Le jardin des Tuileries d'André Le Nôtre. Un chef-d'œuvre pour le Roi-Soleil (extrait)

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Le jardin des Tuileries

d’André Le Nôtre Un chef-d’œuvre pour le Roi-Soleil


Cet ouvrage a été réalisé en partenariat avec le musée du Louvre

Cet ouvrage est publié grâce au soutien d’AG2R LA MONDIALE

© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 Conception graphique : Ariane Naï Aubert Contribution éditoriale : Anne-Marie Valet Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Suivi éditorial : Astrid Bargeton ISBN 978-2-7572-0650-8 Dépôt légal : septembre 2013


Le jardin des Tuileries

d’André Le Nôtre Un chef-d’œuvre pour le Roi-Soleil Anne ALLIMANT-VERDILLON Alexandre GADY



Sommaire Préface par Geneviève Bresc-Bautier

7 Vers le Grand Dessein 11 Le petit monde des Tuileries 23 Le grand chantier de Le Nôtre 33 Le nouveau jardin 53 Promenades aux Tuileries 71 Chez Le Nôtre 87 Le Nôtre après Le Nôtre 103 Les Tuileries hier et aujourd’hui 114 Un regard contemporain 117 Abrégé de la vie d’André Le Nôtre 130 Index 137 Sources et bibliographie 139


Albert Flamen, Veuë des Thuyleries du costé du Cours de la Royne mère, après 1669, Paris, Bibl. nat.


Préface

En cette année de commémoration de la naissance d’André Le Nôtre, voici un livre consacré exclusivement à ses liens avec le jardin des Tuileries, à l’exclusion de toute autre œuvre de ce jardinier original, talentueux et prolixe. Mais ce n’est que justice car Le Nôtre est né aux Tuileries, est mort aux Tuileries, était fils et petit-fils des jardiniers du château, et surtout était l’auteur de la grande restructuration du jardin dont les traits principaux se devinent toujours aisément malgré les vicissitudes de l’histoire. C’est aussi le moment de faire une synthèse nouvelle alors que les travaux se sont multipliés autour de ce grand jardin parisien. À ceux d’Aurelia Rostaing, principalement consacrés aux sources archivistiques, se sont ajoutées les fouilles archéologiques ponctuelles et les nouvelles recherches historiques menées par Anne Allimant-Verdillon dans le cadre de l’étude complète que l’architecte en chef du jardin, Dominique Larpin, a accomplie afin de réfléchir au devenir de l’espace. Cette année 2013, qui est celle de la commémoration, a aussi été marquée aux Tuileries mêmes par une exposition des végétaux présents dans les jardins de Le Nôtre, réalisée par Pierre Bonnaure, et par un parcours dans le jardin, jalonné de panneaux explicatifs illustrés de restitutions 3D des principaux lieux du jardin (par Grégoire Valayer et Guillaume Fonkenell). Les Tuileries sont donc au cœur de l’actualité. Depuis la restauration du jardin par Pascal Cribier, Louis Benech et François Roubaud en 1991-1994, le temps a passé. L’établissement public du musée du Louvre a pris en charge l’espace en 2005 et a décidé une grande opération de restructuration. L’architecte en chef a donc défini un plan général de restauration, de sécurisation, d’accueil du public et de fonctionnement. Qu’il soit permis ici de saluer la mémoire de Nelly Tardivier qui a engagé alors cette première réflexion sur la remise en état des Tuileries. Le diagnostic de l’étude de D. Laprin est sévère. Les végétaux vieillissent, le sol s’appauvrit, la fréquentation d’un public multiple est une source de problèmes en même temps qu’elle rend indispensable l’accueil. Déjà les premiers jalons d’un plan de restauration se sont mis en place avec la replantation du bosquet nord, tandis que l’ensemble de la statuaire a été restauré de 2005 à 2013 (succédant à la campagne de 1992). Mais quittons ce présent et cet avenir proche, pour regarder vers le passé. Ce livre nous montre toutes les facettes de la personnalité de Le Nôtre au sein de « son » jardin. Ses travaux bien sûr, le grand tracé si inventif qui ouvre désormais la perspective parisienne, et tous ces lieux disparus, son grand parterre de

