Le Ciel devant soi. Photographie et architecture religieuse (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © Couvent des Jacobins, Toulouse, 2017


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Le Ciel devant soi Photographie et architecture religieuse


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IntroductIon David Lemaire [9] Le Ciel devant soi Photographie et architecture religieuse

Claus Gunti [17] Formes et généalogies de la photographie d’architecture religieuse Entre Monet, la forme-tableau et l’image de synthèse Cédric Lesec [27] La photographie d’architecture mise au défi du réel Les éditions Zodiaque et la série Façades de Markus Brunei Eric Tabuchi

[33]

Markus Brunetti [45] David Spero [59]

Christian Freigang [73] L’architecture sacrée en représentation photographique Léonie Marquaille [81] Observer, représenter, signifier Les vues d’intérieurs d’églises dans les Provinces-Unies au 17e siècle Fabrice Fouillet [89] Cyril Porchet [103] Christof Klute

[117]

Isabelle Graesslé [135] Le ciel devant soi ou l’impossible rencontre Angèle Laissue

[143]

Aglaïa Konrad [153]


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David Lemaire est conservateur au Musée d’art moderne et contemporain de Genève et chargé de cours à l’Université de Genève. Titulaire d’une maîtrise en théologie et docteur en histoire de l’art, il a été chercheur invité à l’Institut des textes et manuscrits modernes (ENS/CNRS) et à l’Université du Michigan. Issu de sa thèse, Les hauteurs difficiles. La peinture religieuse d’Eugène Delacroix est à paraître en 2017, au presses du réel. Il est l’auteur d’une monographie sur Alain Huck (La Symétrie du saule, 2015) et de plusieurs travaux sur la figuration narrative.


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INTRODUCTION

David Lemaire

Le Ciel devant soi Photographie et architecture religieuse

Un détour pour commencer Bien peu d’historiens de l’art connaissent aujourd’hui Jean de Gaigneron. Ses œuvres ont été dispersées, rares sont les musées qui en conservent1. En fait, ce peintre a plutôt marqué l’histoire littéraire du 20e siècle, par une confidence que la perspicacité de sa lecture a arrachée à Marcel Proust. L’auteur de la Recherche lui écrivit en effet ces lignes étonnantes, propres à transformer la réception critique de ses romans : Et quand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche I, Vitraux de l’abside, etc… pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait de manquer de construction2 […].

1. Le lecteur curieux dénichera, outre les vues marocaines conservées par la mémoire informatique des maisons de vente aux enchères, un portrait de Poulenc à la bibliothèque de l’opéra Garnier et un autre d’Anna de noailles au musée carnavalet. 2. Philip Kolb, Correspondance de Marcel Proust, vol. XVIII, Paris, Plon, 1990, p. 359. 3. Luc Fraisse, L’Œuvre cathédrale – Proust et l’architecture médiévale, Paris, corti, 1990. Voir aussi, du même auteur, « Émile Mâle et le secret perdu de la Recherche », Marcel Proust aujourd’hui, n° 1. Amsterdam/new York, rodopi, 2003.

On se souvient aussi que Proust était entré en écriture en traduisant et préfaçant, en 1904, La Bible d’Amiens de Ruskin, monographie historico-polémique sur la cathédrale samarienne. Luc Fraisse s’est saisi de cet aveu pour élaborer un dictionnaire sur L’Œuvre cathédrale, dans lequel l’historien de l’art Émile Mâle – auteur de L’Art religieux du xiiie siècle en France – apparaît comme une véritable figure inspiratrice pour le romancier3. Cette introduction en forme d’excursus pourrait être longuement poursuivie, s’attachant à montrer à quel point l’architecture religieuse, au-delà de sa fonction ecclésiastique, demeure, au siècle de la laïcité autant qu’en celui d’un retour du religieux, un objet fondamental au soubassement de nombre d’entreprises artistiques parmi les plus ambitieuses. Mais pour les artistes rassemblés ici, l’architecture religieuse n’est pas une métaphore de leur travail ni une source d’inspiration. Elle est tout simplement un sujet. Un sujet sur lequel s’exerce leur regard, par lequel s’énonce leur vision du monde.


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Historien de l'art spécialisé en photographie, Claus Gunti enseigne à l'Ecole cantonale d'art de Lausanne (ECAL) et à l'Université de Lausanne (UNIL). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire de l'imagerie numérique et sur les convergences entre photographie et modélisation 3D. Il est membre fondateur de la revue Transbordeur. Photographie, histoire, société lancée en 2017.


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Claus Gunti

Formes et généalogies de la photographie d’architecture religieuse Entre Monet, la forme-tableau et l’image de synthèse

La sérialité est identifiée par une inter-relationalité particulière, rigoureusement consistante, entre structure et syntaxe : les structures sérielles sont produites par un processus unique, invisible, qui relie la structure interne d’un travail à d’autres travaux, à l’intérieur d’un ensemble différencié 1. John Coplans

1. John coplans, « definition », in Serial Imagery, catalogue d’exposition, Pasadena Art Museum, 17 septembre — 27 octobre 1968), Pasadena Art Museum, 1968, p. 11. [traduction claus Gunti] 2. Voir en particulier Anne de Mondenard, La Mission héliographique : Cinq photographes parcourent la France en 1851, Paris, Monum, éditions du Patrimoine, 2002. 3. Pour une histoire des liens entre photographie et objectivité, voir surtout Lorraine daston et Peter Galison, Objectivité, [2007], traduit de l’anglais par Sophie renaut et Hélène Quiniou, dijon, Les presses du réel, 2012.

