© Somogy éditions d’art, Paris, 2012 © Musée Paul-Dupuy, Toulouse, 2012
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie Contribution éditoriale : Jacques Stibler, Françoise Faucherre, Sandra Friedland Suivi éditorial : Lamia Guillaume
ISBN 978-2-7572-0575-4 Dépôt légal : mars 2012 Imprimé en Italie (Union européenne)
Le Parement d’autel des Cordeliers de Toulouse. Anatomie d’un chef-d’œuvre du XIVe siècle
« Le Parement d’autel des Cordeliers de Toulouse. Anatomie d’un chef-d’œuvre du XIVe siècle » Ouvrage réalisé à l’occasion de l’exposition organisée au musée Paul-Dupuy du 16 mars au 18 juin 2012. Comité de patronage : Pierre Cohen, député-maire de Toulouse Vincentella de Comarmond, adjointe au maire Pierre Lacaze, conseiller délégué. Commissariat de l’exposition : Maria Alessandra Bilotta, chercheur à l’Université de Lille et à l’Universitade Nova de Lisbonne Marie-Pierre Chaumet-Sarkissian, responsable du département des arts décoratifs au musée Paul-Dupuy. Le suivi administratif et financier a été assuré par Gérald Bégin, attaché, et Philippe Sanchez Le secrétariat et le suivi des prêts par Sylvaine Billères La communication par Alexandra Oberto La documentation photographique par Patrice Lefort La documentation graphique par Claire Dalzin, bibliothécaire, Mireille Serniguet, assistante qualifiée de conservation, et Dominique Mazel La mise en place des œuvres par Barbara Estol Cabrera La mise en place technique par Alain Miranda, Gilbert Bourgailh, Jean-Philippe Ferrero, Kévin Teste L’animation par Axelle Raynaud La sécurité des œuvres par Catherine Vaquero Le contrôle des œuvres des collections publiques par Sophie Reynard, directrice de l’atelier municipal de restauration, Isabelle Alriq et Stéphane Vernette, restaurateurs L’expertise des œuvres du patrimoine historique par Monique Drieux, Nadège François, Béatrice Girault, restauratrices.
Remerciements Maires : Mme Laurence Geddes, adjointe au maire de Castelnau-de-Montmiral Mme Michelle Molle, maire de Saint-Bertrand-de-Comminges M. Raymond Massip, maire de Montpezat-de-Quercy M. Alain Penal, maire de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume M. Paul Salvador, maire de Castelnau-de-Montmiral. Responsables ecclésiastiques : Père Marcel Baurier, recteur de l’ancienne cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges Dom Maurice Franc, basilique Saint-Maximin Mgr Alain Planet, évêque de Carcassonne Père Raymond Rossignol, curé de Montpezat-de-Quercy. Responsables des collections publiques : M. l’abbé Jean Cazaux, conservateur du musée diocésain d’Art sacré de Carcassonne Mme Peggy Albert, directeur du musée du Biterrois Mme Jocelyne Deschaux, conservateur responsable du Patrimoine écrit, Bibliothèque municipale de Toulouse Mme Véronique Merlin-Anglade, conservateur en chef du musée du Périgord Mme Monique Rey-Delquié, conservateur en chef au musée du Vieux-Toulouse Mme Charlotte Riou, conservateur au musée des Augustins M. Axel Hémery, directeur du musée des Augustins. Responsables des Monuments historiques : Mme Nicole Andrieu, conservateur des antiquités et objets d’art de la Haute-Garonne Mme Sylvie Desachy, conservateur des antiquités et objets d’art du Tarn Mme Catherine Gaich, conservateur des Monuments historiques, région Midi-Pyrénées Mme Christine Gallissot-Ortuno, conservatrice des antiquités et objets d’art du Var Mme Marie-Christine Iaccarino, attachée de conservation du Patrimoine, Saint-Maximin - la-Sainte-Baume M. Yves Cranga, conservateur des Monuments historiques, région Provence-Alpes-Côte d’Azur M. Emmanuel Moureau, conservateur des antiquités et objets d’art du Tarn-et-Garonne.
Tous ceux qui nous ont apporté leur aide à des titres divers : Père Carlo Bottero OFM, directeur de la bibliothèque du Sacro Convento d’Assise Père Jean-François Galinier, archiviste à l’archevêché de Toulouse Mmes Caroline Berne et Christelle Molinié, musée des Augustins Mme Milvia Bollati, professeur Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan Mme Frédérique Gaillard, photothécaire au Muséum d’histoire naturelle de Toulouse Mme Marie-Thérèse Gousset, conservateur, Bibliothèque nationale de France Mme Lacassagne, Montpezat-de-Quercy Mme Catherine Peoc’h et M. Daniel Monteil, Bibliothèque municipale de Toulouse Mme Giovanna Sapori, professeur, Università degli Studi « Roma Tre » Mme Bernadette Suau, archiviste à la Société archéologique du Midi de la France Mme Maryse Viviand et M. Yannick Nexon, bibliothèque Sainte-Geneviève M. François Avril, conservateur honoraire de la Bibliothèque nationale de France M. Dieter Blume, professeur, Friedrich-Schiller-Universität, Iéna M. Francis Couturas, conservateur en chef adjoint, musée d’Art et d’Archéologie du Périgord M. Giovanni Luca Delogu, directeur de la Galleria Nazionale dell’Umbria de Pérouse M. Jacques Frexinos, président de l’association des Toulousains de Toulouse M. Pierre Gastou, Archives municipales de Toulouse M. Jérôme Kerambloch, musée du Vieux-Toulouse M. Jean-Michel Lassure M. Philippe Lecomte, chancelier de l’évêché de Carcassonne M. Massimo Medica, directeur du Museo Civico Medievale de Bologne M. Damien Ruiz, chercheur associé Telemme (UMR6570), Université de Provence M. Alessandro Simbeni, chercheur, Università di Firenze, Florence M. Henk Van Os, professeur émérite, Université d’Amsterdam.
Les contributeurs du catalogue
Christine Aribaud, maître de conférences, Université Toulouse II-Le Mirail Isabelle Bédat, restauratrice de textiles Maria Alessandra Bilotta, docteur en histoire de l’art, Université Lille III – Universidade Nova de Lisboa Sophie Cassagnes-Brouquet, professeur, Université Toulouse II-Le Mirail Marie-Pierre Chaumet-Sarkissian, responsable du département des arts décoratifs, musée Paul-Dupuy Sophie Delmas, docteur en histoire médiévale, Université de Lyon II Michelle Fournié, professeur émérite, Université Toulouse II-Le Mirail Chiara Frugoni, professeur, Università degli Studi di Roma « Tor Vergata » Christian Heck, professeur, Université Lille III Véronique Lamazou-Duplan, maître de conférences, Université de Pau Marie-Claude Leonelli, conservateur des antiquités et objets d’art du Vaucluse Emmanuel Moureau, conservateur des antiquités et objets d’art du Tarn-et-Garonne Pierre-Yves Le Pogam, conservateur en chef, département des sculptures du musée du Louvre Michèle Pradalier-Schlumberger, professeur émérite, Université Toulouse II-Le Mirail Henri Pradalier, maître de conférences émérite, Université Toulouse II-Le Mirail Alison Stones, professeur, Université de Pittsburgh.
Sommaire
P. 124 LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY
P. 11 Préface par Madame Vincentella de Comarmond, Adjointe au maire de Toulouse
P. 126 Le Parement d’autel du musée Paul-Dupuy et son contexte artistique : analyse stylistique et iconographique Maria Alessandra Bilotta
P. 13 Présentation par Jean Penent, Conservateur en chef du musée Paul-Dupuy
P. 136 Du couvent au musée : histoire du Parement dans les collections toulousaines Marie-Pierre Chaumet-Sarkissian
P. 14 LES ORDRES MENDIANTS P. 16 Le rôle des ordres mendiants à Toulouse à l’époque du Parement d’autel Michelle Fournié P. 24 Image et contemplation dans les ordres mendiants vers 1300 : l’iconographie mystique du Libellus dominicain de Toulouse (ms 418) Christian Heck
P. 142 Franciscan Iconographic Themes in the Altar Hanging of Toulouse. An Overview. Chiara Frugoni (traduction p. 155) P. 160 Fils, points et teinture : ressources et limites de l’étude technique Christine Aribaud P. 166 Notice du Parement P. 181 Bibliographie générale P. 188 Bibliographie du Parement
P. 36 LE CONTEXTE ARTISTIQUE P. 38 Le couvent des Cordeliers Henri Pradalier P. 50 Les dominicains et la production manuscrite à Toulouse aux environs de 1300 Alison Stones P. 58 La sculpture gothique à Toulouse autour de 1340 Michèle Pradalier-Schlumberger P. 66 Le métier de brodeur à Toulouse à la fin du Moyen Âge Sophie Cassagnes-Brouquet P. 74 Tentures et textiles dans l’habitat civil à Toulouse aux XIVe et XVe siècles Véronique Lamazou-Duplan P. 86 Notices
L’un des monuments majeurs de Toulouse, l’église des Cordeliers, a disparu du paysage toulousain en 1871. Seuls subsistent le clocher et une partie du portail pour évoquer son ancienne splendeur aux promeneurs du centre-ville. Divers vestiges contemporains de sa construction sont néanmoins conservés dans nos musées municipaux, dont le célèbre ensemble des apôtres de la chapelle de Rieux au musée des Augustins, et le non moins fameux Parement d’autel brodé au musée Paul-Dupuy dont il est ici particulièrement question. Voici près de trente ans, ce joyau de nos collections a retrouvé sa beauté première par les soins de la Fondation Abegg à Riggisberg, en Suisse, que l’on ne peut que remercier encore pour ce généreux geste de mécénat. Je voudrais aussi remercier les historiens de l’art internationaux qui ont associé leurs talents pour évoquer et nous faire découvrir, autour de cette œuvre exceptionnelle, l’un des moments phares de la création artistique à Toulouse. Ma reconnaissance va également aux collectivités qui ont accepté de nous confier leurs inestimables trésors pour plusieurs mois afin de permettre ces confrontations inédites : nous sommes bien conscients de l’effort consenti au regard de la fragilité et de l’immense valeur de ces pièces. Je ne saurais manquer de citer parmi les chefs-d’œuvre présentés la Chape de saint Louis d’Anjou, pour nous « saint Louis de Toulouse », prêtée par la ville de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, en Provence. À n’en pas douter, au cœur de tant de rencontres, d’échanges désintéressés, de débats passionnés, notre patrimoine est bien vivant. Nous promettons au public un rare enchantement. Vincentella de Comarmond Adjointe au maire de Toulouse
Un siècle après la bataille de Muret et un demi-siècle après l’annexion des territoires raimondins, une période durant laquelle la création artistique connut comme l’on sait une « certaine atonie », nous assistons à un renouveau exceptionnel dans ce domaine à Toulouse. Hormis un retour à une relative stabilité économique, politique et religieuse, il apparaît que le quadrillage monastique de la ville dans la première moitié du XIIIe siècle a eu des conséquences inattendues : les ordres mendiants installés modestement à leur début sont maintenant à la tête d’établissements florissants qui font appel aux meilleurs bâtisseurs, comme pourront en témoigner les monastères des Cordeliers, des Jacobins, des Carmes et des Augustins pour ne citer que les principaux d’entre eux. Leurs églises, dont la remarquable unité, illustrée par d’autres exemples régionaux, a permis la qualification de « gothique tolosano-albigeois », n’étaient certainement pas des écrins vides, et la qualité des décors comme du mobilier était d’évidence à la hauteur de la splendeur architecturale. En dépit des destructions, des témoignages majeurs en ont été conservés, avec en premier lieu le Parement d’autel des Cordeliers au centre de notre propos et les manuscrits enluminés qui lui sont étroitement associés et auxquels il se trouve confronté pour la première fois. Des réalisations d’une telle maîtrise (on peut apercevoir des détails du dessin initial sous les lacunes de la broderie) révèlent des talents exceptionnels, et l’on ne peut que songer à la présence dans le même couvent franciscain du frère Pierre du Puy, qui en raison de son excellence dans le domaine de la peinture sera appelé à Avignon par le pape Jean XXII. Un foyer artistique extrêmement brillant, actif dans les domaines les plus variés, se révèle ainsi à nous en ces premières décennies du XIVe siècle et nous n’en connaissons peut-être pas encore tout le rayonnement. C’est la raison pour laquelle nous avons réuni certaines pièces dont le seul lien apparent avec celles qui font l’objet principal de cette exposition est de leur être contemporaines, mais qui peuvent ouvrir des perspectives. Nous mesurerons néanmoins toute l’importance de cette production avec les sculptures polychromes de la chapelle de Rieux aux Cordeliers et le décor peint de la chapelle Saint-Antonin aux Jacobins. Son dynamisme l’emportait alors sur la tentative, dans les années 1270, d’importation du gothique septentrional à Clermont, Narbonne, Limoges, Agen, Rodez, tentative dont la réfection inachevée de la cathédrale de Toulouse semble avoir sanctionné l’échec. Il n’est pas indifférent de relever que c’est précisément dans les années qui nous occupent, en 1323, que fut créée la plus ancienne académie d’Europe, le Consistori del Gai Saber, avec la mission de rendre à la littérature occitane son antique grandeur. Cette exposition est le fruit d’une rencontre, sous la conduite éclairée des deux commissaires – Maria Alessandra Bilotta, chercheur de l’Université de Lille et de l’Universidade Nova de Lisbonne, et Marie-Pierre Chaumet-Sarkissian, responsable des collections d’art décoratif au musée Paul-Dupuy –, entre des spécialistes des diverses disciplines que nous venons d’évoquer. Je voudrais les remercier pour l’intérêt qu’ils ont accordé à ce projet, leur disponibilité et leur enthousiasme à poursuivre une recherche initiée ici même par le professeur Marcel Durliat. Nous sommes heureux de dédier ces travaux à la mémoire de celui à qui plusieurs des auteurs participants doivent leur passion pour l’art médiéval. Jean Penent Conservateur en chef du musée Paul-Dupuy
LES ORDRES MENDIANTS
MICHELLE FOURNIÉ
Le rôle des ordres mendiants à Toulouse à l’époque du Parement d’autel
L’INSERTION DES MENDIANTS DANS LA VILLE Les étapes (fig. 1) Au XIIIe et au XIVe siècle, les Mendiants sont très présents dans la ville avec onze communautés, dont deux féminines1. Cette installation s’est faite de manière précoce, dès 1216 pour les Dominicains et 1222 pour les Franciscains, dans une ville épiscopale dominée par de grands édifices religieux préexistants : la cathédrale SaintÉtienne, les antiques églises de Saint-Pierre-des-Cuisines et de Saint-Sernin, le monastère de la Daurade. Au XIe siècle, quatre des sept paroisses de la ville sont alors tenues par des clunisiens. L’arrivée des ordres militaires au XIIe siècle a contribué à densifier l’espace urbain, celui des vivants comme celui de morts, avec la
multiplication des cimetières. Les ordres mendiants ont donc dû s’insérer dans un tissu urbain déjà riche. La chronologie et les modalités de leur installation sont bien connues2. Après une période d’implantation antérieure à 1230 pour les Dominicains, les Franciscains et les Trinitaires, les Mendiants se sont heurtés à une sorte de « verrouillage » de la part du chapitre de Saint-Étienne. Ce n’est qu’après 1260 que les Carmes et les Augustins ont pu pénétrer à l’intérieur de la ville. Un certain nombre de ces communautés ont d’abord occupé des emplacements aux marges de la ville (prêcheurs, carmes, augustins, etc.), en prenant possession d’établissements charitables antérieurs, dans des zones parfois insalubres, avant de pénétrer à l’intérieur des murs de la ville. Les franciscains, toutefois, se sont établis d’emblée dans le Bourg, dans le secteur appelé à devenir le « quartier latin » de Toulouse, avec le développement de l’université (fondée en 1229) et des collèges séculiers et réguliers (fig. 2). Les clarisses sont également présentes de manière assez précoce (1246), mais leur établissement reste hors les murs, entre les portes Villeneuve et Matabiau jusqu’en 1352 (voir la Profession de sainte Claire dans le Parement d’autel du musée Paul-Dupuy). Dans l’orbite des ordres mendiants on voit également se développer des communautés de laïcs, membres du Tiers-Ordre : dès le troisième quart du XIIIe siècle, une maison de béguines est installée contre le couvent des Cordeliers ; une autre, à côté de celui des dominicains. Les frères du Tiers-Ordre sont mentionnés dès 12873. Les grands couvents mendiants Au début du XIVe siècle, les grands couvents mendiants sont édifiés (voir la contribution d’Henri Pradalier dans ce catalogue). Les franciscains jouissent de vastes bâtiments et d’une belle église dont l’achèvement a permis d’accueillir en 1307 un chapitre général de l’Ordre. L’évêque de Rieux, Jean Tissandier, accole à cet ensemble une magnifique chapelle (voir la contribution de Michèle PradalierSchlumberger dans ce catalogue). La communauté comprend probablement plus d’une centaine de frères4. Son importance permet aux frères mineurs de jouer un rôle culturel et religieux notoire. Cependant on considère souvent que l’activité intellectuelle et artistique est surtout le fait des dominicains autour du centre actif
Fig. 1 Les ordres mendiants dans la ville de Toulouse. En grisé : cadastre actuel ; en traits noirs : cadastre restitué de 1550 ; les principales églises, dans leur état actuel, servent ici de repère topographique (plan de la ville de Toulouse d’après Catalo-Cazes, 2010, p. 108, fig. 70) LES ORDRES MENDIANTS | 17
que constitue le couvent des Jacobins. La production de manuscrits, dont certains luxueux (voir la contribution d’Alison Stones dans ce catalogue), d’autres de bonne facture comme ceux de Bernard de Castanet5, a constitué la base d’une bibliothèque dont le reliquat a garni le « fonds des Dominicains » de la bibliothèque municipale de Toulouse. Mécènes actifs, les Prêcheurs sont aussi auteurs d’œuvres importantes et variées. En ce début de XIVe siècle, leurs forces sont mobilisées par la préparation de la canonisation de Thomas d’Aquin (1323). Parmi eux, on distingue particulièrement Dominique Grima, exégète6, et, à un moindre degré, Bernard Gui, à la fois historien, inquisiteur et hagiographe7. On peut noter que Bernard Gui, qui prend en compte dans le Speculum sanctorale, les canonisations récentes comme celle de Thomas d’Aquin, omet celles de Claire d’Assise et de Louis d’Anjou, évêque franciscain de Toulouse. Mais si les Dominicains occupent le devant de la scène, ils ne sont pas les seuls et « le grand couvent des Cordeliers témoigne d’une vocation intellectuelle et universitaire réelle, quoique plus limitée »8. Sylvain Piron porte un jugement encore plus positif sur le studium franciscain ; celui-ci a constitué un vivier pour la formation intellectuelle des élites de l’Ordre, élites qui ont joué un rôle de premier plan à l’échelle de la chrétienté, notamment sous Jean XXII. Ces ecclésiastiques ont alors « mené de pair l’engagement intellectuel et le service administratif »9. LE RÔLE CULTUREL ET INTELLECTUEL DES FRANCISCAINS Franciscains et université Il faut replacer le rôle du studium franciscain dans le cadre de la montée en puissance de l’université. Celle-ci, créée au moment où s’installent les premières communautés mendiantes, se développe dans le premier tiers du XIVe siècle, et la croissance des effectifs est notable10. Les liens se nouent entre Mendiants et université : assemblées de l’université, messes et sermons se tiennent dans les couvents dominicain et franciscain. Certains des statuts universitaires sont d’ailleurs rédigés par des lecteurs mendiants. C’est le cas en 1309 où interviennent trois frères, dominicain, franciscain et carme11, et la plupart des statuts sont proclamés dans la salle capitulaire du couvent des Cordeliers, par exemple, en 1311, 1314, 1324, 1341. Par ailleurs, le réseau des studia mendiants se constitue pendant la même période et Toulouse est le siège d’un studium generale pour chacun des quatre grands ordres12. On peut considérer que les chaires des religieux forment une quasi-faculté de théologie, dans une université dont l’orientation est essentiellement juridique. Franciscains « toulousains » et papauté d’Avignon Il faut aussi replacer le rôle des franciscains toulousains dans le cadre de la mise en place de la papauté d’Avignon, dès 1309. C’est sous le pontificat de Jean XXII qu’intervient, en 1316-1317, une
modification notoire de la géographie ecclésiastique méridionale : la création de la province ecclésiastique de Toulouse, détachée de celle de Narbonne, et l’érection de nouveaux diocèses suffragants. Le studium franciscain de Toulouse a constitué une pépinière d’administrateurs pour les papes d’Avignon, qui, issus du midi de la France, se sont entourés d’ecclésiastiques méridionaux auxquels ils ont attribué des postes importants. C’est particulièrement le cas de Jean XXII (1316-1334)13. Jacques Duéze a confié aux franciscains, Bertrand de la Tour et Vital du Four notamment, des missions diplomatiques délicates, et leur a demandé conseil par le biais de consultations théologiques sur des questions controversées. Il a également favorisé leur ascension. Il ne saurait être question ici de dresser la liste de tous les frères mineurs qui ont eu un lien avec Toulouse par le biais de leurs études ou de leur enseignement ; rappelons simplement la carrière des plus prestigieux14 : Pierre Auriol, ministre provincial d’Aquitaine en 1320, puis archevêque d’Aix ; Vital du Four, ministre provincial en 1307, cardinal en 1312 ; Bertrand de la Tour « doctor famosus », ministre provincial en 1312, cardinal en 1320, vicaire général de l’Ordre en 1328 ; Guiral Ot, enfin, ministre général en 1329. Les franciscains « toulousains » ont donc régulièrement dirigé la province et parfois l’Ordre lui-même. Débats théologiques et production intellectuelle Les franciscains qui enseignent à Toulouse participent aux débats théologiques d’actualité. Ils sont sollicités lors des consultations pontificales sur les thèmes brûlants comme celui de la pauvreté du Christ et des apôtres. Bertrand de la Tour, invité par le pape Jean XXII à donner son avis sur cette question controversée, opte pour la position franciscaine favorable à cette thèse. Son compatriote Vital du Four, fait d’ailleurs de même. Mais Bertrand de la Tour, infléchissant sa position, émet des avis nuancés qui font de lui le consultant le plus écouté du pape dans ce domaine15 et l’un des inspirateurs de la bulle Cum inter nonnullos. Dans le cadre de la querelle sur la Vision béatifique, ce sont Géraud du Pesquier, lecteur à Toulouse, et Guiral Ot, qui a formé toute une génération de frères dans le studium toulousain, qui interviennent. Les « experts » franciscains, Vital du Four en particulier, doivent également donner leur opinion sur les personnalités subversives de certains membres de leur ordre, ainsi que sur les œuvres contestées comme dans le cas de Pierre Jean Olieu et de Bernard Délicieux. Ces débats ont été l’occasion de la rédaction de traités polémiques de Géraud du Pesquier et de Guiral Ot16. Par ailleurs, les théologiens franciscains, dont certains, comme Pierre Auriol et Guiral Ot, sont particulièrement brillants et ont développé une pensée originale et rédigé des œuvres abondantes et variées : commentaires des Sentences (Pierre Auriol), recueils de sermons (Bertrand de la Tour), travaux de logique et de philosophie (Pierre Auriol), œuvres métaphysiques (Vital du Four) ; traités de morale