Préface

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Vue des Tuileries du côté du jardin, détail de la tapisserie du mois d’octobre de la tenture des Maisons royales, d’après Charles Le Brun, vers 1668, Pau, musée national du château.

broderie dont on rêve encore, ses bosquets imaginatifs et ses treillages. Il nous reste les terrasses – et encore ! Fontaine au début du XIXe siècle a fait du jardin un rectangle, une table de billard aux angles droits à l’extrémité occidentale, alors que les angles coupés d’origine donnaient plus de dynamisme. Il nous manque le château, bien sûr, car c’est de la fenêtre du pavillon central qu’on pouvait jouir de la vue, le jardin étant un paysage qui s’observe du haut vers le bas, vers les lointains. On a certes rétabli une terrasse, qui déjà permet de se faire une idée du panorama vers l’ouest parisien. Il nous manque surtout la campagne, la vue sur les collines boisées. La promenade des terrasses des Tuileries donnait à jouir d’un beau paysage vers le sud et le soleil couchant. En contrebas, on voyait les flots d’un fleuve encore un peu sauvage au printemps, parfois paresseux l’été, mais animé de bateaux, et même des deux bateaux-lavoirs de Le Nôtre, qui pouvait surveiller sa petite affaire de blanchisserie. Le long de la terrasse s’étendaient une route et des quais bruissant d’activité. Le panorama était verdoyant : en face, le Pré-aux-Clercs n’était pas encore construit ; au loin, la colline – que dis-je ? la montagne – de Chaillot, encore plus loin le mont Valérien formaient le mur de scène. De l’autre côté, vers le nord, Le Nôtre avait prévu un rideau d’arbres : la vue aurait été moins belle, à peine aurait-on aperçu la butte des Moulins, arasée depuis, et au lointain, Montmartre. Les Bâtiments du Roi ont donc placé de ce côté toutes les dépendances du jardin et du château, le Manège et sa longue carrière, des maisons d’officiers, dont celle justement de Le Nôtre lui-même, un petit palais assez confortable pour y disposer une jolie collection, dont il allait léguer une partie au roi. Le livre nous raconte tout cela et plus encore, les détails des travaux, de 1666 à 1679, les plantations, les spéculations du bonhomme Le Nôtre et son héraldique « parlante », la vie mondaine… Des détails issus des fouilles sont des nouveautés historiques : au pied de la terrasse du Bord de l’eau, le niveau du sol a été exhaussé par des remblais ; sous les socles des grandes statues, des traces d’un autre socle montrent que Le Nôtre avait prévu une statuaire qu’il n’a pas implantée. On verra donc ici comment le jardin des Tuileries transformé, malmené, « restauré » maintes fois reste encore une référence incontournable dans l’art des jardins, et le poumon vert au cœur de l’urbanisme parisien.

Geneviève Bresc-Bautier

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Vers le Grand

Dessein


Page précédente : École française, Vue du Carrousel de 1662 (détail), vers 1663, huile sur toile, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

L’

histoire du jardin des Tuileries sous Louis XIV s’inscrit dans celle, plus large, du palais du Louvre. Édifice identitaire, cette forteresse devenue résidence royale accompagne l’aventure capétienne depuis Philippe Auguste. Siège principal de la monarchie depuis François Ier, le Louvre est aussi un chantier continuel, enregistrant à la manière d’un sismographe ambitions et déceptions de la Couronne de France. Au xviie siècle, le palais est au cœur du règne des Bourbons, cette branche de la famille royale montée sur le trône avec Henri IV : ils veulent en faire une déclaration de puissance face à l’Europe. Ne pas replacer le chef-d’œuvre de Le Nôtre dans ce contexte serait donc se condamner à ne saisir qu’une partie de sa riche histoire.

La cité royale d’Henri IV En entrant dans sa capitale en 1594 par la porte de la Conférence, sur l’actuel quai des Tuileries, Henri IV avait chevauché le long d’un vaste ensemble chaotique qui allait devenir sa résidence : d’ouest en est se succédaient un grand jardin clos de murs, dominé par le palais inachevé des Tuileries, une entreprise voulue par Catherine de Médicis ; puis un quartier densément bâti de maisons ; enfin, le château du Louvre, de plan carré, avec ses logis gothiques et Renaissance mêlés, étouffé de toutes parts par la grand’ville.