L’église constitue un motif récurrent de l’histoire de la photographie, qui apparaît dès ses débuts. L’un des premiers daguerréotypes de Notre-Dame de Paris fut réalisé par Marc-Antoine Gaudin à l’occasion de l’enterrement du duc d’Orléans en 1842. Tout au long de la deuxième moitié du 19e siècle, la photographie d’architecture religieuse demeure très présente, apparaissant essentiellement dans deux types de projets. D’une part, elle figure dans de nombreuses campagnes d’inventaire. La mission héliographique entreprise en France au début des années 1850 réunit ainsi Gustave Le Gray, O. Mestral, Édouard Baldus, Hippolyte Bayard et Henri Le Secq en vue de réaliser une documentation visuelle du patrimoine architectural national, dans le cadre d’une commande publique2. Dans ce cas particulier, l’acte de fixer l’architecture religieuse par la photographie résulte de considérations exclusivement patrimoniales. Mais le projet hérite malgré tout d’une sensibilité romantique. Il s’agit avant tout de montrer les qualités artistiques ou esthétiques de ce patrimoine. La culture visuelle de l’époque est avant tout marquée par la peinture, et les notions de neutralité ou d’objectivité ne sont pas à ce stade de l’histoire de la photographie associées au médium. Elles apparaissent graduellement tout au long de la deuxième moitié du 19e siècle à travers son usage par les scientifiques3. La documentation systématique des monuments religieux majeurs entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, réalisée dans le cadre de l’étude de ces objets par les historiens de l’art, s’inscrit dans une logique représentationnelle plus pragmatique. L’architecture religieuse y est traitée au même rang que celle des bâtiments civils, mais l’organisation catégorielle des images associées à des périodes, des critères stylistiques ou des espaces


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Diplômé de l’École du Louvre, Cédric Lesec est historien de l’art. Spécialiste d’histoire de la photographie, il s’est intéressé aux éditions Zodiaque et plus particulièrement au rapport du texte et de l’image dans le livre. Ancien chargé d’études et de recherches à l’Institut national d’histoire de l’art, il travaille actuellement auprès de la direction générale du musée des Confluences de Lyon.


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Cédric Lesec

La photographie d’architecture mise au défi du réel Les éditions Zodiaque et la série Façades de Markus Brunetti

Dans un univers d’images fabriquées jusqu’alors manuellement, la mise au point de la photographie au 19e siècle fait naître une nouvelle perception du réel par l’enregistrement automatique de ses moindres détails. Les premières tentatives des inventeurs de la photographie ont consisté à disposer une camera obscura depuis leur fenêtre vers l’extérieur pour en capter le vis-à-vis, bien souvent fait d’immeubles ou de rues. Dans le Point de vue du Gras de Nicéphore Niépce comme à Lacock Abbey chez William Henry Fox Talbot, ce motif est formé du jeu géométrique de toitures quand, quelques années plus tard, Louis-JacquesMandé Daguerre obtient à Paris une vue perspective du boulevard du Temple, bordé de ses immeubles. C’est assez naturellement qu’architecture et photographie ont été liées. Sans doute pour des raisons techniques d’abord, car la photographie, au moins à ses débuts, préférait au mouvement les sujets immobiles. Leur association trouve aussi une certaine connivence intellectuelle à laquelle photographes et architectes ont été sensibles : la photographie comme l’architecture permettent, entre autres, d’appréhender l’espace et de prendre conscience du temps. Dès l’origine, ces analogies engendrèrent l’équivoque d’un enregistrement aussi fidèle qu’involontaire. Compagne de nombreux inventaires liés à la sauvegarde du patrimoine ou à sa connaissance, la photographie d’architecture n’est longtemps employée qu’à des fins descriptives, à la manière des relevés archéologiques, et elle a donc été perçue à ce titre jusque très récemment. Aujourd’hui, les photographies récoltées en 1851 par la Mission héliographique sont regardées aussi bien du point de vue de l’histoire des techniques que de celui de l’histoire de l’art, alors qu’elles n’avaient qu’un but à l’origine : relever un « état » de certains monuments français, principalement du Moyen Âge, sur lesquels des restaurations étaient en cours ou en projet. Il ne tient qu’à nous de changer notre regard sur la photographie d’architecture et d’admettre le potentiel narratif qu’elle présente au-delà des apparences, car, paradoxalement, sa grammaire visuelle – absence de figure humaine, frontalité, jeu géométrique des volumes notamment – est consubstantielle d’un récit


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Eric Tabuchi Série Twenty-four Modern Lorraine Churches, 2015, 30 x 50 cm chaque 34 / Lunnéville Moyenvic 35 / Mercy-le-Bas Battaville 36 / Aumetz Hagondange 37 / Blainville-sur-l’Eau Vandœuvre- lès-Nancy 38 / Tromborn Bourdonnay 39 / Chambrey Dieuze 40 / Fleury Vasperviller 41 / Verdun Rémering-lès-Puttelange 42 / Nébing Thionville 43 / Gondrange Willerwald


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Eric Tabuchi Né en 1959 à Paris où il vit et travaille.

1. Il y a peut-être à cela une explication juridique : cette partie de la Lorraine, comme l’Alsace, reste sous le régime concordataire de 1801 puisque, lorsque la loi de séparation de l’Église et de l’État fut adoptée en 1905, ces régions étaient allemandes. rattachées à la France par le traité de Versailles en 1919, elles ont conservé le régime en vigueur avant leur cession à l’Empire allemand par le traité de Francfort en 1871. Le concordat prévoyait, entre autres, la mise à disposition de bâtiments cultuels pour le clergé catholique. Pour les églises photographiées par tabuchi, cela implique sans doute que leurs commandes furent passées par une administration centralisée bénéficiant de moyens beaucoup plus importants qu’une paroisse de village mais peu au fait des besoins précis des communautés.

