménage des zones de terrain de superficie inégale. À Berry-au-Bac il cesse d’être “latéral” pour rejoindre la Marne. À Bourg-et-Comin il se détache pour rejoindre l’Oise et s’engage obliquement, à 5 km
environ de Soupir, dans le ravin qui aboutit à la cuvette de Braye-en-Laonnois. Ça monte : trois écluses l’aideront à atteindre le pied de la falaise qu’il franchira par un tunnel. Selon que s’orientera le front, il sera un axe de marche tout tracé ou une barrière. Mais, dans quelque sens qu’on le prenne, les bois, les talus à pic et les crêtes qui le dominent vont le ceindre de flammes : à l’ouest, de la Cour-Soupir à la Croix-sans-tête, avec les bois des Gouttes d’or, de la Bovette et des Quartiers; à l’est, du village de Moussy au promontoire du mont de Beaulne, le bois Brouzé, le bois des Grelines et le bois des Vaumerons. Parmi les pâturelles et les champs qu’il coupe, une ferme : celle du Metz et, non loin, la chapelle SaintPierre. Au-dessus de l’escarpement au bas duquel il entre sous terre, à Braye, et que sillonnent des chemins creux, la ferme Froidmont avec des boves profondes qui servent d’étables et de granges. Voici que déjà la géographie aimante l’histoire que nous allons raconter. Mais peut-être faut-il encore situer celle-ci largement, dans l’histoire même que ces lieux fatidiques ont depuis toujours appelée. » R.-G. Nobécourt, Les Fantassins du Chemin des Dames, Éditions Robert Laffont, 1965, pp. 22-23
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Protéger Paris
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Bois de Lahorgne
Bois de la Roche
Vue de la vallée de l’Aisne depuis la caverne du Dragon. Aquarelle de Martine Becker.
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Ferme de La Royère
Bois de la Bove Chemin des Dames Route du Chemin des Dames à Filain (D 152)
Vue de la vallée de l’Ailette depuis La Royère. Aquarelle de Martine Becker.
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Bois de Corbeny Bois de Beau Marais Ancien blockhaus
Arboretum planté sur le site de l’ancien Craonne. Au sol, les traces des combats sont encore très visibles. Vue de la plaine de Champagne depuis le plateau de Californie. Aquarelle de Martine Becker.
Forêt domaniale de Vauclair : forêt plantée après expropriation d’un secteur trop bouleversé pour être rendu à l’agriculture. Trous d’obus et tranchées sont encore visibles, bien qu’atténués par l’érosion.
Protéger Paris
Le système de défense à la fin du XIXe siècle Après la défaite de 1871, la France perd l’Alsace et une partie de la Lorraine et se préoccupe de fortifier sa frontière avec l’Allemagne. Un système de défense sur deux lignes En 1874, le comité de défense, dont le secrétaire est le général Raymond Séré de Rivières, propose un nouveau système défensif. Son objectif est de protéger la France d’une nouvelle invasion allemande et d’éviter un deuxième siège de Paris. Le système «Séré de Rivières» organise une défense en profondeur du territoire, qui repose sur deux lignes de forts : la première, sur la frontière du Nord et de l’Est ; la deuxième, à michemin entre la frontière et Paris. Ces deux organisations fortifiées s’appuient sur des obstacles naturels (relief et rivières) et contrôlent les voies de communication routières et ferroviaires. Une stratégie défensive Face à l’est, les deux rideaux défensifs de la première ligne (de Verdun à Toul et d’Épinal à Belfort) jouent un rôle dissuasif. Les trouées de Stenay et de Charmes doivent permettre de canaliser une offensive allemande et de la contre-attaquer sur ses flancs. En cas de nécessité, la deuxième ligne offre un lieu de retraite où les armées peuvent se réorganiser, se ravitailler et recevoir les renforts nécessaires à leur contre-offensive.
