L’ouvrage a bénéficié du généreux concours Musée du Louvre
de F. Marc de Lacharrière (Fimalac),
Jean-Luc Martinez Président-directeur Hervé Barbaret Administrateur général
et de la Société Privée de Gestion de Patrimoine.
Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques Juliette Armand Directrice de la Production culturelle
Cet ouvrage est publié grâce au soutien d'AG2R LA MONDIALE Édition
Musée du Louvre
Le papier de cet ouvrage est fabriqué par Arjowiggins Graphic,
Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions Catherine Dupont Coordination et suivi éditorial Bernadette Py Index
et distribué par Antalis. Somogy éditions d’art Nicolas Neumann Directeur éditorial Frédérique Cassegrain Suivi éditorial Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication Astrid Bargeton Iconographie Sylvie Bellu Julie Houis Contribution éditoriale Loïc Lévêque Conception graphique et mise en pages
En application de la loi du 11 mars 1957 [art. 41] et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © musée du Louvre, Paris, 2013 © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 www.louvre.fr www.somogy.net ISBN musée du Louvre 978-2-35031-448-8 ISBN Somogy éditions d’art 978-2-7572-0653-9 Illustration de couverture : Charles Le Brun Louis XIV et deux amours, vers 1665 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 27664
Louis-Antoine Prat
LE DESSIN FRANÇAIS AU XVII SIÈCLE e
Ă€ Marc Fumaroli, d'un ami du Louvre Ă un autre.
Remerciements
C’est de nouveau au sein du musée du Louvre, sous la présidence d’Henri Loyrette, puis celle de Jean-Luc Martinez, qu’a été élaboré ce second ouvrage, élément d’une trilogie dont la troisième partie, consacrée au dessin français du xviiie siècle, devrait voir le jour dans quelque temps. Que tous deux soient ici remerciés de leur soutien sans faille. Et que soient célébrées une nouvelle fois la détermination, l’énergie et la fidélité de mes éditeurs, Violaine Bouvet-Lanselle pour le Louvre et Nicolas Neumann pour Somogy. Sans eux, rien n’aurait été possible, dans le cadre de ce projet si important consacré à l’art graphique français. Au sein des deux maisons d’éditions qu’ils dirigent, mes remerciements s’adressent particulièrement à Catherine Dupont et à Frédérique Cassegrain, éditrices hors pair qui ont consacré à mon manuscrit une attention de tous les instants. Je suis également redevable à Astrid Bargeton, qui a parfaitement maîtrisé un programme iconographique complexe, et à Loïc Levêque, qui a su mettre ces images en relation avec le texte avec un sens de l’harmonie que j’avais déjà pu apprécier dans le volume sur le dessin français au xixe siècle, publié il y a maintenant deux ans. Aux éditions Somogy, je suis également redevable de leur aide à Stéphanie Méséguer, Marc-Alexis Baranes, Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros. J’éprouve un puissant sentiment de gratitude envers les amis financiers qui ont de nouveau accepté d’aider à la publication d’un nouvel ouvrage, alors même qu’il suit de bien peu le précédent ! Mais il semble que je puisse compter à l’infini sur l’aide de Marc Ladreit de Lacharrière et Xavier Roulet. Je ressens une reconnaissance particulière envers certaines de mes élèves ou anciennes élèves de l’École du Louvre qui se sont consacrées avec l’enthousiasme de la jeunesse à la relecture du manuscrit et à la recherche des inexactitudes, inévitables dans une entreprise de cette ambition : grand merci donc à Melaine Boisseau, Lucile Causse, Maud Guichane, Oriane Lavit, Laetitia Masson, Zoé Monti, Marianne Paunet, Delphine Peresan-Roudil. Et que soient également remerciés pour leur aide ponctuelle Audrey Adamczak, Elisabetta Bartoli, Jean-Christophe Baudequin, Barbara Brejon de Lavergnée, Anne-Laure Charrier-Ranoux, Karen Chastagnol, Dominique Cordellier, Brigitte Donon, Hubert Duchemin, Régine Dupichaud, Bénédicte Gady, Michèle Gardon, Véronique Goarin, Laurence Lhinares, Marijke Michielin, Pierre Rosenberg, Xavier Salmon et Carel van Tuyll van Serooskerken, ainsi que Bernadette Py qui a eu la grande générosité de se consacrer à l’index. C’est toujours dans le cadre de mon ancienne alma mater, l’École du Louvre, que furent professés pendant trois ans les cours qui sont à l’origine de cet ouvrage ; de nouveau, je voudrais dire le bonheur que j’ai éprouvé à enseigner dans le cadre de cette institution à nulle autre pareille, et adresser ma gratitude à Philippe Durey, Claire Barbillon, Sophie Mouquin, Caroline Mengs, Stefania Tullio-Cataldo, et particulièrement à Marie Favé. Quant à mes élèves et auditeurs de l’École, c’est à eux que j’avais dédicacé mon précédent ouvrage. Bis repetita non placent, mais qu’ils sachent néanmoins qu’à tout moment j’ai éprouvé le désir de mériter leur attention, en composant ce livre qui leur est particulièrement destiné et qui, je l’espère, les fera quelque temps se souvenir de moi. Louis-Antoine Prat
Préface.
On a souvent dit et écrit de Louis-Antoine Prat qu’il était à la fois collectionneur et spécialiste de dessins. Ne convient-il pas aujourd’hui d’inverser les qualités ? Collectionneur, l’homme l’est depuis près de quarante ans. Il a fait de l’école française son domaine de prédilection, constituant peu à peu un ensemble qui se veut et qui est emblématique de l’évolution du dessin dans notre pays pendant près de trois siècles. Chacune des feuilles retenues aura été source de connaissance nouvelle car à l’exercice de la collection non seulement l’œil s’exerce mais l’érudition se développe. Depuis 1976, Louis-Antoine Prat est également chargé de mission au département des Arts graphiques du musée du Louvre. Il a donc un accès privilégié à l’une des plus belles collections de dessins qui soit, en particulier aux plusieurs dizaines de milliers de feuilles françaises patiemment rassemblées depuis le règne de Louis XIV. Abritant les œuvres des plus grands maîtres comme celles d’artistes moins célèbres, le département invite à de continuelles visites afin d’en connaître toutes les beautés et d’en cerner tout l’intérêt. Année après année, il s’est peu à peu livré et il a permis au collectionneur d’étudier et de mieux comprendre. Sous la conduite de Maurice Sérullaz, avec le soutien de Roseline Bacou et en collaboration avec Pierre Rosenberg, Eugène Delacroix, Théodore Chassériau, Nicolas Poussin, Antoine Watteau et Jacques Louis David ont fait l'objet d'une attention particulière. Le collectionneur s’est alors imposé en spécialiste, conjuguant la quête des feuilles destinées à entrer dans ses collections, leur étude, celle des dessins du Louvre et d’autres fonds publics et privés, collationnant les informations, écrivant de multiples ouvrages, organisant des expositions, acquérant peu à peu une connaissance plus fine tout en étant plus encyclopédique, Louis-Antoine Prat s’est toujours davantage imposé en spécialiste. Rapidement, il a manifesté son souhait de partager. Partager en montrant sa collection, partager en publiant le résultat de ses recherches, partager en acceptant, à partir de 2007, d’enseigner l’histoire du dessin français à l’École du Louvre. Ce dernier exercice n’était assurément pas le plus simple car il est ardu de témoigner en quelques dizaines d’heures de toute la diversité de la création graphique dans notre pays du xviie au xixe siècle. Le défi a cependant été relevé et afin de permettre au plus grand nombre de bénéficier du travail accompli et de juger de la pertinence de l’analyse, décision a été prise de le publier. En 2011, paraissait le monumental ouvrage dédié au dessin français du xixe siècle. Aujourd’hui, Louis-Antoine Prat nous livre le fruit de sa réflexion au sujet des maîtres du xviie siècle. Il le fait assurément en spécialiste. Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques
Sommaire
1 POUSSIN « LE PATRON » : LE MAÎTRE ET SES SATELLITES 14 14 18 32 42 51 57
61 66 72 75 87
89 89
91
99 102
107
Nicolas Poussin (1594-1665) L’ambiguïté des commencements Les dessins Marino et les débuts à Rome Un Romain établi La question du paysage Les premiers Sacrements La poussière de Rome : les copies d’après l’antique et les maîtres Un grand homme d’Italie à Paris Retour au Pincio : les seconds Sacrements « Se remplir l’esprit et le cœur… » De Moïse à Apollon Final
148
Autour de Poussin La lente réapparition de Charles Alphonse Dufresnoy Charles Mellin, un triomphe de la réattribution Les deux Lemaire, un duo ambigu Nicolas Chaperon ou la souplesse des gros Charles Errard, à paraître
190
148 158 159
162
171 171 180 182 183 184
190 192 199
208
210
222
226
226
126
Claude (1600?-1682) Le lavis en campagne Le dessin comme mémoire Quelques interrogations
129
Gaspard Dughet (1615-1675)
134
Autres paysagistes Fouquières, un Flamand à Paris Mauperché et Forest Les illuminations de Georges Focus Guillerot, Millet, Allegrain… et Domenchin Les Patel : la noblesse des ruines
112 112 122
134 137 138 139
142
8
Le dessin français au xviie siècle
244
La Lorraine Jacques Bellange, bleu indigo Les sanguines de Saint-Igny Georges Lallemant et Claude Deruet, le trait acide Jacques Callot : buriner le quotidien
260
La Provence Pierre Puget, un « phare » de province Autour de Puget Jean Daret, cher à Chennevières Reynaud Levieux, Pierre Parrocel Nicolas Mignard, un aîné provincial Toulouse et le Languedoc Artistes municipaux Raymond Lafage, le dessin frotté d’ail Les Rivalz, une dynastie languedocienne
250 237
260 264
228 230
234 234
238
L’école lyonnaise Horace Le Blanc, ou l’histoire de l’art en marche Thomas Blanchet, un baroque entre deux fleuves Grégoire Huret, le froid du graveur Le charme discret de Sevin De quelques autres dessinateurs provinciaux L’homme du Puy Boucher me fecit Deux autres provinciaux
Sujets religieux et mythologiques Une autorité bien assise Vouet portraitiste et pastelliste Élèves, gendres et suiveurs : Dorigny et Tortebat Michel Dorigny François Tortebat
265
Dessins de sculpteurs : Cordier et Sarazin
269
Eustache Le Sueur (1616-1655) Les nymphes de Poliphile La pureté de saint Bruno En quête de la suprême harmonie Une élégance virile
269 273 280 287
290 290
294 297
208
219
2 LE FEUILLÉ, L’OMBRE ET LA LUMIERE : CLAUDE GELLÉE DIT « LE LORRAIN » ET LES PAYSAGISTES FRANÇAIS
3 LES DESSINATEURS PROVINCIAUX DE L’ANCIENNE FRANCE
303
Laurent de La Hyre (1606-1656) L’influence maniériste de l’école de Fontainebleau De l’élégance à la rigueur Le cyle de saint Étienne ou l’expression de la maturité Retour à un certain lyrisme
311
Jacques Stella, l’approche de la pureté Une perfection devenue froide et sèche
315
Une famille active, les Stella
317
Entre Rome et Paris, les allées et venues de François Perrier Gravures d’après l’antique et confluence stylistique
307
320
326
Un bien curieux album
4 DESSINER POUR LE « GRAND GENRE » : CLASSICISME, ATTICISME PARISIEN, BAROQUE FRANÇAIS
330 335
Claude Vignon, un maniériste baroque ? Galerie de personnages
338
Le mystère Blanchard (1600-1638)
Simon Vouet (1590-1649) À Rome, honneurs et premières grandes commandes Le retour à Paris et la primauté de l’étude de figure
340
L’itinéraire de Sébastien Bourdon : Montpellier, Rome, Stockholm et Paris Des « grandes ambitions » à une rigueur peu séduisante Où apparaît Fricquet
344
350
352
353
365
369
Ces « messieurs de Port-Royal » : les Champaigne et Plattemontagne La saine rigueur de Philippe de Champaigne Jean-Baptiste de Champaigne, sous la férule de Le Brun Nicolas de Plattemontagne, un graphisme affirmé
6 DESSINER POUR LE ROI-SOLEIL : CHARLES LE BRUN, SES COLLABORATEURS ET SES CONTEMPORAINS
382 386 389
392
396 399 403
Noël Coypel, un grand classique La réhabilitation de Charles Poerson Le réveil de Loir Les Courtois, une fraternité francoitalienne La mystérieuse dynastie Mosnier et le problème du « Maître de l’ovale » Le premier des Corneille… …et le premier des Boullogne De quelques dessinateurs rares
462
472
481 487 497 499
514 517
525 525
5 AUTRES GENRES, AUTRES USAGES
526 531 533
406 407 409 412 420 420 426 428 431
438 441
442 442
447 448
456 458
Les portraitistes Le dernier des Dumonstier Lagneau, un inconnu bien présent Claude Mellan ou la délicatesse Quatre portraitistes rares Nanteuil, la probité de l’effigie Encore quatre portraitistes François de Troy et la noblesse de robe Hyacinthe Rigaud : les grands, les cordons bleus Le mystère Largillière Vivien, le plaisir au pastel
535
Charles Le Brun ou la richesse graphique (1619-1690) Une jeunesse ardente et prolifique L’expression des passions Grands décors civils et commandes religieuses Le moment Fouquet La puissance et la gloire Sceaux, un prélude à Versailles Le prodigieux décor du château de Versailles Le luminisme des dernières œuvres Autres registres
555
566
De quelques spécialistes
539 541 549
553
7 NOIR, ROUGE, BLANC : LA QUERELLE DU COLORIS EN MODE GRAPHIQUE 574 584 588
615
Charles de La Fosse : la couleur est un plaisir Entre réalisme et élégance Antoine Coypel, ou un final en forme de transition Après 1700 : de la galerie d’Énée à la chapelle de Versailles
626
UNE ENTREPRISE SANS FIN
629
Liste des œuvres reproduites Bibliographie Index Crédits photographiques
635 663 678
Collaborateurs et élèves François Verdier, un suiveur modèle Van der Meulen, l’air des Flandres Autres collaborateurs Antoine Dieu, une note d’élégance dans l’aigu Simpol et Licherie Rivaux et contemporains Pierre Mignard : succéder à Le Brun La liberté d’un dessinateur enthousiaste Michel II Corneille, un génie pour le pastiche Jean-Baptiste Corneille, l’original de la famille Petits maîtres du Grand Siècle
539
Les graveurs-dessinateurs Pierre Brébiette : satyres, nymphes, hommes et dieux Abraham Bosse, savant dessinateur ? D’autres graveurs qui dessinaient L’almanach et le quotidien L’étonnant Testelin
601
607 462
468 375
594
La fraternité artistique des Boullogne Un croyant fin de siècle : Jean Jouvenet Un artiste au plus près du réel
N.B. L’orthographe des citations de textes anciens a été systématiquement modernisée, pour en faciliter la lecture. Abréviations employées BnF : Bibliothèque nationale de France Ensba : École nationale supérieure des beaux-arts
Poussin « le patron » : le maître et ses satellites
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Introduction
« Ainsi finit cette année, et tout le bonheur du Roi avec elle. » Saint-Simon, Mémoires pour l’année 1701 Arriva-t-il au Grand Roi vieillissant d’éprouver quelque bonheur, ou du moins du plaisir, à feuilleter les portefeuilles de dessins que Colbert avait acquis pour lui du banquier Everhard Jabach en 1671, ou de ceux saisis le lendemain de sa mort chez son Premier peintre, Charles Le Brun, qui avait tant fait pour sa gloire ? Ces deux ensembles forment, on le sait, la base de la collection des dessins du Louvre, et l’un des éléments principaux de notre étude. Mais il est peu probable que le Roi-Soleil, vers la fin de son long règne, leur ait porté la moindre attention. Colbert mort, Le Brun mort, Jabach mort, cette litanie qui en évoque une autre énoncée par Charlus dans Le Temps retrouvé l’aurait-elle d’ailleurs vraiment atteint ? Pourtant, le fait que ces feuilles modestes et fragiles aient survécu à tant de puissants, et à d’autres qui l’étaient moins, nous permet précisément de retrouver, certes d’une façon fragmentaire, le lointain temps perdu de Nicolas Poussin et de Charles Le Brun.
Claude Lévi-Strauss a débuté son livre d’anthropologie le plus célèbre, Tristes Tropiques, en reconnaissant qu’il haïssait les voyages et les explorateurs. En abordant mon propos sur un semblable registre, celui du dénigrement, j’avouerai que j’ai toujours été agacé, sinon repoussé par les préfaces et les introductions. Un texte devrait, me semble-t-il, se suffire à lui-même, du moins dans un premier temps, tout en admettant par la suite conclusion ou postface. Ainsi, cette entrée en matière sera aussi resserrée que celle consacrée, il y a maintenant quelques années, au dessin français du xixe siècle. Énonçant quelques évidences sur le caractère universel du dessin, j’en profitais alors seulement pour suggérer à quel point il semblait nécessaire de prendre son temps devant une œuvre sur papier pour atteindre au plaisir du regard. Et déjà, quelques lignes plus bas, il était temps d’évoquer l’artiste dont le geste graphique, souvent critiqué parce que jugé dur, sec et sévère, introduisait à la période : Jacques-Louis David. Près de deux siècles auparavant, un autre « vivant pilier » de l’art du dessin, artiste à la vie si connue, si étudiée par tant de livres depuis un siècle, suscite la même envie de pénétrer avec humilité ses créations les plus modestes, mais aussi probablement les plus émouvantes : il est vrai que Nicolas Poussin (puisqu’il s’agit de lui) comptera davantage pour David que ce dernier pour Cézanne. Tous trois constituent cependant les éléments essentiels d’un certain « esprit français », pour autant qu’il existe et dans la mesure où il tend tout naturellement, par sa rigueur et sa noblesse, à ce que Cézanne précisément qualifierait d’« art des musées ». Toutefois, les caractéristiques générales de l’objet de notre nouvelle étude diffèrent assez considérablement de celles relatives aux dessins des deux siècles postérieurs. C’est que le paysage du dessin français au xviie siècle se présente comme une plaine irrégulière d’où émergent quelques massifs déjà bien explorés et dûment décrits. Mais pour ces quelques exemples
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Le dessin français au xviie siècle
d’œuvres étendus et répertoriés (Callot, Poussin, Claude, Le Sueur, Vouet, une moisson royale de Le Brun et quelques autres), combien de noms presque oubliés qui ne sont plus représentés que par une ou deux feuilles, souvent d’attribution hésitante ou contestée, quand elle n’est pas seulement suggérée par une annotation d’amateur à la fiabilité douteuse ? Dès cette entrée en matière, nous sentons qu’il nous sera bien plus difficile que dans notre étude précédente d’ordonner un développement à partir de lignes de force nettes, de suggérer des points de rencontre, de souligner les influences ou les leçons transmises entre ceux dont nous savons beaucoup et tous ces autres dont nous ne savons presque rien, particulièrement dans le domaine du graphisme. Par exemple, si l’on rencontre sur les feuilles étudiées ici beaucoup plus de marques de collection que sur les œuvres du xixe siècle, il est bien évident que c’est en vain que l’on cherchera des marques ou des timbres d’atelier, inexistants à l’époque, et qui, deux siècles plus tard, permettront de résoudre aisément (malgré leur caractère parfois ambigu) nombre de problèmes d’attribution. D’un autre côté, l’art dessiné du xviie siècle semble avoir beaucoup moins suscité l’activité des faussaires que celui d’un Delacroix, d’un Daumier ou d’un Millet, sans doute à cause de la relative ignorance et de la moindre valeur marchande qu’ont longtemps enduré les feuilles de cette époque reculée. Notons enfin, parmi ces remarques préliminaires, que la bibliographie est plus légère que celle pour le xixe siècle français : en effet, il existe relativement peu de livres traitant du dessin français du xviie siècle, même si, ces dernières années, certains musées ont publié leurs fonds. Bien souvent aussi, les cabinets de dessins français ou étrangers, ainsi que les grands collectionneurs privés ont fait connaître leurs dessins de la période dans des publications plus générales et concernant également d’autres siècles et d’autres écoles, ce qui fait qu’elles ne sont pas citées dans notre bibliographie. Quant aux catalogues monographiques, leur nombre a eu tendance à augmenter ces dernières années, avec des publications (surtout des catalogues d’exposition) sur Brébiette, Blanchard, Blanchet, Bourdon, Chaperon, les Champaigne, les Corneille, les Coypel, Dughet, Lagneau, La Fosse, La Hyre, Jean Lemaire, Mellin, les Patel, Perrier, Rigaud, Stella, Vignon, Vouet, ou encore celle de l’inventaire des trois mille Le Brun du Louvre, ouvrages qui faisaient cruellement défaut auparavant, aucun n’existant il y a trente ans. Dans certaines de ces monographies, la question de l’œuvre dessiné est approfondie ; dans d’autres, malheureusement, elle ne se trouve que vaguement esquissée, par exemple dans la monographie sur Dughet. De nombreux articles dans des revues savantes, et avant tout dans Master Drawings, ont été également consacrés aux dessinateurs français de l’époque, ainsi qu’un colloque à l’École du Louvre en 1999, dont les actes ont été publiés en 2003. Quant aux corpus plus anciens consacrés à des artistes qui ont longtemps été les seuls étudiés du Grand Siècle, Callot, Claude et Poussin, ils ont depuis été renforcés par des additifs conséquents ou complètement renouvelés par des publications postérieures.
Poussin « le patron » : le maître et ses satellites
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1 POUSSIN « LE PATRON » : LE MAÎTRE ET SES SATELLITES
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Le dessin français au xviie siècle
Poussin « le patron » : le maître et ses satellites
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NICOLAS POUSSIN [1594-1665]
Il peut sembler logique de commencer cette longue étude par le grand nom de Nicolas Poussin, non à cause de son antériorité (Jacques Callot, Jacques Bellange ou Pierre Brébiette sont d’une génération précédente), mais plutôt parce que son nom, lorsque l’on considère la première moitié de la période ici envisagée, s’impose a posteriori comme celui d’un rénovateur primordial et dont certains importants dessins de jeunesse subsistent. Ce ne sera pas le cas de Simon Vouet, né quatre ans avant lui, mais dont la période italienne est surtout connue par des peintures.
