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À
ANTOINE ET À LOUIS
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Galeriste Personne qui gère pour son compte une galerie d’art où elle présente des expositions temporaires mettant en valeur, en vue de les vendre, les œuvres d’un seul artiste (peintre, sculpteur, photographe, etc.), ou une collection d’œuvres variées de différents artistes.
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Le propriétaire d’une galerie d’art doit, certes, avoir une connaissance de l’art, mais ce n’est qu’un maigre début. Pour réussir à composer avec les divers éléments de sa clientèle – artistes, musées, le public des acheteurs, le public des curieux, historiens d’art, critiques d’art, conservateurs, maîtresses, épouses, avocats de l’immobilier, enfants déshérités – le propriétaire d’une galerie doit avoir les talents d’un psychothérapeute, la rouerie d’un arnaqueur à succès, la sensibilité d’un artiste, l’habileté en affaires d’un entrepreneur de start-up, le charme d’un maître d’hôtel et l’obstination d’un joueur professionnel. Bernard Vidal a toutes ces qualités mais, en plus, il a un style littéraire élégant, charmant et nuancé qui, associé à la somme de ses souvenirs, lui permet de raconter les expériences très drôles qu’il a vécues dans l’exercice des différents rôles requis par sa profession. Le résultat est un récit plein d’esprit, merveilleusement écrit, de son expérience de propriétaire de galerie. FREDERICK WISEMAN (traduit de l’américain)
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Au vernissage de Louis Pourrat Les convives s’en vont des tables du banquet Les nappes sont tachées de vin et le parquet est blanchi par le pas des danseurs et des rêves. ROBERT DESNOS, Ô Jeunesse.
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E ME DEVAIS D’ÊTRE LÀ, moi, son « marchand de Paris », et il m’attendait
à l’entrée du musée, en tenue de gentleman provençal, costume de velours noir, foulard de soie rose thé au cou : ... Trois mois insensés ! », me dit Louis dans une accolade « et tout ce bordel de la dernière semaine, sans jamais prendre le temps de rien, même pas de pisser ! » Mais finalement il était content de l’accrochage, de la série des « Grands Mas » accrochés dans la salle principale, et après tout avait été facile, le reste avait suivi, me dit-il. Déjà on venait le chercher ; le conservateur l’attendait. Le maire viendrait et serait en retard. Les discours allaient commencer. Le conservateur, la belle cinquantaine, fut tout en emphase : « Figuratif ? Abstrait ? Pieux débats et vaines querelles... Voyant pour la première fois une œuvre de Pourrat, j’ai compris qu’une adhésion aussi instinctive ne se réduit pas à ces catégories du passé. Non, la peinture est simplement là. La peinture résiste et tient ! » Louis sut être lui-même, vif et charmant : « La mémoire d’un peintre est sa conscience ; plus qu’un autre il la met à l’épreuve. Chaque image doit être vue et oubliée. Si les images du passé peuvent l’aider à trouver le trait, la couleur, elles ne doivent pas avoir de lien avec ce qui se fait car ce que cherche le peintre, ce ne sont pas des souvenirs, mais des expériences... Et si je suis fidèle au paysage, c’est que je reste pris par le trouble que j’y ai très jeune ressenti, me tournant sans cesse vers la nature, mon vrai et unique souci. » On l’applaudit. Louis nous fit faire le tour de l’exposition. « Bonjour, Maître », dit le maire, qui avait enfin rejoint notre petit groupe. 9
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Louis s’arrêtait, se campait devant chaque tableau, comme à l’atelier. Sous les airs aimables de sa peinture se cachait une certaine dureté. « J’aime beaucoup les couleurs », dit le maire. « Au début, je cherchais la couleur, et maintenant je cherche la lumière », répondit Louis. Mais l’autre, qui était pressé, filait devant. « Il y a une vie dans ces glissements de matière, ces vallonnements de couleurs crayeuses... », dit le conservateur. « Il faut gratter, gratter, et s’arrêter à temps, sinon on détruit tout », dit Louis. « C’est très peint... une peinture très pure », dit le maire. « C’est surtout très juste de tons », dit le conservateur. Les gens étaient très contents. Il y avait toute une foule mais pas encore de journalistes. Un grand type, un échalas ébouriffé, l’apostropha : « Gloire aux peintres, Pourrat ! » « Dans ces moments-là », me dit Louis à l’oreille « je n’ai qu’une envie, décaniller, foutre mon camp à l’atelier ! » Dans les couloirs, on piétinait. Une grosse dame lui dit, d’un air complice : « Bonnard... » mais depuis longtemps cela ne lui faisait plus plaisir. Une belle brune, aux cheveux joliment bouclés, vint se pendre à son bras : « Tu fais mon bonheur. » La grande salle se prolongeait dans une rotonde. Dehors on voyait les platanes nus et la perspective de la place Saint-Jean, qui m’a toujours fait penser à Rome. De rares passants traversaient, tête baissée, courbés par le mistral et les cloches de l’église se mirent à sonner. Une ambulance arrivait, qui roulait au pas. Une ambulance grise avec une croix verte sur le côté qui avançait sans bruit sur la place et disparut en faisant fuir les pigeons. Je rentrai à l’hôtel avant de ressortir pour le dîner. J’arrivai chez les Pourrat le dernier. Me voyant, Simone me lança : « Quelqu’un a appelé pour vous mais n’a pas laissé son nom... ah, mais comme je déteste qu’on me raccroche au nez ! » Louis s’affairait, papillonnait : « Vous nous avez gâtés avec ces fleurs magnifiques... Vous n’avez pas froid, vous ne voulez pas un châle ? » 10
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Ils étaient déjà tous là, le conservateur du musée, sa femme en tailleur et chapeau, le critique aux vilaines dents, qui avait écrit la préface, le moustachu du Provençal, deux couples de collectionneurs et un vieux camarade. Mais Simone s’impatientait : « J’ai honte, je vous ai fait un tout petit dîner » et nous pressait de passer à table. Sur la nappe de damas rouge foncé était dressé un bouquet de lauriers et de roses de Noël et on avait droit aux belles assiettes et aux couverts en argent. Il y eut un silence. Simone fit son entrée tenant à bout de bras un plat de faïence blanche qu’elle posa sur la table. « Bon appétit ! », dit Louis. Le pâté froid de viande, un classique de la maison, veau et porc marinés avec des herbes, de l’armagnac et beaucoup de cornichons, était très bon, la gelée agréablement glacée, la farce parfumée bien qu’un peu trop salée. « C’est exquis, comme toujours », dit quelqu’un. « Flûte ! J’ai mis trop de sel, je suis furieuse ! », dit Simone. « C’est tout simplement délicieux », dit le conservateur. « La chair est très fine, c’est une merveille ! », dit sa femme. « J’ai dû le saler deux fois, que je suis bête, mon Dieu ! » « Ma chérie, on n’en boira que davantage ! », dit Louis. « En voilà une bonne nouvelle ! », dit le journaliste d’une voix de théâtre, d’une voix à la Jouvet qui fit rire tout le monde. Un des collectionneurs, le dentiste, se tourna vers Louis : « Louis, à quel moment décidez-vous qu’un tableau est fini ? Mais arrêtez-moi si je dis une bêtise... » « L’emmerdeur du soir, saluons-le chapeau bas... » me glissa le journaliste. « Vous abordez là un des problèmes majeurs de la peinture », dit le conservateur. « Louis, peux-tu être un amour et t’occuper du vin ? », dit Simone. Et Louis faisant passer les bouteilles : « Qui a dit qu’un tableau devait être fini ? » « De grands artistes n’ont jamais fini leurs tableaux... », dit le conservateur « Cézanne, le Rembrandt de la fin, une peinture bâclée, des fonds laissés en déshérence... » 11