La position La Fère - Reims La deuxième ligne est constituée des places fortes de La Fère, Laon et Reims. Trois forts protègent les ponts de La Fère. Laon fortifiée et trois ouvrages ferment l’accès à la forêt de Coucy. Les forts de la Malmaison et de Condé-sur-Aisne barrent les vallées de la Lette, de l’Aisne et de la Vesle. Soissons conserve son enceinte jusqu’en 1886. Les infortunes de la deuxième ligne En 1882, une crise économique frappe la France. Faute de crédits suffisants et de volonté politique, les projets de fortification sont revus à la baisse. Dans le même temps, le traumatisme de la défaite de 1871 s’estompe et la France développe une stratégie plus offensive s’appuyant
sur les forts de première ligne. Bien qu’inadaptés à l’évolution des armes et explosifs, les forts de la deuxième ligne ne sont pas modernisés; ils sont progressivement désarmés. Le fort de la Malmaison sert de terrain d’expérience et les enceintes de Laon et La Fère sont déclassées en 1912. À la veille de la guerre, la deuxième ligne est devenue inopérante.
Ci-contre : Deux soldats devant le monument de 1870 à Soissons. Fernand Cuville, Soissons, 1917. Ci-dessus : Le système de défense conçu par le général Séré de Rivières comprend deux lignes de forts qui contrôlent les voies de chemin de fer, les routes et les vallées entre la frontière et Paris.
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Le lieu et les hommes
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Plan du fort. Dessin M. Barros.
+28° site maximum Culasse de la bouche à feu
-12° site minimum Volant de pointage en site
Affût métallique Frein hydraulique Modèle 1883
Le canon de 155 mm long, modèle 1877. Le fort de la Malmaison en possédait cinq. Dessin M. Barros.
Protéger Paris
Le fort de la Malmaison De ce fort de deuxième ligne, il ne reste que des ruines imposantes. Il était comparable au fort de Condé-sur-Aisne, en partie conservé. Le fort du Chemin des Dames La mission du fort de la Malmaison est d’arrêter l’ennemi venant de l’est et de protéger la route ParisMaubeuge entre Soissons et Laon. Il contrôle le couloir d’invasion que forme la vallée de l’Ailette. Cette position est hautement stratégique : qui tient le fort de la Malmaison tient la partie occidentale du Chemin des Dames. Des canons et des hommes Le fort de la Malmaison pouvait abriter 804 hommes. En 1886, il était armé de 37 canons. Le plus gros canon tirait des obus de 40 kg à une distance de 9 km. Les
La cour de la caserne du fort de la Malmaison avant les expériences de tir de 1886.
réserves de vivres et de munitions étaient prévues pour soutenir six mois de siège et les fours de la boulangerie permettaient de cuire 600 rations de pain chaque jour. L’approvisionnement en eau était assuré par deux puits et une citerne. Chauffées, éclairées et ventilées, les chambrées étaient équipées de lits superposés à 4 places pour 28 ou 60 hommes. Une caserne retranchée Le schéma général de construction des forts Séré de Rivières est adopté en 1874. Ces forts, de forme polygonale, sont à l’épreuve des obus explosifs de l’époque. Construit de 1878 à 1882, le fort de la Malmaison forme
un rectangle de 270 x 240 m. Deux caponnières doubles assurent la défense rapprochée du fossé, tandis que l’artillerie à longue portée prend place sur les plateformes du rempart, à l’air libre. La caserne, placée au centre du fort, est protégée par un massif de 4 à 5 m de terre. Des couloirs permettent de circuler à couvert et des abris sont aménagés dans l’épaisseur du rempart. Toutes les maçonneries sont en moellons calcaires extraits des carrières proches ; les voûtes, épaisses de 80 cm, sont recouvertes d’une chape de ciment, d’une couche de pierres sèches et de 3 m de terre.
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Le lieu et les hommes
Un système obsolète Du boulet à l’obus Dès 1860, les progrès de la métallurgie permettent de mettre au point des projectiles plus légers que les boulets et de forme aérodynamique : les obus. L’utilisation d’un canon rayé stabilise la trajectoire de l’obus et garantit un tir plus précis et de plus grande portée. À partir de 1880, on met au point des obus à balles et des fusées à double effet (percutant et fusant). La charge explosive est de plus en plus forte. L’invention de la mélinite En 1884, le chimiste Eugène Turpin trouvait le moyen de charger les obus avec de l’acide picrique fondu. Cet explosif était stable et dix fois plus puissant que la poudre noire. Pour en cacher la composition aux Allemands, on lui donna le nom de «mélinite», en raison de sa couleur (du grec melinos : couleur de coing). Les expériences de 1886 En 1886, la direction du génie décide de tester les nouveaux projectiles et explosifs sur le fort de la Malmaison, proche de Paris : durant trois mois, une batterie de tir installée à 300 m au sud du Chemin des Dames tire 171 obus de tous calibres sur le fort.