L’ambiguïté des commencements Le visage de Poussin (que nous qualifions de « patron » par analogie avec la célèbre dénomination qu’appliquera Jean Paulhan à Georges Braque trois siècles plus tard) nous est connu par deux Autoportraits peints, conservés l’un à la Gemäldegalerie de Berlin et l’autre au Louvre, datant respectivement de 1649 et 1650. Tous deux furent exécutés dans la période de maturité de l’artiste, alors qu’il se trouvait à Rome – où il passa la plus grande partie de sa vie –, et à l’intention de deux de ses amis français, Jean Pointel et Paul Fréart de Chantelou. C’est le second de ces autoportraits qu’Ingres a utilisé dans son Apothéose d’Homère (1827, musée du Louvre), Poussin, en bas à gauche, désignant du bras tendu le poète grec. L’image correspond à la description que donne de l’artiste son biographe Gian Pietro Bellori dans l’une de ses Vite de’ pittori (1672) : « Il fut de haute stature, proportionné en toutes les parties de son corps, d’un rare tempérament ; il était de teint quelque peu olivâtre, et noirs étaient ses cheveux, en grande partie tombés par l’âge. Les yeux avaient quelque chose de céleste ; le nez affilé et le front spacieux rendaient noble son visage d’aspect modeste1. » À l’époque de ces peintures, Poussin était célèbre et révéré ; en revanche, on lui a longtemps prêté un dessin à la sanguine, conservé au British Museum, et qui serait un Autoportrait de jeunesse [1] le montrant vers 1630, malade et débraillé. Ce dessin était universellement accepté comme original jusqu’à la parution du Catalogue raisonné des dessins de Poussin que Pierre Rosenberg et moi-même avons publié en 19942. Le reproduisant parmi les dessins rejetés (il y en avait plus de mille trois cent trente, qui avaient été publiés un jour ou l’autre comme de Poussin), nous écrivions, sous le n° R 489, qu’il n’était nullement certain que l’effigie soit celle de l’artiste, dont on imagine mal qu’il se soit représenté ainsi débraillé, même dans une période où il était censé être malade. La technique employée, une sanguine en deux tons, est au demeurant fort rare chez lui, et le style graphique ne peut être rapproché de celui d’aucune feuille certaine de l’artiste. Quelques érudits se sont accordés avec nous, mais les historiens d’art britanniques sont demeurés pour la plupart réservés vis-àvis du rejet de cette feuille. Il a souvent été écrit que Poussin, peintre français ou peintre italien, était aussi un peintre anglais, tant il fut apprécié, collectionné et étudié en Grande-Bretagne. Le grand spécialiste anglais de Poussin, Anthony Blunt, a d’ailleurs reconnu dès 1947, tout en retenant le dessin dans son corpus, qu’il ne pouvait être comparé à aucune autre œuvre graphique du même artiste. Les problèmes d’attribution posés par ce seul dessin nous font pressentir à quel point les mêmes questionnements se poseront sans cesse tout au long d’une étude consacrée à l’œuvre graphique de Poussin. Le premier corpus qui en a été établi, celui d’Anthony Blunt, assisté pour partie de Walter Friedlaender et de John Shearman, fut publié en cinq tomes de 1939 à 1974 ;
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Le dessin français au xviie siècle
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1. École française ou italienne du xviie siècle Portrait d’un homme coiffé d’un bonnet (dit Autoportrait de Poussin), vers 1630 Londres, British Museum, no. 1901,0417.21
2. Quentin Varin Les Noces de Cana, vers 1618 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 22012 2
naturellement, la publication sur une si longue période et une division des volumes par thèmes iconographiques ont rendu l’ouvrage assez peu praticable. La révision qui s’imposait a entraîné nos propres recherches, mais, curieusement, le nombre de dessins retenus n’a guère varié : quatre cent cinquante-huit feuilles pour nos prédécesseurs, trois cent quatre-vingt-deux pour nous, soit une déperdition d’à peine 20 %, laissant entendre que l’histoire de l’art, en évoluant vers une meilleure connaissance des satellites et des imitateurs d’un grand artiste, incite à la restriction de l’œuvre assuré de celui-ci. Depuis la parution de notre ouvrage en 1994, quelques dessins que Blunt ne pouvait pas connaître, essentiellement des études de paysages, sont réapparus, mais n’ont guère transformé notre vision de Poussin dessinateur. Les rares éléments relatifs à ses années de formation ont été sans cesse répétés. Né aux Andelys, en pleine Normandie, en 1594, Poussin reçut certainement une bonne éducation humaniste pour l’époque ; son chemin croisa celui de Quentin Varin, peintre maniériste qui lui a peut-être donné des leçons et a peint trois tableaux pour l’église Notre-Dame des Andelys en 1611-1612. Récemment, Dominique Cordellier a pu identifier un dessin de Quentin Varin parmi les anonymes flamands du Louvre, pratiquement le seul témoignage assuré de son art graphique [2], en relation directe avec un de ses tableaux, Les Noces de Cana, probablement exécuté vers 1618 et aujourd’hui conservé au musée des Beaux-Arts de Rennes. Si les figures sont plus sinueuses que celles de Poussin, l’usage du lavis brun pour redoubler certains contours des personnages annonce une pratique récurrente chez ce dernier. Il semble que Poussin ait par deux fois tenté l’expérience du séjour italien avant d’y parvenir réellement, en 1624. Mais nous savons que, l’année précédente, il avait peint pour la cathédrale Notre-Dame de Paris une Mort de la Vierge qui a longtemps excité l’imagination des historiens d’art, puisque le tableau, outre des mentions des biographes, n’était plus connu que par un dessin de Gabriel de Saint-Aubin, l’habile dessinateur du xviiie siècle qui avait l’habitude d’illustrer
Poussin « le patron » : le maître et ses satellites
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3. Nicolas Poussin La Mort de la Vierge, vers 1623 Hovingham Hall, collection Sir Marcus Worsley 4. Nicolas Poussin La Mort de la Vierge, d’après Caravage, vers 1624 Localisation actuelle inconnue 4
de minuscules croquis les livrets de ventes ou les guides de Paris et autres ouvrages qu’il compulsait. Dans le cas présent, Saint-Aubin avait « croqué » le tableau le 25 décembre 1771 dans les marges de la Description historique des curiosités de l’église de Paris, de Claude-Pierre Gueffier ; le tableau ayant été mentionné au début du xixe siècle comme envoyé en Belgique, on espérait avec curiosité sa réapparition. Entretemps, subsistait dans une collection privée anglaise, celle de Sir Marcus Worsley à Hovingham Hall, un dessin de même sujet, à la plume rehaussée d’aquarelle sur un tracé à la sanguine, qui constituait, semble-t-il, le premier témoignage graphique de Poussin [3]. C’est du moins ainsi que nous le cataloguions dans le corpus publié en 1994, bien avant la réapparition de la peinture. Les variantes entre le croquis de Saint-Aubin et le dessin d’Hovingham semblaient assigner à ce dernier le statut d’œuvre préparatoire ; la feuille frappait par son aspect massif, hérité d’une tradition flamande, guère étonnante si l’on pense à l’admiration que Poussin portait au peintre Frans II Pourbus avant 1624. Et l’usage particulier des lavis, utilisés en petits accents pour ombrer les draperies, semblait en cohérence avec une suite de dessins de Poussin à situer peu après, les illustrations pour Marino que nous évoquerons bientôt.
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Le dessin français au xviie siècle
Dans le n° 128 de la Revue de l’Art, en 2000, le chercheur d’outre-Quiévrain Pierre-Yves Kairis publia la découverte sensationnelle qu’il venait de faire : une Mort de la Vierge par Poussin dans l’église Saint-Pancrace de Sterrebeek, non loin de Bruxelles. Dans son étude extrêmement approfondie du tableau, il demeurait cependant assez sibyllin quant aux relations entre celui-ci et le dessin, notant simplement que les divergences entre les deux étaient « multiples dans les détails » et que le dessin devait donc être un modello, autrement dit un projet poussé, soumis au commanditaire de la toile, l’archevêque de Gondi, présent à droite de la composition. Cette prise de position semblait confirmée par le caractère minutieux des détails dans le dessin, les chevelures par exemple, finement étudiées à la plume. Notons aussi que l’attitude de l’ange en haut à gauche a été profondément modifiée et que l’arc de la voûte à gauche n’apparaît plus, comme dans l’aquarelle, d’une teinte presque uniforme, mais prend au contraire une signification architecturale bien marquée. De plus, le dessin a été presque certainement coupé en bas. Pour une fois, la réapparition du tableau devait confirmer le maintien de l’œuvre graphique dans le corpus ; c’est bien souvent au contraire la connaissance antérieure d’une peinture qui permet d’attribuer un dessin anonyme à un artiste… Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En juillet 2001, apparut en vente publique chez Sotheby’s à Londres, sous le nom de Poussin, la copie d’une composition célèbre, exécutée à la plume et à l’aquarelle [4], donc de même technique que La Mort de la Vierge d'Hovingham; il s’agissait en effet du même sujet, mais cette fois traité par… Caravage, ce peintre dont Poussin dirait plus tard qu’il était venu pour « détruire la peinture3 ». À l’évidence, le dessin d’Hovingham et celui de la vente de 2001 étaient de la même main, puisqu’ils présentaient un traitement identique de la plume et des rehauts d’aquarelle, et une façon très semblable de suggérer la lumière. Ainsi, le problème se compliquait puisque, si le dessin d’après Caravage était certainement une copie d’après le tableau du Louvre, il devenait à nouveau possible de s’interroger : le dessin d’Hovingham présentait certaines variantes avec le tableau de Poussin aujourd’hui en Belgique, mais celui-ci est-il identique à celui évoqué par Saint-Aubin dans son croquis, alors même que l’on y décèle des différences notoires et troublantes, notamment l’absence des trois personnages au premier plan à droite et au centre ? Nous relevons également que Saint-Aubin a dessiné l’archevêque en pied et dans une autre attitude que celle du tableau belge. Dès lors, le dessin d’Hovingham ne pouvait-il pas être à la limite réapprécié comme la copie d’un tableau perdu, qui ne serait pas celui de Sterrebeek ? Il était en tout cas possible d’établir une relation entre le tableau de Caravage et le jeune Poussin puisque celui-ci, avant d’arriver à Rome au printemps 1624, était probablement passé par Venise et aurait pu voir, en se dirigeant ensuite vers Rome, la peinture de Caravage, qui faisait partie de la collection Gonzague près de Mantoue – et qui est aujourd’hui exposée dans la Grande Galerie du Louvre. Ce qui semblait définitivement assuré en 2000, après la réapparition du tableau de Sterrebeek, devenait donc à nouveau problématique en 2001, démontrant s’il en était besoin que l’histoire de l’art rencontre constamment des problèmes d’attribution… D’autres témoignages de la production de Poussin avant 1624 ont été évoqués à plusieurs reprises, notamment par Jacques Thuillier dans le catalogue de l’exposition « Poussin before Rome » qui eut lieu à Londres en 19954. Il est intéressant d’y voir confrontées deux compositions de la période parisienne de l’artiste supposées même un peu antérieures à La Mort de la Vierge : le Saint Denis couronné par un ange du musée des Beaux-Arts de Rouen, et le Saint Denis effrayant ses bourreaux avec sa tête, dont on connaît pas moins de neuf versions peintes, aucune n’étant originale, et qui isole et reprend, en la modifiant et en en renversant le sens, la scène au fond à gauche du tableau précédent. Le Louvre conserve un dessin en rapport avec cette peinture, provenant des collections Lempereur et Saint-Morys, cette dernière étant entrée au musée en 1793 comme saisie d’émigrés et constituant avec plus de douze mille six cents feuilles l’un des plus importants ensembles de son fonds. Rejeté dans notre corpus5, le dessin [5] n’est certainement pas de la main de Poussin, et les indications de couleurs manuscrites suffisent à faire comprendre qu’il s’agit d’une copie d’après l’un des neuf tableaux. Est également notable la partie supérieure de la feuille, qui semble proposer deux variantes d’une composition d’esprit poussinesque : le graphisme nerveux à la plume ondoyante se retrouve sur un dessin recto verso du Museum Kunstpalast de Düsseldorf, certainement de la même main. Le verso du dessin allemand constitue une copie d’après un tableau de Poussin, beaucoup plus tardif, Moïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon (vers 1645, Woburn Abbey), et comporte de semblables annotations indiquant les couleurs. Déjà, nous entrevoyons à quel point l’étude de l'œuvre dessiné de Poussin va être compliquée par la masse d’interprétations, de copies, de feuilles exécutées dans un style proche de celui du maître.
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5. D’après Nicolas Poussin Saint Denis effrayant ses bourreaux avec sa tête ; deux autres scènes, vers 1622 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32501
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Les dessins Marino et les débuts à Rome La première grande série de dessins de Poussin à laquelle la plupart des spécialistes s’accordent à reconnaître un caractère original est constituée de ce que l’on appelle les dessins Marino ou les dessins Massimi ; ces dénominations renvoient à deux personnages importants pour Poussin : Marino était un poète précieux dont on a longtemps pensé que le peintre avait voulu lui rendre hommage dans cette suite de dessins. Quant au cardinal Massimi, à qui appartint par la suite cet ensemble, il fut un commanditaire et un ami proche de l’artiste lorsqu’il vivait à Rome. Ce prince de l’Église constitua un album factice de dessins de Poussin où l’on retrouve, dispersés, les quinze dessins que nous allons étudier. Giambattista Marino (1569-1625), dit en France « le Cavalier Marin », était présent à Paris en même temps que Poussin, vers 1622-1623, à l’époque où Marie de Médicis le favorisait : ses traits nous sont connus par une gravure fameuse de Valesio d’après un portrait perdu de Simon Vouet, mais aussi par un dessin du portraitiste florentin Ottavio Leoni, précisément conservé à la bibliothèque Marucelliana de Florence. Marino aurait incité Poussin, avec qui il s’était lié d’amitié, à se rendre en Italie, et on a longtemps pensé que c’est la lecture de L’ Adone, publié en 1623, qui avait inspiré au jeune artiste cette suite d’illustrations. Poème de quarante-cinq mille vers divisé en trois chants, L’ Adone atteste du caractère maniériste de la poésie du Cavalier, également auteur de Madrigaux, ainsi que d’une Galeria (Venise, 1619), tentative de décrire en vers des tableaux plus ou moins imaginaires. Comme chez Le Tasse, les descriptions de Marino se prêtent facilement à l’illustration dessinée, et c’est sans doute pour cela que l’on a cru pouvoir, durant des décennies, rapprocher le long poème et les dessins Marino, d’autant plus que l’on savait par l’un des premiers biographes de Poussin, Bellori, qu’il avait exécuté ces compositions à l’intention de Marino. En 1955 cependant, Jane Costello démontra que les scènes représentées étaient bien plus directement en rapport avec l’une des œuvres littéraires les plus célèbres de l’Antiquité, éternelle source d’inspiration pour les artistes de toutes époques, Les Métamorphoses d’Ovide. Elle prouva que, sur les onze scènes mythologiques dessinées, dont La Naissance d’Adonis [6], dix avaient pour source évidente le poème latin. Quant aux quatre scènes de combat de même style insérées dans l’album Massimi [7], elle expliqua leur présence par le fait que les éditions illustrées des Métamorphoses contenaient souvent à l’époque de Poussin des représentations gravées à sujets de batailles antiques. Les quinze dessins constituant la série, qu’ils soient ou non liés aux écrits de Marino, témoigneraient des capacités graphiques de Poussin vers 1623, avant son départ pour l’Italie. Leur qualité 6
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d’originaux a été longuement discutée, l’un des catalographes de Poussin, Konrad Oberhuber, les ayant même fermement rejetés, notamment dans l’étonnante exposition « Poussin. The Early Years in Rome », qu’il a organisée au Kimbell Art Museum de Fort Worth en 1988. Pourtant, lors de l’exposition parisienne de 1994 et de la parution de notre corpus, où les quinze dessins étaient retenus comme originaux, il opéra une révolution copernicienne en reconnaissant enfin à ces feuilles leur authenticité. Il est vrai qu’Anthony Blunt, tout en les acceptant pour sa part, avait dénoncé depuis longtemps leur caractère « lourd et maladroit » ; néanmoins, les mêmes formes pesantes et synthétiques caractérisent quelques dessins de peu postérieurs, dont nous verrons qu’ils sont liés à d’indiscutables peintures précoces de Poussin. En revanche, leur capacité à illustrer avec simplicité des épisodes littéraires et la clarté de leur composition plaident en leur faveur. Enfin, alors qu’Oberhuber voulait voir dans les « dessins Marino » des copies d’après Poussin exécutées à Rome dans les années 1640, Martin Clayton, conservateur de ces dessins appartenant désormais au château de Windsor, découvrit une preuve nouvelle de leur datation : il publia en 1991 un court article démontrant que cinq de ces feuilles, dont une Bataille entre les Romains et les Sabins, étaient exécutées sur des papiers portant le filigrane de la fabrique Jean Nivelle de Troyes, dont les moulins à papier avaient été cédés en 1621 et dont le filigrane n’avait plus été utilisé par la suite. La date de 1621 fournissait donc ce que les historiens d’art nomment un terminus ante quem, confirmant la datation probable des dessins Marino, l’hypothèse contraire, selon laquelle le papier n’aurait été utilisé que vingt ans plus tard, s’avérant trop aventureuse. Le dessin décrit avec précision par Bellori comme illustrant L’ Adone s’intitule donc La Naissance d’Adonis. Exécuté à la plume, encre brune et lavis gris (une technique qui alterne, pour les dessins Marino, avec le lavis brun), il se développe en largeur comme tous les dessins de la série, à l’exception de deux. La description de Bellori – qui précise que la série de dessins appartient, à la date où il écrit (1672), au cardinal Massimi – semble un reflet évident du dessin : « […] on aperçoit la naissance d’Adonis qui sort du ventre de Mirra, déjà changée en arbre avec les cheveux et les bras qui se transforment en feuillages et les jambes qui se durcissent en souche, voici une nymphe qui aide à tirer dehors l’enfant, et d’autres qui accourent avec des vases, et d’autres, ornements immobiles, regardent la nouvelle beauté de l’enfant avec émerveillement6. » Cependant, la source la plus ancienne du récit de ce mythe revient aux Métamophoses d’Ovide (livre X, vers 476 et suivants). Le poète y raconte comment Adonis naît de la liaison incestueuse entre Théias (ou Cyniras) et sa propre fille, Myrrha ; bien qu’elle ait commis cet inceste sans le vouloir, Myrrha est condamnée à être transformée en arbre, au moment où elle donnera naissance à Adonis. La femme nue qui apparaît à droite du dessin de Poussin n’est autre que la déesse Lucina, qui préside aux naissances dans la Rome antique. À gauche, les naïades portant un récipient viennent recueillir la myrrhe qui coule de l’arbre. En bas à droite, on aperçoit la marque des collections royales anglaises, l’album Massimi ayant été acquis par Frédéric, prince de Galles, vers 1750, et se trouvant donc aujourd’hui dans les collections du château de Windsor. Les autres dessins « pour Marino » présentent la même faculté d’ordonnancement, à la fois clair, séduisant et facilement lisible. Il en est un qui a souvent retenu l’attention des commentateurs car d’un mode de composition assez différent, jouant sur la profondeur du champ visuel, plaçant au premier plan le géant Polyphème épiant avec une rage concentrée les amours d’Acis et
6. Nicolas Poussin La Naissance d’Adonis, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11933 7. Nicolas Poussin Bataille entre les Romains et les Sabins, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11943 8. Nicolas Poussin Polyphème épiant Acis et Galatée, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11940
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de Galatée au fond à gauche de la scène [8]. Cette mise en page héritée des codes maniéristes a permis d’évoquer la dette de Poussin envers les artistes nordiques, ou encore l’art raffiné d’un des représentants de la seconde école de Fontainebleau, Toussaint Dubreuil, lorsqu’il illustre La Franciade de Ronsard dans un beau dessin du Louvre, Hyante montre à Francus la vallée où elle lui révélera sa lignée [9], témoignant d’un usage similaire du lavis. Le sujet du Polyphème vient également des Métamorphoses d’Ovide (XIII, v. 870 sq.). La suite du récit verra Acis écrasé par le rocher quelque peu cotonneux représenté sur ce dessin, que Polyphème précipitera sur lui. Un autre des dessins Marino poursuit le récit d’Ovide (XIII, v. 885 sq.), montrant Acis transformé en dieu-fleuve [10]. Ici, Poussin sollicite un mélange des deux tons de lavis, gris et brun, pour animer davantage sa composition ; au centre, Acis réapparaît en dieu-fleuve sous le rocher qui l’a écrasé et que Galatée vient de faire éclater en deux, révélant une source. Nous relevons
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encore une même simplicité dans le traitement des figures à canon court, le rendu des drapés, l’évocation du paysage d’arbres à la feuillure légère. Plusieurs autres feuilles de la série Marino se réfèrent à Ovide. Ainsi, La Mort de Chioné [11], qui illustre le livre XI des Métamorphoses (v. 321 sq.), évoque le destin de cette jeune nymphe ayant eu l’audace de se proclamer plus belle que la déesse Diane ; celle-ci, reconnaissable à droite à sa coiffure ornée d’un croissant de lune et aux chiens qui la suivent, punit Chioné en lui décochant une flèche sur la langue, vecteur d’une parole impie. Ainsi encore, Dryopé [12], de nouveau au seul lavis gris, représente la métamorphose de Dryopé en arbre pour avoir cueilli une fleur de lotus qui était en réalité la nymphe Lotis, ainsi transformée afin d’échapper aux ardeurs du dieu Priape (Les Métamorphoses, IX, v. 329 sq.). Dryopé eut le temps d’exprimer le vœu que son fils Amphissos puisse jouer près de l’arbre qu’elle allait devenir, et qu’il apprenne que toutes les fleurs sont ainsi des dieux déguisés (Poussin reviendrait sur cette grande leçon dans L’Empire de Flore de la Gemäldegalerie de Dresde, que nous évoquerons ultérieurement). C’est ce que la femme sur la gauche du dessin explique aux enfants réunis devant elle ; on ignore en revanche la signification du groupe des trois hommes à droite. D’autres dessins Marino illustrent des épisodes beaucoup plus connus des Métamorphoses, notamment les deux compositions verticales Mercure tuant Argus endormi et Minerve et les Muses, toutes deux au lavis gris. Encore plus célèbre est l’épisode d’Orphée aux Enfers [13], venant réclamer Eurydice aux dieux infernaux, un sujet fréquent dans la peinture mythologique.