École française, Portrait d’Henri IV à cheval devant le Louvre, début du xviie siècle, huile sur cuivre, Paris, musée Carnavalet. Page de droite : Louis Poisson, Vue cavalière du Grand Dessein du Louvre, début du xviie siècle (fortement restauré en 1862), huile sur enduit, galerie des Cerfs, château de Fontainebleau.

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Vers le Grand Dessein

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Page de droite : Louis Le Vau, Plan du Louvre, dit du « pont de la Paix », fin 1659, plume, encre et lavis, Paris, musée du Louvre.

Sitôt qu’il fut le maître, le Béarnais lançait ce qu’on appela dès cette époque le « Grand Dessein ». Cette expression désigne l’ambitieux projet consistant à agrandir le Louvre et à le réunir au château des Tuileries au moyen de galeries, de cours et de jardins. On en connaît la philosophie grâce à une carte murale, peinte en perspective, qui décore la galerie des Cerfs du château de Fontainebleau (voir p. 13). Réalisée alors que les chantiers étaient en cours, cette séduisante anticipation traduit cependant assez justement la réalité des travaux mis en œuvre ; le roi rêve du quadruplement de la Cour Carrée ; de la construction de la Petite Galerie et de la Grande Galerie, dite du Bord de l’eau ; enfin de l’achèvement des Tuileries, que doit compléter un « Jardin neuf », avec ses parterres de broderie, situé à l’est du palais, créant en cela un édifice dont la configuration, entre deux jardins, diffère radicalement des principes de composition utilisés jusqu’alors. Fin politique, Henri IV relançait ainsi l’activité économique par des chantiers importants, montrait qu’il parachevait l’œuvre des Valois en s’inscrivant dans la continuité monarchique, tout en donnant à son projet une ampleur et une maturité nouvelles, marquant sa puissance. Ce dessein devait ainsi doter la France du plus grand palais royal d’Occident, devant le Habsbourg. Si le couteau de Ravaillac en décida autrement en 1610, l’œuvre du Béarnais au Louvre et aux Tuileries demeure impressionnante ; étalon de tous les projets successifs, elle fut au cœur de l’ambition de tous les souverains français jusqu’à son parachèvement complet… en 1857 ! Cet ensemble monumental répond à un vaste programme politicoéconomique. Ainsi, le roi décide dès 1608 de loger les artistes protégés de la Couronne au rez-de-chaussée de la Grande Galerie : ce rassemblement exceptionnel fait du Louvre la résidence du prince et de ses artistes, dans un fascinant mélange qui devait marquer à jamais le génie du lieu. Dans le jardin des Tuileries, qu’on achève de clôturer, le roi commande en 1599 à Olivier de Serres une étude sur l’élevage du ver à soie et la plantation de mûriers blancs. À la suite du rapport de ce dernier, Henri IV, enthousiaste, décide de planter des mûriers dans toutes ses maisons. Les Tuileries, qui accueillent la première pépinière de mûriers de France ainsi qu’une magnanerie, citée en 1604, deviennent l’emblème du développement de la production française de la soie, qui doit soutenir une manufacture de drap établie place Royale (des Vosges). L’orangerie des Tuileries voit le jour en 1605, destinée là encore à accueillir les graines de vers à soie que le roi fait venir d’Espagne. Un vivier est même créé, rendu possible par une nouvelle abondance des eaux : celle-ci est due à la pompe de la Samaritaine, édifiée en 1608 sur le Pont-Neuf.