Quatre ans après sa construction, le fort de la Malmaison sert de terrain d’expérience pour tester de nouveaux explosifs. Atterrés, les observateurs recensent les dégâts : voûtes effondrées, traverses fissurées, façades éventrées, blindages ruinés… Les nouveaux obus creusent des entonnoirs de 6 m de diamètre dans les massifs de terre; ils parviennent même à atteindre les façades de la caserne et à défoncer la voûte d’un magasin à poudre, tandis que l’escarpe du rempart est disloquée par les pétards de mélinite.
Le défaut de la cuirasse À la suite des expériences de 1886, militaires et parlementaires concluent à la faillite générale du système de fortification. Après d’autres expériences, on trouve le moyen d’améliorer la résistance des forts aux nouveaux explosifs en renforçant les maçonneries avec du béton armé. Mais ces travaux coûteux ne sont mis en œuvre que sur quelques places de première ligne, l’essentiel des crédits étant affecté à la modernisation de l’armement des armées de campagne. Le fort de la Malmaison sert à nouveau de terrain d’expérience en 1894. Fortement endommagé, il est déclassé en 1912, mis en vente et partiellement démoli.
Les impacts des tirs opérés sur le fort de la Malmaison entre le 11 août et le 23 octobre 1886. Plan des impacts de tir d’après M. Barros.
La voûte du magasin à poudre sud effondrée sous l’impact d’un obus de 220 mm. La voûte du magasin à poudre sud réparée après les expériences de 1886. État actuel.
La façade de la caserne atteinte par un obus de 220 mm. Rempart et traverse endommagés par les essais de tir.
Le chimiste Eugène Turpin, inventeur de la mélinite, dans son laboratoire.
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Vues aériennes du fort de la Malmaison le 22 septembre 1917.
Vue sur le fort de la Malmaison après la guerre.
La cour de la caserne du fort de la Malmaison après les bombardements de l’offensive du 23 octobre 1917.
Protéger Paris
Soldats français sur l’observatoire en béton construit par les Allemands dans le fort de la Malmaison.
Deux fois perdu, deux fois repris 1914 : l’ironie du destin En 1914, les forts de deuxième ligne sont désarmés et sans garnison : les troupes françaises les délaissent rapidement, faute de pouvoir les utiliser comme position d’arrêt. Les Allemands investissent sans coup férir les forts de Condé-sur-Aisne, de Montbérault et de la Malmaison et utilisent au mieux ces positions fortifiées pour briser la contre-offensive après la première bataille de la Marne. Le front s’installe sur le Chemin des Dames pour quatre longues années, durant lesquelles les Alliés tenteront de reprendre ces forts, construits trente ans plus tôt pour arrêter l’invasion et désarmés avant même d’avoir connu le feu.
1917 : la revanche Le 23 octobre 1917, à 5 h 15 du matin, le 3e bataillon du 4e régiment de zouaves s’élance à l’assaut du fort de la Malmaison. Cette offensive a été organisée durant trois mois, sur le terrain et à l’aide de photographies aériennes. Elle est précédée d’une intense préparation d’artillerie : le fort, qui a reçu en deux jours plus de 800 obus de gros calibre, n’est plus qu’un chaos de ruines imposantes. À 6 heures, les zouaves y plantent leur fanion tricolore : le fort est repris. Les Allemands se replient au nord de l’Ailette.
Du fait de sa position stratégique, le fort de la Malmaison fut âprement disputé tout au long de la Première Guerre mondiale. 1918 : le grand chassé-croisé Le 27 mai 1918, il faut moins de trois heures à la VIIe armée allemande pour reprendre le fort de la Malmaison et franchir le Chemin des Dames. Ses défenseurs n’ont pas pu résister à cette offensive surprise qui porte les Allemands jusqu’à Château-Thierry. Quatre mois plus tard, les Alliés sont à nouveau au pied du Chemin des Dames. Le 28 septembre 1918, à 11 h 30, une patrouille du 25e bataillon de chasseurs à pied français réussit à s’emparer du fort. Dans les jours qui suivent, les Allemands quittent définitivement la vallée de l’Ailette.