9. Toussaint Dubreuil Hyante montre à Francus la vallée où elle lui révélera sa lignée, vers 1600 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 26260 10. Nicolas Poussin Acis transformé en dieu-fleuve, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11939 11. Nicolas Poussin La Mort de Chioné, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11935 12. Nicolas Poussin Dryopé, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11941 13. Nicolas Poussin Orphée aux Enfers, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11937
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14. Nicolas Poussin Jupiter sous l'aspect d'un taureau, vers 1630 ? Rouen, musée des Beaux-Arts, inv. 973.11.1
Quant à celui de Jupiter sous l’aspect d’un taureau (titre plus approprié que celui utilisé auparavant, Apollon gardant les troupeaux d’Admète), sans doute une illustration du livre II des Métamorphoses (v. 836 sq.), comme l’a démontré Clayton, il nous intéresse particulièrement parce que la version de Windsor est pour une fois redoublée d’un exemplaire pratiquement sans variantes conservé au musée des Beaux-Arts de Rouen. Plusieurs spécialistes ont trouvé ce dessin [14] de meilleure qualité, bien qu’il porte en bas à droite une inscription à la plume le situant à « Rome » en « 163… », qui tendrait à en faire une copie, peut-être autographe. L’un des rares sujets mythologiques traité dans les dessins Marino et que l’on ne peut rapprocher des Métamorphoses d’Ovide est La Naissance de Priape [15]. Fortement charpenté à la plume et renforcé d’un lavis brun particulièrement autoritaire, ce dessin prend peut-être sa source dans Diodore de Sicile ou dans Vincenzo Cartari. Maudit par Junon, Priape, fils de Bacchus et de Vénus, vient au monde avec une difformité bien visible qui saisit d’effroi les nymphes, mais provoque la joie des satyres du premier plan à droite. Comme à l’accoutumée dans cette série, les troncs d’arbres sont structurés verticalement de larges traînées de lavis brun. Les quatre scènes de bataille illustreraient soit des épisodes de Tite-Live, soit L’Énéide de Virgile, ou encore Les Métamorphoses. La plus spectaculaire est sans doute La Bataille des Rutules contre les Troyens [16], qui conjugue à nouveau les deux types de lavis. Poussin a poursuivi après son arrivée à Rome cette veine « batailliste » dans trois peintures, dont La Victoire de Josué sur les Amorites du musée Pouchkine à Moscou, très marquée par l’entassement des figures, mais aussi par un traitement des plans qui évite la confusion spatiale. Clayton a proposé de voir dans un grand dessin du Fitzwilliam Museum de Cambridge un original en relation avec cette peinture ; néanmoins, la plupart des commentateurs sont d’un autre avis, et sa raideur comme son manque de vibration nous l’ont fait rejeter du corpus des œuvres dessinées. Là encore, nous voyons à quel point il est délicat de départager original et copie supposée dans cette période de jeunesse de Poussin qui demeure assez mal connue. En arrivant à Rome en 1624, Poussin se trouva isolé, Marino étant parti peu après pour Naples où il mourut l’année suivante. Il parvint néanmoins à pénétrer le cercle des Barberini, dont un membre de la famille était devenu pape en 1623 sous le nom d’Urbain VIII. Et c’est pour le neveu du pontife, le cardinal Francesco Barberini, qu’il peignit en 1627 La Mort de Germanicus. On date généralement de 1626 les ultimes dessins de batailles de cette période de Poussin. Parmi cette demi-douzaine d’œuvres, il en est une, spectaculaire par ses dimensions (56 centimètres de long sur deux feuilles accolées), exécutée dans ce qui demeurerait la technique
15. Nicolas Poussin La Naissance de Priape, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11938 16. Nicolas Poussin Bataille des Rutules contre les Troyens, vers 1623 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11942 17. Nicolas Poussin La Victoire de Godefroy de Bouillon sur le roi d’Égypte, 1626 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11882
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habituelle de Poussin – plume et encre brune, lavis brun – et conservée à Windsor avec les feuilles Massimi : La Victoire de Godefroy de Bouillon sur le roi d’Égypte [17], certainement le plus grand dessin de jeunesse de l’artiste. Cette fois, est illustré un épisode du chant XX et dernier de la Jérusalem délivrée de l’Italien Torquato Tasso, dit « le Tasse ». La composition reprend en fait plusieurs épisodes distincts relatés par le poète et en transforme quelques-uns. On ignore les motifs de l’exécution d’une feuille si complexe, mais les progrès par rapport aux dessins Marino sont évidents, tant dans la disposition harmonieuse des groupes que dans l’individualisation de certains personnages. La même qualité descriptive caractérise un dessin récemment identifié par Ann Sutherland Harris, un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre graphique de Poussin, dans le fonds du Kupferstichkabinett de Berlin où il était auparavant attribué au Romain Pierre de Cortone : La Bataille de Josué contre les Amalécites [18] est tout aussi ombrée, contrastée avec encore davantage d’autorité, bien que certains éléments, la montagne à gauche ou le personnage à cheval (Josué ?) écartant les bras à droite, soient traités avec une rapidité qui surprend. La feuille avait un temps appartenu à Claudine Bouzonnet-Stella, une parente du peintre Jacques Stella, ami de Poussin. Notons la légère préparation sous-jacente à la sanguine, les importantes déchirures habilement restaurées (le dessin a visiblement été déchiré en quatre),
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18. Nicolas Poussin La Bataille de Josué contre les Amalécites, 1626 Berlin, Kupferstichkabinett, Nr. KdZ 20887
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l’encrage profond du premier plan avec, à gauche, la présence tout à fait inattendue dans une scène historique d’un dieu-fleuve ; mais peut-être évoque-t-il une source que, selon le livre de l’Exode dans la Bible, Moïse (ici absent) fit jaillir avant la bataille. Commandée à l’automne de la même année 1626 par le jeune cardinal Barberini, La Mort de Germanicus fut livrée en janvier 1628. Cette magnifique toile, objet d’une exposition-dossier du Louvre dès 1973, constitue depuis 1958 le joyau des collections du Minneapolis Institute of Arts. Le sujet ne semble pas avoir été traité avant Poussin, qui l’a tiré des Annales de Tacite. Fils adoptif de l’empereur Tibère, général triomphant et adoré de ses soldats, Germanicus (15 av.19 apr. J.-C.) meurt empoisonné à Antioche, sans doute par le gouverneur Pison sur ordre de l’imperator jaloux de ses succès. On voit sur le tableau ses lieutenants lui jurer vengeance, alors que son épouse Agrippine l’Ancienne se désole à droite. La composition était déjà organisée en frise dans l’unique dessin préparatoire connu, conservé au British Museum de Londres où il est entré en 1948 [19]. La feuille, datable de la fin 1626 ou de 1627, présente bien des différences avec le tableau, à commencer par la petite scène en haut à gauche, remplacée dans l’œuvre achevée par une noble perspective architecturale (mais une radiographie de la toile montre que Poussin avait conservé cette idée dans un premier temps). Sur le dessin aussi, les soldats sont dans l’attitude d’une déploration et ne prêtent pas serment. Le traitement presque tachiste du lavis accentue le relief de figures trapues qui rappellent encore celles des dessins Marino, mais la façon dont est accentuée la chevelure du Romain au centre annonce les coiffures des têtes des bourreaux sur les dessins du Martyre de saint Érasme, datant de 1628 [voir 26 et 27]. Il est assez rare chez Poussin de retrouver des dessins postérieurs à un tableau mais qui lui sont visiblement liés. On connaît cependant un dessin d’ensemble, conservé au musée Condé à Chantilly, et un autre, très partiel, provenant de la collection du marquis de Chennevières, puis de celle de Robert Lebel et passé en vente à Paris en 2009 [20 et 21], qui ne sauraient être préparatoires au tableau de 1628. En effet, leur style dénonce des œuvres beaucoup plus tardives, probablement vers 1636-1640, nous laissant supposer que Poussin revint, une décennie plus tard, sur une composition dont la célébrité avait dû se répandre. Un autre croquis signalé par
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Chennevières, montrant Germanicus couché en sens contraire de la composition peinte, entouré d’assistants, daté lui aussi de 1636-1640, est apparu en vente à Paris en avril 2013 et a été judicieusement acquis par Alex Bouzari. Dans le dessin cantilien, le lavis structure davantage les formes que dans la feuille londonienne, et la composition en bas relief se trouve encore accentuée. Germanicus, dont on ne voyait que trois enfants dans le tableau (mais qui, selon Tacite, en avait six), en a ici cinq. Quant au thème du serment, il est étendu à davantage de protagonistes, ce que prolonge d’ailleurs le croquis Lebel, probable élément partiel d’une feuille coupée. Le dessin du musée Condé porte en bas à gauche une marque « DC » que l’on a cru longtemps, à partir de la notice du Lugt7, être celle de Paul Fréart de Chantelou, le grand ami parisien et commanditaire de Poussin, laissant supposer que ce dernier aurait pu lui adresser ce dessin comme une sorte de ricordo, modifié et amélioré dix ans plus tard, de sa célèbre composition. Mais il a été récemment prouvé que cette marque à la plume supposée revenir à Chantelou se trouve également non seulement sur des dessins bien connus de Le Sueur et de Poussin, mais également sur des feuilles du xviiie siècle, tracées de toute évidence après la disparition de l’amateur… En tout cas, le duc d’Aumale acheta ce dessin pendant son exil en Angleterre durant le Second Empire, acquérant en 1861 le riche ensemble formé par le conservateur du Louvre et érudit collectionneur Frédéric Reiset, mêlant d’authentiques feuilles de Poussin (une trentaine) à d’autres qui l’étaient moins – ce que nous avons tenté de démontrer lors de l’exposition des Poussin de Chantilly en 19948, le testament du prince interdisant au musée, on le sait, de prêter hors de ses murs. On date de la même année 1627 un dessin dont la facture rappelle celle du Germanicus et même, en deçà, la simplicité des dessins Marino. La feuille est pourtant en relation certaine avec un tableau plus tardif, L’Empire de Flore de la Gemäldegalerie de Dresde, dont on sait par les minutes du procès Valguarnera, un douteux aventurier qui fut un temps client de Poussin, qu’il date de 1631. Il est généralement admis que le dessin de L’Empire de Flore [22] fut conçu comme un modello destiné à être montré aux commanditaires éventuels du tableau correspondant, que Poussin aurait alors exécuté à la demande.
19. Nicolas Poussin La Mort de Germanicus, 1626-1627 Londres, British Museum, no. 1948,0805.1 20. Nicolas Poussin Groupe de personnages autour d’un lit, tournés vers la droite, vers 1636-1640 Paris, collection particulière 21. Nicolas Poussin La Mort de Germanicus, vers 1636-1640 Chantilly, musée Condé, inv. AI 186 ; NI 224 22. Nicolas Poussin L’Empire de Flore, vers 1627 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11983
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Comme la plupart des dessins conservés au château de Windsor, celui-ci entra dans les collections royales anglaises avec l’album Massimi. Ici encore, une légère esquisse à la sanguine est décelable sous les traits de plume et les rehauts de lavis brun. Le style demeure très synthétique et atteint presque à la rudesse formelle. Les variantes entre le tableau et le dessin sont nombreuses et évidentes dans les postures des personnages, même si ceux-ci sont restés les mêmes d’une œuvre à l’autre. La source de la composition est peut-être à chercher dans un poème de Marino, l’ami décédé depuis peu, La Rosa, mais plus certainement dans Les Métamorphoses d’Ovide, qui égrènent les différents épisodes représentés ici, tous relatifs à l’origine mythologique des fleurs, dans les vers de diverses parties de l’ouvrage, les livres III, IV, X et XIII. De gauche à droite, on identifie le suicide d’Ajax, dont le sang fait naître l’œillet ; la nymphe Clytie, qui regarde fixement le soleil (c’est-à-dire le char d’Apollon qui passe en haut) et se trouve changée en tournesol ; Narcisse, qui se mire dans l’eau du vase que tient une nymphe (qui ne serait pas Écho) ; Flore, entourée d’amours au centre de la composition ; Hyacinthe, qui touche sa blessure à la tête, provoquée par un disque qu’a lancé Apollon ; le chasseur Adonis, blessé à la cuisse par un sanglier, que lui a envoyé Mars, jaloux du jeune homme qui avait séduit Vénus, dont le sang générera l’anémone. Enfin, tout à fait à droite, on trouve le couple d’amoureux punis pour leur impatience, Crocus et Smilax, qui symbolise quant à lui le liseron. Le tableau est sans conteste l’un des plus parfaits de la jeunesse de Poussin, d’une poétique blondeur, à l’espace parfaitement structuré par la géniale idée de la treille à l’arrière-plan. Sur le dessin, celle-ci revient en avant dans la partie gauche, telle une rime plastique, ce que Poussin, dans sa peinture, a remplacé par une immense vasque, bien qu’au niveau du tronc de l’arbre, on devine une sorte d’arc de cercle attestant une modification tardive. Le thème permet d’unir l’exaltation du printemps et de la beauté des fleurs à des récits d’amours malheureuses ou condamnées par les dieux – ceux-ci sont ici au nombre de trois : Priape à gauche, représenté par un terme, Apollon dans le ciel et Flore dansant. La poétique teintée de nostalgie est à l’évidence plus marquée dans le tableau que dans le croquis. Mais ce dernier, malgré son caractère schématique, présente une mise en page d’une rare puissance. Comme l’a souligné en son temps Walter Vitzthum, des liens stylistiques peuvent être établis avec certains petits dessins de composition d’un contemporain de Poussin, François Perrier, notamment les « compositions encadrées » que reflète l’album Perrier du Louvre, que nous évoquerons ultérieurement [voir 770]. Un autre dessin conservé à Windsor, de même provenance, un peu plus grand que L’Empire de Flore, en est si proche de facture que l’on se doit de l’évoquer maintenant. Il s’agit de L’Origine du corail [23], autre sujet cher à Poussin au début de cette première période romaine, alors qu’il se passionne pour le monde de la fable et de la mythologie. Là aussi, la source peut venir de Marino comme d’Ovide mais cette fois, le thème ne sera pas traité en peinture. À droite, on voit Persée se lavant les mains après avoir tué le monstre marin qui menaçait Andromède, encore visible au fond, toujours liée à son rocher. Le jeune héros a placé à terre derrière lui la tête de Méduse, dont le sang coule sur des algues, les colore de rouge et les transforme en corail. La monture de Persée, Pégase, est debout derrière lui. À gauche, un groupe est formé de nymphes, d’un putto et d’un dieu-fleuve. Ici encore, la présence des dieux (Mercure et Minerve, protecteurs de Persée) dans l’empyrée apparaît comme une constante de ce genre de composition. Souvenons-nous du traitement ultérieur de ce thème dans des peintures fameuses de Claude Lorrain (et d’un magnifique dessin de sa main conservé au Louvre, lié au tableau qui se trouve à Holkham Hall), de Sébastien Bourdon et de Pierre Mignard. L’usage d'un lavis qui découpe les formes et les ombre avec sûreté devient encore plus habile dans quelques autres feuilles que l’on peut toujours situer vers 1627, comme l’Apollon et les Muses sur le Parnasse du J. Paul Getty Museum de Los Angeles ou Le Massacre des Innocents du musée Condé de Chantilly. En revanche, d’autres feuilles contemporaines sont beaucoup moins rehaussées de lavis, tels le Bacchus et Érigone du Fitzwilliam Museum de Cambridge et un exemple presque unique, tracé à la sanguine, la Nymphe chevauchant un satyre agenouillé du British Museum. Ce dernier dessin fait partie de tout un groupe à sujet de bacchanales, exploité en dessin comme en peinture. Lié à la toile de la Staatliche Gemäldegalerie de Cassel, de titre éponyme, datée par Jacques Thuillier vers 1626-1627, il permet d’illustrer le rare usage par Poussin de la sanguine, un médium fréquemment employé par ses contemporains italiens (pour rappel, nous réfutons l’authenticité du soi-disant Autoportrait à la sanguine du British Museum). Il convient cependant de mentionner une très vague étude tracée à la craie rouge au verso de L’Empire de Flore, pour la même composition que celle du recto, récemment dévoilée lors du décollement du dessin à Windsor. La petite feuille, empreinte de vivacité et d’allant, porte en bas à droite la marque de Jonathan Richardson Senior et, à gauche, celle de John Bouverie, autre amateur anglais du xviiie siècle ; elle est entrée au British Museum avec l’ensemble de la collection Malcolm en 1895.
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23. Nicolas Poussin L’Origine du corail, vers 1627 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11984 24. Nicolas Poussin Bacchus et Érigone, vers 1630 Cambridge, Fitzwilliam Museum, no. 3097
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Le dessin du Fitzwilliam Museum de Cambridge, Bacchus et Érigone [24], s’avère lui aussi particulier à plus d’un titre. Il est en relation avec un tableau conservé au Nationalmuseum de Stockholm, dont le personnage central a visiblement été repeint à la fin du xvii e siècle dans un classicisme froid qui n’a plus guère à voir avec la sensualité du premier Poussin. Surtout, au verso, il présente des croquis à la sanguine : en haut, on aperçoit les jambes vacillantes de l’Ajax se suicidant de L’Empire de Flore ; en bas, une scène difficile à identifier, mais que l’on a pu rapprocher du Massacre des Innocents, d’autant que l’on a retrouvé dans le fonds du Fitzwilliam Museum le fragment de droite qui s’y rattache, comme l’atteste la prolongation des deux lignes horizontales. Il ne fait aucun doute que le motif de l’enfant à terre les bras écartés est quant à lui lié au célèbre tableau Le Massacre des Innocents conservé à Chantilly, que Thuillier date vers 1624-1625, donc avant le Germanicus, mais que la plupart des autres spécialistes jugent un peu postérieur à celui-ci. En tout état de cause, le dessin du Palais des Beaux-Arts de Lille [25], qui a appartenu au peintre néoclassique Jean-Baptiste Wicar et est en rapport direct avec la toile cantilienne, ne peut être chronologiquement éloigné des feuilles que nous venons d’examiner, non plus que des deux études préparatoires pour le Saint Érasme de 1628-1629 que nous allons évoquer [voir 26 et 27]. D’un dynamisme puissant, cette feuille du Massacre des Innocents est un peu inattendue par son aspect plus mouvementé qu’à l’ordinaire, mais il est vrai que le sujet s’y prêtait. Les
25. Nicolas Poussin Le Massacre des Innocents, vers 1627 Lille, musée des Beaux-Arts, inv. PL 1613
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variantes avec le tableau sont considérables, principalement dans la posture de l’enfant piétiné et dans celle de la mère fuyant, à droite. Le décor urbain a lui aussi été modifié, l’obélisque surmonté d’une boule plus réduite, l’enfant mort du premier plan à droite supprimé. Mais le plus étonnant réside dans le traitement du visage de la mère agenouillée, avec le nez rendu par deux traits incisifs qui se rejoignent en haut du front, les yeux étirés en hauteur, la bouche en accent circonflexe, tous détails traduisant une volonté d’expressivité rarement autant développée par Poussin. Il faut également mentionner une feuille réapparue depuis peu sur le marché de l’art, tellement semblable au dessin de Lille que son examen devrait rendre immédiatement modeste tout « attributionniste ». La façon d’ombrer le visage d’une large tache de lavis, si présente sur le bourreau du Massacre, se retrouve sur certaines têtes des personnages dans les deux dessins préparatoires à la première grande commande officielle de Poussin, Le Martyre de saint Érasme, exécuté pour l’un des autels de la basilique Saint-Pierre de Rome en 1628-1629. La peinture, remplacée dans l’église trop humide par une mosaïque, se trouve aujourd’hui aux Musei Vaticani. Il est important de juxtaposer les deux feuilles de la Biblioteca Ambrosiana de Milan et des Offices de Florence [26 et 27], si semblables par leurs dimensions et par leur traitement (sans oublier leur provenance, toutes deux étant issues de l’ancien fonds de chaque institution, sans autre précision !), mais qui présentent des variantes intéressantes, tant entre elles qu’avec le grand tableau romain. Un examen rapide permet de se rendre compte que Poussin a entouré les deux compositions d’un trait à la plume, en précisant en bas les encoches qui correspondent à la structure spécifique de l’encadrement de marbre sur l’autel de la basilique. Le dessin de Milan est certainement antérieur à l’autre, comme l’indique la position du saint martyr. En haut à gauche, le centurion est demeuré quasi inchangé d’une feuille à l’autre ; en revanche, à droite, le fronton du temple a été remplacé par la statue païenne (Hercule dans le tableau) qu’Érasme refuse d’adorer malgré les objurgations du prêtre, qui la désigne du bras. Dans le dessin milanais, le prêtre se trouve à droite et désigne, semble-t-il, une mère avec un enfant (ce qui n’aurait pas grand sens) ou, plutôt, un officiant tenant la statue d’un enfant-dieu, le bras gauche levé. On note aussi dans le premier dessin un acolyte à gauche qui emporte les habits d’Érasme, visibles à terre sur l’autre feuille et bien davantage présents dans la peinture. Enfin, seul le second croquis comporte l’horrible détail du bourreau manœuvrant le treuil sur lequel s’enroulent les intestins du martyr. Le traitement confus et barbare du premier dessin est fascinant, tandis que le second va dans le sens d’un éclaircissement de la scène. Mais tous deux sont si proches dans l’emploi des hachures et l’intensité des plages de lavis brun qu’ils ne sauraient, malgré tous les changements opérés, se trouver très éloignés dans le temps. Ils donnent l’impression de découler rapidement l’un de l’autre, et sans doute dût-il exister d’autres études du même type pour le tableau, des croquis aujourd’hui perdus (le dessin de Milan, qui porte en bas à droite une attribution fantaisiste à Ciro Ferri, le meilleur suiveur romain de Pierre de Cortone, a été repéré il y a seulement une trentaine d’années par Oberhuber, qui l’a d’ailleurs rejeté par la suite, à l’époque où il refusait à Poussin la paternité des dessins Marino…). Dans la difficile chronologie des dessins de Poussin durant ses premières années romaines, les deux dessins du Saint Érasme, comme celui pour le Germanicus, doivent être désormais considérés comme de rares points d’ancrage et de certitude. D’autres feuilles plus discutées peuvent cependant en être rapprochées : ainsi un dessin qui ne correspond à aucun tableau (mais l’historien d’art de la fin du xviie siècle André Félibien mentionne le traitement du sujet par Poussin), Les Amours de Zéphyr et de Flore [28], une feuille à la plume sans lavis, avec quelques traces de sanguine, conservée au Louvre et réhabilitée dans le corpus de 1994. Elle provient de la célèbre collection du banquier Everhard Jabach, acquise par Colbert pour Louis XIV en 1671, comme le prouve le paraphe en bas à gauche qui a été porté sur les dessins « remontés » de cette collection. On retrouve d’ailleurs à gauche certains personnages de L’Empire de Flore : Ajax casqué, ainsi que Crocus et Smilax, dans des postures évidemment différentes. Mais le travail spontané des hachures, la nervosité du traitement et la verve de la composition incitent à considérer comme un original de Poussin ce dessin longtemps décrié. Plus lyriques, davantage agrémentées d’un séduisant lavis blond, des scènes à sujets de bacchanales ou de mythologie érotique se succèdent à la fin des années 1620. Un dessin représentant un combat de putti montés sur des boucs, devant deux nymphes dont l’une brandit les couronnes promises au vainqueur, conservé à l’Ensba, porte le cachet de deux collectionneurs célèbres, le comte Spencer au xviiie siècle et Horace His de la Salle, l’ami de Géricault, au xixe siècle. On peut le situer entre 1627 et 1630, tout comme une autre feuille aux contrastes plus accentués, le Thésée abandonnant Ariane des Offices de Florence [29], un don Santarelli en 1886 ; à l’époque, la feuille était attribuée à l’artiste italien Pietro Testa. Comme souvent, Poussin égrène son récit de détails significatifs, que le spectateur doit décrypter avec soin : ici, au premier plan, la pelote de fil qu’Ariane confia à Thésée afin qu’il retrouve son chemin dans le labyrinthe où
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26. Nicolas Poussin Le Martyre de saint Érasme, vers 1628 Milan, Biblioteca Ambrosiana, Castella 8, n. F 253 inf. 1075
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27. Nicolas Poussin Le Martyre de saint Érasme, vers 1628 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, n. 885 E 28. Nicolas Poussin Les Amours de Zéphyr et de Flore, vers 1629 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32503 29. Nicolas Poussin Thésée abandonnant Ariane, vers 1627-1630 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, n. 5740 S 30. Nicolas Poussin Acis et Galatée, vers 1627-1628 Chantilly, musée Condé, inv. AI 174 bis ; NI 209
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il tua le Minotaure, ou encore la rame levée à gauche, annonçant l’imminence de la fuite du héros qui va quitter Naxos et abandonner Ariane endormie pour sa sœur Phèdre. Le lavis brun qui sculpte les corps baignés d’une lumière lunaire confère à la composition une atmosphère à la fois poétique et dépouillée du plus bel effet, malgré la simplicité voulue de la mise en place. L’un des plus parfaits dessins de cette époque demeure sans doute l’Acis et Galatée du musée Condé de Chantilly [30], qui, pour une fois, ne provient pas d’un achat du duc d’Aumale à Frédéric Reiset, mais d’un don postérieur de François-Anatole Gruyer, conservateur du musée. La liste des collections dont il a fait antérieurement partie est plus qu’impressionnante. D’abord celle de Gabriel Huquier, un ami de Watteau, puis de Pierre Jean Mariette, le plus insigne collectionneur de dessins. Gabriel de Saint-Aubin prit soin de le dessiner en marge de son exemplaire du catalogue de la vente Mariette en 1775-1776, célèbre recueil conservé au Museum of Fine Arts de Boston. Le dessin a ensuite appartenu au prince de Conti, au peintre Sir Thomas Lawrence, puis à His de la Salle. Comme dans les dessins précédemment abordés, il émane de cette belle feuille une impression de sérénité et de panthéisme souriant, toujours inspirée des Métamorphoses
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d’Ovide (ici livre XIII, vers 750 et suivants) : en haut à gauche, le cyclope Polyphème, épris de la nymphe Galatée, est allongé, contemplant le lever du soleil, représenté par le char d’Apollon, sur la mer ; il ne voit donc pas l’étreinte des deux amants, cachés derrière une draperie tendue par l’Amour, sa torche à ses pieds. Une naïade, en revanche, admire le couple amoureux depuis les flots irradiés par le soleil levant. L’économie de moyens est ici d’autant plus sensible que Poussin nous a laissé un tableau de même sujet mais de composition nettement plus complexe, conservé à la National Gallery of Ireland de Dublin. On y retrouve le thème de la draperie dissimulant les amants, et Polyphème y est représenté en musicien. Un important groupe de tritons, de néréides et de putti occupe la partie droite de la scène, et le paysage marin, au fond à droite, est ici réduit au minimum. Le tableau est généralement daté de 1627-1628. Également conservé à Chantilly, un autre dessin, visiblement amputé, illustre un autre épisode bien connu des Métamorphoses, avec des personnages traités de façon moins synthétique et plus détaillée : il s’agit d’une représentation de Daphné poursuivie par Apollon et transformée en laurier, mais l’amputation de la partie gauche fait que le dessin a reçu le titre de Daphné et Pénée (un fleuve qui n’est autre que le père de la jeune nymphe) [31]. Un tableau de sujet proche, conservé à l’Alte Pinakothek de Munich, est certainement antérieur, bien que les deux œuvres présentent une caractéristique semblable : la taille importante accordée aux personnages par rapport au paysage environnant. On ne saura sans doute jamais pourquoi la partie gauche du dessin, qui devait en toute logique représenter Apollon sur le point d’atteindre Daphné, a été coupée juste au ras des doigts de Pénée, que l’on distingue sur la hanche de sa fille. L’image de Daphné se réfugiant dans les bras de son père réapparut bien plus tard, lorsque Poussin peignit, juste avant sa mort, le célèbre Apollon amoureux de Daphné du Louvre, toile inachevée qu’accompagne toute une série de dessins parmi les plus émouvants de l’artiste vieillissant [voir 166 et 167]. Un des autres dessins à sujet mythologique qui pourrait se situer autour de 1630 est une feuille du château de Windsor, provenant de l’album Massimi, elle aussi fragmentaire, visiblement coupée cette fois sur la droite. Ce Groupe de trois nymphes au bord d'une rivière, regardant un dieu-fleuve [32] constitue peut-être une allusion au mythe de Tyro, fille de Salmonée, amoureuse du fleuve Énipée dont Neptune allait prendre l’apparence. On a souvent évoqué l’art constructif de Cézanne à propos de ce croquis qui illustre l’habileté avec laquelle Poussin a réussi à inscrire la figure dans le paysage, réussite qui tarauda près de trois siècles plus tard le maître d’Aixen-Provence. C’est précisément là un des rares dessins qui permettent de jeter les bases du style de Poussin dessinateur de paysages, problème très discuté et sur lequel nous reviendrons. Dans l’immédiat, notons l’importance des réserves de papier blanc (comme dans les aquarelles de Cézanne !), qui, par les plages de lumière qu’elles délimitent, confèrent aux rochers et aux arbres un étonnant relief. La simplicité du rendu des feuilles étonne autant que l’évocation de l’eau dans la partie basse par un lavis si rapidement posé que le plan d’eau penche vers la gauche et que les jambes de la nymphe du bas ne subissent aucune réfraction ! N’importe, le charme du dessin demeure intact. On l’a souvent rapproché d’une composition perdue mais connue par une gravure tardive d’Edme Jeaurat, une toile peinte par Poussin vers 1633-1634 pour le duc de Créqui. Toutefois, le tableau, composé en hauteur et plus érotique d’esprit, accordait moins d’importance au paysage. Le dessin suivant, également à Windsor, est d’esprit très différent puisqu’il s’agit d’une illustration du Nouveau Testament, et qu’elle présente un cas particulier extraordinaire. Vers 16271628, Poussin peignit sur cuivre, à deux reprises, deux versions du Christ au jardin des Oliviers ; l’un des tableaux était destiné à un proche ami et client romain, Cassiano dal Pozzo, secrétaire du cardinal Francesco Barberini, l’autre au prélat lui-même, dont Ottavio Leoni avait gravé les traits dès 1624. Le Cavaliere Cassiano dal Pozzo (1588-1657) allait jouer un rôle essentiel dans la vie de Poussin : le soutenant dès l’époque de la commande du Saint Érasme pour Saint-Pierre de Rome, il fut ensuite le commanditaire de la première série des Sacrements, peinte par Poussin de 1636 à 1642. On a beaucoup discuté sur le fait de savoir si Poussin avait participé (il semble en fait que non) à la grande entreprise patronnée par son ami, le Museo Cartaceo ou Musée de papier, suite de copies dessinées d’après l’antique, dont Cassiano fut le commanditaire et dont de nombreux volumes subsistent au château de Windsor. Une lettre de Poussin au moment de sa mort nous apprend que l’artiste « travaille à (la) sépulture » de celui qu’il appelle alors « monsieur Du Puits9 ». Cassiano, qui possédait une vingtaine de tableaux de Poussin, en collectionna aussi quelques dessins. Il possédait notamment la partie supérieure du dessin du Christ au jardin des Oliviers [33], dont la partie inférieure se trouvait dans l’album Massimi. Le fragment Cassiano ayant été acquis par le roi George III d’Angleterre en 1762, les deux parties purent être réunies à Windsor. Lors de ce rapprochement, en 1863, il apparut évident que leur séparation avait engendré la perte d’une bande de quelques millimètres de haut, restituée par l’adjonction récente
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31. Nicolas Poussin Daphné et Pénée, vers 1628-1630 Chantilly, musée Condé, inv. AI 175 ; NI 210 32. Nicolas Poussin Groupe de trois nymphes au bord d’une rivière, regardant un dieu-fleuve, vers 1630 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11914 33. Nicolas Poussin Le Christ au jardin des Oliviers, vers 1630 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11997
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et définitive d’un papier bleuté et d’une légère prolongation de la tête du saint Jean endormi. Le fragment du bas avait été déchiré en trois morceaux – c’est d’ailleurs encore visible ! L’iconographie du dessin, très différente de celle des deux cuivres qui montrait classiquement le Christ agenouillé face aux anges lui présentant les instruments de la Passion, est extrêmement originale : le Christ apparaît prostré, face à un seul ange et à une figure sans ailes qui pourrait symboliser l’Église. Ce chef-d’œuvre d’expression dramatique et de dépouillement frappe par son parti pris luministe, mais aussi par ce moment si poignant de la Passion d’un Christ fait homme et véritablement écrasé par son destin. On ignorera sans doute toujours pourquoi un si beau dessin fut coupé en deux, ce qui se produisit avant 1677, date de la mort du cardinal Massimi, qui possédait donc alors le fragment du bas. Certains auteurs ont cru devoir refuser l’attribution de la feuille à Poussin, entre autres à cause de la teinte du support, l’artiste n’utilisant il est vrai que bien rarement le papier bleu (et uniquement pour des dessins conservés à Windsor !). Pourtant, la maîtrise de l’espace, la trouvaille du triangle lumineux en haut, la longue mèche de la coiffure de saint Jean constituent autant d’audaces graphiques qui ne peuvent revenir qu’à lui, et certainement à aucun de ses satellites. Une petite étude pour le groupe des apôtres endormis, acquise par Catherine II de la collection du comte Brühl et conservée à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, est d’esprit assez proche, avec au second plan un Christ aux genoux repliés. Exécutée uniquement à la plume, sans lavis, elle a été visiblement amputée de tous côtés, ainsi que l’atteste l’état du verso, où
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l’on voit le Christ entouré de nombreux anges, comme dans les deux cuivres peints. En faisant pivoter la feuille d’un quart de tour, on trouve la représentation d’un Christ, les mains jointes, probablement surmonté d’une couronne (?) soutenue par deux anges, marchant vers des personnages au premier plan ; s’agit-il du Christ redescendant vers ses disciples après l’agonie au jardin des Oliviers (mais ces derniers sont censés être encore endormis) ou bien d’un Christ en gloire après la Résurrection ? On ignore tout d’un tel projet, dont seul témoignerait ce minuscule croquis (qui ne mesure plus que 12 x 14 cm). Il existe en revanche, à cette époque comme à d’autres moments de la vie de Poussin, des tableaux capitaux de l’artiste pour lesquels nous ne connaissons aucun dessin préparatoire. Ainsi, parmi beaucoup d’autres, La Peste d’Asdod, achevé pour l’escroc Valguarnera en 1631 et conservé au Louvre. En fait, il dut exister bien plus de dessins de Poussin que ceux que nous connaissons aujourd’hui ; il n’en est cependant réapparu que bien peu depuis la publication du corpus, il y a maintenant près de vingt ans.