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« Les Rembrandt de la fin, les autoportraits, ce sont des vanités », dit le journaliste. « ... ou Giacometti » continuait le conservateur « dans mille ans, je n’en serai pas plus près. » « L’artiste doit trouver un équilibre sur la toile, et les plans finis, aussi bien que ceux qui ne le sont pas, concourent à cet équilibre », dit Louis. « Vous ne voulez pas un peu d’eau avec tout ce sel ? », demandait Simone. « Les tableaux se terminent toujours sans le peintre », dit quelqu’un. « J’aime les esquisses, il y a un charme aux choses inabouties... », dit la femme du dentiste, celle qui avait de beaux seins. « Il faut d’abord qu’un tableau vous plaise », dit le critique. « Un critère qui en vaut bien un autre », renchérit le journaliste. « Cézanne n’attendait pas que ses tableaux soient finis, on les retrouvait dans les fossés qui montent à la Sainte-Victoire ! », dit le conservateur. « Vous connaissez l’anecdote de Camoin », demanda le journaliste « qui, accompagnant Cézanne, fut pris d’une envie de chier. Il court dans la garrigue, trop heureux de trouver pour s’essuyer un bout de papier accroché aux buissons, c’était une aquarelle de Cézanne ! » « C’est d’un chic ! », dit la femme du conservateur. « Mais vous, Pourrat, vous par exemple... combien faites-vous de tableaux par an ? », demandait l’autre collectionneur, un avocat marseillais. « Une trentaine... et c’est beaucoup trop. » « Et on me traite de feignasse ! », plaisanta le vieux camarade. « Vous n’allez pas me laisser ce qui reste ! Il n’y a plus que la daube et de la salade », dit Simone. « Je préfère toujours quand les dîners sont ratés... » la femme de l’avocat n’avait encore rien dit : « Au moins il y a de quoi parler, mais quand tout est parfait... c’est comme les catastrophes, pendant les catastrophes les gens se rencontrent, se parlent. » « Surtout pendant les tremblements de terre... », dit le journaliste. « Vous ne croyez pas si bien dire ! » 12
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« À propos de rencontres, connaissez-vous celle de Cézanne et Van Gogh ? », dis-je à mon tour. « Elle est amusante ! », dit Louis. « Moi, je ne la connais pas ! », dit Simone. « Et la belle menteuse que vous êtes ! », la taquina le journaliste. « À Paris, au début des années 1880, un M. Chocquet qui travaillait dans les bureaux, et qui dans le dos de sa femme... » « Avec Bernard c’est toujours la faute des femmes », dit Simone. « ... chinait les aquarelles de Delacroix et fréquentait à Saint-Germaindes-Prés la boutique d’un marchand de couleurs, le père Tanguy... » « Vous n’auriez pas un petit graves sec pour se rincer les dents ? », demanda le journaliste. « Lequel lui dit un jour : “Je voudrais vous faire connaître un artiste qui, comme vous, adore les aquarelles de Delacroix.” L’artiste s’appelait Paul Cézanne, et voilà notre Chocquet qui tombe amoureux de la peinture de cet inconnu, de ce Cézanne, court Paris criant : « Cézanne, Cézanne... » « Excusez-moi », interrompit Louis en levant son verre « mais il me semble que nous devrions porter un toast au valeureux Chocquet ainsi d’ailleurs qu’à tous les collectionneurs ! » « Vive Chocquet, vive les collectionneurs mais n’oublions pas Louis, tout de même ! », dit le conservateur. « Les années passent, Chocquet dit à Cézanne : « Il faut que vous rencontriez ce jeune qui vous admire énormément. » Le jeune arrive, son carton sous le bras. Cézanne marmonne devant les dessins et, quand l’autre est parti, éclate : « Mais Chocquet, c’est la peinture d’un fou ! » Le jeune était Van Gogh, et l’unique fois où Cézanne et Van Gogh se sont rencontrés c’est ce soir-là chez Chocquet. » « Dans le même genre », dit le conservateur : « Savez-vous que Proust et Joyce se sont vus une fois, à Paris, alors que le premier était célèbre et l’autre presque inconnu. La scène se passe chez Maxim’s, grâce à l’entregent... » Le téléphone dans l’entrée se mit à sonner. 13
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« ... d’un couple américain francophile et mondain... » « Oh la barbe ! », cria Simone. « Je déteste ces appels du soir ! », dit la femme de l’avocat. « Louis, ne fais pas attendre tes clients ! », dit le vieux camarade « Allez, vas-y, mon gars, tout n’est pas vendu ! » « ... et finalement c’est en partageant le fiacre de retour, qu’ils se sont adressé la parole pour parler des médicaments qu’ils prenaient l’un et l’autre ! », dit le conservateur. Louis se leva. On l’entendit qui murmurait : « Je vous en prie, je vous en prie... Mon Dieu, mais c’est affreux... non, il est là, non, non, oui, je vous le passe... » « Mais qu’est-ce qui se passe, c’est qui ? », demandait Simone de sa cuisine. Louis revint dans la salle à manger : « C’est pour vous », me dit-il. Le téléphone était dans un coin, dans un cagibi qui sentait la cire et le pot-pourri. Je tirai la porte. Une respiration au loin. « Allô ? » Quelqu’un reprenait sa respiration et brusquement dans le téléphone, très fort dans le téléphone : « Tu me rends folle, tu n’ouvres jamais ton portable ! » C’était la voix de ma belle-sœur. « Élisabeth, c’est toi ? Mais qu’est-ce qu’il y a ? » « Philippe est mort ! », cria-t-elle et elle eut des hoquets au téléphone : « Cette nuit il a commencé à vomir, et ces derniers jours il était si fatigué... J’ai essayé mais j’avais trop peur, et ils ont mis des heures, des heures à arriver. » « Mais c’est horrible, horrible... » « Il est toujours à l’hôpital... j’ai essayé de te joindre mais tu avais encore fermé ton portable... » Elle eut encore quelques sanglots puis brusquement elle raccrocha. Je restais sans bouger, assis près du téléphone. Dans le vide qui s’ouvrait en moi, qui m’envahissait, je vis le cadavre de mon frère mort, de mon frère livide, sur son lit. Mort... Louis qui m’avait rejoint posa sa main sur mon épaule. Simone était sur ses talons : « Ne restez pas là, venez un moment, cela fera plaisir à Louis. » 14
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Dans la salle à manger on se taisait. « Préférez-vous qu’on vous raccompagne ? », me demanda Louis à mi-voix. « Goûtez au moins ma daube... pour me faire plaisir », me dit Simone. « Elle est délicieuse, vous êtes une fée, comme toujours ! », dit le journaliste. « Je craignais qu’elle soit trop cuite », avoua-t-elle. « Elle a l’air très bonne », dis-je et je me mis à pleurer. Louis se leva : « Autant ai-je été heureux de partager ces moments de joie, autant suis-je affecté du deuil de notre ami que je voudrais assurer de notre affection. » Après un long silence, le critique se remit à défendre son texte. « Mais personne ne lit jamais les préfaces sauf les artistes à qui ces flatteries sont destinées ! », lui dit le journaliste. « C’est un texte très riche ! », protesta quelqu’un. « Vous avez exposé à New York ? », demanda à Louis l’avocat marseillais. « J’ai eu ma photo dans le New York Times, mais il aurait fallu habiter sur place... » « On ne voit plus beaucoup les artistes français à l’étranger. » « ... et guère davantage ici dans les musées ! », ajouta le vieux camarade. « Qu’est-ce qu’on y peut, ils n’intéressent personne ! », dit le journaliste. « Je vous trouve bien injuste », dit le conservateur. « Et nous voilà bien avancés ! » Tandis que Simone revenait, poussant devant elle sur une table roulante une énorme omelette norvégienne à l’arôme de rhum et de vanille, je vis à l’autre bout de la table Louis qui me souriait tristement, Louis désolé et qui s’inquiétait de ce que je finisse par lui gâcher son dîner de vernissage. Il m’accompagna à mon taxi : « Vous avez le don des larmes », me dit-il. Dehors, il y avait toujours du mistral. Le ciel était plein d’étoiles et la lune en était à son premier croissant. Une lune qu’on aurait dite peinte et, en me retournant, je vis qu’elle me poursuivait, qu’elle dansait derrière moi comme si elle avait été accrochée par un fil à l’arrière du taxi. 15