Fig. 2 Plan général de Toulouse, 1350–1480. En grisé : cadastre actuel ; en traits noirs : cadastre restitué de 1550 ; les églises dans leur état actuel servent ici de repère topographique (plan de la ville de Toulouse d’après Catalo-Cazes, 2010, p. 174, fig. 106) 18 | LES ORDRES MENDIANTS
CHRISTIAN HECK
Image et contemplation dans les ordres mendiants vers 1300 : l’iconographie mystique du Libellus dominicain de Toulouse (ms 418) Le traité consacré à l’instruction des novices, rédigé par un dominicain à Toulouse à la fin du XIIIe siècle et encore conservé dans cette ville (voir la notice dans ce catalogue), est d’abord un document essentiel sur la spiritualité des ordres mendiants. Raymond Creytens a consacré au texte de ce Libellus de instructione et consolatione novitiorum un article solide qui reste la base de nos connaissances sur la composition du traité, ses sources, sa place dans la littérature et son apport à l’histoire des religieux1. L’auteur en reste anonyme, mais nous savons qu’il était maître des novices dans un couvent dominicain, très probablement celui de Toulouse. La rédaction de l’œuvre est datée de 1283 et le traité est envoyé la même année à Montpellier, où se tenaient les Assises générales de l’ordre dominicain ; là, une commission de maîtres en théologie lui accorde une pleine et entière approbation. Malgré cette recommandation, la diffusion de l’œuvre reste limitée, et la seule copie connue est celle-ci. Grâce aux recherches d’Alison Stones sur le style de ses enluminures, qui s’inscrivent dans un groupe qui a pu être défini et reconstitué, le Libellus de Toulouse peut être daté vers 13002. L’instruction des novices comprend d’une part la formation disciplinaire, d’autre part l’instruction religieuse proprement dite, mais alors que les traités de maître Humbert de Romans et de Jean de Montlhéry concernent le premier aspect, le Libellus de Toulouse est au contraire constitué de conférences spirituelles et est le seul exemple connu de ce type de textes pour le XIIIe siècle. Mais ce manuscrit possède également un très grand intérêt pour les vingt-deux enluminures qu’il contient, même si ce cycle iconographique n’est pas complet, car d’une part plusieurs feuillets, qui contenaient des compositions peintes, ont été enlevés à une date inconnue3, et d’autre part deux cadres vides indiquent l’emplacement d’enluminures prévues mais non réalisées4. Dix enluminures sont consacrées à des thèmes relativement simples, présentant dans deux cas un novice seul ou face au Christ émergeant de la nuée5 ; et pour huit autres un maître – anonyme ou identifié – enseignant chaque fois une matière différente à ses étudiants6. Les douze autres enluminures conservées n’ont rien de quelconque ; neuf d’entre elles illustrent la vie vertueuse et la récompense céleste du chrétien, entre autres à partir d’une interprétation originale de la parabole de Dives et du pauvre Lazare, de la lutte du chevalier chrétien face au diable, de l’appel à suivre le Christ portant sa croix ou
du don, par le Christ, de la couronne de vie7 ; et trois, qui font partie des dix compositions en pleine page, forment une véritable séquence en une iconographie non narrative mais mystique, que nous nous proposons d’étudier ici (fig. 1, 5, 8). Alors que le Catalogue général, en 1885, qualifiait les enluminures de ce manuscrit de « figures très laides », que Creytens, malgré son immense intérêt pour le traité, parlait de « figures parfois un peu grotesques », dans les catalogues d’expositions il était encore précisé pour ces compositions, en 1954 : « l’ensemble est amusant, mais simple » et, en 1985 : « médiocres enluminures »8. Ces qualificatifs sont très injustes car nous allons voir que ces œuvres, si elles ne possèdent qu’une faible qualité artistique, révèlent pourtant une intelligence de la création iconographique, une connaissance de thèmes rares et subtils avec une vraie capacité à les assembler en une composition nouvelle, un sens très profond de l’art comme exégèse visuelle. Et elles montrent, à côté du Parement d’autel du musée Paul-Dupuy, un autre exemple fort de la place des ordres mendiants dans l’art religieux à portée contemplative. D’une exécution peu soignée dans l’écriture comme dans son décor peint, le Libellus de Toulouse est réalisé comme un outil de travail, un texte à vocation de pédagogie religieuse. On trouve d’ailleurs dans les marges quelques schémas et des dessins à la plume très sommaires et tracés grossièrement, et les inscriptions que l’on lit à l’intérieur des enluminures – comme dans les marges qui entourent leurs cadres – sont faites de la même écriture que celle utilisée pour le reste du manuscrit. Il n’y a donc pas d’une part un texte, d’autre part des enluminures historiées, mais un ensemble écrit et peint dans lequel le texte se développe sans heurt, même s’il est par nécessité plus concis dans les enluminures ; et tout cela confirme que ces dernières ont bien été voulues par l’auteur9. Si l’exécution est peu soignée, le Libellus est pourtant pensé et construit avec soin, comportant successivement une table des matières très détaillée, un prologue puis une autre introduction et quatre grandes parties de longueurs inégales, divisées à leur tour en distinctions puis en chapitres. La première partie montre comment le religieux est fils adoptif de Dieu et bénéficie de son amour ; la deuxième est consacrée à la nécessité de devenir serviteur de Dieu, en établissant l’ordre divin dans ses affections intérieures ; la troisième se fonde sur la nécessité de se tenir dans la justice et
Fig. 1 Libellus de instructione et consolatione novitiorum, Toulouse, vers 1300 (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 418), fol. 93, L’Ascension de saint Jean l’Évangéliste et les six ailes du chérubin (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) LES ORDRES MENDIANTS | 25
dans la crainte et de l’exprimer dans son comportement extérieur ; la quatrième insiste sur la préparation de l’âme à la tentation et les moyens de lutter contre le démon. C’est dans la deuxième partie, qui occupe à elle seule les deux tiers de l’ensemble, que l’on trouve le plus grand nombre d’enluminures (dix-sept). La composition représentant L’Ascension de saint Jean et les six ailes du chérubin (fig. 1), complétée par un novice contemplant la scène, depuis l’extérieur du cadre, dans la marge en bas à gauche, se situe dans la seconde partie, dans la onzième distinction, consacrée au dortoir comme image de la contemplation de l’âme. L’auteur du traité utilise en effet dans cette partie l’allégorie des bâtiments monastiques ou conventuels comme support d’un aspect de la construction de l’âme du religieux, en un principe que l’on trouve déjà, entre autres, dans le De claustro animae, attribué autrefois à Hugues de Saint-Victor mais que l’on sait être une œuvre d’Hugues de Fouilloy10. Ici, le parloir, le réfectoire, l’église, la salle du chapitre, le dortoir, l’hospice, etc., portent symboliquement les parties successives de cette réflexion sur les différents volets de ce qui doit occuper l’âme du religieux. Le dortoir appelle tout naturellement l’évocation de l’âme en contemplation, dormant dans le repos de la vision de Dieu. L’enluminure réunit deux motifs principaux : à gauche, saint Jean l’Évangéliste (son nom se lit à côté de lui) se tient au sommet d’une échelle de six échelons, à la fois debout et penché pour poser sa tête sur le giron du Christ émergeant de la nuée et qui l’accueille dans ses bras ; un ange vu de face, dont les six ailes sont couvertes d’inscriptions, et qui tient de ses bras écartés deux phylactères dont l’un est vierge, occupe le reste de la composition ; nous verrons plus loin pourquoi il convient de l’appeler un chérubin et non un séraphin. L’enluminure correspond aux chapitres 3 à 10 de cette onzième distinction consacrée au dortoir. Après deux chapitres introductifs, le troisième chapitre explique en effet comment l’échelle de Jacob, avec ses six échelons, permet d’accéder au dortoir de la contemplation ; les chapitres 4 à 9 sont consacrés successivement au symbolisme spirituel de chacun des échelons ; et le dixième chapitre parle de l’aboutissement de la contemplation, du repos total du dortoir, du lit que l’âme y trouve, et des ailes de chérubin que saint Paul eut pendant son extase11. Le motif principal de l’enluminure est donc le thème de l’échelle céleste, dont nous ne pouvons évoquer ici la longue histoire12. Rappelons seulement que selon une tradition présente dès les Pères, et développée tout au long du Moyen Âge, dans la spiritualité comme dans la théologie, une exégèse essentielle du récit de la vision de Béthel en Genèse 28, 10-22, fait de cette échelle vue en songe par Jacob, et sur laquelle circulent les anges, l’image de l’ascension spirituelle du chrétien. Ce thème iconographique de l’échelle céleste apparaît dans l’art occidental dès le IVe siècle, se diffuse dans l’illustration des textes monastiques du XIIe siècle et se diversifie ensuite considérablement, prenant une
place à la fois dans les diagrammes didactiques de la scolastique, dans les allégories moralisantes, les récits courtois et les voyages imaginaires, s’offrant ainsi à la dévotion des laïcs, puis est présent dans la dévotion et la mystique du XIVe siècle, avant de se renouveler encore fortement au XVe siècle. La forme que le thème de l’échelle céleste prend dans notre enluminure est si originale qu’elle fait de cette composition un unicum, mais qui est construit à partir d’une fusion d’éléments de plusieurs origines. Le premier est l’ascension céleste de saint Jean. Devant la hardiesse de l’idée d’une montée au ciel, pour les hommes, par une échelle céleste, un certain nombre d’ascensions exemplaires sont proposées, dans l’iconographie médiévale, pour montrer qu’une telle voie existe puisqu’elle a été empruntée par des êtres qui peuvent servir de modèles au chrétien. Parmi ces modèles représentés sur l’échelle céleste, on compte entre autres la Vierge, des prophètes et des saints. C’est ainsi le cas pour Jean l’Évangéliste, dans les cycles illustrés de manuscrits de l’Apocalypse à la fin du XIIIe siècle. Dans le groupe de la « version française en prose » de l’Apocalypse, un petit nombre de manuscrits illustrent Apocalypse 4, 1 par la représentation de saint Jean montant par une échelle jusqu’à la porte du ciel, où il est accueilli par un ange (fig. 2)13. Le texte du verset introduit le chapitre : « J’eus ensuite la vision que voici : une porte était ouverte au ciel, et la voix que j’avais naguère entendue me parler comme une trompette me dit : Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver par la suite. À l'instant je tombai en extase. Voici qu'un trône était dressé dans le ciel... » L'origine de ce thème iconographique réside dans le texte de la glose de ce groupe d'Apocalypses : la montée au ciel de saint Jean y est présentée comme l'image du bon prêtre qui écoute l'Écriture sainte pour lutter contre les vices, et son extase, au verset suivant, est le signe du détachement des choses temporelles14. Nous avons donc ici (fig. 1) la reprise d’un motif extrait de son contexte (Apocalypse 4), mais dont l’inclusion a été facilitée par la glose qui l’accompagnait dans son emploi précédent : l’image du bon prêtre ne peut qu’être un exemple pour le religieux novice, et le rappel de l’extase est en plein accord avec la volonté d’illustrer le sommet de la contemplation. Le geste de l’ange qui tend ses deux bras pour saisir saint Jean, dans certaines de ces images d’Apocalypse 4, 1 (fig. 2), et qui est en accord avec le motif formel des bras du Christ entourant saint Jean dans notre enluminure, peut également avoir aidé à la reprise du motif. Les plus anciens exemples du thème de saint Jean sur l’échelle dans Apocalypse 4 sont réalisés vers 12701290, soit entre une et trois décennies avant le Libellus de Toulouse15. Un second thème iconographique s’ajoute au précédent pour expliquer la création du motif de Jean l’Évangéliste au sommet de l’échelle, dans notre enluminure, et constitue probablement une source majeure dans le thème du sommeil mystique que veut
Fig. 2 Apocalypse, Angleterre, vers 1320-1330 (Oxford, Lincoln College, ms 16), fol. 143v, Apocalypse 4, 1, Saint Jean montant vers les portes du ciel 26 | LES ORDRES MENDIANTS
LE CONTEXTE ARTISTIQUE
HENRI PRADALIER
Le couvent des Cordeliers
HISTORIQUE Installés dans le Bourg dès le premier quart du XIIIe siècle, les Franciscains y élevèrent un vaste couvent dont certains éléments sont encore conservés, tels que la salle capitulaire, la grande sacristie, le clocher, des vestiges de murs de l’abside et de la nef, deux chapelles latérales et le portail occidental en partie ruiné. Des gravures et photographies anciennes permettent cependant de se faire une idée de l’ampleur de cet établissement conventuel dont les dimensions n’avaient rien à envier à l’actuel couvent des Jacobins de Toulouse (fig. 1). La disparition de la plupart des bâtiments, explique que la bibliographie sur le monument ne soit pas des plus abondante1. C’est en 1222 que les Frères mineurs s’installèrent à Toulouse, sur un emplacement qu’ils n’ont jamais quitté2. En 1235 une église était en construction3 qui suffit aux besoins jusque dans les années 1260, date à laquelle des acquisitions de maisons laissent prévoir un projet d’agrandissement de l’édifice4. Plusieurs legs ou dons entre 1269 et 1279 permettent d’établir qu’à cette date des travaux étaient en cours5. En 1290, après un temps d’arrêt assez long, la construction de l’église reprit. Le 7 mars 1290, Nicolas IV accorda une indulgence à ceux qui visiteraient l’église des Frères mineurs de Toulouse les jours de la Bienheureuse Vierge Marie, de saint François, de saint Antoine et aux octaves de ces fêtes6. Le 21 mars 1291, l’indulgence était renouvelée. Elle dut coïncider avec la reprise des travaux de l’église conventuelle. Les parties hautes du chevet et de la nef furent alors terminées assez rapidement pour qu’en 1307 un chapitre général de l’Ordre se soit tenu à Toulouse. D’autre part, en 1313, les règlements de l’Université prévoyaient qu’à l’Annonciation et à la Nativité de la Vierge une messe solennelle et des vêpres soient célébrées dans l’église des Cordeliers, en présence de tous les corps de l’Université7. À cette date, on peut considérer l’église comme terminée. Entre 1310 et 1320 fut également construite la salle capitulaire du couvent. Entre 1324 et 1343, Jean Tissandier, évêque de Rieux, ancien moine franciscain du couvent de Toulouse, fit construire au sud-est de l’église conventuelle sa chapelle funéraire, véritable écrin d’un décor sculpté de grande qualité8. Comme le montrent le plan dressé par Massol (voir
fig. 1, p. 58) et la maquette que porte ce prélat sur la statue le représentant en train d’offrir la chapelle (voir fig. 2, p. 60), celle-ci se présentait sous la forme d’une construction à vaisseau unique, flanquée de chapelles basses et saillantes logées entre les contreforts. Victime du grand incendie en 1463, le couvent fut sécularisé pendant la Révolution française, vendu en partie et occupé par l’armée. La chapelle de Rieux fut détruite dans les années qui suivirent la Révolution. Le cloître avait déjà complètement disparu lors de la visite faite au couvent, en 1831, par Léonce de Lavergne, qui signalait : « le cloître a été détruit, un magasin à bois en occupe la place »9. La grande église, octroyée à l’armée qui l’avait divisée en deux étages par un plancher en bois, fut utilisée comme grenier à fourrage qui prit feu en 1871. Les voûtes et la toiture effondrées auraient pu être reconstruites et, malgré les protestations de l’architecte J.-J. Esquié, le reste du bâtiment fut détruit par la municipalité entre cette date et 187410. L’emplacement de cette église et de son cloître est actuellement occupé par la Banque de France et son jardin. On avait cependant conservé le clocher sur lequel était installé le télégraphe ainsi que deux chapelles latérales flanquant celui-ci et quelques murs à pans coupés de l’abside sur une hauteur importante. Le couvent, avec la chapelle de Rieux à l’est, la grande église, la sacristie, la salle capitulaire, le cloître, les jardins et les bâtiments conventuels, dont certains se prolongeaient en forme de T vers le nord-ouest, occupait une aire quasi rectangulaire de grande ampleur limitée par les rues appelées aujourd’hui rues Deville, de l’Université, des Lois et du Collège-de-Foix. Le collège de Narbonne s’insérait dans cet ensemble au sud-ouest (fig. 2). Les plans de l’église dressés par les militaires en 1821 (fig. 3) font apparaître un monument de 86 m de long sur 27 m de large, comptant un vaisseau unique flanqué de chapelles entre les contreforts et terminé par un chevet pentagonal. Les chapelles de la nef communiquaient entre elles par des passages étroits, tandis que, dans le chevet, elles étaient isolées les unes des autres par de larges murs adossés à des contreforts saillants. On accédait dans l’édifice par un portail percé au milieu de la façade occidentale, déplacé et remonté dans la rue du Collège-de-Foix, sur l’ancien flanc sud de l’église (fig. 4). Les vestiges subsistants, les plans, dessins et photographies antérieurs à l’incendie ainsi que les photographies qui lui sont postérieures
Fig. 1 Lithographie d’après un dessin de Guesdon, vue d’un ballon captif, 1810, détail. Toulouse, musée Paul-Dupuy, inv. 2328 (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Patrice Lefort) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 39
permettent de se faire une idée de l’architecture de l’église conventuelle. Construite en brique, sa nef était scandée par de puissants contreforts à retraites reliés entre eux par des arcs. Au-dessus des arcs, dans l’épaisseur du mur, étaient percés des oculi qui éclairaient vraisemblablement, comme c’est le cas aux Jacobins, un couloir de circulation faisant le tour de l’édifice. Sous les arcs, de grandes fenêtres éclairaient la nef (fig. 5). Au-dessous des fenêtres, faisant saillie sur le mur goutterot, s’élevaient les chapelles entre les contreforts, dont les élévations identiques permettent de supposer qu’elles avaient été prévues et édifiées en même temps que la nef, contrairement aux Jacobins où elles furent construites au coup par coup en fonction des demandes et des besoins. Au chevet, l’absence d’arcades reliant les contreforts entre eux s’explique par le fait que les chapelles entre contreforts montaient jusqu’à la hauteur de la voûte principale. Elles étaient séparées par six puissants contreforts de forme trapézoïdale pénétrant largement à l’intérieur (fig. 3 et 5). On peut se faire une idée de la forme des remplages des fenêtres de la nef car il subsiste encore les remplages complets de la fausse
fenêtre correspondant à la travée du clocher (fig. 6). Celle-ci, divisée en trois lancettes par de fins meneaux en pierre se termine par trois trilobes. Ces derniers sont surmontés de trois rangs de trilobes superposés à raison de trois au niveau inférieur, deux au niveau médian et un au niveau supérieur. Ce procédé reprenait, en l’amplifiant, le parti décoratif des fenêtres des Jacobins. La destruction de cette église est une perte irréparable pour la connaissance de l’évolution architecturale des ordres mendiants dans le Midi, car le bâtiment présentait dans son chevet et dans sa nef à vaisseau unique une évolution significative dans l’élévation des chapelles entre les contreforts. En effet, dans l’église des Jacobins de Toulouse, les chapelles basses ont été ajoutées progressivement entre les contreforts par le percement des murs goutterots en fonction des demandes des confréries, des corporations ou des fondations funéraires. Dans l’église des Cordeliers, au contraire, on entreprit d’élever dans le chevet, dès l’origine, des chapelles d’une seule venue montant à la hauteur de la voûte. Si le procédé ne fut pas poursuivi dans la nef, il annonçait déjà la solution retenue à la
Fig. 2 Plan général de l’ancien couvent des Cordeliers de Toulouse par J. Esquié, lithographie. Toulouse, musée Paul-Dupuy, inv. 50.65.22 (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Patrice Lefort) 40 | LE CONTEXTE ARTISTIQUE
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ALISON STONES
Les dominicains et la production manuscrite à Toulouse aux environs de 1300 Fondé en 1216, l’ordre dominicain s’épanouit rapidement dans les décennies suivantes en France. Comme à Paris, où les dominicains se chargèrent tout particulièrement de produire une version soigneusement éditée de la Bible latine et d’en assurer la diffusion1, les dominicains de Toulouse donnèrent une impulsion importante à la production de livres illustrés contenant une grande variété de textes. Ici nous résumons quelques-unes des étapes importantes dans la production livresque à Toulouse au tournant du XIIIe au XIVe siècle, auxquelles les dominicains ont été associés. On ne sait pas si ce sont des membres de l’ordre qui ont passé les commandes ou si les commanditaires anonymes ont fait faire des livres pour les offrir aux membres de l’ordre ; on peut envisager les deux scénarios. Le fonds des dominicains dans les collections de la Bibliothèque municipale de Toulouse est encore considérable, sans tenir compte des nombreux manuscrits qui font partie aujourd’hui d’autres collections, et qui ont été des dons ou des commandes extérieures. Certains de ces manuscrits contiennent des représentations de dominicains, réaffirmant ainsi le mécénat ou la possession dominicaine. Les lecteurs dominicains pourraient se reconnaître et s’affilier avec les membres de leur ordre peints sur les pages quand ils consultaient ces manuscrits. La question que posent ces manuscrits dominicains de Toulouse est la suivante : dans quelle mesure ces livres constituent-ils un groupe à part et quels étaient leurs rapports avec la peinture toulousaine en général ? Nous verrons que les dominicains ne semblent pas avoir établi d’ateliers de production exclusive mais qu’ils ont acquis des livres confectionnés dans des ateliers locaux et illustrés par les nombreux artistes travaillant pour d’autres clients à Toulouse et dans ses environs. Nous passons en revue les manuscrits qui contiennent des portraits de dominicains, là encore, les portraits ont une signification différente.
