LE DESSIN FRANÇAIS AU XVIIIe SIÈCLE (extrait)

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Louis-Antoine Prat

Chacun, qu’il soit amateur d’art ou professionnel, étudiant ou curieux, trouvera matière à découvrir et à admirer au fil de ce livre qui se regarde comme un musée et se lit comme un roman. Louis-Antoine Prat est également l’auteur, chez les mêmes éditeurs, des deux sommes dédiées au dessin français aux XVIIe et XIXe siècles, les trois volumes formant un ensemble incomparable sur le dessin français.

978-2-7572-1081-9

AU XVIIIe SIÈCLE

Écrivain et historien de l’art, membre du conseil artistique des musées nationaux, chargé de mission au département des Arts graphiques du musée du Louvre, commissaire de nombreuses expositions, président de la Société des Amis du Louvre, Louis-Antoine Prat a occupé entre 2007 et 2017 à l’École du Louvre la chaire d’histoire du dessin. Sa passion pour cette technique, qui, comme il le souligne, commande les autres arts – peinture, sculpture et architecture –, et son érudition encyclopédique le désignaient pour mener à bien ce livre d’art et de culture où s’associent sens de l’enseignement, finesse de l’analyse et goût du beau.

LE DESSIN FRANÇAIS AU XVIIIe SIÈCLE

Louis-Antoine Prat

Sept cent cinquante pages, illustrées de plus de mille cinq cents œuvres, composent un magnifique hommage à ce prodigieux XVIIIe siècle, si plein de charme, de grâce mais aussi de profondeur, un temps de bouleversements historiques, peu à peu animé par la pensée des Lumières.

LE DESSIN FRANÇAIS

Le dessin français au XVIIIe siècle, virtuose, le plus français qui soit, a été personnifié avec bonheur par Watteau, Fragonard, Boucher, Chardin, Greuze, Hubert Robert ou encore Oudry, parmi plus de deux cents artistes dont cet ouvrage exceptionnel révèle ou rappelle le talent.

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Cet ouvrage est publié grâce au soutien d’AG2R LA MONDIALE

Musée du Louvre Jean-Luc Martinez Président-directeur Karim Mouttalib Administrateur général

Il a bénéficié du généreux concours de F. Marc de Lacharrière (Fimalac)

Valérie Forey-Jauregui Administratrice générale adjointe Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques Vincent Pomarède Directeur de la Médiation et de la Programmation Culturelle

Édition Musée du Louvre Laurence Castany Sous-directrice de l’Édition et de la Production Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions Anne-Myrtille Renoux Chef du service des Ressources documentaires et éditoriales Suzanne Abou-Kandil Iconographie Somogy éditions d’art Nicolas Neumann Directeur éditorial Stéphanie Méséguer Responsable éditoriale Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication Cassiopée Bourgine Pauline Desert Chloé Fouquet Caroline Puleo Gabrielle Schmid Iconographie Pauline Garrone Suivi éditorial et index Marion Lacroix Contribution éditoriale Loïc Levêque Conception graphique François Dinguirard Adaptation graphique En application de la loi du 11 mars 1957 [art. 41] et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © musée du Louvre, Paris, 2017 © Somogy éditions d’art, Paris, 2017

Illustration de couverture : Antoine Watteau Jeune femme vue de dos sur une escarpolette, vers 1715 Grande-Bretagne, collection particulière

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www.louvre.fr www.somogy.net ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-548-5 ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-1081-9 Dépôt légal : mars 2017 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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LE DESSIN FRANÇAIS

AU XVIIIe SIÈCLE

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Once again, to Véronique.

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Remerciements

C’est encore et toujours au sein du musée du Louvre, qui m’a accueilli en tant que chargé de mission au département des Arts graphiques tout au long de quatre décennies, que s’est élaboré cet ouvrage, troisième élément d’une trilogie consacrée au dessin français, dont les autres tomes ont vu le jour successivement en 2011 et 2013. Sans le soutien sans faille d’Henri Loyrette puis Jean-Luc Martinez, présidents-directeurs successifs du musée du Louvre, cette entreprise n’aurait jamais pu être menée à bien, et je veux leur exprimer ici mon entière gratitude. Celle-ci s’adresse également à mes éditeurs, Violaine Bouvet-Lanselle et Nicolas Neumann, avec qui j’ai eu tant de plaisir à travailler depuis maintenant plus de sept ans, dans un climat de confiance et d’amitié qui m’a permis d’aller jusqu’au bout de cette lourde tâche. Au sein des deux maisons d’édition qu’ils dirigent, mes remerciements vont notamment à Pauline Garrone et à Stéphanie Méséguer, mes éditrices, ainsi qu’à Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros et MarcAlexis Baranes. Marion Lacroix a été une correctrice plus qu’attentive et d’une remarquable efficacité, et François Dinguirard un maquettiste particulièrement inventif et toujours soucieux du rapport entre le texte et l’image. Tous mes remerciements vont aux personnes qui se sont chargées de la collecte iconographique : Suzanne Abou-Kandil, Cassiopée Bourgine, Pauline Desert, Chloé Fouquet, Caroline Puleo et Gabrielle Schmid. L’aide financière de la société AG2R La Mondiale, déjà si présente dans les deux volumes précédents, reflète l’extraordinaire compréhension de la part de ses dirigeants à l’égard de l’importance de cette entreprise. Je tiens à remercier très chaleureusement de leur fidèle soutien MM. André Renaudin, directeur général, et Yvon Breton, directeur général délégué. Quant à mon ami et collègue du conseil artistique et du conseil d’administration de la Société des Amis du Louvre, Marc Ladreit de Lacharrière, je savais pouvoir compter sur lui en toute occasion, ce qu’il m’a prouvé une nouvelle fois. Toute ma reconnaissance s’adresse de même aux quatre « femmes savantes » (bien davantage que chez Molière !) qui ont bien voulu relire les passages concernant les artistes dont elles sont les spécialistes, m’évitant ainsi nombre d’erreurs et d’approximations : Françoise Joulie (Boucher), Juliette Trey (Bouchardon), Sarah Catala (Robert) et Marie-Anne Dupuy-Vachey (Fragonard). Un de mes anciens et brillants élèves, Louis Deltour, a accepté de vérifier l’ensemble des épreuves et de me signaler de nombreuses inexactitudes ou imperfections. D’autres amis ou confrères m’ont également aidé dans la recherche de documents ou d’informations : Christian Adrien, le prince Amyn Aga Khan, Laura Angelucci, Joseph Baillio, Elisabetta Bartoli, Jean-Claude Baudequin, Karen Chastagnol, Alvin Clark Jr., Dominique Cordellier, Brigitte Donon, Hubert Duchemin, Régine Dupichaud, Christel Dupuy, Bruno Ferté, Michèle Gardon, Jeffrey E. Horvitz, Nicolas Joly, Dominique Lacaze-Serres, Laurence Lhinares, Isabelle Pasquali, Côme Rombout, Pierre Rosenberg, Xavier Salmon, Roberta Serra, Jean Tournadre et Catherine Voiriot. Pauline Garrone a eu la générosité de se consacrer à l’index, tâche toujours aussi délicate qu’indispensable. Au moment où s’achèvent pour moi dix années d’enseignement à l’École du Louvre, où j’ai eu le privilège d’occuper depuis 2007 la chaire d’histoire du dessin, après avoir été l’élève de cette même institution de 1970 à 1976, je me remémore tous les instants de vrai bonheur que j’ai éprouvés, tout au long de cette décennie, en tentant de transmettre à un public passionné d’étudiants et d’auditeurs le peu que j’ai moi-même appris sur l’histoire du dessin français de 1600 à 1900. Merci à ceux qui m’ont appelé à cet enseignement, Philippe Durey, Claire Barbillon et Sophie Mouquin, comme à celles qui l’ont si souvent facilité, Isabelle Bador, Françoise Blanc, Caroline Meng, et particulièrement Marie Favé, à la photothèque de l’École, que j’ai accablée de demandes auxquelles elle a toujours répondu avec le sourire. Louis-Antoine Prat

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Préface

Après en avoir été le vice-président pendant de nombreuses années, Louis-Antoine Prat a été élu le 27 juin 2016 président de la Société des Amis du Louvre, succédant ainsi à Marc Fumaroli, de l’Académie française. C’est là un geste de reconnaissance à la fois pour l’implication manifestée tout au long des années en faveur du musée du Louvre, lieu qui lui est cher entre tous puisqu’il y fut élève et ensuite chargé de mission pendant quarante ans, mais également pour ses qualités, son ouverture d’esprit, sa curiosité spontanée, son affabilité et son usage du monde. C’est aussi assurément un témoignage d’admiration et de gratitude pour le travail accompli au service de l’histoire de l’art. En 2011, Henri Loyrette et Guy Cogeval soulignaient déjà l’érudition de ses travaux dédiés à Poussin, Watteau, David, Ingres, Delacroix, Chassériau, ou bien encore Puvis de Chavannes. Sans relâche, Louis-Antoine Prat s’est appliqué avec son épouse à former la collection de dessins français dont il rêvait. Ce fut et c’est toujours pour lui une merveilleuse occasion d’étudier les maîtres qui nous ont laissé ces feuilles si fragiles. Cette connaissance des artistes, cette proximité entretenue avec leur œuvre, ce souhait de mieux comprendre et de mieux expliquer l’ont conduit tout naturellement à partir de septembre 2007 à dispenser à l’École du Louvre le cours d’histoire du dessin du XVIIe au XIXe siècle. Pendant dix ans, dans la quiétude de son appartement parisien et de son bureau au département des Arts graphiques, il lui a fallu relire ce qui avait été écrit, l’analyser, l’enrichir et collationner les images. Cet enseignement lui a permis de donner au plus grand nombre ce goût du dessin qui le caractérise et qu’il a souhaité partager en publiant en 2011 la somme dédiée au dessin français du XIXe siècle et en 2 013 celle qui était consacrée au dessin français du XVIIe siècle. Il nous livre aujourd’hui le dernier opus de ce travail monumental en cheminant aux côtés de Watteau, de Boucher et de Fragonard, mais aussi de Jacques-André Portail, de Pierre-Charles Trémolières ou de Nicolas-Guy Brenet, maîtres moins connus dont il est important de saluer aussi le talent. La démonstration n’a rien perdu de sa force. Elle repose une fois encore sur les œuvres et en trace toute l’originalité, toute la singularité. De l’artiste le plus virtuose au moins célèbre, elle met en exergue ce qui fait la beauté et l’intérêt du dessin français au XVIIIe siècle. Elle nous procure le plaisir de pouvoir nous plonger à loisir dans ce qui fit le sel de la création. Louis-Antoine, merci à vous. Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques du musée du Louvre

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Sommaire

Introduction

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1 L’INSTANT WATTEAU

127

134

53

Un dessinateur à part La plume et l’arabesque : l’apprentissage de Watteau chez Gillot et Audran Problèmes wattesques : quantité et destin des œuvres graphiques Figures à la sanguine Le tournant de 1715 Études de compositions Les Saisons Crozat Après 1716 : figures et groupes Airs de têtes, airs de fêtes

58

Deux épigones…

60

… et l’expansion d’une influence diffuse

10

14 14

24 28 40 44 46 48

73

75

Pierre-Charles Trémolières, une création écourtée

146

L’évolution d’un dessinateur-né : François Boucher La riche complexité des premières décennies La multiplicité des genres et des usages Problèmes d’autographie, problèmes de qualité

147 159 176

Nicolas Bertin : quelques dessins et un problème

188

Trois dynasties d’artistes Les Coypel, l’oncle et le neveu Les Van Loo, une diagonale familiale et artistique La fin des Parrocel

Louis Galloche, le portefeuille réapparu

Jean-François de Troy, la relative médiocrité d’un grand maître

100

142

Une dynastie Boucher ? Famille, gendres et suiveurs

79

98

Les quelques dessins de Jacques Dumont le Romain

179

Pierre-Jacques Cazes, davantage de dessins que de peintures ?

91

Michel-François Dandré-Bardon, baroque provençal, académicien parisien

2 PERSISTANCES DU GRAND GENRE

77

82

140

Charles Natoire, un dessinateur d’une rare élégance Natoire, au bonheur du paysage animé

François Lemoyne, la puissance et la grâce Jean Restout, ou la permanence de l’esprit religieux au siècle des Lumières Hyacinthe Collin de Vermont, dessinateur mal connu Pierre Subleyras, à la recherche de la pureté graphique

188 195 208

3 LE PORTRAIT EN DESSIN 217

De Ranc à Nattier

221

L’ubiquité de Portail

226

Quelques dessinateurs rares, deux pastellistes de génie et un amateur de profils

4 UN REGARD AUTRE : LES DESSINS DE SCULPTEURS 256

Sculpter au crayon

258

La gloire de Bouchardon

270

Une humeur plus baroque

274

Vassé, ou le classicisme purifié

278

La richesse graphique d’Augustin Pajou

286

Usage du dessin chez les sculpteurs néoclassiques

297

De quelques ornemanistes 5 PAYSAGISTES ET VOYAGEURS, PARISIENS, PROVINCIAUX ET EXPATRIÉS, ANIMALIERS ET BATAILLISTES : UNE REPRÉSENTATION GRAPHIQUE DU MONDE TEL QU’IL FUT

306

Le paysage maritime : Manglard et Vernet

310

De Watelet à Lespinasse

315

Deux maîtres du paysage coloré : Hoüel et Moreau l’Aîné

323

Dessinateurs de paysages nés depuis 1750

332

Les provinciaux, du Sud à la Bourgogne

338

À travers l’Europe : dessinateurs expatriés

351

De quelques spécialistes. I. Animaliers Jean-Baptiste Oudry, ou le génie de la variété

238

De Bourgogne et d’ailleurs

353

245

De l’époque Louis XVI aux débuts du XIXe siècle

372

Le portrait au féminin

380

249

De quelques spécialistes. II. Bataillistes et dessinateurs militaires Où placer Gamelin ?

8

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6 UN ART MINEUR ? DES « PETITS MAÎTRES » AU TRIOMPHE DU GENRE 391

Le mystère Chardin

397

Les deux faces de Jeaurat

401

Vignettistes

413

L’intime et le quotidien. I. Artistes nés avant 1725

418

« Si bien morts et si bien enterrés » ? Les Saint-Aubin

434 434 438 444

Jean-Baptiste Greuze, ou une morale en dessin La vie d’un honnête homme Succès aux Salons Caracalla et après

450

L’intime et le quotidien. II. Artistes nés entre 1725 et 1744

453

Moreau le Jeune, dessinateur à facettes

460

L’intime et le quotidien. III. Artistes nés à partir de 1745

468

Louis-Léopold Boilly, un témoin entre deux siècles 7 PROMENEURS ET PIRANÉSIENS : LES DESSINATEURS FRANÇAIS DANS LA LUMIÈRE ITALIENNE

481 483 498

509

Sur le motif : une « étude en rouge » ? Hubert Robert : humour et sublime dans les ruines Autour de Robert : un copiste, des paysagistes et quelques futurs peintres d’histoire Les songes du dessin, ou l’ombre de Piranèse

509 513 516

519

Legeay et Le Lorrain, l’invention dans l’édifice Les deux manières de Michel-Ange Challe Ressemblances troublantes : Simon Challe, Larchevêque, Petitot Réalistes ou visionnaires ?

9 LE MOMENT FRAGO 664 665

671 677

8 RÉFORMATEURS ET NÉOCLASSIQUES : LE DESSIN DES PEINTRES D’HISTOIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU SIÈCLE 535

Fin de l’« école de Lemoyne » ? Noël Hallé et Jean-Baptiste-Marie Pierre

542

Joseph-Marie Vien, le novateur surévalué

686 691 694

Un autre dessinateur à part Le premier séjour italien : paysages à la sanguine, souvenirs à la pierre noire Le retour à Paris et l’éclat du lavis blond À nouveau voyageur Marguerite et autres grâces De Golconde à l’Arioste Final : chefs-d’œuvre graphiques et ambiguïtés

700

En conclusion des trois volumes

704

Notes Liste des œuvres reproduites Bibliographie Index Crédits photographiques

708 730 734

546

Les Lagrenée, deux frères, deux styles

550

Gabriel-François Doyen, « doué d’une trempe de génie forte »

559

Quelques éclectiques de transition : de Le Mettay à Durameau

566

Loin de Paris, autres formes du grand genre

574

Encore des éclectiques, encore la transition : de Jollain à Ménageot

584

« Peyron m’a ouvert les yeux »

595

Vincent, ou comment s’adapter

N.B. L’orthographe des citations de textes anciens

616

Froideur du trait, raideur du signe : contemporains, disciples et rivaux de Jacques-Louis David Une forme de néoclassicisme « sage » ? De Taillasson à Monsiau La ligne générale Dessinateurs jacobins D’un siècle à l’autre, Meynier, Pajou fils et Fabre

la lecture.

619 627 636 648

750

a été systématiquement modernisée pour en faciliter

Abréviations employées AAF : Archives de l’art français BNF : Bibliothèque nationale de France BSHAF : Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français Ensba : École nationale supérieure des beaux-arts GBA : Gazette des Beaux-Arts LACMA : Los Angeles County Museum of Art

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Introduction

Nous avions terminé notre étude sur le dessin français au XVIIe siècle – qui s’était prolongée, reconnaissons-le, à travers l’œuvre graphique des peintres de la chapelle de Versailles et de quelques autres, fort avant dans le siècle suivant – sur l’image d’un portrait féminin. Et nous écrivions alors que ce serait son délicat sourire qui nous servirait de guide dans l’époque à venir. Mais peut-être avions-nous sacrifié là à une vision trop heureuse, trop idéale, du « siècle des grâces », qui fut aussi, selon Le Mondain (1736) de Voltaire, un « siècle de fer ». Après le XVIIe siècle, où, selon Philippe de Chennevières, ce passionné de l’art français en toutes ses incarnations, « tous les maîtres, même les tendres, furent des mâles » (et sans doute songeait-il là à Eustache Le Sueur ou à Laurent de La Hyre), viendrait l’époque qu’il qualifiait, avec une brutalité inattendue chez lui, mais qui prenait soudain la forme de l’aveu d’une déception, de « faisanderie ». Trop de charme empreint de trop de légèreté, un excès de facilité pour la facilité, de grâce pour le gracieux, mais aussi pour le gracile ? Aussi se félicitait-il du redressement apporté par la révolution néoclassique, qui précéda de loin dans le domaine de l’art celles des mœurs et du politique : « Ah ! qu’ils avaient raison, David et la forte légion de ses élèves, de le [le XVIIIe siècle] honnir, de le maudire et de le proscrire avec haine et sans pitié et du plus haut de leur dédain ; et qu’il est vraiment temps de nous débarbouiller à notre tour de cette farine, de cette poudre de riz empoisonnée 1 ! » Cet excès de maquillage aurait-il transformé notre doux sourire féminin en masque trompeur ? Nous ne le croyons pas. Notre étude du dessin français au XVIIIe siècle, troisième volet d’une synthèse en forme de triptyque qui tenait entre autres buts à évoquer les passages d’une époque à une autre (bien que nos ouvrages aient été composés selon une sinusoïde temporelle assez inattendue, commençant par le siècle d’Eugène Delacroix et de Paul Cézanne, poursuivant par celui de Nicolas Poussin et de Charles Le Brun, pour terminer par la période centrale), n’a pas été ce que nous craignions dès l’abord qu’elle fût, prenant la forme de l’amère constatation d’un affadissement, d’une dilution, d’une décadence qui aurait rejoint la vision pessimiste de Chennevières. Bien au contraire, nous nous sommes rapidement trouvé surpris par la variété de la matière à traiter, et quelque peu effrayé par son énormité ; ceux qui avant nous avaient tenté cette synthèse s’étaient contentés de citer quelques dizaines d’artistes (quarante-cinq pour François Boucher et Philippe Jaccottet en 1952, quarante et un pour Roseline Bacou en 1970, une petite centaine pour Marianne Roland Michel en 1987), alors que nous en évoquons de-ci de-là plus de deux cents ! Notre idée toute faite de la période a également été transformée par la révélation de son dynamisme interne, sa relation étroite à la vie des hommes, au quotidien, en ce siècle si changeant et qu’animait peu à peu la pensée des Lumières. La crise de la conscience européenne, si finement analysée par Paul Hazard il y a maintenant plus de quatrevingts ans (1935) dans son livre de même sujet, en marquait le début, et, ce qui se dégageait de l’ensemble, c’était finalement, pour reprendre en le parodiant le titre du merveilleux ouvrage de Jean Starobinski, le sentiment d’avoir assisté peu à peu à L’invention d’une liberté (1964). Cependant, en ce qui concerne plus prosaïquement notre sujet, l’art graphique et son développement au cours de la période, il est certainement plus délicat d’établir une ligne évolutive claire. En débutant avec Antoine Watteau, dont le génie de dessinateur se pose dès l’abord comme une acmé qui ne sera plus égalée, notre étude se consacre ensuite aux dessins de ceux qui souhaitèrent préserver dans la période rocaille quelque chose de la majesté passée du grand genre. En émergent particulièrement quelques dessinateurs de premier plan, François Lemoyne, Jean Restout, Pierre Subleyras, Charles Natoire ou François Boucher, tous heureusement très bien représentés dans toutes leurs facettes à travers les collections graphiques publiques et privées du monde entier.

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L’intérêt qui s’affirme de plus en plus pour l’individu, et surtout pour sa psychologie, pourra être facilement évoqué par les dessins des portraitistes, comme par ceux des sculpteurs, qui ressuscitent le mythe de Pygmalion en cherchant à toujours insuffler davantage de vie à leurs créations. Quant au paysage et aux témoignages de voyageurs comme d’expatriés, ils attestent cette quête croissante d’effusion avec la nature qui parcourt le siècle entier et annonce déjà le courant romantique. Dans cette synthèse, le nombre d’artistes évoqués ira croissant, on l’a dit, et leur variété ne cessera de surprendre. Est-ce dû en partie à l’inflation, au cours de la période, de ce qu’on appelle un peu imprudemment les « petits maîtres », vignettistes, illustrateurs, témoins du quotidien ou chroniqueurs curieux de tout ce qui constitue l’espace social ? Leurs dessins, de qualité et de quantité si variables, demeurent difficiles à recenser sans risque de répétitions qui lasseraient le lecteur. Mais se distinguent dans ce vaste regroupement au moins trois très grands dessinateurs, Gabriel de Saint-Aubin, Jean-Baptiste Greuze et Louis-Léopold Boilly, tous trois témoins de leur temps tout en le dépassant par la puissance de leurs représentations, le dernier constituant d’ailleurs un lieu de passage idéal avec les débuts du XIXe siècle ; mais nous n’avions pas voulu évoquer sa personnalité à l’époque de notre précédente étude, le réservant plutôt pour cet ultime ouvrage. Puis, comment classer des artistes qui se sont partagés entre la peinture d’histoire et les plaisirs du voyage, l’astreinte aux prescriptions du grand goût et le bonheur de se découvrir citoyen du monde, ou au moins de la péninsule Italienne ? On les a rapprochés, dans deux chapitres successifs, des académiques actifs essentiellement après 1740 et en qui s’incarne, peu à peu, la réforme du goût vers davantage de sévérité et de morale. Le néoclassicisme vient de loin, et l’on sait bien qu’il ne présente guère d’homogénéité, tant les suiveurs d’un Piranèse par exemple diffèrent profondément de ceux qui tentent de répondre à la demande d’une nouvelle peinture classique, telle que la souhaitait un prescripteur comme le comte d’Angiviller, surintendant des Bâtiments du Roi et maître d’œuvre de la politique culturelle après le marquis de Marigny. Et, comme pour un Antoine Watteau au début de cette étude, il nous faudra bien réserver une place à part à Jean-Honoré Fragonard, sorte d’électron libre lâché entre les genres et les contrées, dont la longue vie semble parcourir un cercle zodiacal semé d’incarnations diverses. Une fois encore s’est posé l’éternel problème du sujet à circonscrire : comment parler du dessin sans se référer par trop aux trois arts majeurs qu’il commande (et sans négliger, en cette époque spécifique, l’importance du livre illustré) ? Comment suggérer une évolution là où la pratique sinue selon des inspirations variantes, presque opposées parfois au cours de la même décennie ? Comment juger, c’est-à-dire en fait déterminer la place raisonnable à accorder dans notre synthèse à l’étude de tel ou tel ? On l’a déjà relevé bien souvent, les hiérarchies entre dessinateurs méritent une graduation fort à part de celle des livres classiques d’histoire de l’art, et à laquelle il est de toute façon fort illusoire de trop se fier. On se bornera, comme dans nos précédents ouvrages, à se pencher davantage sur ceux qui semblent apporter à cette pratique une créativité vraiment originale, qui n’est d’ailleurs pas toujours synonyme de modernité ou même d’avancée stylistique. Nous avons confessé en introduction de notre volume précédent notre peu d’empathie pour les préfaces ; on excusera donc la brièveté de celle-ci, qui ne tend qu’à justifier l’ordonnance adoptée pour présenter un sujet complexe et dont les divers éléments s’entremêlent à souhait. Pardonnez les fautes de l’auteur !

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1 L’INSTANT WATTEAU

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Le dessin français au XVIIIe siècle

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L'instant Watteau

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UN DESSINATEUR À PART

On le sait, Antoine Watteau (1684-1721) ne fut français que par un heureux accident de la chronologie historique ; lorsqu’il naquit à Valenciennes en 1684, la ville, autrefois flamande, n’était devenue française que depuis six ans, puisqu’elle avait été cédée en 1678 à Louis XIV par le traité de Nimègue qui mettait fin à la guerre de Hollande. D’abord élève d’un peintre local du nom de Jacques-Albert Gérin, Watteau partit pour Paris en 1702 ; c’est là que l’un de ses biographes, Jean de Jullienne, le décrit, répétant cent fois une effigie de Saint Nicolas ou encore la même peinture de Gérard Dou, un visage de vieille femme dont on dispersait les exemplaires dans une boutique du pont Notre-Dame. C’est probablement en 1705 (les dates varient selon ses biographes, dont les textes ont été réunis dans les Vies anciennes de Watteau publiées par Pierre Rosenberg en 1984 1) qu’il fit la connaissance de Claude Gillot, rencontre qui allait transformer son existence.

La plume et l’arabesque : l’apprentissage de Watteau chez Gillot et Audran Dès l’abord, il nous faut donc délaisser un moment Watteau pour évoquer un peu longuement ce Claude Gillot (1673-1722), qui fut, selon Edme-François Gersaint « le seul maître que l’on puisse véritablement donner à Watteau 2 ». C’est là un artiste dont l’œuvre graphique dépasse de loin, par son charme comme par sa quantité, les productions picturales. Ses dates, on le voit, ne sont guère éloignées de celles du dernier artiste que nous avons étudié dans notre vaste survol du XVIIe siècle, Antoine Coypel (1661-1722), qui naît douze ans avant lui mais décède la même année. Mais, si le plus considérable des Coypel est demeuré jusqu’au bout un tenant de la grande peinture décorative, Gillot apparaît quant à lui comme un des inventeurs, à l’orée du nouveau siècle, d’une tout autre manière. Né à Langres, où le musée d’Art et d’Histoire conserve quelques-uns de ses dessins, il sera tout d’abord l’élève d’un des dessinateurs les plus originaux, mais aussi les plus déviants, de la fin du siècle précédent, Jean-Baptiste Corneille, habitué des compositions aussi bizarres que tourmentées. Cet enseignement renforce sans doute son peu de penchant pour l’expression académique, de même que son inclination vers la fantaisie, et il ne présentera son morceau de réception à l’Académie royale qu’en 1715, après avoir, comme d’ailleurs Watteau, qui ne sera reçu que deux ans plus tard, longuement fait attendre son tableau. En fait, bien plus que vers la peinture de chevalet dont on ne connaît que quelques exemples subsistants, le tempérament de Gillot va l’orienter vers des travaux tels que les cartons de tapisserie, les costumes et les décors d’opéra ou de théâtre, tout cela dans l’esprit des temps présents, qui tend vers une nouvelle allégresse. On peut également le considérer comme un ornemaniste ; mais c’est aussi un délicieux illustrateur de livres, en des gravures raffinées qui sont préparées par autant de petits dessins tracés avec allégresse. Toutefois, son style n’évoluera guère et il est toujours délicat d’élaborer une chronologie de ses dessins. Ceux en relation avec des peintures sont rares, et l’un d’eux au moins présente un aspect plus monumental que les autres. Il s’agit de l’Étude de femme masquée penchée vers la gauche, liée au tableau intitulé Les Deux Carrosses, épisode de la comédie de Jean-François Regnard et Charles Dufresny La Foire Saint-Germain, jouée en 1695 puis reprise en 1707. Le tableau, sans doute plus tardif, et auquel correspond une estampe de Gabriel Huquier d’après Gillot intitulée

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1

1. Claude Gillot Étude de femme masquée penchée vers la gauche, vers 1707 Lyon, musée des Beaux-Arts, 1968-38

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Deux femmes pour le pas se mettent en colère, est conservé au musée du Louvre et le dessin préparatoire à la figure de droite, en fait Arlequin déguisé en femme, très finement et très précisément tracé à la sanguine avec le recours à la pierre noire uniquement pour le masque, est entré au musée des Beaux-Arts de Lyon en 1966 par un reversement de la bibliothèque municipale [1] . Deux propositions différentes pour le costume du personnage y sont étudiées, alors qu’une troisième sera retenue dans la peinture. Un dessin d’ensemble, que l’on ne saurait considérer comme préparatoire au tableau bien qu’il illustre la même scène, est exécuté avec beaucoup d’allant et dans la technique familière à Gillot, un lavis de sanguine et des rehauts de gouache blanche sur un tracé extrêmement nerveux à la plume ; il a été acquis en 1942 par le Louvre [2] , à une époque où le musée n’effectuait cependant guère d’achats… Cette dernière feuille peut servir d’introduction au groupe le plus connu et le plus séduisant parmi l’ensemble des feuilles de Gillot, celles représentant des épisodes issus des pièces de théâtre de l’époque, exécutées, selon les auteurs, entre 1704 et 1716. Ainsi la feuille du Louvre intitulée N’excluons point, amis, un habile convive, tirée de la pièce Arlequin esprit follet, de même technique, et dont le graphisme frappe par la maigreur du trait de plume, mais aussi par ses longues lignes suivies, interrompues d’accents brusquement traités en staccato, comme dans le personnage de la jeune femme en bas à droite [3] . Gillot a gravé la scène à l’eau-forte dans son recueil Théâtre italien. Livre de scènes comiques inventées par Gillot, mais en prenant pour base en fait un autre dessin qui comportait beaucoup de modifications et qui réapparut en juin 1986 à Londres dans la vente de la collection Springell. Il a alors supprimé deux des personnages du bas, insistant sur la division quasi géométrique de l’espace par les trois estrades. Le sujet du dessin évoque le moment où Arlequin, à l’aide de sa baguette magique, projette en l’air la table et les tabourets où étaient assis Pierrot, Polichinelle et Mezzetin, tandis que Scaramouche, à gauche, tombe à la renverse. Le point de vue légèrement da sotto in su nous place dans la position du spectateur de la scène de comédie, un peu en contrebas de l’espace scénique qui se situe sur des tréteaux, comme d’ailleurs dans les autres dessins de même genre. C’est à cette série qu’appartient également la représentation des Métamorphoses d’Arlequin, dont Arlequin en femme grosse, de technique similaire, qui porte comme le précédent la marque de Pierre-Jean Mariette et a ensuite fait partie en 1793 de la saisie Saint-Morys qui l’a fait entrer au Louvre. On peut en rapprocher également une Scène de la Comédie-Italienne du Louvre, dans laquelle le lavis de sanguine est plus accentué par endroits, notamment dans la robe du personnage de l’avocat au premier plan à droite, en fait Colombine déguisée, dans la pièce d’Anne Mauduit de Fatouville intitulée Colombine avocat pour et contre [4] . Le dessin est signé à la plume en bas à droite et provient également de Saint-Morys. Le traitement des visages des figures féminines au fond à droite s’avère particulièrement remarquable, deux traits courbes se rejoignant sous le menton pour définir l’ovale du visage, dans lequel quatre minuscules accents de plume figurent les yeux, le nez et la bouche ! C’est peut-être à cause du caractère extrêmement allusif et audacieux de ces notations que certains auteurs ne manquent jamais, à propos de Gillot, d’évoquer l’art tout aussi sténographique d’un Jacques Callot, qui s’en rapproche aussi par le goût pour l’instantanéité et une certaine forme d’improvisation… L’un des plus célèbres dessins de la série, particulièrement séduisant par le luminisme de son traitement, illustre un passage d’une pièce de Louis Fuzelier datée de 1711, Jupiter curieux impertinent ; on y retrouve Pierrot au centre, vu de dos, comme figé devant une source lumineuse qu’il cache, Scaramouche à gauche et Isabelle à droite, dont le visage n’est décrit que par quelques

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2. Claude Gillot Les Deux Carrosses, vers 1707 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 29326 3. Claude Gillot N’excluons point, amis, un habile convive, vers 1707 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 26748 4. Claude Gillot Colombine avocat pour et contre, vers 1707 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 26754

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Le tournant de 1715 L’année 1715, celle où le jeune Tessin, à peine âgé de vingt ans, et qui est alors loin de penser qu’il sera plus tard ambassadeur de Suède en France, se rend chez Watteau et lui achète quelques modestes contre-épreuves de ses anciens dessins, constitue à la fois un rare repère et un pivot significatif dans l’évolution de la création graphique de Watteau. Le repère est d’ordre chronologique, puisqu’un événement historique qui paraît avoir retenu l’attention du dessinateur se situe à cette date ; il s’agit de la présence de l’ambassade de Perse dans la capitale. L’entrée officielle des Persans à Paris date du 7 février 1715, comme le rappelle une gravure anonyme conservée à la BNF et qui les montre défilant sur la place Royale. Louis XIV les reçoit en audience publique à Versailles le 19 février, un événement pérennisé par une peinture conservée à Versailles et attribuée à Antoine Coypel. Ils viennent ensuite faire leurs adieux au roi le 13 août, pour quitter définitivement Paris le 30 du même mois, après avoir fait courir toute une population désireuse de les voir. Quant au tournant qui prend place en cette même année, il est d’ordre stylistique et technique tout à la fois : puisqu’on peut rapprocher des études de Persans que traça Watteau durant leur séjour plusieurs autres dessins de semblable puissance, on se doit aussi de remarquer leurs similitudes techniques, qui présentent un net enrichissement par rapport à la période antérieure ; en cette année 1715, il semble en effet que Watteau parvienne à mettre au point cette technique des trois crayons, ce mélange subtil de sanguine et de pierre noire relevées de craie blanche, qu’il va pratiquer fréquemment à partir de là. D’autre part, nombre de figures deviennent plus monumentales, Watteau n’hésitant plus à se concentrer sur des études de têtes, des recherches d’expression teintées de psychologie, et composant ses pages avec un sens remarquable de l’élégance et de l’harmonie. Parfois il renforcera ses croquis de fins accents de graphite, ou au contraire en accentuera le moelleux avec un léger ajout de lavis blond, beige ou rosé, surtout dans les deux dernières années de sa courte vie. Dès la première, et la plus célèbre, des figures de Persans, le ton est donné, et c’est celui d’une extraordinaire facilité à restituer le sentiment de la vie réelle. Après avoir figuré dans la fameuse collection Andrew James, dispersée à Londres en juin 1891 après la mort de sa fille miss James,

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ce célébrissime dessin est passé dans la collection de Camille Groult et a été acquis par le Louvre en 1978 [59] . Il ne semble pas comporter de rehauts de blanc ; en revanche, pierre noire et sanguine ont été employées concurremment mais avec deux sortes de modulations pour chacun des deux médiums, une pointe finement taillée s’opposant à de gras accents très judicieusement disposés. L’homme représenté est censé être, selon une inscription au dos du dessin, qui est à l’évidence plus tardive puisqu’elle fait allusion à la gravure du dessin (par Boucher) dans les Figures de différents caractères, le chef de l’ambassade lui-même, Mohamed Riza Bey, intendant de la province d’Eriwan. Mais, sur des gravures de l’époque, on notera qu’il était barbu. De là une ambiguïté, à laquelle on attache peut-être trop d’importance ; on connaît huit autres représentations dessinées de Persans, et, ce qui frappe, c’est que bien peu d’entre eux montrent des visages aux traits véritablement « orientaux », non plus d’ailleurs que le dessin du Louvre. En les examinant, on est donc amené un instant à se demander si certains d’entre eux ne seraient pas des modèles européens vêtus à l’orientale, car il est connu que Watteau aimait à déguiser ses amis pour les faire poser dans des costumes plus ou moins exotiques ; mais, comme nous l’écrivions dans le corpus de 1996, un tel questionnement conduirait à ébranler une des rares certitudes qui nous permette d’ébaucher l’évolution stylistique de Watteau, car « mettre en doute la date de 1715 pour ces dessins serait faire s’effondrer l’édifice si délicatement construit » de cette même chronologie. Il faut donc admettre comme déraisonnable d’envisager une telle hypothèse, ce qui nous ramène à notre premier Persan : Watteau joue ici magnifiquement du contraste et de l’alliance entre les deux craies, ayant sans doute eu recours en premier lieu à la seule sanguine, puis l’enrichissant de pierre noire, reprenant ensuite son dessin à la sanguine, entre autres pour la main gauche du personnage, d’une extraordinaire présence dans l’écrasement de la craie rouge. Ce qui étonne également, c’est l’expression du modèle, à la fois quelque peu inquiète et légèrement résignée, songeuse en tout cas, posant longuement, probablement assis sur ce qu’un autre grand dessinateur de portrait, Jean-Auguste-Dominique Ingres, qualifierait cent ans plus tard de « chaise de patience ». On mesure les qualités intrinsèques du dessin en le comparant à une autre version qui n’est plus aujourd’hui considérée comme autographe ; ses anciens propriétaires, Philippe de Chennevières puis Forsyth Wickes, qui la légua en 1965 au Museum of Fine Arts de Boston, étaient pourtant tous deux persuadés de détenir là l’original ; mais l’expression du visage y apparaît bien moins intériorisée, plus sauvage et pittoresque tout à la fois. Récemment, nous avons émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une copie par François Boucher d’après l’original aujourd’hui au Louvre 19, copie inversée que Boucher aurait ensuite gravée dans les Figures de différents caractères, puisqu’il fut responsable entre autres de cette estampe. Mais ce n’est là qu’une proposition dont nous mesurons pleinement la minceur extrême. Voici que fait maintenant son entrée un second membre supposé de l’ambassade, un « Persan » vu à mi-corps et tourné vers la gauche, tout aussi corpulent mais au visage plus typé [60] . Le dessin est conservé depuis près de deux siècles au Teylers Museum à Haarlem, où il fut identifié en 1923 par Frits Lugt dans un carton d’anonymes italiens. Il a été exécuté aux deux crayons sur deux feuilles raboutées antérieurement, mais d’une manière moins détaillée que le précédent, en même temps que plus autoritaire, la pesanteur des accents correspondant d’ailleurs à l’impression de puissance que génère le modèle. Watteau a ensuite consacré pas moins de trois études à un troisième membre supposé de l’ambassade, un homme à la fine moustache coiffé d’un bonnet à quatre pointes. Le personnage a posé assis dans une feuille du Victoria and Albert Museum, à Londres, puis debout, de trois quarts à droite, et très probablement est-ce encore le même homme vu de dos, dans deux feuilles, l’une de la collection Thaw promise au Morgan Library and Museum, l’autre déposée par Jeffrey E. Horvitz au Fogg Art Museum à Cambridge. Un dessin récemment remis en circulation dans le marché de l’art par l’Achenbach Foundation for Graphic Arts de San Francisco, et qui porte les marques de Flury-Hérard et de Philippe de Chennevières, représente peut-être, en son motif principal, le même personnage que celui qui passe pour évoquer l’ambassadeur Riza Bey ; le turban, par exemple, semble bien identique ; à ses côtés, le visage seul dessiné et éclairé par en dessous, apparaît un petit homme au nez crochu coiffé d’un large bonnet, et qui ne semble non plus guère « persan ». On le rencontre à nouveau sur la feuille de la Fondation Custodia que Frits Lugt acquit avant 1926, soit peut-être à l’époque où il identifiait celle du Teylers Museum. Enfin, deux derniers « Persans » semblent de condition plus modeste, puisqu’il s’agit de serviteurs portant des plats. Le premier, en marche vers la droite, est énergiquement campé dans son mouvement [61] ; le dessin a été acquis directement à la vente James de 1891 par le British Museum. Le second, de nouveau au Teylers Museum, nous montre un personnage très proche, également enturbanné, mais vêtu d’une veste différente, et comme arrêté dans son action. La feuille provient de Caylus, et présente au dos l’attestation de celui-ci déjà citée supra. Elle passa ensuite dans la vente Mariette. On notera que six sur neuf de ces figures de « Persans » ont été gravées dans les Figures de différents caractères, la plupart par

59. Antoine Watteau Persan assis, vu à mi-corps, de trois quarts à droite, vers 1715 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 36735 60. Antoine Watteau Persan assis, vu à mi-corps, de profil à gauche, vers 1715 Haarlem, Teylers Museum, M 21a 61. Antoine Watteau Serviteur « persan » portant un plat, 1715 Londres, British Museum, 1891,0713.14

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Airs de têtes, airs de fêtes Il paraît normal de conclure ce survol du dessin de Watteau par l’élément qui a immédiatement constitué l’occasion de son appréciation enthousiaste, provoquant une gloire aisément et toujours maintenue, c’est-à-dire la série des feuilles d’études de têtes d’après le modèle vivant, qui s’échelonnent essentiellement de 1715, date à laquelle s’affirme, on l’a vu, la totale maîtrise de l’artiste sur sa technique graphique, jusqu’en 1720. À presque chacune de ces feuilles, on pourrait accoler le commentaire très poétique qu’en livre Marcel Proust dans Un amour de Swann, lorsqu’il évoque la vie d’Odette de Crécy qui, dans son mystère, apparaissait à Swann, « avec son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier chamois, d’innombrables sourires 23 ». Et il s’agit bien, en effet, dans cet ensemble graphique, d’une cascade de visages, la plupart souriants et amènes, parfois songeurs et énigmatiques, et fort rarement porteurs d’une expression dramatique. Il est vrai aussi qu’on les rencontre disposés en tous sens, parfois au cours de la même séance de pose, parfois ajoutés dans un espace laissé en réserve lors d’une première session. Mais on les trouvera presque toujours, qu’ils se répondent sans se défier, ou s’admettent sans se repousser, unis par la joliesse, la délicatesse, la fugacité qu’ils reflètent presque tous. Nous avons déjà évoqué l’une des premières grandes feuilles de têtes, celle du Louvre qui comporte cinq visages féminins, sans doute exécutée vers 1715-1716, et où l’on voit en bas au centre une figure de jeune nymphe qui revient dans L’Été des Saisons Crozat ; c’est la même époque, et peut-être le même modèle, qu’il faut assigner à la feuille aux trois crayons du Fogg Art Museum à Cambridge, provenant du legs Sachs en 1965, où les quatre têtes féminines sont complétées de deux têtes d’enfants. La feuille suivante est célèbre, entre autres par son historique, car elle fut chèrement payée, à l’ébahissement des frères Goncourt, lorsque le Louvre l’acquit à la vente d’Ymécourt en avril 1858, attestant ainsi l’intérêt toujours constant pour les plus beaux dessins de Watteau, même lorsqu’ils n’étaient pas, comme celui-ci, en parfait état. La datation hésite entre 1715 et 1716, mais tous les motifs n’ont sans doute pas été inscrits en même temps [83] . Pour la première fois apparaissent des têtes de jeunes Noirs, comme on en rencontrera dans de nombreuses peintures de l’artiste. On notera que JeanBaptiste Carpeaux, qui édifiera un monument à Watteau à Valenciennes, a copié la tête en bas à droite dans un croquis du legs Stirbey au Louvre.