Un Romain établi Au début des années 1630, Poussin peignit deux grandes Adoration, l’une des Bergers, conservée à la National Gallery de Londres, l’autre des Mages, à la Staatliche Kunstsammlungen de Dresde ; cette fois, nous disposons de quelques feuilles en rapport. Deux dessins à la plume et au lavis brun du musée Condé à Chantilly (de provenance Reiset, tous deux ont auparavant appartenu à Everhard Jabach et à Pierre Crozat) ont un lien avec le tableau de Dresde. Le premier, visiblement coupé en haut, cultive encore des formes bouclées et quelque peu maniéristes dans le groupe des chevaux et des serviteurs qui les retiennent, relégué à l’arrière-plan du tableau ; déjà très poussé, un peu comme un modello, le dessin fut pourtant profondément transformé dans les états suivants. Le second dessin [34] est beaucoup plus conforme au parti pris final, à l’exception précisément du groupe des chevaux et serviteurs. Ce caractère de modello presque définitif a même fait douter certains auteurs de son originalité ; ils ont préféré y
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34. Nicolas Poussin L’Adoration des Mages, vers 1633 Chantilly, musée Condé, inv. AI 163 ; NI 198
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voir une copie partielle du tableau, négligeant le groupe du fond à droite ; mais certains détails ne se retrouvent pas dans celui-ci, notamment les planches clouées en X au-dessus du jeune serviteur du centre. Pour L’ Adoration des bergers de Londres, il subsiste également deux dessins ; celui de Christ Church à Oxford n’est qu’un fragment, concernant les angelots qui volettent en haut de la composition. Le groupe de figures est à peu près conforme, mais l’arrière-plan architectural bien différent. Le dessin a été très discuté à cause de son manque de rigueur graphique et de sa rapidité peu appliquée, lesquels attestent néanmoins une certaine spontanéité ; quelques auteurs ont soutenu au contraire qu’il faisait à l’origine partie de la même feuille que l’autre dessin lié au tableau de la National Gallery, une étude conservée au British Museum et portant en bas à droite la marque du peintre et collectionneur Sir Peter Lely [35]. Le dessin d’Oxford présente cependant un tracé sous-jacent à la sanguine, inexistant dans la feuille de Londres, d’une exécution beaucoup plus sèche. Les nombreuses variantes avec le tableau incitent, malgré ce côté un peu figé, à garder le dessin londonien parmi les originaux de Poussin. Dans la peinture, l’agneau couché au premier plan, symbole facile à déchiffrer, disparaîtra, ainsi que le fragment de motif architectural en bas à gauche. La scène du second plan, une Annonce aux bergers effrayés, sera elle aussi modifiée sur la toile. Il est d’ailleurs curieux que Poussin ait représenté sur une même feuille deux moments différents d’un récit, un peu à la manière des primitifs. Ce dessin n’a pas non plus été accepté comme authentique par tous les spécialistes, mais pour des raisons inverses de celles rencontrées par son « compagnon » de Christ Church. Cependant, Peter Lely (1618-1680), qui en fut le premier propriétaire connu, était pratiquement contemporain de Poussin ; il paraît donc peu vraisemblable que ce grand connaisseur ait possédé une copie de son illustre collègue. Le Jeune Pyrrhus sauvé, autre dessin conservé au château de Windsor, unique étude liée au tableau éponyme de 1634 appartenant au Louvre, doit, comme les feuilles en rapport avec les deux Adoration, être daté de 1633, l’année précédant l’achèvement probable de la peinture.
35. Nicolas Poussin L’Adoration des bergers, vers 1633 Londres, British Museum, no. 1874, 0808.1084
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Ce dessin, provenant également de l’album Massimi [36], présente bien des variantes avec la peinture, et le sujet de l’une comme de l’autre mérite d’être explicité. Il ne faut pas confondre deux Pyrrhus. Le premier est un personnage mythique, fils d’Achille, le héros de la guerre de Troie. Roi d’Épire, connu aussi sous le nom de Néoptolème, c’est lui qui ramena Andromaque captive et fut assassiné par Oreste dans la tragédie de Racine. L’autre Pyrrhus, dont il est question ici, est au contraire un personnage historique, sujet d’une des Vies parallèles de Plutarque. Menacé au cours d’une sédition, alors qu’il n’était âgé que de deux ans, il fut emmené par les fidèles de son père, le roi d’Épire, Éacide, lointain descendant du premier Pyrrhus, vers la ville de Mégare, pour sa sécurité. Mais un fleuve en crue (symbolisé par le personnage couché en bas à gauche du dessin) barra le chemin des fuyards et les sépara de la cité ; les serviteurs de Pyrrhus, qui, en raison du tumulte des flots, n’arrivaient pas à se faire entendre des Mégariens sur l’autre rive, imaginèrent de leur faire passer des messages demandant de l’aide. Sur le dessin, l’une de ces missives est attachée à une pierre que va jeter l’homme de gauche ; l’autre est fixée au javelot que s’apprête à lancer son voisin. À droite, les poursuivants de Pyrrhus sont difficilement contenus par l’arrière-garde de la petite troupe. Finalement, les Mégariens mirent un bateau à l’eau et firent passer Pyrrhus et sa troupe. Les aventures de l’enfant ne s’arrêtèrent pas là car, réfugié ensuite à la cour du roi Glaucias, il sut retenir l’attention de celui-ci, qui le prit sous sa protection. Ce sujet donna lieu à une composition plus tardive de Poussin, connue par trois dessins, et à un célèbre tableau de François-André Vincent à l’époque néoclassique, conservé au château de Židlochovice, en Tchécoslovaquie. Il est prétexte à une réflexion sur la prédestination et les hasards de la Fortune, si fluctuante au gré du temps et de la diversité des hommes. Le dessin doit être de peu antérieur à la peinture. On y relève pourtant nombre de variantes, dont la position inversée des cavaliers mégariens au fond à gauche. L’homme qui accourt à droite signale l’imminence du danger, alors que le combat d’arrière-garde est explicite dans le tableau. L’édifice en ruine dans le dessin laissera place à un simple tertre. Surtout, dans la peinture, une diagonale descendant de droite à gauche réunit clairement les personnages du premier plan, tandis qu’ils sont disposés en une sorte d’arc cintré dans le dessin. Le verso, tracé tête-bêche par rapport au recto, le précède sans doute un peu car il est moins harmonieusement composé. Il est exécuté uniquement à la plume et à l’encre brune, avec quelques traces de pierre noire. Poussin a clairement délimité l’espace de droite d’un trait vertical ; les groupes sont davantage mélangés et concentrés qu’au recto ; le jeune Pyrrhus est placé beaucoup plus à gauche, et l’homme qui accourt en annonçant le danger occupe ici un rôle central. Les figures, au recto, des deux hommes lançant les messages ont souvent été rapprochées de petits croquis que Poussin exécuta pour le Traité de la peinture de Léonard de Vinci, dont Cassiano dal Pozzo possédait une copie manuscrite qu’il fit illustrer par son ami, probablement vers 1637. Cet exemplaire, conservé aujourd’hui à la Biblioteca Ambrosiana de Milan, contient des dessins de plusieurs mains. À la demande d’un autre ami de Poussin, Roland Fréart de Chambray, frère de Chantelou, le peintre Charles Errard (vers 1601-1689) grava ensuite les dessins en leur adjoignant des paysages que Poussin jugea « gauches ». De plus, il trouvait médiocre le texte de Léonard, écrivant à Cassiano : « Tout ce qu’il y a de bon en ce livre se peut écrire sur une feuille de papier en grosses lettres10 […]. » Parmi les dessins répertoriant des attitudes masculines, le plus proche de l’étude pour Le Jeune Pyrrhus sauvé est celui du folio 75, à gauche dans le manuscrit de Milan, représentant deux hommes dans des postures similaires. Au total, vingt-neuf croquis de ce manuscrit ont été retenus comme autographes de la main de Poussin dans notre corpus de 199411. Il n’est pas impossible que le beau recto du dessin du Pyrrhus sauvé, à l’organisation assez complexe, ait été établi au moyen d’un procédé que nous allons maintenant étudier et qui illustre de façon certaine la genèse de deux compositions au titre éponyme, datables entre 1634 et 1637, L’Enlèvement des Sabines. L’une des peintures est conservée au Louvre, l’autre au Metropolitan Museum of Art de New York. Toutes deux représentent le moment où Romulus, à gauche, élève le bras, donnant le signal de l’enlèvement des Sabines par les Romains. Les quatre feuilles connues élaborées sur ce thème constituent des applications certaines de la technique de la « planche barlongue » et de la « boîte à perspective », dont on ignore d’ailleurs à quelle date Poussin commença à l’utiliser. Le recours à cette pratique peut s’expliquer entre autres parce que Poussin ne respectait pas, semble-t-il, les principes académiques habituels, qui conduisaient les peintres dont il était le contemporain, à Rome ou à Paris, à étudier isolément chacune des figures de leurs compositions dans des dessins qui faisaient suite à un croquis d’ensemble. Poussin, quant à lui, ne paraît s’être intéressé qu’à la mise en place de ses figures dans l’espace, et l’on ne lui connaît pas – une particularité digne d’être soulignée – d’étude dessinée poussée pour telle ou telle figure isolée. Il avait lui-même mis au point cette technique si particulière que nous connaissons par deux descriptions quasi contemporaines méritant d’être assez longuement citées. La première est du
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peintre-écrivain Joachim von Sandrart, dans sa Teutsche Academie : « Dans ses premiers temps [à Rome] il nous fréquentait nous autres étrangers, et venait souvent quand il nous savait réunis, François Duquesnoy, sculpteur, Claude Gellée, peintre, et moi-même, car nous avions l’habitude de nous communiquer nos projets. Il était d’ailleurs sage dans la conversation, et portait toujours avec lui un petit livre où il notait, par des dessins ou des notes, tout ce qui le frappait. Quand il se proposait de peindre une composition, il étudiait soigneusement le sujet puis jetait sur le papier deux ou trois légères esquisses de l’ordonnance générale. S’il s’agissait d’une histoire, il prenait une planche divisée en carrés, convenable à son projet, et y ordonnait des petites figures nues, en cire, dans les poses nécessaires à l’expression de l’action de l’ensemble. Ensuite, pour représenter les draperies, il les habillait de papier mouillé ou d’une fine étoffe, puis cousait ses draperies au moyen de fils qui lui permettaient de placer les figurines à la distance appropriée au-dessus de l’horizon ; et c’est d’après ces maquettes qu’il peignait sa toile12. » L’autre description se trouve dans un texte également postérieur à la mort de Poussin, la Lettre… à un de ses amis […], Bordeaux, publiée en 1669 par le peintre bordelais Antoine Leblond de la Tour : « Je ne puis m’empêcher de lui apprendre l’invention du fameux monsieur Poussin, qui est presque le seul de notre temps qu’on peut comparer aux anciens pour ses belles inventions, qui lui ont acquis une estime immortelle parmi les savants. Car par le moyen de cette invention l’on vient à bout d’une des choses les plus difficiles de la peinture. Cet homme admirable et divin inventa une planche barlongue, comme nous l’appelons, qu’il faisait faire selon la forme qu’il voulait donner à son sujet, dans laquelle il faisait certaine quantité de trous où il mettait des chevilles, pour tenir ses mannequins dans une assiette ferme et assurée, et les ayant placés dans leur situation propre et naturelle, il les habillait d’habits convenables aux figures qu’il voulait peindre, formant les draperies avec la pointe d’un petit bâton, comme je vous ai dit ailleurs, et leur faisant la tête, les pieds, les mains et le corps nu, comme on fait ceux des anges, les élévations des paysages, les pièces d’architecture, et les autres ornements avec de la cire molle, qu’il maniait avec une adresse et une tranquillité singulières. Et ayant exprimé ses idées de cette manière, il dressait une boîte cube, ou plus longue que large, selon la forme de sa planche, qui servait d’assiette à son tableau, laquelle boîte il bouchait bien de tous côtés, hormis celui par où il couvrait toute sa planche qui soutenait ses figures, la posant de sorte que les extrémités de la boîte tombaient sur celles de la planche, entourant ainsi et embrassant, pour ainsi dire, toute cette grande machine.
36. Nicolas Poussin Le Jeune Pyrrhus sauvé, vers 1633 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11909
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Ces choses étant préparées de la façon, il considérait la disposition du lieu où son tableau devait être mis. Si c’était dans une église, il regardait la quantité de fenêtres, et remarquait celles qui donnaient plus de jour à l’endroit destiné pour le mettre, si le jour venait par devant, par le côté ou par le haut, s’il y venait de plusieurs côtés, ou lequel dominait davantage sur les autres. Et après toutes ces réflexions si judicieuses, il arrêtait l’endroit où son tableau devait recevoir son véritable jour, et ainsi il ne manquait jamais de trouver la place la plus avantageuse pour faire des trous à sa boîte, en la même disposition des fenêtres de l’église, et pour donner tous les jours et les demi-jours nécessaires à son dessein. Et enfin il faisait une petite ouverture au-devant de sa boîte, pour voir toute la face de son tableau à l’endroit de la distance ; et il pratiquait cette ouverture si sagement qu’elle ne causait aucun jour étranger, parce qu’il la fermait avec son œil, en regardant par là pour dessiner son tableau sur le papier dans toutes ses attitudes, ce qu’il faisait sans y oublier le moindre trait ni la moindre circonstance, et l’ayant esquissé ensuite sur la toile, il y mettait la dernière main, après l’avoir bien peint et repeint13. » Comme l’a écrit Oskar Bätschmann, « ces [deux] descriptions font de la mise en scène le lieu de la convergence de la peinture et du dessin14 ». Dans le cas de L’Enlèvement des Sabines, les changements intervenus entre les quatre dessins préparatoires connus attestent à l’évidence des déplacements subis par les divers petits groupes en cire sur la planche et à l’intérieur de la boîte. Non seulement les groupes se déplacent d’un dessin à l’autre, mais encore certains tournent-ils sur eux-mêmes. Blunt a même été jusqu’à parler fort joliment, à propos du groupe de dessins pour les Bacchanales Richelieu (que nous aborderons ci-après), d’un « corps de ballet en cire15 » que Poussin aurait eu à sa disposition. Bien évidemment, aucune de ces fragiles figurines en matière friable n’a subsisté. Le dessin de la collection des ducs de Devonshire à Chatsworth [37], acquis comme presque toute la collection graphique par le second duc avant 1729, est-il en rapport avec la composition du Louvre ou celle du Metropolitan ? C’est en fait difficile à dire, car on retrouve des éléments spécifiques dans chacune des deux versions peintes. Ainsi Romulus apparaît-il sous une architecture, comme dans le tableau new-yorkais, mais le temple à portique qui s’élève derrière lui évoque la peinture du Louvre. Le fond de paysage annoncerait plutôt la toile du Metropolitan, et l’architecture élaborée à droite, celle du Louvre. Le groupe de l’enlèvement dessiné à droite est présent, plus à gauche, dans les deux peintures. Le cavalier sur son cheval cabré semble plus proche de la version du Louvre, mais le soldat menaçant, l’épée levée, trouve davantage d’écho dans la version américaine. Le dessin du musée des Offices à Florence [38], lui aussi ponctué d’un lavis qui ombre les différentes figures selon un rythme majestueusement équilibré, montre de nombreux changements par rapport à celui de Chatsworth. Le groupe de l’enlèvement à droite de la feuille de Chatsworth est ici passé au second plan et a tourné sur lui-même, preuve que Poussin a manipulé sa maquette entre les deux étapes. Le dessin des Offices, dont Poussin a souligné le caractère de projet pour une peinture en l’entourant d’un trait d’encadrement à la plume, semble intermédiaire entre les deux tableaux. Curieusement, alors que ce dessin doit être postérieur à celui de Chatsworth, ce dernier présente une sorte de « mise au point » plus précise dans la caractérisation de chacune des figures.