Les vingt-quatre églises photographiées par Eric Tabuchi rappellent la démarche d’Ed Ruscha documentant des stations-services entre Oklahoma City et Los Angeles. Si ce n’est que ces églises se trouvent en Lorraine, dans de petits villages dont la disposition suit une ligne sinueuse. Leurs noms chantent : Blainville-sur-l’Eau, Dieuze, Lunéville, Mercy-le-Bas, Rémering-lès-Puttelange, Tromborn, Yutz, etc. Traçant cette ligne sur une carte, on peut s’apercevoir qu’elle suit grossièrement une portion de la ligne de front de la Campagne de Lorraine lorsque, en automne 1944, l’armée américaine remontait vers les Ardennes. Les églises historiques, vernaculaires, de ces petits villages ont donc pour la plupart été détruites par les bombardements. Et furent reconstruits, en remplacement, ces édifices modernes, disproportionnés pour de si petits villages1. Parangons inattendus du projet moderne en milieu rural ; ces églises sont hors d’échelle ainsi qu’en témoignent les rares bâtiments voisins. Elles sont, littéralement, incongrues, c’est-àdire débordant la portion congrue – la « part réservée au prêtre » – pour aborder la part du soldat, l’histoire des conflits. En effet, si, formellement ainsi que par le choix de leurs matériaux, ces églises ne rappellent guère celles qu’elles remplacent, en revanche, elles ne sont pas sans évoquer les blockaus de la ligne Maginot qu’elles jouxent à certains endroits. À leur usage cultuel s’ajoute donc une fonction mémorielle. Ces églises conservent la mémoire de la guerre et de la destruction. Ce ne sont pas des ruines, mais elles en ont, selon le mot d’Aloïs Riegl, la valeur d’usage. Elles peuvent même être conçues comme de véritables métonymies de la ruine, étant parfois construites avec des fragments de bâtiments militaires détruits ou abandonnés. C’est donc dans une longue succession de fortifications et de destructions, initiée dès la guerre de 1870, que viennent s’inscrire ces bâtiments. Les parentés formelles et matérielles qu’ils entretiennent avec les développements architecturaux des lignes de front peuvent être fortuites, elles en sont d’autant plus curieuses car révélatrices de l’identité contrastée d’une région troublée par les conflits.


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Markus Brunetti Série Façades, dimension avec cadre 47 48 49 50 51 52 53 54 55 57

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Cortegaça, Paróquia de Santa Marinha, 2013-2014, 188.0 x 157.5 cm Orvieto, Duomo di Santa Maria Assunta, 2006-2014, 188.0 x 157.5 cm Salisbury, Cathedral, 2014-2014, 188.0 x 157.5 cm Ulm, Münster, 2007-2014, 304.6 x 154.5 cm Magdeburg, Dom St. Mauritius und Katharina, 304.6 x 154.5 cm Pisa, Duomo di Santa Maria Assunta, 2008-2014, 157.5 x 188.0 cm Ancona, Basilica Cattedrale di San Ciriaco, 2014, 157.5 x 188.0 cm Conques, Abbatiale Sainte-Foy, de la série FACADES, 188.0 x 157.5 cm Todi, Concattedrale della Santissima Annunziata, 2013-2015, 188.0 x 157.5 cm L'Aquila, Basilica di Santa Maria di Collemaggio, 2014, 188.0 x 157.5 cm


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Markus Brunetti Né en 1965 en Bavière, il vit et travaille à travers l’Europe.

Depuis 2005, Markus Brunetti et sa compagne Betty Schöner parcourent l’Europe avec une camionnette dans laquelle ils ont installé leurs outils de travail. Ils photographient les façades d’églises préalablement choisies, revenant à plusieurs reprises devant chacune d’elles pour n’en capturer à chaque fois que les parties libres de travaux, de passants, de toutes les scories contingentes, tâchant de retrouver toujours une lumière homogène. Ce sont donc des centaines de clichés de détails qui sont amassés avant de recomposer une image globale, « plus vraie que nature ». Les prises s’effectuant depuis un unique point de vue, à hauteur d’homme, un travail considérable de correction est effectué pour redresser chaque fragment. L’image finale correspond au canon traditionnel de représentation de ce type d’édifices : approché frontalement, en contreplongée et sans perspective – les verticales restent parallèles – comme si ces immenses bâtiments étaient passés au scanner. Le réalisme extraordinaire de ses images relève donc d’une forme de fiction. Chaque pierre est à sa place, chaque détail est fidèlement restitué, pourtant jamais ces façades n’existèrent ainsi, hormis peut-être dans l’esprit de leurs concepteurs. C’est une fiction temporelle, la synthèse en une seule image de plusieurs années de prises de vue. Cette pratique de la photographie est ainsi à l’opposé de l’idée d’instantané ou du fameux « moment décisif ». Comme pour répondre à la durée des chantiers auxquels il rend hommage, le projet de Brunetti est l’œuvre d’une vie. C’est un chantier perpétuel où chaque fragment est soigneusement taillé pour s’insérer dans le plan global. Ce projet évoque la temporalité d’un pèlerin qui reviendrait chaque année devant un lieu sacré. Mais, par son ampleur géographique et par l’émerveillement esthétique qu’il revendique, il évoque aussi le « Grand Tour », ce voyage paneuropéen d’initiation artistique des aristocrates anglais. Car chaque photographie est l’occasion d’une véritable jubilation visuelle, chacune fourmille de détails, invite à déchiffrer les programmes iconographiques, à dénombrer les sculptures. L’impression sur un papier mat, sans verre protecteur, ajoute encore un effet de présence. Le spectateur est happé par l’image. Pour un peu, il rentrerait dans ces églises si les portes, toujours, n’en demeuraient fermées, les assignant à leur rôle-titre de Façades.