Un nouvel élan Malgré un vaste chantier suscité par la naissance de son fils, en 1638, Louis XIII n’a pu mener à terme le Grand Dessein. Pis, sa veuve quitte le Louvre en 1643 avec le petit roi pour s’établir au Palais-Cardinal, devenu Royal. C’est là que la reine-mère et son fidèle ministre, le cardinal Jules Mazarin, traversent l’épreuve

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École française, Portrait du cardinal Mazarin, xviie siècle, huile sur toile, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

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de la Fronde, contestation parlementaire qui agite la capitale durant quatre ans. L’année 1652 voit la victoire définitive de la Monarchie sur Paris, dompté, et, en octobre, le jeune Louis XIV et la cour réintègrent le Louvre, imprudemment délaissé dix ans plus tôt. Malgré son architecture chaotique dressée au milieu d’un chantier à l’abandon depuis 1643, le vieux palais est en effet un lieu sûr et doté d’une symbolique forte. La famille royale occupe donc à nouveau les anciens appartements, où l’on renouvelle alors les décors intérieurs, avant de procéder à un agrandissement de la Petite Galerie en 1655. Exsangue en raison des troubles intérieurs et de la guerre avec l’Espagne, l’État n’a en effet guère les moyens de voir plus grand… Tout change en 1659. Mazarin, qui dirige le gouvernement, voit le triomphe de sa politique diplomatique : la Paix des Pyrénées met fin à la guerre, et prévoit une alliance avec le vieil ennemi espagnol, que scellera le futur mariage du roi avec l’infante Marie-Thérèse de Habsbourg. Cet événement assure à la France une position nouvelle en Europe, tandis qu’elle libère les finances royales. Le rusé cardinal ayant compris que la Monarchie avait besoin d’une politique de gloire, le Grand Dessein du Louvre est immédiatement relancé. En remettant l’ouvrage sur le métier, la Couronne renoue donc avec son destin, et le petit-fils avec son grand-père. La direction du chantier est confiée à Louis Le Vau (16121670). Premier architecte du Roi, celui-ci connaît parfaitement le Louvre, où il œuvre depuis 1653. Habile et courtisan, beau parleur et plein d’entregent, Le Vau est un architecte recherché par les grands depuis le succès de ses premiers hôtels dans l’île Saint-Louis ; à Meudon pour Abel Servien ou à Vaux-le-Vicomte pour Nicolas Fouquet, il fait la mode. Mazarin lui-même l’apprécie, qui lui confie l’édification des nouveaux logis royaux du château de Vincennes. Le Vau dresse immédiatement un ambitieux plan d’ensemble embrassant tout le site, depuis Saint-Germain l’Auxerrois, la paroisse royale, jusqu’au jardin des Tuileries, et de la rue Saint-Honoré jusqu’aux quais de la rive gauche. L’édification de cette vaste cité royale implique toujours de nombreuses destructions et d’importants dégagements : la mise à bas du quartier qui sépare les deux palais pour former une nouvelle cour des communs, à l’emplacement

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de la cour Napoléon. Mais aussi une ouverture de la focale royale sur la Seine, avec un nouveau pont vers la rive gauche.

D’un château l’autre Ce programme concerne également le château des Tuileries, dont la façade est alors dissymétrique. L’édifice présente en effet un aspect quelque peu étrange ; depuis que la mort d’Henri IV l’a laissé inachevé, il aligne ses pavillons de manière chaotique, bien loin du rêve dessiné par Philibert Delorme pour la reine Catherine de Médicis en 1564. Surtout, sa position topographique est curieuse : le palais est en effet séparé de son jardin, à l’ouest, par une large voie publique, la « rue des Thuilleries », et un haut mur. Plus étonnant encore, il ne possède pas de cour d’honneur : à sa place, on l’a dit, s’étend un précieux et large jardin, qui borde l’ancien fossé de la ville partiellement loti. Dans ses plans-projets, dont deux nous sont connus, Le Vau se propose de remédier à ces anomalies : à l’est, il imagine trois cours, que séparent des murs bas, et à l’ouest, il propose de supprimer la rue et de réaliser au pied du palais une grande terrasse descendant au jardin au moyen de trois perrons. Ces derniers sont alignés sur les allées du jardin existant, démontrant que si l’on n’a pas encore projeté de le transformer, on désire néanmoins l’insérer dans une logique territoriale à grande échelle. Le chantier des Tuileries commence par l’extension du palais. Féru d’opéra et de deus ex machina, Mazarin a commandé en 1659 une salle de comédie, qu’on appellera la « salle des Machines ». Destinée à pouvoir donner de grands spectacles à l’italienne, elle est confiée, outre Le Vau, à un architecte de Modène, Carlo Vigarani, protégé du cardinal. Ce chantier, qui constitue en quelque sorte la première pierre du Grand Dessein, dure deux ans et permet de rééquilibrer les masses du château en l’étirant vers le nord. Il ne manque plus à l’édifice qu’un grand pavillon au nord pour être parfaitement symétrique et offrir une façade aussi large que le jardin qu’il regarde à l’ouest. En juin 1662, une grande fête doit avoir lieu devant les Tuileries afin de célébrer la naissance du Dauphin, héritier du trône. Le Vau en tire prétexte pour supprimer le « parterre de Mademoiselle » et combler entièrement l’ancien fossé de l’enceinte du xive siècle. L’ensemble, régularisé, devient une vaste esplanade :

