La construction du Louvre-Lens a été financée par l’Union européenne, par les collectivités territoriales et en premier lieu par le Conseil régional Nord – Pas-de-Calais. Le musée du Louvre-Lens atteste des volontés convergentes de placer au cœur d’une dynamique du territoire une action culturelle forte, ambitieuse.
Le Louvre-Lens est cofinancé par l’Union européenne. L’Europe s’engage en Nord – Pas-de-Calais avec le Fonds européen de développement régional.
Cet ouvrage accompagne l’exposition « Galerie du temps » présentée au musée du Louvre-Lens ; il a été mis à jour et tient compte des renouvellements d’œuvres du 4 décembre 2014. L’exposition « Galerie du temps » est organisée par le musée du Louvre, Paris, et le musée du Louvre-Lens. La Grande galerie a été réalisée grâce au mécénat du Crédit Agricole Nord de France.
En application de la loi du 11 mars 1957 [art. 41] et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © Musée du Louvre-Lens, Lens © Somogy éditions d’art, Paris 2012 pour la première édition 2014 pour la quatrième édition
www.louvrelens.fr www.somogy.fr ISBN Musée du Louvre-Lens : 978-2-36838-023-9 ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-0895-3 Dépôt légal : décembre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)
LOUVRE LENS LE GUIDE 2015 Xavier Dectot Jean-Luc Martinez Vincent Pomarède
Les mécènes et partenaires du musée du Louvre-Lens Mécènes Bâtisseurs Exceptionnels Crédit Agricole Nord de France Veolia Environnement Grands Mécènes Bâtisseurs Auchan Nexans Caisse d’Épargne Nord France Europe Grands Partenaires Orange Caisse des Dépôts SNCF Mécènes Bâtisseurs Trend Française de Mécanique AG2R La Mondiale Fondation d’entreprise Total Vitra Groupe Sia Crédit du Nord CCI de région Nord de France Dupont Restauration Maisons et Cités Avec la participation des Compagnons du Devoir et du Tour de France pour la fabrication du mobilier de l’espace pique-nique
Exposition Commissaires de la Galerie du temps : Jean-Luc Martinez et Vincent Pomarède Muséographie : Studio Adrien Gardère Musée du Louvre-Lens Président : Jean-Luc Martinez Directeur : Xavier Dectot Administratrice générale : Catherine Ferrar Chargée de recherche et d’exposition : Anne-Sophie Haegeman Médiation : Juliette Guépratte Multimédia : Guilaine Legeay Organisation et régie : Raphaëlle Baume, Caroline Chenu, Marie-Clélie Dubois Musée du Louvre Président-directeur : Jean-Luc Martinez Administrateur général : Hervé Barbaret Administratrice générale adjointe : Charlotte Lemoine Médiation : Catherine Guillou, Amine Kharchach, Frédérique Leseur, Marina-Pia Vitali Prêteurs de l’exposition Les œuvres présentées dans la Galerie du temps proviennent toutes des huit départements du musée du Louvre. Muséographie Muséographe : Studio Adrien Gardère (chef de projet : Lucie Dorel / Mathieu Muin) Lumières : ACL. Conception lumière Vitrines : Goppion Graphisme : Norm Soclage : Version bronze Installation : André Chenue S.A.
Édition Musée du Louvre-Lens Coordination, suivi éditorial et iconographie : Charles-Hilaire Valentin Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Conception graphique : Loïc Levêque Adaptation graphique et réalisation : Frédérique Cassegrain Coordination éditoriale : Laurence Verrand Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
REMERCIEMENTS
Depuis l’origine, le projet a été voulu et porté par la Région Nord-Pas-de-Calais et le musée du Louvre. Toutes les équipes sans exception de ces deux institutions doivent être ici remerciées pour leur implication constante. Il convient d’adresser un remerciement tout particulier aux premiers responsables ayant travaillé à la conception de la Galerie du temps : Élisabeth Taburet-Delahaye, Jean-Marc Legrand, Olivier Meslay, Marielle Pic et Danièle Brochu. Une gratitude toute particulière doit également être exprimée envers ceux qui ont suivi avec attention depuis l’origine le développement et la construction du musée : au Louvre, Claudia Ferrazzi, Valérie Forey, Katia Lamy et Catherine Sueur, à la Région Nord-Pas-de-Calais, Yves Duruflé, Didier Personne, Jérôme Darras, Bernard Masset, Gilles Pette, Elvire Percheron. Depuis 2011, les équipes du Louvre-Lens ont été constituées et leur effort permanent et constructif doit être particulièrement signalé et remercié. Le Centre de recherche et de restauration des musées de France a été un partenaire indispensable d a n s l e c a d re d e c e p ro j et et n o u s vo u l o n s adresser toute notre gratitude à l’ensemble de ses personnels.