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David Spero 61,5 x 77 cm chaque 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71

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Mt Zion Spiritual Baptist Chruch, Kensal Green, 2003 Alive Chapel International “Soar with us to the next level”, Green Lanes, 2003 The Redeemed Christian Chruch of God, Overcomers Assembly “A House of Prayer for all People”, Deptford, 2005 United Church of the Kingdom of God “Help Centre”, Finsbury Park, 2003 Celestial Church of Christ and Prevailing Word Ministries, Dalston, 2002 Inspiration House, The Redeemed Christian Chruch of God, Walworth, 2003 Holy Pentecostal Church (Aladura) “With God Everything is Possible”, Peckham, 2004 Christ Shalom Bible Center, Christ Miracle Evangelical Ministries, Greenwich, 2005 Clays Lane Christian Centre “CLCC the place to be”, Stratford, 2005 South London Temple, Peckham, 2004 Truth of God Church, Bermondsey, 2004 New Wine Church, Gateway House, “the place to discover, develop and deploy your destiny”, Woolwich, 2004


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David Spero Né en 1963 à Londres où il vit et travaille.

À la fin du 20e siècle, David Spero a commencé à remarquer dans son voisinage l’implantation de communautés religieuses de plus en plus nombreuses. Il s’agissait pour la plupart de groupes évangéliques charismatiques, dont la ferveur eut tôt fait de l’intriguer, qui s’installaient dans des bâtiments anonymes de la banlieue londonienne. Ces églises nouvelles n’avaient pas forme d’église, elles se confondaient au tissu architectural périurbain, parfois au prix de quelques incongruités qui font aussi le sel des photographies de Spero : la juxtaposition des slogans religieux et commerciaux engendre quelques effets poétiques. Durant quatre ans, David Spero a donc sillonné les abords de la M25, l’autoroute qui ceinture le grand Londres, dressant une sorte de double inventaire. D’abord, celui des formes ornementales générées par la nouvelle affectation du lieu : bannières, panneaux lumineux, enseignes et autres mobiliers urbains, témoignant d’une créativité vernaculaire, d’un pragmatisme inventif et d’un certain sens de la formule. Ensuite, celui des communautés elles-mêmes, que le photographe a rencontrées, ne se contentant pas de « voler » une image des façades. Il s’est alors aperçu que se jouait là une histoire longue des migrations religieuses. Bon nombre de ces églises caribéennes ou africaines provenaient ainsi des anciennes colonies anglaises, évangélisées au 19e siècle. Rapportant en métropole un culte assimilé depuis un siècle, ces communautés ne trouvaient pas leur place dans l’Église anglicane et se retrouvaient littéralement en marge, aux marges de la ville, religieusement marginalisées, forcées de se tresser un tissu social dans des bâtiments détournés du projet immobilier commun. Outre sa curiosité religieuse – Spero est aussi un lecteur des nouvelles de Philip K. Dick où est questionnée la différence entre théophanie et hallucination –, ce projet s’inscrit dans un intérêt plus large du photographe pour les communautés alternatives. Parallèlement aux églises, il a ainsi suivi durant deux décennies des groupes vivant dans les forêts de Grande-Bretagne. Ces photographies ont fait l’objet d’un livre paru en 2017 sous le titre Settlements.


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Christian Freigang a étudié l’histoire de l’art à Munich, Bonn et Berlin (Ouest). Il a été professeur d’histoire de l’architecture à Francfort de 2002 à 2012 et est, depuis, professeur d’histoire de l’architecture à l’Université Libre de Berlin. Il est l’auteur de nombreuses publications sur l’architecture du 12e au 15e siècle et du 19e au 20e siècle. Il est le directeur et un des auteurs de WBG-Architekturgeschichte (2013-2015, en trois tomes).


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Christian Freigang

L’architecture sacrée en représentation photographique

La photographie est dès 1839 un médium nouveau et révolutionnaire de représentation du monde extérieur. Et très tôt, ses praticiens se sont intéressés à l’architecture sacrée. La prétendue capacité de cet outil à reproduire de manière incorruptible les phénomènes visibles se mariait, à cette époque, avec un nouvel essor de l’historiographie. Cette dernière insistait désormais sur une documentation exhaustive de toutes les sources anciennes pour ainsi reconstituer aussi fidèlement que possible le fil de l’histoire « comme elle s’est réellement passée » (wie es eigentlich gewesen), pour reprendre la formule de Leopold von Ranke. En même temps, la redécouverte romantique du Moyen Âge et de l’Antiquité grecque, considérés comme le fondement glorieux des nations européennes naissantes, fait émerger, dès les années 1830, un souci de préservation de l’héritage matériel du passé et une patrimonialisation de l’archéologie. Bientôt, les temples et les églises, synthèses complexes et denses de la civilisation d’antan, deviennent les cibles préférées d’une nouvelle vague de documentation photographique susceptible de capter tous les détails de ces édifices vénérés mais menacés. Quand l’archéologue Karl Otfried Müller partit, en 1839, pour un voyage d’étude en Grèce (où il mourra tragiquement), il se munit d’un équipement photographique pour la documentation des vestiges en pierre (en fait, ces lourds outils ne furent jamais utilisés). La nouvelle technique de reproduction ne garantissait pas uniquement une fidélité visuelle jusqu’alors impossible, elle s’effectuait de surcroît avec une rapidité surprenante. Cette vitesse répondait à la rapidité avec laquelle se transformaient les villes au cours d’une industrialisation irrémédiable. La nouvelle fascination pour le passé allait donc de pair avec la restructuration des ensembles bâtis. Ce hiatus entre conservation et destruction devait donc être comblé par la documentation photographique : d’où la charge qui fut confiée à Charles Marville et à Henri Le Secq de documenter le vieux Paris et d’autres communes, notamment leurs monuments sacrés, avant qu’ils ne soient remplacés par la nouvelle ville haussmannienne. Cependant, réduire la photographie à un simple instrument documentaire de l’architecture religieuse manquerait l’essentiel dans ce rapport entre le sacré et sa représentation visuelle. Le temple et l’église, deux lieux de culte, supposent une valeur sacrée en soi, soit par leur morphologie objective, intrinsèquement harmonieuse et suggestive, soit par leurs qualités sensibles de