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Le collectionneur Larsen Mr youse needn’t be so pry concerning questions arty. Mon gars, prenez donc pas vos airs en parlant esthétique. E. E. CUMMINGS
I
un soir de vernissage, un vernissage de Max Neumann où il y avait du monde, pas un de ces soirs déplumés où l’on se raccroche aux rares fantômes présents. J’avais vu entrer un homme d’un certain âge avec une femme plus jeune que lui, une brune assez ronde qui portait un chignon comme si elle cherchait à se vieillir, un couple d’une époque ancienne. Lui ressemblait vaguement à mon père. Il avait tourné dans la galerie, regardant très vite les tableaux comme s’il voulait les picorer : « J’arrive trop tard, je n’ai pas été prévenu, les plus beaux ont été vendus ! » Il exagérait évidemment. Enthousiaste, et presque exubérant : « Si rare, une telle intensité, ces fonds superbes, je suis pris ! », d’une voix haut perchée. Elle se tenait près de lui tout ce temps. Très vite, il avait réservé « celui-ci » et « celui-là », un tableau et un dessin et en repartant il m’avait prévenu : « Vous allez me revoir, j’ai mes habitudes. » Il était revenu le samedi suivant. Il avait acheté, me confia-t-il, des dessins de Wols pour trois francs six sous quand Wols faisait les terrasses des cafés de Saint-Germain-des-Prés, et parmi d’autres choses il avait un grand Bonnard, et en ce moment il cherchait un nu, il fallait que je lui trouve un nu. « Je suis François Larsen, l’écrivain », me dit-il. Il prenait le tableau, et le dessin. Pour le dessin il n’était pas si sûr, il voulait le revoir réencadré. Mais le tableau, la beauté inquiète du tableau, le touchait : « Monsieur, j’ai perdu ma fille l’année dernière et j’ai les yeux pleins de larmes. » Je lui fis la réduction d’usage. Il me dit qu’il me paierait à livraison : « Vous verrez, j’ai mon système. » Quelques semaines après, je lui apportai le tableau et le dessin. Je ne trouvai pas son nom, ni dans le hall, ni sur la porte, mais c’est bien lui qui L ÉTAIT ARRIVÉ TARD
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m’ouvrit, avec un sourire tendre, au 5e. De l’appartement, on avait une jolie vue sur l’École militaire. J’aperçus quelques Wols dans un couloir, et le Bonnard dans le salon, pas un très beau Bonnard, mais un Bonnard tout de même. « Et maintenant, allons déjeuner en garçons », me dit-il, et là, à table, moi si réservé, j’ai déballé mon histoire, comment à quarante ans j’avais ouvert une galerie, l’attente interminable à la galerie et la désillusion des artistes mais ces moments de grâce aussi dans les ateliers. Je me demanderais toujours ce que j’aurais aimé faire de ma vie... Vingt ans après, j’avais l’impression de déjeuner avec mon père. On remonta chez lui pour les comptes. « Les tableaux que je vous achèterai », me dit-il « je vous les paierai par mensualités. Seulement, au lieu de vous remettre une série de chèques à encaisser mois par mois, ce que font toutes les galeries et qui est parfaitement illégal, je vous confierai des lettres de change. Êtes-vous familier avec les lettres de change, voulez-vous bien vous informer ? » Il me remit trois lettres de change pour le dessin, il y avait écrit dessus à l’encre pâle, en anglaises « Lettre de change. Billet à ordre ». Pour la peinture il voulait y réfléchir. « Mais surtout trouvez-moi un nu », me rappela-t-il « de préférence un bronze, en ce moment je suis très bronze. » La première lettre de change était à présenter en fin de mois. Il m’appelle quelques jours après : « Je ne me sens pas bien, je suis horriblement las, et votre tableau me regarde toute la journée, donnez-moi un tableau plus gai, qui me change les idées. » Je lui apporte le lendemain un autre tableau de Neumann, un de ces tableaux réussis qui donnent l’impression d’avoir toujours existé. « Mon pauvre ami, il est beaucoup trop grand... laissez-le moi tout de même et reprenez donc l’autre ! » Il était préoccupé. Il avait décidé de se faire examiner. Avant que je ne reparte il voulait me montrer des dessins à la plume qu’il venait d’acheter chez un antiquaire près de Drouot. Des dessins début XVIIe, peut-être 18
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italiens, qu’il avait eus pour rien, trois fois rien, il allait faire ses recherches, fouiller dans ses catalogues, il avait sa petite idée, il voyait ça du côté de Naples, rien qu’à m’en parler il se ragaillardissait. En me raccompagnant il revint à son affaire de nu : « Trouvez-moi donc mon nu... le nu c’est pour moi, car pour ma femme... », il ouvrit sa main et la referma très vite dans un geste de prestidigitateur, me laissant entrevoir dans le creux de sa main un beau rubis, une surprise qu’il réservait à sa femme. Larsen, l’écrivain, mais je ne trouvai pas de François Larsen en librairie. Son nom d’ailleurs me faisait penser à Lacenaire, le Pierre-François Lacenaire des « Enfants du Paradis » : « Je ne suis pas quelqu’un, monsieur, qu’on fait jeter dehors par ses domestiques ! » L’avis d’impayé arriva quelques semaines plus tard. Je téléphonai à sa banque, pas de Larsen non plus parmi les clients : « Un simple particulier ne pouvait pas émettre de lettre de change et il n’y avait pas de recours possible contre une lettre de change, ce n’était pas un impayé au sens bancaire du terme, les frais étaient à ma charge. » Au téléphone, il était plus gêné que moi, il devait faire effort, la tête ailleurs : « Je pars pour deux jours demain à l’hôpital, des examens de routine », me dit-il d’une petite voix. « Mais j’ai toujours fait ça ! », protesta-t-il « Excusez-moi, la personne qui s’occupe de mon compte est une nouvelle idiote, je lui donne mes instructions, pardonnez-moi mais aujourd’hui je n’y suis pas. » Il me rappelle plus tard effectivement : « Je suis à l’hôpital, vous vous rendez compte ! Mais j’ai de la chance, on s’occupe de moi très gentiment, tout le monde est aux petits soins, aux petits oignons ! » Il rit : « J’espère que vous avez pu résoudre votre problème ? » J’avais présenté à nouveau la première lettre de change, et du même coup la deuxième. « Au moins voilà qui est réglé. » J’entendais un bruit de fond qui pouvait venir d’un hall d’hôpital aussi bien que de n’importe où dans Paris. 19
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Les deux lettres de change revinrent impayées. Je l’ai de nouveau au téléphone : « Je pars me reposer, il me faut le repos absolu, mon médecin est furieux, mais qu’est-ce que je peux faire de vous ? », me dit-il « En revenant, j’aurai un mot avec ces gens, je me suis déjà époumoné, mais maintenant j’ai besoin de calme, de rien d’autre... je reviens dans quelques semaines, c’est moi qui vous appelle. » Il m’appelle de province : « Je suis toujours ici, plus qu’une question de jours... à très vite, ami. » Je raconte l’histoire à un copain commissaire-priseur, un M. Je-saistout. Il éclate de rire : « Ah !... et il t’a fait le coup des lettres de change, de la grande lassitude, il le fait depuis 20 ans... tu sais comme on l’appelle ton ami Larsen, Larsen-larcin dit Larsen Lupin ! La semaine dernière, il s’est encore fait livrer des bronzes et maintenant il s’attaque aux bijoux. La moitié de Saint-Germain veut lui casser la gueule. Vous êtes trop couillons ! » « Mais je le croyais à l’hôpital... » « Réveille-toi, ma poule. » Je lui téléphone à nouveau. Personne. Je rappelle le lendemain, tous les jours, trois fois par jour, une fois on raccroche sans répondre et finalement plus de tonalité, plus rien. Quel imbécile, mais quel triple abruti aussi de livrer des tableaux sans être payé ! En juin, un soir, le téléphone de la galerie sonne, c’est lui ! « J’ai traversé une passe affreuse et moi qui pleurais pour des riens je suis beaucoup plus calme, ma femme a été extraordinaire, avec les femmes j’ai toujours eu de la chance, sauf avec ma fille... mais vous qu’est-ce que vous devenez, mon pauvre ?... vous m’aviez promis un beau nu. » « Je pense à un nu qui irait avec votre Bonnard. » De Bonnard il n’avait jamais aimé les nus, trop cliniques... Mais un nu de Picasso, une encre toute simple, une belle chose érotique... « Il faut aussi qu’on règle nos problèmes », me dit-il. Il pouvait me voir, non pas la semaine prochaine, mais la semaine suivante, après ses tout derniers contrôles à l’hôpital : « Ils m’auront tout fait... passez un soir et prévenez-moi avant. » 20