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Un couple isolé, assez différent du fameux groupe tournoyant de l’enlèvement dans les deux grandes feuilles précédentes, a fait l’objet d’un autre dessin, très petit (à peine 11 centimètres de haut), conservé au château de Windsor [39]. Ici, on a vraiment le sentiment de se trouver devant une copie dessinée d’après une maquette en cire, et assurément pas d’après des modèles humains. Windsor possède également un dessin fragmentaire pour une partie seulement des personnages [40], et l’on s’est demandé si le petit dessin du couple n’y était pas rattaché à l’origine ; mais, sur cette feuille, la lumière vient de la direction opposée. Quant aux personnages de l’arrière-plan, ils n’ont à l’évidence pas été exécutés d’après le petit théâtre de cire ; Poussin a dû les ajouter comme une sorte de toile de fond, aux attitudes changeantes et mouvementées. Il est de plus quasiment certain que l’intérieur de la boîte était muni d’une glissière par laquelle Poussin pouvait introduire derrière ses principaux personnages des fonds à sujets d’architectures, de paysages ou de figures groupées, tout en jouant sur les effets lumineux en actionnant plus ou moins les ouvertures latérales. Vers 1635-1636, Poussin exécuta pour le cardinal de Richelieu trois ou quatre Bacchanales (le nombre est encore discuté) destinées à orner son château du Poitou. Aujourd’hui dispersées, les œuvres illustrent bien la veine mythologique que l’artiste exploitait encore pleinement lors de cette première période romaine, alors qu’il la délaisserait pratiquement après l’épisode parisien de 1640-1642. Le Triomphe de Pan est conservé à la National Gallery de Londres, qui possède également un Triomphe de Silène dont il est difficile de savoir s’il s’agit de l’original abîmé ou d’une copie d’époque. Le Triomphe de Bacchus se trouve au Nelson-Atkins Museum of Art, à Kansas City. Enfin, on ignore si Le Triomphe de Neptune du Philadelphia Museum of Art faisait ou non partie de la série. Nous connaissons près d’une dizaine de feuilles en rapport direct avec ces différentes compositions. Une première, à Windsor et provenant de Massimi, est connue pour sa particularité de comporter au recto comme au verso des études assez poussées, que l’on a tendance à rapprocher de deux des Bacchanales. Toutefois, si le verso est en lien direct avec Le Triomphe de Pan, le recto, en revanche, connu sous le titre Le Triomphe de Bacchus en Inde, demeure relativement éloigné du tableau de Kansas City [41 et 42]. Il est certain que Poussin eut recours à son « corps de ballet » en cire pour ces mises en place, juxtaposant sur sa planche barlongue des figurines représentant des satyres, des nymphes, des putti, des chèvres et d’autres animaux. Ceux-ci sont d’ailleurs plus exotiques que dans le tableau américain, dans lequel on relève deux différences fondamentales avec le dessin. D’abord, la composition y est traitée en bas relief, tandis que le dessin de Windsor est organisé selon une diagonale descendant de gauche à droite qui creuse l’espace de façon plus dramatique et surtout plus baroque, évoquant aussi bien les cavalcades rubéniennes que les triomphes mantegnesques. Ensuite, le triomphe du jeune dieu prend un caractère résolument « indien », c’est-à-dire oriental, puisque l’on y trouve éléphant, chameaux, girafe, panthères, absents de la toile. L’étude à droite, séparée de la composition principale par un trait d’encadrement, semble, au moins pour le motif principal, être une copie d’après un char antique. Le verso de ce dessin comporte deux études tête-bêche pour Le Triomphe de Pan, délimitées également d’un trait d’encadrement. Il faut rapprocher ces croquis d’autres dessins – deux
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37. Nicolas Poussin L’Enlèvement des Sabines, vers 1633-1634 Chatsworth, The Duke of Devonshire and Trustees of the Chatsworth Settlement, no. 861 38. Nicolas Poussin L’Enlèvement des Sabines, vers 1633-1634 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, n. 900 E 39. Nicolas Poussin Un homme enlevant une femme, vers 1633-1634 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11904 40. Nicolas Poussin L’Enlèvement des Sabines, vers 1633-1634 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11903 41. Nicolas Poussin Le Triomphe de Bacchus en Inde, 1635 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11905 recto 42. Nicolas Poussin Deux scènes de bacchanales, 1635 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11905 verso
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d’entre eux sont conservés au musée Bonnat à Bayonne, le troisième aux Offices de Florence [43] – pour percevoir avec quelle facilité le système de Poussin lui a permis de varier la mise en place jusqu’à obtenir l’équilibre voulu dans sa composition, faisant se répondre les groupes qui se disloquent ou s’enchevêtrent. Certains thèmes reviennent sans cesse, tels les motifs d’une pièce musicale (rappelons qu’Ingres, dans ses recherches pour L’Âge d’or du château de Dampierre, aimait ainsi déplacer et juxtaposer un moment les groupes de nus qu’il avait imaginés, leur adjoignant ce qu’il qualifiait sur une feuille du musée Ingres de Montauban de « motifs nouveaux ») : ainsi la nymphe couronnant un terme, la femme qu’un homme retient assise sur une chèvre, le faune à terre que l’on soulève, ou le satyre portant une chèvre renversée, bien visible si l’on compare le recto du dessin de Windsor avec le pentimento rageusement exprimé à la plume, rare chez Poussin, au centre de la feuille des Offices. Au verso de cette dernière apparaissent deux petites études dont l’une présente un centaure tenant un étendard avec une inscription à la gloire de Bacchus.
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43. Nicolas Poussin Bacchanale, vers 1635 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, n. 905 E 44. Nicolas Poussin Feuille d’études : femme en pleurs ; bacchante et enfants fleurissant un terme ; bacchante, putto, chèvre, vers 1635 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11902 recto
45. Nicolas Poussin Le Christ guérissant l’aveugle de Jéricho, vers 1650 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11902 verso
On ne peut dire qu’une chronologie précise de ces diverses feuilles s’impose ; il s’agit plutôt de tentatives juxtaposées, de modifications librement assumées, d’harmoniques développés autour d’un thème. Et il en est de même pour les dessins suivants. Une autre feuille de Windsor [44 et 45] – dont la provenance est traçable de Cassiano dal Pozzo à George III d’Angleterre – présente d’un côté deux études à la plume pour la nymphe décorant le terme du même Triomphe de Pan et, vers la droite, une étude pleine d’humour du visage grotesque du terme vu de face. Le dessin est visiblement amputé sur la droite, mais devient passionnant à gauche, révélant que Poussin ne craint pas de juxtaposer à ces recherches sur un sujet bachique une étude de femme en pleurs, préparatoire à l’un des motifs les plus austères de la première série des Sacrements (fameux groupe de sept peintures que nous évoquerons plus loin), L’ExtrêmeOnction. Le verso de cette feuille16 comporte une étude pour un tableau beaucoup plus tardif, Le Christ guérissant les aveugles de Jéricho, peint pour le soyeux lyonnais Reynon en 1650 et qui se trouve au Louvre. C’est là un des rares exemples de réutilisation de la même feuille de papier par l’artiste à tant d’années de distance. Celle-ci fut probablement coupée lorsqu’on voulut mettre en exergue l’importance du dessin du verso, jugé nettement plus complet. Le dessin suivant, conservé comme le tableau à Kansas City et provenant d’un collectionneur du sud de la France, Maurice Marignane, dont il porte la marque, n’est pas en parfait état. Le principe de la composition en bas relief, se déroulant de gauche à droite, est désormais acquis. Parmi les animaux exotiques, encore présents, un pittoresque tigre est étendu sur le dos d’un éléphant. Les panthères qui tiraient le char de Bacchus ont laissé place à des centaures, que l’on retrouve dans la peinture, même si celle-ci montre de nombreuses modifications. Poussin a exploité le thème des centaures dans plusieurs petits croquis qui ne sont pas tous en rapport avec les tableaux Richelieu. Celui conservé à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg [46], dont on aperçoit un fragment de la marque en bas à droite, est certainement en relation étroite avec Le Triomphe de Bacchus. Son énergie, son allégresse sont également caractéristiques d’une feuille du musée Bonnat de Bayonne [47], provenant de Sir Thomas Lawrence et His de la Salle. Celle-ci comporte en fait deux croquis d’origines différentes, ultérieurement reliés l’un à l’autre, après une entreprise de découpage qui suit la queue du centaure ! La bacchante étudiée par deux fois est très proche de celle figurant au verso du premier dessin de Windsor, à l’extrême gauche ; en revanche, l’enlèvement de la nymphe, peut-être Hippodamie, par un satyre est sans écho dans le cycle peint. Le groupe s’avère d’une rare puissance expressive, que favorisent à la fois la vivacité de la plume et l’équilibre magistral entre les deux figures, dont l’harmonie interne est établie par la draperie en arc de cercle qui les unit à droite. Notons le repentir sur la jambe arrière du centaure, tracé d’une main qui semble avoir quelque peu tremblé. En général décelé dans les dessins de Poussin à partir du début de la seconde période romaine, ce tremblement de la main témoigne ici d’un rajout postérieur. Un autre dessin à sujet de centaure, quant à lui assez éloigné des Bacchanales, présente une autre particularité intéressante, voire troublante ; il s’agit de celui conservé au Los Angeles
46. Nicolas Poussin Deux centaures cabrés avec deux figures en croupe, vers 1635 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. 6995 47. Nicolas Poussin Deux études de bacchante ; centaure enlevant une jeune femme, vers 1635 Bayonne, musée Bonnat, inv. AI 1669 ; NI 44
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County Museum of Art [48], constitué à nouveau de deux feuillets sans aucun rapport qui ont été juxtaposés à une date inconnue. Mais cette opération de raboutage présente un caractère trompeur car l’étude de droite, représentant une Sainte Famille, n’est certainement pas de la main de Poussin, bien qu’en relation avec un tableau du musée Condé à Chantilly qui a parfois été attribué à l’artiste. À la fois excessif dans les hachures et mou dans la pose du lavis, le croquis de droite peut être rapproché d’une étude plus imposante, à la pierre noire sur papier bleu (un support rarissime, rappelons-le, chez Poussin), une Sainte Famille conservée à Windsor [49]. Martin Clayton, dans son catalogue des dessins de Poussin à Windsor17, l’accepte comme original, tandis que notre corpus de 1994 le refuse18. Les figures nues, à l’aspect de mannequins d’atelier, sont ici encore relevées d’un lavis incertain. Clayton reconnaît d’ailleurs que Poussin respectait rarement la pratique académique consistant à étudier les figures nues avant de les draper. Les structures architecturales du second plan, nettement définies, pourraient revenir à l’artiste, mais il est douteux que celui-ci ait envisagé de compléter l’étude d’un autre dessinateur, dont, encore une fois, les figures mal venues et aux visages définis « à la manière » de Poussin par des oves ou, pour la sainte Anne à droite, par une sorte de masque anguleux, ne s’avèrent guère convaincantes. À nos yeux en tout cas, elles évoquent un pastiche. Enfin, un seul dessin semble pouvoir être mis en rapport avec Le Triomphe de Neptune de Philadelphie, mais n’a sans doute pas non plus fait partie de la série des Bacchanales Richelieu. Il s’agit d’une feuille qui a appartenu à Nathaniel Hone, dont la marque visible en bas à droite est représentée par un œil19, puis est passée entre les mains d’Anthony Blunt, le spécialiste de Poussin, et se trouve aujourd’hui au J. Paul Getty Museum de Los Angeles. Il est visible qu’elle prépare, avec assez peu de variantes, le groupe des trois figures sur la droite du tableau. On a longtemps cru pouvoir rapprocher de celui-ci deux dessins du fonds du Nationalmuseum de Stockholm représentant un Triomphe de Galatée [50] ; l’un d’eux eut d’ailleurs les honneurs de la couverture d’un livre consacré aux dessins de l’artiste par les éditions Henri Scrépel en 197720. Malheureusement, ces dessins et bien d’autres de la même main ne sont pas de Poussin, mais d’un artiste proche de lui, que nous avions désigné en 1994 dans le corpus sous le nom de « Maître de Stockholm ». Nous n’étions alors pas encore certains de l’identité de ce maître au nom dit de convention, bien qu’ayant émis une hypothèse qui s’avéra juste. Les spécialistes se sont effet accordés depuis pour reconnaître Charles Alphonse Dufresnoy (16111668) comme l’auteur de ces feuilles d’une séduisante mollesse, aux personnages définis par des ombres sinueuses qui épousent les courbes du corps, alors que leurs visages sont le plus souvent réduits à des oves vides et que leurs mains se terminent en spatules. Présent à Rome en même temps que Poussin, Dufresnoy est davantage connu pour ses écrits théoriques et ses relevés de mesures d’antiques que pour ses tableaux, encore peu étudiés. Dans de rapides esquisses, visiblement de la même main, il affirme son goût de la poésie et de la fable par un graphisme élégant et relâché, parfois proche du maniérisme dans l’allongement des corps et des membres. Parmi ses dessins les plus typiques, mentionnons plusieurs feuilles dont l’attribution a longtemps gravité autour du nom de Poussin, comme Renaud quittant Armide du Kupferstichkabinett de Berlin [51], dont on connaît une représentation de sujet proche, Renaud et Armide, au Museum Kunstpalast de Düsseldorf [52], une interprétation de La Mort de Germanicus (Städel Museum, Francfort [voir 170]), un Hercule et Omphale (Istituto Nazionale per la Grafica, Rome), une Adoration des bergers conservée au Louvre, provenant de la saisie Saint-Morys [53], ou encore Vénus pleurant
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48. Nicolas Poussin et anonyme français Centaure portant une nymphe ; Sainte Famille au temple, vers 1635 Los Angeles, County Museum of Art, No. M-68-39 49. Attribué à Nicolas Poussin La Sainte Famille, avec sainte Élisabeth et le petit saint Jean-Baptiste, vers 1635 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11988 50. Charles Alphonse Dufresnoy Le Triomphe de Galatée, vers 1640 Stockholm, Nationalmuseum, NM 2446/1863 51. Charles Alphonse Dufresnoy Renaud quittant Armide, vers 1640 Berlin, Kupferstichkabinett, Nr. KdZ 24114 52. Charles Alphonse Dufresnoy Renaud et Armide, vers 1640 Düsseldorf, Kunstpalast, Kupferstichkabinett, Nr. FP 4452
Adonis du Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, qu’un de ses anciens propriétaires, Philippe de Chennevières, donnait à Poussin [54]. Lors de son exposition à Fort Worth en 1988, Oberhuber accepta ces dessins comme étant de Poussin, avec plus de cent cinquante autres, que nous avons tous rejetés depuis lors dans le corpus de 1994. Outre leur charme indéniable, ils présentent une grande liberté de facture, et l’on peut comprendre que l’idée d’un Poussin lyrique ait incité à les retenir sous ce nom. Il en fut d’ailleurs à peu près de même pour les dessins de paysage, bien des auteurs ayant eu tendance à admettre des feuilles extrêmement libérées parce qu’elles leur semblaient correspondre à ce qu’ils attendaient d’un jeune dessinateur séduit par la lumière italienne, alors que nous avons témoigné d’une plus grande exigence. 50
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53. Charles Alphonse Dufresnoy L’Adoration des bergers, vers 1640 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32456 54. Charles Alphonse Dufresnoy Vénus pleurant Adonis, vers 1640 Rotterdam, musée Boijmans Van Beuningen, Nr. F.I. 231 54
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La question du paysage La question du paysage dessiné n’est d’ailleurs pas close et, si certains auteurs ont adopté des positions restrictives, pour ne pas dire drastiques, que nous avons soutenues dans notre corpus, d’autres ne nous ont pas suivis. L’exposition organisée à New York et à Bilbao en 2007-2008 par Pierre Rosenberg sur « Poussin et la nature » a tenté à nouveau de faire le point sur ces problèmes récurrents21. Dans le quatrième tome de son corpus de l’œuvre dessiné de Poussin, publié en 1963, Blunt avait confié à un autre historien, John Shearman, le soin de démêler le délicat problème des paysages. Selon cet auteur, dont nous avons repris les bases théoriques, on ne pouvait a priori considérer comme authentiques que certaines catégories de dessins de paysage. D’abord, les dessins préparatoires à un tableau certain de Poussin : ainsi le verso d’un dessin du musée Bonnat de Bayonne, présentant sur une face des études préparatoires au décor de la Grande Galerie du Louvre [voir 107] et, sur l’autre, une étude qui est à rapprocher du Paysage avec un homme buvant de la National Gallery de Londres. Ainsi encore les deux grands dessins conservés au Louvre et au musée des Beaux-Arts de Dijon [55 et 56] que Shearman rapprochait du Paysage avec un homme tué par un serpent de la National Gallery de Londres, mais que l’on peut également mettre en relation, au moins pour la partie gauche du dessin du Louvre, avec le magnifique tableau Temps calme, que Shearman ne connaissait pas et qui se trouve aujourd’hui au J. Paul Getty Museum de Los Angeles. Il faut aussi prendre en compte des dessins ultérieurement employés pour des peintures que l’artiste n’avait sans doute pas encore à l’esprit quand il les a tracés. Dans cette catégorie, retenons le petit fragment conservé à l’Albertina de Vienne, un Paysage avec des tours, un aqueduc et un fragment de temple [57], qui réapparaît modifié dans le Paysage avec Orphée et Eurydice du Louvre. De même, c’est un autre détail architectural, la présence d’un belvédère, qui permet de rapprocher à coup sûr le Paysage avec un grand arbre et un belvédère [58] du musée Condé à Chantilly et le grand Diogène jetant son écuelle du Louvre. Le thème du château en feu également décrit dans ce tableau est repris sur l’un des plus importants dessins de paysage de Poussin (en tout cas le plus large de tous ceux qu’il a tracés), conservé au Museum Kunstpalast
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55. Nicolas Poussin Paysage avec deux personnages, vers 1648 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32481
de Düsseldorf [59] et portant en bas à droite la numérotation à la plume attestant qu’il est passé au xviiie siècle par la collection Crozat. Exécuté vers 1649-1650, le dessin marque l’esprit par son extraordinaire grandeur de conception et par la rigueur de sa construction spatiale. À droite de la composition, les architectures comprenant un édifice basilical évoquent irrésistiblement un autre tableau, le Paysage avec Pyrasme et Thisbé du Städel Museum de Francfort. Il est par ailleurs surprenant de trouver une autre basilique dans un dessin sûr de Poussin, mais pas entièrement de sa main, la Route menant à une basilique, conservée à la Biblioteca Reale de Turin [60].
56. Nicolas Poussin Paysage avec un homme portant un filet, vers 1648 Dijon, musée des Beaux-Arts, inv. CA 872 57. Nicolas Poussin Paysage avec des tours, un aqueduc et un fragment de temple, 1645-1647 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 35474 58. Nicolas Poussin Paysage avec un grand arbre et un belvédère, vers 1645 ? Chantilly, musée Condé, inv. AI 202 ; NI 246 59. Nicolas Poussin Grand paysage avec un château en feu et une basilique, vers 1649-1650 Düsseldorf, Kunstpalast, Kupferstichkabinett, Nr. FP 4699
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Sur cette dernière feuille, une main étrangère a visiblement ajouté de nombreux détails au lavis gris par-dessus le tracé original (tout le premier plan et des surcharges à l’arrière-plan). En revanche, la partie exécutée à la plume est bien de Poussin, tout comme le petit personnage au centre, un autre critère valable d’attribution, comme nous allons le voir. En effet, les dessins de paysage où figurent des personnages assurément de Poussin doivent trouver leur place dans le corpus des œuvres acceptées comme authentiques. Dans cette catégorie, l’un des points d’ancrage les plus marquants est le magnifique Saint Zozime donnant la communion à sainte Marie l’Égyptienne [61], datable vers 1635 et aujourd’hui au château de Windsor. Il s’agit de l’une des rares feuilles où le paysage supplante largement la figure humaine et qui peut néanmoins être donné en toute certitude à Poussin : non seulement les deux personnages sont caractéristiques, mais le paysage est traité à la manière des fonds de nombreux dessins où ce dernier n’est précisément pas le motif essentiel (autre argument important pour définir le contour du groupe des dessins de paysage). En d’autres termes, il faut toujours garder à l’esprit que les dessins de paysage pur de Poussin doivent forcément ressembler aux paysages jouant le rôle de décor dans ses dessins de composition illustrant une fable ou un épisode historique. D’autres exemples, guère nombreux en fait, de paysages « à personnages » peuvent être donnés ; outre la feuille de Turin, nous pouvons mentionner le Paysage avec un petit temple à gauche et trois personnages assis sur la droite, de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Pour cette vue extraordinairement panoramique, Poussin a étayé à la pierre noire une composition reprise ensuite au pinceau et au lavis. Les personnages étant exactement semblables à ceux présents dans la seconde série des Sacrements peinte pour Chantelou après le retour à Rome, la feuille peut sans doute être datée vers 1645. Tout aussi caractéristiques sont les personnages d’un dessin plus tardif, que l’on ne connaît malheureusement plus que par des reproductions puisqu’il a été dérobé à la bibliothèque de l’université d’Uppsala, en Suède, vers 1971. Ce Paysage aux cinq arbres [62] provenait du peintre Jacques Stella, l’ami de Poussin, puis était passé chez Pierre Crozat et Carl Gustaf Tessin. Il est
60. Nicolas Poussin Route menant à une basilique, vers 1645 ? Turin, Biblioteca Reale, n. 16285 61. Nicolas Poussin Saint Zozime donnant la communion à sainte Marie l’Égyptienne, vers 1635 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11925
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probablement à placer, surtout pour la rigueur de sa conception et la simplicité si équilibrée de la mise en place, vers 1652-1654. Enfin, la dernière feuille « à personnages » serait sans doute Deux ermites dans un paysage, également à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, un dessin dépouillé et austère, tracé d’une main tremblante à la plume sur une vague esquisse à la pierre noire. Le troisième « marqueur » de l’authenticité d’un dessin de paysage est la présence d’écriture de l’artiste, par exemple quand le dessin figure au verso d’un brouillon de lettre de sa main. On en connaît au moins deux exemples fameux. Au verso d’un dessin du British Museum sur lequel voisinent une étude de Sainte Famille [voir 155] et le brouillon d’une lettre à Chantelou, on trouve une étude de Paysage avec un château en flammes [63], un thème qui, nous l’avons vu, revient dans d’autres dessins et peintures. De même, le petit croquis Paysage avec deux personnages au bord d’un fleuve, de l’ancienne collection George Baer d’Atlanta, portant la marque de Mariette et récemment acquis par la National Gallery of Art de Washington, a été tracé au verso d’un autre brouillon de lettre de Poussin. Cassiano dal Pozzo est cité dans cette lettre, laissant entendre que l’ami de Poussin était encore vivant, ce qui situerait le dessin peu avant sa disparition, en 1657. Ce petit croquis est exécuté d’une main tremblante et néanmoins pleine d’autorité. Ce n’est pas à partir de ces dessins de paysage que les érudits alimentent avec passion leurs discussions, mais plutôt au sujet de feuilles plus libérées de style et dont l’attribution à Poussin continue à être discutée. Certains spécialistes pratiquent des « chaînes d’attribution » qui, à partir des dessins sûrs, les entraînent fort loin, alors que d’autres se bornent à ajouter au groupe des certitudes quelques feuilles réapparues ces dernières années. On sait ainsi, par la description de sa collection dans la revue L’ Artiste entre 1894 et 1897, que Philippe de Chennevières possédait plusieurs feuilles de caractère presque « topographique », quelques-unes ayant réapparu depuis la publication du corpus en 1994. Celui-ci recensait déjà trois paysages panoramiques des années 1635-1640, au tracé extrêmement dépouillé, deux feuilles conservées au musée des Beaux-Arts d’Angers, de provenance Chennevières, la troisième au Fogg Museum de Cambridge, toutes trois ayant appartenu à Frédéric Reiset [64]. À leur propos, Chennevières écrit :
62. Nicolas Poussin Paysage aux cinq arbres, vers 1652-1654 Anciennement Uppsala, bibliothèque de l’université 63. Nicolas Poussin Paysage avec un château en flammes, vers 1650 Londres, British Museum, no. 1937,1211.1 verso 64. Nicolas Poussin Paysage panoramique avec une rivière et des collines, 1635-1640 Angers, musée des Beaux-Arts, inv. MBA 08-669
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« J’en ai six de ces études à la plume, d’une application parfois toute légère, de terrains d’un beau mouvement et de vastes étendues prises, n’importe quel matin, dans une promenade aux environs de Rome ; il ne leur a manqué que quelques touches de lavis de bistre pour se transformer en dessins capitaux ; telles qu’elles nous sont restées, elles suffisaient pour conserver à la mémoire du maître les lignes les plus nobles, des effets pleins de poésie et de grandeur22. » Trois dessins réapparus en vente en 2001, 2002 et 2004 et aujourd’hui dans des collections privées étrangères font à l’évidence partie de ce groupe. Le premier porte les marques d’Edmond Desperet et de Pierre Duval Le Camus, le deuxième laisse entrevoir un château en bas d’une colline et le troisième comporte un détail particulier [65] : la présence au premier plan à gauche d’un dessinateur qui ne ressemble en rien aux figures habituelles de Poussin, avec son costume contemporain et son grand chapeau. Cette notation pittoresque est presque un unicum dans son œuvre, mais le reste du dessin est si cohérent avec le groupe précédent que l’on est bien obligé de l’admettre comme authentique. De ce fait, Pierre Rosenberg a ajouté dans l’exposition sur « Poussin et la nature », en 2007, quelques feuilles plus ou moins problématiques, mais qu’il tend à accepter dans leur ensemble ; c’est tout le charme et le danger de ces chaînes d’attribution, qui permettent de faire se succéder des feuilles de pratique stylistique proche, bien que présentant des caractéristiques un peu différentes et à chaque fois un peu plus éloignées du socle des certitudes stylistiques de base. Par exemple, on jugera authentique ou non le Paysage avec un fort de l’Ensba [66], selon que l’on admettra comme significative l’importance presque excessive des hachures croisées.