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Maître-assistante à l’Université de Lausanne depuis 2016, Léonie Marquaille est spécialiste des arts des écoles du Nord. Sa thèse s’intitule : Peindre pour les milieux catholiques dans les Pays-Bas du Nord au XVIIe siècle. Ses recherches actuelles portent sur la décoration de la Salle d’Orange exécutée pour la Huis ten Bosch à La Haye à la demande d’Amalia van Solms à la mort de son époux Frédéric-Henri.


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Léonie Marquaille

Observer, représenter, signifier Les vues d’intérieurs d’églises dans les Provinces-Unies au 17e siècle

1. Karel Van Mander, Het schilder-boek, Haarlem, 1604 [trad. française : Le Livre des peintres, Paris, Les Belles Lettres, 2 vol., 2001 et 2002]. 2. Hans Vredeman de Vries, Perspective dat is de hoogh-geroemde Conste, Leyde, 1604.

La production artistique du 17e siècle hollandais est marquée par l’essor d’un genre pictural spécifique, celui de la peinture d’architecture, autour des villes de Delft et de La Haye. La peinture d’architecture ou de « perspective », pour reprendre un terme de l’époque, apparaissait comme une catégorie iconographique à part entière dans Le Livre de peinture (Het Schilder-boeck) du peintre et théoricien Karel Van Mander, paru en 16041, au même titre que le portrait, la scène de genre, le paysage ou la nature morte. Digne d’être peinte pour elle-même, l’architecture devenait ainsi le sujet de la peinture. La peinture d’architecture procède alors d’un double intérêt : d’une part, le motif architectural en lui-même, qu’il s’agisse d’une église, d’un édifice civil ou encore d’une place, et d’autre part, les enjeux purement techniques en termes de qualités illusionnistes et d’effets de réel. Dès lors, les peintres oscillaient entre les représentations réalistes, faisant appel à la mémoire des contemporains, et les représentations imaginaires où ils usaient de distorsions et de jeux de lumière pour rivaliser dans la maîtrise du dessin et de la perspective. Les églises furent les sujets privilégiés, permettant aux peintres de s’exercer à la représentation d’une architecture gothique, contemporaine ou encore imaginaire, engageant alors un travail de reconstruction fondé sur des éléments vraisemblables. Ces peintures d’intérieurs d’églises invitent donc à considérer la question de la fidélité au réel, celle du travail de l’artiste ainsi que les enjeux de la peinture d’architecture. Après avoir étudié Serlio et Vitruve, Hans Vredeman de Vries (1527-ca 1607) fut vraisemblablement le premier peintre actif dans les anciens Pays-Bas, c’està-dire la Belgique et les Pays-Bas actuels, à s’être consacré de manière exclusive à la peinture d’architecture et à avoir ainsi contribué à en faire une spécialité artistique à part entière. Son intérêt pour l’architecture se manifeste dans la publication de plusieurs traités, notamment La Perspective c’est-à-dire le très renommé art (Perspective dat is de hoogh-geroemde Conste2) largement illustré de vues en perspective gravées. Dix ans plus tard, Samuel Marolois, mathématicien hollandais, publia à La Haye son traité de la Perspective contenant la théorie, pratique et instruction fondamentale d’icelle, servant de manuel pour les peintres


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Fabrice Fouillet 122 x 90 cm chaque 90 / Christie Auferstehung – Köln – Gottfried Böhm – 1957, 2012 91 / St Ludwig – Saarelouis – Gottfried Böhm – 1970, 2012 92 / St Jean Boscot – Paris – Dimitrou Rotter – 1937, 2014 93 / Ste Thérèse – Metz – André Remondet – 1959, 2013 94 / Kirche am Hohenzollernplatz – Berlin – Fritz Hoger – 1933, 2012 95 / St Martin – Donges – Jean Dorian – 1957, 2012 96 / Notre Dame de Royan – Guillaume Gillet – 1958, 2012 97 / St Paulus – Saarbrucken – Fritz Thoma – 1961, 2013 98 / Ste Mary of the assumption – San Francisco – Pietro Belluschi – 1971, 2012 99 / St Rémy – Baccarat – Nicolas Kazis – 1957, 2013 100 / Santo Volto – Torino – Mario Botta – 2006, 2013 101 / Ste Mary’s cathedral – Tokyo – Kenzo Tange – 1964, 2014


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Fabrice Fouillet Né en 1974, il vit et travaille à Paris.