Pages suivantes : Le musée du Louvre à Paris, vue aérienne Le musée du Louvre-Lens, vue aérienne sud-nord (image de synthèse)
SOMMAIRE
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Préface, Daniel Percheron Avant-propos, Jean-Luc Martinez
13 14 20
LE MUSÉE, Xavier Dectot
27 29
LA GALERIE DU TEMPS
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L’ANTIQUITÉ , Jean-Luc Martinez
34 43 48 55 56 66 74 80 84 90 93 94 99 106 125 126 128 134 144 154 162 170 177 183 184 185 211 224 232 242 252 267 279 286
Un territoire à nul autre pareil Semblable et différent, le Louvre-Lens
Introduction, Xavier Dectot
L’Antiquité dans les collections du musée du Louvre AUX ORIGINES DES CIVILISATIONS ANTIQUES (4e ET 3e MILLÉNAIRES AVANT J.-C.) L’Orient ancien au temps de la naissance de l’écriture Aux origines de la civilisation égyptienne Aux origines des civilisations méditerranéennes LE TEMPS DES GRANDS EMPIRES ORIENTAUX (2000-500 AVANT J.-C.) L’Orient ancien au temps de Babylone L’Égypte des grands temples La Méditerranée des cités L’Empire assyrien L’Égypte du crépuscule L’Empire perse UN MONDE GREC ET ROMAIN (500 AVANT J.-C. – 476 APRÈS J.-C.) La Grèce classique Le monde d’Alexandre le Grand L’Empire romain
LE MOYEN ÂGE , Jean-Luc Martinez et Vincent Pomarède Le Moyen Âge dans les collections du musée du Louvre Aux origines de l’Empire byzantin : naissance d’un art chrétien d’Orient Aux origines de l’art chrétien de l’Occident médiéval : décor et mobilier des premières églises Aux origines de la civilisation de l’Islam Rencontres autour de l’an Mil : l’Italie et Byzance L’Europe gothique Un apogée de l’Orient islamique Rencontres entre Orient et Occident
LES TEMPS MODERNES, Vincent Pomarède Les temps modernes dans les collections du musée du Louvre La Renaissance Trois empires modernes de l’Islam Arts de cour L’Europe baroque Le classicisme français Le temps des Lumières Néoclassicismes L’islam et l’art occidental au 19e siècle Autour de la révolution de 1830 : art et pouvoir en France
PRÉFACE
Daniel Percheron Sénateur du Pas-de-Calais Président du Conseil régional Nord – Pas-de-Calais
Avec l’ouverture du musée du Louvre-Lens, posé sur un ancien carreau de mine, c’est un rêve qui se réalise pour le territoire du Nord – Pas-de-Calais et pour son Président de Région. Un rêve pour les habitants de la Région, qui ont accepté le travail acharné des mines, puis ont affronté les difficultés, la reconversion avec un immense courage et une dignité sans égal. Un rêve pour le Conseil régional, ses élus et son administration, qui acceptent des paris hors du commun pour aider ce territoire à relever la tête, à fixer l’horizon, à montrer le chemin. Un rêve pour le Bassin minier, qui voit, avec les projets paysagers et urbains, la requalification des cités minières et de leurs jardins. Un espoir un peu fou d’une greffe réussie pour le développement économique de la douzième agglomération de France, dont l’ensemble de la Région pourrait profiter avec le projet d’Euralens et sa dynamique que nous espérons irréversible. Pour incarner ce rêve, il a fallu une opération de décentralisation tout à fait exceptionnelle, voulue par le Président Chirac puis relayée par un Conseil régional décidé à la mettre en œuvre et à la porter avec passion et ambition. Ce soutien ne se traduit pas seulement par l’apport financier que le Conseil régional, avec les autres collectivités partenaires, a assuré pour la construction et le fonctionnement du Louvre-Lens, il se retrouve aussi dans l’engagement de cette institution à jouer le rôle d’acteur à part entière du projet, dès son lancement en 2005 et bien au-delà de l’ouverture du musée. C’est avec la volonté d’accompagner le Louvre-Lens dans tous ses développements culturels, sociaux, économiques que les élus régionaux espèrent faire vivre ce rêve, l’offrir aux 4 millions d’habitants du Nord – Pas-de-Calais et le faire partager à leurs concitoyens européens.