83. Antoine Watteau Feuille d’études de huit têtes, avec une main tenant un masque, vers 1715-1716 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 33383

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On peut situer avant décembre 1716 la superbe feuille de Trois études de têtes de fillettes aujourd’hui dans la collection privée d’Ann et Gordon Getty à San Francisco [84] ; en effet, un autre dessin d’après une feuille perdue de Watteau représentant le même modèle a été tracé par le Vénitien Sebastiano Ricci lorsqu’il était de passage à Paris fin 1716, ce qui fournit un terminus ante quem pour ce sujet ; les accents de pierre noire qui viennent charpenter les bonnets sont particulièrement remarquables dans leur vigueur expressive. Une contre-épreuve permet de comprendre que la feuille a été coupée à gauche, dans la partie où Watteau avait inscrit une Tête de femme qui en a été séparée et qui est aujourd’hui en mains privées ; celleci porte, on le voit en bas à droite, la marque de Vivant Denon, et apporte encore une fois la preuve, si besoin en était, de toutes les manipulations, coupures, amputations et autres interventions qu’ont pu subir au fil du temps les plus beaux dessins de Watteau. C’est dans une feuille du Rijksmuseum, à Amsterdam, qui réunit quatre études de têtes et deux recherches pour des figures féminines assises, que nous voyons apparaître pour la première fois des rehauts de gouache blanche et de lavis brun ; mais les têtes sont certainement postérieures au reste des motifs, et pourraient avoir été tracées vers 1718. On retrouve de semblables accents de lavis brun dans les Trois études de têtes féminines de l’ancien fonds du Teylers Museum, à Haarlem [85] , qui sont de nouveau à dater vers 1718-1719 et figurent certainement le même modèle féminin. Mais les présences masculines, quoique traitées la plupart du temps avec moins de délicatesse, et davantage d’autorité, ne seront pas non plus en reste parmi ces feuilles d’études de têtes si remarquables. C’est de nouveau au Rijksprentenkabinet à Amsterdam que l’on trouve celle qui montre Deux têtes d’hommes avec un enfant et deux mains jouant de la flûte, aux trois crayons, mais dont le pourpre de la sanguine a été parfaitement préservé. La fillette est sans doute antérieure au reste du dessin, qui peut dater de 1718 environ. Sur une feuille composite du musée des Beaux-Arts de Rouen, provenant du don Lemonnier en 1822, les visages masculins sont appréhendés avec plus de délicatesse, et on date généralement cette feuille un peu plus tôt, vers 1716. C’est la même date que l’on assigne à une seconde feuille acquise par le Louvre à la vente d’Ymécourt, impressionnante par les coiffures des modèles, mais malheureusement en piètre état. C’est toujours dans la même vente que le musée acquit la Feuille d’études de huit têtes féminines et une tête masculine, si célèbre par la déclinaison que donne Watteau des traits d’un seul modèle féminin en tournant tout autour de lui [86] , opérant à la manière d’un photographe de mode qui s’empare de son modèle en autant d’instantanés et de poses assumées.

84. Antoine Watteau Trois études de têtes de fillettes, fin 1716 San Francisco, collection Ann et Gordon Getty 85. Antoine Watteau Trois études de têtes féminines, vers 1718-1719 Haarlem, Teylers Museum, M. 14

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… ET L’EXPANSION D’UNE INFLUENCE DIFFUSE

Bien d’autres artistes viendront s’inscrire dans l’orbite de Watteau, qu’ils aient ou non abondamment dessiné ; chronologiquement, le premier d’entre eux serait Jean-Jacques Spoede (vers 1680-1750), un Flamand venu à Paris dont Gersaint nous rappelle qu’il était un « ami particulier 26 » de Watteau, et à qui Martin Eidelberg a consacré un article en novembre 2000 dans la GBA 27. Mais ses dessins les plus significatifs n’y sont pas reproduits : le premier, dans le commerce d’art, représente Un colporteur, et constitue une sorte de lien thématique entre les Savoyards de Watteau et les figures populaires des Cris de Paris de Bouchardon. Le second, une scène à nombreux personnages à la sanguine, réapparue à la galerie Terrades en 2007, intitulée Un sacrifice à Vénus, reprend à peu près la composition d’un tableau de même titre en mains privées et pourrait presque passer pour un Gillot, puisqu’on y retrouve un peu de la fantaisie du maître de Watteau [96] . Eidelberg a d’ailleurs proposé de rendre à Spoede la série d’études de comédiens, en pied et isolés, que nous avions rejetée du corpus des dessins de Watteau en 1996, et qui a parfois été attribuée à Gillot, démontrant par exemple que l’un d’eux était emprunté à une gravure du Trachtenbuch de l’Allemand Jost Amman, remontant à 1577. Jacques de Lajoüe (1687-1761) est un artiste d’une tout autre trempe, et l’importance de son œuvre est dûment établie depuis la grande monographie de Marianne Roland Michel publiée chez Arthena en 1984 28. Son titre même, Lajoüe et l’art rocaille, dit assez dans quelle ambiance se situe la production de l’artiste, peinte, gravée ou dessinée ; elle ressortit tout entière à cette tendance où prime avant tout l’élégance décorative, le sens du mouvement, une sorte d’impulsion, de brillance conférée aux êtres (mais il y en a bien peu chez Lajoüe qui comptent pour davantage que des figurants) comme à la nature. Chez Lajoüe, maître du rococo, on dirait que tout s’anime d’un mouvement tournoyant et que rien n’est jamais en repos, comme dans les Amours chassant l’autruche, peinture d’une collection privée. L’alliance d’une nature aux arbres délicatement penchés et d’architectures résolument baroques, voilà ce qui constitue le fonds d’un artiste amateur de palais et de ruines, chez qui l’existence prend une forme résolument théâtrale mais presque toujours apaisée, reflétant un plaisir de l’instant qui fut le privilège de la classe de loisir à cette époque, comme le démontrent à l’évidence L’Escalier, autre peinture en mains privées, mais aussi La Fontaine pyramidale du Louvre. Mais, comme l’a écrit Jacques Thuillier, il manque néanmoins à l’artiste « ce je-ne-sais-quoi de passion et de vérité humaine, qui eût donné au rêve le poids de la réalité et renouvelé le miracle de Watteau 29 ». L’œuvre graphique est assez abondant, moins cependant que ne le laisseraient entendre les gravures qui en sont tirées, et qui se décomptent sur plusieurs centaines ; mais il subsiste aujourd’hui près d’une centaine de dessins originaux, répartis dans nombre de collections publiques ou privées. Le feuillé en est reconnaissable à l’instar d’une signature, avec une manière à la fois rapide et un peu répétitive, parfois même un peu pesante, toujours assez bouclée, d’évoquer les frondaisons, comme dans le Projet pour un dessus-de-porte avec escalier dans un jardin chantourné de l’Ensba dans lequel les appareillages architecturaux sont comme toujours très soigneusement décrits de façon quelque peu systématique [97] . On notera à droite la signature à la plume, elle aussi calligraphiée avec un grand sens de l’effet décoratif, et que l’on retrouve sur certaines autres feuilles, comme dans Les Quatre Saisons du Nationalmuseum de Stockholm, un des fonds graphiques les plus importants, avec celui de la Kunstbibliothek de Berlin. Les paysages dessinés prendront souvent l’aspect de scènes de théâtre, comme dans les décors à la plume et à l’aquarelle du Metropolitan Museum of Art, d’une collection privée ou

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encore de l’Ashmolean Museum à Oxford. Mais on n’aura garde d’oublier que Lajoüe est aussi un concepteur de motifs d’architecture rocaille, comme dans les Livres d’architecture (vers 1740) où l’on retrouve ses dessins, gravés par Huquier ou d’autres, et qu’il s’est également passionné pour les motifs ornementaux, comme dans le Recueil nouveau de différents cartouches, gravé de nouveau par Huquier en 1734. Lorsqu’il s’intéresse de plus près aux personnages, Lajoüe n’atteint certes pas à l’élégance d’un Antoine Dieu, comme dans le Portrait présumé de Marie Lajoüe conservé à l’Ensba, mais il sait évoquer néanmoins le charme d’une vie de salon ouvert sur une campagne parfaitement domestiquée dans L’Assemblée au salon, un dessin en mains privées, comme d’habitude à la plume, rehaussé d’aquarelle, passé en vente publique à Paris en 1969. Une des seules incursions graphiques dans le domaine des grands sujets semble être le David en prière de l’ancienne collection Georges Pébereau, pour une fois à la pierre noire relevée de craie blanche sur un papier teinté en bleu, où le personnage apparaît comme plaqué après coup sur une audacieuse structure palatiale. Il est évident que Lajoüe dépasse ses contemporains ornemanistes de goût rocaille, comme Juste-Aurèle Meissonier, Nicolas Pineau ou Oppenord, par la variété de ses ambitions comme par la poésie qu’il sait insuffler à ses compositions. La comparaison de Thuillier avec Watteau avait du sens, dans la mesure où c’est un peu de la même mélancolie qui s’exprime ici et là, conjuguée avec un plaisir semblable d’être au monde qui semble bien avoir été l’apanage de la société policée dans la première moitié du XVIIIe siècle. Mais les dessins de Lajoüe, fermement construits d’une grosse plume trempée dans l’encre noire, relevés d’une aquarelle aux tons chauds et un peu affadis, séduisent davantage par leur aspect descriptif que par leur sensibilité ; comme chez Watteau, l’humain s’y mêle aux figures de marbre, et les ramures aux colonnes des palais ; mais tout cela bien délimité, soigneusement décrit, avec bien plus d’invention un peu répétitive dans les formes que de vibration dans l’évocation d’une atmosphère d’essence poétique.

96. Jean-Jacques Spoede Un sacrifice à Vénus, vers 1720 Localisation actuelle inconnue 97. Jacques de Lajoüe Projet pour un dessus-de-porte avec escalier dans un jardin, vers 1734-1740 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, EBA 1958

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Une illustration bien connue de la volonté officielle de maintenir vivant le grand genre dans la première moitié du règne de Louis XV est donnée par le concours de peinture de 1727, auquel participèrent certains des peintres dont nous allons évoquer ici les dessins. Chacun sait que le Salon, lieu idéal de visualisation de la peinture d’histoire, en dehors des décors peints pour des édifices civils ou religieux, n’eut pas lieu entre 1704 et 1725. Ce fut deux ans plus tard que le surintendant des Bâtiments du Roi nommé en 1709, le duc d’Antin (1665-1736), soucieux de maintenir la tradition de la grande peinture à un niveau élevé, prit l’initiative d’instaurer un concours qui devait voir s’opposer les meilleurs peintres du moment, à l’exception de ceux qui ne s’adonnaient qu’aux genres jugés inférieurs, comme le portrait, le paysage, la nature morte ou la peinture animalière. Les treize participants au concours, dont certaines des peintures ne sont plus connues que par des dessins préparatoires (Antoine Dieu), par des gravures (Jacques-François Courtin), ou même par de simples mentions (Henri de Favanne, à qui on n’attribue d’ailleurs que de bien rares dessins) étaient tous académiciens, et nés entre 1662 et 1694. Chacun fut maître de son sujet, et les œuvres furent exposées pendant deux mois, avant que le surintendant, se déclarant trop embarrassé pour juger, ne décide de diviser le prix de 5 000 livres entre Jean-François de Troy et François Lemoyne. Les deux productions primées, respectivement Le Repos de Diane et La Continence de Scipion, sont aujourd’hui toutes deux conservées au musée des Beaux-Arts de Nancy, et le goût actuel nous porterait certainement à préférer la seconde à la première ; mais l’adhésion du public de l’époque semble s’être portée davantage sur les œuvres de deux autres des concurrents, membres de la même famille, l’oncle et le neveu, Noël-Nicolas et Charles-Antoine Coypel. La difficulté à juger témoignait sans doute d’une certaine incapacité des peintres d’histoire à perpétrer ce qui faisait auparavant l’essence du grand genre, des représentations religieuses, historiques ou allégoriques chargées de sens moral et d’exaltation, alors que nombre des concurrents avaient choisi des sujets où triomphaient des figures mythologiques souriantes et dénudées. Mais l’artiste qui allait plus qu’aucun autre s’illustrer dans cette direction, le jeune François Boucher, ne fut pas appelé à concourir, au moment où il s’adonnait tout entier à graver d’après plus de cent dessins de Watteau les planches à lui dévolues par Jean de Jullienne pour les Figures de différents caractères dont on a déjà souligné qu’il fut le principal auteur (1726-1728).

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NICOLAS BERTIN : QUELQUES DESSINS ET UN PROBLÈME

Un autre artiste bien moins connu aujourd’hui que Boucher, Nicolas Bertin (1668-1736), l’un des premiers dans l’ordre chronologique de naissance de ces peintres d’histoire qui assurèrent la transition entre le grand goût du siècle de Louis XIV et la manière moins ambitieuse qui lui succéda, ne participa pas non plus au concours de 1727, sans doute en raison de son âge avancé. L’artiste était fort peu étudié jusqu’à la parution chez Arthena de la monographie de Thierry Lefrançois en 1981 1, d’ailleurs sous-titrée Peintre d’histoire, qui lui a enfin rendu justice. Son apparence nous est connue par un portrait dessiné anonyme (mais qui fut un moment attribué à Watteau) aux trois crayons conservé au musée Condé à Chantilly. Formé par Guy-Louis Vernansal, puis Jean Jouvenet et enfin par Bon Boullogne, il obtient le premier prix de peinture très jeune, dès 1685, avec une Construction de l’arche de Noé qui n’est plus connue que par une photographie, et dont Lefrançois rapproche l’étude d’Homme sciant à la pierre noire rehaussée de craie blanche léguée par Paul Fourché au musée des Beaux-Arts d’Orléans en 1922, une connexion qui pourra paraître quelque peu abusive bien qu’une inscription manuscrite attribue le dessin à Bertin… En revanche, c’est peu de temps après que l’on peut situer un dessin d’attribution absolument certaine, puisqu’il prépare une peinture de Bertin que Lefrançois situe vers 1690-1695, ainsi que son pendant, deux toiles conservées dans les Staatliche Kunstsammlungen de Dresde et illustrant des Fables de La Fontaine, Le Gland et la citrouille et L’Ours et l’amateur de jardin ; c’est en relation avec cette dernière que se place le dessin du Nationalmuseum de Stockholm, de provenance Tessin, à la pierre noire et à la sanguine, considéré comme l’un des exemples les plus représentatifs de la manière graphique de Bertin, et dans lequel l’artiste étudie l’ours dressé sur ses pattes de derrière, qui tiendra dans le tableau la pierre avec laquelle il va malencontreusement assommer l’homme endormi. Un rare autre dessin d’attribution assurée ressortit également au genre animalier, puisqu’il s’agit d’un Singe assis, aux trois crayons sur papier gris, de même provenance et de semblable localisation, qui, cette fois, n’est pas en relation avec une peinture, mais avec un ouvrage contenant trente-cinq aquarelles et intitulé Livre des oyseaux de la Ménagerie de Versailles, 1710, réapparu chez le libraire parisien Pierre Bérès en 1972. La plupart des aquarelles de ce recueil comportaient d’ailleurs une initiale « B » qui renvoyait probablement à notre artiste. Toujours est-il que, parmi les rares pages reproduites, l’une d’elles montrait un Singe assis que prépare visiblement le dessin de Stockholm, tandis qu’une autre étude de Singe, toujours dans le même fonds suédois, s’en rapproche beaucoup, et que l’on connaît par des reproductions deux autres planches aquarellées de l’album, l’une consacrée à des Fleurs, l’autre à une Damoiselle de Turquie. L’album se trouve aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Versailles. Depuis la parution de la monographie de Lefrançois sont réapparus deux dessins de composition qui illustrent avec certitude la manière graphique de Bertin lorsqu’il préparait ses tableaux d’histoire ; de celle-ci, Dezallier d’Argenville écrivait dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres […] de 1745 : « Les dessins de Bertin sont faits à la sanguine, soutenus de quelques hachures de droite à gauche ; quelquefois il arrêtait le trait à la plume, et dans les grandes ombres il repassait sur les hachures commencées à la sanguine : on voit de petits dessins à l’encre de la Chine, relevés de blanc au pinceau, dont la touche est fort spirituelle ; ses têtes coiffées de cheveux, pendants comme s’ils étaient mouillés, feront toujours distinguer, parmi les peintres français, le caractère de sa main 2. » À vrai dire, on pourrait retrouver cette même caractéristique dans nombre de feuilles d’Antoine Dieu. Mais reviennent certainement à Bertin

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JEAN-FRANÇOIS DE TROY, LA RELATIVE MÉDIOCRITÉ D’UN GRAND MAÎTRE

On se souvient que l’un des deux vainqueurs du concours de 1727 fut Jean-François de Troy (1679-1752), conjointement avec François Lemoyne que d’ailleurs il détestait. Mariette a rapporté en détail dans l’Abecedario les difficultés que connut à la fin de sa vie, lorsqu’il dirigeait l’Académie de France à Rome, entre le directorat de Vleughels et celui de Natoire, ce peintre que l’on peut juger pour le moins inégal, atteignant même à l’occasion à un certain ennui pompeux, et dont la prétention dépassait sans doute les possibilités. Il était le fils de ce beau portraitiste, François de Troy, que nous avons évoqué dans un autre volume 7. Ce qui reste de lui de meilleur, ce sont certainement les scènes de son époque, comme La Lecture de Molière d’une collection privée anglaise, La Déclaration d’amour du château de Sans-Souci à Potsdam ou Le Déjeuner d’huîtres du musée Condé à Chantilly. La célébrissime suite de l’Histoire d’Esther, si souvent répétée en tapisserie, pourra paraître empreinte de rhétorique autant qu’elle manque de véritable tragique, tandis que celle consacrée à l’Histoire de Jason et Médée ne s’avère guère plus séduisante. Quant aux compositions mythologiques, elles étonnent tout autant par le peu de charme que dégagent les figures dont elles sont parsemées, particulièrement dans les visages féminins, ainsi dans la Diane surprise par Actéon de la Kunsthalle de Bâle qui date de 1734. L’artiste a pourtant connu une brillante tentative de réhabilitation à travers la monographie que lui a consacrée Christophe Leribault, publiée chez Arthena en 2002. En ce qui concerne les rares dessins de de Troy, cette publication était précédée d’un article de Pierre Rosenberg paru dans La Revue du Louvre dès 1995 qui tentait de réunir l’ensemble des travaux graphiques de l’artiste. Quelques feuilles seulement, mais non des moindres, sont réapparues depuis lors. Les dessins de Jean-François de Troy n’avaient guère fait l’objet d’appréciations avant 1995 ; Mariette n’en parle pas dans sa longue notice de l’Abecedario, Caylus mentionne la rareté de ses « études sur le papier », et Dezallier ne les cite pas dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres […], tandis que Chennevières semble pratiquement les ignorer. Dans sa petite synthèse de 1948, Pierre Lavallée ne leur accordait que quelques lignes, les jugeant avec complaisance « d’une légèreté, d’un brio tout italien ». En fait, le petit fonds circonscrit en 1995 peut être divisé entre deux séries, de technique comme d’usage très dissemblables. Le premier groupe de six feuilles, tracées à la plume et au lavis, ressortit au genre de l’étude d’ensemble pour une composition peinte, et concerne essentiellement des peintures du début des années 1730. Le seul dessin provenant de Mariette, conservé au musée Atger (bibliothèque interuniversitaire) à Montpellier, fait partie de cet ensemble, qui se distingue par un graphisme rapide et peu appliqué, suggestif autant qu’anguleux ; il représente Saint Vincent de Paul prêchant, et prépare une des cinq peintures consacrées à la vie du saint, datées de 1730-1732, aujourd’hui dispersées ; la première toile de la série n’est plus connue que par une gravure, et l’on peut constater que le dessin ne montre que peu de variantes avec le parti pris définitif, sinon quelques différences dans l’attitude du prêcheur. Pour le second dessin, illustrant La Mort de Louis XIII avec le saint à son chevet, les variantes avec la toile du château de Kronborg, aujourd’hui conservée au Statens Museum for Kunst de Copenhague, apparaissent surtout au niveau des enfants royaux en bas à gauche. Provenant de Jean Masson, un troisième dessin pour la même série, Saint Vincent de Paul présidant une assemblée d’ecclésiastiques, est conservé dans le fonds de l’Ensba ; on y remarque, comme plus tard chez Greuze, l’usage conjoint des lavis gris et brun qui tend à renforcer l’aspect coloré de cette représentation [116] . C’est au sein de la même période, en 1731, que de Troy peint un Christ devant Pilate aujourd’hui au Louvre, et dont la mise en place, en mains privées à Bruxelles, toujours à la plume et aux

116. Jean-François de Troy Saint Vincent de Paul présidant une assemblée d’ecclésiastiques, vers 1730 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, MAS 1242

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deux lavis, toujours aussi acide de graphisme, porte les marques de deux collections peu connues du XIXe siècle, John Fitchett Marsh (Lugt 1455 sur le montage) et Wilhelm Alexander Freund (Lugt 954 sur le montage). Quant au fonds du Louvre, Rosenberg a pu y identifier dans les anonymes français le dessin préparatoire [117] pour une des compositions les plus célèbres de l’artiste, également conservée au Louvre, Le Premier Chapitre de l’ordre du SaintEsprit tenu par Henri IV à Paris, peinte également en 1732. Cette fois, la composition finale sera fortement transformée, le roi apparaissant assis. Un autre dessin, illustrant un autre moment de la même cérémonie, de même technique et de dimensions à peine plus grandes, est conservé à l’Albertina de Vienne. En regard de ces six études très cohérentes de style, amusantes de rapidité mais plus fébriles que véritablement expressives, le groupe un peu plus large regroupant les études de figures à la sanguine paraît au premier abord relever d’une tout autre conception graphique. Rosenberg en cite une dizaine, tracées à la sanguine et généralement relevées de lavis rose, ce qui leur confère une certaine picturalité ; mais on pourra y déplorer le manque d’élégance des drapés, et surtout des visages figés autant que peu gracieux. D’autre part, force est de constater que la plupart des figures dessinées ne présentent que bien peu de variantes avec les personnages des tableaux (en général, des pièces des suites de l’Histoire d’Esther ou de l’Histoire de Jason et Médée) où elles ont trouvé leur place, à tel point que l’on éprouve parfois l’impression, sans doute fausse, qu’elles ont été réalisés après coup. Ainsi l’archer à l’extrême droite du Jason et la Toison d’or du musée Roger-Quilliot à Clermont-Ferrand, dont l’étude préparatoire est à la Staatsgalerie de Stuttgart [118] ; ou encore deux autres études de guerriers antiques, dévolues au personnage de Jason et à l’un de ses compagnons dans Médée s’enfuyant après avoir tué ses enfants, tableau du Louvre que l’on peut situer comme le précédent vers 1745 ; les deux dessins à la sanguine, le premier en collection particulière, le second apparaissant en 2002 dans un catalogue de la galerie Ratton-Ladrière à Paris, sont en fait complétés par une troisième feuille, elle aussi en mains privées, qui étudie la figure de Médée sur son char. C’est toujours pour la même suite que l’Ashmolean Museum, à Oxford, conserve une étude de deux femmes, La Reine Créuse et sa suivante, très conformes aux figures de droite du second tableau du musée Roger-Quilliot à Clermont-Ferrand, Jason infidèle à Médée épouse Créuse, fille de Créon, daté de 1745, un épisode qui déclenchera la fureur de Médée et le meurtre de ses propres enfants. Quelques autres dessins moins spectaculaires sont consacrés à l’Histoire d’Esther, comme celui de la fondation Hannema à Heino, ou à des thèmes mythologiques, comme l’Étude de triton en mains privées,

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117. Jean-François de Troy Le Premier Chapitre de l’ordre du Saint-Esprit tenu par Henri IV à Paris, 1732 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 34352 118. Jean-François de Troy Archer tenant un carquois, vers 1744 Stuttgart, Staatsgalerie, Graphische Sammlung, C 72-2440

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FRANÇOIS LEMOYNE, LA PUISSANCE ET LA GRÂCE

Cadet et rival détesté de Jean-François de Troy, François Lemoyne (1688-1737), qui partagea avec son ennemi le prix du concours de 1727, apparaît comme un dessinateur d’une tout autre importance, à la fois par la qualité de ses inventions et la beauté de son écriture graphique, mais aussi par l’importance en quantité des feuilles conservées de sa main. Élève de Galloche, prix de Rome en 1711 (mais privé alors du séjour italien faute de finances publiques), reçu à l’Académie royale en 1718 avec l’Hercule et Cacus aujourd’hui à l’Ensba, Lemoyne eut la chance de rencontrer un mécène, François Berger, receveur général des finances du Dauphiné, qui le stipendia mensuellement et l’emmena en Italie de la fin de 1723 à l’été 1724. Après avoir connu de grands succès dans le domaine de la peinture d’histoire au Salon de 1725, avec notamment l’Hercule et Omphale du Louvre, belle illustration de son aptitude à explorer la mythologie galante, et sa réussite partagée au concours de 1727, il peignit pour Versailles le dessus de cheminée du salon de la Paix, puis se consacra de 1728 à 1736 au décor du plafond du salon d’Hercule, immense entreprise qui sans doute l’épuisa ; ce qui explique peut-être son suicide l’année suivante, alors qu’il avait été nommé le 26 septembre 1736 Premier Peintre du Roi par Louis XV, un poste laissé vacant depuis le décès de Louis de Boullogne le Jeune trois ans auparavant. On sait aussi qu’il fut un temps le maître de François Boucher, et c’est là un point sur lequel ses biographes ne se lassent pas d’insister. Chennevières semble d’ailleurs décrire l’art de l’un et de l’autre lorsqu’il mentionne dans L’Artiste les œuvres de Lemoyne dans sa propre collection, particulièrement les « gracieuses études, formes féminines des plus souples, des plus moelleusement élégantes, des plus variées, qu’il avait apprises en Italie, après l’observation des œuvres de Pierre de Cortone, dit-on, mais je croirais plutôt du Corrège 9 ». Les dessins de Lemoyne ne sont pas rares, et le catalogue raisonné publié par Jean-Luc Bordeaux en 1984 en recense près de deux cents. Depuis lors, il en est réapparu un certain nombre, et non des moindres, dans le commerce d’art. Le fonds du Louvre demeure certainement le plus considérable, en nombre comme en variété, avec près de cent vingt pièces, issues de plusieurs provenances, la saisie Saint-Morys de 1793, la collection Lempereur, celle de Silvestre, ou encore les collections de Paignon-Dijonval et du comte d’Orsay. À l’étranger, les ensembles les plus remarquables sont conservés au Nationalmuseum de Stockholm, provenant des achats de Tessin, et au Metropolitan Museum of Art de New York, conséquence de l’intelligente politique d’achats de dessins français de Jacob Bean. Les techniques sont variées, comme le précisait déjà Dezallier dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres […] tout en décrivant la pratique du dessinateur : « Il dessinait ordinairement les figures d’après le modèle, et les drapait ensuite : on y souhaiterait quelquefois un peu plus de correction. Il est toujours certain que ses fautes produisent de grandes beautés 10. » La sanguine est dévolue aux paysages et à certaines figures ; d’autres, notamment des études de visages, sont aux trois crayons ou relevées de pastel ; mais la plus grande partie des figures isolées, généralement préparatoires à des peintures, sont exécutées à la pierre noire légèrement relevée de blanc sur papier bleu ou grisâtre. On trouve aussi des études de compositions, à la pierre noire, fortement relevées de blanc sur papier bleu. La caractéristique principale des dessins de Lemoyne réside certainement dans leur délicatesse, leur légèreté ; rien n’est appuyé, bien que tout soit défini, et, comme l’écrit encore Dezallier : « les grâces résident dans ses airs de têtes, particulièrement dans celles des femmes 11 ». Et ce, dès le début de sa carrière ; sans doute Jean-Luc Bordeaux a-t-il raison d’évoquer parmi ses tout premiers dessins conservés deux dérivations d’un dessinateur italien tout aussi raffiné que Lemoyne, Federico Barocci, dont l’une au moins, exécutée au pastel et conservée au musée des Beaux-Arts de Rennes dans le fonds Robien, fut probablement copiée lorsque le dessin

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du maître Urbinate, une Tête de saint François, aujourd’hui à la National Gallery of Scotland à Édimbourg, était entre les mains de Crozat, le grand amateur que Lemoyne fréquenta un temps, vers 1715-1720. On passe facilement de ce genre d’exercice aux études de nus masculins, puis aux recherches pour l’Hercule et Cacus, son morceau de réception de 1718. Classiquement, l’œuvre est préparée par une étude d’ensemble et d’autres afférentes à chaque personnage ; mais dans chacun de ces dessins s’exprime un mélange d’élégance et de sensualité qui constitue la marque des temps nouveaux, en même temps que l’affirmation d’une volonté de régénérer le grand genre tout en l’assouplissant. Dans l’étude de composition, probablement acquise par Saint-Morys dans la vente de Jean-Baptiste Lemoyne en 1778, c’est certainement la subtile complexité des médiums employés, plume et encre noire, sanguine, lavis gris-brun et rehauts de blanc sur papier beige, qui contribue à donner à l’ensemble un aspect lumineux et presque enjoué, malgré le tragique du sujet [121] . Sans doute l’évocation lyrique du cadre naturel y estelle également pour quelque chose. Une petite étude en largeur pour la tête d’Hercule, une sanguine relevée de craie blanche conservée au Kupferstichkabinett de Berlin, apparaît presque comme une citation de l’antique, et évoque les bustes de Caracalla. Cette référence est moins évidente dans les deux belles recherches, aux intéressantes différenciations, consacrées au personnage vu en pied. L’une est conservée au Louvre, provenant de Saint-Morys, et l’autre est passée dans la collection Duval Le Camus avant d’aboutir dans la collection Adrien exposée en 2012-2013 à Rennes et à Sceaux [122 et 123] . Ce sont là deux feuilles impressionnantes autant que séduisantes, de plus de 40 centimètres de haut, exécutées avec une pierre noire rehaussée de craie blanche dont les courbes délicates s’inscrivent parfaitement sur le papier beige de support. Les spécialistes ne s’accordent pas sur l’antériorité de l’une des études par rapport à l’autre, mais il semble que Nicolas Milovanovic ait raison de faire remarquer que, le visage du personnage du Louvre étant celui d’un jeune modèle, la feuille doit être antérieure au dessin Adrien où le personnage du demi-dieu est davantage caractérisé ; en même temps, la puissance du geste paraît quelque peu accentuée, une pierre noire plus appuyée renforçant l’impression de torsion du corps. Par rapport aux nobles figures classiques d’un Le Brun, il ne semble pas y avoir encore dans ces deux études de déperdition d’énergie, mais on peut discerner néanmoins comme un assouplissement qui ne diminue en rien la puissance d’expression du personnage. On décompte encore trois autres dessins pour les personnages secondaires de la composition, conservés au Louvre, à la Staatsgalerie de Stuttgart et à Windsor. Si l’on examine le dessin d’ensemble pour une autre composition de même époque, Le Baptême du Christ, une des peintures destinées au réfectoire des Cordeliers d’Amiens, aujourd’hui accrochée dans la cathédrale de Sens, et qui porte clairement la date de 1717, on ne peut qu’être frappé par ce que cette feuille à la pierre noire relevée de blanc sur papier bleu, conservée au Fogg Art Museum à Cambridge, comporte de vague, de relâché et d’un peu confus ; ce sera parfois le défaut des dessins de composition de Lemoyne, moins précis que dans ses études dévolues à des figures conçues de façon spécifique et isolée. Cependant, lorsque l’artiste s’attaque, sans doute vers 1718-1719, au Projet pour le plafond de la Banque royale, une grande étude de 55 centimètres de large où la technique usuelle des deux crayons, le noir et le blanc, sur papier bleu, est fortement renforcée par l’adjonction de la plume,

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121. François Lemoyne Hercule et Cacus, 1718 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30513 122. François Lemoyne Étude pour Hercule, 1718 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30552 123. François Lemoyne Étude pour Hercule, 1718 Neuilly-sur-Seine, collection Adrien

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JEAN RESTOUT, OU LA PERMANENCE DE L’ESPRIT RELIGIEUX AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

Tout comme Lemoyne, son aîné de quatre ans, Jean Restout (1692-1768) incarne une volonté de poursuivre le grand style après l’avènement de Louis XV en 1726. Mais, à ce que Lemoyne réalisa dans le registre de la peinture décorative, essentiellement à l’occasion de sujets mythologiques, Restout sut répondre particulièrement par d’imposantes compositions religieuses, un domaine où il fut presque le seul à son époque à exprimer une véritable spiritualité. Celle-ci provenait peut-être de sa filiation familiale avec Jean Jouvenet, dont il était le neveu et le filleul, et dont il poursuivit quelque peu la manière, tout en frappant ses contemporains par l’ambition et la monumentalité de ses conceptions, et sans d’ailleurs s’interdire de nombreuses incursions dans le domaine plus souriant de la mythologie. Son œuvre peint avait été remis en lumière par Antoine Schnapper et Pierre Rosenberg dès 1970 dans une exposition tenue au musée des Beaux-Arts de Rouen, sa ville natale, mais c’est la grande monographie publiée par Christine Gouzi chez Arthena en 2000, sous-titrée Peintre d’histoire à Paris, insistant ainsi davantage sur sa carrière que sur ses origines normandes, et accompagnée d’un catalogue raisonné de ses peintures comme de ses dessins, qui nous permet aujourd’hui de faire le point sur la production d’un artiste qui demeure très original en son temps. On le trouve souvent cité sous le nom de Jean II Restout, son père, Jean Ier, ayant été lui-même peintre. Après avoir travaillé avec Jouvenet, dont il a répété les traits, tels que celui-ci les avait immortalisés dans son Autoportrait gravé par Antoine Trouvain, dans une feuille à la pierre noire relevée de blanc sur papier bleu, de provenance Lagoy et Dalberg, aujourd’hui conservée au Hessisches Landesmuseum de Darmstadt, il obtient le grand prix en 1717, évite le séjour italien, participe à de nombreux salons, se lie au mouvement janséniste, et concourt en 1727 lors de la fameuse compétition organisée par le duc d’Antin pour relever le grand genre de la peinture d’histoire avec Les Adieux d’Hector à Andromaque, une œuvre toujours en mains privées. Le catalogue de ses peintures conservées comporte près de deux cents numéros, bien davantage que celui de ses œuvres graphiques dont le nombre demeure quand même significatif, cent trente-sept dans le corpus de Christine Gouzi, auxquels il faut ajouter quelques feuilles revenues au jour depuis l’an 2000, telle l’étude à la pierre noire sur papier bleu réapparue en vente à Londres chez Sotheby’s en juillet 2010, préparant la tête d’Eurydice dans l’Orphée aux Enfers de 1763, grande peinture aujourd’hui présentée dans l’immense salle Restout au deuxième étage de la cour Carrée du Louvre. Parmi les amateurs de dessins qui furent ses contemporains, Mariette consent qu’« il a fait d’assez belles choses, mais qui ressemblaient trop à celles qu’il avait vu faire à son oncle 15 », un jugement assez injuste tant la manière des deux artistes diffère : aucun connaisseur ne prendrait en tout cas pour un Jouvenet l’étude de la tête d’Eurydice… Le même Mariette lui reproche également de n’avoir pas eu « le talent de mettre des grâces dans ses tableaux 16 ». Un siècle plus tard, Chennevières, qui eut de lui pas moins de vingt-quatre dessins, juge que « nul en son temps ne posséda mieux le secret de l’harmonie et de la dégradation aérienne », curieuse formule qui renvoie peut-être à la façon habile dont le dessinateur étage ses plans dans des compositions complexes. Si le fonds Chennevières est aujourd’hui dispersé entre de nombreuses collections publiques et privées, plusieurs parmi ces dernières peuvent montrer de courtes séries de feuilles de l’artiste, très souvent préparatoires à des œuvres peintes ou gravées : moins d’une dizaine au Louvre, davantage au musée des Beaux-Arts de Rouen ou au musée national de Port-Royal-desChamps à Magny-les-Hameaux, d’un caractère d’ailleurs particulier, plusieurs académies masculines à l’Ensba ; pour l’étranger, des groupes significatifs au Nationalmuseum de Stockholm