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La France combattante La métropole Les troupes coloniales La France de toutes les couleurs
Ci-contre : Les sous-officiers du 370e ayant subi l’attaque du 8 juillet au Chemin des Dames (détail). Fernand Cuville, Soissons, 1917.
Dans une tranchée en première ligne près de la ferme d’Hurtebise, 8 septembre 1917.
Aisne 1917 : le fanion du bataillon.
Groupe du 10e hussards à Maizy, 25 août 1915.
La fine escouade, 1916.
La France combattante
Le petit poste des enfants perdus, 1916.
La guerre a mis côte à côte dans les tranchées des hommes de toute origine géographique et sociale.
La métropole Une armée nationale Lorsque éclate la guerre en 1914, la France a depuis peu instauré le service militaire universel, qui se veut juste et égalitaire. Les lois de 1889 et de 1905 ont mis fin au système du tirage au sort et du remplacement. Le pays dispose d’une véritable armée nationale. En 1913, la durée du service militaire est portée de deux à trois ans. Une mobilisation massive Le décret de mobilisation du 1er août 1914 appelle la totalité des classes de réserve de l’armée d’active ainsi que l’armée territoriale et sa réserve. Pour atteindre un effectif maximal de 5 millions de combattants en juillet 1917, il a fallu incorporer toutes les jeunes classes par anticipation, rappeler une partie des exemptés ou réformés, et multiplier les engagés volontaires. Au total, 8 213 000 français ont été incorporés.
Les affectés spéciaux À la fin de 1914, pour remettre la machine économique en marche, les producteurs indispensables sont rappelés du front. La loi Dalbiez met en place le système des «affectés spéciaux» : une partie des ouvriers qualifiés, ouvriers, cadres et entrepreneurs sont renvoyés dans leurs usines, tandis que des cheminots, postiers, policiers et fonctionnaires assurent la « continuité du service ». Cependant, les cultivateurs ne sont jamais concernés par ces dispositions et en éprouvent un certain malaise. Les affectés spéciaux sont accusés d’être des embusqués : « Seuls les paysans font la guerre, tandis que les ouvriers touchent de hauts salaires dans les usines. »
Le paysan soldat De fait, les paysans représentaient une proportion des effectifs supérieure à leur part dans la population active, soit 45 % des mobilisés. Ils ont payé un tribut d’autant plus lourd qu’ils servaient pour la plupart dans l’infanterie. Les statistiques établies à l’époque ne sont pas toujours fiables, mais on peut avancer que la moitié des tués étaient des paysans et qu’un tiers seulement des paysans incorporés est revenu indemne de la guerre. Après la guerre, la lourde contribution des paysans est reconnue et exaltée. Les discours insistent sur les origines provinciales et terriennes des poilus : «Le paysan s’est battu dans le rang avec le sentiment profondément ancré qu’il défendait sa terre. Les plus terribles épreuves n’ont pas entamé sa foi. Aux heures les plus sombres, c’est le regard paisible et décidé du paysan français qui a soutenu ma confiance.» (Pétain)
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Le lieu et les hommes
Section des mitrailleurs, quatre soldats dans les ruines à Bucy-le-Long. Fernand Cuville, Soissons, 1917.
Ci-contre : Équipe d’agriculteurs du 143e territorial en train de ramasser le foin. Fernand Cuville, Soissons, 1917.
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Le lieu et les hommes
Raymond Poincaré, président de la République, et le général Mangin passent en revue les bataillons de tirailleurs sénégalais qui participeront à l’attaque en avril 1917.