Claude Lefebvre, Portrait de Jean-Baptiste Colbert, 1666, huile sur toile, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Vers le Grand Dessein

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École française, Vue du Carrousel de 1662, vers 1663, huile sur toile, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Page de droite : André Le Nôtre, Plan des jardins de Vaux-le-Vicomte, vers 1658, Paris, bibliothèque de l’Institut de France.

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c’est là qu’a lieu le premier « carrousel » du règne personnel de Louis XIV, dont le souvenir va marquer l’espace et lui donner son nom. Le lieu, qui deviendra ensuite la cour du palais des Tuileries, adopte ainsi la disposition usuelle entre cour et jardin. Cette terminologie passera d’ailleurs dans l’histoire du théâtre puisque c’est, suivant la tradition, depuis la salle des Machines, inaugurée par Ercole amante, qu’on désigne le « côté cour » et le « côté jardin ».

Paris ou Versailles ? Mazarin mort en 1661, le Grand Dessein est désormais poussé par son ancien commis, Jean-Baptiste Colbert, devenu le fidèle serviteur d’un prince décidé à gouverner « par lui-même ». Il est nommé à partir de 1664 surintendant des Bâtiments du Roi et, l’année suivante, contrôleur général des Finances. Comme son ancien maître, il a compris que le Louvre devait être le palais du Roi-Soleil.

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Or, voilà que le Grand Dessein est concurrencé par un caprice inattendu de Louis XIV : cette même année 1661, le jeune roi s’est pris de passion pour un petit château de son père, situé à l’ouest de Saint-Germain-en-Laye, à la lisière d’un village de laboureurs : Versailles. À Paris, tout est tracé, pensé, conditionné par l’histoire de la monarchie : il faut faire son devoir. À Versailles, en revanche, tout est à inventer, dans une liberté inédite et avec un plaisir tout royal. Louis Le Vau, amené à se dédoubler pour conduire les deux chantiers en parallèle, y retrouve André Le Nôtre, auréolé du succès des jardins de Vaux-le-Vicomte, son premier coup d’éclat. Le jardinier dessine en 1662 la fameuse patte d’oie qui aboutit au pied du château, avant de lancer vers l’horizon le grand canal, deux traits de génie qui structurent encore aujourd’hui la ville et le parc versaillais. Pour Colbert, le Louvre « regarde la grandeur de la France » et Versailles, « le caprice du roi ». Il ose l’écrire à son maître, espérant ne pas voir l’un triompher sur l’autre. Et tandis que les travaux de la Cour Carrée ont repris de plus belle, le ministre redoute que l’oiseau royal ne s’envole trop à l’ouest, à Saint-Germainen-Laye ou dans ce Versailles qui ruine les finances de l’État… Il met alors au point une stratégie de « séduction architecturale » : transformer les Tuileries au plus vite, pour donner au roi un palais achevé et doté d’un beau jardin, ce que le Louvre ne peut offrir. En 1664, le Grand Dessein est donc infléchi. Et tandis que l’affaire de la façade orientale du Louvre, qui aboutira à la Colonnade, s’étire en projets successifs et contradictoires, Colbert demande à Le Vau, côté cour, et à Le Nôtre, côté jardin, de s’atteler aux Tuileries. On le voit, loin de la légende inlassablement répétée, les deux artistes n’ont pas été « découverts » à Vaux-le-Vicomte en 1661 par un Louis XIV jaloux et blessé dans son orgueil… Tandis que Le Vau est depuis presque dix ans au service de la Couronne, Le Nôtre est quant à lui « dessinateur des jardins du Roi » depuis 1648. Le Grand Dessein le concerne d’ailleurs de près, puisqu’il habite dans le jardin de Tuileries, où il est né et où il a été formé, au milieu d’un petit monde à la fois terrestre, raffiné et pittoresque.