La série Corpus Christi de Fabrice Fouillet observe la rupture esthétique à l’œuvre en Europe occidentale à partir des années 1920. Rompant avec l’historicisme et l’éclectisme du 19e siècle qui réinterprétaient un répertoire formel hérité, entre autres, du Moyen Âge et de la Renaissance, ce mouvement moderne cherche à inventer des formes et des espaces émondés de leurs ornements traditionnels et déterminés avant tout par leur fonction et leur matériau, en particulier le béton. Il est mis en œuvre, en Allemagne, par des architectes tels que Gottfried Böhm et Otto Bartning ou, en France, Guillaume Gillet et Auguste Perret. Fabrice Fouillet choisit de représenter l’intérieur des édifices religieux, insistant plus sur leur usage cultuel que sur leur valeur de monument. Il adopte un cadrage frontal et symétrique qui suit les codes de la photographie documentaire, privilégiant l’effet d’ensemble à un point de vue plus spectaculaire ou plus subjectif. Le point de référence demeure l’autel, toujours au centre et en bas de l’image, qui permet de saisir l’échelle du bâtiment et génère une tension entre la petitesse du mobilier et la grandeur des espaces, comme pour insister sur une démesure comparable entre l’homme et le divin. L’utilisation d’une focale courte accentue la profondeur des bâtiments et amplifie le contraste spatial. À plusieurs égards, ce travail peut rappeler la peinture hollandaise d’intérieurs d’églises du 17e siècle. On peut y trouver un travail comparable sur la lumière. Si, dans les deux cas, les artistes s’attachent à la restituer fidèlement, elle est également utilisée comme un outil dramatique qui sculpte l’ambiance du lieu. Fouillet n’apporte pas de sources lumineuses supplémentaires dans les églises qu’il photographie mais il tâche toujours de tirer le meilleur parti possible des systèmes d’éclairage existants en modulant leur intensité. L’autre point de comparaison concerne le mobilier. Dans la peinture hollandaise, celui-ci est toujours très significatif, ainsi que le montre le texte de Léonie Marquaille dans ce même ouvrage. Dans les photographies de Fabrice Fouillet, le mobilier détonne parfois avec l’architecture et génère des anachronismes. Cette discordance peut se lire comme le symptôme des débats voire des résistances qu’ont pu opposer une partie du clergé et des fidèles à ces nouvelles formes architecturales, débats dont une revue telle que L’Art sacré se faisait l’écho en France entre 1935 et 1954, à l’époque où la plupart de ces églises étaient édifiées.


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Cyril Porchet Série Seduction, 2009-2014, 160 x 120 cm chaque


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Cyril Porchet Né en 1984 à Lausanne où il vit et travaille.

Bien qu’il opère sur le mode de la série, le travail de Cyril Porchet n’a rien d’un inventaire. Il ne cherche pas à documenter des églises baroques. Qu’elles se trouvent en Bavière, en Espagne ou en Amérique centrale lui importe finalement peu, pas plus que la date de leur érection : plutôt que de préciser ce qui fait la spécificité de chacune d’entre elles, il insiste sur ce qui leur est commun, en l’occurrence la présence de décors extraordinairement profus. Quelle est, se demande-t-il, la visée de tels décors ? Le foisonnement, le trop-plein, la monumentalité sont au centre de la plupart des séries photographiques de Porchet, qu’elles montrent des foules, des auditoriums, des reines de carnaval ou des églises. Dans chacun de ses travaux, ce foisonnement est compris comme une manière d’amoindrir l’individualité, de tendre à la faire disparaître, à la fondre dans son environnement. La photographie serait donc moins un instrument de mémoire, pour Cyril Porchet, qu’un outil critique. Et, de manière comparable, il aborde la question de l’architecture moins comme un art de la construction que comme une rhétorique. À ce titre, le décor de ces églises baroques fait partie d’un véritable dispositif de persuasion, amplifiant et magnifiant les paroles et les gestes du célébrant, appuyant, par son aspect impressionnant, l’autorité religieuse. Le regard se perd en tentant de parcourir les volutes de stuc, sans cesse happé par les dorures, il est vite contraint de faire abdiquer sa compréhension au profit de la contemplation — ce qui est la définition même de la Séduction, que Porchet a choisi comme titre de sa série. Le photographe utilise à dessein une focale longue qui aplatit les perspectives, accentue le foisonnement décoratif et rend difficile l’appréhension de l’espace. Pour lui, l’aspect sidérant de ces chœurs préfigure les stratégies de spectacularisation dénoncées par Guy Debord. Il faut néanmoins résister à la tentation de lire le travail de Cyril Porchet comme une charge anticléricale : après tout, l’expérience de la perte de soi dans le mystère ne correspond-elle pas au silence lumineux de la vision mystique ?


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Christof Klute 118-119 121-125 127-131 132-133

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Firminy A Series, 2006, 130 x 170 cm Mamelis Series, 2006, 110 x 150 cm Sarnen Series, 2006, 90 x 70 cm La Tourette Series, 1999-2006, 170 x 130 cm


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Christof Klute Né en 1966 à Münster, il vit et travaille à Düsseldorf.