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et surtout à la Staatsgalerie de Stuttgart, un bel ensemble d’une quinzaine de pièces dont la provenance n’est pas éclaircie, ainsi qu’au Fogg Art Museum à Cambridge. La pratique du dessin dans l’élaboration d’une composition semble relever de celle de son oncle Jouvenet, telle que nous l’avons évoquée dans un ouvrage précédent ; Restout lui-même l’a plus ou moins théorisée dans la conférence qu’il prononça sur Les Principes de la peinture devant l’Académie le 8 novembre 1755, et qui fut publiée en 1863 à Caen. Il y admet que l’on doit « jeter avec feu sa pensée sur le papier » dans un premier temps, prévoyant de dresser ensuite « le fond et la place de sa composition sur un papier séparé », et « ensuite toutes les figures d’après son esquisse, chacune sur son plan, par rapport à l’échelle de la perspective, ce qui formerait une seconde esquisse ». Certains dessins très poussés ne ressortissent cependant pas à cette pratique, et semblent avoir été tracés postérieurement et d’après la peinture correspondante, peut-être, avance Christine Gouzi, à l’intention de l’éducation de ses élèves ; il en est ainsi de tout un ensemble de feuilles conservées à la bibliothèque Sulpicienne de Paris où l’étagement des figures dans l’espace, une des obsessions du dessinateur, semble particulièrement marqué. Curieusement, le premier dessin datable retenu par Christine Gouzi nous renvoie à Antoine Coypel, mais aussi et surtout à Charles Le Brun ; les deux artistes, en effet, s’étaient intéressés aux portraits de deux des fameuses protagonistes de l’affaire des poisons, Le Brun immortalisant dans un dessin du Louvre le visage de la marquise de Brinvilliers allant à l’échafaud, et Coypel reproduisant les traits de la Voisin, suppliciée un peu plus tard. C’est le dessin du premier que Restout répète assez scolairement dans une feuille qui appartint à Chennevières et que l’on retrouve aujourd’hui au musée Carnavalet à Paris. Par rapport au croquis de Le Brun, Restout a éliminé la figure de l’assistant à droite, et amoindri la puissance de l’expression ; sans doute ne lui attribuerait-on pas le dessin en l’absence d’une mention portée sous celui-ci, à la plume, qui indique qu’il est bien dessiné « par M. Restout sur le trait qu’en fit M. Le Brun lorsqu’on l’amenait au supplice ». On notera d’autre part que le motif est inversé par rapport à l’original. À côté d’une vingtaine d’études qui ressortissent au genre de l’académie masculine, et qui apparaissent pour la plupart au début du corpus dessiné, reconnaissables par leur technique, pierre noire et craie blanche souvent estompées, comme par une certaine élongation des membres et des visages aux expressions un peu vagues, et qui doivent dater des années 1730, comme la feuille du Louvre représentant un Homme assis tenant sa cheville gauche, il faut mentionner certaines études de nus masculins traitées absolument comme des académies, mais qui annoncent en fait une figure d’une composition précise : un bon exemple en est fourni par la belle étude d’Homme nu assis, acquise par le Metropolitan Museum of Art de New York en 1985 [136] , qui prépare la figure du Christ en haut de La Conception de la Vierge, un tableau d’autel peint en 1740 pour la chapelle du couvent des Filles de l’Instruction chrétienne, et aujourd’hui conservé au séminaire sulpicien de la St. Mary’s University de Baltimore, dans le Maryland. Mais ce qui frappe surtout, dans les premiers dessins de composition, c’est que le style de Restout semble se fixer dès l’abord : compositions bien étagées dans l’espace, figures étirées,

136. Jean Restout Homme nu assis, vers 1739 New York, The Metropolitan Museum of Art, 1985.245.1 137. Jean Restout Vénus demandant à Vulcain des armes pour Énée, 1717 Nancy, musée des Beaux-Arts, TH 99.15.364 138. Jean Restout Les Pèlerins d’Emmaüs, vers 1734 Paris, collection particulière

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PIERRE SUBLEYRAS, À LA RECHERCHE DE LA PURETÉ GRAPHIQUE

Prolonger dans la première partie du XVIIIe siècle l’esprit d’un Eustache Le Sueur, telle pourrait sembler la quête artistique de Pierre Subleyras (1699-1749) si l’on ne connaissait de lui que les éléments à sujets religieux de son œuvre graphique. Celui-ci a été remis en valeur par l’exposition qu’ont consacrée Pierre Rosenberg et Olivier Michel à l’artiste, au palais du Luxembourg, en 1987, puis par un numéro des Cahiers du dessin français publié en 2013. Il est cependant notable qu’un connaisseur comme Pierre Lavallée, dans sa synthèse sur le dessin français publiée chez Larousse en 1948, ne retint même pas Subleyras comme digne d’être nommé parmi les dessinateurs du XVIIIe siècle ! Quant aux Goncourt, ils ne citent son nom que pour déprécier son (faible) niveau de « peintre d’histoire » ; leur collection contenait cependant une étude à la sanguine pour l’illustration d’un des Contes de La Fontaine, Le Faucon, conservée en Belgique chez un groupe d’amateurs, Les Amis du dessin. La peinture correspondante, qui fait partie d’une série sur laquelle nous reviendrons, se trouve au Louvre. L’exposition de 1987 pouvait montrer une quarantaine de dessins, et le numéro des Cahiers de 2013 en reproduire près de soixante. En fait, le plus grand ensemble de feuilles originales est dans les portefeuilles du Louvre, entré en grande partie en 1793 par la saisie de la collection de Pierre-Marie-Gaspard Grimod, comte d’Orsay ; on découvrait ainsi, dans les œuvres transférées alors au Louvre, un volume relié de plus d’une centaine de feuilles dont beaucoup revenaient à notre artiste, intitulé Studi di M. Subleras et altri autori. Il faut y ajouter les achats antérieurs du roi à la vente Mariette, et les feuilles saisies chez Saint-Morys. D’autres ensembles significatifs sont conservés dans la collection Atger au musée de même nom à Montpellier, et à Düsseldorf, provenant de l’artiste et amateur Lambert Krahe (1712-1790), qui collectionna en grand nombre les dessins baroques romains et fut l’élève de Subleyras à Rome. Le caractère assez sobre et retenu du graphisme de Subleyras a bien été mis en valeur par son contemporain Dezallier d’Argenville dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres […] en 1762 : « Ses dessins sont la plupart à la pierre noire, ombrés de hachures au même crayon en différents sens et rehaussés de craie blanche ; la touche en est spirituelle et légère, l’ordonnance heureuse et bien digérée ; la facilité de l’invention, l’élévation de la pensée, et la correction y marchent de compagnie 20. » Formé à Toulouse par Antoine Rivalz, qui lui communiquera peut-être son goût pour l’affirmation du blanc comme un élément dramatique au sein des compositions peintes et dans les œuvres graphiques, Subleyras obtient en 1727 le grand prix de l’Académie avec Moïse et le serpent d’airain, toile conservée au musée des Beaux-Arts de Nîmes. En pleine période rocaille, la composition demeure empreinte de la grandeur passée des mises en place de Le Brun ou de Jouvenet, alors que le dessin préparatoire, le second connu de l’artiste après une pâle feuille du Courtauld Institute of Art, un Songe de saint Joseph vaguement esquissé d’une timide pierre noire relevée de blanc sur papier bleu-vert, semble traduire à peine davantage de nervosité, dans un sujet qui appelle cependant les torsions baroques. Le dessin était inconnu à l’époque de l’exposition du Luxembourg ; il réapparut dans le commerce parisien en 1993 et a été acquis par Jeffrey E. Horvitz. On remarquera, sur le support de papier bleu, l’absence de rehauts de blanc ; provenant de la collection bruxelloise du conseiller Kaïeman au XIXe siècle, la feuille est ensuite passée entre les mains de Charles Gasc dont elle porte la marque en bas à droite. Les figures un peu allongées, aux formes vibrantes, et les arrière-fonds très légèrement évoqués, seront autant de constantes dans les dessins de composition à venir. Sans doute le dessin d’un Sacrifice, qui a appartenu à Chennevières qui le tenait de la vente Destailleur, à la pierre noire

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sur papier bleu, date-t-il de la même période. La main de l’artiste y traduit quelques hésitations, et l’ensemble présente un caractère un peu plus rugueux que dans le dessin précédent, bien que cette fois le dessinateur ait fait appel aux rehauts de craie blanche. Arrivé à Rome au palais Mancini en 1728, Subleyras ne quittera plus l’Italie, fait rare chez les peintres français de l’époque. Il s’y mariera en 1739, deviendra l’année suivante membre de l’Académie de Saint-Luc, peindra pour plusieurs papes, mais aussi pour les églises ou les couvents de diverses villes de la péninsule, Turin, Milan, Pérouse ou Naples. Au début de cette longue période italienne, le jeune artiste orne une pièce de l’Académie dont il est alors pensionnaire d’un dessus-de-porte représentant L’Amour et Psyché, aujourd’hui en mains privées. On a pu y rattacher le beau dessin du Louvre étudiant la figure de Psyché, qui se rapproche beaucoup de la pratique de l’académie dessinée ; mais, à l’époque, ce type d’œuvre était presque toujours exécuté d’après un modèle masculin. Finement cernée d’un trait redoublé, la figure est renforcée par des hachures de pierre noire et de craie blanche, tandis que le dessinateur a eu recours à l’estompe pour ombrer le bas du lit et la partie au fond à droite ; la feuille porte la grosse marque du comte d’Orsay, que Lugt croyait être celle de Robert Strange et qui a été identifiée par Jean-François Méjanès ; le dessin (Inv. 35052) a été choisi pour la couverture du numéro des Cahiers du dessin français consacré récemment à l’artiste, tant il a paru caractéristique de sa manière la plus suave et raffinée [145] . Une autre activité des pensionnaires, c’est bien sûr la copie d’après l’antique et les maîtres ; Subleyras n’y échappe pas, s’intéresse aux grands Romains qui l’ont précédé, et copie par exemple, dans une autre feuille du fonds Orsay au Louvre, un détail du plafond du grand salon du palais Colonna peint par Giuseppe Chiari et dans lequel il isole le groupe de La Force enchaînant le Temps. Les pensionnaires s’amusent également à se dessiner les uns les autres, costumés en religieux ; pour cette activité, on préfère généralement la sanguine, comme l’attestent plusieurs feuilles du Louvre [146] ; un autre exercice encore consiste à copier des gravures, et c’est d’un trait fin et conduit avec une grande sûreté que Subleyras consacrera plusieurs feuilles à reprendre des images gravées par le maniériste nordique Abraham Bloemaert (1564-1651), des figures populaires qui ont également retenu vers la même époque l’attention d’autres copistes français tout aussi enthousiastes, Charles Natoire et François Boucher. Quatre de ces feuilles, trois à la sanguine et une à la pierre noire, toutes signées à la plume, sont récemment réapparues en vente publique à Paris en mars 2010. Très rapidement remarqué par le duc de Saint-Aignan (1684-1776), ambassadeur de France à Rome, Subleyras va peindre pour lui des toiles de genres bien différents ; ainsi, un Martyre de saint Hippolyte, dont une version est déposée par le Louvre au musée de château de Fontainebleau, et dont une seconde version, sur laquelle Théodore Géricault est intervenu lors de son séjour anglais, est réapparue en 2013 dans le commerce d’art. Le dessin correspondant, conservé au Louvre dans le fonds Orsay, et quelque peu accidenté, étonne par son caractère très fini, alors même qu’il montre bien des variantes avec la peinture ; c’est une des rares feuilles où l’on observe des traces de lavis gris et jaunâtre pour rehausser la composition [147] . Deux autres dessins du Louvre, sur le papier bleu que l’artiste affectionne, proches de la pratique

145. Pierre Subleyras Étude de jeune femme nue assise sur un lit, tournée vers la gauche, 1732 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 35052 146. Pierre Subleyras Jeune homme costumé en prêtre, assis, vu de face, vers 1730 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 32959 147. Pierre Subleyras Martyre de saint Hippolyte, vers 1735 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 32923

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CHARLES NATOIRE, UN DESSINATEUR D’UNE RARE ÉLÉGANCE

Il est toujours difficile de parler de ce que l’on apprécie particulièrement. Pour nous, Charles Natoire (1700-1777) doit indiscutablement être considéré comme un des grands dessinateurs du siècle, et de son œuvre graphique émane un charme particulier auquel nos contemporains paraissent de plus en plus sensibles. Mais ce n’a certes pas été le cas par le passé. On se souvient d’Edmond de Goncourt, qui posséda quatre feuilles de l’artiste, dont deux d’ailleurs attribuées à tort, et qui assénait, dans son style le plus alambiqué, à l’entrée « Natoire » de La Maison d’un artiste : « Le Boucher de la seconde [sic !] moitié du siècle, mais n’ayant de son prédécesseur [qui naquit trois ans après lui !], et de seconde main encore, que la pratique et la convention, et rien de ce que Boucher avait vu de la nature, même avec ses yeux du XVIIIe siècle 25. » Et sans doute Pierre Lavallée se souvenait-il de ces lignes particulièrement injustes lorsqu’il portait à son tour, dans sa petite synthèse de 1948 publiée chez Larousse sur Le Dessin français un jugement à peu près équivalent : « Ici comme partout, on pense aux dessins de Boucher, on compare, et le rapprochement n’est jamais à l’avantage de Natoire 26. » Les deux artistes furent néanmoins représentés côte à côte en février 1742 lorsque le peintre suédois Gustaf Lundberg présenta à l’Académie leurs deux portraits au pastel datés de 1741, aujourd’hui conservés au Louvre. Il est vrai que l’immense succès de Boucher a longtemps occulté l’importance de la production et du rôle de son « contemporain capital » que fut Natoire. Ceux-ci ont été parfaitement définis dans l’énorme monographie que Susanna Caviglia-Brunel a consacrée à l’artiste, publiée par Arthena en 2012 27, qui recense toutes les œuvres retrouvées à cette date ; mais il en apparaît toujours de nouvelles en ventes publiques, notamment dans le domaine du dessin, dans lequel Natoire s’avère particulièrement prolifique, puisque l’auteur a déjà pu dénombrer et reproduire plus de huit cents feuilles dans son récent corpus. Celui-ci présente en outre le grand intérêt

159. Charles Natoire Moïse revenant du Sinaï et apparaissant à son peuple avec un visage éblouissant, 1725 Rome, Académie de Saint-Luc, A 292

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160. Charles Natoire Copie d’après un ange du Bernin, vers 1723-1728 Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, HZ 5389 161. Charles Natoire Copie d’après une figure féminine de Pierre de Cortone, vers 1723-1728 Paris, collection Xavier Roulet

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de ne pas séparer dessins et peintures, puisqu’il est établi selon un ordre chronologique, ce qui permet de rapprocher les œuvres peintes et leurs dessins préparatoires, en grand nombre dans l’activité graphique de l’artiste. Dans ses débuts, le jeune artiste, né à Nîmes d’un père sculpteur et architecte, reçoit à Paris le double enseignement de Louis Galloche et de François Lemoyne ; du premier, qui aimait répéter que le vrai but du dessin était « de conduire à peindre », il retiendra un goût pour les figures clairement définies et nettement affirmées ; avec le second, il partagera le souci d’une ligne finement menée, mais toujours avec élégance. C’est chez Lemoyne qu’il côtoiera François Boucher, obtenant le grand prix en août 1721 avec une peinture qui se ressent beaucoup de la manière de son second maître, Le Sacrifice de Manué, aujourd’hui à l’Ensba. On se souviendra également que bien plus tard, en 1738, après le suicide de celui qui avait été son professeur, Natoire tiendra à terminer le tableau que ce dernier avait laissé inachevé, La Guérison de l’aveugle-né, aujourd’hui conservé à l’hôtel de ville d’Arles, émouvant témoignage de la collaboration de deux mains souples et fermes à la fois. Le jeune lauréat ne partira à Rome qu’en 1723, demeurant en Italie jusqu’au début de 1729, ce qui constitue son premier séjour italien. Le second s’étendra de 1751 à sa mort en 1777. Curieusement, c’est par un dessin qu’il affirmera son talent auprès des connaisseurs romains, lors de sa participation en 1725 au Concorso Clementino organisé par l’Académie de Saint-Luc. Sur le thème imposé de Moïse revenant du Sinaï et apparaissant à son peuple avec un visage éblouissant, il va en effet remporter la palme avec une grande feuille de plus de 75 centimètres de large, très aboutie, exécutée à la plume, rehaussée de gouache et d’aquarelle sur un premier tracé à la pierre noire [159] . L’œuvre est toujours conservée à Rome à l’Académie de Saint-Luc, et atteste les diverses influences, à la fois italienne (avec des emprunts à Michel-Ange, à Raphaël et au Bernin) et française (Lemoyne évidemment), qui se sont exercées dans l’élaboration de cette composition complexe ; la sécheresse du dessin est à l’image de son ambition, une œuvre qui se veut académique, et dont la mise en place quelque peu baroque est compensée par une exécution relativement appliquée. À la même époque, c’est davantage dans les nombreuses copies qu’il exécute d’après les maîtres, bien plus fréquemment que d’après l’antique, que le dessinateur conjugue souplesse du trait et expressivité du rendu, comme on le perçoit aisément dans des hommages aussi réussis que ceux rendus à Michel-Ange (le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens) comme au Bernin (l’ange de bronze immédiatement à gauche de la Chaire de saint Pierre au Vatican) [160] ou à Pierre de Cortone (un détail de César remet Cléopâtre sur le trône d’Égypte, peinture aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Lyon) [161] , trois dessins réalisés d’une même sanguine finement épointée, seul celui d’après le Bernin appartenant à un musée, en l’occurrence le Hessisches Landesmuseum de Darmstadt. Dès ces premières copies, un rapprochement s’impose avec celles, en bien plus grand nombre, réalisées dans le même contexte romain par le sculpteur Bouchardon (qui devient également pensionnaire à l’Académie de France en 1723), définies d’une ligne tracée avec autant de précision, mais dont les volumes pourront paraître davantage pesants et figés. Le Louvre en conserve un très grand fonds sur lequel nous reviendrons.

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MICHEL-FRANÇOIS DANDRÉ-BARDON, BAROQUE PROVENÇAL, ACADÉMICIEN PARISIEN

Certains se souviendront que dans notre volume sur le dessin français au XVIIe siècle, un long chapitre était consacré aux écoles dites provinciales ; il n’en sera pas de même dans cette étude sur le XVIIIe siècle, sauf en ce qui concerne certains paysagistes attachés à leur terroir natif. En effet, même s’ils demeurent marqués par leurs origines régionales, des peintres d’histoire confirmés, comme Restout ou Dandré-Bardon, dépassent de beaucoup celles-ci pour s’inscrire dans la lignée des artistes ayant épousé le grand genre et dont les dessins affichent une ambition certaine ; exemple typique de cette génération de 1700, ou plutôt autour de 1700, qui voit éclore une lignée impressionnante de maîtres ambitieux, Dandré-Bardon (1700-1778) ne saurait donc être limité à son contexte provençal, d’autant plus que son activité d’écrivain d’art et sa dévotion à la vie académique parisienne confèrent au personnage un caractère marqué du sceau d’une certaine centralisation artistique. À voir les traits pesants de son visage âgé, tels que nous les a rendus son ami Louis-Michel Van Loo dans une feuille conservée à la BNF, on n’imaginerait guère la fougue et l’originalité de ses dessins, qui semblent tous d’un jeune homme, et qui furent si souvent considérés par le passé comme des œuvres d’artistes vénitiens ou de baroques germaniques à la Franz Anton Maulbertsch. Les initiales « D. B. » qui apparaissent sur ce portrait ont peut-être été apposées par lui, car on les retrouve en guise de signature sur plusieurs de ses dessins. Ceux-ci sont relativement nombreux, près de cent cinquante, y compris un album de vingt-cinq académies masculines conservé au Louvre, et sans compter les croquis destinés à un ouvrage intitulé Costume des anciens peuples, comprenant trois cent soixante-deux planches et dont les études préparatoires sont conservées au département des Estampes de la BNF. C’est le fonds de la Staatsgalerie de Stuttgart, le plus important en nombre avec près d’une cinquantaine d’œuvres graphiques, qui fut publié par Pierre Rosenberg en 1974 dans Master Drawings, marquant ainsi le début de la résurrection de l’artiste ; un projet d’exposition monographique fut malheureusement interrompu quelques années plus tard par le décès brutal de son concepteur, le conservateur Henri Wytenhove ; à la suite, Daniel Chol publia une monographie chez Édisud en 1987, et Rosenberg consacra au dessinateur un numéro des Cahiers du dessin français en 2001, qui, outre le fonds de Stuttgart, reproduit plusieurs œuvres des cabinets du Louvre (qui recense une vingtaine de dessins), du musée des Beaux-Arts de Rouen et du Hessisches Landesmuseum de Darmstadt, ainsi que de nombreuses pièces en mains privées. Aixois de naissance, venu à Paris vers 1720, le jeune homme entre dans l’atelier d’un autre Provençal, Jean-Baptiste Van Loo, puis dans celui de Jean-François de Troy, à qui l’on attribuera pendant des décennies l’un de ses premiers dessins, La Mort d’Hippolyte de Darmstadt, une composition traitée avec fougue, et dans laquelle le lavis brun anime à droite la figure du monstre marin d’accents particulièrement énergiques ; le visage du jeune héros, traité de façon triangulaire, comme la torsion infligée à son corps sont déjà typiques de la manière de cet artiste qui cultivera toujours le goût des formes contournées [218] et l’on comprend mal aujourd’hui l’attribution à de Troy dont les dessins sont certainement moins audacieux. Le jeune homme part ensuite pour l’Italie en 1725 après avoir remporté le second prix de Rome, et obtient l’année suivante un logement au palais Mancini, devenant pensionnaire seulement en 1728. En 1729, il peint un grand tableau en largeur, L’Empereur Auguste punissant les concussionnaires, inspiré de la Vie des douze Césars de Suétone, aujourd’hui conservé au musée Granet, à Aix-en-Provence, et qui présente à gauche le détail d’un soldat s’avançant qui sera étudié à part dans un dessin du fonds de Stuttgart, exécuté à la pierre noire et au lavis brun. La figure

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en déséquilibre, les draperies creusées et fortement ombrées, les doigts nettement marqués seront autant de constantes qui se poursuivront dans les dessins ultérieurs. Un beau dessin au lavis sur pierre noire, un projet pour l’ensemble de la composition, mais en sens inverse, est réapparu chez Christie’s à Paris en mars 2007 et a été acquis par le musée Granet à Aix-enProvence ; toutefois le personnage n’y figure pas. L’amusant est que l’on retrouve en revanche cette figure de soldat, inversée mais à l’identique, dans un autre dessin daté de cette même année 1729, provenant de la collection Paignon-Dijonval et conservé au musée de Picardie à Amiens. Cette fois, il s’agit d’une ambitieuse composition complète, cintrée du haut et évoquant l’épisode du Baiser de Judas [219] , mais on ne connaît pas de peinture correspondante ; pourtant la composition est étudiée dans tous ses détails, une attention particulière étant portée à l’éclairage avec l’étonnante figure repoussoir allongée à gauche au premier plan, dont le vêtement semble parcouru de flammèches plus sombres. En 1731, sur le chemin du retour en France, Dandré-Bardon séjourne six mois à Venise, ville qui « eut pour lui le plus grand attrait 36 », comme le souligne Mariette dans l’Abecedario, déplorant néanmoins sa facilité et sa prolixité ; il y subira évidemment l’influence des grands dessinateurs locaux, Ricci, Diziani, Giambattista Tiepolo ou Pellegrini, qui ne feront d’ailleurs que le confirmer dans sa manière graphique, empreinte « de feu et de génie », comme l’écrira son biographe l’architecte Claude-Jacques-Henri d’Ageville qui publiera un Éloge historique […] le concernant en 1783. C’est sans doute au cours de ce séjour vénitien qu’il exécutera, en copiant Tiepolo, une Fuite en Égypte en bateau qu’il divisera par la suite en deux dessins, tous deux conservés au musée des Beaux-Arts de Rouen, et qui permet de mesurer l’influence de Giambattista sur le jeune artiste. Une autre composition, tracée d’une plume acide et rapide, porte une semblable attribution erronée au même Tiepolo ; représentant La Mort de saint Joseph, elle est conservée au Louvre depuis un achat à la collection Calando en 1982 [220] et donne à voir un élément caractéristique, les bouts de nez à peine exprimés des personnages, ainsi que des drapés singulièrement aplatis. De retour à Paris, notre artiste est agréé en 1734, et présente l’année suivante son morceau de réception, Tullie faisant passer son char sur le corps de son père, Servius Tullius, pressée d’arriver au Capitole pour y voir couronner son époux, aujourd’hui conservé au musée Fabre à Montpellier. Il s’agit là de l’épouse de Tarquin le Superbe, l’épisode étant évoqué aussi bien dans l’Histoire

218. Michel-François Dandré-Bardon La Mort d’Hippolyte, vers 1724 Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, HZ 2590 219. Michel-François Dandré-Bardon Le Baiser de Judas, 1729 Amiens, musée de Picardie, MP 975-32 220. Michel-François Dandré-Bardon La Mort de saint Joseph, vers 1731 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 38953

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L’ÉVOLUTION D’UN DESSINATEUR-NÉ : FRANÇOIS BOUCHER

Philippe de Chennevières, qui posséda plus d’une vingtaine de dessins de Boucher (1703-1770), dispersés dans les deux ventes de sa collection, en 1898 et en 1900, en a laissé dans la revue L’Artiste en janvier 1897 une description assez précise, précédée d’un commentaire plus général, rarement cité et qui pourtant mérite de l’être : « Certes, Boucher fut bien l’élève de Lemoyne pour le caractère du dessin et la grasse souplesse des formes : mais ne perdons pas Watteau de vue, et disons qu’entre Boucher et lui, il y avait je ne sais quel cousinage instinctif du sentiment de leur commune époque, si bien que nul en son temps n’a traduit d’une pointe plus fidèle que Boucher les dessins de Watteau dans le recueil de Jullienne. Oui, Watteau, avec un génie plus rare, fut toute la Régence en ce que l’art de la Régence pouvait avoir de fin, de naturel et de délié dans sa grâce ; mais Boucher, c’est tout Louis XV. Oui, Boucher, répétons-le bien, c’est tout Louis XV, c’est tout le XVIIIe siècle, c’est toute la fleur de sa jeunesse, toute la volupté sans vergogne de son été, toute la corruption de son arrière-saison. Il traduit tout dans son siècle, et tout son siècle le comprend et voit en lui son miroir et son goût, car ce goût n’est autre que le propre goût de Boucher qui crée, sans s’en douter, ses modes, ses mœurs, ses costumes, ses meubles et ses couleurs, j’allais dire jusqu’à ses paysages 44. » Le ton diffère nettement de celui de la rude critique portée au même XVIIIe siècle, on s’en souvient, par le même Chennevières à une autre occasion, et que nous avons rappelée en introduction à la présente étude. L’auteur se montre en fait par endroits plus indulgent dans ses termes que les Goncourt, exacts contemporains de Chennevières, qui, dans leur Art du XVIIIe siècle publié en 1862, écrivent : « Boucher est un de ces hommes qui signifient le goût d’un siècle, qui l’expriment, le personnifient et l’incarnent. […] Il est simplement un peintre original et grandement doué, auquel il a manqué une qualité supérieure, le signe de race des grands peintres : la distinction. Il a une manière et n’a pas de style 45. » Ainsi le malheureux artiste se trouve-t-il maltraité par ceux-là même qui se sont glorifiés de l’avoir remis à la mode avec la période qu’il incarnait… Longtemps, ce sont les dessins les moins originaux de Boucher qui ont assuré sa renommée, les représentations de femmes nues datant de l’époque de sa maturité (« Mais qui a déshabillé la femme mieux que lui 46 ? » demandent les Goncourt), ou encore les bergeries, les pastorales, les scènes mythologiques ou galantes à plusieurs figures. Toute une nouvelle génération de spécialistes a transformé cette image par leurs études et leurs publications, rendant son importance, et sans doute sa prépondérance en qualité, à la première période d’activité du dessinateur ; déterminants ont été à cet effet les travaux de Beverly Schreiber Jacoby 47, d’Alastair Laing et de Françoise Joulie, qui ont permis de mieux comprendre quelle était la place – considérable – du dessin dans l’œuvre de François Boucher. Ses dessins, on le sait, se comptent par milliers, et lui-même déclarait en avoir exécuté plus de dix mille. Il n’en existe aucun catalogue complet ; seul Alexandre Ananoff, qui devait publier en 1976 deux importants volumes sur les peintures de Boucher, entama-t-il dix ans plus tôt un catalogue de l’œuvre graphique qui s’annonçait complet et dont ne parut qu’un seul tome, rapidement très critiqué, tant la personnalité de son sulfureux auteur prêtait à des débats qui s’accentuèrent avec ses publications sur Fragonard, et sur lesquels il nous faudra revenir. En revanche, de nombreuses expositions ont récemment été consacrées aux dessins de Boucher, et en ont révélé peu à peu toutes les facettes. Les ventes publiques ne sont pas en reste, ni le commerce d’art, par le canal desquels surgissent de nombreuses feuilles inconnues qui aboutissent en général dans des collections privées, les musées des deux continents étant déjà

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riches en belles pages de l’artiste. C’est aussi qu’on a collectionné ces dessins depuis longtemps, Boucher lui-même entreprenant d’en présenter certains encadrés sous verre à l’occasion du Salon dès le milieu des années 1740, et que le goût ne s’en est jamais dissipé depuis le milieu du XIXe siècle. Tout grand amateur de dessins entre 1840 et 1970, surtout s’il était français, ne pouvait envisager sa collection sans y admettre un nu de Boucher, une sanguine de Watteau, un paysage d’Hubert Robert et un lavis de Fragonard, ces quatre artistes symbolisant trop longtemps l’essence du dessin français au XVIIIe siècle, tout le reste étant laissé plus ou moins dans l’ombre du « second rayon ». De nos jours, ce sont les dessins les plus énergiques qui emportent le plus l’adhésion, ainsi l’étude préparatoire aux trois crayons pour l’une des deux Chasses exotiques de Louis XV peintes par Boucher en 1735-1736 (musée de Picardie à Amiens), La Chasse du léopard, provenant de la célèbre collection Dormeuil, dessin qui a établi un record en dépassant à Londres en juillet 2013 le demi-million de livres [240] et qui se trouve aujourd’hui dans une collection privée new-yorkaise bien connue.

La riche complexité des premières décennies Le portrait au pastel de Lundberg, exécuté en 1741 en pendant de celui de Natoire et pareillement conservé au Louvre, nous montre l’artiste à l’apogée de sa puissance créatrice, à l’époque où il reflète exactement l’ambiance de « l’esthétique de la forme jeune » dans laquelle se complaît cette première partie du siècle. Boucher est alors âgé de trente-huit ans, ce qui veut dire qu’il dessine déjà depuis plus de vingt ans. C’est en effet en 1721 ou 1722 que le tout jeune homme, élève d’abord sans doute du Vénitien Pellegrini, venu peindre à Paris le plafond de la Banque royale, puis de François Lemoyne, dont il ne semble pas avoir fréquenté l’atelier bien longtemps (« pas plus de trois mois » selon Mariette), se voit complimenter par son professeur pour son premier tableau, Le Jugement de Suzanne ou plutôt Le Jeune Daniel proclamant l’innocence de Suzanne, conservé comme son dessin préparatoire à la National Gallery of Canada à Ottawa [241] . Si la peinture subit les influences conjointes de Watteau, qui vient de mourir, de Vleughels et de Lemoyne, le dessin est tracé avec ce mélange de rapidité forcenée et d’autorité dénuée de la moindre hésitation qui caractérisera le lyrisme des premières productions graphiques du très jeune Boucher. La composition du dessin selon une diagonale descendante apparaît plus audacieuse, davantage virtuose que celle de la peinture, et le jeune artiste a relevé certains détails, dont essentiellement la figure de Daniel qui se précipite au secours de Suzanne, faussement accusée par les vieillards, d’accents à la pierre noire par-dessus son esquisse à la sanguine, ce qui confère à l’ensemble un dynamisme supérieur ; on notera également, particulièrement séduisante, la façon de traiter les visages par de simples oves quasiment circulaires. Le trait d’encadrement du bas (et peut-être aussi à droite) indique que nous sommes bien là en présence d’une idée de tableau à exécuter. Toute une série de compositions dessinées à sujets religieux ou historiques, la plupart du temps conçues dans le même format horizontal et allongé, mais aussi parfois en hauteur, vont se succéder dans les quelques années suivantes, avec des figures toujours également vibrantes,

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240. François Boucher Feuille d’études pour La Chasse du léopard, vers 1735-1736 New York, collection Leon Black

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241. François Boucher Le Jeune Daniel proclamant l’innocence de Suzanne, 1721-1722 Ottawa, National Gallery of Canada, 1997-38550

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de la scène est évidemment un peu négligée au profit d’une volonté autre, celle de suggérer le bonheur que la vue de l’Enfant inspire aux divers protagonistes. Toute une théorie de dessins préparatoires sont repérés, cités dans le catalogue de l’exposition Boucher en 1986-1987 au Grand Palais : celui de l’Albertina pour la femme au second plan, les mains jointes [279] , un des chefs-d’œuvre de la collection viennoise, autrefois dans la collection dite « de Huquier », et qui fit la couverture de l’exposition « The Drawings of François Boucher » organisée par Alastair Laing en 2003-2004 à la Frick Collection à New York puis au Kimbell Art Museum à Fort Worth, prouve que Boucher s’est servi comme modèle d’une jeune femme avant de transformer son seul visage en le vieillissant considérablement dans la feuille du Boijmans Van Beuningen à Rotterdam, où ses traits se trouvent encore davantage accentués et crispés que dans la peinture, notamment par l’adjonction de légers rehauts de sanguine ; la feuille porte en bas à droite la marque de la collection du peintre August Grahl (Lugt 1199). Les autres études liées à cette peinture sont bien connues, notamment celle concernant la femme agenouillée avec l’enfant, une des belles pièces de la riche collection graphique de la Kunsthalle de Karlsruhe. Une telle étude permet d’opérer une transition aisée vers les dessins consacrés aux têtes féminines, qu’il s’agisse ou non de véritables portraits. Certaines études de têtes ont-elles été conçues dès l’abord pour être reportées telles quelles dans de futures compositions ? C’est probablement le cas de la ravissante Étude de tête de femme vue de dos de la collection Jean Bonna à Genève [280] , qui porte la marque du collectionneur Lionel Lucas (Lugt 1733a), une feuille aux deux crayons légèrement reprise à la sanguine dans un second temps, que l’on retrouve inversée dans la tapisserie de Beauvais La Toilette de Psyché qui date de 1741 ; lui fait face une femme penchée en avant dont le buste a lui aussi fait l’objet d’une étude célèbre, d’un grand raffinement dans le traitement des yeux, acquise par Tessin et donc conservée au Nationalmuseum de Stockholm [281] . Mais ce qui est remarquable également dans le dessin Bonna, c’est qu’il semble découler, au moins pour la pose, d’une sanguine que Boucher avait dessinée à la même époque d’après le Tekenboek d’Abraham Bloemaert et qui est conservée dans les albums Thévenot au musée des Beaux-Arts de Dijon. Une autre étude de tête dessinée d’après un modèle, mais dans une attitude précisément fixée et destinée à un rapide réemploi, doit être la Tête de femme levée vers la gauche de la collection P. A. [282] . La feuille est facile à dater, puisqu’on retrouve ce visage dans un des quatre dessusde-porte peints en 1741 pour la duchesse de Mazarin, L’Amour blessant Psyché, aujourd’hui conservé au J. Paul Getty Museum à Los Angeles. Le Nationalmuseum de Stockholm possède les projets d’ensemble pour les quatre peintures, assez différents de la réalisation définitive. On notera d’autre part que le dessin pour la tête de Psyché a fait l’objet, comme beaucoup d’autres, d’une gravure en sens inverse par Demarteau, en manière de sanguine.

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279. François Boucher Femme vue en buste, les mains jointes au-dessus d’une jarre, vers 1749 Vienne, Albertina, 14271 280. François Boucher Étude de tête de femme vue de dos, vers 1740 Genève, collection Jean Bonna 281. François Boucher Femme vue en buste, penchée en avant, vers 1740 Stockholm, Nationalmuseum, NM 2942/1863

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Il semble que les véritables portraits féminins les plus réussis soient également à dater des années 1735-1740. Ainsi la Jeune femme vue en buste avec une coiffe en dentelle de la fondation Jan Van Caloen au château de Loppem, en Belgique (qui possède entre autres deux dessins de Poussin), une étude aux trois crayons dont le support bleuté a malheureusement tourné au gris, révélée par Alastair Laing qui situe l’œuvre vers 1733-1736, étant donné le style encore très rocaille, notamment dans les doigts des mains ; l’érudit va jusqu’à supposer qu’il pourrait s’agir d’un portrait de Mme Boucher, mais le modèle semble néanmoins un peu plus âgé, et peut-être moins séduisant que ne le laisse supposer la réputation d’extrême beauté de la jeune femme. Cependant ses traits ne sont pas contraires à ceux du portrait dessiné par Roslin évoqué supra. Son expression un peu mélancolique, ses joues pleines et ses yeux allongés se retrouvent dans un autre dessin également aux trois crayons, censé quant à lui représenter Charlotte Sparre, la nièce du collectionneur Carl Gustaf Tessin, et qui a figuré en 2010 à la Foire de Maastricht. D’autres portraits féminins, d’après des modèles anonymes, pourront être ou non réutilisés dans des peintures. On situe ainsi vers 1735-1740 la Jeune femme coiffée d’un bonnet de linon d’une collection privée française, qui porte bien visible en bas à gauche la marque de l’amateur Horace His de La Salle, qui préférait pourtant Poussin et Géricault, et qui a longtemps passé pour une œuvre de Carle Van Loo, et, un peu plus tard, la Jeune femme en buste la tête tournée de trois quarts à gauche publiée en 2013 dans le catalogue From the Hands of the Master d’une collection privée de Montréal, où interviennent des touches de pastel ; le rôle de ce même pastel sera davantage déterminant dans la Tête de jeune femme de profil en coiffe de dentelle, de nouveau dans la collection P. A., que Françoise Joulie choisit pour orner la couverture du catalogue de l’exposition versaillaise de 2004-2005 52 [283] , et dans laquelle elle décèle l’indication de rapports étroits avec Maurice-Quentin Delatour, tout en la datant vers 1737 (1733-1737 pour

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282. François Boucher Tête de femme levée vers la gauche, vers 1740 Paris, collection P. A. 283. François Boucher Tête de jeune femme de profil en coiffe de dentelle, vers 1733-1737 Paris, collection P. A.