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Pierre Patel, Vue perspective du château de Versailles, 1668, huile sur toile, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Vers le Grand Dessein

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Le petit monde

Tuileries

des


L

es Tuileries ont été créées par Catherine de Médicis, qui choisit un site hors Paris pour s’en désintéresser après dix ans de travaux. Le jardin de cette reine capricieuse était à sa naissance le plus grand de la capitale. Dessinant un vaste rectangle clos, il était circonscrit à l’est par la « rue des Tuileries », au sud par le chemin de halage du fleuve, au nord par les maisons et couvents de la rue Saint-Honoré et à l’ouest par un bastion maçonné de la nouvelle enceinte militaire de Paris, édifié en 1566 pour mettre justement le domaine à l’abri. Lieu de pouvoir et d’intimité, ce jardin est à l’image de son temps. De l’hortus conclusus il conserve la clôture et la symétrie ; à la Renaissance italienne, il doit ses plantations, son grand écho, ses fontaines, sa grotte et son labyrinthe. Au milieu du xviie siècle, palais et jardins forment toujours un espace un peu à part : situés à la fois dans Paris et à sa périphérie, proches et éloignés du Louvre voisin. Bien que relié à ce dernier par la Grande Galerie, le palais n’en demeure pas moins séparé du château royal par un quartier densément bâti de maisons et d’hôtels.

Au jardin du siècle de Louis XIII Le jardin des Tuileries constitue, pour le jeune Louis XIII, prince mélancolique et qui a besoin d’exercice, un terrain de jeux et de chasse apprécié. C’est pourquoi on y établit une grande volière dans les années 1612-1615, ainsi qu’une

Jacques Boyceau de La Barauderie, Parterres des Tuileries (1623-1624), dans Traité du jardinage…, 1638, gravure, Paris, Bibl. nat. Page précédente : Mathieu Merian, Plan de Paris (détail), 1615, eau-forte, Paris, Bibl. nat.

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• Le jardin des Tuileries d’André Le Nôtre


École française, Portrait de la Grande Mademoiselle, huile sur toile, milieu du xviie siècle, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

nouvelle orangerie après 1613. Au-delà du jardin, hors des remparts de Paris, Marie de Médicis, régente du royaume, fait aménager le bord de Seine. C’est ainsi qu’en 1616 le chemin transformé en une promenade d’un kilomètre et demi devient le « cours de la Reine ». Mais au début du xviie siècle, d’autres changements apparaissent qui viennent rompre avec la logique des carrés du jardin de la Renaissance. Si l’on compare la vue de Mathieu Mérian (1615) avec celle de Jacques Gomboust (1652), on remarque en effet l’introduction d’une nouvelle dimension monumentale dans les parties situées au-devant de la façade du palais. Jacques Boyceau de La Barauderie en 1623-1624 y dessine deux grands parterres centrés sur un bassin circulaire, ainsi que des broderies « dessoubs la terrace des meuriers » dont les gravures sont représentées dans son ouvrage posthume, le Traité du jardinage, publié en 1638. Les théories de Boyceau, mises en pratique dans le riche parterre de broderie du palais du Luxembourg, ont probablement

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été à l’origine du passage à une échelle supérieure aux Tuileries. Cette impression est encore accentuée par la disparition de l’allée des pavillons en treillage, édifiée sous Henri IV. On travaille également au jardin Neuf, à l’est du palais. En 1638, il est modifié et prend le nom de « jardin de Mademoiselle ». D’une échelle plus majestueuse encore que les parterres de broderie du grand jardin, son dessin embrasse, en une seule composition d’une parfaite unité, toute la façade du palais, créant ainsi le plus vaste aménagement jamais vu en France. Si le roi, en donnant le palais des Tuileries au duc d’Orléans, a continué néanmoins à garder un droit de regard sur une grande partie des jardins, la partie située derrière le bâtiment était vraisemblablement le domaine réservé de Gaston d’Orléans et de sa fille. On peut donc attribuer ce nouvel aménagement à leur jardinier en titre depuis 1635, le jeune André Le Nôtre, dont il s’agit peut-être du premier chef-d’œuvre.