GRATIEN, DECRETUM Parmi les copies du Décret de Gratien – le texte fondamental de droit canonique depuis le XIIe siècle –, un grand nombre de manuscrits incluent les dominicains dans les illustrations des Causae sans que cela indique nécessairement une provenance dominicaine : par
exemple le ms Avignon, Bibliothèque municipale, 659 (fig. 1) provient des Célestins d’Avignon et n’inclut les dominicains que dans la première miniature, alors qu’un exemplaire de provenance incertaine, récemment passé en vente, semble montrer les dominicains sous une lumière favorable par rapport aux bénédictins.
TOULOUSE, BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE, MSS 77 ET 79 Dans le bréviaire à l’usage dominicain et provenant des dominicains de Toulouse, manuscrit en deux volumes, Toulouse, Bibliothèque municipale mss 77 et 79, on voit que les chantres au lutrin qu’illustre le psaume 97 sont des dominicains (fig. 2)2. Le manuscrit représente une collaboration entre un peintre toulousain et un Italien qui intervint surtout dans le ms 79. Les initiales historiées du ms 77 sont malheureusement mal conservées mais la magnifique initiale montrant David musicien jouant de la harpe avec une main et des clochettes de l’autre (fig. 3) témoigne de la qualité de ce peintre dont le dessin des personnages et des initiales à motifs végétaux (fig. 4) se retrouve dans un exemplaire du Trésor de Brunet Latin conservé à Karlsruhe (Badische Landesbibliothek, ms 319, fig. 5) et dans la charte de franchise de la commanderie de Montsaunès, près de Toulouse (Toulouse, Archives départementales de la HauteGaronne, Malte liasse 50 Montsaunès, Rés. 15, produit vraisemblablement aux environs de 1288).
TOULOUSE, BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE, MS 103 Par contre, dans le célèbre missel dominicain ms 103 de la Bibliothèque municipale de Toulouse (voir la notice du manuscrit dans ce catalogue), les portraits de dominicains font défaut mais c’est saint Dominique lui-même qui est figuré dans une petite initiale historiée introduisant la messe de sa fête (fig. 6) ; il fait pendant au portrait de saint Augustin, quelques feuilles plus loin. Ici les magnifiques miniatures en pleine page (fig. 7) sont connues pour leur style raffiné qui permet de rassembler tout un groupe d’autres manuscrits, y compris le Diptyque de Rabastens (voir la notice dans ce catalogue) et les livres confectionnés pour Augier de
Fig. 1 Décret de Gratien, Toulouse, vers 1320 (?) (Avignon, Bibliothèque municipale, ms 659), fol. 2, détail, La Séparation des pouvoirs juridiques de l’Église et des pouvoirs temporels (© CNRS-IRHT, Bibliothèque municipale, Avignon) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 51
Cogeux (Gogenx) conservés à Londres, Vérone et Brescia3 ; c’est ce courant stylistique qui s’étend au-delà des Pyrénées jusque dans les peintures murales de la cathédrale de Lérida et qui joue surtout dans le style de l’antependium brodé du musée Paul-Dupuy, le point central de cette exposition (voir la contribution de Maria Alessandra Bilotta dans ce catalogue). L’iconographie de la crucifixion dans ce groupe se fait remarquer, notamment pour le motif de l’épée perçant la poitrine de la Vierge selon la prophétie énoncée par Siméon au moment de la présentation du Christ au temple. Favorisé surtout par les dominicains, le motif se retrouve dans l’est de la France dans le Graduel des dominicains (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms 6435, folio 4)4 mais aussi dans des manuscrits sans rapport dominicain, par exemple dans le psautier-livre d’heures
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confectionné pour une noble dame de Metz (Éleanor de Bar ?)5. Dans le Midi on retrouve le motif dans le Diptyque de Rabastens confectionné pour la confrérie de Notre-Dame de Rabastens par un peintre proche de celui qui a illustré les miniatures pleine page dans le ms 103 de Toulouse et dans un exemplaire du Breviari d’amor de Matfre Ermengau conservé à Vienne, ÖNB 2583* (folio 169v), fait pour un membre de la famille de Lévis et appartenant à un autre courant stylistique toulousain, sur lequel nous reviendrons6. Dans le nord de la France, le même motif se trouve dans la Crucifixion du psautier-livre d’heures dit de Marguerite de Beaujeu (partie conservée à New York, The Pierpont Morgan Library, M. 754, folio 104v) où le sujet fait pendant à une page contenant les instruments de la Passion ornant le récit de la Passion selon saint Jean7.
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CARCASSONNE, ÉVÊCHÉ, MISSEL DE MOUSSOULENS Les feuilles détachées insérées dans le missel ayant appartenu au recteur de l’église paroissiale de Moussoulens (voir la notice du manuscrit dans ce catalogue), dans le diocèse de Carcassonne, ont été faites à l’origine pour le dominicain qui y est figuré, en bas de la Crucifixion et du Christ en majesté. L’artiste responsable de ces magnifiques miniatures n’a pas laissé d’autres traces, mais sa prédilection pour les motifs architecturaux représentés quasiment en trois dimensions trouve un pendant dans les miniatures d’en-tête des arbres généalogiques des rois de France dans les manuscrits de Bernard Gui, notamment dans le ms 450 conservé à la Bibliothèque municipale de Toulouse, encore un manuscrit provenant des dominicains de cette ville (fig. 6).
TOULOUSE, BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE, MS 418, ET PARIS, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, MSS LAT. 365 ET 375 Deux manuscrits dus aux auteurs dominicains incluent des portraits de membres de l’ordre ou de l’auteur même. Le ms Toulouse, Bibliothèque municipale, 418, le Libellus de instructione et consolatione novitiorum (voir la notice du manuscrit et la contribution de Christian Heck dans ce catalogue), composé par un anonyme dominicain de Toulouse et provenant des dominicains de Toulouse, comprend vingt-deux illustrations dont huit contiennent des portraits d’un novice dominicain. Là encore, le ms se distingue par son iconographie remarquable, non seulement la série des portraits de dominicains mais aussi ses représentations de visions, notamment celle de Guala de Roniis (1180ca-1244), où saint Dominique est
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Fig. 2 Bréviaire à l’usage dominicain, Toulouse, vers 1320 (?) (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 77), fol. 57v, pleine page, incipit du Psaume 97, lettre initiale C (Cantate domino canticum novum), Trois dominicains qui chantent (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) Fig. 3 Bréviaire à l’usage dominicain, Toulouse, vers 1320 (?) (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 77), fol. 49, détail, incipit du Psaume 80, détail, lettre initiale E (Exultate Deo adjutori nostro), Le Roi David jouant de la harpe et du carillon en frappant quatre clochettes (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière)
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Fig. 4 Bréviaire à l’usage dominicain, Toulouse, vers 1320 (?) (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 77), fol. 7v, détail, lettre initiale ornée C (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) Fig. 5 Missel dominicain, Toulouse, vers 1290-1295 (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 103), fol. 263v, détail, incipit de la Messe pour la fête de saint Dominique, initiale historiée I (In medio), Saint Dominique (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 53
MICHÈLE PRADALIER-SCHLUMBERGER
La sculpture gothique à Toulouse autour de 1340
Les années 1340-1350 furent des années exceptionnelles pour Toulouse dans le domaine de la sculpture. Elles succédèrent à une période de relative atonie, marquée surtout par la mise en place, à la fin du XIIIe siècle, des décors monumentaux de la cathédrale SaintÉtienne, essentiellement les clefs de voûte des chapelles rayonnantes. À fin du XIIIe et au cours du XIVe siècle fut achevée l’église des Dominicains, dotée d’un modeste décor de clefs de voûte feuillagées ou armoriées. Seules trois des cinq clefs de voûte provenant de l’église disparue des Franciscains1, qui représentent un Christ en majesté, une Vierge à l’Enfant et saint Louis d’Anjou, rappellent la présence sur le chantier de l’église, terminée dans la première décennie du XIVe siècle, d’un sculpteur de qualité2. L’arrivée, à Toulouse, vers 1340, d’un sculpteur inventif et novateur, que la tradition historiographique a appelé le Maître de Rieux, et d’un atelier sans doute important, pose le problème de ses origines, de sa formation et de son influence sur les milieux artistiques toulousains3.
LA CHAPELLE DE RIEUX ET SON FONDATEUR Le premier mécène du Maître de Rieux fut Jean Tissandier, un franciscain né à Cahors qui fut évêque de Rieux-Volvestre, près de Toulouse, de 1324 jusqu’à sa mort en 1348, tout en occupant le poste de bibliothécaire à la cour d’Avignon. Ce prélat, ami du pape Jean XXII, son compatriote, fit construire au chevet de l’église des Cordeliers de Toulouse sa chapelle funéraire, Notre-Dame de Rieux, consacrée en 1343 et détruite au début du XIXe siècle après la sécularisation du couvent. Elle était située au nord-est, derrière l'abside de l'église conventuelle4 et formait une petite église entièrement séparée du monastère par un espace de neuf mètres, comprenant un porche, avec une entrée donnant sur la rue du Collège-de-Foix, une nef, un clocher et huit chapelles (fig. 1). Ses fonctions étaient multiples puisqu'elle avait été bâtie pour servir de chapelle à un collège qui exista au moins jusqu'en 1398, et qu’elle devint la chapelle funéraire de l'évêque de Rieux et des frères du couvent. Peut-être y transféra-t-on, au moment de sa consécration, les reliques des martyrs d’Avignonet5. C’est l'évêque de Rieux qui consacra, à la même date, en 1343, la chapelle et la grande église6. La maquette de la chapelle, que présente dans ses mains l’évêque donateur, représenté agenouillé au milieu des saints et des
apôtres qui décoraient les murs (fig. 2), donne une bonne idée de l’édifice. La chapelle comptait quatre travées et un sanctuaire, enveloppé d’une abside à cinq pans. Les travées étaient recouvertes de voûtes contrebutées par des contreforts extérieurs très saillants, avec larmier débordant, reliés entre eux par des arcs de décharge. Des fenêtres à deux lancettes surmontées de roses quadrilobées éclairaient l’édifice. À la base des contreforts étaient bâties des chapelles, dotées de roses à quatre lobes. La nef était couronnée d'une galerie en pierre découpée de motifs rayonnants et l'abside flanquée au nord d'un clocher à quatre pans. Le type de construction de cette chapelle est celui des églises gothiques toulousaines, celles des Jacobins et des Cordeliers ou des édifices catalans, comme l'église du couvent des Clarisses de Pedralbes, commencée en 13267. Le gisant en marbre du fondateur, les statues placées à la retombée des voûtes, qui comprenaient onze statues d’apôtres (la douzième a disparu), une statue de saint Jean-Baptiste et trois saints franciscains, furent recueillies en 1804 par le tout nouveau musée des Augustins de Toulouse, grâce à son conservateur, Lucas. Au musée Bonnat de Bayonne échurent les statues du Christ et de la Vierge, passées chez des particuliers avant d’arriver dans la collection du peintre Bonnat. On sait que la chapelle était ornée de bas-reliefs et que Guilhermy vit l’un d’eux chez un marchand en 18478. Si l’on ajoute les vitraux qui garnissaient les fenêtres de la chapelle, des « vitraux éclatants » selon Du Mège9, on peut penser que la chapelle de Rieux constituait un ensemble unique, pour la conception de son décor, dans l’art du XIVe siècle en Languedoc. Toutes les nouveautés, toutes les modes décoratives venues du nord de la France et exposées dans les cathédrales reconstruites en Languedoc étaient réunies dans ce minuscule édifice de 29 mètres sur 16 : un cycle de statues accrochées aux colonnes, à la manière de la Sainte-Chapelle de Paris et de la cathédrale Saint-Nazaire de Carcassonne, des bas-reliefs plaqués contre les murs, comme autour du chœur de Notre-Dame de Paris, un retable de pierre au-dessus de l’autel, premier exemple de la série de retables que le Languedoc verrait se multiplier au XIVe siècle, enfin une profusion de clefs de voûte, de chapiteaux et de consoles ornées. En grand prélat raffiné, Jean Tissandier, dans l’enceinte même des Mendiants, fit appel au meilleur sculpteur du temps pour accumuler un décor d’une richesse et d’une originalité prodigieuse, qui allait modifier pour plusieurs générations toutes les idées esthétiques du Midi.
Fig. 1 Toulouse, couvent des Cordeliers, plan d’après Massol, lithographie. Toulouse, musée Paul-Dupuy, inv. 60.119.54 (©Toulouse, musée Paul-Dupuy, photo Patrice Lefort) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 59
LE CYCLE DES STATUES DE RIEUX Un certain nombre de caractères communs font des dix-neuf statues de la chapelle de Rieux sauvées de la destruction les éléments indissociables d’un cycle. Elles ont à peu près la même taille, 1,90 m, et sont taillées dans un calcaire pyrénéen qui se polit bien, le calcaire de Belbèze. Les statues, qui conservent de nombreuses traces de polychromie sur les visages et les attributs, sont placées sur des socles étroits aux formes ondulées et dotées d'auréoles radiées, à la manière italienne. Elles portent toutes un livre ouvert dans une
main, un attribut dans l'autre. Pourtant, des particularités stylistiques apparaissent à l'analyse et permettent de distinguer au moins deux groupes de statues, et deux manières, à l'intérieur d'un atelier où le maître ne travailla pas seul, se réservant sans doute les visages, qui sont d'égale qualité, les drapés les plus complexes et certaines mains d'une grande beauté. Une première série de statues compte le Christ et la Vierge du musée Bonnat, ainsi que saint Antoine de Padoue, saint François, saint Jean-Baptiste, les saints Pierre et Paul du collège apostolique, saint Jacques le Majeur et la statue agenouillée de l'évêque donateur.
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Fig. 2 Maître de Rieux, L’évêque Jean Tissandier en donateur, offrant la chapelle Notre-Dame de Rieux. Toulouse, musée des Augustins, inv. Ra 552. Pierre avec traces de polychromie, 132,5 x 60 x 42 cm. 1330ca (© Toulouse, musée des Augustins. Photo Daniel Martin) Fig. 3 Maître de Rieux, Saint Paul. Toulouse, musée des Augustins, inv. Ra 555c. Pierre avec traces de polychromie, 185 x 63 x 45 cm. 1330ca (© Toulouse, musée des Augustins. Photo Daniel Martin) 60 | LE CONTEXTE ARTISTIQUE
Elles se caractérisent par des corps pesants, à peine déhanchés, des épaules étroites, des têtes relativement petites étoffées par d'épaisses chevelures en boucles enroulées en coques, ce type de chevelure et de barbe que les contrats du XVe siècle qualifieront d’« estincelées ». Les draperies sont parcourues de longs plis en bâton, coupés au ras des pieds, et sont agrémentées d’écharpes transversales d’un fin tissu qui s'enroule en une cascade de plis en cornets à partir des bras. La statue de saint Paul (fig. 3) est la plus remarquable de la série avec son visage expressif, marqué par l’âge qui tire la peau sur les pommettes, ses yeux enfoncés dans les orbites, sa grande barbe aux mèches enroulées et ses mains desséchées où affleurent veines et tendons (fig. 4). Déjà apparaît un des traits essentiels de l'art du sculpteur, le goût des beaux objets ciselés avec soin : le fourreau de l'épée de saint Paul, souligné de rouge, précieusement orfévré, illustre cette tendance. Avec une seconde série d’apôtres et de saints, le sculpteur de la chapelle de Rieux introduit une conception un peu différente de la statuaire. Les statues sont beaucoup moins massives et rigides, plus longilignes que celles de la première série. La courbe des corps déhanchés est très nettement marquée, accentuée par une inclinaison extrêmement prononcée des têtes, qui se penchent sur de longs cous minces. Cette attitude, encore naturelle pour saint Barthélemy ou saint André, atteint la préciosité et le maniérisme pour les très belles figures de saint Jean, de saint Louis d’Anjou, de saint Jude et
de saint Philippe (fig. 5). Les corps sont devenus graciles, avec un effacement encore plus remarquable des épaules que dans la première série, et la disproportion entre les mains très longues, très fines, les têtes rendues volumineuses par d’énormes chevelures qui dessinent derrière les têtes un deuxième nimbe, en particulier pour saint Jean, et les corps fragiles et contournés, est très apparente. Les visages ont perdu le réalisme souvent outrancier du premier groupe et sont exécutés selon un schéma stéréotypé caractérisé par des yeux étirés, à la manière siennoise, sous des arcades sourcilières très bombées, des nez minces et longs, des bouches étroites et bien modelées. Un très léger sourire idéalise ces visages fins, précieux, où le ciseau du sculpteur a laissé la trace de minces paupières en bourrelets saillants et de joues creusées sous de hautes pommettes. Le sculpteur a enroulé les étoffes, qui s’accumulent en tuyaux d'orgue enchevêtrés sur les bras et le long des tuniques, un type de draperie en cornets que les peintres et les enlumineurs, comme Jean Pucelle, peignaient depuis les années 1325 et dont le sculpteur s’est sans doute inspiré. Le goût du décor pour lui-même est poussé à l’extrême dans la seconde série. Les fermaux de saint Barthélemy et de saint Louis d’Anjou, énormes, lourdement ciselés de motifs d’orfèvrerie bordés de perles, les livres chargés de reliures précieuses, la mitre de saint Louis ajourée en entier de motifs de roses entourant des quadrilobes ornés de flammes, tout est prétexte à ornement. Les chevelures et les barbes participent à ce décor, traitées avec une variété et une inventivité qui exclut toute monotonie. Les gros copeaux enroulés, apparus dans les barbes du premier groupe et dans la chevelure de saint Paul, animent les vastes chevelures, celle de saint Jean, de saint Louis, de saint Philippe. Ces copeaux se terminent systématiquement par une petite boucle « estincelée », précieusement enroulée sur elle-même, et la chevelure de saint Barthélemy n’est faite que de boucles accumulées en un fragile et peu naturel échafaudage. On trouve dans la deuxième série des personnages jeunes et délicats, à l’image de saint Louis de Toulouse (fig. 6), chef-d'œuvre incontesté du Maître de Rieux. Le sculpteur a donné au jeune évêque franciscain issu de la famille d'Anjou et mort à vingt ans une grâce particulière : le corps aux épaules étroites, fortement hanché, s'appuie sur une crosse brisée dont on devine encore les décors. Un fermail orfévré attache la chape et la mitre, immense, somptueusement façonnée, fait ployer le tendre et lisse visage juvénile, posé sur un cou mince qu’enveloppe la coule des cordeliers. Il ne subsiste du tombeau de Jean Tissandier que la statue gisante, taillée dans un marbre gris pyrénéen qui permet le poli des surfaces et un véritable portrait du commanditaire. Le gisant, placé sur une dalle rectangulaire, était installé selon Du Mège « à la droite de l’autel principal, sous un monument richement formé par des colonnettes qui supportaient une voûte ogivale »10. Ce monument
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Fig. 4 Maître de Rieux, Saint Paul, détail. Toulouse, musée des Augustins, inv. Ra 555c. Pierre avec traces de polychromie, 185 x 63 x 45 cm. 1330ca (© Toulouse, musée des Augustins. Photo Daniel Martin) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 61
SOPHIE CASSAGNES-BROUQUET
Le métier de brodeur à Toulouse à la fin du Moyen Âge
Si les brodeurs toulousains n’ont laissé que peu de traces de leur activité artistique, les archives notariales conservent de nombreux documents qui permettent d’approcher la vie de ce groupe d’artisans d’art sous bien des aspects. Malheureusement, les plus anciens registres de notaires sauvegardés sont postérieurs de plusieurs décennies au Parement d’autel du musée Paul-Dupuy et ne consignent guère l’existence des brodeurs. Il faut attendre les premières décennies du siècle suivant pour disposer d’une documentation assez riche pour permettre de tracer les contours et les modalités de la profession de brodeur dans la Toulouse de la fin du Moyen Âge.