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Je le rappelle le jour convenu, personne et personne encore le lendemain, à nouveau la même comédie. Un matin très tôt la ligne est occupée et brusquement je tombe sur lui, grognon. Il part le lendemain, du repos plus que des vraies vacances, il n’a pas encore pu faire ses valises, importuné qu’il est sans arrêt par des importuns, des malappris... « Je passe ce soir à 7 heures », lui dis-je. J’ai sonné longtemps à l’interphone et il m’a ouvert au moment où je n’y croyais plus. Le bel appartement avait mué en brocante, en un ahurissant vide-grenier. Un faune en bronze barrait l’entrée. Dans la salle à manger trônait une vasque en marbre ornée de dauphins et de guirlandes et dans les couloirs traînaient des caisses à moitié ouvertes et partout des bibelots, des poteries, des tapis roulés, des boîtes de chocolat et des gerbes de roses sur des guéridons. Je lui trouvais vilaine mine. « Je ne me fais plus opérer... quel soulagement ! », me dit-il. Il avait toujours d’affreuses douleurs le matin, lancinantes dans le dos, d’horribles coups de poignard dans les reins... mais demain il allait enfin pouvoir quitter cette agitation folle, tous ces gens, il était épuisé, il n’en pouvait plus. Je n’avais jamais remarqué que nous avions les mêmes mains, les mains carrées et un peu rouges de mon père. « Nous avons les mêmes mains », lui dis-je. Je venais aussi récupérer le tableau et le dessin. Ils étaient à lui, mais puisqu’il partait cet été, ils resteraient à la galerie, et quand à la fin de l’été, il aurait vu sa banque, je lui rapporterais ses tableaux. Nous pourrions déjeuner ensemble, j’avais gardé un si bon souvenir de notre déjeuner en garçons. Il ne disait rien. Il regardait par la fenêtre, les yeux au loin et n’esquissa pas un geste tandis que je remballais mon tableau et mon dessin. Il m’ouvrit distraitement la porte « Au revoir, monsieur », me dit-il. Aux premiers jours de septembre, mon copain le commissaire-priseur m’appelle : « Ma pauvre biquette, il est mort ton Larsen, mais ce week-end, on n’entre plus, l’appartement est bouclé, désolé, no pasarán ! » 21
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Quand je lui dis que j’ai récupéré mes tableaux, il s’esclaffe « T’es moins con que t’en as l’air... mais cette fois tu m’en dois une ! » et nous nous retrouvons à déjeuner au restaurant. « Larsen aimait d’amour », me dit-il au restaurant « la brune discrète au chignon, c’était elle... mais, vous tous étiez amoureux de Larsen, du vieil amateur éclairé, du monsieur au grand tact, aux folies juvénile et c’est la nostalgie de vos enthousiasmes, le deuil de vos passions qu’il savait faire renaître en tête-à-tête et à crédit qui vous ont perdus ! » Il lève son verre. C’est l’invité toujours amusant : « Je bois au repos de François Larsen et à la beauté du mensonge. Gardons-nous cependant d’oublier que la beauté est éphémère, que, comme chaque créature, toute œuvre d’art a une fin, qu’elle est destinée à naître, à vivre et à mourir, et que c’est de l’ignorer que Larsen est mort... et voilà pourquoi il ne fallait pas restaurer la chapelle Sixtine ! » « La chapelle Sixtine... » « Mais, mon gros, parce qu’avec la fiente de pigeon, les chiures de mouches et les repeints, on enlève aussi les vernis et la dernière couche voulue par l’artiste, son velouté et son grain, et c’est la couche intermédiaire trop vive qui vient vous péter au nez, il n’y a que les conservateurs pour l’ignorer. Mais ne parlons pas des conservateurs, ne gâchons pas ce bon déjeuner. »
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Performances à Cologne Stürzt euch, Engel, über dieses blaue Leinfeld. Engel, Engel, mäht. Jetez-vous, anges, sur ce champ de lin bleu. Anges, anges, fauchez. RAINER MARIA RILKE, Poèmes à la nuit.
D
on n’allait pas en Allemagne. On allait en Italie et on finissait par connaître la plus petite église du moindre bourg de Toscane, on allait en Grèce et en Espagne, mais on n’allait pas en Allemagne. Il y avait eu précédemment un peu trop d’Allemagne. Partaient seuls en Allemagne quelques fils de professeurs d’allemand et une poignée de germanophiles aux fines lunettes et aux origines alsaciennes qu’on plaignait d’être envoyés outre-Rhin par la force d’obligations familiales et littéraires, des « Malgré-nous » de seconde génération en quelque sorte. Avec ma galerie et mes premières expositions d’artistes allemands, j’ai dû aller à Berlin avant la chute du Mur. J’avais renoncé à prendre le train, un train de nuit, de toute façon interminable, ayant gardé en mémoire ces films en noir et blanc de ma jeunesse, ces trains en gare, locomotive fumante, bloqués par une patrouille de frontière, les rails luisant sous la lumière des réverbères. J’ai préféré prendre l’avion en paix relative avec moi-même jusqu’au moment où dans la descente vers Berlin tout d’un coup les hurlements du moteur m’ont affolé, comme si des Stukas piquaient vers nous et j’ai guetté par le hublot les flocons blancs de la Flak allemande. Ah, maudits films de guerre ! Vous souvenez-vous de ces photos de SS, comme ils souriaient à la caméra, en meutes élégantes, un verre de champagne à la main ? On aurait cherché en vain sur ces visages, au fond de ces regards sans tain, dans le dessin de ces traits aquilins serrés dans un masque, ou dans le recoin de ces faces replètes, sous les bonnes joues et les moustaches fournies, le secret E MON TEMPS
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de leur ignominie, de leur monstrueuse saloperie, mais, au lieu de secret, de l’ordinaire, rien que de l’ordinaire comme portrait de la barbarie. Dans le bus qui m’amenait en ville, épiant malgré moi les gens d’un certain âge, les vieux assis aux terrasses qui lisaient leur journal ou suçotaient une glace, j’ai cherché la trace de ces années. Parfois un visage las sur lequel faseyaient des ombres, une silhouette voûtée sur sa tasse de café, me donnaient envie de m’arracher à la tiédeur du bus et de courir vers ce vieux, de le secouer par l’épaule, de lui dire, d’une voix qui n’était pas la mienne : « Où étais-tu donc fourré pendant la guerre ? » N’aurait-il pas levé vers moi des yeux délavés par l’incompréhension et ne se serait-il pas enfui pour échapper à pareil cinglé ? J’ai trouvé près de Kurfürstendamm, au milieu de ruines néogothiques, de magasins turcs et des garages Mercedes, une pension tenue par deux Anglaises. Traînant jusqu’à Check Point Charlie, je suis passé à Berlin-Est dans un décor de Troisième Homme et j’ai échoué dans un restaurant sinistre où l’orchestre jouait des tangos. Je suis rentré à ma pension, dans ma chambre, à l’abri du papier à fleurs et des rideaux en dentelle. Mais vers 2 heures du matin, des cris dans le couloir, des coups sourds m’ont réveillé. Je me suis levé dans une odeur de brûlé, des hommes casqués ont fait irruption dans ma chambre, une hache à la main, ils ont crié, j’ai descendu quatre à quatre les escaliers et me suis retrouvé en pyjama sur le trottoir. Une femme portait son enfant dans une couverture, un vieux couple se tenait enlacé et nous avons regardé les pompiers éteindre le début d’incendie, la fumée épaisse qui montait en volutes, en tresses noires, comme une chevelure qui se perdrait au vent. Après la chute du Mur je suis retourné à Berlin et j’y ai retrouvé les magasins turcs, les tours néogothiques et les stands Mercedes. Une cohue de familles venues de l’Est essayait les voitures, les enfants entassés à l’arrière, le père au volant faisant des « vroum vroum » de la bouche. Maintenant je vais en Allemagne sans craindre depuis longtemps d’être en Allemagne. 24