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TROIS DYNASTIES D’ARTISTES

Les Coypel, l’oncle et le neveu Si la « constellation Boucher » ne saurait être tenue pour une véritable dynastie familiale, il n’en est pas de même pour trois familles de peintres dont deux d’entre elles (les Coypel et les Parrocel, mais non les Van Loo) ont déjà fourni matière à étude dans l’ouvrage que nous avons consacré au dessin français du XVIIe siècle. Noël Coypel, peu après le décès de sa première femme, Madeleine Hérault, en 1682, dont il avait eu un fils qui serait l’élément le plus célèbre de la dynastie, Antoine, le décorateur entre autres du Palais-Royal et de la chapelle de Versailles, se remaria en 1685 avec Anne-Françoise Perin avec qui il eut quatorze autres enfants, dont Noël-Nicolas (1690-1734), dont les traits sont connus par le beau buste que fit de lui Jean-Baptiste Lemoyne, une terre cuite conservée au Louvre ; celui-ci est souvent appelé « l’oncle » dans la littérature artistique (comme le précise Dezallier dans son Abrégé de la vie des plus fameux peintres […]) parce qu’il fut en effet l’oncle du fils de son demi-frère Antoine, Charles-Antoine Coypel, dernier fleuron de la dynastie familiale, et que nous évoquerons plus longuement par la suite. Il y a en effet peu à dire de Noël-Nicolas Coypel en ce qui concerne son œuvre graphique. Philippe Jaccottet a écrit de lui, dans la synthèse sur Le Dessin français au XVIIIe siècle publiée par Mermod en 1952 : « C’était un dessinateur adroit, qui se plaisait surtout au modelé d’un beau nu », se fondant alors sur l’un des rares dessins assurés de l’artiste, une Femme nue vue de dos, le bras gauche levé, aux trois crayons sur papier gris [314] , que l’on retrouve dans L’Alliance de Bacchus et de Vénus, tableau peint en 1726 et aujourd’hui conservé au musée des Beaux-Arts de Genève. Longtemps ça a été ce seul dessin, de provenance Desperet et entré à l’Ensba avec la donation Armand-Valton, auquel on se référait pour illustrer le style graphique de cet artiste mort relativement jeune et dont la gloire fut quelque peu occultée par le reste de sa famille. Néanmoins, Jérôme Delaplanche lui a consacré une monographie, publiée chez Arthena en 2004, qui a fait resurgir quelques autres dessins, constituant ainsi un petit corpus d’une vingtaine de feuilles. Prudemment, l’auteur reconnaît que le groupe de pièces conservées dans divers musées « est réduit et manque d’unité ». Tout autant d’ailleurs que la description par Dezallier d’Argenville des pratiques techniques de Noël-Nicolas, extraordinairement variées, et qui se conclut par ces mots : « la légèreté de la main, une touche très spirituelle, des contours prononcés et corrects, des têtes gracieuses, jointes à une sage composition, distingueront toujours ce maître 67 », une appréciation que l’on pourra juger aussi généreuse que vague. Delaplanche retient ainsi dans son catalogue raisonné quelques études de figures, mais aucune d’entre elles ne peut être liée avec certitude à une peinture existante ; c’est par exemple le cas de la feuille d’Études de buste et de jambes d’un homme nu, en mains privées, aux trois crayons, ou encore celui d’un dessin du Louvre, Femme en buste tournée vers la droite, tenant une corne d’abondance, au pastel sur papier bleu [315] , provenant de Saint-Morys. Quant à la Femme assise du musée Saint-Vic à Saint-Amand-Montrond, gageons que personne n’aurait songé à l’attribuer à Noël-Nicolas Coypel plutôt qu’à Nicolas Lancret si elle ne portait pas une inscription à la plume « NN Coypel » en bas à gauche. Dans un second temps, Delaplanche catalogue quelques dessins de composition, dont certains ont pu être reliés à des tableaux. Ainsi une charmante mise en place au crayon noir et à la sanguine relevée de pastel, en mains privées, constitue-t-elle une approche du tableau Pan et Syrinx de 1723 passé en vente à New York en 1997. D’un graphisme quelque peu heurté, mais délicate dans l’accord des coloris adoucis, l’œuvre présente

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la particularité de porter en bas à gauche une annotation bien précise : « NN Coypel l’oncle ». Un autre dessin semble d’attribution possible, puisqu’il paraît lié à une Assomption de la Vierge peinte en 1731-1732 pour l’église Saint-Sauveur de Paris, mais détruite dès 1778 ! Il s’agit d’un dessin qui replace la composition dans un cadre architectural très nettement précisé ; exécuté à la plume et à l’encre noire, relevé de lavis gris et d’aquarelle, il est entré au Louvre en 1793 par la saisie du comte d’Orsay dont il porte la marque en bas à droite [316] et sa facture n’apparaît pas trop éloignée de la feuille précédente. Plus proches de la technique d’un Claude-Guy Hallé (des petits formats à la plume rehaussée de gouache blanche sur papier bleu), on trouve dans le fonds de la BNF trois petites études qui présentent de fortes oxydations, représentant Le Matin, Le Midi et Le Soir, et que Delaplanche considère comme des études probables pour des dessus-de-porte. Dans un bel article des Cahiers d’histoire de l’art publié en 2011, François Marandet a présenté quelques autres hypothèses pour des attributions de dessins de composition ; il a de plus reproduit un tableau en mains privées qu’il attribue avec vraisemblance à l’artiste, un Moïse sauvé des eaux pour lequel il a identifié l’année suivante dans la même revue le dessin préparatoire, conservé jusqu’alors sous le nom de Gillot dans le legs Polakovits à l’Ensba, et qui s’apparente par sa facture un peu grenue aux feuilles précédentes. Les variantes comme la mise au carreau ne laissent aucun doute quant à la relation entre la peinture et le dessin. Un autre dessin préparatoire est réapparu dans le catalogue de la galerie new-yorkaise Mark Brady en 2008 ; cette Double étude de femme nue, aux trois crayons, a pu être rapprochée du morceau de réception du peintre en 1720, Neptune et Amymone, aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Valenciennes. Les figures sont étudiées nues, et la pose de celle la plus à gauche demeure assez différente ; on peut également se demander si le visage de celle de droite n’a pas été accentué à la pierre noire par une autre main (peut-être celle d’Antoine Coypel, encore vivant à cette date ?) afin de lui conférer davantage d’expression. Tout cela demeure bien maigre pour se faire une idée solide de l’évolution graphique de NoëlNicolas, dont tant de commentateurs de l’époque ont déploré la disparition rapide, alors même qu’il avait remporté les suffrages, sinon des organisateurs, mais sans doute du public, au fameux concours de 1727 où il s’était d’emblée placé comme l’un des meilleurs peintres d’histoire de sa génération, en présentant l’ambitieux Enlèvement d’Europe aujourd’hui conservé au Philadelphia Museum of Art et pour lequel on aimerait connaître des recherches graphiques antérieures. On se souviendra qu’au même concours son neveu Charles-Antoine (1694-1752), en fait un artiste de la même génération que « l’oncle » Noël-Nicolas (étant donné le remariage tardif du père de celui-ci, Noël), fut lui aussi l’objet d’une certaine reconnaissance, puisque son Persée délivrant Andromède, aujourd’hui conservé au Louvre, fut également apprécié par beaucoup d’amateurs ; mais, de cet ultime représentant de la dynastie Coypel, à la manière facile à identifier, nous connaissons un bien plus grand nombre d’œuvres que pour Noël-Nicolas, et surtout beaucoup plus de dessins assurés.

314. Noël-Nicolas Coypel Femme nue vue de dos, le bras gauche levé, 1726 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 715 315. Noël-Nicolas Coypel Femme en buste tournée vers la droite, tenant une corne d’abondance, vers 1725 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 26037 316. Noël-Nicolas Coypel L’Assomption de la Vierge, vers 1731-1732 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 26039

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Ces gens que vous voyez s’avancer en escadres, Ce sont les exposés avec tous leurs plumets. Ils viennent de quitter leurs cadres. Puissent-ils n’y rentrer jamais 1 ! C’est peut-être Charles Baudelaire qui stigmatise ainsi, dans Le Salon caricatural de 1846, le désir qu’éprouvent les êtres humains de pérenniser leur image par un portrait peint ou dessiné ; on a rappelé, dans le volume précédent 2, combien l’origine du portrait rejoint celle même du dessin, toutes deux illustrées par la fable de Dibutade, la fille du potier de Corinthe, reproduisant sur le mur le contour de l’ombre de son amant au moment de son départ, un thème illustré entre autres par Joseph-Benoît Suvée [voir 1025] , un artiste que nous évoquerons à la fin de cette étude ; et c’est bien de départ et de souvenir qu’il s’agit, puisque le portrait a pour rôle essentiel de préserver des atteintes du Temps et de la Mort les traits d’un être choisi parmi tous les autres. On se souviendra également qu’il nous avait semblé percevoir au Grand Siècle une tendance du portrait dessiné vers une certaine magnificence, dans l’obédience à une catégorie de peinture soucieuse d’exalter l’importance sociale du modèle ; mais si François de Troy, Hyacinthe Rigaud, Nicolas de Largillière ou Pierre Mignard relevaient évidemment de cette orientation, il n’en était pas de même pour un Claude Mellan ou un Simon Vouet, chez qui l’empathie pour le modèle rejoignait déjà une volonté affirmée de rendu psychologique ; c’est ce même intérêt pour l’intériorité des modèles, leur état d’esprit, leurs particularités mentales, qui viendra irriguer, on l’a souvent écrit, tout le siècle des Lumières dans sa déclinaison d’un genre encore jugé secondaire dans la hiérarchie académique. Une étude fondée sur la chronologie des portraitistesdessinateurs, depuis Jean Ranc jusqu’à Mme Vigée-Lebrun, et donc d’une étendue qui couvre en fait plus d’un siècle, permettra non seulement de percevoir la variété des usages, depuis le dessin préparatoire destiné à l’exécution d’un portrait peint jusqu’à celui croqué sur le vif et réalisé per se, mais aussi de s’apercevoir que nombre de portraitistes ne sont pas que cela, à l’instar d’un Ingres au siècle suivant, que ses clients anglais d’après 1815 qualifiaient de « dessinateur de petits portraits » alors que l’on sait combien lui-même se voulait tout différent.

367. Jean Ranc Portrait de femme âgée, vers 1725 Rouen, musée des Beaux-Arts 368. Alexis Grimou Portrait de la marquise de La Salle dite l’Espagnolette, vers 1710 Genève, collection Jean Bonna

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DE RANC À NATTIER

C’est de la grande manière de Rigaud que découlent précisément les rares portraits dessinés de Jean Ranc (1674-1735), qui épousa la nièce du grand peintre et que celui-ci fit venir à ses côtés en Espagne, où il finit sa vie à Madrid en 1735. Le dessin acquis en 2001 par le musée Atger à Montpellier, Portrait d’une dame de qualité, rappelle les mises en page de Rigaud autant que l’importance qu’il accordait au jeu des larges draperies qui enveloppent le modèle, mais sans plus rien, hélas, de son autorité dans la description des vêtements ni de sa manière si habile de caractériser les visages. Encore l’attribution pourra-t-elle paraître incertaine, dès que l’on compare cette feuille à un des rares autres exemples graphiques connus, le Portrait de femme âgée offert par Henri Baderou au musée des Beaux-Arts de Rouen et provenant de l’ancienne collection Goncourt [367] . De Ranc, Edmond écrivait dans La Maison d’un artiste qu’il avait laissé « des études crayonnées aux ombres légères et comme effacées, et dont l’éclairage de craie semble exécuté sur une contre-épreuve 3 », négligeant de préciser que le médium principal est constitué de pierre noire. Si l’identité du modèle qui apparaît dans cet ovale, comme s’il surgissait d’un oculus de pierre sculptée, demeure aléatoire (Mme Deshoulières, auteur de théâtre, ou bien sa fille, selon le début d’une inscription manuscrite), on ne pourra contester que la façon réaliste d’appréhender ce personnage contraste étonnamment avec celle pratiquée dans la feuille montpelliéraine, soucieuse d’enjoliver l’apparence et de préparer un portrait tout entier d’apparat. Né quatre ans après Ranc, Alexis Grimou (1678-1733) disparaît deux ans avant lui. Il fut élève de François de Troy, et influencé dans sa manière picturale par Rembrandt (on l’a surnommé en son temps le « Rembrandt français ») ; mais, dans ses rares dessins repérés, c’est d’une tout autre filiation que son art graphique semble découler, essentiellement celle de la fête galante à la Watteau. On en jugera autant par le Portrait de la comtesse d’Olonne, à la pierre noire avec des rajouts décoratifs à la sanguine, publié par Ananoff dans le premier de ses deux articles sur « Les cent “petits maîtres” qu’il faut connaître 4 » et réapparu en vente publique à Paris le 18 décembre 2013, puis le 18 décembre 2015, portant les marques de Warwick et de Heseltine, que par le Buste de jeune garçon à la sanguine exposé chez Alister Mathews à Bournemouth en 1972, ou encore par le Portrait de la marquise de La Salle dite l’Espagnolette, aux trois crayons sur papier bleu, aujourd’hui dans la collection Jean Bonna [368] ; les trois œuvres, malgré leurs différences de techniques, relèvent d’une fidélité au modèle wattesque et à ses suiveurs immédiats, tout en annonçant quelque peu la manière d’un Boucher, qui aimera tout autant à coiffer ses modèles de bérets emplumés à l’allure hispanisante. Mais trois témoignages graphiques ne suffiront jamais à se faire une idée précise du style d’un dessinateur qui semble avoir été aussi peu fécond. On pourrait en dire autant de Gilles Allou (1670-1751), un portraitiste dont le Metropolitan Museum of Art a acquis une rare étude à la pierre noire, préparatoire à sa peinture montrant le sculpteur Antoine Coysevox, conservée à Versailles. Il n’en est pas de même de Jean-Marc Nattier (1685-1766), dont les dessins ont pourtant été longtemps tenus pour quasi inexistants, jusqu’à ce que les recherches de Xavier Salmon 5 en révèlent les diverses facettes. Célèbre par ses portraits de la famille royale, notamment, à de nombreuses reprises, des filles de Louis XV, ainsi que de la cour de Versailles, Nattier, comme l’a relevé le spécialiste de son œuvre, « dessinait en peintre ». Et c’est en peintre qu’il se représenta, entouré de sa famille, dans un tableau conservé à Versailles et dont la genèse s’étend sur plus de trente ans, ce qui explique le peu d’adéquation entre l’Autoportrait dessiné à la pierre noire offert par Karen B. Cohen au Metropolitan Museum of Art de New York en 1987

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QUELQUES DESSINATEURS RARES, DEUX PASTELLISTES DE GÉNIE ET UN AMATEUR DE PROFILS

Beaucoup moins complexe apparaît l’activité graphique de Louis Tocqué (1696-1772), qui semble ne s’être adonné qu’à la pratique du portrait, et dont Nattier, qui fut son maître et son beaupère, a peint l’effigie. S’il a suivi la manière de Rigaud dans sa façon d’aborder la représentation des grands de ce monde, comme dans le Portrait de Marie Leszczynska du Louvre, il est surtout célèbre par quelques images plus intimes, mais encore marquées par la volonté de magnifier ses modèles, comme celle de Madame Dangé faisant des nœuds, image de l’épouse d’un puissant fermier général, une toile du Louvre datée de 1753. Quant à ses dessins, le principal groupe à lui attribué est conservé au Louvre, et se décompose en deux sous-ensembles, chacun étant essentiellement consacré à des études de détails de mains ou de bras, avec quelques recherches pour des figures en pied ; moins d’une dizaine proviennent de l’ancien cabinet du Roi (Inv. 33128 à 33136), les autres sont entrés avec la saisie Saint-Morys. Là encore, on repense à Rigaud, du moins lorsqu’il exécutait des études de draperies ou de détails destinées à prendre place dans ses portraits peints. Ces dessins ont été fort peu étudiés, et peu mentionnés, que ce soit par les connaisseurs contemporains ou par les amateurs du XIXe siècle. Lavallée cite également dans sa synthèse de 1948 un groupe d’études de portraits masculins provenant du legs Masson à l’Ensba, mais leur attribution n’est guère assurée, non plus que la feuille entrée plus tardivement avec le legs Polakovits. Les quelques feuilles du Louvre liées à des portraits en pied ou en buste font preuve d’une surprenante rapidité d’exécution, comme dans la recherche pour le Portrait du dauphin, fils de Louis XV, à la pierre noire et à la sanguine [384] , qui correspond bien au tableau de même titre conservé à Versailles. Une autre mise en place, double face, destinée d’un côté à préparer un portrait féminin et de l’autre à une effigie masculine, est encore plus imprécise et présente une facture presque hachée. En revanche, en raison de leur destination même, les études de mains et de bras se devront d’être beaucoup plus précises et achevées ; c’est le cas notamment de l’étude [385] pour le bras droit de la reine Marie Leszczynska figurée en pied sur une grande toile conservée en plusieurs versions (Louvre, Versailles, Fontainebleau) et datée de 1740. Le Louvre

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384. Louis Tocqué Portrait du dauphin, fils de Louis XV, vers 1742 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 33135 385. Louis Tocqué Étude de bras, 1740 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 33133 386. Maurice-Quentin Delatour Autoportrait au jabot de dentelle, 1750 Amiens, musée de Picardie, MP 226

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abrite également l’étude du bras gauche de la souveraine. Mais c’est certainement l’Étude d’une main droite d’homme, posée à plat sur un entablement, qui paraîtra la plus séduisante à un regard contemporain, puisqu’elle est puissamment mise en valeur par d’habiles rehauts de craie blanche qui soulignent les phalanges et les veines de façon presque dramatique ; l’annotation manuscrite à la plume « M. Tocqué » se retrouve sur plusieurs des feuilles du petit fonds du Louvre. On en sait encore moins à propos de l’œuvre graphique de Jacques-André-Joseph-Camelot Aved (1702-1766), autre portraitiste de la cour et de la ville dans les mêmes années, connu entre autres par le Portrait de Mme Crozat, marquise du Châtel, dont une des versions datée de 1741 fait partie des collections du musée Fabre à Montpellier. Les très rares dessins qui lui sont attribués, récemment passés en vente, comme le Portrait de femme accoudée vendu à Paris le 31 mars 2011 ou celui d’une Femme tenant un éventail vendu dans la même ville le 5 décembre 2012, ne permettent certainement pas de se faire une idée de sa manière, car il demeure difficile de les juger à coup sûr de la même main, bien qu’ils se rattachent à la même technique, une pierre noire relevée de craie blanche sur un papier quelque peu teinté. Maurice-Quentin Delatour (1704-1788) peut-il encore constituer à nos yeux l’acmé de cet effort vers la représentation psychologique, de ce renouveau d’intérêt pour l’individu isolé, que l’on cite toujours comme une des grandes directions empruntées par la philosophie des Lumières ? On a tant écrit en ce sens que l’assertion pourra paraître aujourd’hui bien banale. Les nombreuses représentations de l’artiste lui-même, que ce soit celle où il se dépeint en rieur, à travers un œilde-bœuf, dans un pastel de 1737 récemment entré au Louvre et dont il existe plusieurs versions, ou celle du musée d’Amiens, dite Autoportrait au jabot de dentelle dessinée en 1750 [386] , évoquant un personnage d’allure autrement apaisée et bien moins populaire (qui alla pourtant jusqu’à

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DE BOURGOGNE ET D’AILLEURS

À peu près à la même époque, c’était le même genre de modèles, élégants et tout adonnés à cette « douceur de vivre » qui n’allait plus perdurer longtemps, auxquels s’attachaient également d’autres dessinateurs, unis par leur origine provinciale. Trois portraitistes bourguignons, Jean-François Colson (1733-1803), Antoine Vestier (1740-1824) et Louis-Roland Trinquesse (vers 1745-vers 1800), firent l’objet d’une petite exposition conjointe organisée au palais des États de Bourgogne en 1969, et se trouvent également rapprochés par les hasards de la chronologie. L’œuvre graphique de Colson demeure fort limité, et on admet de lui, dans la collection Fourché au musée des Beaux-Arts d’Orléans, un Portrait de jeune homme ovale, à la sanguine mêlée de pierre noire, qu’il faut bien reconnaître sans grand caractère. C’est l’année suivante (1970) que Pierre Quarré publia dans le BSHAF trois dessins d’architecture de Colson, conservés dans le même musée, qu’il avait conçus sans doute en relation avec son activité de « directeur et ordonnateur des bâtiments » du duc de Bouillon. Toutes de fantaisie, ces architectures tracées à la plume et au lavis illustrent le passage de l’esprit rocaille à celui des piranésiens français, particulièrement dans la troisième d’entre elles. Surtout connu pour ses miniatures, l’Avallonnais Antoine Vestier n’a laissé que quelques dessins, pour la plupart recensés par Anne-Marie Passez dans la monographie qu’elle a consacrée à l’artiste en 1989 29. Le style n’est pas si éloigné de celui d’un autre Bourguignon, Claude Hoin (voir infra), qui dessine avec la même largeur de conception ; ainsi, devant le Portrait de Mme Grand, la future épouse de Talleyrand (en 1802), aussi connue pour sa beauté que pour sa sottise, une œuvre qu’abrite le musée des Beaux-Arts de Dijon, peut-on s’interroger sur l’ancienne attribution à Vestier, car la monumentalité de la figure, exécutée au fusain et à la craie blanche sur papier gris, annonce les ambitieuses effigies féminines de Hoin. Le dessin porte les initiales du fils de Vestier, l’architecte Nicolas-Jacques-Antoine Vestier en bas à gauche. La manière est quand même assez proche de celle de deux autres effigies d’un même personnage, la célèbre Guimard coiffée de plumes dans le ballet de La Fête de Mirza, dansé à Paris en 1779, et dans lequel la jeune femme tenait le rôle de L’Amérique, deux pages de même technique et de dimensions proches, l’une des deux feuilles étant conservée au Metropolitan Museum of Art de New York [407] , l’autre se trouvant en mains privées et se différenciant de la première par une expression beaucoup moins dramatique et moins intériorisée. En 1920, le docteur Paul Oulmont léguait au musée des Vosges à Épinal un petit portrait de forme ronde exécuté à la pierre noire rehaussée d’aquarelle et censé représenter Camille Desmoulins, vêtu d’un simple gilet, et l’on comprendra que l’identification du modèle demeure sujette à caution tout autant que l’attribution, malgré l’évidente qualité de l’œuvre ; c’est en tout cas l’opinion de Jérôme Delaplanche dans son récent catalogue de la collection Oulmont 30. Mais il n’en sera pas de même pour un autre portrait circulaire, figurant en buste un Militaire de la Ire République et conservé au musée Grobet-Labadié à Marseille, également rehaussé d’aquarelle : celui-ci est clairement signé « Vestier » et intitulé « Dumont républicain », annotation qui renvoie au lieutenant Laurent Dumont, devenu infirme en 1793. Anne-Marie Passez accepte trois autres portraits féminins, dont l’un passé en vente à Paris le 10 avril 2008 puis de nouveau le 23 juin 2011, un autre provenant de la collection Heugel et proposé en vente à Paris le 29 juin 2012, sans guère de cohérence entre eux, ainsi qu’un lavis fort peu adroit qui se trouve au Kupferstichkabinett de Berlin et représente Louis XVI accueillant le maréchal de Richelieu lors d’une réunion des chevaliers du Saint-Esprit, vers 1786 ; la feuille, où les principaux personnages sont repérés par un numéro qui doit renvoyer à une tabulation, est signée en bas à droite « Vestier peintre du Roy fecit », mais apparaît stylistiquement bien différente des portraits évoqués supra.

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407. Antoine Vestier Tête de l’Amérique, vers 1780 New York, The Metropolitan Museum of Art, 59.208.109 408. Louis-Roland Trinquesse Un atelier de dessinateurs, vers 1770-1780 Dijon, musée des Beaux-Arts, 5020

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Autrement abondant et remarquable s’avère l’œuvre graphique d’un troisième Bourguignon, Louis-Roland Trinquesse, peintre de genre d’un style acide assez particulier (ainsi dans le Divertissement musical daté de 1774 et conservé à la Alte Pinakothek de Munich), mais surtout remarquable portraitiste, dans de nombreux profils (essentiellement masculins) circulaires et en buste, tracés à la sanguine, tout autant que dessinateur de figures féminines ; on a longtemps cru que ces dernières s’apparentaient à des sortes de « figures de modes », jusqu’à ce qu’un article de Jean Cailleux publié dans le Burlington Magazine en février 1974 démontre qu’il s’agissait plus probablement de modèles identifiables, et donc là encore véritables portraits, mais cette fois appréhendés en pied et dans des attitudes fort variées. Le tropisme de Trinquesse pour le dessin peut être symbolisé par une feuille acquise par le musée des Beaux-Arts de Dijon en 1974 et qui est reproduite sur la couverture du catalogue de la petite exposition de 1969 consacrée aux trois Bourguignons ; il s’agit de la représentation d’un atelier de dessinateurs, des deux sexes, qui s’essayent à la copie d’un buste féminin [408] . Tracée à la sanguine comme la plupart des dessins de l’artiste, cette grande feuille apparaît typique de son graphisme, qui suggère l’espace autant par de puissantes hachures parallèles que par des surfaces laissées en réserve ; les visages des personnages sont caractéristiques de sa manière de se concentrer sur des coiffures étudiées, des bouches petites et des yeux peu expressifs. Le mobilier est quant à lui décrit avec une rare économie de traits. Mais c’est là l’un des rares dessins de Trinquesse, avec une Étude de jeunes gens dessinant dans une académie, passée en vente à Londres également en 1974, qui montre une scène appréhendée dans son ensemble. Il choisira plutôt, dans une série d’études généralement datées entre 1770 et 1780, de se concentrer sur des jeunes femmes vues en pied (bien que l’Ensba conserve une

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DE L’ÉPOQUE LOUIS XVI AUX DÉBUTS DU XIXe SIÈCLE

Si le Rouennais Jacques-Antoine-Marie Lemoine (1751-1824) est d’abord considéré comme un miniaturiste, avec notamment son célèbre Balcon du Louvre daté de 1787, si remarquable par le déséquilibre du store en partie levé [419] , le bel article en forme de catalogue que lui a

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419. Jacques-Antoine-Marie Lemoine Le Balcon, 1787 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 5065

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L’œuvre graphique d’Étienne-Charles Le Guay (1762-1846), essentiellement composé de gouaches célébrant certains événements historiques, mais aussi de nombreux portraits en miniature, présente quelques dessins évoquant des figures féminines et qui ont dû être exécutés peu avant la tourmente révolutionnaire ; reconnaissables à leur utilisation des trois crayons dans laquelle la sanguine prend une teinte particulièrement orangée, ils s’apparentent presque à des figures de modes, s’attardant à la description des robes et des chapeaux. On n’en relèvera ici que deux exemples, la Jeune femme assise, tournée vers la gauche de l’ancienne collection Paulme, passée en vente à Monaco en 1979 [422] et la Jeune femme debout, tournée vers la droite qui porte le cachet de l’ancienne collection d’Alfred Normand et qui offre l’avantage d’être signée ; les deux feuilles doivent dater du milieu du règne de Louis XVI.

422. Étienne-Charles Le Guay Jeune femme assise, tournée vers la gauche, vers 1780 Collection particulière

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LE PORTRAIT AU FÉMININ

La seconde moitié du siècle voit l’apparition, à quelques années de distance, de plusieurs importantes artistes de sexe féminin qui témoignent de la place nouvelle accordée aux femmes, et de la possiblité qui leur est ouverte de pratiquer plus aisément les métiers de dessinateur et de peintre. Mais c’est aussi par le pastel que va fréquemment s’exprimer le brelan de dames portraitistes auquel il nous faut consacrer quelques lignes. Première en date, Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) est surtout connue par ses effigies féminines, ainsi que par son second mariage avec le peintre François-André Vincent, une relation récemment étudiée

423. Adélaïde Labille-Guiard Portrait de François-André Vincent, 1782 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27037 423

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dans la monographie consacrée à cet artiste par Jean-Pierre Cuzin et publiée par Arthena en 2013. Le beau pastel qu’elle fit de celui qui n’était alors encore qu’un ami est conservé au Louvre et daté de 1782 [423] . Elle exécuta un autre pastel à sa propre effigie la même année, une œuvre toujours en mains privées. D’une grande qualité d’exécution, ces pastels font également preuve d’une certaine volonté d’introspection, mais sans trop d’audace. C’est plutôt un certain sens de la mise en scène que traduit le pastel qu’elle présenta au Salon de 1783, Portrait de Pajou sculptant un buste de Jean-Baptiste Lemoyne, aujourd’hui au Louvre, et qui constitua son morceau de réception à l’Académie où elle fut reçue en même temps que Mme Vigée-Lebrun. Beaucoup d’autres pastels sont consacrés à des aristocrates ou à des membres de la famille royale, et il en est quelques-uns qui ressortissent plutôt au genre de la tête d’expression, comme celui dit de L’Heureuse Surprise, en mains privées, daté de 1779, ou celui du poète JeanFrançois Ducis. Les dessins proprement dits sont extrêmement rares ; dans sa biographie de 1973, Anne-Marie Passez retient la Tête de jeune femme à la sanguine, qui se trouve au Fogg Art Museum à Cambridge, et dont une inscription en bas à gauche, « adélaïde 1780 », permet peut-être de garantir l’attribution. En 1999, Perrin Stein a proposé de reconnaître comme originale une grande feuille liée à l’une des plus célèbres peintures de l’artiste, son Autoportrait avec deux élèves daté de 1785 et conservé au Metropolitan Museum of Art : le dessin aux trois crayons et à l’estompe sur papier beige reprend à l’identique les bustes des deux jeunes élèves, Mademoiselle de Rosemond et Mlle Capet, qui apparaissent à droite de la toile, debout derrière leur professeur 39. La feuille est entrée dans le même musée quarante-cinq ans après le tableau, en 1998 ; mais on pourrait se sentir fondé à s’interroger sur son statut d’original ou non, tant le style est peu marqué et l’exécution doucereuse. En revanche, on connaît une autre effigie de Mademoiselle Capet par Labille-Guiard, mais d’une tout autre énergie ; il s’agit d’un

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4 UN REGARD AUTRE : LES DESSINS DE SCULPTEURS

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SCULPTER AU CRAYON

Lorsque l’on se souvient que Cochin considérait Bouchardon comme le « premier dessinateur de son siècle », on saisit immédiatement l’importance du dessin de sculpteur dans la période. Nous avons déjà évoqué, dans nos volumes précédents, l’importance de l’approche dessinée pour les sculpteurs, qu’il s’agisse d’imaginer une statue ou un monument, en jetant sur le papier une pensée plus ou moins confuse, sorte de gangue graphique d’où émergera l’œuvre en trois dimensions, de répéter sur ce même papier une œuvre tridimensionnelle déjà achevée, statue ou fontaine, tombeau ou bas-relief, et peut-être d’en préparer ainsi la diffusion par la gravure, ou tout simplement de s’enrichir l’esprit par la méthode de la copie à la sanguine ou à la pierre noire d’après les créations des grands prédécesseurs, conduites au stade définitif de leur achèvement.

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On a peu écrit de façon générale sur les dessins de sculpteurs français au XVIIIe siècle, mais quelques apports intéressants sont à trouver dans les deux volumes d’actes du colloque du Salon du dessin en 2008 et en 2009 1 consacrés à ce sujet particulier. La plupart des catalogues d’expositions sur les dessins de sculpteurs concernent quant à eux presque exclusivement les créations des XIXe et XXe siècles. Le sujet n’a passionné ni les Goncourt ni Mariette, en dehors bien évidemment de l’admiration forcenée que ce dernier portait à Bouchardon, un sentiment d’ailleurs réciproque, comme l’atteste entre autres l’intitulé du Titre pour le Traité des pierres gravées, une sanguine conservée au British Museum : Recueil de dessins faits par Edme Bouchardon dont il a fait présent à son ami Mariette. Dans sa contribution au colloque qu’il dirigeait en 2008 sur les dessins de sculpteurs, Guilhem Scherf cite bien peu d’ouvrages consacrés au sujet du dessin de sculpteur, mais il mentionne notamment un catalogue d’exposition au Drawing Center de New York vers 1985, ainsi qu’un volume collectif publié en 2004 par la Bibliothèque royale de Belgique, Sculpter au crayon. Dessins de sculpteurs du XVIIe siècle à nos jours. C’est dans la même communication que Scherf reprend pour la discuter la proposition de Maurice Sérullaz dans la préface du catalogue de l’exposition « Dessins de sculpteurs, de Pajou à Rodin » qui s’est tenue au Louvre en 1964, et qui distinguait comme moyens du sculpteur-dessinateur le dessin de contour sans modelé (on rappellera que le dessin de sculpteur a souvent été défini comme « une suite de contours infinis ») et celui qui s’attache au contraire à l’évocation du volume, de la rondeur et de la masse. En conclusion, l’auteur préférera d’ailleurs repérer le véritable dessin du sculpteur dans le bozzetto en argile plutôt que sur le papier… Toutefois, l’affect des sculpteurs français pour le dessin semble s’être singulièrement développé au cours de l’époque ici envisagée. On citera dans ce chapitre plus d’une vingtaine de praticiens, la plupart il est vrai actifs dans la seconde moitié du siècle, comme si le raidissement néoclassique favorisait l’esthétique du contour autant que celle du volume. C’est cependant au sujet d’un sculpteur qui disparaîtra dès 1762, mais dont l’art tend le plus souvent au renforcement des préceptes classiques, Edme Bouchardon, que l’on dispose d’un matériel graphique plus que considérable. Mais, avant lui, la chronologie impose de citer au moins Pierre II Legros, lui-même fils de sculpteur, qui se trouve à cheval sur deux époques, puisque né en 1666, il ne disparaîtra que sous la Régence, en 1719. L’artiste a surtout été actif dans la Rome baroque, qu’il a connue dès son séjour à l’Académie de France en 1690-1695, et n’a plus quittée ensuite, laissant sa trace par des œuvres frappantes au sein de certaines églises érigées dans l’esprit de la Contre-Réforme, comme La Foi terrassant l’Hérésie au Gesù, le Retable de saint Louis de Gonzague à Saint-Ignace ou le Saint Stanislas Kostka expirant du couvent de Saint-Andrédu-Quirinal qui joue sur des marbres de différentes couleurs. Mais la richesse d’invention de ce beau sculpteur, sa manière brillante et libérée d’animer les formes plastiques, ne se retrouvent guère dans les quelques dessins qu’on lui attribue : d’une part quelques académies masculines, dont deux très proches, l’une au musée Atger à Montpellier et l’autre au Louvre, provenant d’un achat du cabinet du Roi à la vente Mariette [431] et qui témoignent de son goût pour les poses compliquées ; d’autre part, quelques études en rapport avec des compositions sculptées : ainsi, au Louvre, le petit dessin provenant lui aussi de Mariette, tracé d’une plume pleine d’allant sur les deux faces d’une feuille, et préparant, avec beaucoup de variantes, le Saint Philippe Néri en gloire de la chapelle Antamori à l’église San Girolamo della Carità à Rome. Une sanguine conservée au Louvre depuis le don de Croÿ semble tracée d’après le motif sculpté ; il en existe une contre-épreuve au Nationalmuseum de Stockholm. C’est presque le même degré d’achèvement que l’on retrouve dans un autre achat royal à la vente Mariette, une étude achevée à la pierre noire et mise au carreau avec une échelle numérotée, en relation avec la Statue du cardinal Casanate exécutée par Legros entre 1706 et 1708 et aujourd’hui placée dans la Biblioteca Casanatense à Rome. Le montage Mariette comporte sous le cartouche une longue annotation en latin précisant l’emplacement primitif de la statue. On connaît de la main de Bouchardon une étude à la sanguine d’après cette sculpture, dessin un temps attribué par erreur à Natoire, conservé au musée Magnin à Dijon et dont la contre-épreuve se trouve au folio 64 de l’album de Bouchardon du Nationalmuseum de Stockholm. Chennevières posséda de Legros un dessin en relation avec L’Apothéose de saint Louis de Gonzague dans l’église Saint-Ignace à Rome, qu’il cite prudemment comme « dessin de son bas-relief 2 », sans trop s’engager sur la nature d’original de cette feuille à la pierre noire relevée de blanc sur papier bleu qui provient du marquis de Lagoy et est aujourd’hui conservée au musée des Arts décoratifs de Paris, offerte par Gaston Brière en 1909 [432] . On constatera bien quelques différences dans les visages du saint et des anges, mais elles pourraient tout autant être le fait d’un copiste peu appliqué que celles du sculpteur.