UN GROUPE HUMAIN MODESTE, MAIS BIEN IMPLANTÉ DANS LA VILLE Au total, l’enquête, entreprise dans les registres de notaires conservés aux archives départementales de la Haute-Garonne, a révélé la présence de soixante-huit brodeurs, tous des hommes, maîtres, valets et apprentis. Bien entendu, ces chiffres ne constituent qu’un minimum, faute de préservation des documents. Ils paraissent sans doute modestes mais correspondent assez bien à ceux observés dans d’autres villes européennes. Sans surprise, les sources indiquent une évolution vers un groupe toujours plus nombreux. Au début du XVe siècle, Toulouse compte en général deux à trois brodeurs exerçant leur art en même temps, au milieu du siècle entre cinq et sept, et dans les dernières décennies autour de huit à dix. La première décennie du XVIe voit la permanence de cette courbe ascendante avec entre dix et onze brodeurs travaillant en même temps dans la ville. Peu de documents mentionnent l’origine de ces brodeurs. Elle est dans l’ensemble très majoritairement toulousaine, tant pour les maîtres que pour les valets et apprentis. Seuls huit maîtres sont originaires de contrées lointaines. Parmi eux se trouve un Espagnol, Diago Ferrandes, originaire de León1, et peut-être un autre, Ferrand de Goretta. Rambaud de Halmont est venu de patria Alemanie, mais il convient de se méfier car cette mention signifie seulement qu’il est originaire de l’Empire2. Il peut donc être natif du Brabant ou des territoires germanophones de la Belgique et des Pays-Bas actuels. Tous les autres sont originaires du
royaume de France, avec une forte prépondérance pour l’Est, en dehors de Michel Girard, originaire de Redon en Bretagne3, et de Jacques Paris, de Tours. La Champagne avec la ville de Langres, la Bourgogne avec Dijon et surtout le Lyonnais avec Montbrison dans le Forez et la ville de Lyon sont les régions qui envoient le plus d’artistes à Toulouse. Quand elle est mentionnée, l’origine des sept apprentis montre la même tendance, avec un apprenti originaire de Chazey près de Villefranche-sur-Saône, dans le diocèse de Lyon, un autre venu de Lyonet, un de Dijon, mais aussi de Florensac dans le diocèse d’Agde et de Roure près de Saint-Martin de Vésubie. Le Sud-Ouest est représenté par un apprenti venu de Bayonne et un autre de Montferrand dans le diocèse de Lombez. La ville de Bordeaux n’apparaît qu’une seule fois et tardivement comme lieu d’origine d’un brodeur, Jean Clément4. Toulouse présente donc un recrutement qui va bien au-delà de sa simple région ; tournée vers le Languedoc, les vallées du Rhône et de la Saône, la ville semble assez attractive pour recruter des artistes venus du Nord ou de la péninsule Ibérique. Les brodeurs se groupent dans quelques rues situées uniquement dans la Cité, principalement autour du monastère de la Daurade. Vingt-deux localisations ont pu être précisées. Les rues les plus représentées sont celles de la Daurade et du Burguet-Nau. Il n’existe pas de rue des brodeurs dans la ville médiévale, la faiblesse numérique du métier ne l’a sans doute pas permis ; en revanche, ils sont présents dans les rues liées aux métiers du textile, comme celle des Filatiers, des Tisserands de lin, des Giponiers, des Parayres ou Paradoux. Cependant on ne saurait parler d’une concentration extrême comme pour certains métiers tels les orfèvres, rue des Argentiers, ou les peintres et sculpteurs, rue des Imaginaires. Les brodeurs sont également présents près de la cathédrale, rue Croix-Baragnon, ou plus proches des autorités municipales, rue du Four-Bastard, rue Malcousinat, rues des Argentiers et des Changeurs. Ils semblent s’implanter assez librement dans la ville, avec une préférence pour la proximité des églises les plus anciennes, la Daurade et la cathédrale, qui sont leurs principales commanditaires, et ne semblent pas du tout attirés par le bourg, Saint-Sernin et les couvents mendiants.
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Le foisonnement des archives notariales permet d’approcher d’assez près la vie quotidienne de ce petit groupe humain, organisé selon des hiérarchies financières évidentes, entre riches et pauvres, locataires et propriétaires, débiteurs et créditeurs. Les plus modestes louent leur maison ou leur boutique. Huit locataires ont été recensés ; ils s’acquittent d’un loyer annuel moyen de 5 écus 7 sous ou 7 l. 4s. 6 d. t. Leurs bailleurs sont avant tout des marchands (six), de riches orfèvres (trois), des sartres (deux) et de manière plus anecdotique un chandelier, un drapier et une femme noble. À titre d’exemple, le brodeur Étienne Daucort loue en 1511 une maison à un sartre, rue des Filatiers, pour six ans et un loyer annuel de 6 écus petits, soit 8 l. 5 s. t. à payer en deux termes, la moitié à la Saint-Jean-Baptiste, l’autre pour la fête de saint Thomas apôtre5. D’autres louent des boutiques : ainsi, de manière assez surprenante, Diago Ferrandes passe un accord le 26 novembre 1484 avec un barbier, Jean Ynard, pour « faire son office de brodeur dans sa boutique »6. D’autres sont assez riches pour donner en location une maison, certains sont d’ailleurs des locataires, comme Jean Boudays, ce qui implique une certaine complexité du marché foncier toulousain, avec très certainement des phénomènes de sous-location. Le loyer des maisons qu’ils baillent est légèrement inférieur (autour de 5 écus) à celui qu’ils louent, et leurs locataires présentent un échantillon social assez varié, marqué cependant par l’importance des métiers du textile : des marchands (trois), un mercier, un tisserand et un sellier. Arnaud Sébastien, brodeur de la rue du Burguet-Nau, loue à André Fabrègue et Jean Parssboys, peintres associés, la moitié d’un hospicium situé dans cette rue, à partir de la fête de la Saint-Jean-Baptiste pour un an au prix de 4 écus d’or et 6 doubles le 15 mai 14527. Les brodeurs sont aussi les propriétaires de maisons qu’ils vendent, comme Pierre d’Auriac qui cède le 20 août 1454 une maison, sans doute fort modeste, rue du Puits à deux faces à Jeanne, la veuve d’un boursier, Bernard d’Abbatia, pour 3 écus8. Un autre brodeur, Terrin Despic, achète une borde et un terrain rue Pargaminières, près du collège de Foix, pour 27 écus, le 26 juin 15089. Terrin Despic semble engagé dans une véritable politique d’acquisition puisque, quelques semaines plus tard, il acquiert, le 31 août, un autre terrain dans la même rue pour le prix de 20 écus10. Il achète enfin, le 13 septembre 1513, une maison rue des Argentiers 60 livres tournois qu’il revend presque aussitôt pour la somme de 88 livres11. Cependant l’argent des plus riches brodeurs semble plutôt investi à la campagne, en particulier dans l’achat de vignes, cultivées par des paysans. Guillaume Noé et sa femme Marie des Moulins louent pour huit ans le 26 novembre 1509 à Dominique Vilaretz, laboureur et ortolan12 de la rue Matabiau, une vigne de deux arpents et demi à Pech-David ayant appartenu au premier époux de Marie, Rambaud de Halmont13.
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Les actes de vente, d’achat et de location de ces terres permettent d’établir une carte des implantations des brodeurs dans Toulouse et ses alentours à Saint-Martin-du-Touch, Tournefeuille, Pouvourville, Balma, Montrabe, Garidech et Saint-Loup-Cammas. Il s’agit essentiellement de pièces de vigne, mais aussi de fermes entières. Petits propriétaires fonciers en ville comme à la campagne, ce sont les mêmes personnages qui prêtent de l’argent, le plus souvent des sommes assez modestes, à leurs collègues ou à d’autres artisans. Leurs débiteurs sont très majoritairement des brodeurs (sept), suivis par cinq laboureurs, un cardeur de laine et un cervinier14. Les crédits vont de la modeste somme de 23 sous à celle plus importante de 49 livres, pour une moyenne de 14 livres et 6 sous tournois. Les brodeurs sont aussi nombreux à emprunter à leurs confrères (sept) et à d’autres professions, essentiellement des marchands (huit) dont un d’Auvergne et un de Sarlat, et à des métiers plus dispersés comme un chandelier, un peintre, Pérégrin Frison, un changeur, un licencié en droit et un étudiant, un boucher et un sartre15, mais aussi à la confrérie de leur métier. Dans l’ensemble, les brodeurs sont plus débiteurs que créditeurs, leurs emprunts varient entre 23 sous et 44 écus, pour une moyenne de 18 livres 2 sous 10 deniers tournois. Cette différence de quatre livres entre la moyenne des crédits et celle des emprunts exprime une position assez modeste de l’ensemble du groupe, plus enclin à s’endetter, pour faire face aux difficultés, qu’à prêter ; même si certains, et ce sont toujours les mêmes, semblent avoir acquis une certaine aisance comme propriétaires en ville et à la campagne, bailleurs de logements et créditeurs. En dépit de ces hiérarchies économiques évidentes, le petit monde des brodeurs toulousains est comme tout milieu artisanal au Moyen Âge, fortement marqué par la prégnance des liens familiaux, mais aussi des relations d’amitié et de compagnonnage. Ainsi, le brodeur Jean Boudays épouse Jeanne, la sœur de Terrin Despic, et, après sa mort, devient le tuteur de ses neveux16. Terrin Despic fait, quant à lui, un beau mariage en épousant le 10 septembre 1490 la fille d’un marchand qui lui apporte une dot de 50 livres tournois17. Son témoin de mariage n’est autre que le brodeur Ferrand de Gorreta. Terrin Despic donne sa fille Géralde en mariage au brodeur Gabriel du Roure, originaire de Lyon, le 31 octobre 1503, et lui cède une dot de 80 livres tournois ainsi que divers vêtements formant son trousseau18. Ainsi, les liens matrimoniaux tissent un réseau étroit entre des brodeurs demeurant par ailleurs dans les mêmes rues. Un autre exemple est fourni par l’« Allemand » Rambaud de Halmont qui contracte un premier mariage intéressant à son arrivée à Toulouse le 22 juin 1491 avec Bernarde de Longueyris, qui lui apporte en dot 100 écus19. Il se remarie à une date inconnue avec Marie des Moulins qui épouse, peu après sa mort, son ancien valet, Guillaume Noé, le 5 janvier 1505.
VÉRONIQUE LAMAZOU-DUPLAN
Tentures et textiles dans l’habitat civil à Toulouse aux
Le Parement d’autel conservé au musée Paul-Dupuy est un jalon majeur de l’histoire de la broderie médiévale, non seulement à Toulouse, puisqu’il y aurait été brodé, mais aussi en Europe. En visà-vis de ce chef-d’œuvre, que savons-nous des décors textiles qui ornaient les demeures toulousaines ? Du milieu du XIVe siècle au milieu du XVe siècle, une cinquantaine d’inventaires après décès livrent des textiles d’ameublement qui paraient les intérieurs des Toulousains, depuis ceux d’humbles artisans ou de petits officiers jusqu’à ceux des notables, qu’ils soient marchands opulents, nobles ou anoblis récents, officiers royaux… L’historien des textes se heurte à une série de problèmes et de filtres qu’il faut mentionner pour appréhender au mieux les quelques résultats qui suivent. Premièrement, il existe un décalage chronologique entre le Parement d’autel, objet phare de cette exposition, daté des années 1320-1340, et les inventaires concernant l’habitat civil, tous postérieurs puisque le premier registre notarié conservé pour Toulouse date des années 1350. Nous avons donc tenté de rapprocher nos sources d’autres documents déjà publiés de la première moitié du XIVe siècle1. Nous avons ensuite borné nos résultats au milieu du XVe siècle, d’une part pour ne pas nous éloigner davantage, d’autre part parce qu’après les années 1460 les techniques et la diffusion des tentures sont autres, appartiennent à d’autres problématiques2. Autres filtres fondamentaux, la nature du document d’archive et le vocabulaire employé par le notaire. L’inventaire dresse la liste, pièce par pièce, des objets mobiliers de la maison, tout ce qui peut donc être ôté et qui a une certaine valeur. Dans le cas présent, l’inventaire renseigne donc bien sur les tissus d’ameublement, quels que soient leur nature et usage, les décrit, mais le plus souvent très sommairement : si les dimensions sont en général précisées, ne sont que peu souvent détaillés motifs et couleurs, techniques (broderie, tissage, tapisserie, teinture, peinture ?) et provenances. Enfin, le vocabulaire du scribe donne à réfléchir : le notaire, qui appartient davantage au monde du droit et de l’écrit, choisit-il toujours des mots justes et précis pour dénommer tel ou tel textile, une technique ou l’aspect d’un tissu ? Ainsi, lorsque sous sa plume on lit pannum depictum, faut-il comprendre « tissu peint » ou « tissu teint » ? De même, lorsqu’ils doivent décrire des tentures portant des inscriptions, des figures ou des scènes, il paraît manifeste que
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les notaires toulousains sont plus influencés par le vocabulaire des arts du livre que par celui des métiers textiles : le caractère ouvragé d’une tenture s’exprime classiquement par operatum mais aussi par inscriptum, signalatum, signalatum armis, signalatum de signis et formis… Les figures sont dites picte et formate (telles les litterae formatae des manuscrits), une scène est picta et instoriata3… Ces questions s’ajoutent à celles plus connues de la variété et de la polysémie de certains termes médiévaux, tels que pannum (drap, mais de quelle matière ?), tapit, paramentum… L’emploi de sive ou de circonlocutions permet la médiation culturelle du notaire pour résoudre la diglossie latin-occitan (par exemple, paramentum sive cubertam, carellos sive minhotos) mais aussi pour nommer un objet dont il cerne mal la terminologie précise (par exemple, pannum ad ponendum ante chemineam). En revanche, ces périphrases sont parfois bien utiles pour situer l’emplacement d’une tenture (à la tête d’un lit par exemple) ou pour saisir so n utilisation (par exemple, un drap ouvré utilisé comme couvre-banc ou comme pare-feu). Ces quelques précautions méthodologiques et limites étant posées, les apports des inventaires toulousains sur le décor textile des intérieurs s’avèrent riches et variés. Ces documents révèlent en effet les goûts des Toulousains pour les couleurs contrastées qui rehaussent leur demeure, pour des décors amovibles, mobiles, voire modulaires, destinés principalement à la salle (aula), à la chambre (camera), entre murs, bancs et lits qui en sont les trois points de fixation lorsque ces textiles ne sont pas rangés dans des coffres. Ces archives permettent aussi d’estimer le train de vie, le pouvoir d’achat des différentes catégories sociales toulousaines auxquelles répondent des productions plus ou moins coûteuses, locales ou importées. Des tissus d’ameublement très divers sont offerts à la vente, accessibles à toutes les bourses ou presque mais certaines pièces sont de fait réservées aux demeures aisées. Leur possession et surtout leur exposition lors de fêtes familiales ou d’occasions particulières sont donc des marqueurs de la notabilité, au même titre que la jouissance, dans ces mêmes demeures, d’ensembles mobiliers de qualité (tables, cathèdres, dressoirs…), d’une vaisselle de service de valeur (étain, argent, vermeil), de luminaires, de bijoux et de vêtements de prix… Enfin, en matière de broderie, n’oublions pas que certaines pièces ont vraisemblablement été réalisées par les femmes de la maison. La dimension généalogique et mémorielle de
Fig. 1 Annonciation ou premier Livre des Histoires peint pour les capitouls, chronique 140, Toulouse, 1446-1447, parchemin (Toulouse, Archives municipales de la ville, BB 273). On notera le modèle de lit (ciel de lit rouge, courtines bleues), le dessus-de-lit rouge à fleurettes (et non rayé), le coffre de la largeur du lit, la tenture murale à ramages, un tapit sur la table (© Mairie de Toulouse, Archives municipales) LE CONTEXTE ARTISTIQUE | 75
ces pièces textiles semble en effet fondamentale : les tentures, le linge de lit et de table sont conservés, même en très mauvais état, transmis de génération en génération, d’une branche familiale à une autre, selon les alliances, comme le prouvent les armoiries qui y sont portées.
DANS TOUTES LES MAISONS TOULOUSAINES, UN LINGE DE LIT COLORÉ, DANS QUELQUES DEMEURES, DES CHAMBRES PARÉES Au même titre que les coffres, les bancs et escabeaux, le lit est un meuble de première nécessité mais il revêt aussi une dimension symbolique, liée au mariage et à la descendance, ce qui l’inclut logiquement dans les contrats de dot. Y compris chez les simples artisans, les écoliers désargentés ou les petits officiers, le lit, plus ou moins monumental, entouré de coffres qui servent de rangement et de marchepied, est une pièce majeure de l’ameublement4. Les notaires inventorient ce que les dots nomment simplement en deux mots, lectum munitum : outre les bois de lit ou un lit imposant, la culcitra, couette, ou plutôt le matelas ou une housse de toile garnie de plume ; la couette ou édredon serait plutôt la cossena, coyssena mais le même terme désigne aussi des coussins et même parfois le matelas, à lire les énumérations et les dimensions ; l’oreiller est appelé auricular, pulvinar, il peut être traversatus, sa dimension correspond alors à la largeur du lit ; puis on liste tout ce que l’on étend sur le lit, couverture (copertorium, cobertura, copertura, flassiata, flessiata, flaceata), courtepointe (lodex, vanoa), sergia, sarguia, ou bocayran lorsqu’il s’agit d’un couvre-lit de toile, et bien entendu les draps (linteamina). La quantité, les dimensions (comptées en cannes et empans, en nombre de lés ou perna) et la qualité des draps et des couvertures signalent les différences de fortune : beaucoup se contentent de couvertures de laine, de draps d’étoupe (stope), de toile de chanvre (dite serpiliera), de lin grossier ou « de ce pays » (istius patrie) tandis que certains possèdent aussi des couvertures de laine doublées de cendal, de soie (de cirico, ciricis), ont à leur disposition des draps tout-venant mais aussi des draps fins, dits « de lin premier » (linum primum), ou de draps tele burgosie, tele palmete, parfois importés du Béarn, de Paris, de Reims, de Flandre, voire des draps ouvrés (operatus), brodés (brudatus, raudatus, de fil de soie blanc ou rouge, in capite ou in medio)5. Seules les plus opulentes maisons ont des berceaux et une literie de lit de petites dimensions, précieuse tant par les matières (étamine de laine, soie) que par les motifs (des couvertures rayées ou bordées de galons, brodées, armoriées). Les couvertures de berceau sont en général rouges, cette teinte ayant une connotation prophylactique, comme les branches de corail, amulettes protectrices pendues au cou des enfants6. De même, chez les plus riches seulement, c’est-à-dire chez des changeurs, drapiers,
épiciers-apothicaires, ou chez des artisans spécialisés et plus fortunés7, dans les hôtels des familles toulousaines illustres, chez des juristes et officiers, le lit est surmonté d’un ciel et entouré de courtines, le tout accroché à des tiges de fer et à des anneaux « de métal » ou « de cuivre ». Mais chez tous les Toulousains, des plus modestes aux plus notables, on retrouve le même goût pour un linge de lit coloré et contrasté : les couvertures et courtepointes, en général blanches (écrues ?)8, sont rayées ou plutôt ornées de bandes (veta), le plus souvent rouges et vertes, mais aussi noires ou roses ; ces raies sont précisément décrites, tantôt fines, tantôt larges, simples, doubles, triples, à chaque extrémité ou à l’une d’entre elles seulement, des raies dans la longueur, dans la largeur, en bordure (bordonalis). Couettes et oreillers portent aussi ces vetae, sans que nous puissions dire s’il s’agit de bandes (tissées, rapportées ?) ou de ganses, de galons de couleur. Certains couvre-lits sont unis, souvent de couleur verte mais aussi bleu livide, rouge tanné ou safran9. Courtines et ciels de lit les plus répandus sont verts ou blancs. Pour ces derniers, il s’agit parfois de draps disposés en ciel de lit (unum linteamen pro faciendo sobresel, ad modum sobressiel10), d’autres sont en toile écrue, par exemple à Toulouse, dans les chambres de Bertrand Tornier et de sa femme, à chaque fois on liste cinq courtines de toile écrue (pecie cortinarum de canabas albarum), elles entourent le lit et forment un ciel. Ces tentures de lit claires présentent aussi l’avantage de rendre lisible un décor : toujours chez Bertrand Tornier, mais dans l’hôtel campagnard de Mons où il aime chasser, quatre pièces de toile blanche pro cortinis lecti sont peintes d’un lièvre et des armes de Bertrand enchaînées11 ; dans son hôtel de la rue Temponières à Toulouse, d’autres courtines sont rangées dans un coffre, trois sont blanches, cinq (courtines et ciel) sont dites de serge tannée (sargue tanade) et aux armes de feu Bertrand (cum armis dicti condam Bertrandi)12. Certaines couvertures de prix, de lit ou de berceau, sont aussi décorées d’armoiries ou de « signes » que l’on peut penser être des armoiries13. De tels couvre-lits sont recensés chez les plus notables et chez des drapiers et sédiers, des hommes de l’art, mais aussi chez un scarcelier14. En 1401-1402, les fortunés noble Bertrand Tornier et le drapier Guilhem Azémar possèdent la plus belle collection de couvertures de prix où le rouge, les tissus précieux, les fils d’or et les armoiries dominent, mais aussi le vert et le livide utilisés en doublure15. Les notaires taisent les techniques employées. Seul l’inventaire de Guilhem Azémar précise cum panno aureo in medio pour une couverture ou cum panno aureo pour celle d’un berceau : indices de pièces de tissu d’or rapportées, cousues, surpiquées peutêtre ? On le voit, les précisions sont minces… Ce linge de lit rayé et coloré n’est pas spécifique à Toulouse : l’iconographie médiévale en témoigne, en particulier pour l’Italie ; les inventaires de Saragosse, de Pampelune en livrent aussi, mais en