ARMÉE COLONIALE
Européens métropolitains
- Marsouins (infanterie) - Bigors (artillerie) (anciennes troupes de marine) - Zouaves (infanterie) - Chasseurs d’Afrique (cavalerie) - Infanterie légère d’Afrique
Européens coloniaux
Indigènes
ARMÉE D’AFRIQUE (AFRIQUE DU NORD)
- Tirailleurs sénégalais - Tirailleurs indochinois - Tirailleurs malgaches
- Spahis (cavalerie) - « Turcos » ou tirailleurs algériens - Tirailleurs tunisiens - Tirailleurs marocains - Goumiers (goum : régiment de tribus ralliées)
Selon leur origine, les troupes coloniales appartiennent à l’armée d’Afrique ou à l’armée coloniale.
Ci-contre : « Tirailleurs possibles» repérés dans le canton de Noolou, en Côte-d’Ivoire, 1913.
La France combattante
Zouaves au repos.
Organisées progressivement pour la défense des colonies, les troupes coloniales furent largement sollicitées pour la défense nationale.
Les troupes coloniales Défendre les nouveaux territoires La constitution d’un empire colonial exige de la France des troupes supplémentaires pour occuper durablement les territoires conquis et y maintenir l’ordre. Les troupes de marine, qui protègent les ports et les comptoirs commerciaux, ne suffisent plus. Elles sont victimes d’une forte mortalité en Afrique tropicale et en Indochine et peuvent être rappelées en France en cas de conflit. Peu à peu, les troupes européennes des colonies sont donc secondées sur place par des troupes indigènes. Le premier bataillon de tirailleurs sénégalais est créé en 1857. Les troupes indigènes comptent 17 000 hommes en 1891 et 48 000 en 1914.
« La force noire » En 1900, les troupes coloniales passent sous l’autorité du ministère de la Guerre : c’est l’occasion d’une réorganisation qui officialise la constitution de «réserves indigènes» et crée l’armée d’Afrique pour les colonies d’Afrique du Nord. En 1910, le colonel Mangin publie La Force noire et lance une campagne d’opinion en faveur de la participation des troupes indigènes à la défense nationale. L’Afrique noire, dit-il, constitue un réservoir d’hommes à vocation guerrière; l’armée française pourrait y puiser des effectifs complémentaires. Le monde politique est partagé : on hésite à armer la population des territoires colonisés, on doute du potentiel des troupes indigènes.
Contre le recrutement Les idées de Mangin se concrétisent en 1912, lorsque est mise en place une forme de conscription qui va permettre de procéder au recrutement de troupes indigènes pendant la guerre. Entre septembre 1914 et octobre 1915, 32 000 hommes sont levés en Afrique occidentale française. La révolte du Bélédougou (actuel Mali) n’empêche pas le gouvernement de procéder à une nouvelle levée de 50 000 hommes. En 1916, la grande révolte de l’Ouest-Volta remet le recrutement en question. Cependant, sous la pression du manque d’effectifs, une dernière levée de 50 000 hommes est organisée en 1918. Une importante propagande, menée par le député du Sénégal Blaise Diagne, la couronne de succès.
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Camp d’instruction des troupes sénégalaises de Chéry-Chartreuve : exercice de tir à genoux, 28 juillet 1917.
Le poste de commandement de la Chaouïa à Œuilly.
Des troupes annamites occupent une ancienne tranchée allemande conquise, le 17 avril, sur les pentes du mont Sapin à l’ouest de Soupir, 1er mai 1917.
Voiture régimentaire conduite par des tirailleurs malgaches sur la route de Soissons à Maubeuge, 10 juin 1917.
La France combattante
Un groupe de Sénégalais. Fernand Cuville, Soissons, 1917.
La France de toutes les couleurs Soldats et travailleurs 475 000 hommes ont été recrutés dans toutes les colonies de l’empire entre 1914 et 1918. S’ils ont contribué à la défense des colonies, la plupart d’entre eux sont venus combattre en Europe. Mais l’effort de guerre demandé aux populations ne s’est pas limité au recrutement de soldats. Il faut y ajouter les quelque 200 000 hommes (en majorité des Algériens et des Indochinois) qui ont travaillé dans les usines d’armement ou aux chemins de fer et qui, après la guerre, ont participé aux premiers travaux de la reconstruction.