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431. Pierre II Legros Académie masculine, vers 1688 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30494 432. Pierre II Legros L’Apothéose de saint Louis de Gonzague, vers 1710 ? Paris, musée des Arts décoratifs, CD 272

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LA GLOIRE DE BOUCHARDON

Ce langage baroque sera la plupart du temps abandonné par Edme Bouchardon (1698-1762) ; Chennevières, qui avait réuni de lui pas moins d’une vingtaine de feuilles, avance dans L’Artiste d’août 1897 l’idée que « de ceux, en effet, qui, sans y songer, semble-t-il, protestèrent le plus efficacement contre l’amollissement de l’école de Boucher, le premier en date n’aurait-il pas été Bouchardon par la conscience et le serré de ses copies de pierres fines et de médailles antiques, plus encore que par une interprétation plus sévère des formes nécessaires à la statuaire qu’il a pu étudier et comprendre dans les palais de Rome, où ni Hamilton, ni Lessing, ni Heine, ni Winckelmann, ni Raphaël Mengs n’ont encore promené leurs subtiles analyses de l’art grec et romain et de la beauté idéale 3 ? ». Quant à Mariette, s’il décèle dans la sculpture de Bouchardon une « noble simplicité » qui lui rappelle le « célèbre François Flamand 4 », c’est-à-dire François Duquesnoy, il admire aussi ses dessins, dont il possédait une vaste série de plus de sept cents feuilles, récemment reconstituée par Pierre Rosenberg et Laure Barthélemy-Labeeuw : « Ses dessins ne lui font guère moins d’honneur que ses sculptures ; c’était là que brillait son beau génie ; aussi avait-il presque toujours le crayon à la main. […] Lorsqu’après sa mort, on a vendu publiquement les dessins qu’il lui restait, car pendant sa vie il les avait presque tous distribués à ses amis, et surtout à moi qui en ai le plus grand nombre, ses dessins, dis-je, ont été achetés au poids de l’or 5. » Le cabinet du Roi en acquit un bel ensemble à la vente Mariette, mais c’est surtout par un large don des collatéraux de l’artiste, en 1808, qu’est entré au Louvre un groupe extraordinaire, ce qui fait que non seulement l’activité graphique du sculpteur est mieux représentée dans ce musée que partout ailleurs, par près de mille pièces, qui ont été rapidement collationnées par Jean Guiffrey et Pierre Marcel dans leurs deux premiers volumes consacrés à l’école française 6, mais aussi que la production graphique conservée de Bouchardon (il faut ajouter à la série du Louvre de petits ensembles qu’abritent l’Ensba et le musée Carnavalet à Paris, les cabinets de Chaumont-en-Bassigny, Montpellier [musées Atger et Fabre], Besançon, Orléans et Dijon, ainsi que ceux de l’Albertina, du Metropolitan Museum of Art, du British Museum et de plusieurs musées d’Allemagne) fait de lui le dessinateur français le plus fécond du siècle, si l’on excepte François Boucher. Des autoportraits dessinés de Bouchardon, les deux plus significatifs diffèrent grandement ; on trouve le premier tracé à la sanguine sur une des pages du Vade mecum, l’un des deux volumes contenant essentiellement des copies levées à Rome d’après l’antique et les maîtres, essentiellement des sculpteurs, et qui ont appartenu à Mariette, puis aux ducs de Sutherland, avant d’être acquis par John Pierpont Morgan en 1907. La sanguine montre l’artiste encore jeune, la tête dans les mains, les doigts fermement appuyés sur les yeux, dans une posture rare et qui, évidemment, exclut que le dessin ait été exécuté devant un miroir ; peut-être s’agit-il de la reprise par Bouchardon d’une étude d’abord tracée par une autre main ? Quant au second Autoportrait, cette fois de profil, il nous dévoile un artiste plus âgé, au physique pesant et empâté, à la bouche sensuelle ; cette sanguine, entrée au Louvre par un don du peintre Le Barbier l’Aîné en 1801, est généralement datée par les spécialistes vers 1745 [433] . La contreépreuve de ce dessin, si remarquable entre autres par l’utilisation à l’arrière-plan d’un jeu serré de hachures parallèles qui encadrent le profil, se trouve au Hessisches Landesmuseum de Darmstadt. La contre-épreuve d’un autre Autoportrait est également conservée au Louvre, et l’artiste y apparaît cette fois coiffé d’un tricorne. C’est donc là le visage de celui que Cochin célébrait comme « le meilleur dessinateur de son siècle », ajoutant qu’on lui devait « d’avoir ramené le goût simple et noble de l’antique ».

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De même, un Louis Petit de Bachaumont estimait-il que « ses dessins sont de la plus grande beauté ». Sans doute, la manière particulière de dessiner de Bouchardon, capable de mener un trait sinueux sans discontinuité, était-elle pour beaucoup dans le sentiment de pureté classique qu’elle suggérait ; c’est ce que laisse entendre Caylus dans sa Vie de Bouchardon lue à l’Académie en 1762 : « souvent, sans avoir besoin de reprendre ou d’effacer, il dessinait avec tant de sûreté que le trait d’une figure entière partait sans interruption depuis le col jusqu’au talon ». De son côté, Goncourt ne rencontra qu’un seul dessin de Bouchardon, Le Vent d’Orient, une sanguine partie d’une série de quatre, aujourd’hui conservée au Metropolitan Museum of Art de New York [434] ; la feuille fut offerte aux deux frères par le fils de leur ami Paul Gavarni, et permit à Edmond, dans La Maison d’un artiste, d’évoquer à la fois le caractère des dessins de Bouchardon, l’incroyable désamour qu’ils subirent au début du XIXe siècle, et les circonstances de l’achat de cette feuille par Gavarni : « Le dessinateur que les monteurs du temps appelaient Apeliotès [le terme signifie en fait “vent d’Est” et pourrait se rapporter au sujet du dessin davantage qu’à l’artiste…] dans le cartouche de leur encadrement ; le dessinateur dont de simples contre-épreuves dépassaient 700 livres à la vente Mariette ; le dessinateur à la filée savante du contour, à l’éphébisme de la ligne dans le nu académique, à la carrure puissante du trait dans l’habillé des Cris de Paris ; oui, celui-là si haut placé par le XVIIIe siècle, et si digne d’estime à toutes les époques, aurait-on pu penser qu’il tomberait si bas que le dessin de ma collection – et un dessin de cette même vente Mariette – serait acheté 2 sous par Gavarni dans sa jeunesse, étalé où ? sur le boulevard du Temple, dans la boue 7 ! » On ajoutera qu’à l’époque de la vente Goncourt (1897) les dessins de Bouchardon ne déclenchaient pas encore un fol enthousiasme, puisque Le Vent d’Orient fut alors adjugé 90 francs à un M. Cotteret… On le voit, l’œuvre graphique de Bouchardon a fait l’objet de tant de commentaires, et se présente en nombre si vaste, qu’il existe forcément plusieurs façons de l’appréhender ; jusqu’ici, c’est plutôt par sujets, comme ceux concernant les dessins de jetons et médailles (deux importants articles de Winslow Ames dans le numéro 4 de Master Drawings en 1975 et d’Édouard Kopp dans le numéro 2 de la même revue en 2009), ou les fontaines (un autre article de Kopp dans les actes du colloque du Salon du dessin en 2008), par lieux de conservation (quelques éléments du fonds du Louvre dans l’exposition parisienne de 1973 consacrée en partie à la Statue équestre de Louis XV ; un groupe de feuilles à Mayence, publié dans le BSHAF en 1968 par Gerold Weber),

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433. Edme Bouchardon Autoportrait, vers 1745 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 23847 434. Edme Bouchardon Le Vent d’Orient, vers 1745 New York, The Metropolitan Museum of Art, 1981.15.2

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LA RICHESSE GRAPHIQUE D’AUGUSTIN PAJOU

L’abondant et spectaculaire œuvre graphique d’Augustin Pajou (1730-1809), dont Lavallée a célébré le « goût très vif des grands contrastes lumineux 21 », a été préservé essentiellement en albums (deux recueils à l’Ensba, légués en 1925 par Jean Masson), mais aussi en feuilles, conservées pour partie à l’University Art Museum de Princeton, ainsi que dans de nombreuses autres collections publiques et privées. Un autre ensemble de croquis provenant d’un album datant du séjour italien a d’ailleurs été révélé par la galerie Cailleux en 1995. Une grande partie de l’œuvre graphique peut en effet être située pendant le séjour romain de l’artiste, qui s’étend de 1752 à 1756, après que Pajou a reçu l’enseignement de Jean-Baptiste II Lemoyne, couronné par le grand prix de 1748 à dix-huit ans et son admission consécutive dans la première promotion de l’École royale des élèves protégés où il approfondit sa culture classique de 1749 à 1751. En plus de la grande exposition monographique de 1997-1998, les deux auteurs du catalogue, James David Draper et Guilhem Scherf, ont consacré, toujours en 1997, une étude particulière aux dessins de ce séjour italien, qui se présente sous forme de catalogue, et a été publiée dans les AAF. Beaucoup ont été tracés pour eux-mêmes, mais il en est d’autres qui correspondent au souhait de Marigny, qui, dans sa correspondance avec le directeur Natoire, désirait recevoir des dessins des sculpteurs pensionnaires comme témoignages de leurs avancées. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marigny accorda finalement à Pajou une prolongation de séjour à Rome, écrivant à Natoire en septembre 1755 : « Je suis très satisfait de ses dessins ; j’y trouve de l’exactitude et de la correction. » Le dessin réapparu en vente à Fontainebleau en 1997, La Famille du satyre, à la plume et au lavis de bistre et de sanguine, correspond peut-être à la description d’un des dessins que Marigny juge « touch[é] avec beaucoup de goût et de caractère ». L’influence de l’un des condisciples de Pajou à Rome, le prolifique Louis-Félix de La Rue, y apparaît assez évidente. Le pendant pourrait être constitué par L’Enfance de Bacchus, de même facture complexe, à la tonalité rougeâtre, datée de « 1754 » et aujourd’hui conservée à l’University of California Museum de Los Angeles [478] , une autre version se trouvant dans la collection Bonna. Mais les dessins d’albums, qui ne sont quant à eux pas destinés à être envoyés à Paris, font preuve de davantage d’originalité, s’ils sont souvent plus modestes ; Pajou y emploie des techniques variées, privilégiant cependant la pierre noire, la plume, l’encre brune et le lavis gris ou brun bien davantage que la sanguine. Il est visible que les deux recueils de l’Ensba, qui comportent plusieurs dessins par page, ont été composés à partir de feuillets de carnets que l’artiste devait emporter sur le motif et qui ont ensuite été dépecés ; la réunion des petites pages de carnets sur les folios n’obéit pas toujours à une logique, et bien souvent des copies d’après des œuvres baroques se trouvent juxtaposées à des interprétations d’antiques, qu’il s’agisse de statues, ou encore d’intailles et de camées dont l’artiste était friand. Si plusieurs feuilles témoignent d’une certaine sécheresse, il en est d’autres où l’on voit Pajou interpréter l’antique avec une rapidité elliptique assez étonnante, comme lorsqu’il évoque à la plume et au lavis une Cybèle assise ; mais bien plus étonnante encore apparaîtra sa capacité à dramatiser l’art romain dans l’Angle d’un sarcophage, d’après un marbre aujourd’hui au Museo Nazionale Romano, une feuille à la plume et au lavis d’une collection privée [479] . De même, dans les études d’après les maîtres, on pourra opposer l’approche relativement sèche, à la pierre noire, du Crucifiement de saint André de Guglielmo Cortese à Saint-André-du-Quirinal, au traitement majestueux et lyrique, à la plume et au lavis, d’après le Saint Augustin du Bernin, une des figures de la Chaire de saint Pierre au Vatican, une feuille en mains privées où l’usage du lavis s’affirme avec une particulière autorité. Certains grands anciens sont abordés avec respect dans le premier des deux recueils de l’Ensba, qui rassemble de scrupuleuses études d’après Raphaël, tandis que le second

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contient beaucoup de copies exécutées sur calque. À Princeton, le fonds est surtout constitué de copies d’après des statues romaines, comme le Tombeau d’Urbain VIII du Bernin au Vatican ou celui du Cardinal Pimentel à Santa Maria sopra Minerva. Dans d’autres registres, on discernera facilement l’influence sur Pajou d’autres dessinateurs présents à Rome, comme le paysagiste anglais William Chambers ou les Français Louis-Félix de La Rue, Charles-François de La Traverse, Doyen, et principalement celle d’Hubert Robert dans l’approche du croquis pris sur place, dont on retrouve l’esprit aussi bien dans le Feu d’artifice sur la place du Capitole de l’Ensba [480] que dans Les Premiers Pas, un charmant croquis en mains privées. Sensible au pittoresque romain, l’écriture de Pajou s’assouplit de même dans un dessin du Metropolitan Museum of Art de New York qui évoque une pratique religieuse spécifique à la Semaine sainte, Le Cardinal grand pénitencier, que l’on voit dispenser les absolutions en touchant d’une baguette les têtes des pénitents ! Acquis en 1996, le dessin se situerait aisément, par sa manière comme par sa facture, entre Pier Francesco Mola et François-Marius Granet [481] ! Au demeurant, ces centaines d’études italiennes formeront une sorte de recueil de formes et d’idées dans lequel l’artiste pourra puiser ultérieurement, tout comme un David le fera plus tard dans ses deux gros « albums romains ».

478. Augustin Pajou L’Enfance de Bacchus, 1754 Los Angeles, University of California Museum, Grunwald Center for the Graphic Arts, 1958.4.1 479. Augustin Pajou Étude d’après l’angle d’un sarcophage de la collection Ludovisi, vers 1754 Collection particulière 480. Augustin Pajou Feu d’artifice sur la place du Capitole, vers 1754 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, album Pajou, I, 44 481. Augustin Pajou Le Cardinal grand pénitencier, vers 1755 New York, The Metropolitan Museum of Art, 1996.24

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USAGE DU DESSIN CHEZ LES SCULPTEURS NÉOCLASSIQUES

Si Laurent Guiard (1723-1788), élève de Bouchardon, a pu laisser des dessins de tombeaux, ceux-ci ne sont plus connus que par les gravures correspondantes de Thierry, réunies dans un Cayer de tombeaux paru en 1775 et révélé par Guilhem Scherf en 2008 lors du colloque du Salon du dessin. En revanche, on recense plusieurs dessins de Pierre-Adrien Gois (17311823), élève de Slodtz et sculpteur du Roi, qui partagea avec Pajou la commande des Grands hommes. Mais ce qui est intéressant, c’est que la plupart de ces feuilles ne présentent pas de rapport avec l’art de la sculpture. Il s’agit généralement de dessins d’invention, tels ceux que Diderot jugea « sublimes ; tout à fait dans le goût des plus grands maîtres » dans son Salon de 1767 – le premier où ait exposé Gois –, reconnaissant que « cet artiste a de l’idée 28 ». Gois eut d’ailleurs pour habitude de graver ses compositions à l’eau-forte. Mais on connaît des dessins de composition antérieurs à cette date, puisqu’une Offrande au faune située et datée de « Rome 1762 », exécutée aux trois crayons pendant son séjour au palais Mancini, est réapparue en vente publique à Paris le 7 mars 1972. Elle présente déjà le caractère assez pesant et saturé des compositions de Gois, qui regorgent en général de personnages, et qui ont été regroupées par Scherf dans les actes du colloque consacré à Pajou en 1997, publiés en 1999. On note la même volonté d’occupation de l’espace dans les deux dessins datés de 1767 et conservés au musée Magnin à Dijon, La Délivrance de saint Pierre [498] et Le Sacrifice d’Iphigénie, deux des feuilles les plus souvent citées de l’artiste, des compositions en hauteur où les figures sont tracées d’une fine plume que rehaussent d’importants accents de lavis brun. La même technique est utilisée dans un dessin de l’ancienne collection Chennevières, Scène de sacrifice, dans Le Zèle de Mattathias, réapparu à Londres chez Heim en 1975, l’Agar et l’ange de l’Art Institute de Chicago (1780), ou encore dans le Pygmalion et Galathée, daté de 1781, du musée des Beaux-Arts d’Orléans [499] , tandis que d’autres compositions relevées de gouache ou d’aquarelle paraîtront plus pesantes, comme Hannibal devant le sénat de Carthage, qu’abrite le Metropolitan Museum of Art de New York, ou L’Adoration des bergers exposée au Salon de 1783 et aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Tours. C’est d’ailleurs à Tours que l’on trouve les dessins les plus étonnants de l’artiste vieillissant, deux Autoportraits, dont le premier le montre entouré de figures pittoresques [500] , une feuille d’une forte présence (volontairement annotée « en me voyant vous vous voyez », sorte de méditation sur l’inéluctable vieillissement) et qui s’impose autant par le vérisme du sujet et l’acidité du trait que par l’usage en arrière-plan d’un lavis épais destiné à faire rejaillir certains visages ; au verso du papier de doublage de cette page impressionnante apparaissait une esquisse liée au projet de rénovation de la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf à Paris, qui semble avoir beaucoup intéressé Gois en 1780, puisqu’on lui attribue plusieurs projets de transformation de ce monument équestre, conservés au musée Carnavalet ; mais le dessin du « recto » est certainement postérieur, proche en date du second Autoportrait de Tours, sans doute identifiable avec celui exposé au Salon de 1804, une feuille à la plume et au lavis d’un réalisme agressif, où l’artiste se représente précisément en train de dessiner [501] , une image qui tient à la fois de Jean-Jacques de Boissieu et de Goya. Dans le même esprit, Tours conserve encore une feuille composite juxtaposant à la plume et au lavis Dix études de visages, qui relèvent quelque peu de l’esthétique fragonardesque. De ce dessinateur au style assez large mais parfois touffu subsistent quand même de rares projets liés à des sculptures ; outre ceux concernant la statue d’Henri IV, on doit citer les deux grandes feuilles à la plume et au lavis de la BNF, Projets de monuments commémorant

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498. Pierre-Adrien Gois La Délivrance de saint Pierre, 1767 Dijon, musée Magnin, 1938 DF 444 499. Pierre-Adrien Gois Pygmalion et Galathée, 1781 Orléans, musée des Beaux-Arts, 757

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l’invention des aérostats, ou célébrant les frères Montgolfier, datés de 1784, étudiant les deux faces d’une même sculpture impossible à réaliser, puisqu’elle fait reposer une montgolfière à l’enveloppe rayée sur tout un groupe de figures sculptées, et qu’une Renommée est figurée volant au-dessus de la sphère ! Mais le projet n’est pas sans charme dans son évident irréalisme. En opposition avec ceux de son quasi-contemporain Gois, les dessins du Chalonnais Guillaume Boichot (1735-1814) apparaîtront plus fréquemment en relation avec des sculptures déterminées. Élève de Simon Challe, que nous évoquerons infra avec les piranésiens français, Boichot se montre très actif en Bourgogne ; il est agréé à l’Académie royale dans les derniers temps de celle-ci, en 1788, et travaille au Panthéon durant l’époque révolutionnaire ; c’est un autre Bourguignon, Vivant Denon, qui lui fournira des commandes sous l’Empire. C’est d’ailleurs au musée Denon (qui lui a consacré une petite exposition en 1995-1996) que l’on trouve le plus considérable ensemble de dessins de Boichot, plus d’une vingtaine de feuilles, la plupart typiques de cette composition en frise qui lui est habituelle, et qui attestent son glissement rapide du baroque finissant aux rigueurs néoclassiques. Boichot emploie généralement la pierre noire dans ses premières esquisses, d’un style un peu relâché et hésitant ; ses dessins plus poussés, ou mis au net, seront plutôt exécutés à la plume et au lavis, avec souvent d’abondants rehauts de gouache blanche. C’est bien visible, par exemple, dans deux des recherches pour un bas-relief qui ne fut, semble-t-il, jamais exécuté, Louis XVI affranchissant les serfs, que l’on date de 1789, la première pensée se trouvant en mains privées, et le dessin abouti au musée Denon ; la composition finale apparaît d’une iconographie surprenante, mélangeant des costumes de l’époque, d’autres du début du XVIIe siècle et des figures vêtues à la romaine. Dans d’autres dessins, on ne pourra s’empêcher d’évoquer l’influence de la seconde école de Fontainebleau, comme dans la Réunion de divinités champêtres du musée Denon, aux figures étirées en hauteur comme souvent chez Boichot. Le principe de la composition en bas relief, sensible dans une feuille à la plume du Metropolitan Museum of Art de New York, Méléagre présente à Atalante la hure du sanglier de Calydon [502] , prendra des allures systématiques au début du nouveau siècle, dans des feuilles à sujets de l’époque destinées à préparer les sculptures décorant le péristyle du Corps législatif à Paris (actuel Palais-Bourbon), comme L’Entrevue de Tilsitt (25 juin 1807), vers 1809-1810, conservée au musée Denon, ou, vers la même date, Napoléon devant la tombe de Frédéric le Grand, un dessin du fonds de la bibliothèque Thiers à Paris. Le corpus graphique de Boichot, au style aisément reconnaissable en général, comporte aussi quelques feuilles d’esprit différent, comme l’amusante Tentation de saint Antoine du musée Denon, ou, toujours dans le même musée, le Projet d’arc de triomphe daté de l’année de la mort de l’artiste [503] , d’un néoclassicisme totalement assumé et que l’on ne pourra s’empêcher de rapprocher de l’actuel arc de triomphe du Carrousel.

500. Pierre-Adrien Gois Autoportrait entouré de personnages, vers 1800 Tours, musée des Beaux-Arts, 1986-1-2 501. Pierre-Adrien Gois Autoportrait dessinant, vers 1800 Tours, musée des Beaux-Arts, 1959-3-1 502. Guillaume Boichot Méléagre présente à Atalante la hure du sanglier de Calydon, vers 1795-1800 New York, The Metropolitan Museum of Art, 1993.12.1 503. Guillaume Boichot Projet d’arc de triomphe, 1814 Chalon-sur-Saône, musée Denon, D 5

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5 PAYSAGISTES ET VOYAGEURS, PARISIENS, PROVINCIAUX ET EXPATRIÉS, ANIMALIERS ET BATAILLISTES : UNE REPRÉSENTATION GRAPHIQUE DU MONDE TEL QU’IL FUT

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LE PAYSAGE MARITIME : MANGLARD ET VERNET

On se souviendra de l’importance qu’avait revêtue au siècle précédent le paysage maritime, vues de ports ou représentations de vaisseaux en mer, avec des artistes aussi différents que Claude ou Puget. La perpétuité de ce sous-genre s’affirme avec Adrien Manglard (1695-1760) comme avec son brillant élève et continuateur Joseph Vernet. Formé par un Hollandais (Adriaen Van der Cabel), Manglard travaillera surtout en Italie, mais il demeure important en ce qu’il constitue le lien entre des marinistes du siècle précédent, comme Filippo Napoletano ou Tempesta, et le premier des Vernet. Mariette, qui posséda de sa main sept marines de différentes techniques aujourd’hui au Louvre, dont L’Entrée d’un port à la pierre noire ou Le Débarquement sur une grève à la sanguine [539] , reconnaît qu’il avait « trouvé de quoi glaner » dans la vente posthume de l’artiste en 1762 : « Il avait fait un grand amas de dessins, où tout entrait, le bon comme le mauvais 4 ». Outre de nombreuses vues de bateaux au mouillage et de scènes de débarquement, souvent imitant la manière de Claude, et d’un graphisme qui rappelle parfois Dughet, c’est plutôt par des images de tempête que Manglard affirme son originalité, poursuivant là un genre qui ne fera que s’accentuer chez les paysagistes ultérieurs, à la recherche du tempêtueux et donc du sublime. En témoignent par exemple le beau lavis rehaussé de blanc acquis en 1987 par la Fondation Custodia, Vaisseau pris dans une tempête, ou La Tempête du musée Atger à Montpellier, dont les effets lumineux dus à l’emploi de la gouache blanche sur un papier gris-vert sont particulièrement réussis [540] . C’est le même recours à des rehauts colorés qui viennent animer la scène que l’on retrouve dans le Navire halé à quai lors d’une tempête conservé au musée des Beaux-Arts de Grenoble. Bien d’autres musées possèdent des ensembles assez variés de l’artiste, avec parfois de simples études de figures en action, comme à la National Gallery of Canada à Ottawa ; les principaux groupes se partagent entre l’Ensba, le musée des Arts décoratifs de Paris, le fonds Petithory au musée Bonnat-Helleu à Bayonne ou celui de la bibliothèque municipale de Lyon.

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539. Adrien Manglard Le Débarquement sur une grève, vers 1750 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30875 540. Adrien Manglard La Tempête, vers 1750 Montpellier, musée Atger, MA 359 541. François-André Vincent Vue du temple de Vesta à Tivoli, 1773 ? New York, collection particulière

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Joseph Vernet (1714-1789) fut le seul à reconnaître sa dette envers Manglard. Le magnifique peintre de la série des Ports de France, dont on connaît les traits entre autres par un petit dessin de Charles-Nicolas Cochin daté de 1779 et passé en vente en 1993, mais aussi par un « masque » de Delatour conservé à Saint-Quentin, n’a guère retenu l’attention en tant que dessinateur, bien qu’à sa vente posthume de 1790 aient figuré plus de sept cents feuilles de sa main. Celles qui préparent les arrière-plans des Ports de France constituent une série à part, qui fut offerte en 1839 par son petit-fils, le peintre Horace Vernet, au musée Calvet en Avignon, mais, trop longtemps exposées, elles sont aujourd’hui fortement insolées et peu lisibles. On trouve également au musée des Beaux-Arts de Rouen une Vue panoramique dite du Port d’Antibes, à la plume et au lavis, un dessin d’ailleurs redoublé dans le fonds du Nationalmuseum de Stockholm, mais sans rapport avec la peinture de même titre du musée du Louvre, qui a déposé une partie de la célèbre suite peinte au musée de la Marine. Fils d’un peintre décorateur, Vernet a donc commencé par travailler à Rome au côté de Manglard, à travers qui il reçoit l’influence de Salvator Rosa et de Claude, et fréquentant aussi Michel-Ange Challe ; gravissant les dignités académiques, il est nommé « peintre des marines du Roi », qui le charge de la fameuse série portuaire, dont il exécutera entre 1753 et 1765 quinze grandes toiles sur les vingt projetées, certaines représentant plusieurs vues de la même cité maritime. De la longue période italienne de Vernet (1734-1753), les témoignages graphiques demeurent fort nombreux, dont tout un groupe de cinquante-six feuilles provenant d’un album factice compilé à Vienne au XIXe siècle et passé en vente à Versailles le 13 mars 1966, en partie sous le nom d’Hubert Robert. Si beaucoup de dessins qui lui sont attribués par ailleurs, et reprennent pour la plupart le thème des figures de pêcheurs ou de jeunes femmes dans des paysages maritimes, souvent juchés sur des promontoires rocheux, demeurent sujets à caution, il n’en a longtemps pas été de même des belles vues de sites spécifiques, tracées soit à la pierre noire ou rouge, soit à la plume et au lavis. Parmi les premières, dont la facture annonce avec quelques décennies d’avance celles d’un Robert, d’un Fragonard ou de leurs émules, on trouvait toute une série de feuilles consacrées au fameux temple de Vesta à Tivoli, lieu pittoresque s’il en fut. Outre deux études au lavis gris conservées à l’Ensba et à la Fondation Custodia, on pensait connaître d’autres représentations du lieu, prises de divers points de vue : d’abord à la pierre noire, vendue à Paris en 2005 après que la feuille avait été cataloguée par Ananoff comme de Fragonard, et ensuite longtemps considérée comme de Vernet, mais qui est maintenant rendue à Vincent, toujours en mains privées à New York [541] ; ensuite, à la sanguine, deux feuilles récemment passées en vente. On pouvait y ajouter la sanguine d’une grande liberté évoquant La Solfatara apousole (sic), dans le marché de l’art en 1996, ou celle montrant L’Entrée de la grotte du Pausilippe, aux personnages très schématiques ; mais ces deux derniers dessins ont été récemment rendus par Nicolas Lesur dans un article du BSHAF en 2007 (2008) à un Allemand élève de Pierre, Friedrich Reclam, dont nous reparlerons.

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DEUX MAÎTRES DU PAYSAGE COLORÉ : HOÜEL ET MOREAU L’AÎNÉ

Peu d’années séparent deux aquarellistes fameux, qui dominèrent en partie le dessin de paysage de leur temps, au moins par l’usage qu’ils firent de la couleur, Jean-Pierre-Louis-Laurent Hoüel (1735-1813) étant né quatre ans avant l’aîné des Moreau (1740-1806). Les nombreuses publications de Madeleine Pinault-Sorensen ont largement contribué à rajeunir l’image de Hoüel, longtemps connu seulement par le vieil ouvrage de Maurice Vloberg. Les traits de l’artiste nous ont été transmis par plusieurs sources, dont le portrait peint que Vincent a fait de lui à Rome en 1772, conservé au musée des Beaux-Arts de Rouen, sa ville natale. D’abord élève de Jean-Baptiste Descamps (voir infra) à l’école des beaux-arts de Rouen, il continue de se former à Paris à partir de 1755 chez le graveur Le Bas, produisant nombre d’estampes d’après des maîtres de l’époque comme Boucher ou Carmontelle, mais aussi d’après ses propres paysages. Après un passage vers 1764 chez le batailliste François-Joseph Casanova (voir infra), que rappelle un dessin représentant un Groupe de bandits se distribuant le butin au graphite relevé de lavis brun, provenant de Chennevières et qu’abrite le musée des Beaux-Arts de Rouen, œuvre assez atypique pour lui et dont la date de « 1782 » rapportée en bas est sans doute inventée, le jeune artiste se lie avec l’amateur Blondel d’Azaincourt, grand collectionneur, essentiellement de peinture nordique, ce qui renforcera sans doute encore chez lui l’attrait pour le paysage. En 1769, il peint quatre dessus-de-porte montrant des vues du domaine pour le château du duc de Choiseul à Chanteloup, aujourd’hui exposés au musée des Beaux-Arts de Tours, et qui comptent parmi ses rares peintures conservées. On y perçoit déjà la maîtrise de la perspective comme de l’ambiance atmosphérique, ce don de restituer simultanément particularité de la lumière et transparence de l’air, qui vont rendre si reconnaissables ses futures aquarelles légèrement gouachées. Puis Hoüel réussit à obtenir par faveur de Marigny, avec l’aide de Choiseul et de Cochin, un brevet de pensionnaire, et part donc pour Rome en compagnie du chevalier d’Havrincourt la même année 1769, sans avoir suivi le cursus académique normal. Ce premier séjour, qui s’étend de 1769 à 1772, va mener Hoüel de Rome à Naples, puis jusqu’à Malte et en Sicile. Il est entre autres documenté par un Journal de voyage publié par Vloberg et dont les premières notations, alors que l’artiste n’a pas encore franchi les Alpes, nous font comprendre à quel point son regard est celui d’un remarquable paysagiste, aussi sensible aux nuances que le seront les impressionnistes un siècle plus tard : « Quant aux vues, il y a après Mâcon, dans les lointains, les plus belles montagnes, les plus agréables à peindre ; lorsque le temps est chargé de nuages, il forme les plus heureux effets par des ombres portées que leur extrême hauteur reçoit et [qui] se confondent dans les nuages et empêchent presque dans certains instants de les distinguer d’avec les nuages. » l’un des premiers exemples documentés du voyage demeure sans doute le Moulin à eau du musée Magnin à Dijon, dessiné au lavis rehaussé de gouache et d’aquarelle à Châtillon : « J’ai dessiné un moulin à l’eau qui est le moulin par excellence, je ne crois pas qu’il existe rien de comparable pour le pittoresque et le merveilleux de ce genre avant cela. » Au sens de la pureté de l’air se joint ici celui d’une composition parfaitement ordonnée, mais qui revêt néanmoins toutes les apparences du naturel. Sur sa route, Hoüel exécute aussi de simples dessins à la pierre noire ou encore à la pointe du pinceau, comme La Croix dans la montagne, en mains privées, mais qui ne concurrencent en rien son œuvre bien plus originale de coloriste. Le Portrait de Voltaire qu’il trace lors de son passage à Ferney, aujourd’hui dans la collection de la Fondation Custodia, ne témoigne guère non plus de ses talents de portraitiste.

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C’est dans la lumière italienne que Hoüel se montre à son meilleur, perfectionnant une technique qui consiste à mélanger gouache et aquarelle, afin de rendre la première plus légère tout en renforçant la seconde. La Vue du Colisée, acquise par la Fondation Custodia en 1999, fournit un parfait exemple de ces pages ambitieuses où certaines parties sont traitées avec la plus grande transparence, tandis que d’autres, comme les motifs végétaux en bas de la composition, sont volontairement opacifiées par l’apport de la gouache [557] . On admirera également l’angle selon lequel l’artiste choisit d’appréhender le monument, d’une modernité étonnante dans sa volonté de faire saillir l’arête architecturale de la ruine au détriment d’une représentation plus habituelle du célèbre édifice. Le jeu des points de vue intéressera d’ailleurs toujours Hoüel, qui aime à se déplacer autour du même motif. Ainsi, lorsqu’il se promène dans le parc de Tivoli et découvre La Fontaine de l’Orgue, il compose trois vues différentes du même motif : dans la première, passée en vente à Paris en mars 2000, il semble qu’il ait encore du mal à caler spatialement sa composition, qui paraît un peu déséquilibrée ; les deux autres vues s’avèrent beaucoup plus impressionnantes, généreusement renforcées d’aquarelle et de gouache ; l’une, conçue en hauteur, est conservée à la Fondation Custodia, et son pittoresque est renforcé par l’affirmation d’une entrée de bosquet au premier plan à droite [558] ; l’autre, en mains privées, prise davantage de côté, inclut le motif dans un paysage bien plus large, classiquement ordonné et animé par une surprenante confrontation entre cyprès et pins parasols [559] .

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557. Jean-Pierre-Louis-Laurent Hoüel Vue du Colisée, vers 1769 Paris, Fondation Custodia, 1999-T-1 558. Jean-Pierre-Louis-Laurent Hoüel Vue de la fontaine de l’Orgue à Tivoli, vers 1770 Paris, Fondation Custodia, 1972-T-51 559. Jean-Pierre-Louis-Laurent Hoüel Vue de la fontaine de l’Orgue à Tivoli, vers 1770 Paris, collection particulière

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À TRAVERS L’EUROPE : DESSINATEURS EXPATRIÉS

Au chapitre 13 de la recension dans L’Artiste de sa propre collection de dessins, consacré aux artistes français actifs à l’étranger, Chennevières considère que, même si « notre patrie a trop oublié les noms » de beaucoup d’entre eux, ils surent partout « annoncer, démontrer et établir la supériorité de notre école 22 ». On aurait pu certes classer autrement les quelques dessinateurs dont il va être ici question, mais, bien que pour certains d’entre eux le séjour à l’étranger n’ait constitué qu’un élément de leur biographie, il est assuré qu’il s’agit là pour chacun du moment le plus caractéristique de leur création : ainsi chacun de leurs patronymes est-il immédiatement associé, dans l’esprit des connaisseurs, à l’un des pays qui entourent la France. De façon plus générale, on connaît bien l’importance au XVIIIe siècle de l’expansion de notre art national au dehors des frontières, surtout depuis la publication entre 1924 et 1933 des quatre volumes de Louis Réau 23, qui faisaient suite à l’ouvrage plus ancien (1852) de Louis Dussieux, Histoire des artistes français à l’étranger. La descendance de Louis XIV régnant sur l’Espagne depuis 1700, il était évident que la cour de Madrid allait attirer des artistes français. Fils de René-Antoine Houasse, que nous avons évoqué dans notre volume sur le XVIIe siècle, et qui fut fortement marqué par la férule de Le Brun, Michel-Ange Houasse (1680-1730) devint rapidement Premier Peintre du Roi Philippe V 613

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dont il décora les palais. L’un de ses tableaux les plus réussis, le Jardin des moines à l’Escorial, qui se trouve au palais de la Moncloa, présente des personnages de l’époque, et Houasse a étudié de telles figures dans un groupe de dessins à la pierre noire souvent relevée de craie blanche, conservé à la Biblioteca Nacional de Madrid. Ce sont de semblables personnages qu’il va réutiliser dans ses nombreuses scènes de genre, sortes de bambochades, de danses d’enfants ou de fêtes galantes ; ainsi Le Saute-Mouton ou encore des études de personnages assis ou se renversant. Au Louvre lui sont traditionnellement attribués une grande Étude de modèle posant dans une académie, à la pierre noire, qui correspond à une peinture qu’abrite le Palais royal de Madrid [612] , et un Buste de jeune femme également à la pierre noire, mais relevé de craie blanche sur papier grisâtre, une feuille dont l’attribution remonte à Dezallier d’Argenville qui l’a marquée de son paraphe en bas à droite [613] . Les deux œuvres sont entrées au musée par le canal de la saisie Saint-Morys. L’œuvre graphique de Charles-François de La Traverse (1726-1787) apparaîtra certainement beaucoup mieux documenté, et ce parce qu’il a fait l’objet de plusieurs études, notamment deux articles de Marc Sandoz (qui publia également une communication sur l’artiste dans le BSHAF en 1970) et d’Alisa Luxenberg dans Master Drawings, respectivement en 1972 et en 2011. La même année 1972, Jean-François Méjanès attira l’attention dans La Revue du Louvre sur l’important album de dessins de l’artiste conservé au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon. Élève de l’École royale des élèves protégés après son second prix de Rome de 1748, puis pensionnaire de l’Académie de France à Rome à partir de 1751, l’artiste est ensuite passé en Espagne sur l’incitation du marquis d’Ossun qu’il a rencontré à Naples, et c’est là que son génie s’est exprimé avec le plus d’originalité, bien que son style graphique n’évolue guère au fil du temps. Il s’est lié à Madrid avec le peintre Luis Paret y Alcázar (1746-1799), à la fois son disciple et son ami, qui a laissé sur lui de précieux renseignements, vantant entre autres son goût pour les accords subtils de coloris, d’une grande fraîcheur, qui transparaît dans les deux aquarelles du legs Polakovits à l’Ensba, très montées de tons ; elles évoquent, semble-t-il, des coins un peu sauvages du parc du château de La Granja de San Ildefonso, et sont dédiées au comte de Grantham, ambassadeur de Grande-Bretagne à la cour de Charles III d’Espagne à la date de leur exécution (1773) [614] , un personnage dont l’artiste a laissé à Madrid un portrait à la sanguine peu séduisant ; l’usage de coloris aussi audacieux que brutalement tranchés dénote l’originalité de La Traverse, qui se transformera parfois en véritable étrangeté. La plume et le lavis conviennent bien à sa manière dynamique, nourrie de contrastes lumineux, et qui, dans la tradition d’un Dandré-Bardon, manifeste une forte tendance à une sorte d’expressionnisme ; ainsi dans la belle Mélancolie, signée et datée de 1763, passée en vente à Paris en 1983 et aujourd’hui conservée au Metropolitan Museum of Art de New York [615] . Cette écriture à la fois brutale et bouclée, synthétique et zigzagante, usant de toutes les ressources de la plume et du lavis brun (souvent poussé jusqu’à l’opacité), s’affirme comme une constante dans les feuilles à sujets mythologiques de la Biblioteca Nacional de Madrid (qui abrite pas moins de soixante-dix-huit dessins de l’artiste), telles que L’Amour et Psyché (qui laisse entrevoir l’affect de l’artiste pour les compositions dessinées inscrites dans un ovale) ou L’Enlèvement de

612. Michel-Ange Houasse Étude de modèle posant dans une académie, vers 1725 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27140 613. Michel-Ange Houasse Buste de jeune femme, vers 1710 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27142 614. Charles-François de La Traverse Vue du parc à La Granja, 1773 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, PM 2546 615. Charles-François de La Traverse La Mélancolie, 1763 New York, The Metropolitan Museum of Art, 1983.431

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DE QUELQUES SPÉCIALISTES. I. ANIMALIERS

De François Desportes (1661-1743), un artiste réellement à cheval sur deux siècles, Lavallée a pu écrire en 1948 qu’il fallait le considérer sous son « triple aspect de portraitiste, d’animalier et de paysagiste 31 », un peu tel qu’il nous apparaît dans son Autoportrait en chasseur, son célèbre morceau de réception de 1699, une toile aujourd’hui conservée au Louvre ; mais c’est surtout le dessinateur d’animaux que nous retiendrons ici, la modernité de sa conception du paysage s’exprimant essentiellement par des œuvres à l’huile, un médium auquel il a également eu recours pour ses plus importantes études d’animaux, laissant à penser que le dessin n’était pour lui qu’une activité bien secondaire. De formation flamande, c’est avec beaucoup de réalisme que Desportes étudie la gent animale dans des dessins relativement peu nombreux : le catalogue raisonné publié en 2010 par le regretté Georges de Lastic et Pierre Jacky en retient cent douze, que les auteurs ont préféré classer par sujets, reconnaissant que « en raison de l’extrême difficulté de datation des dessins, ce catalogue est thématique ». Outre quelques rares études de végétaux et une seule d’orfèvrerie – un domaine où il réalisa quelques admirables toiles –, le corpus graphique apparaît concentré sur des descriptions d’animaux, essentiellement des chiens et des oiseaux. Beaucoup de ces études, qu’elles soient à la seule pierre noire, aux deux ou aux trois crayons, généralement sur un papier grisâtre ou brunâtre, vont être réutilisées dans des peintures où réapparaissent ces animaux, en général dans des attitudes assez dynamiques, notamment dans des scènes de poursuite d’animaux sauvages ou d’hallalli. Mais certaines de ces « figures animalières » sont en fait des copies d’après des maîtres antérieurs, comme le Chien arc-bouté [645] conservé avec plusieurs beaux autres exemples dans le fonds d’atelier aujourd’hui à la manufacture de Sèvres, acquis de Nicolas, le neveu du peintre, par d’Angiviller en octobre 1784, le surintendant les estimant très aptes à fournir des motifs aux peintres sur porcelaine travaillant à la manufacture. L’animal est probablement repris d’un détail de l’Atalante et Méléagre de Rubens, aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne, ou d’un dessin proche, de la main d’un Frans Snyders ou d’un Paul de Vos. De même, deux autres études de chien dressé ou renversé [646] conservées à Sèvres découlent-elles directement de compositions de Snyders. Mariette, cependant, qui