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Je vais souvent à Cologne où chaque année j’ai un stand à Art Cologne, la foire d’art contemporain. C’est une foire immense et le rendez-vous des galeries allemandes où les plus importantes occupent le centre et, telles des forteresses, disposent d’allées plus larges, de cloisons plus hautes que les autres. Dans les allées de la foire se presse une foule uniforme et bichrome, chacun vêtu pareillement de noir et de gris, de toutes les variétés de noir et de gris. On peut y faire pourtant des rencontres surprenantes. Il y a quelques années on pouvait y croiser des couples nus, de jeunes artistes qui se promenaient, main dans la main, entre les stands et dont l’œuvre se résumait à cette déclaration de nudité. Elle, rose et nacrée, la toison peignée, un bouton de fièvre sur la fesse, et lui également impeccable bien que nu, impeccablement nu. On leur souriait, on se retournait, que du policé, du très correct. Ce décalage, les commentaires que pareille mise à nu suscitaient, les rapprochements avec l’histoire de l’art qu’elle évoquait, constituaient une performance. Puis, au fil du temps, les couples nus ont fait place aux couples travestis. Il y avait ce fameux couple d’un certain âge, androgyne ou transsexuel, tête rasée, fardée et maquillée de blanc, jambes rasées, talons hauts, qu’on retrouvait chaque année en tenue différente, en grand boubou excentrique. Ils confectionnaient eux-mêmes leur costume, le choix de celui-ci était capital, on le comprenait, et tantôt colombines, tantôt tyroliennes, se présentaient en figures processionnelles, en paire d’icônes contemporaines rejoignant lentement, et au terme de leur laborieux pataquès, les rives de la création. Une année à Art Cologne j’ai acheté un savon, une boîte à savon en plastique noir et brillant, de forme oblongue qui faisait penser à une baignoire ou à un cercueil. Le savon était de couleur chair. Sur une de ses faces était écrit unschuld (non coupable) et sur l’autre un numéro. Dans une notice, l’artiste expliquait que bien que le prix de chaque boîte à savon soit identique (10 euros) il attribuait plus de valeur aux savons qui portaient les premiers numéros. 25
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Il y en avait 100 000, mon savon portait le numéro 453. L’artiste précisait aussi qu’il fallait utiliser ce savon une seule fois, se laver soigneusement les mains et que cet acte vous débarrassait de votre culpabilité. Les boîtes à savon, empilées les unes sur les autres, formaient au centre de la foire une montagne sombre et brillante comme du mica. Je me souviens également, à l’une de mes premières foires de Cologne, d’un stand dans lequel une cage en fer était accrochée à un mètre environ du sol. Dans cette cage, une écuyère assise sur un tabouret et un fouet à ses pieds, lisait un livre dont on ne pouvait deviner ni le titre ni l’auteur. À terre sous la cage étaient empilés des tapis qui, par intervalles, se soulevaient, formaient des plis, des ondulations, des vagues de plus en plus fortes sous lesquelles se distinguaient des formes humaines, qui se mettaient à ramper, à gémir, qui cherchaient à s’échapper. Les tapis entravaient leur fuite, finissaient par retomber sur eux de tout leur poids, étouffant leurs cris et leurs râles mais à aucun moment l’écuyère dans sa cage ne levait les yeux de son livre. Une fois encore à la foire d’Art Cologne, l’annonce prévenant les exposants de la présence de pickpockets avait retenti à plusieurs reprises et il m’avait semblé apercevoir un attroupement. En fin de journée un jeune artiste vint me raconter ce qui s’était passé : « Heureusement que je fais du sport de combat ! », me dit-il. Il avait vu deux hommes dans une allée s’étreindre fougueusement. L’un, un grand costaud, serrait dans un gros rire l’autre entre ses bras, lequel plus frêle, plus vieux, courbé sous son étreinte, se débattait en silence. Il y avait quelque chose d’étrange dans cette embrassade comme si le plus petit tout en se dérobant au plus grand, cherchait en même temps à le ceinturer. « Le plus grand d’un coup a sorti quelque chose de sa poche, a levé son bras, du sang a giclé, j’ai crié « La Sécurité ! Appelez donc la Sécurité ! », je me suis jeté en avant, je l’ai cloué contre le mur, j’ai immobilisé son bras d’une clé, son couteau est tombé, le vieux gémissait à terre, les gens s’étaient attroupés. Ils ont applaudi quand la Sécurité est arrivée. » 26
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« Ils ont dû croire à une performance ! » « Le grand type a été arrêté, il avait un bronze dans la poche, et je suis passé à l’infirmerie, j’ai vu l’autre, un galeriste de Munich, un gentil monsieur... » « Que ne ferait-on pas pour être exposé dans une galerie allemande... » « Il m’a demandé de lui montrer mon book. » « Soyez ferme, exigez un catalogue ! » « Je lui ai peut-être sauvé la vie... » « Et peut-être qu’il va vous adopter ! » Quand je sors le soir de la foire de Cologne, la nuit est tombée. Je passe le parking et j’arrive au grand pont qui enjambe le Rhin. À la tête du pont, deux statues de pierre, deux chevaliers teutoniques montent la garde, une lance à la main. Dans les ténèbres, la brume semble sortir du naseau de leurs chevaux et le vent bruisse de leur galop.Je m’arrête entre les piles du pont. Sur l’autre rive les flèches de la cathédrale brillent comme des flambeaux. Des poissons filent entre les crêtes des vagues, les lumières de la ville dérivent au loin dans le courant. Je me penche au-dessus de l’eau, me laisse gagner par la fraîcheur et la nuit, tandis que dans mon dos résonne le pas des derniers exposants.
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Délicieux moments à Art Brussels Aequam momento rebus in arduis Seruare mentem. Face à l’adversité conserve une âme égale. HORACE, Odes. «
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ÉLICAT, ÊTRE EN DÉLICATESSE,
et c’était très délicat de sa part, mais délicieux, pourquoi avait-elle dit délicieux, maintenant on dit exquis, au revoir bonne nuit, merci c’était très bon, c’était exquis, je vous remercie de votre exquise politesse, donc en me quittant elle m’avait dit “merci pour ces délicieux moments” et à ce mot de “délicieux”, elle a marqué un temps, me laissant l’ultime chance d’un mot, un seul qui aurait suffi, un mot d’engagement irrévocable et définitif mais je l’ai laissée partir, imbécile, et pourtant je l’aimais et je l’aime encore ! » Nous attendions le client, une après-midi à la foire de Bruxelles, les allées étaient désertes et c’était mon voisin de stand, Martial, qui parlait. Nous étions tous les deux, campés au milieu de l’allée, bras croisés, forains au foirail. Des couples passaient nez en l’air, de jeunes mères poussaient leur landau, de jeunes artistes traînassaient. « Que c’est mou, mon Dieu que c’est mou ! », gémissait Martial. « ... Elle est très belle, elle s’appelle Charlotte. Un jour à la FIAC elle s’était emballée pour un tableau sur mon stand. “Pour une fois que ce que vous montrez n’est pas triste”, m’a-t-elle dit et un soir je l’ai invitée chez moi. » Dehors, il s’était mis à pleuvoir, une pluie fine qui redoublait sur la verrière, qui tombait en rafales serrées. Des écharpes de pluie glissaient le long des vitres. Des nuages noirs passaient, pleins de fumée. Le ciel chargé n’en finissait pas de se répandre. Martial continuait : « Au fil des mois, la lassitude l’a gagnée. Le week-end, à la campagne, elle partait dans de grandes promenades, elle préférait marcher 29