Fig. 2 Pèlerin de Frison, Livre d’heures, Toulouse, vers 1490, parchemin (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 2842), fol. 142v, Vierge à l’Enfant avec la Croix (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) 76 | LE CONTEXTE ARTISTIQUE
moindre nombre ; en revanche rayures, surpiqûres et couleurs sont très présentes dans les chambres bourguignonnes16. Comme ailleurs, ce linge de lit multicolore contraste avec un linge de table immaculé qui met en valeur la vaisselle : nappes, longières et serviettes, plus ou moins fines, sont toujours blanches, portent des bandes, mais ton sur ton, ce qui leur confère un aspect damassé17. Le décor des chambres est à la fois coloré et feutré : les grands lits sont bordés de coffres et de bancs garnis de coussins, de couvertures aux raies vives, d’édredons et de coussins rayés et/ou galonnés, de dessus-de-lit colorés. L’été on goûte la fraîcheur des draps de lin, les tonalités claires ou froides, l’hiver les courtines tirées, les couvertures et édredons de plume conservent la tiédeur. Les harmonies chromatiques se déploient surtout autour de teintes claires, le blanc, l’écru, mais aussi du vert, contrastant avec du
rouge, du rose, du noir. Le bleu et le jaune sont aussi présents, mais moins massivement. Les petites tables disposées dans les chambres des intérieurs les plus aisés sont recouvertes de tapit souvent verts sur lesquels on place bassines, aiguières et coffrets où sont enfermés les effets personnels, masculins ou féminins. Ces chambres sont les lieux privilégiés de la vie familiale, évoquent la naissance de l’intime, au moins chez les plus riches18. On y reçoit aussi les familiers, en certaines occasions (naissances, veillées funèbres, maladie…), d’où l’importance d’un décor armorié sur les courtines ou les couvre-lits : mémoire des ancêtres et puissance de la famille sont ainsi exaltées à une époque où toutes les couches sociales, et a fortiori les plus élevées, blasonnent19. Dans le premier Livre des Histoires, une Annonciation (fig. 1), peinte au-dessus des portraits des capitouls de l’année 1446-1447, laisse entrevoir l’atmosphère de ces chambres
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MANUSCRITS SCULPTURES PEINTURES SUR BOIS BRODERIES ORFÈVRERIE
1 Missel des dominicains de Toulouse
Cet extraordinaire manuscrit est précédé d’un calendrier dénotant l’usage dominicain. En effet, comme l’a montré A. Stones, la commémoration de la translation de saint Dominique (24 mai) ainsi que la fête de ce saint (5 août avec octave), les mentions de saint Pierre martyr (29 avril) et de saint Antoine (13 juin) et enfin la mention de la fête pour la consécration de la maison dominicaine à Toulouse, le 22 octobre, indiquent bien que ce manuscrit a été confectionné à l’usage des dominicains de la ville. Le calendrier comporte aussi la fête de la Couronne d’épines, le 4 mai, instituée en 1239, mais la fête de saint Louis de Toulouse (mort en 1297, canonisé en 1317) manque. Le manuscrit comporte aussi les textes des messes pour Saint Louis roi de France (canonisé en 1297) et pour saint Thomas d’Aquin (canonisé en 1323) ; selon H. Haruna-Czaplicki, il semble possible de reconnaître dans le texte de la messe pour saint Thomas la main du scribe Amigotus, qui a écrit le Bréviaire d’Agen, conservé à Baltimore, à Paris et à Londres (Baltimore, Walters Art Gallery, W. 130 ; Paris, Bibliothèque nationale de France, ms N. a. lat. 2511 ; Londres, British Library, ms Add. 42132 et une collection privée, olim Sotheby’s 18 June 96 lot 13), ainsi que le Missel du pape Clément V, comme l’a montré F. Avril (1305-1314 ; Cambridge, Fitzwilliam Museum, McClean 51, Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Arch. S. Pietro B. 76), et la Bible de Jean de Cardaillac (Stuttgart, Württembergische Staatsbibliothek, Cod. bibl. 2°, 8), archevêque de Toulouse de 1379 à sa mort en 1390 (Stones, 2008, p. 235-236 ; Bilotta, 2010c, p. 274 nt. 38). La majeure partie des fêtes est introduite par des initiales décorées à motifs végétaux. La seule initiale historiée est celle du Te igitur (fol. 135), avec une Crucifixion, qui, selon A. Stones, n’est pas de la même main que celle qui a réalisé les deux enluminures pleine page des folios 133v et 134 (Stones, Gothic Manuscripts, sous presse, notice sur le ms Toulouse 103 ; nous remercions vivement A. Stones d’avoir bien voulu nous communiquer son texte avant impression). D’autre part, comme l’a noté H. Haruna-Czaplicki, le missel 103 dépend stylistiquement d’un autre missel dominicain plus ancien, le ms 105, conservé à la Bibliothèque municipale de Toulouse : les deux missels se ressemblent beaucoup quant à leurs dimensions, leur mise en page et le style des initiales filigranées et ornées. Certains éléments végétaux des initiales ornées évoquent ceux exécutés dans le groupe de manuscrits réalisés vraisemblablement à Toulouse et commandés par Bernard de Castanet (vers 1240-1317) pendant son épiscopat à Albi, tel le ms 178 conservé à la Bibliothèque municipale de Toulouse (Haruna-Czaplicki, 2006 ; Ead., 2008 ; Stones, op. cit.) ; cependant certains détails ainsi que l’usage des
Toulouse, vers 1290-1295 Parchemin, ff. 326, 2 col., 25 lignes, encres rouge et brune, écriture gothique méridionale formata, 348 x 200 (225 x 156) mm. H. Haruna-Czaplicki a reconnu dans les dernières pages de ce manuscrit la main du scribe Amigotus, qui a écrit aussi le Bréviaire de chœur à l’usage d’Agen, aujourd’hui démembré (voir ci-après). Magnifiquement décoré, avec de nombreuses lettres ornées et deux superbes miniatures pleine page d’un maître peintre : la Crucifixion et le Christ en majesté entouré des symboles des évangélistes (fig. 1), placées entre le commun du temps et le propre des saints (fol. 133v-134). De nombreuses lettres ornées, dont certaines contenant des portraits (saint Dominique, fol. 239 et 263v ; saint Augustin, fol. 270v), sont l’œuvre d’un deuxième peintre. Au folio 135, en correspondance du Te igitur, une grande lettre historiée avec la Crucifixion, est due à un troisième peintre. Reliure ancienne en bois couvert de veau, avec agrafes de cuivre. Provenance : couvent des Jacobins de Toulouse ; anciens numéros 24, 43, 5 collés à l’intérieur de la reliure ; 266/B écrit en rouge sur des feuilles volantes Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 103 couleurs dans les manuscrits 103 et 105 de Toulouse sont assez différents et montrent qu’ils sont l’œuvre d’autres enlumineurs. Les deux grandes peintures du Canon de la messe, aux folios 133v et 134, suivent l’iconographie traditionnelle des missels avec à gauche une représentation de la Crucifixion et à droite un Christ en majesté entouré des symboles des évangélistes (fig. 1). L’interprétation picturale de ces deux scènes apparaît envahie d’une expressivité nerveuse et vibrante qui se manifeste dans l’usage savant des lignes du dessin qui se plient, reflétant ainsi la tension émotive des personnages, chargés d’une dimension dramatique à la fois pathétique et douloureuse. Le style linéaire de l’Île-de-France est ici chargé d’une valeur émotionnelle et humaine par un enlumineur méridional au tempérament puissant d’une extraordinaire qualité. F. Avril a identifié cet artiste talentueux comme étant le Maître du Diptyque de Rabastens, datable à partir de 1293 (voir la notice dans ce catalogue). La Crucifixion du missel 103, selon F. Avril, se rapproche aussi du point de vue iconographique du retable de la Crucifixion de la Capilla Major de la cathédrale de Pampelune, en Navarre, actuellement conservé au musée de cette ville (Cook, Gudiol Ricart, 1980, p. 237, fig. 289). Le retable de Pampelune présente en effet le même motif iconographique, assez rare, de la Vierge défaillant au pied de la Croix, le cœur transpercé par une épée, et soutenue par saint Jean, allusion à la prophétie de Siméon (Luc, 2,35). Comme l’a montré A. Stones, ce motif iconographique se retrouve aussi dans l’initiale de la Genèse du commentaire de la Bible de Dominique Grima, Bibliothèque nationale de France, ms lat. 365 (voir la contribution d’Alison Stones dans ce catalogue), dans l’exemplaire de la Chronique de Cluny, conservé à la Pierpont Morgan Library de New York, ms M.301, et dans l’exemplaire du Breviari d’amor du franciscain Matfe Ermengau, conservé à Vienne,
Fig. 1 Missel des dominicains de Toulouse, Toulouse, vers 1290-1295 (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 103), fol. 134, Christ en majesté (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) 88 | MANUSCRITS
Österreische Nationalbibliothek, ms 2583* fol. 169v (Stones, op. cit.). Comme l’a montré A. Stones, un autre exemple de cette iconographie se trouve dans une fresque située à l’origine dans la cathédrale de Lérida, actuellement dans le musée de cette ville (Stones, op. cit.). L’expressivité des gestes des personnages du missel 103 de Toulouse suggère que ce manuscrit est un petit peu plus tardif que le Diptyque de Rabastens. Il précède en revanche le Missel d’Augier de Cogeux (Londres, British Library, ms Add. 17006), abbé de Lagrasse, de 1296-97 (voir la notice du manuscrit dans ce catalogue ; Stones, op. cit.). F. Avril a remarqué dans la Crucifixion de Toulouse, à droite, derrière le groupe des saintes femmes, la présence d’un personnage nimbé tenant un fourreau d’épée vide qu’il propose d’identifier comme étant le vieillard Siméon (Luc, 2,35). Un parallèle avec cette iconographie singulière se trouve dans les peintures murales de l’église des Jacobins de Toulouse, consacrée en 1292 (Suau, 1983, p. 193, 206 ; Cazales-de Lajartre, 1998, p. 353 ; Stones, op. cit.). On peut encore rapprocher la Crucifixion du Missel 103 de celle du Missel d’Augier de Cogeux, bien que dans cette dernière la composition se focalise seulement sur les trois personnages majeurs, le Christ, la Vierge et Jean (Stones, op. cit.). La figure du Christ en majesté qui fait pendant à la Crucifixion offre elle aussi des éléments de similitude avec celle du Missel de Cogeux. On relève, par exemple, l’utilisation d’une palette tout à fait similaire, inhabituelle et riche, ainsi qu’un jeu de courbes sophistiqué de rubans compartimentant la composition. L’initiale historiée introduisant le Te igitur au folio 135 du Missel de Toulouse est vraisemblablement due à un enlumineur moins raffiné ; un deuxième collaborateur est intervenu dans les initiales figurées aux folios 41, 107v, 172, 232, 239, 263v, 270v, où son savoir-faire méticuleux et précis évoque le travail de l’enlumineur de la Bible de Jean de Cardaillac et de celui du Bréviaire d’Agen, déjà mentionnés (Stones, op. cit.). MARIA ALESSANDRA BILOTTA
BIBLIOGRAPHIE Leroquais, 1924, II, p. 143-144, no 324 ; Galabert, 1932, p. 170-171, pl. XXXVI ; Auriol, 1933-135, p. 65-73 ; Brimo, 1944, p. 352-354, pl. III ; Vanel, VI (1944-1945), 1946, p. 106-123 ; VIII (1946-1947), 1948, p. 61-83, VI, p. 121 ; Caillet, 1955, p. 97-98 ; Thoby, 1959, p. 137, 158, pl. XCVI, no 213 ; Suau, 1983, p. 193, 206, fig. 379 ; id., 1993, p. 255-288 ; Deschaux, 1995, p. 241, pl. 247 (Christ en majesté) ; Cazales-de Lajartre, 1998, p. 331-351 ; Stones, 2008, p. 233-249, fig. 26 (fol. 326v) ; Bilotta, 2009, p. 349-359 : 354 fig. 5 (fol. 223) ; Ead., 2009a, p. 34-41 ; Ead., 2010c, p. 265-283 : 275. EXPOSITIONS Chefs d’œuvre de l’art français, 1937, n° 752, pl. 104 ; L’Art du livre dans la région de Toulouse jusqu’en 1789, 1941, n° 1 ; La Vierge dans l’art méridional, 1949-1950, nº 27 ; Toulouse, capitale de province sous l’Ancien Régime, 1953, 12, nº 7 ; Dix siècles d’enluminure et de sculpture en Languedoc, 1954-1955, nº 42, pl. VIII ; L’Art au temps des rois maudits, 1998, p. 327-338, n° 227.
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2 Missel franciscain pour la chapelle de Rieux de Toulouse
Toulouse (?), vers 1319 325 x 245 (215 x 153) mm, ff. 408 (ff. 203 et 204, 231-238, 239-247 reliés dans un ordre inversé, 2 col., 22 lignes tracées à l’encre rose ; Carbonell et Péligry, 1981, p. 20) Notation carrée disposée sur quatre lignes écrites en rouge Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 90
Le copiste qui a écrit le manuscrit se caractérise par un ductus ramassé, il présente un usage étendu des lettres capitales tracées avec la même encre que celui du texte et il a été sans doute aussi l’auteur des dessins de forme carrée, selon un modèle « à flocon de neige », tracés à la plume, qui concluent les lignes d’écriture. Initiales filigranées en or et violet, bleu et rouge. Initiales décorées réalisées par deux mains, ou par une main changeant distinctement les nuances de bleu, du bleu clair au bleu-turquoise, au folio 135. Trente-quatre initiales historiées accompagnées par des lignes d’écriture d’incipit tracées avec la même encre que celle du texte et par des feuillages en légers rinceaux se terminant par des petites feuilles trilobées peuplées d’animaux et d’oiseaux. Une enluminure à pleine page avec la Crucifixion a été réalisée au folio 197v par un second enlumineur ne présentant pas de liens stylistiques avec le premier. Missel à l’usage de la Curie romaine (Incipit missale secundum consuetudinem romane curie, fol. 7).
TEMPORAL Noël (25 décembre) : Puer natus est, début de l’office de la Nativité, lettre historiée P. Dans la boucle de la lettre se trouve la Nativité du Christ : la Vierge couchée dans son lit conversant avec Joseph au pied du lit ; plus haut, l’Enfant emmailloté, dans une mangeoire arquée, le bœuf et l’âne ; trois autres scènes de l’enfance du Christ encadrées de filets d’or suivent la haste de la lettre P : Annonciation aux bergers, Circoncision, Adoration des Mages. Une série de petits médaillons sont intégrés dans les rinceaux des marges ; dans les médaillons de la bordure supérieure : Annonciation, Visitation, Présentation au Temple, Fuite en Égypte, Massacre des saints Innocents ; à droite : médaillon avec un prophète qui tient dans les mains un phylactère (fol. 21v) ; Étienne (26 décembre) : lettre historiée E, Lapidation d’Étienne ; tête de Dieu dans les nuages (fol. 23v) ; Naissance de saint Jean l’Évangéliste (27 décembre) : lettre historiée I, sainte Élisabeth dans son lit ; une femme tient l’enfant, Zacharie écrivant ; Jean écrivant ; bordures : personnage hybride ; bordure supérieure : personnage hybride ailé (fol. 25v). Massacre des Innocents (28 décembre) : lettre historiée E, Hérode ordonnant, un soldat tenant un enfant par les pieds (fol. 26v). Thomas Becket (29 décembre) : G, scène de martyre : saint mitré près de l’autel, tête de Dieu dans les nuages (fol. 28). Épiphanie (6 janvier) : lettre historiée E, Adoration des Mages : lettre historiée C, la Vierge assise dans le lit, étayée vers le haut sur un oreiller, un mage à côté du lit, les deux autres derrière le lit (fol. 32).
CALENDRIER De nombreux saints anglais avec additions de différents saints franciscains, sans illustration (fol. 1-6). INTROÏT Animam meam Deus meus in te confido, lettre historiée A. Le Christ, trônant sur un arc-en-ciel d’or, nu jusqu’à la ceinture, montrant ses plaies, les deux bras repliés levées vers le ciel ; au-dessous, un personnage vêtu d’une chape écarlate offre son âme sous la forme d’un petit personnage nu devant un autel en bas de page, sous un baldaquin architecturé à très haut pignon ; en bordure de la page, dans deux médaillons à fond coloré, l’un mi-partie rouge et bleu, l’autre monochrome rouge, deux personnages tiennent l’un une lance, l’autre la colonne de la flagellation. Dans la marge du bas de la page, un guerrier décoche une flèche vers la scène de la Crucifixion. Autour du texte, des marges sont décorées de feuillages en légers rinceaux, de médaillons à personnages et de sujets libres dans les feuillages. Dans les médaillons apparaissent, outre les deux personnages déjà cités, saint Paul, saint Pierre, une sainte, saint Jacques le Majeur, avec son bâton et son chapeau, et un personnage nu coiffé d’un bonnet pointu et avec une lance. Deux personnages portant deux phylactères, un chien courant et deux personnages grotesques complètent cette page (fol. 7).
CANON Per omnia, (fol. 122v) ; Psaume du dimanche : lettre historiée D, entrée du Christ à Jérusalem ; bordure : personnage hybride (fol. 127). Péricopes des Évangiles : lettre historiée I, Matthieu écrivant ; bordure : personnages hybrides dos à dos (fol. 128v). I, Marc écrivant, au-dessous, un lion tenant un rouleau (fol. 137). Lettre historiée I, Luc écrivant, audessous, un bœuf tenant un rouleau ; bordure : personnage hybride ailé (fol. 144v). Jean écrivant ; au-dessous, un aigle tenant un rouleau ; bordure : un chien poursuivant un lièvre (fol. 156v). Crucifixion (fol. 197v). Te igitur (fol. 198). Per omnia : un prêtre bénissant un calice (fol. 200) ; Per omnia : un prêtre célébrant devant un autel avec une croix (fol. 200v). TEMPORAL Pâques, le 24 e dimanche après la Pentecôte, incluant l’office pour la fête du Corpus Christi et excluant la fête de la Trinité : Resurrexit incipit de l’office de Pâques (fig.1) : initiale historiée R, dans la boucle supérieure de la lettre : le Christ qui sort du tombeau, portant la croix.
Fig. 1 Missel, Toulouse (?), vers 1319 (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 90) fol. 21v, début de la messe de la Nativité (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) 90 | MANUSCRITS
5 Livre de la consolation et de l’éducation des novices
Toulouse, vers 1300 Parchemin, 3 + 246 + 3 ff., 195 x 140 mm Provenance : Dominicains de Toulouse Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 418
Le Libellus de instructione et consolatione novitiorum est un traité rédigé en 1283 par un auteur anonyme, maître des novices dans un couvent dominicain, très probablement celui de Toulouse, et dont cet exemplaire est la seule copie connue. Il contient un cycle iconographique de vingt-deux enluminures (voir l’article dans ce volume), incomplet puisque plusieurs feuillets, dont certains étaient peints, manquent, mais d’un grand intérêt pour l’iconographie dans le milieu des ordres mendiants : un novice (fol. 50) ; un novice en prière levant les yeux vers Dieu émergeant de la nuée (fol. 53v) ; l’ascension de saint Jean l’Évangéliste et les six ailes du chérubin (fol. 93) ; l’ascension de saint Dominique (fol. 94v) ; l’âme plongée dans la contemplation du livre de vie (fol. 97v) ; Ovide enseignant la poésie à ses étudiants (fol. 116v) ; Aristote enseignant la logique (fol. 119) ; un maître enseignant le droit (fol. 122) ; Hippocrate enseignant la médecine (fol. 122v) ; Alpfrancus (pour Alpetragius ?) enseignant l’astronomie (fol. 123v) ; un maître enseignant la justice (fol. 124v) ; un maître enseignant l’ars metrica (fol. 125) ; un maître enseignant la géométrie (fol. 126) ; diagramme présentant dans un carré l’inversion de la droite et de la gauche selon les niveaux (fol. 144v) ; quatre médaillons dans un diagramme en carré présentant l’inversion de la situation de Dives et du pauvre Lazare, entre la vie terrestre et l’au-delà (fol. 146) ; un novice s’apprêtant à revêtir les habits de son ordre, devant le Christ (fol. 165v) ;
un dominicain visitant un malade (fol. 173) ; la lutte du chevalier chrétien contre le diable (fol. 240) ; la victoire du chevalier chrétien (fol. 240v) ; l’appel à suivre le Christ portant sa croix (fol. 241v) ; le Christ remet à un dominicain la couronne de vie (fol. 243) ; un dominicain en prière devant le Christ en croix (fol. 245). Les travaux d’Alison Stones, dont l’important corpus sous presse, permettent de rattacher ces œuvres à un groupe de manuscrits enluminés à Toulouse vers 1300. CHRISTIAN HECK
BIBLIOGRAPHIE Quetif et Echard, 1719-1721, t. 1, p. 76 et 395 ; Douais, 1884, p. 17-22 ; Catalogue général, 7, 1885, p. 248-249 ; Creytens, 1950 ; Samaran et Marichal, 1968, p. 500 ; Heck, 1997, p. 202-203 et fig. 156-157 (fol. 93 et 94v) ; Mulchahey, 1998, p. 113-126 ; Stones, 2010, p. 196 et fig. 9 (fol. 93) ; Stones, Gothic Manuscripts, sous presse, notice sur le ms Toulouse 418. EXPOSITIONS Toulouse capitale, 1953, n° 6 p. 12 ; Dix siècles d’enluminure, 1954-1955, n° 47 p. 33 ; Les Jacobins, 1985, n° 51 p. 34.