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645. François Desportes Chien arc-bouté, vers 1720 ? Sèvres, Cité de la céramique, F § 6, 1814, no 124 (I, 51) 646. François Desportes Chien renversé, vers 1720 ? Sèvres, Cité de la céramique, F § 6, 1814, no 123

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appréciait l’artiste mais ne semble pas avoir recherché ses dessins, écrit dans l’Abecedario qu’« il s’était fait une loi inviolable de ne rien représenter que d’après nature 32 », mais il est vrai que les animaux de Desportes, même lorsqu’ils sont inspirés de maîtres antérieurs, reflètent une telle sincérité d’approche qu’ils semblent avoir été exécutés sur le motif. On pourrait en dire autant de ceux de Pieter Boel (1622-1674), autre peintre qui travailla comme Desportes à la Ménagerie de Versailles, lui-même formé par le même élève de Snyders, Nicasius Bernaerts, et avec qui ses dessins furent assez souvent confondus. Certains dessins constituent de véritables portraits de chiens, puisque le modèle est précisément identifié, comme Nonette à l’arrêt, une grande étude aux trois crayons sur papier gris conservée à Sèvres, au musée national de la Céramique [647] , et qui sera reprise à l’huile sur papier dans une esquisse qui se trouve au musée de la Chasse de Gien, puis dans le tableau de même titre peint en 1711 pour le marquis de Livry, et sur lequel on lit sur le collier l’inscription : « Je suis au marquis de Livry » ; celui-ci offrit ensuite Nonette au roi puisqu’elle réapparaît en 1714 dans une des études de chiens de la meute royale réalisées pour Marly, Nonette à l’arrêt devant un faisan, une peinture en dessus-de-porte conservée au musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Nonette devait être un modèle particulièrement complaisant, car on la reconnaît dans nombre d’autres compositions. Un autre groupe d’une douzaine d’études de chiens, accompagnées de deux études d’aigle et de hibou, fut acquis par l’ambassadeur suédois Tessin à Paris entre 1739 et 1741, et se trouve donc aujourd’hui au Nationalmuseum de Stockholm. La présence d’autres animaux, plus rares, ne doit pas étonner, puisque la Ménagerie de Versailles fournissait l’occasion de les rencontrer ; c’est ainsi que le fonds de Sèvres conserve des études de lions [648] comme d’ours, tandis que le Louvre abrite une célèbre Étude de tigre marchant provenant de la donation en 1930 de la princesse de Croÿ [649] , et qui fut réutilisée pour une huile sur papier conservée à Paris au musée de

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647. François Desportes Nonette à l’arrêt, vers 1720 ? Sèvres, Cité de la céramique, I, 50 648. François Desportes Étude de lionne, vers 1720 ? Sèvres, Cité de la céramique, I, 111 649. François Desportes Étude de tigre marchant, vers 1740 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 14984 650. François Desportes Étude de chat, vers 1740 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 14980

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DE QUELQUES SPÉCIALISTES. II. BATAILLISTES ET DESSINATEURS MILITAIRES

Dans le volume consacré au XVIIe siècle, nous avons déjà examiné les problèmes posés par la représentation graphique des combats, qu’ils évoquent des chocs de cavalerie ou des mêlées d’infanterie. Au siècle suivant, le genre s’élargit davantage au combat naval et aux parades militaires. De plus, certains dessinateurs connus pour avoir traité ce genre de sujets auraient pu aussi bien trouver leur place dans un autre chapitre, tant leur activité a été en fait diverse, et leurs représentations variées ; c’est le cas du provincial Jacques Gamelin par exemple. Mais l’art de la plupart des dessinateurs « militaires » découle quand même de celui de Van der Meulen et, après lui, des Parrocel, Joseph et surtout Charles. C’est de celui-ci que fut élève Pierre Lenfant (1704-1787), surtout connu aujourd’hui par son fils Pierre-Charles qui émigra aux États-Unis naissants et conçut le tracé de la capitale fédérale, Washington. Pierre, quant à lui, était capable de dessiner des concentrations de troupes ou d’évoquer de longs cortèges sur de très grandes feuilles, souvent constituées de plusieurs pièces accolées, comme dans deux dessins à la pierre noire et au lavis conservés à la bibliothèque du musée de l’Armée, évoquant l’un Le Camp du Havre en 1756, qu’il cosigna avec un spécialiste des cartes, Charles Cozette, l’autre L’Entrée de Louis XV à Strasbourg, aux figures assez variées et dont la vue urbaine rappelle celles du modèle flamand. Le même talent un peu répétitif s’exprime parfaitement dans la Vue d’Amboise et du château de Chanteloup, qui se trouve au musée des Beaux-Arts de Tours [699] . D’origine flamande, la famille Van Blarenberghe a produit plusieurs dessinateurs qui ont cultivé l’art du paysage comme la représentation de sujets militaires, et ont aussi fait des incursions dans d’autres genres. Jacques-Guillaume Van Blarenberghe (1691-1742), dont le Louvre ne conserve qu’une miniature sur ivoire, un dessus de tabatière, a laissé quelques dessins de facture assez naïve, comme celui intitulé Le Sommeil d’une famille, dont le thème pourrait sortir du Roman comique, et qui a été acquis en 1992 par le musée Cognacq-Jay [700] ; l’artiste eut deux fils, Louis-Nicolas (1716-1794), le plus connu et le mieux représenté au Louvre, et Henri-Désiré (1734-1812), qui travaillèrent fréquemment de concert, ainsi qu’avec Henri-Joseph (1741-1826), le fils de Louis-Nicolas. Le Louvre possède un groupe de près d’une centaine d’œuvres graphiques qui reviennent à l’un ou à l’autre, offertes par un descendant en 1906. Le nom de Louis-Nicolas est d’abord attaché à la célèbre boîte du duc de Choiseul, toujours en mains privées, peinte sur les dix faces (y compris quatre pans coupés), et dont tous les

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poussinistes savent qu’elle constitue un document particulièrement précieux pour l’étude du peintre, puisque l’un des grand côtés est orné d’une représentation de la Grande Galerie du Louvre, où étaient alors installés les plans-reliefs, et qui permet de se faire une (très vague) idée de ce à quoi ressemblait le décor de la voûte, entrepris par Poussin lors de son séjour parisien de 1640-1642, poursuivi ensuite par ses satellites, puis abandonné et finalement mis à bas [701] . D’autres faces attestent le talent de cet habile miniaturiste dans l’évocation de la vie quotidienne d’un grand aristocrate collectionneur, avec les images de sa Galerie de peinture, de la Chambre bleue, ou encore celle de son Bureau ; de petites aquarelles sur pierre noire, en mains privées, laissent entrevoir la qualité du travail préparatoire. Mais s’il excelle dans le minutieux, Louis-Nicolas cultive aussi d’autres ambitions, comme dans deux gouaches du Louvre sur papier préparé en brun, évoquant une Pastorale antique et Atalante et Méléagre devant le sanglier de Calydon ; ces grands dessins datés de « 1762 » faisaient partie quant à eux de la saisie Saint-Morys. Ce sont aussi vingt-trois grandes gouaches, mais plus colorées, à travers lesquelles l’artiste a évoqué toute une série de batailles, une commande de Louis XV déposée par le Louvre à Versailles. Le Louvre en abrite certaines grandes préparations à l’aquarelle, d’une légèreté de touche qui n’est pas sans rappeler celle d’un Van der Meulen, ainsi Louis XV à la bataille de Lawfeld (1747) [702] , l’étude pour L’Entrée du roi à Mons ou celle qui prépare Le Combat de Melle. Toutefois, on ne sait trop s’il faut attribuer au père ou au fils, ou bien aux deux, qui auraient alors collaboré, certaines grandes aquarelles du Louvre préparant des vues de ports de France, comme celui de Brest, pour lequel le Louvre conserve une Vue prise de la terrasse des Capucins ainsi qu’une autre Vue prise de la Mature [703] , très délicatement finies et d’une précision qui n’exclut pas le pittoresque. De même, les spécialistes hésitent à juger de la paternité de la Vue du château de Veretz, une aquarelle gouachée du Louvre, ou de la Vue d’un bourg précédé de jardins, du même musée, à l’aquarelle [704] . De même, encore, tout un lot de dessins de paysages

699. Pierre Lenfant Vue d’Amboise et du château de Chanteloup, 1762 Tours, musée des Beaux-Arts, 1794-1-42 700. Jacques-Guillaume Van Blarenberghe Le Sommeil d’une famille, vers 1730 ? Paris, musée Cognacq-Jay, 1992/5 701. Louis-Nicolas Van Blarenberghe Vue de la Grande Galerie du Louvre, vers 1740 ? Paris, collection Rothschild 702. Louis-Nicolas Van Blarenberghe Louis XV à la bataille de Lawfeld (1747), vers 1747 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 3480 703. Louis-Nicolas Van Blarenberghe Vue du port de Brest prise de la Mature, vers 1750 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 3496 704. Louis-Nicolas Van Blarenberghe Vue d’un bourg précédé de jardins, vers 1750 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 3491

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Réunir dans un même chapitre Chardin et Charles Pinot Duclos, y insérer Greuze et Boilly, mais aussi les Saint-Aubin et Vivant Denon, ne manquera pas de susciter des critiques, même chez ceux qui admettront avec Henri Focillon, dans une préface célèbre, que par certaines belles pièces graphiques « les hommes de talent s’égalent aux hommes de génie 1 ». Pour certains des noms évoqués ici, il ne saurait être question de les qualifier en effet de « petits maîtres », un terme qui prend tout son sens en ce siècle de la vignette et de l’estampe à bon marché. Mais il est apparu commode de rassembler sous une même bannière tous ces dessinateurs qui se sont adonnés à une certaine description de la vie quotidienne, mais aussi à une étude de l’individu tel qu’il évolua au cours du siècle, délaissant les personnages historiques ou légendaires, pour aller à la rencontre de leurs contemporains, côtoyés au jour le jour. Comme l’a avancé Max J. Friedländer en 1946 dans De l’art et du connaisseur : « Tout ce qui dans un tableau concerne les activités de l’homme et n’a pas de signification historique, religieuse ou mythologique, tout ce qui n’est pas caractérisé, exalté ou consacré par la connaissance, la pensée ou la foi, relève du genre. » On sait bien, d’autre part, que la « scène de genre » demeure, au XVIIIe siècle, le degré presque zéro de l’expression artistique, puisque, dans la hiérarchie académique, on la retrouve tout en bas, précédée de peu ou confondue dans la même absence de considération avec l’exercice de la nature morte et celui du paysage. Ce que ne manquera pas de souligner Diderot dans son Salon de 1766, qui dénonce la confusion des trois activités sous le même vocable. Et paraîtra-t-il utile de rappeler ici le désir taraudant d’un Greuze d’être reconnu à travers son Septime Sévère et Caracalla comme peintre d’histoire, et véritablement souffleté par ses collègues académiques qui ne l’admettront en leur sein que dans la catégorie inférieure – et donc pour lui infamante – du genre (voir infra), ce qui entraînera de la part du même Diderot en 1769 le commentaire suivant : « Vous savez, mon ami, qu’on a relégué dans la classe des peintres de genre les artistes qui s’en tiennent à l’imitation de la nature subalterne [c’est nous qui soulignons] et aux scènes champêtres, bourgeoises et domestiques […] 2 » ? Et faut-il encore évoquer la célèbre lettre du surintendant d’Angiviller, écrivant à Chardin en 1778, presque sous la dictée du Premier Peintre Pierre, que l’auteur du Bénédicité et de La Raie devait « convenir qu’à travail égal vos études n’ont jamais comporté des frais aussi dispendieux ni des pertes de temps aussi considérables que celles de MM. vos confrères qui ont suivi les grands genres », c’est-à-dire la peinture d’histoire et le portrait ?

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LE MYSTÈRE CHARDIN

Jean-Baptiste-Siméon Chardin (1699-1779), précisément, survient par les hasards de la chronologie au commencement de cette étude, et se présente dès l’abord, du point de vue de la contribution graphique, comme un personnage paradoxal. Sans doute se souviendra-t-on, comme on a pu le lire partout, qu’il fait partie de cette race à part de très grands peintres réalistes qui n’ont eu qu’exceptionnellement recours au dessin (et de citer Caravage, Jan Vermeer, Diego Vélasquez, Georges de La Tour ou les frères Le Nain). À quoi l’on pourra ajouter l’appréciation d’un de ses contemporains, qui le côtoya souvent (mais ne l’apprécia guère), Pierre-Jean Mariette, qui, dans l’Abecedario, rappelle qu’il fut formé par le peintre d’histoire Pierre-Jacques Cazes (voir supra), puis en vient à déplorer son incapacité chronique à se servir du dessin : « Faute d’être assez foncé [c’est-à-dire habile] dans le dessin et de pouvoir faire ses études et ses préparations sur le papier, M. Chardin est obligé d’avoir continuellement sous les yeux l’objet qu’il se propose d’imiter […] 3. » Les Goncourt ont repris cette assertion, en extrapolant quelque peu, dans L’Art du XVIIIe siècle : « Chardin ne voulait s’aider d’aucun croquis, d’aucun dessin sur le papier, [nous dit Mariette dans son Abecedario]. Ce détail que nous donne Mariette est d’un grand intérêt pour l’histoire des dessins de Chardin. Il explique la singulière rareté des dessins bien authentiques du maître, et il montre le peu que ces dessins doivent être : un croquis à toute volée, une pensée, comme on disait alors, flottante, à peine fixée, la surprise d’un mouvement, l’indication hâtée et à grands coups d’une attitude de femme, l’ébauche, en quelques touches de crayon, d’une scène qu’il voulait se rappeler, on ne doit demander que cela à ses dessins 4. » Et Edmond de souligner, dans La Maison d’un artiste, le peu de rigueur des catalographes : « Aucun des dessins très terminés, que les catalogues de ventes modernes lui attribuent, ne lui appartiennent 5. » Bien évidemment, l’amateur s’enorgueillissait de posséder cependant « trois étalons purs des dessins de Chardin 6 ». La rareté de ceux-ci pourrait être néanmoins toute relative, puisqu’on en retrouve des mentions dans les ventes du XVIIIe, chez sir John Eyles à Londres dès 1741, puis à Paris en 1754 dans la dispersion de la collection du peintre Louis-Joseph Le Lorrain, comme dans celle du grand amateur Dezallier d’Argenville en 1779, l’année de la mort de l’artiste, et encore à la vente Saint-Morys de 1786. De même les appréciations varieront-elles par la suite sur la qualité des feuilles de Chardin ; Lavallée, en 1948, leur consacre dans sa courte synthèse un gros paragraphe tout en admettant que « celui-ci, qui doit être considéré comme un des grands dessinateurs de son siècle, a toutefois peu dessiné », ne lui reconnaissant qu’une seule antériorité digne de lui et de ses « robustes volumes », celle de Jean Fouquet 7 ! Tandis que Pierre Rosenberg, qui a repris la question dans plusieurs publications citées en bibliographie, finit par reconnaître en 1983 : « J’admettrai, non sans quelque regret, que ces dessins ne font pas de Chardin un grand dessinateur. Parfois maladroits, rarement séduisants, ils traduisent une qualité d’étude et d’effort et ne révèlent aucun don particulier 8. » Il est temps maintenant de présenter les pièces du dossier. Tous les auteurs s’accordent à retenir comme authentique un noyau indiscutable de trois feuilles, conservées au Nationalmuseum de Stockholm et acquises par Tessin directement de l’artiste, peut-être comme un supplément (formant une sorte de tare ?) à l’achat de tableaux à Chardin entre 1740 et 1742 (bien que, dans un article de 1964, Jacques Mathey, qui s’était intéressé à ce même sujet, prétende que Tessin les aurait acquis à la vente Crozat, dont ils porteraient la marque 9, ce qui est d’autant plus faux que cette marque n’existe pas !). Deux de ces trois dessins s’avèrent en relation avec des œuvres peintes pendant la prime jeunesse de Chardin, un peu comme s’il avait renoncé par la suite à

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VIGNETTISTES

Pour Lavallée, trois vignettistes d’importance inégale, Cochin, Gravelot et Eisen, occupent le milieu de ce siècle dont Chennevières, de son côté, écrira : « Le XVIIIe siècle est l’âge d’or de la vignette 20. » C’est en effet l’époque où la demande pour les beaux livres illustrés se fait beaucoup plus intense, qu’il s’agisse de rééditions de classiques anciens, de grands textes du siècle précédent, ou d’écrits de l’époque. Dans L’Art du XVIIIe siècle, les Goncourt soulignent qu’alors « l’image remplit le livre, déborde dans la page, l’encadre, fait sa tête et sa fin, dévore partout le blanc : ce ne sont que frontispices, fleurons, lettres grises, culs-de-lampe, cartouches, attributs, bordures symboliques », allant même jusqu’à rappeler un cas rare, celui du conte de Charles Pinot Duclos, Acajou et Zirphile, composé à la suite d’un pari en 1744, à partir de neuf dessins antérieurs de Boucher, gravés par Chedel ! Mais si l’illustration règne, il faut bien relever que son format généralement réduit oriente ses pratiquants de façon assez contraignante, la fidélité obligée au texte se trouvant d’autre part parfois en contradiction avec celle de rendre l’image immédiatement compréhensible. Sans doute est-ce ici le lieu de rappeler en préambule le souhait d’un auteur anonyme du temps, qui dans ses Dialogues sur la peinture préférerait « que vos grands artistes fassent les dessins. Si j’avais un livre à embellir, ce ne sont pas vos Mar[illier], vos Mon[net], vos Coc[hin] mais vos Premiers peintres et Sculpteurs à qui je m’adresserais ». Parmi ces illustrateurs, le premier en date, Hubert-François Bourguignon d’Anville, dit Gravelot (1699-1773), n’est pas le moins intéressant ; au cours du XIXe siècle, on ne le considérera longtemps que comme un maître du joli et du menu, jusqu’à ce qu’à la dispersion de la collection du général comte Andréossy, à Paris, le 17 avril 1864, apparaissent de grandes feuilles de sa main que l’amateur avait collectées lors de son ambassade à Londres au moment de la paix d’Amiens, tout au début du siècle. C’est en effet dans la capitale britannique que Gravelot vécut treize ans, après avoir passé deux années (1730-1732) à Paris dans l’atelier de Restout dont ses meilleurs dessins évoquent quelque peu la manière large et souple à la fois. Il y fournit nombre de dessins d’illustration, entre autres pour la Pamela de Samuel Richardson, mais aussi destinés à une édition du Théâtre de Shakespeare, un sujet bien disproportionné à ses possibilités. Pendant ce séjour, il professa à la Saint Martin’s Lane Academy à Londres, se lia avec l’acteur David Garrick et les peintres Hogarth et Gainsborough, et l’on retrouvera d’ailleurs dans les dessins de ce dernier un penchant identique pour l’usage de l’estompe. C’est par son frère, le géographe Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, qui publia un Éloge de M. Gravelot l’année suivant sa mort, en 1774, que nous savons de quelle façon l’artiste procédait pour mener à bien ses illustrations, en les débutant, selon un procédé parfaitement inattendu, par l’étude à la pierre noire ou à la sanguine de grandes figures parfois isolées, parfois en groupe : « Il fit faire à Londres des mannequins d’environ quinze pouces de hauteur, pour l’un et l’autre sexe, et susceptibles de mouvements dans toutes les articulations jusqu’aux doigts. Chacun de ses mannequins était pourvu de différents modes d’habillement. » Trois de ces mannequins figurent d’ailleurs dans la vente après décès de l’artiste en 1773. De là « de grands dessins dans le faire de Lancret », selon Goncourt, qui les découvrit précisément à la vente Andréossy, et les qualifie ailleurs de « grandes études d’hommes et de femmes, dans le gout de certaines études habillées de Boucher, mais d’un dessin plus serré, plus correct, plus près de la nature, et qui ressemblaient à de coquettes académies de poses et de costumes 21 ». La pièce Goncourt la plus célèbre dans ce genre fut acquise par le Louvre à la vente de 1897 : il s’agit de La Conversation, dite aussi Les Visites, une pierre noire légèrement relevée de blanc

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sur papier beige [776] ; mais le musée possédait déjà grâce à un don Gatteaux de 1881 une feuille assez semblable, La Lecture, de même technique mais mise au carreau à la sanguine [777] . C’est cette mise au carreau qui permettra de réduire ensuite les scènes à la dimension de vignettes, alors qu’ici les grands personnages à la vie un peu asséchée s’imposent essentiellement par l’attention apportée à leurs vêtements et à la façon dont ils reçoivent la lumière ; on relèvera la rapidité avec laquelle sont construits certains visages, preuve s’il en faut que le modèle n’est pas de chair… De la même série, les Goncourt accrochèrent dans le grand salon de leur maison d’Auteuil un groupe de deux figures, L’Entretien galant, que l’on ne connaît plus que par une photographie ancienne, et que l’on peut rapprocher par le sujet du Couple debout de la collection Jean Bonna [778] , portant en bas à droite la marque du marchand- collectionneur William Mayor (Lugt 2799). Les deux frères acquirent également à la vente Andréossy le grand dessin mis au carreau, aujourd’hui perdu, destiné à être réduit pour constituer l’une des quinze illustrations du roman de Henry Fielding, Tom Jones, traduit en français en 1750 : on y voit Tom surprenant Square derrière le lit de Molly ; la précision de la vignette définitive fait comprendre l’importance de ces grandes études, auxquelles la réduction confère un fini bien supérieur, d’autant plus que, pendant cette opération, Gravelot ajoute des éléments dans ses vignettes, insistant sur des détails des figures ou du décor. Dans le même esprit, on peut encore mentionner d’autres scènes à plusieurs personnages, par exemple Le Connaisseur de la National Gallery of Scotland, ou au contraire s’attachant à des figures isolées : ainsi le Jeune homme agenouillé passé en vente chez Christie’s à New York le 10 janvier 1996, au graphisme arrondi et aux ombres savamment développées, la sanguine du Jeune homme tenant un drapeau, chez Perrin à Paris en 1991, ou, de technique plus habituelle, les études de Femme assise des anciennes collections Chennevières ou Eugène Rodrigues, cette dernière correspondant à l’une des gravures de la Suite de douze figures dans le costume anglais. De son côté, le Rijksmuseum à Amsterdam conserve trois études de Femme debout liées à l’illustration vers 1760 du roman de Rousseau La Nouvelle Héloïse, dont deux préparent la figure de Claire [779] , la cousine de Julie dans la scène, rendue plus tard immortelle par Prud’hon, du Premier baiser de l’amour. Cette fois, c’est plutôt l’influence de Boucher que celle de Restout qui s’exerce sur notre dessinateur, et l’on sait par la Correspondance de Rousseau que le grand homme jugea assez décevantes ces illustrations dont on trouve des exemples à la bibliothèque de l’Assemblée nationale à Paris comme à la Harvard College Library. Celui qu’Edmond de Goncourt jugea l’« un des plus savants dessinateurs de son temps », admirant le « contour flottant et roulant de la forme 22 » dans ces grandes figures, aimait à dire de lui-même qu’il était « dessinateur par goût, graveur par nécessité ». Cette obligation s’est en effet exprimée dans un nombre incalculable de vignettes d’illustration ; celles pour La Pucelle d’Orléans de Voltaire conservées à la Klassik Stiftung de Weimar, l’énorme série du Rosenbach Museum and Library à Philadelphie, les dessins pour le Théâtre de Corneille dont un lot se trouve à Harvard et un autre a été acquis en 1997 par le Petit Palais, ceux consacrés aux Œuvres de Racine conservés également au Petit Palais, le bel ensemble de plus de quatre-vingts vignettes du Morgan Library and Museum, avec des recherches pour La secchia rapita d’Alessandro Tassoni [780] et d’autres pour l’Histoire ancienne de Rollin, ou encore celles de la National Gallery of Art, à Washington, liées au Decameron de Boccace [781] et aux Contes moraux de Marmontel, sans oublier un groupe de portraits de notables anglais à l’Ashmolean Museum à Oxford, ou encore les illustrations d’éditions de La Henriade ou de la Jérusalem délivrée, etc. À plusieurs reprises, on peut observer l’importance du travail de mise au net entre une première scène

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« SI BIEN MORTS ET SI BIEN ENTERRÉS » ? LES SAINT-AUBIN

Notre vision de cette prolifique famille de dessinateurs a bien changé depuis cette assertion de Goncourt, qui déplorait l’oubli dans lequel étaient plongés à son époque les Saint-Aubin, stigmatisant notre patrie, « ingrate seulement pour les enfants de son génie ». Les membres de cette famille, et non pas seulement le plus doué d’entre eux, Gabriel, sont désormais célèbres dans le monde du dessin, en premier lieu grâce à la publication du gros ouvrage en deux tomes d’Émile Dacier consacré à ce même Gabriel en 1929-1931. Puis la retentissante acquisition par le département des Arts graphiques du Louvre en mars 2001 du recueil factice connu sous le nom de Livre des Saint-Aubin est venue remettre en lumière les relations entre les divers membres de la famille, tandis qu’une exposition tenue à la Frick Collection à New York et au Louvre en 2007-2008 a permis de réunir les œuvres majeures de Gabriel. C’est à celui-ci qu’il faut consacrer dès l’abord une étude, puisqu’il supplante à plusieurs titres le reste de sa fratrie ; il en était le second, né d’un père brodeur de profession, et qui engendra successivement quinze enfants, dont sept survécurent ; l’aîné, Charles-Germain (1721-1786), dessinateur et brodeur comme son père, mourut six ans après Gabriel, lui servit parfois de modèle, comme dans une page d’un carnet du Louvre [828] et réunit le fameux Livre familial dont nous reparlerons. Gabriel vécut de 1724 à 1780, précédant Catherine-Louise, Louis-Michel, Athanase, Augustin, qui allait lui aussi marquer l’art graphique de son temps, et enfin Agathe. Augustin serait d’ailleurs considéré par ses contemporains comme bien meilleur artiste, dessinateur et graveur que Gabriel. Mais l’on ne pouvait sans doute s’empêcher de remarquer ce dernier aux quatre coins de la capitale, une ville qu’il ne cessa d’arpenter en tous sens, au point que bien des commentateurs ultérieurs, le qualifiant de « piéton de Paris » en reprenant un terme inventé en 1939 par Léon-Paul Fargue (1876-1947), l’ont également rapproché de l’auteur du Tableau de Paris (publié en volumes entre 1781 et 1788), Louis-Sébastien Mercier, qui apparaît un peu comme son équivalent littéraire à l’époque. Alors que l’un prenait probablement sans cesse des notes manuscrites, « on ne rencontrait [l’autre] que le crayon à la main », comme l’indique Bachaumont dans ses Mémoires secrets. Nous connaissons plusieurs représentations graphiques de Gabriel, dont l’Autoportrait de profil de la collection Dormeuil, passé aux enchères à Paris le 31 mars 2016, mais aussi le dessin qui apparaît au folio 75 du Livre, à la plume et au lavis où il s’est figuré en train de peindre une Allégorie de la Justice, plaidoyer à la fois pour son activité peu appréciée de peintre et pour sa capacité à œuvrer dans le grand genre [829] . On pourra encore mentionner la plume relevée de lavis inscrite dans un cercle, une feuille de l’Art Institute de Chicago où l’on voit Gabriel, vêtu pour une fois d’un élégant costume, caché derrière un paravent et dessinant à la dérobée le portrait de l’évêque de Chartres « qui n’avait jamais voulu consentir qu’on le peignît 40 », une anecdote que l’on pourrait rapprocher du récit de Saint-Simon relatif au Portrait de l’abbé de Rancé exécuté par Rigaud après que ce dernier avait pu examiner, à la suite d’un subterfuge du duc, un autre modèle religieux qui refusait également de se laisser représenter. Mais deux autres des croquis du Livre, de la main de Gabriel, sont accompagnés d’annotations de la main de Charles-Germain, portées en commentaire des dessins de son cadet, qui composent elles aussi un véritable portrait écrit, tout aussi vivant que les précédents : dans le premier, une minuscule pierre noire évoquant Un prédicateur en chaire, le scripteur assure que même à l’église, durant un sermon, les auditeurs étaient irrésistiblement attirés par le spectacle de Gabriel qui « dessinait ainsi, en tous temps et en tout lieu, avec une passion qui n’a point d’exemple ». Quant au second dessin, à la pierre noire estompée et largement rehaussée

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de plume, une des techniques favorites de Gabriel, qui lui permet de jouer sur l’ambiguïté entre le vaporeux et le précis, il montre la cantatrice Sophie Arnould aux Grands-Augustins, un couvent désaffecté qui servait alors de salle des ventes [830] . L’annotation manuscrite de CharlesGermain sous le dessin rappelle que Mlle Arnould lui déclara à cette occasion : « Votre frère n’a point de dents, il fait plus de croutes qu’il n’en mange », allusion à la fois à la prolixité de Gabriel et à son mauvais état physique, d’autres de ses contemporains ayant été frappés par sa malpropreté, ainsi que par sa myopie, qui l’amena sans doute à fréquemment dessiner « en petit ». Ce fut encore Charles-Germain qui porta une inscription sur un autre croquis collé dans le Livre, une rapide étude à la plume et à l’encre noire disposant cinq personnages selon une perspective étagée en diagonale, un dessin à la facture souple et fine qui indique encore une influence de Gillot et permet de situer l’œuvre dans la première période d’activité de l’artiste : c’est là le commentaire toujours cité et qui définit sans doute mieux que tout autre l’activité de son jeune frère [831] , lui attribuant avec un peu d’exagération affectueuse « cent mille dessins », le qualifiant d’« un des plus intrépides dessinateurs du siècle », rappelant sa passion d’illustrer les catalogues de ventes comme de dessiner en tous lieux, et évoquant son « priapisme de dessin », un terme qui aurait été inventé, selon une autre note manuscrite de Charles-Germain insérée dans le Livre (RF 52464 verso), par Greuze. La même note manuscrite mentionne « quatre ou cinq mille dessins non terminés » laissés à la mort de Gabriel, ce qui pose problème, car, d’une part, il est parfois difficile d’imaginer si un dessin de Gabriel, qui aimait à revenir sur ses ouvrages graphiques, parfois jusqu’à les gâter, est terminé ou pas, et, d’autre part, on doit évidemment mettre en relation ce chiffre avec les « cent mille dessins » cités supra, surtout en remarquant que le catalogue raisonné de Dacier ne comporte qu’un peu plus de onze cents œuvres, peintures, gravures et dessins compris, et qu’il n’est sans doute réapparu depuis sa publication qu’une centaine de feuilles authentiques. Le tome II de l’ouvrage de Dacier, qui consiste en un catalogue raisonné de l’œuvre, est divisé en chapitres qui recouvrent autant de genres différents, une pratique qui sera reprise par Parker et Mathey en 1957-1958 dans leur publication sur Watteau. Dans cette approche, qui néglige l’évolution stylistique commandée par la chronologie – mais celle-ci, récemment étudiée par Suzanne Folds McCullagh dans le catalogue de l’exposition de 2007-2008 (« l’artiste passa du style rococo ornemental de son père et de son frère […] à une manière d’une plus grande maîtrise, plaçant des figures substantielles dans un espace brillamment défini et convaincant, avant de finalement assouplir cette approche afin d’obtenir des effets plus simples de nature visionnaire 41 »), n’apparaîtra certainement pas aussi significative pour Gabriel que pour Watteau –, le spectre des intérêts de cet éternel curieux que fut Gabriel est entièrement balayé en treize sections : l’histoire (et l’on sait que Gabriel se voulut un peintre d’histoire, échouant par trois fois au concours du prix de Rome entre 1752 et 1754), les allégories, les sujets de genre et de fantaisie, les portraits, les scènes et figures familières, les monuments et paysages, scènes de mœurs et faits divers (un groupe particulièrement fourni), les scènes et figures théâtrales, la curiosité, les décorations, les illustrations, les pages d’albums, les recueils et carnets de dessins et enfin les tableaux et dessins catalogués en bloc sans indications de sujets. Cette suite d’intitulés dit assez la variété des intérêts de Gabriel, que rien de ce qu’il rencontrait ne laissait, semble-til, indifférent, qu’il s’agisse de personnages, d’événements ou de monuments. Lavallée, dans sa

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828. Gabriel de Saint-Aubin Portrait de Charles-Germain de Saint-Aubin et sa femme, vers 1745 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 29344.90 829. Gabriel de Saint-Aubin Saint-Aubin peignant une Allégorie de la Justice, vers 1770 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 52291 830. Gabriel de Saint-Aubin Sophie Arnould aux Grands-Augustins, 1772 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 52287 831. Gabriel de Saint-Aubin Cinq personnages debout, vers 1760 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 52258 recto

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JEAN-BAPTISTE GREUZE, OU UNE MORALE EN DESSIN

« Greuze, ou le roman dessiné », proposait de son côté comme intitulé Marianne Roland Michel dans sa synthèse sur le XVIIIe siècle 48, comptant l’artiste parmi les « quatre dessinateurs exemplaires » du temps, les trois autres étant à ses yeux Watteau, Boucher et Fragonard. Et il est vrai que le talent de Greuze (1725-1806), dont l’une des effigies les plus frappantes est constituée d’un Autoportrait de profil dessiné vers 1760 à la pointe du pinceau et au lavis gris dans un médaillon de forme ovale, conservé à l’Ashmolean Museum à Oxford [877] , allait consister entre autres à raconter des histoires, mais également à en tirer des leçons morales, sensibles jusque dans les faciès de ses innombrables têtes dessinées qui ressuscitent quelque peu l’intérêt passé d’un Charles Le Brun pour l’expression des passions, à une époque où l’Académie instaurait, par l’entremise du comte de Caylus, un concours pour la tête d’expression [voir 800] .

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La vie d’un honnête homme Il est significatif que quelques-uns des plus beaux dessins de Greuze constituent en fait des éléments de ce qui pourrait être le récit de sa propre vie, tournant essentiellement autour des problèmes qu’il rencontra avec sa femme, la fille du libraire Babuti, dont il finirait par divorcer dès que la loi autoriserait cette pratique, en 1793. Celle-ci a été immortalisée entre autres par Diderot dans son Salon de 1765 (celui que Saint-Aubin figura dans l’aquarelle inachevée du Louvre citée supra), où il admet avoir eu dans sa jeunesse un sentiment pour la jeune femme qu’il rencontrait dans la boutique de son père, « poupine, blanche et droite comme le lis, vermeille comme la rose 49 », et dont deux portraits différents étaient exposés à ce même Salon. Greuze avait épousé Anne-Gabrielle Babuti en 1759 ; il la représenta plusieurs fois en peinture, mais aussi dans le beau lavis du Rijksmuseum à Amsterdam [878] qui la montre endormie sur une chaise longue, tenant son petit chien contre elle ; on situe généralement cette feuille vers 1760, comme d’ailleurs la sanguine la montrant également endormie, conservée à la Kunsthalle de Karlsruhe, et qui laisse supposer l’ardente sensualité du modèle. Diderot jugera celle-ci, dès 1767, dans une lettre du 15 août adressée à Falconet, « une des plus dangereuses créatures qu’il y ait au monde ». Multipliant les infidélités, notamment avec le fameux collectionneur Bourgelin Vialart de Saint-Morys, dont son mari peignit le portrait aujourd’hui conservé au musée des Beaux-Arts de Nantes, Mme Greuze semble avoir poussé l’hostilité envers son époux jusqu’à vouloir l’assassiner, puisqu’il se réveilla une nuit alors qu’elle s’apprêtait à l’assommer « avec son pot de chambre ». Ses accès de violence proverbiaux furent illustrés par Greuze dans un grand lavis qui doit dater de l’époque vers laquelle le couple se sépara, vers 1785, et qui s’intitule La Femme Colère, l’usage du substantif renforçant d’une sorte d’élément constant l’extrême violence du moment représenté, avec le mari entouré des deux filles du couple ; cette grande feuille est entrée en 1961 au Metropolitan Museum of Art [879] . En une évidente manifestation de volonté cathartique, Greuze dessina par trois fois, dans des lavis plus petits et moins poussés que cette feuille, les tentatives de réconciliation qu’il essayait de conduire avec cette difficile partenaire ; ces trois illustrations d’une Réconciliation familiale, dans lesquelles les enfants (plus nombreux que ceux des époux Greuze) d’un couple tentent de rapprocher leurs deux parents, ont fait l’objet d’une rapide esquisse qui se trouve au Snite Museum of Art à Notre Dame, puis de deux compositions aux lavis gris et brun plus poussées, l’une en mains privées [880] , l’autre au Phoenix Art Museum.