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seule dans la campagne, et le soir à dîner, elle se taisait, elle pétrissait son pain, elle marmonnait, et au moindre mot, au plus bête des malentendus... » Mais je ne l’écoutais plus, Martial, le bon Martial et ses histoires de femmes, j’étais pris, moi, par des considérations plus prosaïques, des additions et des soustractions, dans mes comptes de foire et tout ce bel argent que je perdais. Pas le moindre client de la journée et pas la plus insignifiante des ventes. Je faisais les cent pas dans l’allée quand je vis Agathe Asconsi, mon amie Agathe qui arrivait, tout emmitouflée, qui venait vers moi, bras tendus, amicale : « Il faut vous aimer pour venir jusqu’à chez vous... quel vilain temps ! » « Je me réjouis de voir votre visage souriant... » « Vous êtes content ? » « Cette après-midi, c’est calme... mais hier c’était très bien ! » « J’en suis bien heureuse. » « De nouveaux collectionneurs, surtout... » Elle fait lentement le tour. « Comment vont vos garçons ? Ils s’intéressent à ce que vous faites ? » « Ils sont encore bien jeunes... » « J’adore venir sur votre stand. » Elle prend son temps, regarde longuement chaque peinture, chaque dessin. Il faut la laisser tranquille dans ces moments-là. « Qu’est-ce que vous cachez dans votre réserve ? », finit-elle par me demander « vous savez que j’adore les réserves. » Elle voit, accroché dans la réserve le Michaux, le dessin mescalinien confié par un marchand allemand. « Mais il est magnifique... Vous avez le chic pour dénicher des trésors ! » « Une chose extraordinaire, qui vient d’une grande collection. » « Moi, qui adore Michaux... » « On pense à Artaud. » « Ou à Giacometti. » Elle regarde à nouveau le Michaux. 30
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« À vous, je pourrais faire un très bon prix... » « En ce moment, ce n’est pas le moment. Je ne peux pas vous acheter tout le temps... », me dit-elle gentiment « Vous avez vu le Picabia, dans l’allée ? » Je n’ai pas une grande passion pour Picabia. « Vous avez tort, il est très beau ! » Un couple arrive sur mon stand, des gens que j’ai déjà vus, que je reconnais vaguement, et qui m’adressent des petits sourires. « Je vous laisse travailler... » me chuchote Agathe qui s’enfuit d’un pas léger. « Vous montrez toujours des chefs-d’œuvre ! », me dit l’homme. « Si j’avais de l’argent, j’achèterais tout », dit sa femme, une brune qui porte une robe noire très ajustée. Ils voient le Michaux. « C’est un dessin mescalinien, une chose tout à fait exceptionnelle », leur dis-je. Elle le décroche pour le regarder à la lumière. Elle me dit qu’on voit mal le dessin. La vitre est sale, je devrais la nettoyer. Je prends un chiffon. « Il y a encore des taches là ! », me dit-elle, pointant du doigt des chiures de mouches « et toujours là... », tapotant la vitre d’un ongle autoritaire, un geste que j’ai toujours détesté. « Vous devriez le désencadrer ! », me conseille-t-elle et du coup je les reconnais, elle et son mari, des gens qui font toujours mine de tout acheter, qui vous font toujours tout déballer. Martial sur son stand a l’air très occupé. Je le vois qui virevolte autour d’un jeune couple, qui bondit, qui court dans la réserve, revient, repart, tourne sur lui-même, lève les bras au ciel, un vrai fakir ! Je croyais Van den Broek parti depuis longtemps. Il était passé plusieurs fois voir son tableau, la mine sévère, mécontent que je l’aie accroché dans l’allée et non à l’intérieur du stand. « Je vous croyais parti depuis longtemps », dis-je à Van den Broek. 31
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Il regarde une dernière fois son tableau : « Il est trop éclairé, il brille du haut, ma peinture a besoin de calme », me dit-il puis dans un sourire qui le rajeunit : « Maintenant je me sens digne de m’asseoir à la table des grands ! » Martial aussi a le sourire, il a vendu, pensez, son grand Plensa ! « Un jeune couple, c’est leur premier achat, ils ont l’air très amoureux, il ne la quittait pas des yeux... et vous, vous avez vendu votre Michaux ? » « Il reste le week-end », dis-je « les Flamands viennent toujours le week-end. » On dit bien flouze, floué, renfloué. On dit bien biftons, faux jetons, pépettes. On dit bien thunes, pelote, espérances.
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Pommidoro, d’un amour inquiet Je ne suis pas sur terre pour aider mes admirateurs à traverser la rue. ANTONIO LOBO ANTUNÈS, Livre de Cantiques III.
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’AI CONNU LE TEMPS où les villes étaient encore des villes. La première fois c’était à Barcelone, il soufflait un vent glacé. Sur une placette près de la cathédrale, les arbres avaient l’air de marbre et l’on voyait sur les murs encore des traces de sang et de balles. On n’entendait pas les gosses qui jouaient mais le silence et le cri des mourants, les pauvres héros de la guerre civile, et la voix grave, la voix oubliée de Bernanos : « J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère qu’importe... », le magnifique début des Grands cimetières sous la lune. Plus tard, à Lisbonne, je n’avais pas 30 ans, ces vieilles chapelleries avec leurs lettres en or peintes sur la vitrine et ces rangées de peignes en ivoire et de ciseaux. Et la délicieuse Santiago de Compostela, qui sentait bon la pisse de cheval et le vin, qui puait de tous les pores de ses ruelles magnifiquement crasseuses. Dans l’ombre une voix tendre vous hélait « Caballero ! », et un visage fardé dont je ne voyais que la bouche rouge m’envoyait un baiser. C’est du moins ce que je me disais via del Corso à Rome le nez sur les vitrines, en route un matin vers mon déjeuner avec Pizzi. Pensant aussi que de toutes ces villes qui sont devenues en plastique, toutes les mêmes – ces kilomètres de vitrines de chaussures pour femmes, mais qu’est-ce qu’elles ont avec leurs godasses, les femmes ? – Rome est celle qui a le mieux résisté. Il y a une sorte de détachement et d’ironie qui a préservé Rome de la vulgarité. Faisant d’ailleurs tout pour être en retard sans oser être en retard, quoiqu’avec Pizzi on soit rarement en retard, car lui-même est toujours en retard et plus qu’en retard, je lui ai connu jusqu’à une journée de retard. Chez Pizzi les heures de retard sont grains d’un chapelet que vous dites à chaque rencontre et le temps passe lentement comme la barque sur la mer. 33
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« Non ti preoccupare, ne t’inquiète pas, va, commande du vin, je te conseille l’Orvieto, je me sens un peu mal mais va, je te rejoins, dans un’oretta, une petite heure, si tu préfères on peut se voir ce soir à la maison avec les amis, l’après-midi avec ce vent d’autan et le sirroco qui vient de se lever, oui je suis encore à Ischia mais j’arrive dès que les vents tombent, à Rome il fait trop chaud, mais commence, mange. » Non que lui-même supporte sans ombrage le retard des autres, ayant tout au contraire l’habitude d’être entouré de courtisans surnuméraires, flatteurs et autres prébendiers. C’est bien pourquoi, comme le dit Pizzi, « tout le monde rêve d’être artiste », et sans prêter la moindre attention à quiconque voilà qu’il se met à siffloter à tue-tête ou à filer la chansonnette napolitaine : Bei tempi di baldoria Dolce felicità fatta di niente. C’était la belle époque On était heureux avec peu Bravo Maestro ! Alors tous autour d’une seule voix, et moi aussi, bien sûr, car nous galeristes sommes les obligés de nos artistes, mi-laquais de cœur, mi-parasites ou dévots : Cicerenella mia, si’ dolce e bella ! Cicerenella tenéa nu ciardino Brindisi coi bicchieri colmi d’acqua Ma Cicerenelle, tu es douce et belle ! Cicerenelle avait un jardin Elle l’arrosait avec de l’eau et du vin J’arrive donc à Pommidoro avec une demi-heure de retard et le patron, qui depuis 20 ans m’ignore superbement, me laisse le soin de filer à la table de Pizzi, la table dans l’angle sur laquelle trône la seule pancarte riservato du restaurant. Je m’assieds avec mon livre et m’apprête à l’épreuve rituelle de 34