Fig. 1 Libellus de instructione et consolatione novitiorum, Toulouse, vers 1300 (Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 418), fol. 245r, Un dominicain en prière devant le Christ en croix (© Mairie de Toulouse. Photo G. Boussière) 98 | MANUSCRITS
7 Missel à l’usage de La Grasse (OSB, Dioc. Carcassonne, Prov. Narbonne), dit Missel d’Augier de Cogeux
Les textes liturgiques comprennent un calendrier à l’usage de La Grasse, suivi du Temporal, du Sanctoral et des prières ajoutées. La dédicace de l’abbaye est célébrée dans le calendrier le 22 août et les rubriques indiquent que ce missel fut confectionné à l’usage personnel de l’abbé Augier de Cogeux (Gogeux, Gogenx) dans la chapelle Saint-Barthélemy qu’il avait construite en 1296. La chapelle faisait partie d’une énorme campagne de construction inaugurée par Augier qui a conduit à sa démission en 1308, exigée par l’évêque de Carcassonne, pour avoir trop dépensé. Ses armoiries (parti en sautoir d’argent et de gueules à la bordure componée du même) ornaient ses constructions ainsi qu’une quarantaine de folios du missel, et étaient placées dans les initiales ou disposées dans les marges, parfois accompagnées de portraits de l’abbé en prière. Les fêtes principales du Temporal et du Sanctoral sont illustrées par des initiales historiées contenant des scènes, parfois accompagnées de personnages, représentées dans les marges, par exemple pour l’Épiphanie, la Vierge à l’Enfant est placée dans l’initiale E alors que les Mages se trouvent dans la marge inférieure (fol. 18v). Un maître peintre a exécuté la plupart des initiales et le décor des antennes souples en utilisant une gamme de couleurs claires, roses et bleues, avec lesquelles un vert jaunâtre (stannique ?) et un vert-bleu très clair font contraste. Le décor du fol. 8 est particulièrement remarquable : l’antenne entoure le texte et fournit le support pour un grand nombre de personnages et de motifs animaliers, végétaux et héraldiques traités avec une grande finesse, notamment un chevalier muni d’un écu d’or avec un buste de la Vierge à l’Enfant. Un assistant a travaillé aux têtes de personnages sur les petites initiales ; elles sont marquées par un trait moins délicat que l’on retrouve aussi pour certains des animaux dans les marges. Un deuxième assistant, beaucoup plus compétent que le premier, a brièvement participé aux fol. 30v et 31v : son travail se distingue par une palette bien plus foncée et par une échelle plus monumentale dans le traitement des personnages, rappelant les initiales du Missel de Saint-Flour (diocèse de Clermont), ClermontFerrand, Bibliothèque municipale, ms 73 (Leroquais, Sacramentaires et missels, II, 272-73, no 452). L’artiste principal a exécuté le remarquable bifolio précédant le Canon de la messe ; il contient une magnifique Crucifixion entourée de médaillons à portraits qui représentent les apôtres Pierre, Paul, Barthélemy (à qui la chapelle d’Augier est dédiée) et Matthias et, au milieu de chaque côté de l’encadrement, un motif d’entrelacs en forme de losange. Un monumental Christ en majesté tenant un globe en forme de TO entouré d’eau fait face à la Crucifixion, rappelant la Crucifixion et le Christ en majesté du
Toulouse, Carcassonne, ou Narbonne (?), vers 1296-1297 Parchemin, 280 x 205 (192 x 133) mm, ff. 208, 2 col., 33 lignes d’écriture Londres, British Library, ms Additional 17006
Missel des dominicains, Toulouse, Bibliothèque municipale, ms 103 (voir la notice dans ce catalogue), confectionné vraisemblablement quelques années avant celui d’Augier. Les gestes des participants Marie et Jean dans la Crucifixion d’Augier manifestent des maniérismes expressifs encore plus exagérés que dans le Missel dominicain, laissant de côté le motif de l’épée qui perce la poitrine de la Vierge pour mettre en avant la détresse des personnages aux gestes et attitudes contorsionnés ; saint Jean, le corps en courbe, lève les mains, la Vierge laisse tomber son livre – motif qui se retrouve dans le fragment de missel anciennement dans la collection Breslauer –, le Christ aux membres amincis sur une croix en forme d’arbre et aux branches élaguées sur un fond quadrilobé de couleurs rose, bleu et or. Des médaillons aux angles contiennent les portraits des apôtres Jacques le Majeur, André, Jean l’Évangéliste et Philippe. Au même peintre est due l’initiale du livre de la Genèse dans la Bible conservée à Bruxelles, Bibliothèque royale, ms 9157 ainsi que la Somme sur le Décret de Gratien par Uguccione conservée à Vérone, Bibliothèque capitulaire, ms CXCIV copié par Johannes de Limoges en 1317 qui contiennent tous les deux des armoiries repeintes, mais dont les traces encore visibles révèlent le sautoir et la bordure componée de l’écu d’Augier. Des fragments de Décrétales conservés à Brescia sont dus au même peintre et au groupe stylistique plus étendu appartiennent le Breviari d’amor de Matfre Ermengau copié à Lérida par Johannes de Avinione, nationis Anglicorum (Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, SLR Gos. Bibl, ms esp. F. V. XIV. I) ainsi que de nombreux exemplaires du Décret de Gratien, indiquant qu’Augier avait choisi un peintre dont la renommée s’étendait bien au-delà de la région toulousaine. ALISON STONES
BIBLIOGRAPHIE Catalogue of Additions 1864, p. 345-346 ; Declercq, 1979 ; Suau, 1983, p. 213, fig. 397 (fol. 130v) ; Durliat et Drocourt, 1973, p. 104–129 : 113121 ; id., 1974, p. 127-135 ; Blanc, 1984, p. 93-115 ; Feuillebois, 1988, p. 87-92 ; Bonde, 1994, p. 181 ; Bilotta, 2008, p. 2-65 : 16 (fol. 130v et 131) ; Ead., 2009, p. 357 fig. 9 (fol. 13) ; Ead., 2010a, p. 28 (fol. 130v et 131) ; Ead., 2010b, p. 79, fig. 25 (fol. 130v et 131) ; Ead., 2010c, p. 270271, table 4 (fol. 130v et 131), table 5 (folio 13) ; Stones, 2010, p. 194-195, fig. 5b (fol. 120) ; Augier de Gogenx, 2010 ; Gribbin, 2010, p. 69-89 ; Desachy, 2010, p. 59-67 ; Junca, 2010, p. 124–143 ; Stones, Gothic Manuscripts, sous presse, notice sur le ms Add 17006.
Fig. 1 Missel, dit Missel d’Augier de Cogeux, Toulouse, Carcassonne ou Narbonne ( ?), vers 1296-1297 (Londres, British Library, ms 17006), fol. 130v, pleine page, Crucifixion (© British Library Board. All Rights Reserved) 102 | MANUSCRITS
12 Chape de saint Louis de Toulouse
Broderie sur toile de lin, fils d’or, fils d’argent et soies polychromes H. 120 mm, L. 308 mm ; diamètre des médaillons 340 à 370 mm (?), fin du XIIIe siècle Provenance : Louis d’Anjou évêque de Toulouse ; Dominicains de Saint-Maximin Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (Var), basilique Sainte-Marie-Madeleine (sacristie)
Il faut d’emblée souligner la permanence de la présence de ce vêtement liturgique dans un même lieu. Après n'avoir servi que très peu de temps à son premier destinataire, Louis d’Anjou évêque de Toulouse, il fut légué en 1297 à l’église de Saint-Maximin où il se trouve encore. Après la canonisation du jeune prince, proclamée par le pape d’Avignon Jean XXII en 1317, la Chape est considérée comme une relique. Ce statut lui est toujours attaché, protégé par son classement comme Monument historique (arrêté du 31 mai 1897). Le fils aîné de Charles II d’Anjou, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, étant mort en 1295, son cadet Louis devient l’héritier de la couronne, mais il se démet très vite en faveur de son frère Robert. Élevé au contact de religieux franciscains, d’abord à la cour de Naples puis pendant sept longues années de captivité en Catalogne, Louis désire en effet entrer dans l’ordre des Frères mineurs. Pendant la brève durée de sa vie publique, de sa libération le 31 octobre 1295 à sa mort à vingt-trois ans le 19 juillet 1297, les événements se bousculent : renonciation au futur trône, prise d’habit, nomination contre sa volonté à l'évêché de Toulouse, exercice de ses fonctions, canonisation de Louis IX. Les voyages sont incessants malgré son mauvais état de santé : Valence, la Provence, Naples, Rome, Naples, Florence, la Provence, Paris, Toulouse, Barcelone, Toulouse, la Provence où il meurt sans avoir pu rallier Rome pour participer aux cérémonies de canonisation de son grand-oncle le roi de France dont il portait le prénom. Dans sa densité, ce vécu peut offrir à l’histoire de la Chape des indices précis (pour sa datation, car cet ornement ne peut se
référer qu’à son très court épiscopat) ou au contraire les brouiller : il en est ainsi de la circonstance précise de sa commande (sa consécration épiscopale, le 30 décembre 1296, son entrée solennelle à Toulouse en mars 1297, ou la perspective des offices romains de l’été 1297 ?), de l’identité de celui ou celle qui en prit l'initiative (l’humilité de Louis ayant frappé tous ses contemporains, il faut sans doute considérer un vêtement d’une telle somptuosité comme un don : de sa proche famille ou d’un prince angevin de sa parenté, plutôt que de ses diocésains) et du lieu de la confection (certainement un centre important, où se pratiquent tant l’opus anglicanum, pour la broderie, que l’orfèvrerie émaillée, pour son fermail depuis longtemps perdu mais décrit dans un inventaire). Toutes interrogations posées en ayant à l'esprit le délai nécessaire à la mise en œuvre des techniques très élaborées que l'on observe sur la Chape, qui décale considérablement les probabilités que pourraient induire à nos yeux un lien, un séjour, une rencontre ou une cérémonie. L’examen des caractères physiques et stylistiques de la Chape ne s’oppose pas à la datation des dernières années du XIIIe siècle, mais ne peut préciser une localisation : la culture de l’auteur des patrons des scènes narratives ne semble pas uniquement française, la composition d’ensemble (médaillons circulaires accolés les uns aux autres sur plusieurs rangs, les espaces intermédiaires étant occupés par des séraphins) est identique à celle du pluvial de la cathédrale d’Upsala, acquis à Lyon en 1274 ; les filets qui constituent le cadre des médaillons abritent une succession de petits motifs géométriques, comme les quadrilobes du Parement d’autel de Toulouse.
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Le manque de documents concernant les ateliers de confection, d’autre part, empêche toute proposition. Sur un fond entièrement recouvert de fils d’or disposés en chevrons, les trente disques brodés de la Chape de SaintMaximin illustrent, à droite treize épisodes des enfances de la Vierge et du Christ, à gauche huit scènes de la Passion et quatre de la Résurrection, au centre le Couro nnement de la Vierge ; les quatre derniers renferment des figures d’anges. Ce programme iconographique ne présente pas de véritable originalité mais on peut noter deux scènes moins fréquemment représentées à l’époque, la Vierge travaillant dans le Temple et, en fin de cycle de la Résurrection, l’incrédulité de saint Thomas. Prédicateur érudit et réputé éloquent, Louis de Toulouse a vraisemblablement prononcé plusieurs sermons sur ces divers épisodes de la vie du Christ et de la Vierge. Il n’est pas étonnant que Louis, franciscain, ait fait don de sa chape à un couvent de l’ordre dominicain, celui de Saint-Maximin. Son église est située au-dessus du tombeau de Marie Madeleine, et c’est pour mieux protéger ce monument et organiser le pèlerinage drainé par les reliques que
le père de Louis, Charles II d’Anjou, venait de fonder le couvent. En 1279, alors prince de Salerne, il avait procédé à l’exhumation du corps de Marie Madeleine. Devenu roi de Naples et comte de Provence, il obtient en avril 1295 l’autorisation pontificale, et la construction peut commencer. Au cours de ses déplacements en Provence, sa terre natale, Louis voit sortir de terre le chœur de l’église. Partageant la dévotion familiale envers Marie Madeleine, comme en témoigne la petite effigie de la sainte placée au centre du fermail de sa chape, Louis a donc voulu participer à la dotation de la nouvelle fondation. Après sa canonisation, son frère le roi Robert de Naples demanda aux religieux du couvent de placer sous sa titulature une chapelle latérale. Tous les représentants ultérieurs de la maison d’Anjou, jusqu’au roi René, continueront à favoriser la poursuite de la construction, venant sur place vénérer les reliques de Marie Madeleine ; nul doute qu’ils ne se soient également fait présenter le vêtement d’apparat qui avait appartenu à un saint membre de leur lignée.
SOURCES MANUSCRITES Inventaires des objets précieux conservés au couvent de Saint-Maximin, en 1504, 1505 et 1506 ; registre provenant de la Cour des comtes de Provence, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, B. 1226, n° 150 (inventaire de 1504) ; Fichier des Objets classées, ministère de la Culture, département du Var, Saint-Maximin, basilique.
58 ; id., 1862, p. 72 ; id., 1867, p. 647 ; Bertrau, 1897, p. 79-86) et XXe (Braun, 1907, p. 340 ; Migeon, 1909, p. 158 ; Algoud, 1922, p. 313-318 ; Thoby, 1959, p. 168–169 ; id., 1969, p. 88 ; Lafontaine-Dosogne, 1965, p. 37, 132 ; Enaud, 1969, p. 6 ; Brel-Bordaz, 1982, p. 123-125, 142-147 ; Schorta, 1998, p. 249) ; Monuments historiques, Base « Palissy », 1992, n° PM83000723 (http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/dapapal_fr).
BIBLIOGRAPHIE Nombreuses publications des érudits locaux du XIXe siècle (abbé Faillon, 1865 ; chanoine Albanès, 1877, p. 291, 304 ; id., 1880 ; Rostan, 1885 ; id., 1886 ; id., 1889 ; id., Inventaire, p. 95 ; De Farcy, 1890, 116, pl. 40), et des spécialistes des textiles médiévaux aux XIXe (De Linas, 1857, p. 51-
EXPOSITIONS Exposition universelle, 1867, Paris, n° 2293 ; Trésors des églises de France, Paris, 1965, n° 642, pl. 156 ; 800 Jahre Franz von Assisi. Franziskanische Kunst und Kultur des Mittelalters, Krems-Stein, 1982, n° 16.04 ; L’Europe des Anjou, Fontevraud, 2001, n° 68.
MARIE-CLAUDE LEONELLI
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13 Chape de la Passion
Dans la seconde moitié du XIIIe et dans la première moitié du XIVe siècle, on trouve partout en Europe d’admirables chapes et ornements liturgiques que les inventaires désignent sous le terme d’opus anglicanum, littéralement « travail anglais », produits de brodeurs londoniens. Il faut noter que le Sud-Ouest français était spécialement bien pourvu en la matière en raison de la domination anglaise à Bordeaux. Parmi ces admirables broderies, se distingue par sa préciosité et par sa richesse dans le décor la chape dite de la Passion, conservée dans le Trésor de la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges. Comme dans la Chape de Saint-Dominique de Bologne (Bologne, Museo Civico Medievale, inv. no 2040 ; voir la notice dans ce catalogue), le décor est placé selon une composition rayonnante afin que la broderie soit lisible de dos et de face lorsque le vêtement est porté. Parmi un décor végétal et zoomorphe se détachent des scènes de la Passion et des figures de prophètes inscrites dans des médaillons. Le fond or présente une ornementation de quartefeuilles avec des lions, des aigles déployés et des animaux fantastiques dans leurs intervalles ; un motif se répète, celui de feuilles de lierre jaillissant d’une tige centrale. Le cadre géométrique entourant les scènes et les figures est ici formé de palmes. Elles dessinent les médaillons circulaires et ovales reliés entre eux par des ovales plus petits, décorés d’oiseaux, et délimitent ainsi un espace octogonal où se déroulent des épisodes de la Passion. Les mammifères se trouvent aux points de rencontre des médaillons. La rangée axiale de la Chape est occupée par les scènes suivantes de bas en haut : l’Ascension, la Pentecôte, le Couronnement de la Vierge. Les médaillons circulaires et ovales sont habités par des figures de prophètes, de rois et d’anges. Dans les petits médaillons ovales sont inscrits trente-trois oiseaux d’espèces différentes. L’intérêt pour la description naturaliste des oiseaux et du feuillage est caractéristique de l’art anglais des années 1280-1310, il est donc tout à fait probable que la Chape de la Passion date de cette époque (Morgan, 1994, p. 304).
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Broderie sur deux toiles de lin, point couché rentré et retiré, point fendu, point de Boulogne, fils de soie (trois bleus, trois verts, deux kaki, cinq marron, un rouge, deux roses, un noir et a priori deux blancs, tous retors à très faible torsion de sens S, de deux bouts), filés or et argent (enroulant S, âme de soie S) tenus au revers par un fil de lin (retors S de deux bouts). Angleterre, vers 1300 H. 138,5 cm x l. 290,5 cm. Classée au titre des Monuments historiques en 1901 Saint-Bertrand-de-Comminges, trésor de l’ancienne cathédrale Notre-Dame
Stylistiquement, les personnages sont proches de l’enluminure anglaise contemporaine. Ils sont remarquables par leur caractère concret et par l’attention portée aux détails réalistes. La composition du cycle et le choix des images ont été, de toute évidence, mûrement médités. Il est vraisemblable que cette somptueuse chape, avec son programme illustratif élaboré, a été un modèle iconographique pour d’autres broderies un peu plus tardives vraisemblablement réalisées en Languedoc, tel le Parement d’autel du musée Paul-Dupuy de Toulouse, datable vers 1340. La recherche de réalisme délibéré, la force des gestes et l’expression des visages (tous connotés par des traits marqués et presque caricaturaux) dans la Dérision et dans la Flagellation de la Chape de la Passion ont en effet leur répondant presque exact dans la Flagellation du Parement de Toulouse où se retrouvent la même tension douloureuse et la même recherche de l’expression. Iconographiquement, un autre rapprochement significatif est fourni par la scène des Saintes Femmes au tombeau : les trois femmes, à gauche, et l’ange, assis à droite au bord du sépulcre vide occupant la partie centrale de la composition, présentent la même position dans les deux cas. Il est intéressant de noter aussi que cette même iconographie se retrouve, presque identique, dans la Chape de saint Louis conservée dans la sacristie de la basilique Sainte-Marie-Madeleine à Saint-Maximin dans le Var, datable à la fin du XIIIe siècle (voir la notice dans ce catalogue). On suppose que la Chape de la Passion et l’autre chape conservée à Saint-Bertrand-de-Comminges, dite Chape de la Vierge, elle aussi exceptionnelle, ont été données à la cathédrale par le pape Clément V (1305-1314) en 1309, à l’occasion de sa visite pour la translation des
reliques de saint Bertrand (Morgan, 1994, p. 304). Toutefois, les recherches détaillées d’O. Brel-Bordaz ne présentent pas de documents où l’on mentionne en cette année la donation de chapes. Par conséquent, la date de 1309 n’est pas entièrement sûre (Morgan, 1994, p. 304). Mais il semble tout à fait probable que ces magnifiques chapes ont été des présents de Clément V, évêque de Comminges (1295-1300), puis archevêque de Bordeaux (1300-1305) avant de devenir pape. On ne peut pas exclure aussi la possibilité qu’il les ait rapportées de Rome comme cadeau du pape Boniface VIII (1295-1303). Dans ce cas-là, l’une de ces chapes serait le nº 881 de l’inventaire du trésor de Boniface VIII, décrite dans ce document comme comportant des figures de saints, d’oiseaux et d’animaux. Mais la Chape de la Passion contient des scènes de la vie du Christ qui ne sont pas mentionnées dans l’inventaire. De ce fait , on ne peut pas accepter l’identification de la Chape de la Passion avec celle citée dans cet inventaire. On ne peut donc pas identifier les deux chapes de Saint-Bertrand-de-Comminges avec les items de l’inventaire pontifical de 1311. Il est certainement possible qu’entre 1311 et la mort de Clément V, en 1314, certains objets du trésor pontifical aient été portés à Avignon depuis Pérouse. Le premier inventaire avignonnais remonte à 1314, l’année de la mort de Clément V. Dans ce dernier inventaire sont mentionnés dix-sept exemplaires d’opus anglicanum, décrits brièvement. Il est seulement mentionné une chape rouge : « unum pluviale rubeum cum frixio anglicano bene largo ». La Chape de la Vierge de SaintBertrand-de-Comminges est bien en samit rouge, mais si l’objet de l’inventaire de 1314 était cette chape, il serait surprenant qu’on ne mentionne pas les figures qui la caractérisent. Pour ce qui concerne les autres chapes mentionnées dans l’inventaire, on parle de figures mais ces chapes ne sont pas dites « opere anglicano ». L’inventaire qui les mentionne a été rédigé en 1314, peu après la mort de Clément V. Dans son testament, on ne parle pas de donations de vêtements faits par le pape à la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges et il semble improbable que son successeur, Jean XXII (1316-1334), les ait offerts à la cathédrale (Morgan, 1994, p. 304). Tout cela montre bien la difficulté de trouver des preuves exactes des donations des papes et d’identifier les items des inventaires avec des objets existants. Cependant la cathédrale de SaintBertrand a joui de grandes libéralités de la part du pape Clément V et il est tout à fait possible, sans que toutefois les archives l’attestent, qu’il ait commandé deux chapes à Londres et les ait offertes à la cathédrale. MARIA ALESSANDRA BILOTTA
Lors de notre intervention de conservation-restauration de la Chape de la Passion de Saint-Bertrand-de-Comminges en 2001, le dédoublage et donc l’accès au revers et l’examen de l’endroit ont permis quelques observations techniques. LES DIMENSIONS Si la ligne supérieure présente ses limites initiales alors que les motifs sont tronqués, il n’en est pas de même du contour courbe qui a été coupé à vif et amputé de au moins 15 cm de broderie ; le vêtement porté avait dû s’user en frottant au sol. LES SUPPORTS Deux toiles de lin de contextures proches sont superposées pour augmenter la rigidité et permettre une plus grande précision à l’aiguille du brodeur qui les traverse. Celle du dessus est de coloris légèrement ocre, celle du dessous est plus grise. Si l’on ne peut avoir une vision d’ensemble de la toile de la face couverte de broderie, il est plus aisé, sur l’envers, d’en déterminer l’organisation : la lisière est utilisée tout au long du bord droit de la Chape (lisière avec une cordeline), puis trois autres bandes se succèdent pour terminer le demi-cercle ; ces bandes sont parfois allongées de morceaux (soit quatre bandes et trois morceaux aux contours aléatoires) à leurs extrémités. Elles sont unies de coutures bord à bord faites au point de surjet d’un gros et solide fil cellulosique. Il est remarquable de noter une grande désorganisation de l’orthogonalité des fils de chaîne et de trame. Ces sept morceaux de toile comptent de 17 à 21 fils par cm en chaîne et de 17 à 22 fils par cm en trame, se rapprochant de la toile de la face (20 et 21 fils en deux bandes, a priori). Tous ces fils simples présentent une torsion en sens Z. LE TRACÉ PRÉPARATOIRE Un tracé préparatoire très couvrant est lisible à l’emplacement des usures de broderie et permet aujourd’hui la lecture des motifs disparus (ces encres ont transpercé les deux toiles) ; des intensités subtiles de bleus, rouges-rosés, ocres et noirs semblent avoir été une réelle peinture, guide pour le brodeur qui disposait cependant d’une gamme chromatique bien plus étendue d’au moins 21 couleurs. Il ne semble pas y avoir eu corrélation systématique entre les teintes du tracé peint et les fils employés, car on trouve une ocre claire indifféremment sur une encre rose ou noire.
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LES FILS DE BRODERIE ET LEURS COLORIS Dix-neuf couleurs de soie, un or et un argent sont mis en œuvre pour dessiner ce complexe décor de personnages et d’animaux. Si le filé or est conservé, il n’en est pas de même du filé argent qui ne perdure qu’à l’état de traces (jambière du soldat du Baiser de Judas). Les coloris très clairs utilisés sur les carnations (et la nappe de la Cène) et le noir sont lacunaires. Plus inhabituel, le rose foncé (oiseau audessus de l’Entrée à Jérusalem), le rose clair (bas du manteau de saint Jean dans la Cène) et le bleu très clair (carnation des visages du Baiser de Judas) ont en partie disparu. Ces dégradations sont certainement dues aux teintures et aux colorants ainsi qu’à l’exposition trop prolongée de cette œuvre.