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877. Jean-Baptiste Greuze Autoportrait de profil, vers 1760 Oxford, Ashmolean Museum, 1947.176 878. Jean-Baptiste Greuze Madame Greuze endormie avec son chien, vers 1760 Amsterdam, Rijksmuseum, R-P-T-1953-203

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Les figures des deux époux, le mari craintif, la femme dans l’attente, sont préparées par plusieurs études à la sanguine ou au lavis, conservées dans diverses collections, dont une à l’Ensba [881] , ce qui pourrait laisser à supposer l’existence d’une composition peinte, qui n’a en fait jamais été réalisée, non plus que celle de La Femme Colère. Greuze n’a pas non plus omis de se représenter comme un bon fils dans ses rapports avec sa mère, dans deux lavis en mains privées : le premier, Madame Greuze embrassant son fils après vingt ans d’absence, doit dater de l’époque du décès du père de l’artiste à Tournus en 1769 [882] ; le second, qui a appartenu aux Goncourt, le montre soutenant sa mère paralytique. Le lavis posé à grands traits, à la pointe du pinceau, cerne les deux personnages en leur conférant une solidité quasi minérale, alors que les images tendent à véhiculer les sentiments les plus émouvants. Les deux dessins sont de mêmes dimensions, et c’est là un premier exemple du goût des compositions par paires ou par pendants qui seront une des constantes de la production picturale aussi bien que graphique de Greuze. Déjà étudiées par des auteurs anciens, la vie comme l’œuvre de Greuze ont fait l’objet de nouvelles recherches par le spécialiste actuel de l’artiste, Edgar Munhall, qui lui a consacré deux remarquables catalogues d’expositions, en Amérique et à Dijon en 1976-1977, puis à la Frick Collection à New York en 2002. Des documents d’archives inédits ont été publiés dans le BSHAF en 1981 (1983) par Françoise Arquié-Bruley, et deux des fonds de dessins les plus importants, celui du musée Greuze de Tournus, sa ville natale, et celui de l’Ermitage de SaintPétersbourg, ont été étudiés dans des publications de 2000 et de 1977. Le fonds russe doit être considéré comme la plus considérable réunion d’œuvres graphiques de Greuze, nettement supérieure à celui du Louvre qui compte environ quatre-vingts feuilles d’origines disparates. L’ensemble graphique de l’Ermitage provient du général Ivan Betskoy (1704-1795), qui offrit à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg près de sept mille dessins en 1767, puis, deux ans plus tard, un ensemble de plus de deux cents dessins de Greuze, études de têtes, classiquement exécutées à la sanguine, compositions, quant à elles toujours à la plume et au lavis, portraits, études de chiens, de mains, de pieds, ainsi qu’une trentaine d’académies. En 1922, François Monod et Louis Hautecœur publièrent l’inventaire du fonds pétersbourgeois 50, alors riche de cent quatre-vingt-treize dessins dont soixante-trois sont reproduits ; puis, dans les années 1930, quelques feuilles furent transférées au musée Pouchkine ou dans d’autres institutions soviétiques, et certains des dessins figurèrent dans les fameuses ventes des soviets, destinées à financer le plan quinquennal, organisées en Allemagne en 1931, à Leipzig. C’est le cas d’une feuille non vendue aujourd’hui revenue à l’Ermitage, La Mélancolie [883] , qui porte comme les autres pièces du fonds la marque à deux aigles de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg et l’un des numéros manuscrits à la plume, « 9-85 ». D’autres feuilles proposées à l’encan en 1931 ont au contraire été vendues, comme la belle Étude de tête de jeune fille préparatoire au célèbre tableau de L’Accordée de village, aujourd’hui en mains privées, qui porte le numéro « 8-110 ». Parmi les cent vingt-cinq dessins de Greuze aujourd’hui demeurés à l’Ermitage, cent vingt-trois proviennent directement de Betskoy, mais ne portent pas la marque de cet amateur. Les spécialistes actuels considèrent que le nombre total de dessins de Greuze répertoriés de par le monde dépasse le millier ; le seul ensemble comparable à celui de Betskoy aurait été celui d’une des deux filles de l’artiste, Caroline Greuze, dont la vente après décès en 1843 réunissait plus de cent cinquante feuilles.

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879. Jean-Baptiste Greuze La Femme Colère, vers 1785 New York, The Metropolitan Museum of Art, 61.1.1 880. Jean-Baptiste Greuze La Réconciliation familiale, vers 1785 Paris, collection particulière 881. Jean-Baptiste Greuze Étude d’homme debout, vers 1785 Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, PM 2818 882. Jean-Baptiste Greuze Madame Greuze embrassant son fils après vingt ans d’absence, 1769 Collection particulière 883. Jean-Baptiste Greuze La Mélancolie, vers 1765 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, 9-85

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LOUIS-LÉOPOLD BOILLY, UN TÉMOIN ENTRE DEUX SIÈCLES

Dans l’imaginaire collectif, Boilly demeure avant tout un peintre de petits portraits individuels, cela s’expliquant sans doute parce qu’il en avait laissé, de son propre aveu, lorsqu’il s’arrêta de peindre vers 1830, plus de quatre mille cinq cents. Il apparaît qu’un catalogue raisonné de ce type d’œuvres ne soit guère possible à envisager : l’ouvrage déjà ancien (1898) mais fort savant d’Henry Harrisse y avait d’ailleurs renoncé, et il semble que, dans la future monographie que préparent MM. Étienne Bréton et Pascal Zuber, il ne sera pas non plus envisagé d’inclure toutes ces petites effigies. Quant aux nombreuses expositions consacrées depuis 1984 à l’artiste, elles n’ont présenté chaque fois que quelques portraits peints. En fait, l’analyse récente de l’œuvre s’est essentiellement concentrée sur les scènes « de genre » peintes, mais aussi sur certains types de dessins. La question de savoir si la création de ce dessinateur prolifique devait trouver sa place dans une étude de l’art français au XVIIIe siècle, ou au contraire au siècle suivant, a été souvent posée. Dans son exposition fondatrice sur le dessin français dans les collections nordaméricaines, en 1972, Pierre Rosenberg plaçait Boilly parmi les artistes du XVIIIe siècle ; néanmoins, la synthèse de Lavallée en 1948 l’ignore entièrement, et celle de Maurice et Arlette Sérullaz le place au XIXe siècle 79, Roseline Bacou ne le citant pas dans le volume précédent de la collection I disegni dei maestri. Les inventaires publiés des collections publiques nord-américaines, comme ceux du Metropolitan Museum of Art, du California Palace of the Legion of Honor à San Francisco ou de la National Gallery of Art à Washington, l’incluent dans le XIXe siècle, et il en est de même au Nationalmuseum de Stockholm ou à l’Albertina. En revanche, les Goncourt, qui se limitaient systématiquement au XVIIIe siècle, l’ont retenu dans leur florilège, Edmond se bornant d’ailleurs à citer en 1881 de « grandes aquarelles de scènes bourgeoises 80 » et ne se montrant en rien sensible à l’importance du social dans l’œuvre graphique de Boilly, tout en méconnaissant son recours à d’autres techniques. En ce qui nous concerne, nous avions décidé d’ignorer Boilly dans notre synthèse de 2011 sur le XIXe siècle, le réservant pour une étude future ; il n’est donc pas surprenant qu’il en soit question ici. Louis-Léopold Boilly, dont on voit encore assez souvent les dessins confondus avec ceux de son fils Julien-Léopold, dit Jules (1796-1874), qui fut non seulement artiste mais aussi collectionneur de dessins (dont certains de son père), est né près de Lille, à La Bassée, en 1761. Il s’installe à Paris en 1785, et exécute à partir de 1788 une série de onze compositions à sujets galants pour un commanditaire avignonnais, Calvet de Lapalun. La plupart de ces toiles ont subsisté ; parmi celles-ci, quatre se trouvent au musée de l’Hôtel Sandelin à Saint-Omer, dont le célèbre Mari jaloux de 1791, et deux autres à la Wallace Collection, remarquables par leur facture porcelainée à l’instar de celle des maîtres hollandais autant que par leur fidélité aux thèmes déjà cultivés par Greuze ou Fragonard. Pour L’Expérience électrique, conservée au Virginia Museum of Fine Arts à Richmond en Virginie, on connaît un dessin préparatoire avec quelques variantes, provenant de la collection Jules Boilly et passé en vente chez Sotheby’s à New York le 24 janvier 2007. Exécuté à la plume et au lavis, il joue considérablement des effets d’éclairage, les personnages du couple placé en pleine lumière étant pratiquement définis par le seul contour à la plume, très soigneusement suivi. Il en est à peu près de même pour deux autres études, Le Retour de L’infidèle et Le Concert improvisé, vendues à Paris le 31 mars 2000 ; la seconde de ces feuilles se trouve en relation directe, quoique inversée, avec la toile de même titre de Saint-Omer, datée de 1790, et, là encore, les contrastes lumineux apparaissent beaucoup plus accentués que dans la peinture. Cette manière un peu maigre – et qui n’est réservée qu’à des dessins de composition en leur entier – ne laisse guère préjuger des futures réalisations graphiques de Boilly, beaucoup plus élégantes et d’une tout autre ambition.

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Lorsque la Terreur proclamée vit mettre son corollaire (selon Robespierre), la Vertu, à l’ordre du jour, il était évident que les sujets traités antérieurement par Boilly risquaient d’encourir au nom de la morale nouvelle toutes sortes de condamnations. Ce qui ne manqua pas d’arriver, son collègue et ennemi Jean-Baptiste Wicar le dénonçant comme auteur d’œuvres attentant aux mœurs républicaines. Boilly eut beau jeu d’accuser ses propres graveurs de travestir ses intentions en reproduisant ses compositions agrémentées de titres ambigus qui en érotisaient le sens. C’est essentiellement par le canal du dessin qu’il se défendit alors, témoignant de son engagement républicain par plusieurs importants lavis, comme L’Héroïne de Saint-Milhier, toujours en mains privées. Ce grand dessin à la plume et au lavis relevé de gouache blanche illustre un exemplum virtutis que plusieurs autres artistes prirent pour sujet à la même époque, célébrant la résolution d’une épicière qui résiste à l’arrivée d’un groupe de brigands en menaçant de faire exploser un tonneau de poudre. Il semble que l’épisode ait eu lieu en fait dans la Meuse, à Saint-Mihiel, et que la jeune femme ait fait face à des maraudeurs autrichiens ; mais il en est dérivé une image qui oppose une Vendéenne républicaine à des chouans… Par rapport aux compositions d’esprit galant, vers 1790, cette feuille de 1793 dénote de considérables progrès dans la distribution des lumières, parfaitement utilisées pour rendre encore plus dramatique la scène, tout comme dans la remarquable netteté du trait de plume à l’encre noire qui cerne les personnages. Le traitement des visages des assaillants s’apparente à ces grimaces que Boilly étudiera avec volupté quelques années plus tard, une fois la paix civile revenue. En mains privées, la composition, d’un lavis plus blond, des Horreurs de la guerre, vendue chez Christie’s à Paris le 10 avril 2008, peut se concevoir pratiquement comme un pendant de la précédente [950] ; il s’agit là de figurer une femme du peuple assassinée, probablement par des royalistes, son enfant encore au sein, et dont un soldat des armées révolutionnaires découvre avec une mimique d’horreur le cadavre abandonné en pleine campagne. En regard de ces scènes puissamment évocatrices, la mise en place du Triomphe de Marat, peinture présentée au concours de l’an II et aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Lille, se borne pratiquement à l’évocation assez banale d’une foule ; mais c’est le sujet même qui souligne l’engagement de l’artiste, puisqu’il choisit de peindre, pour l’un de ses rares tableaux d’histoire contemporaine, le moment où Marat, accusé par les Girondins, sort acquitté du Tribunal révolutionnaire le 24 avril 1793 et est porté en triomphe dans la salle des pas perdus du Palais de justice, édifice construit par Salomon de Brosse et qui sera détruit en 1871 lors de la Semaine sanglante. Un épisode révolutionnaire appartenant quasiment à la même époque suscita chez Boilly une autre composition, il est vrai, mais beaucoup plus tardive et de caractère rétrospectif, puisqu’on place vers 1832 la peinture comme le dessin, tous deux conservés à Rouen, l’une au musée des Beaux-Arts, l’autre à la bibliothèque municipale, évoquant le Trait de courage de M. Defontenay, maire de Rouen, qui apaise une émeute le 29 août 1792. Le grand dessin préparatoire du Triomphe de Marat, qu’abrite le musée Lambinet à Versailles [951] , présente plusieurs variantes avec la toile de Lille, ainsi que de fortes différences d’éclairage. L’architecture y est davantage développée en hauteur, comme pour magnifier la scène, et le visage de l’« Ami du peuple » se trouve illuminé par de légers rehauts de gouache blanche qui le transfigurent et lui confèrent la qualité d’une sorte d’apparition ; les groupes d’assistants seront assez transformés, surtout dans la partie droite, et, dans les deux œuvres, domine en haut à droite la figure de La Loi inscrivant l’Histoire, justification évidente de l’importance de l’événement autant que du bien-fondé du jugement rendu…

950. Louis-Léopold Boilly Les Horreurs de la guerre, vers 1793 Collection particulière 951. Louis-Léopold Boilly Le Triomphe de Marat, 1794 Versailles, musée Lambinet, 730

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7 PROMENEURS ET PIRANÉSIENS : LES DESSINATEURS FRANÇAIS DANS LA LUMIÈRE ITALIENNE

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SUR LE MOTIF : UNE « ÉTUDE EN ROUGE » ?

À comparer les dessins de paysages, généralement exécutés à la sanguine, que tant d’artistes français tracent en parcourant la péninsule, on a parfois l’impression qu’ils appartiennent à une seule et unique génération, tant leur manière demeure proche. Cette pratique, cependant, a réuni des artistes nés depuis le début du siècle jusqu’à d’autres qui voient le jour vers 1750. On se souvient d’artistes français séduits par le paysage italien, mais qui, comme Natoire (qui incitait sans relâche les élèves du palais Mancini à se rendre sur le motif) ou Hoüel, ont plutôt privilégié à la même époque l’aquarelle. Mais l’« étude en rouge » va s’imposer alors à quantité de dessinateurs qui ne sont pas toujours des peintres déterminés au « grand genre » par leur formation antérieure. Ce n’est pourtant pas le cas du premier d’entre eux par ordre chronologique, Louis-Gabriel Blanchet (1705-1772), qui fut aussi portraitiste, notamment des Stuarts exilés, et dessinateur de sujets aimables, dont le meilleur exemple demeure l’Allégorie de l’Agriculture ou de l’Été acquise par le Rijksmuseum en 1981 [964] , liée à un tableau commandé par le duc de Saint-Aignan : en effet, ses paysages italiens sont tous tracés à la pierre noire plus ou moins relevée de craie blanche ! Arrivé en 1728 à Rome, Blanchet y demeura toute sa vie (comme Subleyras), et il eut l’occasion d’y marquer par sa technique graphique un artiste anglais de passage entre 1751 et 1756, qui allait devenir l’un des plus grands peintres de paysages de son temps, Richard Wilson (1714-1782). Cette technique d’apparence banale permet cependant des délicatesses dans les passages, des subtilités dans les nuances, notamment dans l’appréciation de la lumière, que la sanguine, plus offensive, n’autorise guère. Et cela d’autant plus que Blanchet utilise pour ses paysages, de format presque constant (environ 27 par 40 centimètres), un papier crème tournant quelque peu vers le gris ou le beige. L’un des rares dessins signés, Ruines romaines sur le Palatin, provient de la collection anglaise de Thomas Hudson (beaucoup de feuilles de Blanchet sont d’ailleurs conservées en Angleterre), et appartient au Courtauld Institute of Art à Londres. La manière n’est guère éloignée de celle des dessins à la pierre noire d’un Michel-Ange Challe (voir infra), plus célèbre par ses fantaisies à la plume. Une autre signature « Ls Gal Blanchet » accompagnée de la date de « 1751 » se lit sur la Vue du temple de Minerva Medica qui figure dans la collection Thomas Ashby dans le fonds de la Biblioteca Apostolica Vaticana. Un troisième paysage, Vue de l’église San Gregorio, qu’abrite le Philadelphia Museum of Art avec la donation de l’historien de l’art Anthony Clark, porte une inscription semblable, mais au verso [965] . De nombreuses vues de Rome ont fait partie de la collection Witt, comme la Vue de l’arc de Constantin avec l’église Saint-Luc-et-Sainte-Martine, en mains privées, ou encore de celle de Brinsley Ford, ainsi la Vue du Ponte Molle conservée au Courtauld, parmi bien d’autres. Le collectionneur new-yorkais Emil Wolf posséda quant à lui une Vue de l’église Sainte-Marie-des-Sept-Douleurs, célèbre construction de Francesco Borromini (1642) ; on retrouve encore le même feuillé un peu rond et systématique dans la Vue d’un cortile qu’abrite le Fitzwilliam Museum à Cambridge. Il faut également signaler deux études données à Blanchet, intitulées lors de leur passage en vente chez Christie’s à Paris le 23 juin 2009, Vue de la basilique Saint-Jean-de-Latran et Vue des vestiges de la basilique de Maxence et Constantin, mais que les auteurs du catalogue rapprochaient d’un groupe de plus de deux cents feuilles reliées en album, conservé à la bibliothèque d’Eton College à Windsor, et dont l’une, de facture proche, est signée au dos de « Stefano Parrocel », soit Étienne Parrocel dit le Romain (16961775), que nous avons évoqué supra, à la fin du deuxième chapitre, mais en tant que peintre d’histoire. Le second dessin apparaît d’autant plus curieux qu’il conjugue visiblement une représentation de l’escalier de l’Aracoeli à gauche, et les ruines de la basilique, là où devraient figurer

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964. Louis-Gabriel Blanchet Allégorie de l’Agriculture ou de l’Été, vers 1750 Amsterdam, Rijksmuseum, RF-T-1981-89 965. Louis-Gabriel Blanchet Vue de l’église San Gregorio, vers 1750 ? Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 1978-70-192

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les palais du Capitole ! Il semble évident que deux artistes (pourquoi pas Blanchet et Étienne Parrocel ?) ont ici superposé leurs dessins, à moins qu’il ne s’agisse d’une fantaisie d’une seule main, mais qui aurait utilisé une pierre sombre de deux tons bien différents. C’est là en tout cas un exemple rare de veduta impossible… Il y a loin entre le graphisme sage, dénué de « feu » et bien peu novateur de Blanchet et celui d’Hubert Robert et de ses émules, tous artistes d’une génération postérieure, nés entre 1730 et 1745, tous adeptes d’une nouvelle conception graphique du paysage, le plus souvent étudié sur le motif, mais bien souvent à la sanguine. Jacques-François Amand (1730-1769) est le premier en date de ces dessinateurs que l’on tend à regrouper, en raison de leur manière, autour de Fragonard et de Robert ; l’inclusion de ce dernier dans le présent chapitre nous semble s’imposer, tandis que l’on comprendra à quel point la variété du génie graphique de Fragonard suppose une étude particulière, que l’on trouvera à la fin de notre synthèse. Dès que l’on regarde un paysage à la sanguine d’Amand, la problématique de l’attribution est posée, de façon flagrante, par rapport aux œuvres comparables de Robert et de Fragonard, bien évidemment, mais aussi de Louis Chays, Suvée, Berthelémy et même Pâris ou JosephBarthélemy Le Bouteux, sans excepter un nouveau venu récemment venu s’agréger au groupe, l’Allemand, un temps francisé, Friedrich Reclam. Tous ces artistes sont portés vers les mêmes motifs, manient la sanguine avec une dextérité égale, apprécient les mêmes oppositions de lumière laissée en réserve sur le papier crème et d’ombres soulignées par des hachures, et présentent une manière assez proche de feuiller. Et tous se côtoient ou travaillent quasiment ensemble. De plus, la conception qu’ils ont des petits personnages qui parsèment leurs vedute dessinées n’apparaît pas intrinsèquement différente à première vue. D’où beaucoup d’incertitudes qui demeurent quant à l’identification précise de telle ou telle main ; à ce propos, l’exposition tenue à la villa Médicis en 1990-1991, qui montrait sur les mêmes murs les sanguines de Robert et de Fragonard, donnait beaucoup à réfléchir. On écrit souvent qu’Amand fut influencé par Jean-Baptiste Pierre, dont il fut l’élève ; nous évoquerons plus loin les quelques dessins de paysages de celui-ci, qui sont visiblement d’une autre génération, encore marqués par l’esthétique de Boucher. Le jeune Amand, prix de Rome en 1756, arriva en Italie en 1759 et y demeura quatre ans. Témoignent entre autres de ce séjour, parmi les quinze cents dessins dont beaucoup de paysages, pour la plupart italiens, catalogués en 1769 lors de la vente posthume de l’artiste, les quelques feuilles à la sanguine réunies par Mariette, qui lui consacre un passage de l’Abecedario dans lequel il mentionne son suicide, sans doute causé par son manque de succès, alors qu’Hubert Robert ou Fragonard produisaient dans le même temps des dessins jugés supérieurs : « C’était un sujet qui promettait mais qui […] se découragea et abrégea ainsi ses jours. […] J’ai de ses dessins de paysage, faits à Rome, qui sont d’une belle touche 1. » Il semble qu’Amand ait d’ailleurs exécuté ces quelques dessins précisément à l’intention de Mariette ; celui-ci n’hésita pas à monter l’un d’eux, Paysage montagneux avec des rochers et une cascade [966] , conjointement avec un paysage donné à Hubert Robert, mais

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966. Jacques-François Amand Paysage montagneux avec des rochers et une cascade, vers 1760 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 23533 967. Jacques-François Amand ? Un pont surmonté d’un roc, avec des personnages, vers 1760 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 23540 968. Jacques-François Amand ? Vue des murs d’Aurélien et de la Porta Asinaria, vers 1760 ? Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 23532 969. Jacques-François Amand ? Le Vomitorium du Colisée, vers 1760 ? Besançon, bibliothèque municipale, D. 2909

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LES SONGES DU DESSIN, OU L’OMBRE DE PIRANÈSE

On rencontrera moins de difficultés pour différencier les mains d’autres dessinateurs français présents à Rome à la même époque, mais qui délaissent le paysage réaliste pour l’architecture rêvée ou les audaces de l’ornement, sous l’influence de Giovanni Battista Piranèse (1720-1778). Comme l’a rappelé André Chastel dans sa préface au catalogue de l’exposition « Piranèse et les Français, 1740-1790 » qui s’est tenue à Rome, Dijon et Paris en 1976, et dont le texte n’a pas pris une ride, la boutique de chalcographie de l’artiste se trouvait à partir de 1745 sur le Corso, face au palais Mancini, et était fréquentée par nombre des pensionnaires de l’Académie de France. C’est de là que furent diffusées, à la suite de la Prima parte di architetture e prospettive de 1743, les séries de planches gravées qui devaient susciter tant de disciples et inspirer nombre de dessins : les Carceri ou Prisons imaginaires commencées en 1745, les Vues de Rome à partir de 1748, les quatre volumes des Antichità romane en 1756, De la magnificence et de l’architecture des Romains en 1761, parmi bien d’autres. Toutes ces gravures, et les dessins survoltés qui les accompagnent (et qui ont d’ailleurs parfois été la proie du faussaire Eric Hebborn), expriment une furia graphique autant qu’un élan imaginatif qui ne connaissent pas de limites. Mais c’est évidemment le graveur bien davantage que le dessinateur qui influence les jeunes Français par ses « architectures impossibles » et ses « effrayantes Babel » (Victor Hugo), qui ont pour effet, selon la belle formule d’André Chastel, de « projeter l’imagination dans la mémoire » de l’Urbs et de ses monuments. Cette célébration de la grandeur de l’ancienne Rome se trouve, on le sait, sous-tendue par une théorie que Piranèse exprima à plusieurs reprises, notamment dans les Observations sur la lettre de M. Mariette (1765) qui répondaient à un texte de l’amateur, publié dans la Gazette littéraire de l’Europe l’année précédente, et qui faisait lui-même suite au discours de Piranèse dans De la magnificence et de l’architecture des Romains de 1761, théorie qui réfutait la notion de l’hégémonie grecque et faisait découler l’art romain de l’architecture d’une origine étrusque. Mariette déplora auprès de Bottari la « rudesse » des Observations « pleines d’âpreté » de son contradicteur, mais on sait que le caractère de Piranèse était rien moins que facile et tolérant. Il faut enfin rappeler une anecdote importante pour ce qui concerne notre sujet, l’art du dessin. Elle est rapportée par Jacques-Guillaume Legrand, dans sa Notice historique sur la vie et les ouvrages de J.-B. Piranesi, qui raconte qu’Hubert Robert « ne concevait pas ce qu’on pouvait faire avec des croquis aussi peu arrêtés. Piranèse, voyant son étonnement, lui disait : “Le dessin n’est pas sur mon papier, j’en conviens, mais il est tout entier dans ma tête et vous le verrez par ma planche” ». C’est évidemment là une conception bien particulière du premier jet graphique…

Legeay et Le Lorrain, l’invention dans l’édifice C’est essentiellement par le même canal de l’estampe que les artistes français élaborent leur réponse à l’œuvre si audacieux et novateur de Piranèse ; mais le dessin n’est cependant pas en reste, et nombre de jeunes pensionnaires trouveront là un terrain commode, rapide et peu onéreux où s’exprimer. On a déjà considéré par ailleurs, essentiellement au chapitre consacré aux paysagistes, parce qu’ils furent à nos yeux davantage et autre chose que de simples « piranésiens français », certains dessinateurs recensés comme tels dans la synthèse de 1976, ainsi

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Joseph Vernet, Clérisseau ou Hoüel, et même Robert sur lequel l’influence du Vénitien n’est en réalité que partielle quoique assez continue. Demeurent tout un groupe de futurs peintres, sculpteurs ou architectes, et, premier d’entre eux dans l’ordre chronologique, ce Jean-Laurent Legeay (vers 1710-après 1786) dont l’exposition de 1976 révéla l’importance en même temps qu’elle insistait quelque peu sur l’antériorité par rapport à ses confrères. En effet, prix de Rome d’architecture en 1732, Legeay arrive à Rome en 1737 pour y demeurer jusqu’en 1742. Les historiens de l’art ont beaucoup polémiqué sur l’influence qu’il aurait exercée sur Piranèse, ou, plus vraisemblablement, celle que le Vénitien aurait eue sur lui, et que l’on pourrait déceler dans sa première publication datée de 1741, la suite gravée de Roma moderna distinta per rioni. Ainsi, dans le Projet de porte de ville de l’Ensba, à la plume et à l’encre noire, provenant du legs Masson, et qui doit se situer tôt dans son œuvre graphique, l’imagination et la fantaisie se donnent déjà libre cours. Un Projet de mausolée au musée Toulouse-Lautrec à Albi est probablement à dater de la même période. De retour à Paris, Legeay sera admiré pour ses projets, notamment par Cochin, qui le jugera « l’un des plus beaux génies en architecture qu’il y ait eu », tout en soulignant que « le grand Mogol n’aurait pas été assez riche pour élever les bâtiments qu’il projetait 14 ». Le gigantisme onirique de ses projets aura en tout cas une influence évidente sur les travaux de ses élèves les plus « visionnaires », comme de Wailly ou Boullée. On retrouve Legeay employé du duc de Mecklembourg-Schwerin dans la ville de Schwerin de 1748 à 1756, et c’est de cette période que l’on date l’une de ses compositions les plus audacieuses, aussi remarquable par l’entassement des motifs architecturaux que par le traitement grotesque et moqueur des visages des sphinges, la Fantaisie architecturale à la plume rehaussée d’aquarelle conservée au Fitzwilliam Museum à Cambridge [1037] , que Gilbert Érouart a pu rapprocher de la planche de la Carcere oscura publiée par Piranèse en 1743 dans la Prima parte di architetture. En 1756, Legeay fut nommé architecte du Roi de Prusse Frédéric II, et conçut les plans du nouveau palais de Potsdam, avant de connaître la disgrâce lorsqu’il fut chassé par le roi en 1763, à la suite, semble-t-il, d’une contestation sur le principe d’une entrée par la fenêtre centrale au château de Sans-Souci. C’est en tout cas de cette période que date la sanguine de forme ronde acquise par le Louvre en 1972 et qui constitue le frontispice d’une suite destinée à être gravée, « VARIE INVENTIONE DI PAESI BOSCI E CASCADE », et où, comme souvent, le dessinateur exploite la tension qui oppose le minéral et la végétation naturelle [1038] . Le petit personnage qui tire la langue dans le médaillon central est à rapprocher de certains de ceux, au nombre de cinquante-neuf, qui peuplent la Feuille circulaire de caricatures entrée en 2002 au Fogg Art Museum à Cambridge. Mais Legeay emploie essentiellement ce format circulaire pour d’autres vues de paysages, comme celles du fonds du Kunsthaus de Zurich, une suite de douze contreépreuves de sanguine de même esprit, dont certaines avec encore des figures bizarrement anthropomorphes. Deux autres études de même type ont réapparu à la galerie Perrin en 1989, deux autres également circulaires sont conservées au Metropolitan Museum of Art, et on en recense également plusieurs de format rectangulaire, avec de petits personnages perdus au sein de compositions où nature et architecture semblent en perpétuelle confrontation, comme dans le Paysage fantastique exposé en 1996 par la galerie Baroni, les Figures dans les ruines vendues chez Sotheby’s à Londres le 9 juillet 1981, le Paysage à l’arche triomphale de la collection Horvitz [1039] ou encore une dernière feuille du Metropolitan Museum of Art. On notera cependant que Legeay a continué également d’employer la plume, comme dans le Monument

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1037. Jean-Laurent Legeay Fantaisie architecturale, vers 1748 Cambridge (G.-B.), Fitzwilliam Museum, PDP 3039 1038. Jean-Laurent Legeay Paysage avec stèle portant une inscription, vers 1760 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 35517

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8 RÉFORMATEURS ET NÉOCLASSIQUES : LE DESSIN DES PEINTRES D’HISTOIRE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU SIÈCLE

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Aucune étude moderne n’est venue remplacer l’ouvrage que Jean Locquin a consacré il y a plus d’un siècle, en 1912, à La Peinture d’histoire en France de 1747 à 1785, réédité par Arthena en 1978. Avant d’examiner l’œuvre des peintres concernés, l’auteur élabore de savants développements relatifs au changement d’esprit qui a suscité au milieu du siècle le renouveau de la peinture d’histoire en France, aussi bien à la surintendance des Bâtiments que dans l’Académie ou les écoles d’enseignement ; il insiste également sur l’agonie du rocaille, symbolisée par la Supplication aux orfèvres de Cochin, qui date de 1754 ; mais, dès 1747, dans ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, La Font de Saint-Yenne, le futur auteur de L’Ombre du grand Colbert (1752), avait rappelé que « le peintre d’histoire est le seul peintre de l’âme, les autres ne peignent que pour les yeux », insistant sur la nécessité pour le genre supérieur de promouvoir une « morale », comme avaient si bien su le faire en leur temps un Poussin ou un Le Sueur. C’était cette même année 1752 que Caylus commençait à publier son Recueil d’antiquités […] dont les planches allaient jouer un grand rôle dans le renouveau du goût pour la leçon des Anciens et la volonté de se rapprocher du « Beau idéal ». Pour comprendre cette lente réhabilitation du grand genre, il fallait également tenir compte des influences étrangères, notamment à Rome celles de Johann Winckelmann et de Mengs, confortées par les fouilles d’Herculanum, influences qui s’exerçaient sur les pensionnaires du palais Mancini comme sur les artistes parisiens. De plus, au moment clef du changement de règne, en 1774, d’Angiviller imposait à l’Académie un esprit nouveau, en instaurant par exemple le principe d’une commande royale, année après année, portant sur des tableaux d’histoire (ancienne ou française, et alors souvent centrée sur le Moyen Âge, ce qu’on allait appeler la « gothicomanie ») et des statues de grands hommes. Au début de la troisième partie de son ouvrage, Locquin énumère « les derniers survivants de la peinture d’histoire en 1747 1 », soit des artistes étudiés ici supra et qui se sont toujours montrés opposés à la « petite manière », comme Galloche, Restout ou Jean-François de Troy ; il consacre ensuite un développement à ce qu’il appelle « l’école de François Lemoyne », un groupe dans lequel il place Boucher, Natoire, Carle Van Loo, à qui nous avons déjà consacré nombre de pages, mais aussi Pierre et Hallé.

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FIN DE L’« ÉCOLE DE LEMOYNE » ? NOËL HALLÉ ET JEAN-BAPTISTE-MARIE PIERRE

Nés à deux ans d’intervalle (1711 et 1713), les deux artistes disparaîtront avant la Révolution, l’un en 1781, l’autre le 15 mai 1789 ! Mais leur importance relative dans l’histoire de l’art (comme dans celle du dessin) apparaît fort différenciée, Pierre ayant joué un rôle officiel plus considérable ; d’autre part, sa production graphique doit être appréciée comme nettement plus variée que celle, pourtant fort importante en nombre, de Noël Hallé. Celui-ci, dernier rejeton d’une dynastie d’artistes déjà évoqués dans notre volume sur le XVIIe siècle, avec Daniel et surtout Claude-Guy, remarquable utilisateur du petit format relevé de gouache sur papier bleu, a fait l’objet d’une belle monographie de Nicole Willk-Brocard (1995) qui recense la plupart de ses dessins, bien qu’il en soit réapparus quelques-uns d’intéressants depuis lors. Comme peintre, Hallé reste encore stigmatisé par le jugement de Locquin, qui écrit : « de tous les peintres d’histoire de son temps, il est avec Boucher, peut-être, et malgré lui, sûrement, le plus foncièrement réfractaire au génie de l’antiquité. En ce point son inintelligence éclate », le définissant plus loin comme « un transfuge de la peinture de genre 2 ». Nicole Willk-Brocard a cependant voulu réhabiliter l’artiste, arguant de l’appréciation de nos contemporains pour une toile aussi surprenante (surtout par son format…) que La Course d’Hippomène et Atalante, du Louvre ; cependant, malgré ou à cause de sa manière peu caractéristique (sauf dans ses visages, où il inflige à ses modèles des nez rougeauds tout à fait particuliers), Hallé ne semble toujours être qu’un artiste secondaire, et sa production graphique, dont il demeure encore des centaines d’exemples chez les nombreux descendants de l’artiste, n’est pas vraiment apte à déclencher l’enthousiasme. On peut toutefois en isoler quelques raretés inattendues, comme les deux lavis de sanguine Étude d’arbre parmi les ruines [1086] et Arbre devant une fontaine, d’une technique peu usitée, mais fort plaisante, et d’une rapidité d’écriture qui pourraient faire penser à Robert Le Lorrain ; mais, de la même période italienne, la plupart des paysages dessinés à la pierre noire sur papier bleuté ne suscitent qu’un certain ennui, comme la série exécutée au Colisée durant le séjour romain (1737-1744). D’une écriture plus fine, des dessins à sujets orientaux destinés à la gravure reflètent encore la leçon de Boucher, avec qui Hallé collabore d’ailleurs pour l’illustration de l’ouvrage de Jean-Antoine Guer, Mœurs et usages des Turcs, publié en 1746-1747 : ainsi le Turc en prière, une fine pierre noire en mains privées, ou encore La Fenêtre dangereuse ou La Fenêtre disparue de technique identique, réapparue après la parution du corpus, dans une vente parisienne du 3 décembre 2007 [1087] . Et c’est toujours la manière un peu ronde et souple du Premier Peintre dans sa maturité que reflètent des études de compositions comme L’Adoration des bergers, préparatoire à un tableau du Salon de 1771, une pierre noire de peu d’invention, mais généreusement offerte au Louvre par Nicole WillkBrocard en 1996, et dont on peut rapprocher un pastel de composition différente, vendu à Paris le 17 décembre 1999. Dans ce même registre, dérivé du « peintre des grâces », il est intéressant de comparer deux versions d’une même recherche pour une peinture de 1768, Vénus et les amours ou le Midi, l’une conservée au Louvre où elle était entrée avec trois autres feuilles de même destination sous le nom de Natoire, l’autre récemment révélée par l’exposition du fonds du Hessisches Landesmuseum de Darmstadt et qui y est considérée comme une réplique d’atelier, portant au dos une attribution à Boucher. Bien des figures isolées dessinées par Hallé appartiennent elles aussi à l’école de Boucher (et, à travers celle-ci, à la manière suave de Lemoyne), par exemple le dessin en mains privées qui prépare la figure de l’Enfant Jésus dans une Sainte Famille perdue de 1753, ou encore L’Amour tenant un flambeau de l’ancienne collection Chennevières, clairement signé en bas à gauche.

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1086. Noël Hallé Étude d’arbre parmi les ruines, vers 1740 ? Paris, collection particulière 1087. Noël Hallé La Fenêtre dangereuse ou La Fenêtre disparue, 1746-1747 Collection particulière

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JOSEPH-MARIE VIEN, LE NOVATEUR SURÉVALUÉ

L’histoire de l’art est riche en figures d’artistes dont chaque nouvel auteur se plaît à répéter l’importance théorique, mais dont l’œuvre, à l’examen, déçoit, et le maître vénéré de JacquesLouis David semble bien devoir faire partie de cette amère phalange. Déjà, Locquin avait bien mis le doigt sur le défaut d’une production « plus proche de la peinture de genre que de l’histoire » et sur l’incapacité de l’artiste à se dépouiller « d’une certaine mièvrerie intime 11 ». Les auteurs de la monographie publiée en 1988 par Arthena ont pourtant écrit que Vien « apparaît comme un grand maître 12 », un terme bien choisi puisqu’il fait évidemment allusion à l’enseignement qu’il a prodigué autant qu’à ses œuvres propres. En fait, c’est davantage par sa doctrine que par son exemple que Vien semble avoir joué un rôle essentiel dans la conception du nouveau classicisme. En ce qui concerne plus particulièrement l’œuvre graphique, Pierre Lavallée a été quelque peu cruel en écrivant qu’« on ne saurait s’arrêter longuement à ses dessins généralement insignifiants 13 », mais sans doute faisait-il allusion à la seconde partie de sa production. Formé sous l’égide de Natoire, Vien obtient le grand prix en 1743 et arrive à Rome l’année suivante ; très vite, il déplore que ses collègues pensionnaires ne copient que les peintres baroques, alors que son propre goût le porte vers les maîtres de la Renaissance classique ; l’antique, dont il fera grand cas plus tard, et notamment l’art grec, ne semble pas l’avoir beaucoup retenu à l’époque. Il s’adonne en revanche à l’étude du paysage, comme en témoignent quelques beaux dessins à la pierre noire sur papier bleu, au système de hachures très caractéristique, comme La Cascade de Terni [1107] de la Fondation Custodia, qui date de 1746, ou les deux Cascades de l’Aliene et de Tivoli qui lui sont attribuées dans la donation Baderou au musée des Beaux-Arts de Rouen, mais que les auteurs du corpus mettent en doute ; un album composé de croquis de paysages plus rapidement esquissés, conservé à la National Gallery of Art, à Washington, atteste également son goût des points de vue choisis, suite de vedute dont est exclue toute présence humaine. C’est toutefois en une série de figures masculines bien connues que Vien contribue brillamment à l’évocation d’un épisode particulier de son séjour au palais Mancini, avec les dessins relatifs à la mascarade de 1748. Les pensionnaires étaient coutumiers de l’organisation de telles fêtes, et Pierre avait laissé un témoignage gravé d’une mascarade « chinoise » dès 1735. Mais, pour célébrer le Carnaval de février 1748 à Rome, Vien et ses camarades, sous l’autorité du directeur de l’Académie, Jean-François de Troy, imaginèrent une procession d’une autre ampleur, intitulée « Caravane du grand seigneur à La Mecque », qui défila sur le Corso, composée d’une cavalcade dont les personnages portaient des costumes de toile peinte (inspirés des gravures des Bonnart et de Jean-Baptiste Van Mour) à l’imitation de riches étoffes, suivie d’un char sur lequel étaient montés ceux des jeunes gens qui personnifiaient sultanes et eunuques. À la suite du grand succès du défilé à travers Rome, les élèves et amis de l’Académie posèrent dans leurs costumes devant leurs compagnons, ce qui suscita plusieurs séries de dessins, dues à différentes mains. Celle de Vien est facilement identifiable, parce qu’il grava ces mêmes figures en une suite de trente-deux planches à l’eau-forte (y compris une page de dédicace, un frontispice et une représentation du char) d’après ses propres dessins, et qu’il reprit en peinture les bustes de quelques-uns de ces personnages, peintures dont trois exemples se trouvent dans les collections du Petit Palais. La série des dessins de personnages n’est pas complète, puisqu’elle ne comprend que vingt-deux études (sur vingt-neuf gravures montrant des figures isolées), toutes réalisées à la pierre noire relevée de craie blanche sur papier bleuté ou gris-bleu ; ces belles feuilles de dimensions imposantes, qui constituent sans aucun doute ce que Vien a dessiné de meilleur, ont fait partie du legs Dutuit à la Ville de Paris en 1902 et sont donc conservées également au Petit Palais.