AVANT-PROPOS
Jean-Luc Martinez Président-directeur du musée du Louvre
Déjà deux ans ont passé depuis le 4 décembre 2012 et l’ouverture du Louvre-Lens. Chaque anniversaire est une grande émotion : voir ce musée s’ancrer dans son territoire, voir le public y venir et y revenir, voir des visiteurs toujours plus attentifs découvrir ou redécouvrir les œuvres, c’est une grande fierté pour tous ceux qui, au Louvre et ailleurs, ont participé à la création de ce musée. En deux ans, beaucoup a été accompli par la jeune équipe du Louvre-Lens, et nous pouvons nous féliciter que les premiers objectifs aient été atteints : plus que le succès quantitatif de la fréquentation (plus d’un million et demi de personnes), c’est le succès d’estime de ce musée et la diversité de ses visiteurs qui sont une source de fierté. Les premières expositions, les premières programmations ont permis au musée de mieux connaître ses publics et de mieux mesurer leurs attentes. Le succès confirme la pertinence de l’association de l’excellence artistique et scientifique à une médiation ambitieuse et accessible à tous ; il est remarquable que le Louvre-Lens ait touché, pour plus de la moitié de ses visiteurs, des publics de la région, des publics socialement plus diversifiés que dans tout autre musée, et des publics venus nombreux des pays voisins, de Belgique notamment. Avec cette troisième année qui commence en 2015, une nouvelle ère s’ouvre pour ce jeune musée, qui doit confirmer son ambition d’exigence et de démocratisation. La démocratisation est le cœur même de ce projet ouvert à tous, et le Louvre-Lens doit poursuivre ses efforts pour fidéliser ses publics et gagner de nouveaux visiteurs. L’exigence, c’est avant tout celle d’une présentation exemplaire des collections du Louvre dans la Galerie du temps : pour la deuxième année consécutive, plus de vingt nouveaux chefsd’œuvre rejoignent Lens, en remplacement d’autres qui vont retrouver les galeries du Palais du Louvre. Cette rotation des œuvres, qui respecte la ligne chronologique de la Galerie, offre une sélection particulièrement représentative de la richesse des collections du Louvre : l’Adorant de Larsa de Mésopotamie, une
nouvelle œuvre de Jean-Auguste Dominique Ingres, Roger délivrant Angélique, un renouvellement important des sculptures médiévales, l’arrivée d’un autre chef-d’œuvre de Georges de La Tour, Saint Joseph charpentier, ainsi que celle du Bélisaire demandant l’aumône de Jacques-Louis David… Tels sont quelques-uns des importants renouvellements de l’année 2015 que chacun pourra voir ou revoir dans la Galerie du temps. L’offre culturelle du musée s’est également étoffée en deux ans et poursuivra son développement. En 2015, l’Égypte est à l’honneur, autour de l’exposition Des animaux et des pharaons, le règne animal dans l’Égypte ancienne ; puis les relations artistiques entre la France et l’Italie médiévales seront évoquées dans une nouvelle exposition en partenariat avec les musées italiens, Paris, Florence, Sienne, 12501320. La Scène va poursuivre une programmation riche et ouverte à tous les publics, en lien avec les scènes et compagnies de la région. Enfin, la programmation des coulisses, unique en France, sera développée, avec l’accueil dans les ateliers d’œuvres que le public pourra découvrir en suivant cette étape essentielle de leur vie que constitue leur restauration. Le Louvre-Lens est désormais une institution locale, nationale et européenne reconnue. Grâce aux partenariats établis avec des musées européens, il s’est affirmé comme un établissement incontournable au cœur de l’Europe. Dans une région riche en musées, il a su s’insérer dans ce réseau plus ancien que lui en valorisant les collections régionales dans le Pavillon de verre dans le cadre d’une « carte blanche » donnée à l’un de leurs conservateurs, en voisin. C’est ce double réseau que le Louvre-Lens continuera de construire à travers ses projets dans les années qui viennent. Soyons sûrs que cette nouvelle étape de la vie du Louvre-Lens, combinant exigence et ouverture, permettra au musée de poursuivre son aventure et aux publics du Nord-Pas-de-Calais et d’ailleurs de faire d’autres rencontres riches et inspirantes avec les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art.