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65. Nicolas Poussin Paysage avec un dessinateur, 1635-1640 Collection particulière 66. Attribué à Nicolas Poussin Paysage avec un fort, vers 1650 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, inv. PM 1865 67. Attribué à Nicolas Poussin Paysage montagneux, vers 1650 New York, The Metropolitan Museum of Art, No. 2002.39 a, b
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De même, on s’étonnera ou non de la piètre qualité des petits personnages dans le Paysage aux fabriques et figures conservé à la Kunsthalle de Brême. On pourra également se poser bien des questions devant le curieux mélange de rigueur et de laisser-aller du Paysage montagneux récemment offert au Metropolitan Museum of Art par Guy Wildenstein et plusieurs autres donateurs [67] ; si le verso de ce dessin, une Étude de palmier, porte une attribution manuscrite à Poussin, cette feuille reste néanmoins un peu inattendue pour l’artiste. Le Paysage avec un pont de la Graphische Sammlung de la Staatsgalerie de Stuttgart, autrefois attribué à Augustin Carrache, présente des personnages assez typiques qui le rendent, semble-t-il, plus crédible. Enfin, Pierre Rosenberg a proposé de réhabiliter quatre dessins rejetés dans le corpus de 1994, dont deux conservés à l’Ermitage et qui avaient d’ailleurs été désattribués à sa demande [68 et 69] ! C’est dire combien en cette matière les attributions sont délicates et les opinions susceptibles de changer…
68. Nicolas Poussin Bord de rivière avec une chaumière, vers 1645 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. 8186 69. Nicolas Poussin Paysage avec des maisons à gauche, et arbres, vers 1645 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. 8188
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Mais la principale interrogation concerne des feuilles beaucoup plus séduisantes, qui comportent toutes du lavis de bistre et décrivent les éléments naturels avec un lyrisme bien supérieur. Dans le corpus, nous avions retenu plusieurs d’entre elles, dont la belle page de l’Ashmolean Museum d’Oxford, acquise à la vente de Holkham Hall, résidence des comtes de Leicester, en 1991 [70]. Le dessin avait un temps été attribué à Claude Lorrain et rapproché de plusieurs de ses feuilles. L’économie de moyens, la profondeur du lavis plaident en fait pour une attribution à Poussin. Celle-ci a paru moins évidente, au moins à l’un d’entre nous, pour la très célèbre Vue de l’Aventin appartenant aux Offices de Florence [71]. Ici encore, une attribution à Claude Lorrain, matérialisée par l’inscription visible sous le dessin, avait été proposée dans le passé. Par ailleurs, cette feuille est stylistiquement proche d’une fameuse Vue de Villeneuve-lès-Avignon conservée au musée Condé de Chantilly [72] qui, quant à elle, doit être refusée car représentant un lieu dans lequel nous savons que Poussin n’a pu passer qu’en certaines circonstances (en se rendant à Rome en 1624, ou lors de l’aller et retour parisien de 1640-1642). En 1624, il ne possédait certainement pas une telle souplesse graphique, comme le montre la raideur encore prégnante dans les dessins Marino ; et, à l’époque de l’intermède parisien, il dessinait tout autrement. Ce qui a mené certains auteurs à confirmer mon impression dubitative, tandis que Pierre Rosenberg penchait pour maintenir l’œuvre dans le corpus. L’une des spécialistes tentée de tenir le dessin pour incertain, Ann Sutherland Harris, venait de proposer de réhabiliter une autre feuille du Louvre, depuis longtemps classée aux anonymes français et représentant Un sous-bois [73]. Nous acceptâmes cette dernière feuille dans le corpus, ainsi qu’un dessin au lavis plus accentué, tout juste réapparu, Sentier dans une clairière, acquis par le J. Paul Getty Museum dès la publication
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70. Nicolas Poussin Paysage panoramique avec quelques arbres au premier plan, une tour et des collines, vers 1645 Oxford, The Ashmolean Museum, no. W.A. 1992.10 71. Attribué à Nicolas Poussin Vue de l’Aventin, vers 1642 Florence, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, n. 8101 S 72. École française (?) du xviie siècle Vue de Villeneuve-lès-Avignon, vers 1630 Chantilly, musée Condé, inv. AI 198 ; NI 243
73. Nicolas Poussin Un sous-bois, vers 1635-1640 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32470
de notre ouvrage [74]. À l’époque, nous considérions que le dessin Getty atteignait le maximum possible de lyrisme dans la description d’un paysage, tel que Poussin, artiste sans grande facilité graphique, était capable de le restituer. Dès lors, cette attitude prudente et restrictive (peut-être encore trop « ouverte », puisque Pierre Rosenberg, après l’avoir introduit dans l’exposition de 2007, doute aujourd’hui de l’authenticité du dessin du Getty) nous amena dès 1994 à rejeter des feuilles célébrissimes du Louvre, toujours admirées comme d’authentiques chefs-d’œuvre de Poussin, les Deux arbres et les Cinq arbres provenant de la collection Mariette [75 et 76], que seule Ann Sutherland Harris avait osé mettre en doute dans un texte de 1990 : « Remarquons à quel point dans ces dessins le travail de la plume et l’application du lavis ont peu à faire avec la façon dont Poussin dessine des éléments de paysage dans ses compositions à figures des années 163023. » Il est visible qu’ici, en effet, l’artiste ombre le sol de vastes plages décoratives de lavis, dénuées de toute profondeur. On comprend mal la signification de l’ombre au premier plan des Cinq arbres et, dans le feuillé pratiqué sur les deux dessins on ne relève guère de complémentarité entre la plume et le pinceau, mais plutôt une mise en parallèle des deux techniques. De même, les petits apports de lavis portés en courts accents similaires ne se rencontrent pas dans les dessins de Poussin. Enfin, la vision d’ensemble paraît davantage teintée d’effusion et quasiment préromantique, alors que si la façon de décrire la nature peut prendre chez Poussin un caractère presque cosmique, elle n’est jamais aussi séduisante.
74. Nicolas Poussin Sentier dans une clairière, vers 1640 Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, No. 96.GA.24 75. École française (?) du xviie siècle Deux arbres, vers 1640 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32466 76. École française (?) du xviie siècle Cinq arbres, vers 1640 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32467
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Le plus amusant dans le cas des Cinq arbres est que l’attribution à Poussin semblait garantie par un passage de l’inventaire rédigé par Claudine Bouzonnet-Stella après que son oncle Jacques Stella, ami proche de Poussin, ait recensé « un dessin de Poussin ; cinq arbres à la plume et à l’encre24 ». On a longtemps mis en relation le dessin du Louvre et cette mention, jusqu’à ce que Pierre Rosenberg remarque qu’elle concernait en fait le Paysage aux cinq arbres à la plume seule [62], conservé à Uppsala avant d’y être dérobé et qui doit être considéré comme parfaitement représentatif des possibilités de Poussin dessinateur de paysage. Les deux célèbres dessins d’arbres conservés au Louvre, s’ils retombent dans l’anonymat, semblent devoir rejoindre au moins par la liberté et l’habileté technique de leur exécution tout un groupe de feuilles auxquelles Shearman, dès 1963, avait réservé un traitement à part. Tandis qu’Oberhuber les accepta dans son élargissement à l’extrême de l’œuvre graphique de Poussin, Shearman les réunit dans un groupe « G » (l’initiale « G » désignant le peintre paysagiste Gaspard Dughet, beau-frère de Poussin, qui épousa sa sœur Anne Dughet en 1630 et vécut avec lui via del Babuino à Rome). Ce groupe « G » se compose de quarante-deux dessins de paysage, dont les dix-huit premiers sont très voisins les uns des autres, non seulement par leur technique (plume, encre brune et un généreux lavis brun sur pierre noire), mais aussi par les dimensions de leurs supports, en général des feuilles de papier mesurant environ 25 x 19 centimètres. Deux des plus célèbres, Une forêt et Deux bouleaux dont un au tronc brisé [77 et 78], sont conservés à l’Albertina de Vienne. Après avoir écarté ces quarante-deux dessins de l’œuvre graphique de Poussin, Shearman proposa donc de les attribuer à Gaspard Dughet, suggérant qu’ils devaient provenir pour la plupart de la collection Crozat, et que Mariette les aurait acquis lors de la vente de 1741, dont il fut à la fois l’expert et le catalographe. La plupart des érudits ont cependant rejeté l’attribution du groupe à Dughet, dont on connaît des dessins de paysage assurés, liés au décor à fresque qu’il peignit pour l’église San Martino ai Monti à Rome, et qui sont d’un lavis assez discipliné, « loin de la spontanéité désinvolte » du groupe « G », pour citer Ann Sutherland Harris25. Certains ont avancé des noms d’artistes italiens contemporains, tels que Gian Domenico Desiderii (1623-1667), un collaborateur de Claude Lorrain dont l’Ermitage conserve plusieurs feuilles révélées par Larissa Haskell, ou Bartolomeo Torreggiani (vers 1590-1675). D’autres noms plus célèbres ont été proposés – Claude Lorrain, Pier Francesco Mola, Giovanni Francesco Grimaldi, Filippo Napoletano –, sans davantage de résultat. Il ne faut pas exclure non plus la possibilité que certaines de ces vues empreintes de lyrisme et de chaleur soient l’œuvre d’artistes nordiques qui passèrent de longues périodes de leur vie en Italie, comme Herman Swanevelt ou Bartholomeus Breenbergh, notamment. On ne peut évidemment s’empêcher de rapprocher les plus belles des feuilles du groupe « G », non pas de dessins de Poussin des années 1625-1630 qui présenteraient des paysages à l’arrièreplan – car les différences de traitement sauteraient aux yeux, comme dans les Deux nymphes et deux putti combattant sur des chèvres de l’Ensba, qui doivent dater de peu avant 1630 –, mais de peintures de cette époque. Par exemple, le fragment peint concernant la même composition qui se trouve dans la collection Krugier à Genève, ou encore, plus suggestif du point de vue du paysage, la toile L’Enfance de Bacchus, d’une collection particulière, dans laquelle les arbres présentent un rythme et une structure assez proche de celle des plus beaux éléments du groupe « G ». Mais peut-on imaginer que Poussin ait été capable de ce genre de description de nature d’un caractère si fusionnel et y ait brutalement renoncé par la suite ? La complexité de
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ces dessins nous semble dépasser les possibilités stylistiques de Poussin, tout en laissant transparaître une sorte de facilité qui n’est assurément pas la sienne et, en général, une générosité du lavis qui ne lui appartient pas ; il se montre en effet beaucoup plus modeste dans l’usage de ce médium, Ann Sutherland Harris ayant été jusqu’à parler à son propos de « sécheresse du lavis26 ». Toujours parmi les dessins de ce groupe conservé à l’Albertina, Vue de la vallée du Tibre avec le Ponte Molle présente quelques constructions architecturales qui diffèrent par leur traitement de celles dont Poussin parsème ses paysages [79]. D’autres feuilles de la série appartenant au Louvre s’éloignent encore davantage du modèle poussinien, soit qu’elles sont bien trop chargées en lavis et parsemées de touches papillotantes, comme le Sentier dans la forêt, soit qu’elles demeurent marquées d’un sens du pittoresque et d’une artificialité peu convaincante, tel le Paysage avec le Ponte Molle, certainement de la même main qu’une autre Vue du Ponte Molle conservée quant à elle à l’Ensba. Enfin, plusieurs dessins du groupe présentent des personnages qui ne sont à l’évidence pas de la main de Poussin. Ainsi de deux feuilles du Louvre, dont on pense aujourd’hui que les figures ont d’ailleurs été ajoutées au xviiie siècle par Pierre Lelu, un Paysage aux bergers et un Paysage avec la mort de Méléagre, mais, surtout, l’Allée dans un parc boisé conservée à l’Albertina [80], dont il est exclu que les deux petits personnages, cette fois parfaitement intégrés à la composition, puissent revenir à Poussin.
77. École française (?) du xviie siècle Une forêt, vers 1640 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 11440
Les premiers Sacrements
81. Nicolas Poussin Le Mariage, vers 1636 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11894
La première série des Sacrements, constituée de sept grandes toiles, Le Baptême, La Confirmation, Le Mariage, La Pénitence, L’Ordre, L’Eucharistie et L’Extrême-Onction, illustrant sept épisodes de la vie du chrétien au moment où intervient la grâce divine, fut peinte pour Cassiano dal Pozzo entre 1636 et 1642, date à laquelle Poussin mit la dernière main au Baptême, alors qu’il se trouvait encore à Paris. Trois de ces peintures se trouvent aujourd’hui dans la collection du duc de Rutland à Belvoir Castle ; Le Baptême est conservé à la National Gallery de Washington, L’Ordre a été acquis en 2011 par le Kimbell Art Museum de Fort Worth, L’ExtrêmeOnction est entrée en 2012 au Fitzwilliam Museum de Cambridge et La Pénitence, détruite en 1816 dans un incendie, est connue par une copie que les derniers propriétaires italiens, la famille Boccapaduli, avaient fait exécuter en 1785, lorsque, désireux de vendre l’ensemble, ils s’étaient vu opposer un refus d’exportation par le pape et avaient alors décidé de remplacer frauduleusement les originaux par des copies afin de permettre la vente des premiers. Cette première série contraste avec la seconde, tout entière exécutée après le retour à Rome de 1642, à l’intention cette fois d’un client français, Paul Fréart de Chantelou. Elle en diffère surtout par une certaine élégance qui laissa place, dans la seconde conjugaison des mêmes thèmes, à une austérité voulue et pleinement assumée. De plus, la première série fut exécutée de façon plus discontinue que la seconde, où la vision d’ensemble se trouve davantage affirmée et les correspondances entre les diverses compositions – que Poussin ne vit cependant jamais toutes ensemble, les expédiant en France à mesure de leur achèvement – autrement plus sensibles. On ne connaît plus que six dessins directement liés aux sept tableaux de cette première série, alors qu’il en subsiste plus de vingt pour la seconde. Par exemple, on ne conserve qu’un seul dessin en relation avec Le Mariage, sans doute une des premières compositions à être mise en œuvre, dès 1636 ; conservée au château de Windsor, cette recherche pleine de charme est tracée d’une plume légère à peine relevée de lavis brun [81]. Le sujet représenté est en fait le mariage de la Vierge. Notons le traitement des yeux des assistants, très accentués sur certaines figures, mais pas sur toutes… Il existe trois autres dessins sur le thème du Mariage de la Vierge, cette fois très éloignés du parti pris adopté pour Les Sacrements. Les époux sont représentés debout et non agenouillés et, si les colonnes du temple ont gardé leur rôle dans la définition de l’espace, le sujet est traité sur deux registres, la scène principale se déroulant sur un plan plus élevé. Le premier dessin qui adopte ce parti, conservé au Louvre et provenant de Jabach, Crozat, Mariette et His de la Salle, est placé dans le corpus de 1994 juste après le dessin de Windsor que nous venons d’évoquer, également daté vers 1636 [82]. Bien que certaines figures, notamment à gauche, soient déjà cernées d’un trait tremblé, il semble appartenir à une toute autre époque que les deux autres feuilles qui reprennent le même principe de composition ; ici, le lavis est plus blond, d’une utilisation moins dramatique, et les personnages plus détaillés que dans les deux autres dessins, l’un à la Biblioteca Reale de Turin, l’autre au Louvre, que l’on pense pouvoir dater vers 1643-1644. Aucun tableau connu ne correspond à cette composition, pourtant soigneusement préparée. Le dessin de Turin a appartenu à Vivant Denon et au peintre Antoine Jean, baron Gros ; malgré sa petite taille, il reste d’une force expressive rare. Le dessin du Louvre (à nouveau un don His de la Salle), plus imposant, développe la scène en largeur en insistant sur l’importance du cadre architectural.
78. École française (?) du xviie siècle Deux bouleaux dont un au tronc brisé, vers 1640 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 11441 79. École française (?) du xviie siècle Vue de la vallée du Tibre avec le Ponte Molle, vers 1640 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 11443 80. École française (?) du xviie siècle Allée dans un parc boisé, vers 1640 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 11446
82. Nicolas Poussin Le Mariage de la Vierge, vers 1636 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 17
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La première version peinte de L’Extrême-Onction doit être de peu postérieure au Mariage. Elle diffère nettement de la seconde, d’un ténébrisme accentué et dont tous les détails anecdotiques, notamment la servante qui sort de la pièce à l’extrême droite, seront supprimés. Le seul dessin connu en rapport avec la première version est un fragment exécuté à la plume sans lavis, qui a été préservé d’une feuille plus grande et visiblement accidentée [83]. Il a été recueilli par Henri Baderou, qui l’a offert en 1975 avec sa collection au musée des Beaux-Arts de Rouen. Quoique modeste, la feuille avait auparavant retenu l’attention d’amateurs célèbres, le marquis de Lagoy, Philippe de Chennevières, Théodore de Wyzewa et, surtout, l’écrivain Jean Giraudoux, qui l’a longuement décrite dans un passage de son roman Siegfried et le Limousin paru en 1922, un ouvrage tout entier orienté vers la réconciliation franco-allemande après l’hécatombe de la Grande Guerre : « Un jour, je fus convoqué par mon marchand de dessins […] il me poussa vers trois dessins posés à plat sur un tréteau […]. C’était trois dessins en effet qui expliquaient tout ce qui se trouve d’élevé et de lumineux aux environs de l’âme… Il n’est jamais hors de propos de décrire un dessin de Poussin – c’était [sic] trois Poussin. […] Le troisième dessin était le même héros sur son lit de mort, était ma mort… » Notons l’emploi d’une plume sèche mais rapide et cursive qui insiste, comme dans le dessin de Windsor pour le premier Mariage, sur l’expression de certains visages. Et souvenons-nous d’un des dessins pour les Bacchanales Richelieu 27 qui comporte à gauche la figure de pleureuse que nous retrouvons ici en haut à droite, presque semblable. Il existe une autre feuille à sujet d’Extrême-onction, mais que l’on ne saurait rapprocher réellement d’aucune des deux versions peintes. Conservé au Cleveland Museum of Art, ce dessin assez peu plaisant inverse le sens de la composition, rappelant en revanche la mise en page du Germanicus du Minneapolis Institute of Arts. Ici, c’est le verso du dessin qui permet d’étayer l’attribution en toute sécurité car il comporte trois études de têtes masculines à la plume qui peuvent être rapprochées de plusieurs personnages des Sacrements, tandis que le croquis encadré correspond à la composition de l’une des grandes Sainte Famille peinte par Poussin après son retour définitif à Rome ; enfin, l’homme penché à terre se retrouve, inversé, dans La Récolte de la manne du Louvre, peinture datable de 1638-1639. Les différents croquis du verso, s’ils sont assurément de la main de Poussin, comme d’ailleurs les cinq lignes manuscrites qui traversent la feuille, n’ont sans doute pas tous été exécutés à la même date, ce qui en expliquerait le caractère hétérogène. L’un des plus beaux dessins préparatoires pour un tableau de la première série des Sacrements demeure sans conteste celui lié, d’assez loin, à La Pénitence, tableau que l’on ne connaît plus, rappelons-le, que par une copie. Ce très séduisant dessin conservé au Louvre [84] illustre le même sujet, la Madeleine aux pieds du Christ pendant le repas chez Simon, mais dans une structure spatiale quelque peu différente et assez inattendue. En effet, des sortes de couloirs ouverts à chaque quart de cercle mènent à la table circulaire autour de laquelle sont couchés les personnages qui banquettent. Dans le couloir du fond, on découvre un motif amusant ; un serviteur se saisissant d’un plat qu’un autre élève, tout en le lui tendant, et qui devait probablement centrer la composition avant que la feuille ne soit visiblement amputée de tous côtés. Cette disposition diffère nettement de celle du tableau, où un seul serviteur tend en l’air, à droite, un plat qu’il présente à deux mains. Au premier plan, dans le couloir le plus proche du spectateur, Poussin a introduit le charmant – mais trivial – détail d’un petit chien qui demande à manger en frétillant de la queue. Le dessin, qui est passé dans la collection de Sir Thomas Lawrence, dont il porte la marque sèche28 en bas à gauche, avant d’être donné au Louvre par His de la Salle, a été très récemment décollé du support sur lequel il était collé en plein, à l’initiative de Cordelia Hattori. Est alors apparu un remarquable croquis à la plume et au lavis [85], un projet
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83. Nicolas Poussin Étude pour « L’Extrême-Onction », vers 1636 Rouen, musée des Beaux-Arts, inv. 975.4.5511 84. Nicolas Poussin La Pénitence, vers 1636-1639 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, MI 991 recto 85. Nicolas Poussin Étude de décor architectural, vers 1640 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, MI 991 verso 86. Nicolas Poussin La Confirmation, vers 1640 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11896 87. Nicolas Poussin Le Baptême, vers 1640 Chantilly, musée Condé, inv. AI 169 ; NI 204
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de décor que l’on est tenté, dans un premier temps, de rapprocher des recherches effectuées par Poussin lorsqu’il étudia des motifs pour le décor de la Grande Galerie du Louvre lors de son séjour parisien de 1640-1642. Mais à la réflexion, il n’est pas impossible qu’il s’agisse en fait du relevé de la structure décorative d’une galerie romaine, avec ignudi assis et atlantes supportant des architraves, d’une typologie proche de celle des compartiments de la galerie Farnèse, due aux frères Carrache ; dans un second temps, Poussin aurait pu inscrire dans le cadre rectangulaire de légers croquis relatifs à la vie d’Hercule, thème qu’il voulait précisément illustrer dans la Galerie du Louvre. Le traitement dramatique de la lumière, sur ce verso curieusement bien préservé par l’encollage durant plusieurs siècles, magnifie la richesse d’un décor dont il ne nous paraît guère possible que Poussin puisse être l’inventeur, alors que sa conception demeure si romaine d’esprit. Le dessin pour la première Confirmation est conservé à Windsor, tout comme une autre feuille qui semble se situer entre les deux versions, les deux croquis provenant de Cassiano dal Pozzo [86]. Le premier dessin est d’un style tranquille et mesuré, le second, beaucoup plus vibrant. Curieusement, Le Baptême, premier des sacrements dans l’ordre canonique, fut peint en dernier par Poussin ; il emporta en effet le tableau à Paris en 1640 pour ne l’achever qu’en 1642, comme en témoigne une lettre adressée de Paris à Cassiano, le 27 mars 1642, où l’artiste déclare : « J’espère la semaine prochaine y donner la dernière main29. » Mais c’est sans doute bien avant le départ pour Paris qu’a été exécuté le dessin préparatoire conservé au musée Condé à Chantilly [87], qui comporte un détail amusant : les personnages à l’extrême droite ont des ailes qui les qualifient comme anges, alors qu’ils redeviendront humains dans la peinture. Le dessin présente un lavis affadi, et il semble qu’une autre composition, limitée par un trait horizontal, prenait naissance en haut de la feuille. On trouvera certes plus lisible le dessin de l’Ensba pour le même sujet [88]. Il n’est cependant guère en meilleur état, accidenté à plusieurs endroits et malheureusement très piqué. Ici, le sujet est inversé par rapport au tableau, et l’on peut se demander si le projet se rapporte au premier Baptême ou concerne celui de la seconde série, pour lequel on connaît toute une séquence d’études. Cependant, ici encore demeure le thème de l’ange, dont on distingue les ailes derrière le personnage tenant la robe du Christ à l’extrême gauche. Le dessin a appartenu à Philippe de Chennevières, puis est passé à Jean Masson qui l’a donné à l’Ensba en 1925, avec un très important ensemble de dessins français.