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1107. Joseph-Marie Vien La Cascade de Terni, 1746 Paris, Fondation Custodia, 1972-T-22

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C’est avant tout la monumentalité qui frappe dans la représentation de ces personnages, appréhendés en pied, qui occupent la totalité de la hauteur ou de la largeur de la feuille. Parmi les plus impressionnantes, il faut citer au moins L’Aga (c’est-à-dire le général) des janissaires [1108] , Le Porte-Enseigne [1109] , Le Prestre de la loy, L’Ambassadeur de la Chine, qui permet d’introduire dans une turquerie un thème étranger mais tout aussi pittoresque et dont l’époque était friande [1110] , L’Eunuque noir, La Sultane de Transylvanie, La Sultane grecque [1111] ou encore La Sultane reine. Un délicat système de hachures à la pierre noire entourant la figure accentue chaque fois le relief de la figure, alors que les rehauts de blanc contribuent à donner l’illusion de costumes aux étoffes brillantes et moirées. Il est évident que d’autres dessinateurs entreprirent au même moment de reproduire l’image de chacun des jeunes hommes costumés, soit en homme, soit en femme ; la meilleure preuve en est que d’autres séries de dessins, moins considérables en nombre, existent et apparaissent exécutées d’un point de vue parfois légèrement différent. Un premier ensemble, baptisé « série A » depuis l’exposition consacrée au peintre Jean Barbault (1718-1762) par Nathalie Volle et Pierre Rosenberg en 1974-1975 14, et dont l’auteur devait se trouver à la droite de Vien durant les séances de pose, compte dix-huit dessins aujourd’hui dispersés, mais qui offrent l’immense avantage de comporter des annotations manuscrites qui précisent chaque fois la dénomination

1108. Joseph-Marie Vien L’Aga des janissaires, 1748 Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, D. Dut. 1070 1109. Joseph-Marie Vien Le Porte-Enseigne, 1748 Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, D. Dut. 1071 1110. Joseph-Marie Vien L’Ambassadeur de la Chine, 1748 Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, D. Dut. 1080 1111. Joseph-Marie Vien La Sultane grecque, 1748 Paris, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, D. Dut. 1089

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GABRIEL-FRANÇOIS DOYEN, « DOUÉ D’UNE TREMPE DE GÉNIE FORTE »

C’est à Charles Le Carpentier, qui publie sa Notice sur Doyen en 1809, trois ans après la mort de celui-ci à Saint-Pétersbourg, que revient le mérite de cette qualification, qui souligne l’énergie inhérente à la production graphique d’un artiste dont on doit aborder l’étude avec un certain enthousiasme, tant il semble trancher sur ses concurrents de la même génération. Gabriel-François Doyen (1726-1806) n’a pourtant laissé qu’un œuvre dessiné réduit, mais qui parle en sa faveur. De même n’a-t-il fait l’objet que de peu d’études récentes, celles de Marc Sandoz (qui voit en lui un « artiste baroque et pré-romantique ») étant comme souvent délicates à consulter. Locquin lui consacre deux courtes pages, admettant qu’il put être considéré un temps comme « un nouveau Rubens » avant de retrouver plus tard le « petit goût 24 » à la Lagrenée l’Aîné. Quant à Lavallée, dans sa synthèse de 1948, il considère que Doyen « a cherché l’Antiquité à travers Poussin 25 », une phrase qui a au moins pour intérêt de rappeler le recours presque constant du dessinateur aux médiums préférés du grand Normand, la plume et le lavis brun. Mais de là à considérer qu’il y aurait chez Doyen comme un « poussinisme du dessin », il y a loin. On a également vu en lui un annonciateur de l’écriture nerveuse de Delacroix au siècle suivant, ce Delacroix qui fut un admirateur du plus célèbre tableau de Doyen, Le Miracle des ardents, dont son ami Géricault lava d’ailleurs une copie célèbre d’après la tête d’un des personnages de l’immense peinture en place depuis 1767 dans le transept de l’église SaintRoch à Paris, tout en s’inspirant d’une autre, gravée par Bonnet d’après un dessin de Doyen, et que l’on reconnaîtra dans le mourant à l’extrême gauche du Radeau de la Méduse. Second prix de Rome en 1748, Doyen fait partie de la première promotion de l’École royale des élèves protégés. Il arrive à Rome à la fin de 1750 et y demeure, sous le directorat de Natoire (qui se montrera fort content de lui), jusqu’en 1755. En dehors des classiques copies dessinées d’après l’antique et les maîtres (principalement des baroques, et parmi eux Pierre de Cortone dont les œuvres le marqueront), il faut signaler une activité de paysagiste, qui n’aura qu’un temps, mais se matérialise dans un groupe de douze feuilles à la plume et au lavis brun, regroupées dans un album factice conservé à Moscou à la galerie Tretiakov. L’une de ces feuilles est clairement signée « Doyen » et annotée « derrière de st pierre », et montre quelques fabriques sous un ciel tourmenté [1124] ; une autre est annotée « lapremière 1750 », et a dû être tracée dès l’arrivée à Rome du jeune homme, en décembre 1750, en bas de l’escalier qui mène au Capitole. À droite, un personnage assis est rapidement évoqué à l’aide d’ardents rehauts de lavis qui rappellent l’art d’un Salvator Rosa [1125] . La même audace se retrouve dans l’usage lyrique du pinceau pour dépeindre la Vue de l’île Tibérine, tandis qu’une autre façon plus sage d’appréhender un paysage classique se lit dans Les Murs de Rome près de la villa Ludovisi, feuillet où l’on voit également une copie d’après un antique. Curieusement, la manière des moins audacieux parmi ces dessins de fabriques romaines n’est pas sans annoncer celle d’un David près de trente ans plus tard. Celui-ci se plut, comme Doyen avant lui, et bien sûr comme Robert, à composer à partir d’éléments architecturaux célèbres des vues imaginaires ; c’est ce que représente au moins un des dessins du musée moscovite, Composition avec des monuments antiques, qui réunit en un audacieux raccourci la colonne Trajane, le Colisée et le château Saint-Ange. Ces diverses feuilles sont de dimensions à peu près équivalentes et pourraient constituer des pages d’un carnet débroché, reliées entre elles par la suite. Leur provenance (ancien fonds des musées russes) laisse supposer qu’elles furent emportées par Doyen lors de son séjour tardif en Russie et passées à sa mort dans les collections impériales.

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1124. Gabriel-François Doyen Vue derrière Saint-Pierre de Rome, 1750 Moscou, galerie Tretiakov, 21308 1125. Gabriel-François Doyen Escalier du Capitole, 1750 Moscou, galerie Tretiakov, 21300

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Au cours de son séjour romain, Doyen reçoit en 1753, avec trois autres pensionnaires, Barbault, Le Mettay et La Traverse, une commande prestigieuse de la princesse hongroise Estherhazy, évoquant Les Quatre Éléments ; à Doyen revient de traiter le thème de L’Air, ou Junon ordonne à Éole de libérer les vents, peinture qu’abrite aujourd’hui le Szépmu ´´vészeti Múzeum de Budapest. Le grand dessin correspondant, à la plume et au lavis brun, rehaussé de gouache blanche, déjà très énergique d’esprit, a appartenu à Charles de Wailly et se trouve aujourd’hui à l’Albertina [1126] . Il témoigne déjà de ce « feu » qui apparaîtra par la suite comme la principale caractéristique du dessinateur, ainsi que d’une audacieuse et autoritaire construction de l’espace. Revenu à Paris en 1756, Doyen médite alors longuement une immense composition de 6,60 mètres de large, qui lui permettra d’être agréé à l’Académie en 1758 et constituera l’événement du Salon de 1759, La Mort de Virginie, peinture acquise par l’entremise de Caylus et de du Tillot par l’infant Don Filippo de Bourbon, duc de Parme, et aujourd’hui conservée à la pinacothèque de cette ville. Le sujet, dramatique exemplum virtutis tiré à la fois de Tite-Live et de Valère Maxime, qui montre le Romain Virginius préférant tuer sa fille Virginie plutôt que de

1126. Gabriel-François Doyen L’Air, ou Junon ordonne à Éole de libérer les vents, 1753 Vienne, Albertina, 15299

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VINCENT, OU COMMENT S’ADAPTER

La parution en 2013 chez Arthena de la monographie longtemps attendue de Jean-Pierre Cuzin, assisté d’Isabelle Mayer-Michalon, relative à François-André Vincent (1746-1816) fut précédée de peu par celle d’un ouvrage en langue anglaise d’Elizabeth C. Mansfield intitulé The Perfect Foil. François-André Vincent and the Revolution in French Painting (2011). Foil, le mot est difficile à traduire, et la meilleure définition qu’en donnent les dictionnaires anglo-français serait « repoussoir », mais aussi « faire-valoir ». Serait-ce donc contre d’autres artistes que Vincent seulement pourrait se définir ? Ou faut-il, comme le propose le sous-titre de l’ouvrage de Cuzin, Entre Fragonard et David, le situer forcément entre ces deux maîtres, qui incarnent également deux tendances bien différentes de l’art français à leur époque ? Ce qui caractérise avant tout Vincent, si par exemple on confronte son dessin avec celui de Peyron que nous venons d’évoquer, c’est qu’à l’ancrage obstiné de l’un dans une technique presque unique, au service d’une suite de compositions d’histoire d’esprit toutes semblables, s’oppose chez l’autre une extraordinaire capillarité envers des styles différents, tout autant qu’une incessante évolution ; on verra que celle-ci tient autant à la variété des genres pratiqués qu’au plaisir de se servir du « mode dessin » en toute occasion. Comme Michel II Corneille bien avant lui, comme Delacroix qui, au siècle suivant, en faisait sa « prière quotidienne », Vincent apparaît comme une sorte de « fou du dessin » dont l’habileté, pour ne pas dire la facilité, n’obère jamais la réussite des réalisations graphiques, décomptées aujourd’hui au nombre de plusieurs centaines. D’origine genevoise, Vincent naît à Paris en 1746 ; son père, miniaturiste apprécié, l’élèvera dans la religion protestante. Il entre vers 1760 dans l’atelier de Vien, et de ces années de formation ne subsistent que quelques dessins, dont une Académie masculine qui lui permet de remporter la médaille de quartier en juillet 1763, une étude quelque peu inhabituelle dans le choix de la posture, et assez rude de facture. Le contraste est frappant avec deux élégantes recherches à la sanguine conservées au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, destinées à un même personnage, un Jeune homme nu, le bras droit levé, visiblement une figure plafonnant [1223] ; tracées d’une sanguine menée avec fermeté, les deux images ne manquent ni d’élégance ni de sens du raccourci, et doivent encore beaucoup à Lemoyne comme à Natoire. Cuzin les situe vers 1765. À cette date, Vincent s’est déjà présenté une fois au prix de Rome. Il obtient en 1767 le prix de la tête d’expression, avec un Abattement qui n’a pas été conservé. L’année suivante le voit remporter le premier grand prix avec Germanicus apaisant la sédition dans son camp, une toile de l’Ensba dans laquelle s’expriment encore un ensemble d’influences contradictoires. À la même époque, c’est plutôt dans l’orbite de Fragonard (dont on n’est pas sûr qu’il l’ait rencontré avant 1773, mais dont il connaissait déjà certainement les peintures) que se situe son Autoportrait vêtu à l’espagnole, une toile ovale qu’abrite la villa-musée Jean-Honoré-Fragonard à Grasse. Le jeune artiste passe ensuite près de trois ans à l’École royale des élèves protégés ; on ne connaît de cette période que de rares témoignages graphiques qui ne possèdent pas de caractère probant. En revanche, dès le départ, fin août 1771, pour le long séjour au palais Mancini, en compagnie de Moitte et de Le Bouteux, le plaisir de dessiner semble se donner tout à coup libre cours. À la fin du voyage par la mer, Le Bouteux dessinera d’ailleurs son compagnon, dans un petit portrait à la pierre noire en mains privées, signé et précieusement annoté « en pleine mer 9. 8br 1771 ». C’est la même annotation, « en pleine mer », que l’on retrouve dans trois des études d’après des condisciples ou d’autres voyageurs, tracées alors par Vincent, pareillement à la pierre noire. L’une, provenant de Chennevières, récemment réapparue et aujourd’hui

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1223. François-André Vincent Jeune homme nu, le bras droit levé, vers 1765 ? Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, D. 1375

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dans une collection privée new-yorkaise, montre un homme installé au creux d’une barque ; la seconde, remarquable par son sujet, réunit un homme à la tête penchée et un petit singe, domestiqué, au-dessus de lui. Il émane de cette feuille, conservée au musée des Beaux-Arts de Caen [1224] , qui l’acquit en 1974 « dans un lot de vingt dessins » (!), un charme très particulier, la concentration de l’homme apparaissant en parfaite harmonie avec celle de l’intelligent animal. Cependant, l’évidente qualité de cette feuille n’a pas empêché son ancien propriétaire, Edmond de Goncourt, d’exécuter Vincent d’une phrase assassine dans La Maison d’un artiste, dénonçant en lui « Un des premiers déserteurs du goût du XVIIIe siècle, pour arriver à devenir un des médiocres adeptes de l’art raide et mannequiné 49 », ce qui prouve au moins une chose, l’étroitesse d’esprit dont fait preuve ce fameux « réinventeur du XVIIIe » dans sa conception d’un siècle trop souvent limité par lui au joli et au charmant. Un troisième dessin réalisé « en pleine mer », un Buste de jeune homme de profil à gauche, conservé au musée Atger à Montpellier, a été surchargé d’une main étrangère qui a ajouté l’annotation totalement fausse « En émigration ». Enfin, au cours d’une escale à Talamone, près de Grosseto, Vincent dessine un ami assis près du rivage, une feuille aujourd’hui non localisée. Les quatre feuilles dénotent un intérêt évident pour l’être humain, associé à une véritable capacité d’en varier l’approche avec aisance. Vincent va demeurer exactement quatre ans à Rome (octobre 1771-octobre 1775), multipliant les promenades comme les travaux, s’exerçant aux divers genres, dans le registre pictural comme dans celui du dessin. Sa production en ce domaine semble avoir été intense, car, on le sait par le Journal de Pierre-Adrien Pâris, le jeune architecte sera sollicité à plusieurs reprises par son condisciple pour monter des dessins, dont on peut supposer qu’ils devaient être protégés et consolidés aussitôt que créés. Les deux jeunes gens iront également de concert dessiner des vues à travers Rome. Les travaux scolaires semblent avoir beaucoup moins retenu Vincent en cette première année de séjour, comme en témoignent cependant deux académies d’un classicisme assez puissant, l’une à la sanguine relevée de blanc [1225] , l’autre à la pierre noire, utilisant deux manières différentes d’entourer la figure de hachures ou d’estompe pour la faire rejaillir, conservées à l’Ensba. C’est dans la crispation des visages que l’on pressent déjà un futur penchant de Vincent pour les expressions tendues. On trouvera dans une collection privée, datée de la même année, une sorte d’« académie dérivée » avec l’étude à la pierre noire d’un Satyre brandissant un épieu dont seule la partie basse n’est pas d’après nature. Vincent se montre plus à l’aise dans la pratique, si fréquente au palais Mancini, du dessin d’après des hommes drapés, pensionnaires ou modèles, qu’il étudie, classiquement, à la sanguine. Parmi d’autres, on peut citer en exemple l’Homme assis, l’index gauche levé du fonds Pâris de Besançon [1226] , qui contient également deux contre-épreuves de sanguine, une Femme assise et un Diacre. Cuzin considère comme un peu plus tardive une autre sanguine qui montre un Homme assis le bras droit tendu, d’une collection privée de Colmar, à l’expression particulièrement énergique et volontaire. D’autres études de figures concernent des familiers, vêtus quant à eux à la mode de l’époque. Une sanguine réapparue en 1997 à Paris, Jeune homme assis lisant, est remarquable par sa construction synthétique et l’attention portée à l’expression du visage du jeune modèle, peutêtre le fils de l’architecte Louis-François Trouard. Il n’est pas impossible que le même jeune garçon ait posé pour la pierre noire du fonds Pâris, Jeune homme étendu sur une couchette et lisant,

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FROIDEUR DU TRAIT, RAIDEUR DU SIGNE : CONTEMPORAINS, DISCIPLES ET RIVAUX DE JACQUES-LOUIS DAVID

« Un des premiers, il a fait briller, dans le style, l’aurore du bon goût, au milieu de la corruption de notre école 57 », écrit Émeric-David en 1872 dans sa Vie des artistes anciens et modernes. Ces mots ne s’adressent pas à Jacques-Louis David, généralement considéré comme le principal rénovateur de l’école française, dévoyée trop longtemps par les excès du rocaille, mais à un artiste né neuf ans avant lui, un Aixois du nom d’Esprit-Antoine Gibelin (1739-1813). Avec celui-ci débute, selon un principe purement chronologique, la succession des dessinateurs soucieux d’une austérité voulue du trait, d’une clôture du contour, d’une sorte de morale de la forme, autant d’éléments qui constituent une certaine image du dessin « néoclassique ». Celui à qui il arrive de signer « Spiritus Gibelin » a été longtemps oublié, mais on doit reconnaître que son œuvre graphique, en pleine redécouverte, surtout après la réapparition de tout un ensemble de feuilles dispersées à Paris le 10 décembre 2004, frappe par son originalité certaine, même s’il n’est pas toujours plaisant. D’abord formé par un peintre local, Claude Arnulphy (1697-1786), Gibelin part pour Rome en 1759 sans avoir tenté de suivre le cursus académique ; il y restera jusqu’en 1771. C’est là qu’il subit l’influence de Raphaël et surtout de ses élèves maniéristes, Giulio Romano ou Polidoro da Caravaggio. Il rencontre aussi bien sûr l’antique et ses imitateurs, comme l’évoque le beau lavis rougeâtre de la Fondation Custodia, Intérieur de l’atelier d’un sculpteur, où il est visible que s’élaborent en même temps deux copies du Gladiateur Borghèse [1277] . Mais, tout comme Vincent, Gibelin fréquente aussi un cercle d’artistes modernes, comme Sergel, qui dessinera en 1769 son portrait « en habit de voyage » conservé au Nationalmuseum de Stockholm, ou encore Füssli, qui orienteront son art dans une direction davantage teintée de bizarrerie et d’étrangeté. Le dessin préparatoire au tableau qui lui permit de remporter en 1768 le prix de l’Académie de Parme, Achille

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1277. Esprit-Antoine Gibelin Intérieur de l’atelier d’un sculpteur, vers 1770 Paris, Fondation Custodia, 1978.T.82 1278. Esprit-Antoine Gibelin Achille combattant le fleuve Scamandre, 1768 Stockholm, Nationalmuseum, NM 1717/1875

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1279. Esprit-Antoine Gibelin Alexandre s’inclinant devant le nom de Dieu, vers 1770 Stockholm, Nationalmuseum, NM 1788/1875

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combattant le fleuve Scamandre, feuille à la plume et au lavis qui appartient au fonds Sergel à Stockholm, affiche une facture enlevée, des courbes expressives opposées à des lignes raides et dures, des détails classiques et d’autres plus audacieux, comme les pieds du mort au premier plan [1278] . C’est plutôt dans la lignée du rendu davantage figé de la figure d’Achille que s’inscriront d’autres études de compositions à peu près de la même époque. Gibelin s’inspira de l’historien juif Flavius Josèphe (37-100) pour illustrer un thème rare, en un grand lavis sur plume et encre noire de près de 70 centimètres de long, conservé également dans le fonds Sergel à Stockholm, signé et situé « Romae » : il s’agit d’un épisode peu vraisemblable des Antiquités judaïques (la traduction française par Robert Arnauld d’Andilly date de 1667) qui montre Alexandre s’inclinant devant le nom de Dieu [1279] . La scène se passe devant les murailles de Jérusalem, et l’on y voit le jeune conquérant face au grand prêtre Jaddus. Le regard d’Alexandre est dirigé vers la tiare du pontife, sur laquelle est inscrit (mais sans que Gibelin l’ait représenté) le patronyme de Yahvé. Rien ne semble laissé au hasard dans cette description rigoureuse, avec ses personnages trapus aux regards concentrés ; un dessin au lavis, de facture moins brutale, est réapparu lors de la dispersion de décembre 2004 ; dans une inscription autographe en bas de la feuille, Gibelin reconnaît avoir réutilisé la composition beaucoup plus tard pour une allégorie du Concordat, où figuraient Bonaparte et le pape ! On serait tenté de rapprocher de cette composition une feuille tout à fait étonnante, réapparue chez Lucien Goldschmidt à New York en 1983, montrant Alexandre refusant des présents, et qui touche aux limites entre dessin d’histoire et caricature, essentiellement à cause des expressions outrées des visages. C’est une autre Antiquité, moins classique et davantage païenne, que Gibelin choisit d’évoquer au cours de ce même séjour romain avec un Sacrifice à Priape qui existe en deux exemplaires, l’un dans le fonds Sergel à Stockholm, l’autre acquis en 1975 par le musée des Beaux-Arts de Lille [1280] . Les deux feuilles, aux contrastes si brutalement affirmés d’ombre et de lumière, ne diffèrent que par un détail figuré sur le plat posé contre l’autel au centre de la composition. D’un érotisme résolu, l’image en évoque une autre, là aussi offerte par Gibelin à Sergel, et dans laquelle tous deux sont représentés en pleine bacchanale, mais transportés dans le monde antique, bien que la légende en bas du dessin ne laisse aucun doute sur sa contemporanéité, puisqu’elle explique que le dessin fut exécuté dans une maison de la Via Gregoriana à Rome (une rue où s’installerait Ingres quelques décennies plus tard), à l’occasion d’une orgie à laquelle participèrent les deux amis en compagnie d’un peintre italien du nom de Vincenzo Valdrè et de l’artiste britannique John Francis Rigaud (1742-1810), et d’une « meritrice », c’està-dire une prostituée, accompagnés de musiciens calabrais [1281] . Un bel article d’Ulf Cederlöf publié en 1979 dans l’Art Bulletin du Nationalmuseum a établi de façon subtile la relation entre la pose du personnage couché (sans doute Valdrè, Gibelin enlaçant la cuisse de la bacchante alors que Sergel debout et Rigaud agenouillé forment le groupe de droite) et une célèbre figure de Faune allongé exécutée par Sergel à Rome. Comme dans le Sacrifice à Priape, les formes sont évoquées d’un trait parfaitement suivi, mais avec encore une certaine souplesse d’écriture, que l’on retrouve dans l’étonnant Prêtresses nourrissant les chevaux d’Apollon, la première feuille de Gibelin à entrer au Louvre, acquise en 2009 après avoir appartenu à Sergel puis à ses héritiers. Ici, encore, l’humour n’est pas absent, ni la fantaisie dans la façon dont le dessinateur insiste sur les crinières bouclées des animaux [1282] , dans ce lavis sur plume signé « Spiritus Gibelin » et daté de « 1770 ». C’est sans doute de la période italienne que date aussi l’amusante Danse devant un mât de cocagne du legs Polakovits à l’Ensba, relevée de lavis brun, aux visages si surprenants et qui rappellent encore quelque peu le graphisme échevelé d’un Jean-Baptiste Corneille un siècle auparavant. Il existe au Stanford University Museum of Art une autre version de la même composition, avec un arrière-plan un peu différent.

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1280. Esprit-Antoine Gibelin Sacrifice à Priape, 1770 Lille, musée des Beaux-Arts, W 3566 1281. Esprit-Antoine Gibelin Une orgie, vers 1770 Stockholm, Nationalmuseum, NM AA/1979 1282. Esprit-Antoine Gibelin Prêtresses nourrissant les chevaux d’Apollon, 1770 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 54746

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9 LE MOMENT FRAGO

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UN AUTRE DESSINATEUR À PART

Pourquoi donc ce titre, « Le moment Frago », et à cette place ? Sans doute a-t-on souhaité ériger une sorte de parallèle, en deux chapitres qui formeraient comme des pendants à l’orée et à la fin du siècle, entre le court laps de temps de création de Watteau, moins d’une quinzaine d’années, et celui, nettement plus étendu, au cours duquel Fragonard apporte à l’évolution du dessin en France une contribution déterminante. Sans doute aussi le raccourcissement du patronyme de l’artiste – un peu trop familier, mais totalement dénué d’irrespect – paraîtra-t-il justifié en relisant deux lignes des Goncourt, dans le fascicule de L’Art du XVIIIe siècle qu’ils consacrent au maître en 1865 : « Ses tableaux n’en disent pas autant sur lui : dans sa peinture, il est Fragonard ; dans ses dessins, il est moins et plus : il est Frago tout court et tout intimement 1. » Chacun connaît les origines de Fragonard, né d’un père gantier à Grasse, la ville dont deux musées portent aujourd’hui son nom. Instruit par Chardin puis par Boucher, il est autorisé dès 1752 à concourir pour le prix de Rome, bien que n’étant pas élève de l’Académie royale, et remporte la récompense suprême avec Jéroboam sacrifiant aux idoles, une toile conservée à l’Ensba ; à l’époque, il a déjà peint sous l’influence évidente de Boucher des compositions souriantes, comme La Balançoire du Museo Thyssen-Bornemisza à Madrid ou le délicieux Hiver du LACMA à Los Angeles. Si l’on retrouve l’empreinte de Boucher dans le Jéroboam, notamment dans la figure de la femme agenouillée à gauche, cette empreinte se conjugue ici avec celles de Jean-François de Troy et de Carle Van Loo ; c’est ce dernier qui dirige alors l’École royale des élèves protégés, dans laquelle Fragonard va demeurer jusqu’à l’automne 1756, peignant entre autres une Psyché montrant ses trésors à ses sœurs, une toile acquise ensuite par la National Gallery de Londres, et qui était réapparue aux ventes Rothschild de Mentmore en 1977, précisément sous le nom de Carle Van Loo. On ignore tout de la manière de dessiner de Fragonard à cette époque : aussi lui a-t-on attribué sans grande vraisemblance un Sacrifice à la sanguine, aujourd’hui au Louvre, dont les liens stylistiques avec le Jéroboam paraissent singulièrement ténus. Durant son séjour à l’École royale des élèves protégés, Fragonard peint également deux sujets religieux, un Lavement des pieds toujours en place dans la cathédrale de Grasse, où il parvient déjà à imprimer un certain mouvement à un sujet éminemment statique, jouant habilement d’effets de lumière colorée, et un Repos pendant la fuite en Égypte, une composition ovale autrefois conservée au Chrysler Museum à Norfolk (Virginie), pour laquelle on connaît un dessin en relation, une étude à la plume et à l’encre brune qui se trouve au Nationalmuseum de Stockholm [1401] et qui pourrait bien constituer le premier élément connu, dans l’ordre chronologique, d’une production graphique qui en comptera peut-être plusieurs milliers. C’est l’occasion de rappeler que, bien qu’il n’existe pas de recension satisfaisante des dessins de Fragonard, le catalogue raisonné d’Alexandre Ananoff, qui comporte quatre tomes et dont devait paraître un cinquième, qui ne vit jamais le jour pour des raisons que nous évoquerons plus loin, comporte déjà deux mille sept cent vingt-six numéros, beaucoup consistant en de simples relevés de mentions antérieures, et seulement sept cent soixante-trois, hélas, étant reproduits. Ce premier dessin exprime déjà une allégresse, une nervosité dans le trait qui demeureront toujours une caractéristique de la manière Frago, qui parvient, comme en se jouant, à concilier rapidité et légèreté. Déjà les formes sont suggérées sans le recours à une ligne suivie, mais par une succession d’accents plus ou moins tournoyants. Certains auteurs ont tenté de rapprocher ce premier projet de composition d’un autre, un Tancrède et Clorinde de technique identique, en mains privées, qui porte une annotation « fragonard 1757 », mais dont la facture demeure pesante et peu enlevée.

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1401. Jean-Honoré Fragonard Le Repos pendant la fuite en Égypte, vers 1755 Stockholm, Nationalmuseum, NM 1/1930

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Le premier séjour italien : paysages à la sanguine, souvenirs à la pierre noire Le jeune pensionnaire arrive à Rome en décembre 1756, dans un palais Mancini dirigé par Natoire ; il commencera par décevoir celui-ci, qui semble avoir noté le découragement ressenti par le jeune artiste à la vue des grands maîtres du passé, avant de s’en montrer plus content. En 1759, Fragonard envoie à Paris des dessins, dont Marigny, dans une lettre au directeur de l’Académie de France à Rome, se dit « très satisfait », relevant « le feu que l’on connaissait dans cet artiste », puis notant qu’ils « sont purs, savants et corrects. Mais ne sont-ils pas dessinés avec trop peu d’arrondissement et d’effet ? », soulignant par là même le manque de souci affiché pour le coloris. Natoire, quant à lui, insiste sur « le feu qu’il [Flagonard, comme il le nomme] a naturellement pour son talent », tout en déplorant son « peu de patience ». Les quelques sanguines exécutées à Rome en tant qu’exercices académiques, qui consistent en des études de personnages drapés, souvent en costumes religieux, exercice auquel (on l’a déjà plusieurs fois relevé) les pensionnaires s’adonnaient fréquemment, en posant successivement les uns devant les autres, présentent-elles de significatives illustrations de ce « feu » si vite remarqué ? On en connaît une bonne dizaine, réparties entre les musées du Louvre, de Montpellier (Atger), des Beaux-Arts d’Orléans et le Nationalmuseum de Stockholm, ainsi qu’en mains privées. La tenue du trait de contour y apparaît extraordinairement ferme et suivie, et le système de hachures remarquablement autoritaire, ainsi dans les sanguines de Montpellier [1402 et 1403] . Les trois feuilles du Louvre, de provenances diverses, Saint-Morys, comte d’Orsay et une acquisition récente en 1987 [1404 et 1405] , possèdent les mêmes caractéristiques ; on peut rapprocher celle qui montre un personnage coiffé d’une mitre d’évêque d’une étude de l’ancienne collection Ryaux, vendue à Paris en juin 1986 comme attribuée à Bouchardon. Le même accoutrement a servi pour la sanguine conservée au Nationalmuseum de Stockholm, où le modèle a pris la pose d’un religieux faisant un geste de desservant, et c’est un autre acolyte qui est figuré dans une feuille en mains privées vendue à Paris le 27 avril 2012, que redouble d’ailleurs pratiquement une feuille qu’abrite le musée des Beaux-Arts d’Orléans ; enfin, une Figure drapée assise, dans le commerce d’art (Boerner) en 2003, peut être considérée comme la plus synthétique du groupe, d’une remarquable absence de détails, les drapés étant traités par grands pans, et les extrémités comme d’habitude limitées à quelques traits marqués. À cet ensemble, il faut ajouter des académies qui ont servi à illustrer l’article « Dessein » de l’Encyclopédie, les volumes de planches étant publiés à partir de 1762. Gravés par A.-J. de Fehrt, les dessins de Fragonard ne sont pas réapparus, mais il est notable que le jeune artiste ait été choisi comme illustrateur de cet article, avec des représentations de figures nues et d’autres drapées. Il devait sans doute exister nombre d’autres dessins de ce type, qui avaient frappé les auteurs de l’Encyclopédie par leur autorité ; de plus, leur solidité de conception permettait de les transposer facilement en gravure, ce qui ne sera plus le cas, nous le verrons, pour beaucoup de dessins d’illustration plus tardifs.

1402. Jean-Honoré Fragonard Étude d’homme drapé, allongé les mains jointes, vers 1756-1760 Montpellier, musée Atger, MA 79 1403. Jean-Honoré Fragonard Étude d’homme drapé, debout, chauve, vers 1756-1760 Montpellier, musée Atger, MA 80 1404. Jean-Honoré Fragonard Étude d’homme allongé costumé en religieux, vers 1756-1760 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 963 1405. Jean-Honoré Fragonard Étude d’homme assis costumé en évêque, vers 1756-1760 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 41376

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Le moment Frago

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En conclusion des trois volumes

« Il n’y a pas de cabinet des dessins idéal 1 » : cette phrase que j’inscrivais en tête de l’introduction à mon premier ouvrage un peu considérable d’histoire de l’art, l’inventaire des dessins de Théodore Chassériau au Louvre, publié en 1988, je n’y changerais pas un mot presque trente ans plus tard. Au fil de ces trois décennies, et même bien auparavant, puisque j’ai commencé à collectionner en 1974 et à publier des articles et des notices de catalogues en 1976, l’année où je soutenais ma thèse à l’École du Louvre, je me suis trouvé confronté à cette problématique si particulière : aussi bien en amateur (constituant peu à peu un ensemble d’œuvres graphiques qui s’apparente non pas à une création, comme le souhaitait généreusement mon ami disparu, Jacques Thuillier, mais bien davantage à une forme de composition de plus en plus nettement voulue) qu’en apprenti connoisseur (ce terme anglais qui désigne une forme particulière d’érudition, jamais pleinement atteinte), je n’ai cessé de m’interroger sur ce qu’étaient les dessins, les raisons qui me dirigeaient vers leur étude comme vers leur possession, la façon de gérer au mieux ces deux entreprises qui, quelque part, finiraient par se rejoindre, ou au moins sans cesse s’entrecroisaient. L’historien du dessin et le collectionneur font face, finalement, à la même interrogation qui sans cesse les taraude, puisque tous deux se doivent d’apprécier chacune des feuilles rencontrées, que ce soit au hasard des ventes publiques, des portefeuilles de marchands, des autres amateurs, ou au contraire dans les collections des musées selon le même critère : qu’est-ce qui fait la qualité d’une œuvre, justifiant sa prééminence par rapport à d’autres ? Et quels sont les éléments qui constituent ce que l’on est tenté d’appeler un chef-d’œuvre ?

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Le dessin français au XVIIIe siècle

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La qualité d’une œuvre, c’est là sans doute le terme le plus difficile à expliciter de toute la sémantique de l’histoire de l’art. Le mot désignerait-il une pièce séduisante au premier abord ? Une œuvre qui paraîtrait aux yeux de beaucoup réussie (et réussie ne voudrait certainement pas dire – ou du moins pas toujours – achevée) ? ou bien, dans le domaine du graphisme, une page suggestive ? Pour avoir été obligé de choisir quatre mille cinq cents images à répartir dans ces trois gros volumes consacrés à l’étude de trois siècles de dessin français, reflets de dix ans d’enseignement à l’École du Louvre au cours desquels j’ai dû montrer sur un écran à peu près quatre fois plus de reproductions, il me semble que je n’ai guère été guidé par la notoriété d’une œuvre, non plus que par une notion contraire, la fierté de la reproduire pour la première fois. Les feuilles retenues ont été systématiquement celles qui caractérisaient le mieux la ou les manières successives de l’artiste étudié, en même temps qu’elles le montraient à son meilleur dans ses capacités d’invention comme dans sa recherche esthétique. Le fait qu’elles soient liées à la genèse de tableaux, de sculptures ou de décors célèbres (ou moins connus) n’a pas été non plus négligé. Cependant, si certains considèrent que le dessin n’a d’intérêt que préparatoire, on a préféré ici la vision, cultivée depuis Giorgio Vasari, selon laquelle il commande aux trois arts majeurs mais vaut aussi per se. On a également pleinement adhéré à la notion si répandue de dessin-dessein, acceptant une fois pour toute qu’une idée venait s’inscrire, en une sorte de ligne directrice plus ou moins immédiatement lisible, sur la feuille qui supporte le moindre croquis. Il est des artistes qui ne sont connus que par un ou deux dessins (et j’aurais dû citer dans le volume sur le XIXe siècle la magnifique composition de Xavier Sigalon au musée des Beaux-Arts de Nîmes, Athalie faisant massacrer les enfants de la race de David [1505] , témoignage presque unique d’un grand talent graphique trop tôt disparu, ou encore signaler parmi les parfaits inconnus du siècle précédent cet Annequin qui signe une Toilette de Vénus, en mains privées [1506] et qui, bien que datée de « 1774 », doit étonnamment encore beaucoup à Boucher), et d’autres dont le corpus s’élève à des milliers de pièces, parfois si nombreuses qu’on n’a jamais tenté d’en dresser le catalogue raisonné, ainsi Delacroix ou Ingres, ou, plus éloignés de nous, François Boucher, Charles Le Brun ou Simon Vouet ; tout laisse espérer que ces trois dernières entreprises, placées entre les meilleures mains, aboutiront bientôt. Mais chacun devine qu’une fois l’œuvre dûment recensé, l’avenir se chargera de l’augmenter encore, dévoilant peu à peu des pages ignorées. Pour de tels artistes, cependant, le niveau de qualité est fixé par l’excellence, et il est aisé de mettre en exergue certaines œuvres, des moments de création, des séries spécifiques, qui emportent l’adhésion. On ne trouvera rien de plus parfait chez La Hyre que la suite consacrée à la Vie de saint Étienne, rien de plus audacieux chez Delacroix que la douzaine de dessins religieux conçus par l’artiste conscient de sa fin prochaine, au cours de l’hiver de 1862, rien de plus émouvant chez Watteau que la série des Savoyards dessinés en 1715, l’année où il met au point cette technique des trois crayons qu’il maintiendra par la suite, et dont les grandes feuilles de 1716-1720 parsemées d’« airs de têtes » constituent l’acmé. Et que dire de l’immense galerie humaine des quatre cent cinquante portraits dessinés d’Ingres, ou de celle, bien plus réduite mais d’une si parfaite qualité, d’un Mellan ou d’un Quentin Delatour ?

1505. Xavier Sigalon Athalie faisant massacrer les enfants de la race de David, 1827 Nîmes, musée des Beaux-Arts, IP 949 1506. Annequin La Toilette de Vénus, 1774 Localisation actuelle inconnue

En conclusion des trois volumes

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Louis-Antoine Prat

Chacun, qu’il soit amateur d’art ou professionnel, étudiant ou curieux, trouvera matière à découvrir et à admirer au fil de ce livre qui se regarde comme un musée et se lit comme un roman. Louis-Antoine Prat est également l’auteur, chez les mêmes éditeurs, des deux sommes dédiées au dessin français aux XVIIe et XIXe siècles, les trois volumes formant un ensemble incomparable sur le dessin français.

978-2-7572-1081-9

AU XVIIIe SIÈCLE

Écrivain et historien de l’art, membre du conseil artistique des musées nationaux, chargé de mission au département des Arts graphiques du musée du Louvre, commissaire de nombreuses expositions, président de la Société des Amis du Louvre, Louis-Antoine Prat a occupé entre 2007 et 2017 à l’École du Louvre la chaire d’histoire du dessin. Sa passion pour cette technique, qui, comme il le souligne, commande les autres arts – peinture, sculpture et architecture –, et son érudition encyclopédique le désignaient pour mener à bien ce livre d’art et de culture où s’associent sens de l’enseignement, finesse de l’analyse et goût du beau.

LE DESSIN FRANÇAIS AU XVIIIe SIÈCLE

Louis-Antoine Prat

Sept cent cinquante pages, illustrées de plus de mille cinq cents œuvres, composent un magnifique hommage à ce prodigieux XVIIIe siècle, si plein de charme, de grâce mais aussi de profondeur, un temps de bouleversements historiques, peu à peu animé par la pensée des Lumières.

LE DESSIN FRANÇAIS

Le dessin français au XVIIIe siècle, virtuose, le plus français qui soit, a été personnifié avec bonheur par Watteau, Fragonard, Boucher, Chardin, Greuze, Hubert Robert ou encore Oudry, parmi plus de deux cents artistes dont cet ouvrage exceptionnel révèle ou rappelle le talent.

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175 jusqu'au 31.08.2017

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