Héritier de la tradition photographique de l’école d’art de Düsseldorf où il a étudié, Christof Klute se démarque par deux aspects de la logique inventoriale des Becher. D’un point de vue formel, tout d’abord, par un usage différent de la série. À la manière d’un reporter, Klute « couvre » son sujet, multiplie les points de vue pour proposer des portraits d’églises en quatre ou cinq images. Nulle narration ne s’y déploie, nul ordre n’est imposé, mais la volonté demeure de ne pas réduire un bâtiment à une seule image, afin de rendre mieux perceptibles son volume, la variété ou l’homogénéité de ses espaces, l’idée d’une circulation. L’autre spécificité du travail de Klute consiste à mettre en crise une notion longtemps considérée comme essentielle à la photographie, au point d’en devenir un lieu commun : la trace. Dès la fin du 19e siècle est énoncée l’idée que la vérité de la photographie est assurée par le fait que, sous l’action de la lumière, les objets représentés impriment une trace physique sur la pellicule sensible. Toute l’histoire des pratiques de retouche, mises à la portée de tout amateur depuis l’avènement des technologies numériques, signale la fragilité de cette idée pourtant encore très prégnante jusque dans les années 1980 et au livre de Roland Barthes La Chambre claire. Mais Klute, tout en faisant de la lumière un sujet central de son travail, déplace la question. Il va, par exemple, photographier des lieux habités par la mémoire de grands philosophes mais qui n’en peuvent conserver nulle trace. Il en est ainsi des Archives Husserl à Paris, de l’Île Saint-Pierre où a séjourné Rousseau, ou d’un cimetière copenhagois que traversait Kierkegaard. Il photographie également les corridors des Unités d’Habitation construites par Le Corbusier. Avec des temps de pause d’une demi-heure, les passages des habitants sont trop rapides pour laisser une trace perceptible sur la pellicule. Ils sont donc présents mais invisibles. Son travail sur les églises condense ces deux angles d’approche. Un bâtiment garde-t-il la trace de l’architecte qui l’a conçu ou des usagers qui l’ont fréquenté ? Plus encore, un lieu religieux peut-il porter la trace du divin qu’il célèbre ? Privilégiant le projet moderne de reconstruction d’après-guerre, Klute photographie les bâtiments du Corbusier à Firminy ou Ronchamp, mais aussi, à Mamelis (Pays-Bas), l’église d’un monastère détruit par les bombes et réinventé par l’un de ses moines, ou à Sarnen (Suisse) le bâtiment moderne d’un couvent bénédictin pluriséculaire. Chaque fois, ce sont donc aussi des portraits d’hommes et de femmes, de communautés, et surtout d’idéaux philosophiques ou religieux qui sont tentés mais qui ne sauraient matérialiser aucune trace dans l’image.


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Isabelle Graesslé est titulaire d’une maîtrise en lettres classiques, d’un doctorat en théologie à l’université de Strasbourg et d’une habilitation à l’université de Berne. Pasteure à Genève jusqu’en 2004, elle a également été chargée de cours aux universités de Genève et Lausanne de 1995 à 2002. De 2004 à 2016, elle a dirigé le Musée international de la Réforme de Genève.


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Isabelle Graesslé

Le ciel devant soi ou l’impossible rencontre

Ceux qui cèdent à la demande de sens (qui par elle-même, déjà, semble faire sens et rassurer…) demandent au monde de se signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, communauté, subjectivité : signifiant d’un signifié propre et présent, signifiant du propre et du présent comme tels. […] Pour eux, la mondialisation du monde, qui est notre élément et notre événement, le « cosmopolitisme », la télétechnique désapproprient, désignifient le sens, le mettent en lambeaux. On ne leur opposera pas ici un non-sens nihiliste, ni un « insensé » qui oscillerait entre débauche et mystique. Mais on leur objectera que le sens a toute sa chance et tout son sens seulement en deçà ou au-delà de l’appropriation des signifiés et de la présentation des signifiants, dans l’ouverture même de son abandon, comme l’ouverture du monde. Mais « l’ouvert » n’est pas la qualité vague d’une béance indéterminée ni un halo de générosité sentimentale. il fait, serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant que sens du monde1.

1. Jean-Luc nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 2001, p. 12.

Dans le temps qui est le nôtre, celui de la fin du monde, de la fin d’un monde, la radicalité du philosophe évacue toute velléité de s’accrocher à l’existence d’un abri plus ou moins sûr. Le monde dans lequel nous vivons ne constitue plus ce lieu clos et rassurant, permettant non seulement de trouver un sol sur lequel s’appuyer mais aussi un ciel vers lequel se tourner. Désormais, chaque matin, nous nous aventurons sur les eaux glacées des lacs de nos existences. Parfois, le miracle se produit et l’on se surprend à défier les contraires, solide et liquide, pour arriver à l’autre extrémité du jour. Bien souvent cependant, nos explorations humaines ne rencontrent aucune main secourable. L’exil de nos routes, même abondamment peuplées, demeure solitaire. Le dérobement du sens — encore une métaphore empruntée à Jean-Luc Nancy, comme on dirait d’une robe qui tombe aux pieds de celle qui la porte, comme un voleur qui l’aurait subtilisé, ce sens à jamais perdu — ne date pas de nos jours amers. Les marqueurs de l’histoire varient et l’on ne sait où faire débuter cette lente prise de conscience… Au cœur d’un 16e siècle passionné, meurtri et désuni, matrice d’un individu en train de se constituer par lui-même et plus seulement en étroite communion avec son clan ? Au temps des Lumières, temps de rupture par excellence, du déboulonnement de quelques statues massives comme celle du lien entre politique et religieux ? Au 19e siècle et ses fulgurances politique, philosophique et psychanalytique, fragmentations définitives du collectif, de l’âme et du divin (avec Marx, Freud et Nietzsche) ?


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Angèle Laissue 144 / La Salle des chaires mobiles du musée du Désert à Mialet, 2015 (non exposé) 145 / La Caverne de la Baumelle où s'est tenu, dans la nuit du 26 au 27 décembre 1688, une assemblée secrète découverte par des soldats (certainement à cause d'une dénonciation), 2015, 100 x 150 cm 146 / La Présentation du second âge du Fer au Laténium, 2016 (non exposé) Reconstitution des piles du pont découvert par Émile Vouga, 2016 (non exposé) 147 / Le Grand Flou de vase sur le site de La Tène, 2016, 100 x 150 cm 148 / Le Désert de Mars (1), 2017 (non exposé) 149 / Le Désert de Mars (2), 2017, 100 x 150 cm 150 / L’Entrée du réseau hydraulique souterrain de Grand, 2017 (non exposé) Conversation avec Jean-Paul Bertaux à propos des ex-votos en bois, 2017 (non exposé) 151 / L’Église Sainte-Libaire de Grand, 2017, 100 x 150 cm


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Angèle Laissue Née en 1977 à Courgenay (Suisse), elle vit et travaille à Genève.