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88. Nicolas Poussin Le Baptême, vers 1640 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, inv. Masson 1118
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On peut également placer avant l’épisode parisien une série de feuilles en relation avec un tableau encore discuté, mais qui exploite un sujet pour lequel Poussin s’est réellement passionné – un sujet qui devint bien plus tard celui du prix de Rome, en 1850, et où s’illustrèrent concurremment Paul Baudry et William Bouguereau ! Il s’agit de la reine Zénobie recueillie par les bergers sur les bords du fleuve Araxe. La peinture correspondante, conservée à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, a été exposée au Grand Palais en 1994, mais n’est pas acceptée comme de Poussin par tous les spécialistes. Son lien avec les dessins de même sujet est cependant assez probant et permettrait de la situer à la fin de la première période romaine. Le sujet est tiré des Annales de Tacite (XI, 51), un ouvrage que Poussin avait déjà utilisé pour La Mort de Germanicus, mais qu’il n’illustra plus guère par la suite : la reine d’Arménie, Zénobie, enceinte et sur le point d’accoucher, et son époux Rhadamiste sont poursuivis par leurs ennemis, les Parthes. La jeune femme est prise des douleurs de l’enfantement en arrivant au bord de l’Araxe ; Rhadamiste décide alors de la frapper d’un coup de hache et la jette à l’eau afin que sa dépouille échappe à l’ennemi ; en fait, elle survivra, rejetée par les flots sur le rivage, et sera recueillie et soignée par des bergers. L’histoire est encore ici prétexte à méditation sur les hasards de la destinée humaine, que Poussin traita dans quatre dessins fort variés de facture, conservés dans quatre musées différents. Il y revint ultérieurement dans deux autres études plus tardives, dont une au verso du très important Paysage avec un château en feu et une basilique [voir 59] du Museum Kunstpalast de Düsseldorf que nous avons évoqué à propos des dessins de paysages. Il émane de la première de ces études pour Zénobie [89] , conservée au musée Condé de Chantilly, un charme très littéraire, ce qui fait qu’on l’a prise un temps pour une illustration du roman d’Honoré d’Urfé, L’ Astrée. Zénobie se retrouve dans une pose similaire à celle d’une autre héroïne sacrifiée, la Virginie de La Mort de Virginie, un dessin datant de la même époque, vers 1635-1640, et qui se trouve au château de Windsor. Exemplum virtutis inspiré à la fois de Tite-Live et de Valère Maxime, cette autre feuille met en scène le consul Virginius préférant poignarder sa fille Virginie plutôt que de la livrer aux appétits du décemvir Appius Claudius, que l’on voit assis sur l’estrade à gauche. Guillaume Guillon-Lethière (1760-1832) donna une autre interprétation frappante de cet épisode dans l’immense tableau accroché sur les hautes cimaises du pavillon Denon, au Louvre. Dans le haut du dessin de Poussin pour Zénobie figurent des études de motifs architecturaux, des arcatures, l’une évoquée à la pierre noire, l’autre à la plume, et sans relation avec le sujet principal. La présence d’un cheval peut étonner, mais on le retrouvera, à plusieurs reprises, dans l’illustration postérieure du même sujet au verso de la grande feuille de Düsseldorf ; il s’agit des montures des pasteurs qui secourent la reine, et certainement pas, comme on a pu l’écrire çà et là, des Parthes qui la poursuivent et qui ne montreraient certes guère de prévenance envers elle. Parfois discuté, le deuxième dessin pour Zénobie [90], qui provient de la collection Crozat, est conservé au Nationalmuseum de Stockholm où il est entré par le biais de l’ambassadeur Tessin. D’un beau schématisme, tracé à la plume seule avec un emploi assez marqué de hachures parallèles, il présente une mise en place des figures extrêmement proche de la peinture de l’Ermitage. Le troisième dessin – que Martin Clayton a tendance à considérer comme une sorte de pastiche, mais que nous avons accepté sans hésitation dans notre corpus de 1994 – [91] porte en bas à gauche l’énorme cachet du cabinet de l’Ermitage (il fut ensuite transféré au musée Pouchkine de Moscou). À notre avis, les simplifications et les déformations anatomiques sont typiques de l’écriture rapide et synthétique de Poussin, et plaident en sa faveur. La Zénobie apparaît ici dans la pose de l’Ariane abandonnée, célèbre antique dont des copies en terre cuite
89. Nicolas Poussin Zénobie trouvée sur les bords de l’Araxe, vers 1635-1640 Chantilly, musée Condé, inv. AI 190 c ; NI 230 90. Nicolas Poussin Zénobie trouvée sur les bords de l’Araxe, vers 1635-1640 Stockholm, Nationalmuseum, NM 2451/1863 91. Nicolas Poussin Zénobie trouvée sur les bords de l’Araxe, vers 1640 Moscou, musée Pouchkine, inv. 6427
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ou en cire ont souvent été attribuées à Poussin. La belle teinte dorée du lavis séduit autant qu’amuse le détail de la chèvre au premier plan, dressée sur ses pattes antérieures pour brouter de jeunes branches. La quatrième évocation des malheurs de Zénobie est conservée à Windsor [92] ; elle est remarquable par la puissance d’organisation de l’espace, autant que par les inscriptions manuscrites explicitant la scène que Poussin y a portées. Au premier plan à gauche, le fleuve est désigné par son nom, Araxe, sur lequel Poussin a d’ailleurs hésité. Zénobie est citée au centre en bas, tout comme est mentionnée dans la partie haute la ville d’Artaxata d’où se sont enfuis les fugitifs. Le cavalier qui galope à droite est certainement Rhadamiste, pour une fois représenté, le groupe de ses poursuivants étant évoqué à l’extrême gauche de façon très discrète. Enfin, on s’étonnera du motif assez humoristique du gros chien à gauche qui, les oreilles levées, regarde la scène. Dans le corpus, nous avions proposé une datation vers 1642, mais Clayton situe cette feuille quelques années plus tôt et peut-être a-t-il raison, insistant avec à-propos sur son caractère lumineux et la liberté de son écriture. Parmi les dessins les plus remarquables antérieurs au départ pour Paris en 1640, et que nous ne saurions tous évoquer, trois feuilles d’importances inégales se rapportent à une même pratique de Poussin qui consiste à illustrer ses propres lectures de textes antiques, tout en demeurant au plus près de l’écrit. Deux de ces dessins sont liés à l’Histoire naturelle de Pline qui, au chapitre 21 du livre VIII, développe des récits témoignant de la gratitude d’animaux envers les hommes qui les ont aidés. Dans un croquis conservé au musée des Beaux-Arts d’Orléans, qui a été identifié par Pierre Rosenberg parmi les feuilles anonymes en 1980, on voit un homme retirant une épine de la gueule d’un lion ; le verso, délicat à comprendre, montre la difficulté à interpréter des croquis légers, à peine préparés à la pierre noire.
92. Nicolas Poussin Zénobie trouvée sur les bords de l’Araxe, vers 1642 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11895
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L’autre dessin illustrant Pline est beaucoup plus impressionnant [93]. Il juxtapose interprétations de lecture et copie d’après l’antique, ce qui nous permettra d’évoquer à sa suite l’importance de la copie dessinée dans l’œuvre graphique de Poussin. Aujourd’hui en collection particulière, la feuille passa en vente à Londres en 1977 comme issue de l’« École romaine du xvie siècle » et fut alors reconnue de Poussin à la fois par Rosenberg et par Blunt. Elle comporte plusieurs « illustrations » sorties de l’esprit de Poussin à la lecture de Pline, le même chapitre que celui dont il a tiré le dessin d’Orléans, un texte relatif aux relations entre les hommes et les animaux. Pline parle d’un homme qui aurait sauvé un bébé panthère tombé dans un trou en le rendant à sa mère, puis décrit des peuplades qui traversent des fleuves en chevauchant des crocodiles, épisode que Poussin évoque à deux reprises, en bas et à mi-hauteur à droite de cette feuille si savamment composée. Cette « visualisation » fut pratiquée par le peintre une troisième et dernière fois (du moins selon nos connaissances actuelles), dans un énergique petit dessin conservé à Windsor qui représente Le Suicide de Caton le Jeune [94]. Sa source est cette fois la Vie de Caton d’Utique, une des célèbres Vies parallèles de Plutarque. Les faibles dimensions de la feuille (à peine 10 centimètres de haut) n’obèrent en rien la puissance de l’évocation : Poussin montre Caton le Jeune s’empalant sur son épée dans sa tente à Utique pour échapper à César, qui le poursuit, après avoir lu par deux fois l’un des dialogues de Platon, le Phédon, dont on voit le livre encore ouvert à droite. La superbe fermeté du dessin permettrait sans doute de le situer vers 1638-1640, comme le précédent illustrant Pline. Dans cette dernière feuille, tous les motifs qui sont développés ne procèdent pas du mécanisme de la « visualisation » que nous venons d’évoquer. Une partie des croquis, mis en harmonie par rapport aux autres motifs avec une habileté souveraine, relèvent en effet de la copie. Les constructions en haut à gauche, annotées du mot maton (qui signifie « brique » en italien), la barque, le temple au toit incurvé, le flamant dans les roseaux et le grand serpent dont les anneaux ondulent autour d’un monticule constituent autant d’emprunts à une seule et même source, la mosaïque du temple de Préneste, dite de Palestrina, qui se trouve aujourd’hui encore dans le musée de cette ville, mais que Poussin ne connaissait peut-être que par des dessins du Museo Cartaceo de son ami Cassiano dal Pozzo, bien qu’elle ait été découverte au début du xviie siècle ; les détails de l’œuvre montrent à quel point les croquis de Poussin sont d’une exactitude approximative. L’artiste s’intéressait cependant beaucoup à la vie des peuples anciens de l’Antiquité, et une telle copie lui fournissait des détails inespérés à utiliser dans ses tableaux. Des années plus tard d’ailleurs, peignant Le Repos pendant la fuite en Égypte conservé aujourd’hui à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, il réutilisa le motif des constructions où se posent les ibis comme un exemple typique de l’architecture égyptienne, précisant au futur époux de madame de Montmort, commanditaire de l’œuvre, qui n’était autre que son ami Chantelou, dans une lettre datée du 25 novembre 1658 : « […] une fabrique faite pour la retraite de l’oiseau ibis qui est là représenté, et cette tour qui a le toit concave avec ce grand vase pour recueillir la rosée, tout cela n’est point fait ainsi pour me l’être imaginé, mais le tout est tiré de ce fameux temple de la fortune de palestrine, le pavé duquel était fait de fine mosaïque… J’ai mis en ce tableau toutes ces choses-là pour délecter par la nouveauté et variété [rappelons que, pour Poussin, le but de la peinture, c’était la délectation] et pour montrer que la Vierge qui est là représentée est en Égypte30. »
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93. Nicolas Poussin Feuille d’études d’après l’antique et inspirées par la lecture de Pline, vers 1638-1640 Paris, collection particulière 94. Nicolas Poussin Le Suicide de Caton le Jeune, vers 1638-1640 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11919 94
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La poussière de Rome : les copies d’après l’antique et les maîtres C’est donc là le premier exemple de copie d’après l’antique que nous rencontrons. Poussin dut en tracer beaucoup, à la fois d’après les motifs classiques, et d’après certains graveurs de la Renaissance, puisque nous savons par l’inventaire après décès de son beau-frère Jean Dughet que celui-ci possédait au moins cent soixante copies à lui seul, contenues dans un unique album. Lors de l’édition du corpus en 1994, nous en avons retrouvé près de quatre-vingts, la plupart provenant des collections Moritz von Fries, marquis de Lagoy et Sir Thomas Lawrence, et dont nous avons prudemment placé les notices juste avant et juste après les feuilles de l’intermède parisien de 1640-1642, tant il est difficile de les dater avec exactitude. Nous pouvons simplement avancer que les copies de la seconde série, telles que la très belle Phèdre amoureuse de Pégase [95], aujourd’hui dans la collection Leon Black à New York, ou la Cérès cherchant Proserpine, conservée au musée Pouchkine à Moscou, sont exécutées avec un lavis à la fois plus fluide et plus profond que celles, moins souvent dévolues à un seul motif, tracées avant 1640. La pratique de la copie d’après l’antique présente chez Poussin des caractéristiques particulières. La plus évidente, c’est que l’artiste copie rarement directement une œuvre antique, bien plus fréquemment des gravures d’après cette œuvre : ainsi, par exemple, des reliefs de la colonne Trajane à Rome, évidemment difficiles d’accès à moins de disposer d’un échafaudage approprié. Poussin a étendu cette pratique de copier le document gravé plutôt que l’œuvre ellemême à quantité d’autres modèles, notamment les planches des ouvrages de Guillaume du Choul, de Nicolas Béatrizet ou d’Antonio Bosio. De plus, il a couramment juxtaposé sur le même support de papier des copies de sources diverses, avec une élégance et un sens de l’harmonie qui lui ont fait considérer soigneusement la réunion sur une feuille unique de copies exécutées d’après des éléments différents, entre autres les pages séparées d’un recueil de gravures. On a souvent avancé que Poussin aurait étendu cette activité de copiste à la grande entreprise du Museo Cartaceo de Cassiano. Mais, tandis que Blunt proposait un seul et unique dessin d’un des recueils du Museo comme étant de la main de Poussin, nous n’en avons quant à nous retenu aucun dans le corpus de 1994. L’examen des volumes du Museo Cartaceo des fonds du château de Windsor, du British Museum ou d’autres collections ne nous a révélé aucun dessin assurément de la main de l’artiste, bien que nombre de copistes au service de Cassiano aient travaillé dans un style et une technique proches, à la plume et au lavis brun. Nous ne citerons ici que quelques-unes de ces copies, dont le corpus montre l’importance et la variété. La feuille d’études du musée des Beaux-Arts de Lyon [96] fournit un bon exemple de la façon si originale dont Poussin organise sa feuille, mélangeant les motifs antiques, comme l’Hermès barbu ou le sphinx égyptien, et les éléments empruntés à l’art de la Renaissance, le
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95. Nicolas Poussin Phèdre amoureuse de Pégase, d’après l’antique, vers 1645 ? New York, collection Leon Black 96. Nicolas Poussin Feuille d’études d’après l’antique et les maîtres, vers 1635 Lyon, musée des Beaux-Arts, inv. X.1029.6
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lion et les dragons. Mais, contrairement à ce qui pourrait paraître évident, le lion et la chimère ne sont pas issus d’un seul modèle : le fauve est en effet emprunté à une gravure de Giovanni Antonio da Brescia d’après Mantegna, alors que le dragon qu’il semble maîtriser de ses pattes provient d’une gravure de Léon Davent d’après un motif inventé par Giulio Romano dans la salle de Psyché au Palais du Te, à Mantoue. Quant au pied (probablement romain) chaussé d’une sandale, à côté du lion, il est évidemment sans aucune relation avec lui et a surtout pour rôle de remplir un espace vide. Après Moritz von Fries et Sir Thomas Lawrence, la feuille est passée entre les mains d’Horace His de la Salle, dont on voit la marque en bas à droite, qui l’a offerte en 1877 au musée de Lyon. Elle comporte sur trois côtés de légères traces d’un trait d’encadrement à la sanguine commun à nombre de copies dessinées de Poussin, suggérant une même provenance (peut-être l’album de Jean Dughet), d’autant plus soupçonnable que l’on découvre au verso une inscription à la plume, « a. 65 », présente au verso de nombreux dessins de ce type, mais dont nous n’avons pas trouvé la signification. Certaines copies ont cependant été exécutées d’après des modèles plus évidents, comme la statue équestre de Marc-Aurèle au Capitole, peut-être pour une fois dessinée sur place et non d’après un recueil gravé ; conservé au musée Condé de Chantilly, le dessin provient de Frédéric Reiset. Poussin a également dessiné à deux reprises le même objet, probablement un oscillum romain, gravé en relief et que l’on accrochait en manière de vœu à un arbre, celui-ci étant dédié à Bacchus ; Shearman a émis l’hypothèse que l’objet était peut-être accidenté et que Poussin
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97. Nicolas Poussin Un serpent replié sur lui-même, vers 1630-1635 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 34521 98. Nicolas Poussin Proues de navire, d’après Jules Romain et Polidore de Caravage, vers 1632-1635 Chantilly, musée Condé, inv. AI 203 ; NI 247 99. Nicolas Poussin Soldats, étendards et objets, d’après la colonne Trajane, vers 1635 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 1167
proposait là deux variantes en vue de sa restauration ; la première feuille est conservée au J. Paul Getty Museum, la seconde faisait partie de la collection Krugier. Un autre objet circulaire présente un motif qui a toujours passionné Poussin, celui du serpent, précédemment rencontré dans la copie de la mosaïque de Palestrina. Ici, il pourrait s’agir d’un bouclier de parade dont on apercevrait en bas un fragment de la lanière en cuir qui permet de le tenir sur l’autre face. La feuille porte la marque de la collection Calando, très active au xix e siècle, et se trouve désormais au Louvre [97] ; le verso comporte de minuscules croquis de figures. Pour Poussin, le serpent présente des caractères contradictoires : il est l’animal néfaste qui pique Eurydice, dans le magnifique tableau du Louvre de 1648 Paysage avec Orphée et Eurydice, ou qui tue un voyageur dans la peinture conservée à la National Gallery de Londres, peut-être conçue en pendant de la précédente. Mais le serpent est également porteur de valeurs positives, lorsqu’il se dépouille de ses anciennes écailles pour en fabriquer de nouvelles et, surtout, lorsqu’il est représenté se mordant la queue, formant un cercle parfait, symbole de l’infini. On le trouve néanmoins carrément effrayant sur une feuille de copies conservée au musée Bonnat de Bayonne ; cette fois encore, la source n’a pu être identifiée, et Blunt est allé jusqu’à s’étonner du caractère « précolombien31 » du reptile. La partie supérieure est reprise de plusieurs motifs différents, la source la plus importante étant une gravure de Giulio Bonasone d’après Giulio Romano, Pluton descendant aux Enfers. Ce dessin porte le timbre d’Horace His de la Salle, précédant celui de Léon Bonnat. D’autres gravures de la Renaissance ont été utilisées à maintes reprises par Poussin, notamment celles de Gian Battista Ghisi, toujours d’après Giulio Romano : une belle feuille du musée Condé de Chantilly [98] en reproduit des exemples, des proues de bateaux rapprochées, dans la partie basse, d’une autre gravure, celle-là de Michele Grechi d’après Polidore de Caravage. La partie droite de la gravure d’après Polidore, avec les éperons en forme de poignards surmontés d’une hure de sanglier, réapparaît dans une autre copie de proues de navire appartenant à la Fondation Jean van Caloen en Belgique, près de Bruges, et récemment identifiée comme de Poussin. Cette Fondation possède un autre dessin de Poussin d’après l’antique et les maîtres tout aussi joliment mis en forme, mais dont nous n’avons pu identifier jusqu’ici que l’élément médian : les deux minuscules personnages tenant des vases, qui découlent d’une gravure de Giulio Romano reprise par Bonasone, Jupiter, Neptune et Pluton se partageant l’empire de l’univers. C’est la petite scène dans les nuages en haut de cette estampe qui offre à Poussin sa source assez inattendue. On dispose de huit copies d’après les motifs de la colonne Trajane, décrivant en un long basrelief ascendant les victoires de l’empereur Trajan sur les Daces et autres peuplades. La source de Poussin était un recueil de gravures publié à Rome en 1576 par Chacon et illustré par Francesco Villamena. Une feuille du musée Condé de Chantilly juxtapose ainsi plusieurs personnages, certains identifiés par des annotations de Poussin. Une autre feuille, léguée en 1881 au Louvre par le grand ami d’Ingres, le sculpteur Jacques-Édouard Gatteaux, s’attache aux uniformes romains et à leurs enseignes [99]. Une comparaison avec la source montre à quel point Poussin a su transmuer la sécheresse des gravures par ses subtils accents de lavis et l’intelligence de sa mise en page. Il se trouve également des feuilles sur lesquelles les motifs copiés ne présentent guère plus d’importance dans l’occupation de l’espace que les notations manuscrites de la main de l’artiste. Il en est ainsi de trois grandes feuilles utilisées en recto verso de manière systématique, et qui sont relatives pour deux d’entre elles à la lecture par Poussin d’un ouvrage de Guillaume du Choul, Discours sur la religion des anciens Romains, publié au milieu du xvie siècle. L’une est à Chantilly, une autre à l’Albertina de Vienne, la troisième dans une collection privée parisienne. Le recto de la plus connue, celle de Chantilly, reprend dans la partie haute des croquis du Museo Cartaceo ; plus bas, quantité d’annotations et de minuscules croquis ont été tracés d’une plume très fine d’après les gravures qui ornent l’ouvrage de Du Choul [100]. Le verso de cette feuille est, quant à lui, entièrement inspiré du même livre. La troisième feuille, celle en mains privées, reprend pour sa part, avec moins d’importance accordée au texte, les gravures d’un autre ouvrage de Du Choul, Discours sur la castramentation et discipline militaire des anciens Romains. Les trois feuilles d’après Du Choul détonnent un peu par rapport à la pratique habituelle des copies de Poussin, puisqu’elles juxtaposent quantité de croquis de petits formats et que l’absence de lavis leur confère une sécheresse documentaire un peu particulière. Poussin a aussi fait son miel de l’ouvrage d’Antoine Lafréry, aux gravures réalisées par Nicolas Béatrizet au milieu du xvie siècle, le Speculum Romanae Magnificentiae, qui donne quantité de détails sur la vie à Rome dans l’Antiquité. Ici, les objets [101], dont on retrouvera certains sur des peintures de l’artiste, par exemple le coffret dans La Sainte Famille à l’escalier – tableau que se partagent le Cleveland Museum of Art et, pour un temps, le Louvre –, sont disposés en registres, mais pas dans l’ordre où ils apparaissent sur la planche 93 de l’ouvrage de Lafréry. Poussin a en
100. Nicolas Poussin Feuille d’études d’après l’antique et d’après des illustrations de Du Choul, vers 1635 Chantilly, musée Condé, inv. AI 230 ; NI 274 101. Nicolas Poussin Instruments de sacrifice antique, d’après Béatrizet, vers 1640 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, inv. 1435
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102. Nicolas Poussin Copie d’après des fragments de reliefs antiques, vers 1640 Paris, collection Pébereau
effet tenu à les présenter selon son propre sens du rythme et de l’accord des motifs entre eux. On a récemment pu admirer au Louvre une feuille d’après l’antique, qui a longtemps appartenu à la Fondation Martin Bodmer à Cologny, à côté de Genève, et qui a réintégré la France lorsque Georges Pébereau l’a acquise [102]. Dans l’encadrement à la sanguine, les divers éléments sont disposés une fois encore avec grande élégance. Cependant, Poussin ayant manqué de place pour restituer un des éléments, il l’a commenté en dessous : il s’agit d’un sarcophage dont la face développe l’histoire d’Oreste et Pylade en Tauride, amenés devant Iphigénie, et dont on connaît un dessin dans l’un des volumes du Museo Cartaceo conservé à Windsor. Si Poussin a pris ce dessin pour modèle, il l’a interprété avec beaucoup de liberté, puisque la tête d’homme qui était suspendue à l’arbre s’y trouve carrément empalée, tandis que la femme à côté a totalement changé d’orientation ; enfin, l’annotation portée en dessous, évoquant simplement des hommes nus enchaînés, prouve que Poussin n’a pas reconnu les deux héros représentés sur le bas-relief. Nous avons déjà cité deux belles copies au profond lavis brun postérieures au retour définitif à Rome, en 1642, Phèdre amoureuse [95] et Cérès cherchant Proserpine. Nous pouvons y adjoindre deux autres feuilles, d’après une source non encore rencontrée, la Roma Sotterranea d’Antonio Bosio, ouvrage sur les peintures des catacombes publié en 1632. Aujourd’hui dans une collection particulière bien connue, la plus grande des deux copies [103] a appartenu un temps à Philippe de Chennevières, qui l’a longuement décrite dans son texte publié dans L’ Artiste de 1894 à 1897, sous le titre Une collection de dessins d’artistes français (chapitre I). Cette feuille recto verso présente les images d’un repas funéraire peint dans les catacombes de Sainte-Agnès à Rome. Un détail intéressant dans le contexte de la seconde série des Sacrements qu’il a peinte à la demande de Chantelou à son retour à Rome, puisque Poussin écrivait à son ami le 30 mai 1644, à propos de la composition de La Pénitence, qu’il s’y trouverait « quelque chose de nouveau, particulièrement le tricline lunaire qu’ils appelaient Sigma32 », le mot « ils » désignant évidemment les Anciens. Presque la même dénomination est inscrite à la plume, sur la table en forme de lune (le fameux triclinium lunaire !), au verso du dessin. L’ensemble témoigne de l’intérêt de Poussin pour les sources archéologiques précises. En fait, le peintre ne reprit pas exactement cette disposition dans le tableau La Pénitence de la National Gallery of Scotland d’Édimbourg. La seconde feuille de copies, plus petite et conservée à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, porte le même genre d’inscription et se réfère à une autre planche de l’ouvrage de Bosio. Poussin a joint ici la précision à la rapidité, se contentant d’ovales pour figurer certains visages, mais s’intéressant de près aux pièces de forme et à la vaisselle destinées à servir au repas, soigneusement représentées. Avant d’évoquer le séjour parisien de 1640-1642, signalons encore un beau dessin de composition, récemment entré dans les collections de la National Gallery of Scotland à Édimbourg grâce à l’effort conjoint de plusieurs donateurs publics et privés. Il s’agit du magnifique lavis de La Danse de la vie humaine [104], en relation étroite avec le tableau éponyme appartenant à la Wallace Collection, à Londres, daté, selon les auteurs, entre 1637 et 1640. Cette feuille très bien conservée avait appartenu à la famille Stella, puis était passée à Crozat. Lors de la vente Crozat,
103. Nicolas Poussin Un repas funéraire, d’après une gravure de Bosio, vers 1644 Paris, collection particulière
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elle n’avait pas échappé à Pierre Jean Mariette (qui en avait rédigé le catalogue). Lors de la vente Mariette, trente-quatre ans plus tard, Gabriel de Saint-Aubin l’avait rapidement croquée dans la marge de son exemplaire du catalogue, aujourd’hui l’une des pièces majeures du Museum of Fine Arts de Boston. Le thème devait être cher à Poussin, puisqu’il illustre certainement sa propre attitude morale devant les incertitudes de l’existence. À droite, le Temps rythme sur sa lyre la danse des quatre figures se tenant par la main, animées d’une giration continue : la Pauvreté, l’Industrie, la Richesse et la Luxure. L’Industrie transforme la Pauvreté en Richesse, mais la Luxure ramène celle-ci à la Pauvreté, et ainsi de suite. À droite, un des deux putti tient un sablier qui évoque l’écoulement irrésistible du Temps, pendant que l’autre s’amuse à souffler des bulles de savon, symbole évident de la fragilité de la vie humaine. Dans le ciel, passe le quadrige d’Apollon, suivi des Heures du Jour et de la Nuit, et entouré d’un Zodiaque, tandis que, sur terre, un terme à double face représentant Janus souligne l’ambiguïté qui préside et commande à tout instant de l’existence. Tracé d’une plume allègre, soutenue par un lavis blond, ondoyant et généreux dans le traitement des nuages et du palmier à droite, le dessin est beaucoup plus lyrique que la peinture correspondante où tous les éléments sont comme figés. Il illustre la maîtrise à laquelle Poussin est parvenu, tant dans le traitement technique que dans l’intelligence de conception d’un récit, peu avant d’être appelé à Paris, voyage auquel il ne se résolut qu’en 1640.