Fig. 1 Chape de la Passion, Saint-Bertrand-de-Comminges, trésor de l’ancienne cathédrale Notre-Dame (© Jean-François Peiré)
LES POINTS DE BRODERIE Un point fendu remarquablement court et fin est utilisé sur la quasitotalité des motifs polychromes (de 1 à 1,5 mm de long et deux rangées par mm) ; disposé en spirale, il accroît l’impression de relief et confère un modelé particulièrement réaliste, notamment pour un rendu expressif des visages. A contrario, le point de Boulogne est usité pour quelques motifs architecturaux traités en aplats ; très couvrant et rapide de fabrication, il est fragile et a en grande partie disparu. Le point couché rentré et retiré fixe les filés métalliques et couvre la totalité du fond, qui devient une plaque d’or façonnée. La disposition des points dans des directions perpendiculaires produit des contrastes de lumière et d’ombre qui donnent l’illusion du relief tout comme les gaufrures de certains triptyques
médiévaux. Ici se dessinent dans de petits quadrilobes à redents des aigles aux ailes éployées et des léopards passants à gauche. Si les scènes de la Passion, les Prophètes et les Rois sont axés en rayon autour du Couronnement de la Vierge, les animaux et le fond or sont parallèles ou perpendiculaires à la ligne droite du bord de la Chape.
« Palissy », 1992, n° PM31000598 (http://www.culture. gouv.fr/public/ mistral/dapapal_fr, consultée le 2 janvier 2012) ; Morgan, 1994, p. 304.
ISABELLE BÉDAT
EXPOSITIONS 20 siècles en cathédrales, 2001 ; Art and Court, France and England, 1972 ; Trésors des églises de France, 1965.
BIBLIOGRAPHIE Christie, 1938, nº 66 et nº 67, pl. LXXVI-LXXX ; King, 1963, p. 22 ; Brel-Bordaz, 1982, p. 62 à 73, p. 117, p. 147-152 ; de Farcy, 1890, p. 125126, pl. 52, note 1 ; Müller-Christensen et Schuette, 1963, p. 9, 11, 15 ; Base
RESTAURATIONS RÉCENTES 2001, intervention de conservation-restauration, Isabelle Bédat, Toulouse. 1964, intervention de restauration, Margarita Classen Smith, Vanves. C’est alors que le chaperon visible dans l’ouvrage de Louis de Farcy a été réintégré à l’ensemble d’où il avait été prélevé.
LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY
MARIA ALESSANDRA BILOTTA
Le Parement d’autel du musée Paul-Dupuy et son contexte artistique : analyse stylistique et iconographique* Les tissus brodés ont joué au Moyen Âge un rôle d’une extraordinaire importance dans le contexte de la liturgie religieuse, surtout en relation avec l’Eucharistie. En effet, à cette époque, certains autels n’étaient recouverts de tissus que pour des circonstances liturgiques précises, sinon ils étaient littéralement dépouillés de leurs ornements1. Malheureusement, les tissus brodés médiévaux conservés jusqu’à aujourd’hui sont très peu nombreux, ce qui donne au Parement d’autel brodé conservé au musée Paul-Dupuy de Toulouse une importance tout à fait considérable. En 1984 la somptueuse broderie a été soigneusement restaurée par la Fondation Abegg de Riggisberg (Suisse) et cette minutieuse restauration nous permet d’apprécier aujourd’hui cette admirable œuvre textile à sa juste valeur (voir la contribution de Christine Aribaud dans ce catalogue) 2. Le Parement mesure à présent 265 cm de longueur sur 88 cm de hauteur et l’on aperçoit clairement qu’autrefois il a été sévèrement mutilé sur toute sa hauteur du côté droit pour des raisons qui nous restent inconnues : en effet, à droite, au moins quatre quadrilobes et donc huit scènes ainsi que les deux anges de la partie supérieure ont été éliminés. Le programme iconographique est tiré du cycle christologique avec, au centre, des scènes de la passion du Christ, auxquelles s’ajoutent des scènes extraites de la vie de saint François d’Assise (voir la contribution de Chiara Frugoni dans ce catalogue) et la représentation de plusieurs martyrs3. Les scènes, vingt-six au total, figurées sur un fond or, se disposent sur deux registres superposés et s’inscrivent dans un délicat décor architecturé de quadrilobes à redents. Tout autour des médaillons se disposent des encadrements étroits formés de motifs disposés géométriquement à la manière d’un dallage. L’analyse technique du Parement, menée par C. Aribaud, a mis en évidenc e une broderie sur un support de deux toiles de lin unies par des fils de soie brun-rouge, en lignes verticales. Dans les parties usées on peut apercevoir la trace d’un dessin soigné et très fini, exécuté à l’encre brune, qui heureusement a résisté aux essais du lavage. Le fond est travaillé en fils d’or4, tandis que les fils de soie polychromes sont travaillés au point fendu tourné en spirale pour les visages et les drapés en particulier5. Cette technique caractérise l’opus anglicanum, c’est-à-dire la broderie anglaise destinée essentiellement aux ornements liturgiques et échelonnée des XIe-XIIIe siècles
jusqu’au XVIe siècle6, mais aussi les broderies exécutées selon cette manière en France, en Allemagne et en Italie7. En effet, bien que le type de la technique utilisée dans le Parement du musée Paul-Dupuy remonte indubitablement à des sources septentrionales, précisément anglo-saxonnes, certains aspects du style des illustrations nous ramènent, comme l’avaient déjà remarqué C. Aribaud et M. Durliat8, dans le Midi, et plus précisément dans la région toulousaine. Les types humains dans les encadrements architecturaux sont révélateurs du tempérament profond et méridional de l’artiste qui a conçu le cycle iconographique du Parement d’autel de Toulouse : solidement implantés dans leur univers, ce sont des personnages aux gestes incisifs, au rythme lent, bien souvent perdus dans un rêve intérieur. La tension dramatique et la recherche délibérée du pathétique sont visibles dans une scène douloureuse comme la Crucifixion, imprégnée d’une atmosphère d’émotion à la fois recueillie et explicitement exprimée, ainsi que le montrent les larmes de saint Jean (comme celles qui, vraisemblablement, coulaient sur le visage de la Vierge, aujourd’hui malheureusement illisible). Cette discrétion dans l’expression des sentiments n’exclut pas la gesticulation qui se charge, toujours dans la Crucifixion, d’une évidente tension dramatique. Cette humanité est traitée avec beaucoup de réalisme, chez les personnages masculins surtout, incarnés, plastiques, avec leur tête carrée aux pommettes saillantes. On note aussi une façon ornementale de traiter les barbes et les chevelures. Certains de ces personnages ont des traits d’un naturalisme énergique, tels les bourreaux de la Flagellation où le poignant Christ, rétracté sous les coups des bourreaux, dans un contrapposto accentué, contraste avec la rigidité verticale de la colonne. Ces figures très caractérisées évoquent les personnages nerveux et dynamiques des broderies anglaises telles que la Chape de Saint-Dominique conservée au Museo Civico de Bologne (inv. n° 2040 ; voir notice), datable au premier quart du XIVe siècle. Dans le Parement de Toulouse, les physionomies pleines de caractère se retrouvent aussi dans les visages féminins. L’artiste révèle un goût manifeste pour les représentations anatomiques qu’il interprète avec sensibilité, tel le Christ de la Crucifixion. Cette robustesse de formes propre aux personnages est amplifiée par les lourds tissus aux plis cascadants dont ils sont revêtus. Le vocabulaire ornemental des architectures et le goût
Fig. 1 Diptyque de la Vierge glorieuse, ivoire, Paris, 2e quart du XIVe siècle (Baltimore, Walters Art Gallery, inv. 71276) (© Baltimore, Walters Gallery) LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY | 127
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MARIE-PIERRE CHAUMET-SARKISSIAN
Du couvent au musée : histoire du Parement dans les collections toulousaines Le terme de chef-d’œuvre ne semble plus avoir de sens, tellement il a été galvaudé. Pourtant, le Parement d’autel aujourd’hui conservé au musée Paul-Dupuy fait partie de ces œuvres d’exception, tant pour leur rareté que pour leur beauté individuelle. Malgré un état de conservation lacunaire, il se dégage de cet ensemble une indéniable harmonie donnée par la subtile distribution des couleurs, le parfait équilibre des formes et l’expression d’un profond sentiment de douleur. Cependant le mystère de ses origines demeure entier. Pour qui fut réalisée cette broderie ? Dans quel édifice étaitelle conservée ? Comment est-elle parvenue jusqu’à nous ? Aucun document n’a pu jusque-là éclairer l’énigme de l’origine du Parement d’autel. Conservé durant la première moitié du XIXe siècle à la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, il provient certainement d’un édifice toulousain. En effet, on sait que l’église métropolitaine, comme les autres églises de la ville, avait récupéré quelques vestiges des couvents désaffectés après la Révolution française1. Quant à la nature de ce couvent, elle est facilement identifiable grâce à la présence d’une iconographie nettement franciscaine intégrée au cycle christologique. Néanmoins, Toulouse comptait au XIVe siècle plusieurs établissements émanant de la règle de saint François, celui des Cordeliers2, celui des Clarisses mais aussi des communautés de laïcs3. Dans un premier temps, les auteurs les plus anciens se sont plutôt orientés vers le couvent des Clarisses en raison de la place centrale occupée dans la composition de l’ouvrage par leur fondatrice, Claire, en dessous de la Vision du char de feu. Toutefois, la présence de la sainte s’intègre aussi naturellement dans l’histoire de saint François. Elle témoigne des liens qui unissent les deux communautés et met en lumière la transmission et la diffusion de la spiritualité franciscaine. Par ailleurs, une commande d’une telle importance aurait-elle pu être soutenue par un autre couvent que celui des Cordeliers, dont la richesse est perceptible dans ses différents vestiges, dont les plus spectaculaires demeurent les sculptures de la chapelle de Rieux4 ? Le procès-verbal réalisé en 1562 après le sac de l’édifice par les huguenots confirme l’abondance des ornements. Dans cet inventaire est, entre autres, signalé « ung autre beau drap que l’on metoit au devant du retable dud. grand autel ou il y avoit diverses ymages faictes en bordeure et perfiluré5 de grand pris que l’on tendoit avecques deux grands chapeaulz faictz en forme
de chandelier que lesd. Huguenaulz en ont aussi emporté »6. Sans que l’on puisse affirmer qu’il s’agisse du même objet, cette description correspond tout au moins à un ornement semblable au Parement du musée Paul-Dupuy, qui aura d’une manière ou d’une autre échappé aux destructions iconoclastes. À une date inconnue, le Parement d’autel rejoint la cathédrale, où sa présence est attestée dans la première moitié du XIXe siècle. Il sert alors à orner la chaire à prêcher située dans la nef, en donnant toute la solennité nécessaire au simple et austère édicule de bois parfaitement visible sur un dessin de la fin du XVIIIe siècle de B. Benazet conservé au musée du Vieux-Toulouse (fig. 1). Celle-ci fait ensuite l’objet de remaniements et présente une structure plus complexe sur les dessins et gravures de la première moitié du XIXe siècle. Entre 1840 et 1842, une nouvelle chaire est construite. Dessinée par Auguste Virebent, elle est abondamment sculptée et rend de fait obsolète le recours à la vieille broderie (fig. 2). Celle-ci est alors remisée « dans un garde-meuble obscur et poussiéreux de la cathédrale »7. Toutefois, c’est justement au moment où elle perd sa fonction religieuse qu’elle attire l’attention, voire la convoitise, des érudits locaux. Ainsi, dès 1844, le collectionneur Jules Soulages est autorisé par le bureau des marguilliers à venir voir « la tapisserie qui couvrait l’ancienne chaire, regardée par [M. de Soulages] comme un objet précieux qu’il désirerait posséder »8. Souhaite-il réaliser cette acquisition pour son propre compte ou pour celui de la Société archéologique du Midi de la France dont il est membre ? En effet, par la suite, les négociations seront conduites par cette association qui œuvre activement non seulement à la connaissance de l’histoire et de l’art de la région toulousaine mais soutient par ses conseils et ses réseaux les acquisitions du musée de la ville. La tapisserie est sans doute confiée à la Société archéologique par l’abbé Bergès, vicaire général, peu de temps avant sa mort en juillet 18519, mais les tractations sur son statut vont perdurer quelques années encore, peut-être ralenties par les changements politiques de l’époque. En effet, même si c’est la Société archéologique qui conduit l’affaire, la ville de Toulouse est directement impliquée puisque c’est elle qui doit dédommager la fabrique en procédant à l’envoi de tableaux10. Ces négociations n’aboutiront qu’en 1855, lorsque le conseil de fabrique acceptera l’échange contre « un grand tableau représentant le mariage de la Ste Vierge & de St Joseph que l’administration municipale donne à la cathédrale »11.
Fig. 1 Bernard Benazet, Intérieur de la cathédrale Saint-Étienne, Toulouse, 1791. Toulouse, musée du Vieux-Toulouse, inv. 69.13.1 (© Toulouse, musée du Vieux-Toulouse. Photo Jérôme Kerambloch) Fig. 2 E. Georges, Intérieur de Saint-Étienne de Toulouse, estampe, Toulouse, 1874. Toulouse, musée Paul-Dupuy, inv. 2121 (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Patrice Lefort) LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY | 137
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Fig. 3 Exposition internationale de la Société de géographie de Toulouse, Toulouse, 1884. Plaque négative au collodion. Toulouse, Muséum d’histoire naturelle, Fonds Trutat, A 014 (© Toulouse, Muséum d’histoire naturelle) 138 | LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY
Fig. 4 Exposition internationale de la Société de géographie de Toulouse, Toulouse, 1884, détail. Plaque négative au collodion. Toulouse, Muséum d’histoire naturelle, Fonds Trutat, A 014 (© Toulouse, Muséum d’histoire naturelle)
CHIARA FRUGONI
Franciscan Iconographic Themes in the Altar Hanging of Toulouse. An Overview* If we are to understand the iconographic program of the Toulouse altar hanging1, we need to bear in mind its destination. In an altar table there is a special receptacle for the relics of martyrs; on an altar table, the priest celebrates the sacrifice of Christ, really present as body and blood in the Eucharistic celebration. Hence the embroidered cycle begins with the birth of Mary, she who will be worthy to receive the redeemer in her own womb, having been conceived and born unstained by original sin (whence the feast of the immaculate conception of the Virgin), and lays out before our gaze the whole span of the saviour’s lifetime on earth, with particular emphasis on his passion, which ends with his glorious return to heaven, and the dissemination, over time, of the gift of eternal salvation through the apostles, sanctified by the flames of the Pentecost2. In the seven whole rhombuses inset between the upper and lower registers of quadrilobes, several great exemplars of martyrdom flank the central episode of Saint Francis on the chariot of fire: John the Baptist baptizing Christ in the Jordan; Stephen at the moment of his lapidation in the presence of Paul, as yet unconverted; Peter, tonsured because he was the initiator of the Church on earth, nailed to the cross head down; Paul being decapitated and simultaneously handing back her kerchief, post mortem, to the astonished Plautilla3; John the Evangelist immersed in the cauldron of boiling oil. The beheading of John the Baptist is not among the martyrdoms represented because, I think, it would have created a visually cumbersome doublet of the beheading of Paul. Taking that into account, there is nothing incongruent about the sequence of holy martyrs on view in these rhombuses. The lower register of quadrilobes picks up the narrative (assuming that the upper register ended with Christ before Pilate), by illustrating the passion of Christ4 with his flagellation. The proximity of the quadrilobe of Francis’ stigmatization to the one of Christ’s flagellation is a way of implying that the miracle of the stigmata was also a martyrdom of a special kind, mirroring the martyrdom undergone by the redeemer on the cross. (The half-rhombus immediately above contains Francis’ sermon to the birds, his second most-celebrated miracle). In the strip of half-rhombuses that create a picture-frame effect along the bottom of the hanging, we find yet more holy martyrs
depicted. Starting from the left: Catherine of Alexandria with the wheel, Lawrence on the red-hot grating, the apostle Andrew5 with his cross; and then, after the interlude of Saint Michael archangel and the dragon, Clare of Assisi greeted by Francis at the church of Porziuncola, James Major, and Bartholomew already completely flayed and yet preaching indomitably to the crowd. Saint Michael and Saint James flank, and enhance the prominence of, Francis and Clare, who are positioned at the center of the hanging. Bonaventure writes in the Legenda maior (1266) that Francis “had special devotion and love for the blessed Archangel Michael, who has the task of presenting souls to God, on account of his fervid zeal for the salvation of all the faithful”6. The mysterious encounter with the seraph on Mount Verna also occurred, the biographer records, “during a lenten fast in honor of Saint Michael Archangel”7. Saint James Major with the staff and hat of a pilgrim, invoked by two pilgrims8, brings to mind Saint James of Compostella, a place cherished by Francis9 and by Clare, who dispatched her dear friend Bona di Guelfuccio there at her own expense10. The apostle’s pilgrim garb also brings to mind the manner in which Francis chose to spread his evangelical message: after a shipwreck kept him from fulfilling his wish to go to Syria, “leaving the sea, he began to go as a pilgrim on land, sowing the seed of salvation and gathering an abundant harvest of good fruits”11. I advance a hypothesis at this point that requires some background. The bishop of Toulouse, elected in 1296, was Louis of Anjou (1274–1297), who became a Franciscan after renouncing the crown of the Kingdom of Naples in favor of his brother Robert, and was canonized in 1317 by Pope John XXII (Jacques Duèse), his counsellor while he was bishop of Toulouse. Guillaume Catel, in his Mémoires de l’Histoire du Languedoc (1633), records that in the sacristy of the no-longer-extant “église des Cordeliers”, from which the hanging very probably came, there were preserved, in addition to a thorn from Christ’s crown, “part of the hand, the mantle, the habit and a few episcopal ornaments of Saint Louis of Anjou”. This information was reported by Friar Francesco Gonzaga in his book De origine Seraphicae Religionis Franciscanae (1587)12. Anthony of Padua (canonized in 1232) preached more than once in the church, which contained a chapel named after him13. The saint resided at Toulouse, where he also
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Les thèmes iconographiques franciscains du Parement d’autel de Toulouse Une vue d’ensemble* Si l’on désire comprendre le programme iconographique du Parement d’autel de Toulouse1, il est nécessaire de tenir compte de sa destination. Dans une table d’autel, un réceptacle particulier est prévu pour les reliques des martyrs ; sur une table d’autel, le prêtre célèbre le sacrifice du Christ, réellement présent en chair et en sang dans la célébration eucharistique. Ainsi, le cycle brodé débute par la naissance de Marie, celle qui sera digne d’accueillir dans son ventre le Rédempteur dont la conception et la naissance n’ont pas été entachées par le péché originel (d’où la fête de l’Immaculée Conception de la Vierge). Il offre ensuite à notre regard le passage du Sauveur sur terre sur toute sa durée, avec une importance particulière accordée à la Passion, qui se termine par son retour glorieux au Ciel et la transmission, au fil du temps, du don du Salut éternel par l’intermédiaire des apôtres, sanctifiés par les langues de feu de la Pentecôte2. Dans les sept losanges entiers placés entre les registres supérieur et inférieur de quadrilobes, plusieurs exemples importants de martyres encadrent l’épisode central de saint François sur le char de feu : Jean-Baptiste baptisant le Christ dans le Jourdain ; Étienne au moment de sa lapidation en présence de Paul qui n’est pas encore converti ; Pierre portant la tonsure parce qu’il fut le créateur de l’Église sur terre, cloué à l’envers sur la croix ; Paul que l’on décapite et qui en même temps rend, après sa mort, son mouchoir à Plautilla étonnée3 ; Jean l’Évangéliste plongé dans le chaudron empli d’huile bouillante. Si la décapitation de Jean-Baptiste ne figure pas parmi les épisodes de martyre représentés c’est parce que, selon moi, elle aurait provoqué un doublon visuellement dérangeant avec la décapitation de Paul. Au regard de cela, rien n’apparaît choquant dans la série des saints martyrs de ces losanges. Le registre inférieur de quadrilobes démarre le récit (si l’on tient que le Christ devant Pilate terminait le registre supérieur) en illustrant la passion du Christ 4 par sa flagellation. La proximité du quadrilobe de la stigmatisation de François de celui de la flagellation du Christ est une manière de sous-entendre que le miracle des stigmates fut également un martyre d’un type particulier, reflet de celui subi par le Rédempteur sur l a croix (le demi-losange placé juste au-dessus renferme le sermon de François aux oiseaux, son deuxième miracle le plus célèbre). Sur la rangée de demi-losanges donnant l’impression de constituer un cadre au bas du Parement d’autel, d’autres saints martyrs sont représentés. En partant de la gauche : Catherine d’Alexandrie et la roue, Laurent sur son gril chauffé au rouge, l’apôtre André 5 et sa croix ; et puis, après l’intermède de l’archange saint Michel et du dragon, Claire d’Assise accueillie par Francis à l’église de la Portioncule, Jacques le Majeur et Barthélemy déjà entièrement écorché et, indomptable, prêchant pourtant à la foule. Saint Michel et saint Jacques encadrent et mettent en exergue François et Claire, placés au centre du Parement. Dans la Legenda maior (1266), Bonaventure écrit que François « avait une dévotion et un amour particuliers pour l’archange Michel, à qui revient la tâche de présenter les âmes à Dieu, en raison de son zèle ardent pour le salut de tous les fidèles »6. La mystérieuse rencontre avec le séraphin du mont Verna se produisit également, rapporte le biographe, « pendant un long jeûne en l’honneur de l’archange saint Michel »7. Invoqué par deux pèlerins8, saint Jacques le Majeur équipé du bourdon et du chapeau de pèlerin rappelle Saint-Jacques-de-Compostelle, un endroit chéri par François9 et par Claire, laquelle y envoya à ses frais sa chère amie Bona di Guelfuccio10. La tenue de pèlerin de l’apôtre rappelle la manière choisie par François pour répandre son message évangélique : après qu’un naufrage l’eut empêché de réaliser son désir de se rendre en Sicile, « délaissant la mer, il entreprit de voyager sur terre tel un pèlerin, répandant la semence du salut et obtenant une abondante récolte de bons fruits »11.