Israël Silvestre, Vue et perspective des Tuilleries et de la grande Escurie, milieu du xviie siècle, gravure, Paris, Bibl. nat.

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Un jardin habité Tout un petit monde vit aux Tuileries. Car si Gaston d’Orléans s’y installe après 1627 et si sa fille, « la Grande Mademoiselle », y établit sa cour après 1638, la Monarchie a peu à peu, au moyen de brevets, laissé envahir le domaine. On y croise des sculpteurs, des peintres, des jardiniers, des artisans…

• Le jardin des Tuileries d’André Le Nôtre


Ateliers et petites maisons, et même le magasin des marbres du roi, débordent du palais et emplissent ses alentours. Le plus étonnant de ces micro-domaines quasiment autonomes est la « garenne » et jardin de Gilles Renard, commissaire ordinaire des Guerres. « Ce Renard, raconte Guy Joli, un de ses contemporains, avoit été laquais de l’évêque de Beauvais, & ensuite son valet de chambre. Comme il entroit au Louvre par le moyen de son maître, il étoit accoutumé de présenter tous les matins un bouquet à la Reine qui aimoit les fleurs. Ces petits présens étant bien reçus, Renard obtint de S.M. quelques récompenses, & entre autres la jouissance d’une partie du jardin des Thuilleries. Il y bâtit une maison, & l’embellit si bien, que ce lieu devint un réduit pour les personnes de la plus haute qualité. On s’y divertissoit, on y jouoit, & souvent même on y tenoit des conférences sur les affaires du tems. Renard se fit peindre en jeune garçon qui présentoit des fleurs à la Fortune, pour tirer quelques présens de la Déesse. La Fortune tendoit la main pour recevoir le bouquet & faisoit en souriant tomber une pluie d’or dans le sein du jeune garçon. » La transformation de ce terrain de quatre arpents, situé en contrebas, entre la muraille du jardin des Tuileries à l’est et le bastion de la porte de la Conférence

Israël Silvestre et Adam Pérelle, Vue et perspective du jardin des Tuileries et de la Porte de la Conférence, milieu du xviie siècle, gravure, Paris, Bibl. nat.

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à l’ouest, a été autorisée par brevet d’avril 1630. Ses aménagements raffinés, connus par des textes et une gravure, en font un lieu recherché, où la reine même ne dédaigne pas d’aller se divertir. Onze ans plus tard, Renard est autorisé à ajouter à cette première parcelle le terrain vague qui subsistait à proximité. La libéralité royale n’est cependant en rien définitive. Car, si le roi accepte la présence de Renard à proximité de son jardin et lui concède également en 1647 le fossé qui est en contrebas, il ne s’agit que d’un contrat provisoire, « en attendant qu’elle [Sa Majesté] pust accomplir son dessein de joindre à son jardin des Thuilleries celuy du sieur Regnard ». Renard n’est pas le seul à occuper une partie du site. Car, le long du quai, il faut aussi citer le pavillon de la conciergerie, qui voisine avec la volière, grande bâtisse au sud dotée d’un vaste jardin clos. Elle est occupée, à partir de 1657, par Mlle de Guise. Enfin, on n’aura garde d’oublier le « pavillon de la Cloche », petit logement établi au cœur du jardin : c’est là que loge le peintre Nicolas Poussin en 1641-1642, au milieu des arbres et des fleurs : « c’est un petit palais, car il faut bien l’appeler ainsi », écrit-il dans une lettre de janvier 1641, peu après son installation. « Il est situé au milieu du jardin des Tuileries […]. J’ai des points de vue de tous côtés et je crois que c’est un paradis pendant l’été. » Chargé du décor de la Grande Galerie, qu’il laissera inachevé, le maître y passe de longs mois, accablé de labeur, avant de repartir pour Rome.