104. Nicolas Poussin La Danse de la vie humaine, vers 1637-1640 Édimbourg, National Gallery of Scotland, no. D 5127 105. Charles Errard Portrait de Sublet des Noyers, vers 1643-1645 Albi, musée Toulouse-Lautrec, inv. AA.D.80
Un grand homme d’Italie à Paris Richelieu, qui avait commandé les Bacchanales à Poussin au milieu des années 1630 pour en orner son château en Poitou, aujourd’hui détruit, tenait à faire venir à Paris les meilleurs artistes. C’était aussi la politique de son surintendant des Bâtiments, François Sublet des Noyers, qui avait envoyé Paul Fréart de Chantelou à Rome en mai 1640 pour insister auprès du peintre ; on connaît d’ailleurs un dessin attribué à Charles Errard qui représente Sublet, une sanguine conservée au musée Toulouse-Lautrec d’Albi [105]. Mais Poussin se fit encore prier et ne partit qu’un peu plus tard, arrivant à Paris au mois de décembre. Installé dans une maison des Tuileries et nommé Premier Peintre du Roi, Poussin aurait déclaré à l’occasion : « Voilà Vouet bien attrapé », posant ainsi Poussin en rival de Vouet – le retour de ce dernier à Paris en 1627 est généralement considéré comme la date pivot de la renaissance du grand art à la française. En fait, Poussin fut tout autant « bien attrapé » car on ne cessa de lui imposer pendant ses deux années de séjour parisien des travaux qui ne lui convenaient guère, quand ils n’allaient pas jusqu’à le rebuter. Peu habitué à se plier aux exigences d’un pouvoir absolu, Poussin se vit confier essentiellement des entreprises décoratives, dans lesquelles on lui demandait à la fois de travailler vite et d’animer toute une équipe de collaborateurs, deux choses qui n’étaient 105
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pas pour lui plaire. Il est notable que l’on ne connaisse aucun dessin en rapport avec deux des principaux (et immenses) tableaux qu’il réalisa alors : d’une part, le Saint François-Xavier rappelant à la vie la fille d’un habitant de Cangoxima au Japon, destiné au maître-autel du Noviciat des jésuites et aujourd’hui au Louvre ; d’autre part, la toile circulaire pour le plafond du grand cabinet de Richelieu au Palais-Cardinal, Le Temps et la Vérité, également conservée au Louvre. Il subsiste en revanche plusieurs dessins, de la main de Poussin ou provenant de ce fameux atelier qu’il ne dirigea que pendant l’intermède parisien, en relation avec la genèse du décor de la Grande Galerie du Louvre, d’autant plus importants que ce décor n’existe plus aujourd’hui et que la plupart des fenêtres des deux côtés ont été occultées pour laisser la place à des cimaises. Il n’existe qu’une seule représentation fidèle du décor ancien de la Grande Galerie, mais elle date du milieu du xviiie siècle, alors qu’une partie du décor laissé en plan par Poussin lors de son départ avait été détruite par un incendie dès 1661 : c’est la célèbre miniature de Louis-Nicolas van Blarenberghe peinte sur un des côtés de la tabatière de Choiseul, boîte en or qui fait toujours partie des collections Rothschild. On y voit Louis XV et ses ministres visitant la collection des cartes et plans qui était alors installée sous les voûtes de la Galerie. Celles-ci, on le devine, étaient ornées de grisailles rectangulaires à imitation de bas-reliefs, à sujets de la vie d’Hercule. Au-dessus des fenêtres, des atlantes encadraient des médaillons circulaires, également à sujets de la vie d’Hercule. Sur ces atlantes reposaient des arcs cintrés qui supportaient eux-mêmes un motif décoratif central autour duquel voletaient deux putti. À l’aplomb de la voûte étaient placés des moulages en plâtre reprenant des motifs de la colonne Trajane et de l’arc de Constantin, mais Poussin n’intervint pas à ce niveau. Quant aux entre-fenêtres, ils étaient ornés de paysages dus au peintre franco-flamand Jacques Fouquières, avec qui Poussin eut des relations tendues. On ne les voit pas sur la miniature ; il est d’ailleurs possible que la partie de la voûte ici entrevue soit l’œuvre de Louis de Boullogne le Vieux, qui reprit les travaux bien après le départ de Poussin et l’incendie, en 1668. On connaît un dessin de sa main pour ce décor, conservé à l’Albertina de Vienne [106], et un autre au musée Grobet-Labadié à Marseille. La tabatière a en tout cas pour intérêt de nous montrer quelle était la structure du décor. Nous ne connaissons que cinq dessins de la main de Poussin certainement liés à l’entreprise du décor de la Grande Galerie. Le premier est une grande feuille du Louvre provenant de JacquesÉdouard Gatteaux, le sculpteur ami d’Ingres, qui présente de multiples croquis à la plume évoquant des épisodes de la vie d’Hercule, inscrits dans des cercles ou dans des rectangles. La provenance est ici d’autant plus notable que Gatteaux possédait, nous le verrons, plusieurs dessins « d’atelier » pour le même décor. En très mauvais état, difficilement lisible, la feuille comporte au verso un dessin de la main d’un assistant en relation avec un tableau plus tardif, Le Ravissement de saint Paul, ce qui laisse entendre qu’elle a été réutilisée ultérieurement, Poussin l’ayant rapportée à Rome. La feuille est plus lisible dans une gravure exécutée par Adrien Féart au xixe siècle, bien que celle-ci ne suive pas l’ordre des croquis adopté par Poussin. La numérotation de ceux-ci, de 42 à 54, est sans doute relative à la succession des motifs dans le décor peint. Il s’agit en tout cas de représentations d’épisodes plus ou moins connus de la vie d’Hercule, tels Hercule délivrant Prométhée ou Hercule dérobant les pommes d’or du jardin des Hespérides ; mais aussi de sujets moins souvent traités, comme Hercule tuant Eryx ou la mort de Busiris ou celle d’Emathion. La feuille conservée au musée Bonnat de Bayonne [107] reprend exactement la même structure, rapprochant motifs circulaires et rectangulaires ; son verso présente une étude de paysage typique du graphisme en hachures de l’artiste. Deux tableaux tardifs comportent de semblables talus agrémentés d’arbustes et de fourrés, mais avec trop de différences pour que l’on puisse parler ici de dessin préparatoire : il s’agit du Paysage avec un homme tué par un serpent du Louvre et du Paysage avec un homme buvant de la National Gallery de Londres. Au recto de la feuille de Bayonne, toujours selon le même esprit schématique, Hercule est représenté dans six épisodes : de haut en bas et de gauche à droite, Hercule et Cacus, Hercule et Lacin, Hercule et Calciope, Hercule tuant Pyrechme, Albion et Borgion, Hercule et Termere, Hercule et les « larrons » ou géants. Tous ces sujets, comme ceux de la feuille du Louvre, sont tirés d’une sorte de manuel de base concentrant et résumant les écrits d’Euripide, de Théocrite, d’Apollodore et de Diodore de Sicile qui se réfèrent à Hercule. De cet ouvrage de Natale Conti, Mythologiae, sive explicationes fabularum libri decem, publié au milieu du xvie siècle, Poussin utilisa la traduction française de 1627, en particulier le chapitre II du livre VII, consacré à la vie du mythique demi-dieu. En bas de la feuille, l’inscription « 28 rond » est à mettre en relation avec le numéro « 57 » du médaillon en haut à droite et, si l’on admet qu’un croquis sur deux était de forme circulaire, elle correspondait donc au nombre de ces médaillons (28 est bien égal à la moitié des cinquante-sept numéros dénombrés moins un). Par ailleurs, on lit sur la feuille du Louvre une initiale « E » et ici une initiale « G », ce qui semble indiquer une série alphabétique, c’est-à-dire une progression dans le classement des motifs étudiés. Il devait donc exister d’autres feuilles
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que ces deux-là, mais elles n’ont pas réapparu. Enfin, il faut mentionner l’historique particulier de la feuille de Bayonne qui, avant d’échoir à Bonnat, a appartenu au peintre Jean-François Pierre Peyron, rival de David (sa magnifique Mort d’Alceste fut éclipsée au Salon de 1785 par les Horaces de David, mais les deux œuvres se côtoient aujourd’hui sur les cimaises de la salle Daru au Louvre) et poussiniste enthousiaste, dans son art comme dans sa collection. Outre les deux dessins du Louvre et de Bayonne, sortes de catalogues de motifs à reporter et à développer au stade du décor peint sur la voûte, nous disposons de trois autres études indubitablement liées au décor de la Grande Galerie, mais toutes trois consacrées cette fois à un motif isolé. La première est le ravissant et si évocateur Combat d’Hercule et Thésée contre les Amazones des collections royales anglaises, conservé au château de Windsor [108]. Il porte le numéro « 29 », à rapprocher probablement de la numérotation des croquis des deux feuilles précédentes, qui s’échelonnaient de 42 à 54 ; ce projet concernait donc une travée antérieure. Certains détails précis permettent de confirmer le sujet traité : le sein, attribut féminin, de la combattante renversée à terre ; la massue que tient Hercule à gauche, avec, nouées autour de son cou, les pattes du lion de Némée qu’il a tué auparavant ; le bouclier à tête de Minotaure du combattant de droite, qui désigne ainsi Thésée, vainqueur du monstre. Inscrite dans un cercle, la composition dénote un sens de l’équilibre des masses, une puissance suggestive qui emportent l’adhésion. Les ombres qui serpentent à travers le dessin annoncent par leurs puissants contrastes les futurs reliefs du décor peint en grisaille, voulu très lumineux d’effet. Ce qu’atteste une feuille décrivant un motif de forme rectangulaire, Hercule apprenant à jouer de la lyre [109], conservée au Louvre, acquise par le roi en 1712 de la collection Le Tessier de Montarsy. Il s’agit du dessin le plus poussé lié aux travaux de la Grande Galerie et dont on puisse raisonnablement affirmer qu’il est de la main de Poussin, alors que quantité d’autres, qui lui ressemblent tant par la structure que par la technique, sont unanimement considérés aujourd’hui comme des travaux d’atelier. Il suffit de confronter ce dessin à un autre, traitant le même motif et conservé également au Louvre [110], pour être assuré que Poussin est ici intervenu, peut-être sur la base d’une mise en place due à un assistant, mais peut-être aussi entièrement de son invention, pour composer cette feuille à la noble ordonnance et à la luminosité extrêmement étudiée, les rehauts de blanc et les accents de lavis brun étant disposés avec un soin et un sens de l’équilibre tout à fait supérieurs. Le dessin d’atelier pour le même sujet nous donne l’occasion de mentionner l’ensemble de plus de quatre-vingts feuilles relatives au décor de la Galerie33, essentiellement conservées au Louvre. Si leur précision comme leur sécheresse interdisent d’y voir des œuvres authentiques de Poussin, il s’agit évidemment de documents précieux pour qui veut imaginer à quoi ressemblait le décor conçu par l’artiste ; citons ainsi Jupiter ordonne à Mercure d’arrêter le char d’Apollon, Hercule apprenant la lutte, Hercule étouffant le lion de Némée, Hercule et les chevaux de Diomède, Hercule et Hésione, Hercule et Cycnos. Tous ces dessins ont été exécutés avec soin, à la plume, à l’encre brune et au lavis brun, parfois avec des rehauts de blanc sur papier beige, parfois également redoublés dans des dessins à la pierre noire. La plupart ont été gravés par Jean Pesne en 1678, et d’autres, provenant de la collection Gatteaux, par Antoine François Gelée en 1850.
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106. Louis de Boullogne le Vieux Panneau décoratif avec en médaillon Hercule offrant une corne d’abondance à Jupiter, vers 1668 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, Nr. 11693 107. Nicolas Poussin Études de panneaux circulaires et rectangulaires pour la Grande Galerie du Louvre : épisodes de la vie d’Hercule, vers 1640 Bayonne, musée Bonnat, inv. AI 1673 ; NI 48 108. Nicolas Poussin Combat d'Hercule et Thésée contre les Amazones, vers 1640-1642 Windsor Castle, Royal Library, no. RL 11920 109. Nicolas Poussin Hercule apprenant à jouer de la lyre, vers 1640-1642 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32443 110. Atelier de Nicolas Poussin Hercule apprenant à jouer de la lyre, vers 1640-1642 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 107
Poussin « le patron » : le maître et ses satellites
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Le dernier dessin assurément de la main de Poussin et lié à la décoration de la Grande Galerie est conservé à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg [111]. Il concerne l’un des dessus-de-fenêtres tels qu’on les entrevoit dans la miniature de van Blarenberghe. On a depuis longtemps considéré qu’il devait s’agir d’un motif inscrit au tout début de la Galerie, et ceci pour deux raisons. D’abord par la présence, dans la partie haute, de l’aigle et du foudre, attributs de Jupiter, père d’Hercule. Mais aussi et surtout à cause de la scène esquissée dans le médaillon circulaire, qui figure également sur le premier dessin d’atelier pour le décor, illustrant un épisode antérieur à la naissance d’Hercule : le moment où Jupiter envoie Mercure ordonner à Apollon d’arrêter la course de son char pendant trois jours, afin que le roi des dieux de l’Olympe puisse descendre sur terre s’unir à Alcmène, qui engendrera ainsi Hercule. La naissance d’Hercule était d’ailleurs le sujet du premier panneau rectangulaire de la Galerie, presque immédiatement postérieur à celui-ci, ce que reflètent deux dessins d’atelier34. Le fait que nous ne connaissions qu’un seul dessin de Poussin pour cet élément du décor, et qu’il concerne précisément la première travée, rend hypothétique l’existence d’autres croquis de sa main pour ces dessus-de-fenêtres, car il serait bien étrange, s’il existait d’autres études de ce type, que seule celle destinée à la première travée ait été conservée. La feuille témoigne de la faculté d’organisation de Poussin, de son sens de la lumière et du rapport des masses entre elles. Malgré sa petite taille, le croquis laisse aisément deviner le caractère monumental de ces dessus-de-fenêtres, hauts de plusieurs mètres et qui devaient s’incurver sur la voûte, au moins dans la partie haute. Le séjour parisien de Poussin fut marqué par d’autres travaux, des peintures pour Louis XIII et Richelieu, nous l’avons dit, mais aussi des frontispices de livres d’Horace ou de Virgile, ou encore la conception d’éléments décoratifs pour un cabinet de l’hôtel de Sublet des Noyers. En ce qui nous concerne, deux importants dessins peuvent encore être rattachés avec quelque certitude à ce séjour. Le premier, conservé à l’Ensba, illustre un épisode des Faits et dits mémorables de l’écrivain romain Valère Maxime, et est généralement intitulé Scipion et les pirates [112]. Il met en scène Scipion l’Africain, retiré dans sa villa de Liternum, et à qui des pirates, auxquels on avait prêté un moment des intentions belliqueuses, viennent en fait rendre hommage. Par une lettre adressée depuis Paris à Cassiano dal Pozzo le 27 juin 1642, on apprend que Poussin a l’intention de « servir l’Éminentissime cardinal Barberini par le dessin de l’histoire de Scipion ». « Mais, poursuit l’artiste, il me déplaît cependant d’être privé de l’esquisse que j’en fis avant mon départ de Rome, m’en étant seulement resté l’idée que, avec le temps que je pourrai dérober, je mettrai au net de la manière la meilleure que me le permettra ma main tremblante 35. » Il s’agit là de souligner la toute première mention de ce tremblement de la main qui affecta épisodiquement Poussin, allant croissant dans son âge mûr. La lettre nous indique également que Poussin était surchargé de travail – sans doute l’une des principales raisons de son désir de rentrer à Rome – et qu’il lui faudrait distraire un peu de temps pour réaliser le projet relatif à Scipion. Le dessin conçu avant le départ pour Paris et dont il se trouve « privé » est probablement une feuille aujourd’hui conservée à Windsor, qui présente sur son recto et son verso des mises en place pour la même composition. Le style de ces deux études correspond bien à celui des recherches liées à la première série des Sacrements, ce qui permet de dater la feuille anglaise vers 1638-1640. Celle de l’Ensba, où le sens de la composition est inversé, l’espace du palais de Liternum bien mieux architecturé et l’anecdote rendue plus lisible par la présence des bateaux à gauche et de l’homme baisant le sol à l’entrée du portique, correspondrait au désir de Poussin de revenir sur son sujet à Paris pour aboutir à un « dessin » susceptible d’être offert au cardinal Barberini. Il a dû avoir mené à bien ce projet, puisqu’une nouvelle lettre en date du 25 juillet et adressée au même destinataire suggère son achèvement. À ce sujet, les avis diffèrent. On connaît en effet deux dessins « mis au net » de Scipion et les pirates. L’un, conservé au musée des Beaux-Arts d’Orléans et d’une illustre provenance – le père Sebastiano Resta, puis Sir Thomas Lawrence –, est en piètre état. L’autre, conservé à Windsor, nous a paru, lors de la rédaction du corpus, d’une exécution timide et sans passion, une caractéristique cependant admissible pour un dessin « de présentation », poussé au net de façon extrême. Il est plus surprenant qu’il soit mis au carreau, d’une façon aussi visible que peu régulière ; imagine-t-on une telle œuvre destinée à être offerte en l’état à un prince de l’Église ? Nous avons donc considéré ce dessin comme une production de l’atelier de Poussin, alors que le conservateur du château de Windsor, Martin Clayton, y reconnaît sans hésitation la main de l’artiste, arguant d’une certaine rapidité dans la pose du lavis, qu’il juge « sensible et intelligent », insistant également sur le rendu synthétique de détails comme le navire, les personnages du second plan ou les statues dans les niches. Ces arguments ne sont pas sans valeur, mais la présence de la mise au carreau demeure quasiment inexplicable dans un dessin de ce type. La comparaison du dessin de Windsor avec celui de l’Ensba ne nous paraît toujours guère favorable au premier des deux, qui doit être, en tout état de cause, le second dans l’ordre chronologique.
111. Nicolas Poussin Étude pour l’un des dessus-de-fenêtres de la Grande Galerie du Louvre, vers 1640-1642 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, inv. 8192 112. Nicolas Poussin Scipion et les pirates, 1642 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, inv. 1422 113. Nicolas Poussin Les Nymphes du lac de Garde offrant des citrons au dieu-fleuve Benalus, vers 1640 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 32442
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Une autre feuille, celle-ci incontestablement de la main de Poussin et dont un grand nombre de copies dessinées sont recensées dans le corpus, est une étude pour l’une des planches d’un ouvrage publié en 1646 par le père jésuite Giovanni Ferrari, consacré à la culture des citrons : Hesperides sive malorum aureorum cultura et usu libre quatuor, plus connu sous le titre Horti Hesperides [113]. Ce livre contient des gravures d’après des dessins des plus grands noms italiens de l’époque, Sacchi, l’Albane, le Dominiquin, Guido Reni, Pierre de Cortone, Lanfranco et Romanelli. Mais pourquoi dater du séjour parisien un dessin lié à une publication de 1646, soit quatre ans après le retour de Poussin à Rome ? Pour plusieurs raisons. D’une part, Jacques Thuillier a fait remarquer qu’une partie des illustrations était imprimée dès 1642 et que deux des illustrateurs, le Dominiquin et le Guide, étaient décédés respectivement en 1641 et 1642. Anthony Blunt a de son côté montré qu’à de nombreuses reprises, Poussin évoque le projet du père Ferrari dans ses lettres parisiennes du premier semestre 1642. Un contrat entre l’auteur et son imprimeur mentionne en tout cas le dessin de Poussin en avril 1644, preuve qu’il était réalisé à cette date. Conservé au Louvre où il est entré à l’occasion de l’achat du roi au banquier Jabach en 1671, le dessin n’est pas en très bon état. Il comporte au verso une dizaine de lignes manuscrites, visibles par transparence, qui ne sont pas de la main de Poussin. La planche correspondante dans le recueil des Horti Hesperides a été gravée par Cornelis Bloemaert. L’un comme l’autre représentent Les Nymphes du lac de Garde offrant des citrons au dieu-fleuve Benalus, mais on relève entre les deux bien des variantes, ce qui nous permet de supputer l’existence d’un dessin intermédiaire, non retrouvé. Dans la première pensée, un fort soleil en haut à gauche réchauffe les citrons, remplacé par un château dans la gravure, de même que la petite figure songeuse au bord de l’eau en haut à droite, qui laissera place à un faune assez conventionnel, tous ces détails se trouvant inversés comme il se doit. Le visage de la nymphe de droite, le bras levé, apparaît extraordinairement simplifié dans le dessin, parcouru d’un lavis sinueux et profond qui atteste le lyrisme de Poussin, dans une page qui a gardé, malgré son mauvais état de conservation, quelque chose de ses qualités primitives d’élégance et de retenue poétique. 113
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