L’emploi des troupes coloniales Si l’armée d’Afrique a été engagée dès 1914, en revanche, le commandement utilise les troupes indigènes d’Afrique noire avec réticence. Les contingents envoyés en métropole sont de préférence affectés à des bataillons d’étape. Les hommes y sont employés comme terrassiers, manœuvres ou brancardiers. Il faut attendre avril 1917 pour que le général Mangin obtienne un engagement significatif de ces troupes sur le Chemin des Dames.
C’est lors de la grande offensive d’avril 1917 sur le Chemin des Dames que les troupes coloniales indigènes sont employées massivement pour la première fois. Le «scandale noir» Si cette «France de toutes les couleurs», qui met tous ses combattants sur un même pied d’égalité et de fraternité, répond à un certain idéal républicain, les Allemands en revanche mènent une propagande active contre ce « scandale noir» et les « atrocités » commises par les «Sénégalais». La France réagit contre cette campagne raciste et exalte le rôle de ses tirailleurs. «Je n’hésite pas à considérer ce nègre au front fuyant et aux cheveux crépus comme un type d’homme supérieur à celui que personnifie l’arrogant empire allemand, bombardeur de villes ouvertes et de cathédrales, massacreur de femmes et d’enfants.» (Maurice Delafosse)
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Prisonniers soudanais durant les combats sur le Chemin des Dames, juillet 1917.
« Type d’indochinois » devant Saint-Pierre-au-Parvis à Soissons. Fernand Cuville, Soissons, 1917.
Blessé français près du mont de Laffaux évacué sur l’arrière, 23 octobre 1917.
La France combattante
Joost Van Vollenhoven, capitaine au régiment d’infanterie coloniale du Maroc.
Campements de Malgaches dans les carrières à Crouy, 13 avril 1917.
Les pertes effroyables d’avril 1917 Tirailleurs sénégalais, malgaches, somalis et indochinois arrivent au front au début du mois d’avril et campent dans les carrières à Crouy, Vauxaillon et Saponay. Le mauvais temps fait de nombreuses victimes : avant l’offensive, 1 163 hommes sont évacués pour affections pulmonaires et gerçures. Arrivées sur la crête du Chemin des Dames, paralysées par le froid, les unités fondent sous le tir des mitrailleuses allemandes; lorsque leurs officiers tombent, certaines sont prises de panique et s’enfuient vers l’arrière. Si la majorité des troupes « a fait preuve de ses qualités légendaires d’entrain et de bravoure», les pertes sont effroyables : 7 418 tués, blessés ou disparus. Le général Mangin est accusé de les avoir délibérément sacrifiées.
Les succès de l’amalgame Suite à l’échec de l’offensive Nivelle, l’hivernage des troupes est réorganisé dans le sud de la France. L’emploi massif des unités coloniales est abandonné au profit d’un mélange systématique de bataillons «blancs» et de bataillons « noirs ». On constitue même des unités mixtes. Le régiment d’infanterie coloniale du Maroc, qui s’illustre lors de l’offensive de la Malmaison en octobre 1917, est composé de deux bataillons «blancs», d’un bataillon de tirailleurs sénégalais et d’un bataillon de Somalis. Cette formule porte ses fruits et les troupes coloniales obtiennent des résultats spectaculaires en 1918, à Château-Thierry et à Villers-Cotterêts. Ce sont elles qui ouvrent le passage de l’Ailette avec l’appui des chars.
Joost Van Vollenhoven (21 juillet 1877 - 20 juillet 1918) En 1917, Joost Van Vollenhoven, gouverneur de l’Afrique occidentale française, désapprouve le pillage humain et économique auquel se livre la métropole dans les colonies : « Si le sacrifice total des colonies pouvait nous assurer la victoire, je n’hésiterais pas à proposer ce sacrifice, mais la chose contre laquelle je mets en garde, c’est le sacrifice gratuit. » En désaccord avec le gouvernement, il démissionne le 17 janvier 1918 et rejoint son régiment d’infanterie coloniale du Maroc. Mortellement blessé le 19 juillet 1918 lors de l’offensive de la Xe armée du général Mangin, qui ouvrit la voie de la victoire, il décède le 20 juillet 1918. La forêt de Retz abrite le mausolée de ce personnage singulier, né de parents hollandais, qui passa la plus grande partie de son enfance en Algérie, et qui a fait le choix de la nationalité française et de la carrière coloniale.
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