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l’attente de Pizzi, mais cette fois en m’asseyant je suis pris par le désir de ne pas attendre, par l’envie de voir Pizzi débouler d’un coup heureux, surgir avec un grand sourire « da tanto tempo non ci vediamo !, il y a si longtemps qu’on ne s’est pas vu ! », m’enlacer dans la grande accolade à la romaine dont je l’ai vu régaler ses amis. Je voudrais pour une fois m’embarquer avec lui dans une conversation étincelante d’art et de poésie, une valse endiablée de mille paillettes et de brios qui nous changerait de ses borborygmes et de mes silences : « Quelle extraordinaire exposition Brice Marden au MoMa », lui confierais-je et lui qui me répondrait qu’en ce moment il relit Dante – et ne plus jamais avoir à lui parler de ses comptes ésotériques dans mon italien de voyageur, ni du prix de ses tableaux qu’il trouve toujours trop bas « Vidal, ridiculement trop bas »... « Mais par rapport à quoi, Pizzi, trop bas par rapport à qui ? » ... ni des photos qu’il n’a toujours pas reçues ou des tableaux qu’il a promis mais qu’il a oublié de faire, prêt à aller dans l’atelier les finir, ces sacrés tableaux, mais le talent n’est pas contagieux et ne s’attrape pas en déjeunant. Pizzi finira par arriver grognon, à contrecœur, et se dirigeant vers moi, le voilà maintenant qui va s’arrêter à une table d’habitués, journal de turf sous le bras et une casquette de cycliste perchée sur la tête, pour rouvrir à son passage et avec les mêmes énièmes discussions affolées sur la Roma. « À la dernière, mais toute dernière... dans les dernières poignées de secondes, d’une de ces patates, ah Pizzi, mon gars ! » « Quel brigand ce Totti ! » « Celui-là, quand il joue au ballon... » « L’animal, c’est qu’il n’y joue pas souvent ! » ... me laissant moi et mon esprit de sérieux grignoter les grissini. Au Paradis selon Pizzi les artistes sont dans le chœur des anges, plus près de Dieu que les Archanges aux ailes de paon couvertes de saphirs et de diamants, que les Trônes en armes et en cuirasse, ou les sévères Dominations, les artistes sont sur les genoux mêmes de Dieu. 35
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Un soir, où tout un groupe, la bande à Pizzi, nous sortions mi-saouls du casino d’Enghien – je ne le vous recommande pas, endroit atroce, éclairages blafards et hall de carton-pâte, putes en retrait des tables, hiératiques dans leur robe noire, mains en cire serrées sur leur sac, et tous ces visages en rage agglutinés autour des tables – l’assistante de Pizzi, qui répond au doux nom de Veronica me confia de son air à jouer dans la Strada, sur les marches de ce même casino : « Pizzi est un cœur pur » et de cet aveu vint ma révélation. À Enghien je n’ai pas vu Pizzi la chemise blanche en bataille tituber à la sortie du casino, à la tête de la bande d’excités que traînent dans son sillage son aura et sa munificence, j’ai vu Pizzi marcher à pas lents et hésitants sous la voie lactée de sa rédemption. Pizzi se lève vers midi, déjeune, joue l’après-midi aux cartes, fait son business, dîne en famille, va à l’atelier à 11 heures du soir, se couchant aux premiers rayons de l’aube, s’endormant aux bruits de la rue, à l’heure où les mères prennent leurs enfants par la main pour les emmener à l’école. La nuit, quand la nuit est noire et bleue, que la ville se replie sur ellemême, qu’elle s’enfonce lentement dans le sol, il peint la somnolence de Rome, les palais endormis, le bruit de la pluie sur les persiennes fermées, les balcons vides. Il peint les belles robes rangées dans les armoires et les bals finissant à la lumière de lustres étincelants. Il peint les fêtes nocturnes que l’on devine du dehors quand on est enfant, et au matin quand le jour se lève il peint les coquillages ramassés au bord de la mer, l’un brillant comme une agate, l’autre couleur de sang, les herbes mystérieusement froissées sur les dunes et le lézard qui court sur la pierre. J’étais seul, en juin, chez Pizzi. Il y avait sur un chevalet le tableau d’une chaise de fer noir perdue sur un fond blanc, de ce beau blanc qu’on appelle blanc d’Espagne. Un tableau qu’il avait appelé Solitario mio. Aux murs, des cathédrales montaient au ciel et dans d’autres pièces s’entassaient des tableaux, des meubles à dessin, des châssis. L’atelier de Pizzi sent le haut-fourneau, on y entend l’écho de bruits de fureur et de pistons. 36
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« J’aurais dû faire de la poésie, c’est moins fatigant », me dit Pizzi. On est partis au restaurant. On est restés longtemps à la terrasse et c’était l’heure du cognac. « J’attends toujours une commande papale ! », me dit Pizzi, le nez dans son cognac. Mon avion était très tôt le lendemain mais à 2 heures du matin à Rome, on se croirait en milieu de soirée. Des filles superbes passaient et tout le monde se connaissait. Il y avait de la jeunesse sur tous les visages. La plus belle ville du monde se regardait et le temps s’arrêtait comme il le fait certaines nuits d’été. Un jeune artiste, nez droit et cheveux frisés, vint saluer Pizzi. « Alors, tu fais toujours l’artiste conceptuel ? » « Mais Pizzi, tu m’as toujours dit qu’il fallait réfléchir », dit l’artiste qui s’appelait Marco. « Mais là tu réfléchis trop... » Et quand Marco fut parti : « Maintenant ils veulent tous faire l’artiste conceptuel... mais entre les artistes c’est une guerre », me dit Pizzi qui dessinait sur la nappe de papier et la tache de café sur la nappe devenait du bout de sa cuillère amphore, ombres chinoises. Et comme je me levais : « Tu vas pas te coucher, Vidal, mais qu’est-ce que tu fais, maintenant c’est plus la peine. » Je suis rentré à pied à mon hôtel, non pas celui habituel de San Lorenzo, mais à un hôtel près du Panthéon. Sur les murs, sur l’ocre des façades des images, auréolées de suie, tremblaient dans la nuit, des vases, des coquillages, une silhouette cachée dans l’embrasure d’une fenêtre, des traces de douceur esquissées sur le crépi avec les doigts. Ainsi la peinture de Pizzi me suivaitelle, me poursuivait-elle de sa nostalgie. Mais il était maintenant 3 heures du matin, il était tard et l’hôtel était fermé, j’ai sonné pour réveiller le veilleur de nuit, j’ai longtemps tapé à la porte et j’allais finir par me coucher par terre quand heureusement un carabinier est passé. « Excusez-moi, mais je n’arrive pas à réveiller le veilleur de nuit... » 37
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« Monsieur » m’a répondu le carabinier « ceci n’est pas un hôtel, c’est une banque », et il m’a pris par le bras et m’a raccompagné jusqu’à mon hôtel. J’ai raconté plus tard cette histoire à Pizzi et il a bien ri. En attendant, à Pommidoro le temps passe lentement. Sur la nappe j’ai étalé un peu de sel devant moi en un tas oblong, je voulais faire un joli coquillage de tous les gris possibles, mais je n’ai devant moi que du sel sale éparpillé entre le verre et l’assiette. Chez moi, à Paris, il y a un dessin que m’a donné Pizzi. Sur une feuille blanc ivoire, un beau papier chiffon, un petit coquillage bleu cobalt et son ombre portée également bleue s’avance comme une mer intérieure sur le papier, une mer pâle aux rives absentes, et en dessous Pizzi a écrit : « Una giornata al mare, è pur sempre una giornata al mare », une journée à la mer, c’est tout de même une journée à la mer.