Je propose ici une hypothèse qui demande quelques précisions concernant le contexte historique. L’évêque de Toulouse, élu en 1296, était Louis d’Anjou (12741297), qui devint franciscain après avoir renoncé à la couronne du royaume de Naples en faveur de son frère Robert et fut canonisé en 1317 par le pape Jean XXII (Jacques Duèse), son conseiller alors qu’il était évêque de Toulouse. Guillaume Catel, dans ses Mémoires de l’Histoire du Languedoc (1633), indique que dans la sacristie de l’« église des Cordeliers », aujourd’hui disparue et d’où provient probablement le Parement, étaient conservés, outre une épine de la couronne du Christ, « une partie de la main, le manteau, l’habit et quelques ornements épiscopaux de saint Louis d’Anjou ». Ces informations furent reprises par le frère Francesco Gonzaga dans son ouvrage De origine Seraphicae Religionis Franciscanae (1587)12. Antoine de Padoue (canonisé en 1232) prêcha plus d’une fois dans l’église, dont une chapelle a porté son nom13. Le saint habitait Toulouse, où il enseignait également la théologie14 ; sur le territoire de la ville (in partibus Tholosanis), il réussit à obtenir d’une mule affamée qu’elle délaisse son fourrage pour s’agenouiller et adorer l’hostie consacrée. Ce miracle conduisit un « hérétique particulièrement perfide » à croire de nouveau au miracle de la transsubstantiation, qu’il avait précédemment nié. John Peckham en fait le récit dans la vie de saint Antoine, connue sous le nom de Benignitas, qu’il composa vers 128015. Le 7 mars 1290, Nicolas IV accorda une indulgence à tous ceux qui visiteraient l’« église des Cordeliers » le jour de la fête de la Vierge Marie, de saint François et de saint Antoine, et pendant toute la période de huit jours qui suivait, indulgence qui fut renouvelée le 21 mars 129116. Il y a donc de bonnes raisons pour avancer que le dernier des demi-losanges disparus et un quadrilobe étaient dédiés aux deux autres grands saints franciscains, Antoine et Louis, qui tous deux avaient des liens indéniables avec Toulouse et en particulier avec notre église : si telle était vraiment la disposition, alors le Parement débutait et s’achevait par des saints franciscains. L’« église des Cordeliers » comportait vingt-six chapelles17, certaines ayant une double dédicace, dédiées à différents moments de la vie de la Vierge et à divers saints. On peut considérer que le Parement offre au prêtre et au fidèle un pieux « résumé » visuel de dévotions déjà exprimées dans l’édifice religieux : il suffira de citer les chapelles de l’Immaculée Conception, de sainte Anne, de la Nativité, des Mages (Les « Trois Sages » de la tradition anglophone sont ainsi désignés dans les langues romanes), de la Cène, de saint Joseph, la chapelle de la Présentation au Temple, mais aussi les chapelles de saint François, de saint Louis, de saint Antoine de Padoue, de sainte Claire et de sainte Catherine. Un retable à deux faces probablement peint vers 132218 par celui que l’on nomme le Maître de Paciano (fig. 2, 3) et provenant de San Francesco al Monte à Pérouse19 présente une thématique analogue à celle de notre Parement. Sur le côté du panneau faisant face au célébrant, l’archange saint Michel, Claire, François et l’apôtre Pierre sont représentés à partir de la gauche. Après la Madone à l’Enfant parmi les anges, le donateur et le bienheureux Egidius à ses pieds, la série reprend avec saint Paul, Louis de Toulouse, Antoine de Padoue et Marie l’Égyptienne. L’arrière du retable, qui fait face à l’assemblée des religieux, est occupé par des épisodes de la Passion débutant par le baiser de Judas et se terminant par la mise au tombeau20. De retour à Toulouse, je souhaite attirer l’attention sur un ou deux détails iconographiques intéressants de notre Parement avant d’entreprendre l’analyse des épisodes consacrés à François. En ce qui concerne la représentation de la Cène, on remarque des pains, des poissons, des verres et des cruches disposés sur
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la table. Seul Pierre, qui est aussi le seul à être tonsuré, tient à la main un couteau dont la lame est brodée en rouge et non en bleu comme les autres ; il s’agit peutêtre d’une allusion au tranchage de l’oreille de Malchus qui se produira sous peu. L’index tendu, il se tourne vers saint Jean pour lui demander de demander au Christ le nom du convive qui le reniera. Au premier plan, Judas reçoit le morceau de nourriture qui l’identifie comme étant le traître. Il est agenouillé, un tablier noué autour de la taille : la broderie est très endommagée à cet endroit, mais il paraît possible de distinguer une petite bourse ornée de perles vers le bas. Tout à côté de lui, se trouve une énorme cruche avec couvercle, allusion au lavement des pieds qui vient d’avoir lieu. Dans l’Évangile de Jean (13, 1-30), le Christ interrompt le repas et lave les pieds des apôtres, puis donne le pain à Judas et lui dit : « Ce que tu vas faire, fais-le vite. » Aucun des autres convives ne comprit pourquoi il lui dit ces paroles. Comme Judas était responsable de l’argent de la communauté, certains pensèrent que Jésus lui disait : « Achète ce qui est nécessaire pour cette fête » ou qu’il lui disait de « donner quelque chose aux pauvres ». « Dès qu’il eut pris le morceau de pain, Judas sortit. » Tous ces détails – la question posée par Pierre, le morceau de pain, le lavement des pieds, l’identification de Pierre comme celui qui trancherait plus tard l’oreille de Malchus, la mention de l’argent de la communauté confié à Judas – ne proviennent que d’une seule source, l’Évangile de Jean. Les tortionnaires du Parement ont tous des visages particulièrement horribles. Le bourreau à droite de la Crucifixion de saint Pierre est en outre coiffé d’un chapeau pointu, une indication désobligeante de sa judéité21, et porte des chausses rayées d’un genre également porté par ceux qui flagellèrent le Christ et sont une indication de méchanceté22. L’homme entretenant le feu à gauche du chaudron dans lequel est plongé Jean l’Évangéliste est bizarrement coiffé ou porte un chapeau ailé – emblème du démon ou en tout cas du mal23. Je remarque enfin que la couronne du Christ est verte et dépourvue d’épines, une iconographie typiquement française (les représentations les plus anciennes figurent sur les vitraux de la Sainte Chapelle à Paris, construite par Louis IX entre 1242 et 124624).
LE SERMON AUX OISEAUX ET LES STIGMATES La broderie du Sermon aux oiseaux a presque entièrement disparu, mais le dessin préparatoire reste clairement visible. Dans sa Vita beati Francisci de 12281229, Tommaso de Celano a pris soin d’énumérer les espèces qui constituent l’auditoire de ce sermon : « Des oiseaux de toutes sortes, colombes, corneilles et gibier d’eau »25. Dans la littérature médiévale, chaque espèce d’oiseaux représente un groupe social précisément défini. Dans un traité du XIVe siècle, Les Livres du Roy Modus et de la Royne Ratio, les laboratores de la société sont représentés par « des colombes, des corneilles, des oiseaux des champs et aquatiques »26. Le texte cité est peut-être postérieur à Tommaso da Celano, mais comme les auditeurs du sermon de François sont « exactement » les mêmes espèces d’oiseaux, on peut sans danger avancer que Tommaso utilisait un code symbolique bien connu pour suggérer que le sermon n’était pas destiné à des oiseaux ordinaires, mais à des travailleurs manuels, des paysans pour beaucoup. François, qui a passé sa vie à prêcher, n’est jamais représenté avec un auditoire d’êtres humains en face de lui. L’absence de toute foule humaine et son remplacement par des créatures ailées peuvent être interprétés comme un acte de censure pur et simple qui trahit les relations difficiles de l’Église avec un religieux d’un type particulier, qui continuait de ressembler beaucoup trop à un laïc. À l’époque de François, les laïcs qui demandaient la permission de prêcher essuyaient un refus de l’Église, qui considérait que seul le clergé était capable de faire face au défi d’expliquer les profondeurs des Saintes Écritures. Dans la Legenda maior (qui, rappelons-le, était la seule biographie de François dont les frères autorisaient la diffusion après 1266), Bonaventure ne précise pas quelles espèces d’oiseaux ont entendu le saint prêcher. Il nous offre une image apaisante de François s’adressant (ce n’est pas le moins du monde métaphorique) aux oiseaux du ciel plutôt qu’aux misérables de la terre27. L’iconographie a cependant conservé une trace révélatrice des détails énoncés par Tommaso de Celano ; en effet, dans nombre de panneaux, fresques et miniatures il est possible de reconnaître des oiseaux aquatiques, des hérons et des cigognes. Ils témoignent d’une compréhension parfaite de la signification du
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sermon de François. Un oiseau aquatique doté d’un long cou se détache sur notre Parement. Un compagnon est blotti aux pieds du saint, pratiquement sur le même plan que les oiseaux (François a souvent comparé ses frères à des oiseaux). Aussi les oiseaux auxquels s’adresse François dans cette scène sont-ils une allusion transparente à un auditoire humain. Pour que cela soit évident, il tient un livre entre ses mains, l’évangile sur lequel il fonde ses paroles, ou un exemplaire de la règle franciscaine28. Tout un quadrilobe est consacré au célèbre miracle des stigmates, qui jusqu’alors ne s’était jamais produit pour un être humain, à l’exception du Fils de Dieu. François lui-même n’y a fait qu’à peine allusion, mais différentes versions circulaient que ses biographes s’efforçaient d’harmoniser. Même le pape Grégoire IX, qui proclama la sainteté de François, n’a pas dit un seul mot des stigmates dans la bulle de canonisation du 16 juillet 1228, et il lui a fallu près d’une dizaine d’années pour changer d’avis puisque la première bulle en faveur des stigmates est de 1237. En bref, selon Tommaso da Celano, François vit un séraphin, un ange flamboyant doté de six ailes ; les stigmates, les clous de la chair et une blessure au flanc, apparurent petit à petit sur le corps de François, qui vit dans ces marques l’explication d’une vision qui lui était jusqu’alors incompréhensible. Mais selon Bonaventure, François remarqua au loin un séraphin, qui prit les traits du Christ lorsqu’il le vit de près, et ce fut cette apparition qui produisit les blessures des mains, des pieds et du côté du saint, dont le corps acquit ainsi un caractère divin. François, simplex et idiota, indifférent aux questions doctrinales et théologiques de l’Église, avait cessé d’être un modèle très à la page à l’époque de Bonaventure, car l’ordre franciscain était alors en grande partie composé de moines érudits dont certains occupaient une chaire universitaire à Paris ; la version du miracle des stigmates rapportée par la Legenda maior l’exaltait, mais elle l’enfermait dans une vitrine en cristal. Bonaventure affirmait que la sainteté de François était inimitable, du fait des stigmates qu’il avait reçus. Il était bien sûr le grand fondateur d’un ordre ayant connu un succès extraordinaire, mais il était convenu que les frères suivent, non pas son exemple, mais celui des saints plus conventionnels dont pouvait maintenant s’enorgueillir l’ordre, comme Antoine de Padoue dont la culture était fort grande. Sur le Parement de Toulouse, la composition des scènes révèle l’influence sur le dessinateur des deux cycles de fresques de la basilique d’Assise : l’influence de la fresque de la basilique inférieure est visible sur le séraphin du Parement, celle de la fresque de la basilique supérieure sur la représentation de François (fig. 4, 5). Sur la broderie toulousaine, le séraphin blond, en suspens avec en arrière-plan un pic rocheux pointu portant quelques arbres épars, a les deux ailes supérieures dressées verticalement derrière la tête et un visage imberbe légèrement tourné vers la gauche – détails que l’on retrouve point par point sur la fresque de la basilique inférieure peinte vers 1259 par le « Maestro di san Francesco ». Il est bien connu qu’à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, la construction de chapelles le long des murs de la nef de la basilique inférieure a mutilé toutes les scènes du cycle, et que de ce fait nous ne savons pas exactement de quelle façon François y était représenté. Pourtant, sur une miniature datant des environs de 128029, copie assez fidèle de deux des fresques de la basilique inférieure avant leur mutilation, le Sermon aux oiseaux et les Stigmates, François est représenté agenouillé sur la seconde d’entre elles. François ayant un genou relevé est une invention de « Giotto » qui fut aussi le premier, sur la fresque de la basilique supérieure, à relier par des traits de lumière les blessures du séraphin (dont les ailes sont la seule particularité angélique, son visage et son corps étant ceux du Christ) à celles de François. Les traits de lumière provenant des mains, des pieds et du côté parfaitement visible du rédempteur frappent les mains, les pieds et (une fente de son vêtement permet de le voir) le côté de saint François, montrant ainsi de façon frappante « la divination » de son corps en train de se produire30. Sur le panneau du début du XIVe siècle, signé Giotto, représentant François recevant les stigmates, provenant de l’église de San Francesco à Pise et conservé aujourd’hui au Louvre, le séraphin a les traits d’un Christ brun et barbu31 et, parmi ses ailes, à hauteur de ses hanches, volette un pagne rouge32. L’auteur du Parement de Toulouse a non seulement représenté François un genou levé, il a également relié la vision au corps du saint par des rayons. La broderie a disparu, mais le dessin préparatoire montre distinctement les traits
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CHRISTINE ARIBAUD
Fils, points et teinture : ressources et limites de l’étude technique
Le Parement d’autel de Toulouse est une absolue rareté1. Notamment parce qu’il a été brodé deux fois à cinq siècles d’écart. L’attention portée à ses deux mises en œuvre et à leur superposition a, de ce fait, permis une analyse technique poussée. Il a été accueilli en 19842 à la Fondation Abegg (Suisse)3 convoyé par Danielle Nadal4, alors restauratrice du musée, où la dérestauration de la broderie du XIXe siècle avait été envisagée, suite à un accord passé avec M. Alain Gruber, alors directeur de la Fondation. L’observation du Parement à Toulouse avait fait soupçonner une qualité telle que les techniques de restauration de référence de l’atelier de la fondation5, ses équipements d’avant-garde et les compétences de Mechthild Flury-Lemberg, alors sa directrice,6 seraient à même d’en mettre au jour le meilleur. Sur place l’observation longue, minutieuse et le repérage du travail médiéval par un système de calques grandeur nature ont permis de prendre la décision de la dérestauration radicale suivant un protocole extrêmement scrupuleux7. Cela a favorisé de facto l’attention portée à la technique de la broderie primitive : support, soies, dessin, etc. La publication qui s’ensuivit en témoigne8. Néanmoins ce travail considérable n’a pas apporté toutes les réponses aux questions des historiens. Car tel est le statut paradoxal de l’étude de la technique textile : d’un côté on peut détailler à l’extrême fils, points, armure et teinture, grâce à un outillage performant et des compétences très spécialisées, et d’un autre côté, on est en peine, le plus souvent, d’en tirer des conclusions même embryonnaires, aidant aux deux objectifs majeurs des historiens de l’art : la datation et la provenance ; une des causes du désintérêt de l’étude des textiles, dont la technique est aussi variée que complexe. Les textiles figuratifs trouvent néanmoins leur salut par le biais d’études iconographique9 et stylistique, les autres, font l’objet au mieux d’études sérielles à propos de tel ou tel motif ou ornement, au pire restent le plus souvent ignorés. Alors comment approcher la technique ? On manque d’historiens des techniques textiles10 au sens le plus large, entendue comme la mise en œuvre, les contraintes, les grandes étapes, les progrès de l’outillage, les conditions sociales du travail, leurs conséquences stylistiques – on l’oublie trop souvent. Il est ainsi très révélateur que toute notice de broderie comporte une partie descriptive (fiche d’identification) et une partie analytique (commentaire). Généralement, la
technique occupe la première place tandis que l’approche stylistique et iconographique constitue la seconde. L’historiographie du Parement d’autel du musée Paul-Dupuy s’inscrit dans ce constat.
USAGES DU DESCRIPTIF TECHNIQUE Le protocole de description technique d’une broderie a évolué. L’information importait peu pour les historiens des textiles de la fin du XIXe et du début du XXe, la plupart du temps, des liturgistes (Mgr Barbier de Montault, Franz Bock…). La monographie sur la Chape de saint Louis de Toulouse ne comporte par exemple aucun détail technique11. Le contexte d’usage liturgique et dévotionnel et l’iconographie qui y est liée sont privilégiés. Dans le monde des collectionneurs et du commerce de l’art de la même époque, même constat : les descriptions techniques sommaires renvoient aux valeurs propres des matériaux, soie et fils d’or. Cette préciosité est une plusvalue qui s’ajoute à l’état de fraîcheur, l’identification iconographique, à la mode pour une période ou un style, au prestige d’une provenance ou à la qualité de dessin de l’œuvre ; tous critères du collectionneur textile12. Dans le contexte muséal, les précisions sont aussi vagues, notamment, par manque conjugué de compétences et d’intérêt porté aux textiles13. D’ailleurs, l’une des broderies médiévales les plus célèbres, conservée à Bayeux14, s’appelle tapisserie, non pas à cause d’une erreur d’identification technique, mais plus probablement à cause du désintérêt pour sa mise en œuvre au profit de son usage, celui d’une tenture narrative et de sa valeur documentaire. L’histoire de l’art ne porte pas davantage attention à la matérialité des œuvres textiles qui rappelle leur statut artisanal, plus manuel qu’intellectuel. Aussi la discipline privilégie-t-elle l’iconographie pour donner du sens et ainsi faire passer l’ouvrage au rang d’œuvre d’art et oublier un peu que la broderie relève des arts mécaniques. Il faut attendre, la moitié du XXe siècle pour voir évoluer la méthodologie. Dans un premier temps, le CIETA15, Centre international d’étude des textiles anciens, met au point dans les premières années de sa création un protocole d’analyse des soieries réalisées sur métiers à bras d’Ancien Régime. Élaboré par les techniciens de la soie issus de
Fig. 1 Saintes femmes au tombeau, détail (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Frédéric Lemoine) Fig. 2 Le Christ de la Crucifixion, détail (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Emmanuel Grimault) LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY | 161
17 Parement d’autel
Toulouse, 1re moitié du XIVe siècle Toile de lin, broderie de fils de soie et argent doré H : 88 cm ; L : 267 cm La partie droite porte les traces d’un découpage irrégulier interrompant les scènes se trouvant à cet emplacement (fig. 1). Les dimensions de la pièce étaient donc initialement plus importantes. À l’origine, l’axe de la composition se situait au niveau du seul ange vu de face, les bras écartés. La longueur initiale du Parement peut donc être estimée à près de 350 cm.
Provenance : couvent des Franciscains de Toulouse (?) ; cathédrale Saint-Étienne de Toulouse (1re moitié du XIXe siècle) ; Société archéologique du Midi de la France (2de moitié du XIXe siècle ; musée Saint-Raymond (1895), inv. 16009 ; musée Paul-Dupuy (1961) Toulouse, musée Paul-Dupuy, inv. 18301 LE SUPPORT1 Toile de lin double. Toile d’envers : fils de chaîne : 16 fils/cm ; fils de trame : 14 fils/cm ; torsion Z. Toile d’endroit : fils de chaîne : 19 fils/cm ; fils de trame : 20 fils/cm ; torsion Z. La broderie est réalisée sur une double toile de lin sur laquelle a été reporté à l’encre le dessin de l’artiste (fig. 2). De nombreuses traces en sont encore visibles et révèlent une réelle maîtrise du trait de la part du maître. La mise en couleur de ce schéma directeur a ensuite été confiée à une équipe de brodeurs utilisant plusieurs types de fils.
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Fig. 1 Le Parement d’autel, vue générale (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Emmanuel Grimault) 166 | LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY
LES FILS Fils d’or : lamelle d’argent doré enroulée en spirale autour d’une âme de soie ivoire. Fils de soie polychrome ; faible torsion Z. Fils de soie rouge ourlant le bord du Parement. Fils de soie brun-rouge, en lignes verticales, unissant les deux toiles. Fils de soie brun fixant le fond or en chevrons ; torsion S. LES POINTS Fils d’or : point couché en surface Utilisés pour les nimbes des saints et pour le fond, les fils d’or évoquent l’espace sacré. Ils sont fixés à l’aide de points sur la surface et ne traversent donc pas le tissu. La totalité du fil est visible, ce qui permet d’économiser la matière première. En outre, la rigidité des fils métalliques rend difficile leur passage à travers le tissu. Ils sont disposés en chevron, ce qui permet de faire vibrer la lumière sur la surface. Fils de soie polychromes : point fendu. Le point est piqué dans le fil du point précédemment placé. Il met en
couleur les formes et peut préciser des volumes (travail en spirale pour les pommettes, par exemple). Les couleurs sont relativement limitées : le bleu, associé au violet pour les ombres ; le jaune, associé au vert ; le beige rosé, associé à un rouge-brun. Les volumes sont rendus par des dégradés obtenus par l’alternance de tons des couleurs (fig.3). En contact avec l’autel, le Parement2 occupe une place primordiale dans l’église. Il est rattaché à la notion de sacré mais aussi à celle de sacrifice car il se trouve en lien direct avec la table sur laquelle se célèbre l’Eucharistie. Il est donc une mise en image des Évangiles, avec l’histoire du Christ et de sa Passion ainsi que celle des saints martyrs. Toutefois, le Parement intègre ici plusieurs épisodes de la vie de saint François, qui viennent interrompre a priori la logique et l’unité de l’ensemble. Représentant vingt-six scènes au total, la composition s’organise en deux principaux registres de médaillons quadrilobés à redents dont le cadre est constitué d’un long ruban quadrillé qui s’enroule entre chaque scène. Cette partie est principalement réservée au cycle christologique. En partie supérieure prennent place les anges. Dans l’espace laissé libre entre
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Fig. 2 La Descente de Croix, détail (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Frédéric Lemoine) Fig. 3 L’Annonciation, détail (© Toulouse, musée Paul-Dupuy. Photo Frédéric Lemoine) LE PAREMENT D’AUTEL DU MUSÉE PAUL-DUPUY | 167
Bibliographies
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