Angèle Laissue est une photographe qui enquête. Nourrie de réflexions anthropologiques et historiques, elle documente des curiosités culturelles, des formes de religiosités populaires, qui parfois cristallisent des moments de transition historique par l’emploi de symboles universels de la rencontre avec le sacré. Les quatre grands tableaux photographiques qu’elle présente évoquent la manière dont un groupe religieux investit un lieu, sans nécessairement pouvoir y déployer une architecture, et la manière dont ce lieu garde mémoire de ce passage. Deux photographies concernent des lieux de repli des cultes persécutés. La grotte de la Baumelle était ainsi un lieu de célébrations clandestines utilisé par les Hugenots cévenols après la Révocation de l’Édit de Nantes. Murée par les soldats après l’arrestation de fidèles y célébrant un culte, elle fut redécouverte en 1976. On devine encore un rudimentaire mobilier de pierre sous la voûte. Cette expérience du « désert » ramène les croyants au lieu d’une expérience primordiale du sacré qui rappelle tout aussi bien l’art pariétal, le prophète Élie à Horeb ou l’allégorie platonicienne. Au Chambon-surLignon, les villageois, descendants des protestants persécutés, firent des monts boisés du Vivarais une « montagne-refuge » pour les juifs fuyant leur persécution. Arbres, lacs et stèles jalonnent aujourd’hui des « Chemins de la mémoire » où seul subsiste le souvenir des rassemblements de la résistance spirituelle au nazisme. Ces deux exemples rappellent que les cultes passent parfois plus vite que leurs symboles. Outre la grotte – introspective – et la forêt – flèche verticale –, l’eau est depuis toujours une métaphore de la vivification ou de renouveau. Angèle Laissue l’a explorée avec une certaine malice. Le site de la Tène était un important lieu de d’offrandes et de sacrifices du second Âge du Fer, aujourd’hui recouvert par les eaux du lac de Neuchâtel. Les particules de vase en suspension confèrent à sa photo des airs pellicule ancienne et de ciels nuageux, tels que pouvait les saisir Alfred Stieglitz dans sa série Equivalents. Enfin, l’église Sainte-Libaire, de Grand dans les Vosges, porte dans ses fondations même l’ironie de l’histoire du passage de la religion celte au christianisme. Bâtie sur une ancienne source sacrée, afin d’acter le remplacement, elle est, pour cette raison, sujette à des infiltrations d’eau et, menacée d’écroulement, désaffectée. S’y condense ainsi l’histoire longue des changements de civilisation autant que la permanence des symboles.


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Aglaia Konrad 154-155 / Photogrammes issus du film Concrete & Samples I Wotruba Wien, 2009, film 16mm transféré sur Blue Ray, couleur, 4:3, sans son, Belgique, 13’37 156-157 / Photogrammes issus du film Concrete & Samples II Blockhaus, 2009, film 16mm transféré sur DVD, couleur, 4:3, sans son, Belgique, 9’50 158-159 / Photogrammes issus du film Concrete & Samples III Carrara, 2010, film 16mm transféré sur Bluray, couleur, 4:3, sans son, Belgique/Autriche, 19′


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Aglaïa Konrad Née en 1960 à Salzbourg, elle vit et travaille à Bruxelles.

Concrete & Samples est une suite de trois films d’Aglaïa Konrad réalisés entre 2007 et 2010. Tournés en 16 mm, alternant des plans fixes et de lents travelings, silencieux et dépourvus de toute narration, ces films expriment une appréhension subjective de l’espace, observent l’architecture comme s’il s’agissait d’une sculpture. Et de fait, le premier volet parcourt une église dessinée par un sculpteur : la Sainte-Trinité à Vienne, de Fritz Wotruba. Achevé en 1976, ce bâtiment est un assemblage irrégulier de blocs de béton qui semblent taillés dans la masse, plutôt que moulés, ou qui évoquent la cristallisation cubique de la pyrite. Le deuxième film, sous-titré Blockhaus, trace un portrait de l’église Sainte-Bernadette de Nevers, construite en 1966 et dessinée par Claude Parent et Paul Virilio. Le béton brut y est moulé dans des formes arrondies qui contrastent avec les arêtes saillantes de l’église autrichienne. Le passage de la façade au toit, lui aussi arrondi, laisse couler les eaux de pluie qui tracent des nuances plus sombres, aux teintes organiques. Enfin, le troisième film explore la carrière de marbre de Carrare. S’il se distingue des deux autres en ce qu’il ne montre ni béton ni architecture, il fournit par comparaison une clé de lecture. D’un côté, tout se passe comme si le béton s’élevait au prestige du marbre comme matériau sculptural. Les deux églises semblent prises dans une histoire matérielle qui transforme leur usure en une sorte de patine, qui insiste sur les failles et craquelures du matériau moderne, comme si cela lui conférait un prestige d’ancienneté, comme si s’annonçait un devenir-ruine, avec tout l’émoi romantique que suppose une telle destruction. D’un autre côté, la carrière paraît, elle, construite, sculptée, riche de références, à l’architecture brutaliste notamment. Le site naturel et les bâtiments se connotent ainsi réciproquement, font osciller la frontière entre paysage et construction. Son approche de l’architecture par les questions de la monumentalité et du matériau confère une véritable singularité au travail d’Aglaïa Konrad. Si la question du sacré semble de prime abord quelque peu éludée, elle sous-tend néanmoins l’idée d’un temps étendu à l’échelle minérale qui confère aux constructions humaines une dimension qui les outrepasse.


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