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Livre d’or
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de placer un livre d’or près du comptoir d’accueil, en évidence, tel l’antiphonaire sur son lutrin, non loin de renseignements biographiques, bibliographiques sur l’artiste, de coupures de presse préférablement louangeuses et de la discrète liste de prix. Ce livre d’or que l’on présentait naguère sur du beau papier couché n’est pourtant pas de grande utilité. Aucun galeriste ne se soucie de ce registre vaguement impeccable et des noms et adresses qui y sont laissés les jours de pluie, ou le samedi après-midi, par des dames en promenade autour d’une tasse de thé, des messieurs plus ou moins retraités qui arpentent l’exposition en prenant des notes ou des sympathiques badauds venus renifler l’air des cimes. Ce n’est qu’une survivance des temps jadis, un pieux recueil destiné à l’artiste à qui il est censé transmettre les réactions du public. Les compliments y sont espérés, les éloges acceptés avec un grand sourire. Cela tient, en plus commercial, du registre des félicitations à un mariage sur lequel il est convenu de louer sans réserve, mais avec humour, parents et mariés. En même temps, c’est un précieux témoin de la difficulté de chacun à exprimer ses sentiments vis-à-vis des beautés exposées, un répertoire touchant des conventions humaines ainsi qu’une incitation là où il est placé, près de la caisse, au râlement, à régler son compte à l’époque et au propriétaire des lieux en particulier. L EST DE COUTUME DANS LES GALERIES
Prenez le critique connu, ou le conservateur de même, qui, ayant promis à l’artiste de passer, passe effectivement en coup de vent et après un bref signe de tête décourageant toutes retapes oiseuses, laisse son nom sur le registre, se gardant bien d’accompagner sa signature du moindre commentaire. Prenez aussi la famille de l’artiste, chaque membre de la famille tour à tour y couchant ces mots attendrissants qui ressemblent aux messages 39
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qu’on laisse sur votre portable : « On te fait un petit coucou. Roger et tante Lola » et la petite qui a 6 ans, sous les yeux de sa maman « les couleurs sont très gaies, on dirait des dragées. » Prenez tous ceux qui s’appliquent, qui écrivent « pour la galerie », et qui à l’occasion recopient leurs trouvailles dans un petit carnet comme je les recopie fidèlement ici : « Paradoxe des temps et des lieux traversés, immense citerne au plein du cœur, cercueil noir à l’enfouissement des flammes... » Ou dans le même registre : « D’où vient Depuis quel lieu, cette lumière Cet éclat absolument là presque hors du temps. » Parfois aussi il y a des messages d’amour roulés dans des écritures songeuses : « Te souviens-tu de notre promenade au bord des pins, c’était hier. » Paulette (la jolie rousse aux cheveux bouclés, amie de ta cousine Lætitia). « J’ai été votre élève éblouie à Aix, vous disiez que j’avais de belles jambes. Fidèlement. La petite Laure. » Il y a ceux qui dessinent, qui calligraphient, qui citent, qui procèdent par aphorismes : « Qui vit ? » « L’ombre gagne... » Il y a des messages ésotériques, des cryptogrammes faisant penser à des messages maçonniques : « À toi, en fraternelle amitié. L.S.P. à R.M. Salut ! » Il y en a qui arrivent avec des étiquettes pré-imprimées ou un tampon encreur et qui sur le livre apposent cette étiquette ou ce tampon. 40
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Il y a des gens qui signent toujours à la même place, d’autres qui barrent toujours la page d’énormes « Félicitations » suivies de points d’exclamation. Il y a des gens qui insultent, qui vous insultent, laissant, eux, rarement leur identité : « Morne ennui ! » « Des prix pareils, vous devriez avoir honte ! » Enfin, il y a tous les fous, les illuminés. Ce type, crucifix en sautoir, si poli, qui sur le livre d’or me couvrait régulièrement d’injures. Je ne le vois plus et d’une certaine façon il me manque. Cette brunette, qui ayant erré sans fin dans la galerie avait écrit : « Qui osera arrêter le mensonge de la création, afin que l’Humanité puisse enfin créer la chair de l’Immortalité et dire oui à la Vie et la Résurrection ? Laissera-t-on enfin les corps immortels se laisser parler par le Verbe éternel au lieu de tolérer pareilles vanités ? » Raymonde. Mais parfois si peu de gens sont passés et si peu d’empreintes, bonnes ou mauvaises, ont été laissées que je serais tenté, surtout quand les ventes ont été décevantes, soucieux d’afficher au moins bonne audience, de m’y lancer, déguisant mon écriture : « Splendide exposition, accueil plein de tact et d’intelligence, un grand artiste et, ce qui ne gâche rien, une excellente galerie ! » Je pourrais aussi m’insulter moi-même, c’est une tentation à ce moment-là. À la fin de l’exposition, les pages du livre d’or seront photocopiées, scannées, envoyées à l’artiste. Lequel, s’il est français, acceptera d’en déchiffrer avec moi les arcanes : « ... les Roubignac sont passés... elle, et moi avons été très amis... je ne vois pas la signature de Leblanc, le docteur Leblanc de Perpignan, il m’a pourtant beaucoup acheté... » et je le laisserai déguster avec sa femme ce modeste nectar. Si, en revanche, l’artiste est étranger, ces pages représenteront pour lui un souvenir sentimental, le moment d’une exposition à Paris et de mes belles manières, et il les épinglera en liasse sur un mur de son atelier où elles traîneront comme un lot de cartes postales représentant Montmartre ou la tour Eiffel. 41
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Dessous colorés Tous peuvent lire un tableau, ont matière à y trouver, les respectueux, les insolents, les fidèles à leur tête, les perdus dans leur sang, ceux pour qui un trait est comme un saumon à tirer de l’eau, ceux qui dans autrui ne font ripaille que d’eux-mêmes ceux surtout qui voient la Grande Marée... » HENRI MICHAUX, Passages.
L
ES DESSOUS COLORÉS,
c’est Louis qui m’en a parlé le premier. J’admirais un de ses tableaux, un ciel bleu rose qui dominait un grand paysage et il m’expliquait comment le dessous magenta rosissait par transparence le bleuté de la couche finale. Est-ce parce que Louis est infatigable amateur de femmes, ou la passion qui lui montait aux joues à l’évocation des « dessous colorés » comme à toutes ses histoires intarissables de glacis et de vernis neutre mais, devant son tableau, me sont venues des images de dentelles et de jupons blancs, de frou-frous. Dans une galerie, c’est le vendeur qu’on harcèle de questions : « C’est bien du pastel gras, et là de la mine de plomb ? On dirait du fusain, ou du charbon de bois... mais la tempera, la tempera ? Vous voulez dire de la peinture à l’œuf ? » Ils collent leur nez près du papier ou de la toile, à la recherche de mystères qui se dérobent et dans une pantomime qui les engage tout entiers ils se penchent, examinent le châssis de côté et ils le retourneraient, s’ils pouvaient, pour en percer les secrets. « J’aime la pâte... cette pâte sensuelle », disent-ils mais à ce mot de « pâte » gare ! Leur bras se tend déjà, la main cherchant à effleurer la toile, à la caresser. Ils cherchent à saisir l’âme du tableau, à la pénétrer, à en deviner, sous la couche picturale des chairs, des douceurs, à voir ce qui ne se laisse pas voir, l’apprêt, la saignée de la peinture. Je pressens ce geste qu’ils vont faire de toucher le tableau, je le reconnais dès qu’il s’esquisse et le sourire de fausse contrition qui l’accompagne. 43
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Je les ai vus dans ces églises d’Espagne où les gens, avec les mêmes mains furtives, viennent effleurer le saint auquel ils font dévotion. Certains touchent les tableaux de la paume comme s’ils flattaient un cheval, d’autres les tapotent du bout des doigts. Toucher est une autre façon de regarder, une façon d’aveugles en quelque sorte. Mais qui regarde et qui voit ? Les gens à la galerie ont parfois ce regard vague, ce regard qui balaie tout et ne voit rien, victimes d’on ne sait quelle persistance rétinienne. Comme à Florence, aux Offices, où l’on visite à la queue leu leu les salles des grands Maîtres, salle après salle et où, à la sortie, une partie de la queue se poursuit dans la rue, comme si les gens avaient décidé de ne plus se quitter et en file indienne sous les arcades regardaient de la même façon les chromos en vente sur le trottoir. Il y en a encore qui entrent lunettes de soleil sur le nez, portables à l’oreille, et ne voient que ce qu’ils veulent bien voir. D’autres au contraire qui s’arrêtent dès l’entrée, se figent hypnotisés, clignent des yeux, éblouis, et les mains en visière, ou en œillère autour du visage, reculent pour mieux admirer. Mais, en réalité, peu regardent vraiment, sauf les artistes évidemment. Il y en aura toujours aussi pour voir des choses qu’ils sont les seuls à voir, du jaune ou du rouge là où il n’y en a pas, des personnages, des lettres cachées, une phrase, des cercueils, des croix... Beaucoup de gens voient des croix. Certains arrivent à voir des animaux, des chats et des chiens le plus souvent. La visite de cette dame à ma galerie. C’était une après-midi calme avec dehors des bruits d’embouteillages, de klaxons qui rendaient pesant le silence de la galerie, un silence devenant si lourd qu’il semblait faire des plis. Une femme, essoufflée, entrebâille la porte : « Je suis bloquée... vite, j’en profite pour voir l’exposition ! » Agréable, la bouille avenante. « Superbe... », me dit-elle et restant sur le pas de la porte, pointant la main en direction d’un tableau sur un pilier « c’est encore celui-là que je préfère... vous ne me le ferez pas trop cher » avant de repartir en courant vers sa voiture. 44
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Le samedi suivant, la voilà qui revient, vive, légère, et comme marchant sur le balcon des airs. « Je l’aime toujours », me dit-elle, et, avec les mêmes façons enjouées, elle sort de son sac des liasses de billets en vrac, des poignées de billets froissés et tachés. Elle me demande : « Devinez ce que je fais ? » En règle générale j’évite de deviner. « Je suis médium ! » Elle sort aussi des photos des tableaux qu’elle a achetés, des choses assez abominables dans l’ensemble. Je lui montre d’autres œuvres du même artiste, une belle peinture bleue de format carré. « Ah non », proteste-t-elle « Je ne voudrais pour rien au monde chez moi d’un tableau où sont peints des ovaires ! » et elle pointe sur la toile des courbes, des arabesques entrelacées qui, selon elle, dessinent des ovaires.
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