Des jardiniers

Anonyme, Vue des Tuileries depuis le jardin, milieu du xviie siècle, aquarelle, Paris, Bibl. nat.

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On trouve enfin, dans ce jardin habité, des jardiniers dont les noms ont traversé les siècles. Résidant sur les lieux, ils sont chargés de l’entretien des Tuileries. Réunis en confrérie, organisés autour de principes à la fois hiérarchiques, pyramidaux et autonomes, ils répartissent alors leurs tâches entre fournitures de plantes, entretien quotidien et travaux extraordinaires. En cela, l’appartenance à une famille, un clan pourrait-on presque dire, sinon une firme est un atout supplémentaire, voire une nécessité. Car le déterminisme social et familial, si fort sous l’Ancien Régime, joue ici à plein.

• Le jardin des Tuileries d’André Le Nôtre


Mariages et parrainages s’entrecroisent au sein des jardins royaux comme des allées plantées, réseaux hydrauliques et réseaux sociaux allant de pair. Il y a d’abord les Mollet, Claude le père, l’ancien jardinier du duc d’Aumale à Anet, et son fils, Claude II, chargés du jardin Neuf. Il y a ensuite les frères Jean et Pierre Desgots, qui doivent entretenir palissades et allées ; Françoise Trouillet, chargée du parterre proche de l’allée des Mûriers ; Claude de Limoges, auquel succède son fils Louis, et Simon Bouchard, qui a le soin de l’orangerie. Et puis il y a les Le Nôtre. Le premier est Pierre Le Nôtre, présent aux Tuileries dès 1572, où il est chargé « de la plantation et de l’entretien de parterres ». Son fils Jean (vers 1575-1655) lui succède bientôt et porte plusieurs titres, dont celui alors nouveau de « dessinateur de jardins », qui atteste son importance. De son mariage avec Marie Jacquelin, fille d’un jardinier, en 1603, il a eu deux filles, Élisabeth, qui épouse Pierre Desgots, et Françoise, mariée à Simon Bouchard. Et un fils, André,

Israël Silvestre, Veüe du jardin de Monsieur Renard aux Tuilleries, 1658, gravure, Paris, musée Carnavalet.

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Page de droite : Jacques Gomboust, Plan de Paris (détail), 1652, gravure, Paris, Bibl. nat.

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qui porte le prénom de son parrain, André Bérard, sieur de Maisoncelles, « contrôleur général des jardins du Roi ». Né aux Tuileries en mars 1613, André obtient une première faveur en 1635 : il devient « jardinier de Monsieur », frère du Roi, et fréquente sans nul doute la petite cour de sa fille aux Tuileries, où l’on croise des futurs frondeurs mais aussi un adolescent italien protégé par la princesse, arrivé en France en 1646 : Jean-Baptiste Lulli. En 1637, il a obtenu par brevet la survivance de la charge de « jardinier en chef du Roi » pour les Tuileries de son père. Il est donc ici chez lui, en quelque sorte. Voilà le clan en position de force. En trois générations, les Le Nôtre sont devenus les maîtres des lieux. Le choix de confier à Le Nôtre la réfection du jardin des Tuileries au moment où le Grand Dessein est relancé possède donc un caractère d’évidence : il est bien l’homme de la situation. Comme souvent, il faut ajouter à ces facteurs historiques un accident qui joue sans nul doute un rôle déclenchant : en 1658, Paris est inondé par une formidable crue de la Seine, plus importante que celle de 1910 ! Événement aussi capital qu’oublié, cette crue bouleverse le petit monde des Tuileries : envahis par les eaux et les boues, jardins et palais ont évidemment beaucoup souffert de cet épisode. Et si l’on ne peut douter de la volonté royale de redonner leur splendeur aux lieux prestigieux, il faut sans doute voir également dans le projet de Colbert une restauration. Un grand chantier va s’ouvrir. André Le Nôtre en sera le génial maître d’œuvre, qui va projeter Paris vers l’ouest et d’un jardin faire un nouveau monde.

• Le jardin des Tuileries d’André Le Nôtre







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