LE MUSÉE
UN TERRITOIRE À NUL AUTRE PAREIL Xavier Dectot
Le Louvre-Lens est un musée dans toutes ses dimensions, avec toute l’universalité du Louvre, mais aussi toute la richesse du territoire qui l’accueille. Ce dernier est fortement marqué par son histoire, consubstantielle à son identité. Tout commence il y a près de trois siècles, dans la partie du Hainaut annexée par la France après les traités de Nimègue. En 1716, le vicomte Jacques Désandrouin obtient du roi l’autorisation de vérifier si la veine de charbon connue au nord de la frontière se poursuit de l’autre côté, et finit par la trouver à Fresnes-sur-Escaut. De là naît la première exploitation charbonnière, dont la compagnie des mines d’Anzin est le principal acteur. La révolution industrielle rend la demande de charbon toujours plus forte, mais ce n’est qu’au milieu du 19e siècle que l’on découvre que, dans le Pas-deCalais, la veine s’infléchit sur un axe est-ouest. À ce moment, le destin de la Gohelle bascule. Jusqu’alors, la plaine de Lens est un territoire peu peuplé, à vocation essentiellement agricole, malgré des terres au rendement médiocre. Entièrement traversée par la veine, la Gohelle est transfigurée. Fosse après fosse s’ouvrent, et la plaine se tourne tout entière vers l’exploitation du charbon. La première conséquence de cette transformation, bien davantage que l’évolution toponymique (ainsi Bully-en-Gohelle devient Bully-les-Mines), est l’explosion démographique : de moins de 3 000 habitants en 1850, la seule ville de Lens passe à plus de 30 000 en 1913 et dépasse les 40 000 dans les années 1960. Ce développement s’appuie sur de forts apports de populations exogènes, venues de France et de Wallonie d’abord, puis de bien plus loin : les Polonais et les Marocains sont les principaux contributeurs à l’exploitation des mines.
L a structure même des compagnies minières marque le territoire. Elles mettent en place un système original, où toute l’organisation sociale découle d’elles. Les habitants sont regroupés en cités, liées à la fosse où ils travaillent, vivant en quasi-autarcie. Ils disposent d’un petit lopin de jardin chacun, d’organismes de santé, d’une église et d’écoles. Tout le système fonctionne, de la naissance au décès, pour et par la mine. La grande profondeur des mines rend l’extraction du charbon moins rentable que dans d’autres régions, surtout à mesure que d’autres sources d’énergie se développent. Les fosses vont fermer petit à petit au cours des années 1960 et 1970, les toutes dernières survivant dans les années 1980. Mais les houillères ont durablement marqué le paysage, créant des reliefs étonnants, les terrils, et, surtout, donnant à l’agglomération qui s’étend tout le long de la veine de charbon son visage particulier, succession de cités minières d’époques très différentes. L’exploitation minière n’est pas la seule forme de violence humaine ayant eu un impact sur le territoire. Les collines de l’Artois, à l’élévation fort modeste, constituent le seul relief entre le bassin parisien et la plaine de Flandre. Elles sont un enjeu stratégique majeur notamment pendant la Première Guerre mondiale. Après les trois batailles de l’Artois en 19141915, le front s’arrête au pied de la crête de Vimy jusqu’à sa prise en 1917. Les villes qui se situent au pied, dont Lens et Liévin, sont presque entièrement rasées, destructions renouvelées pendant la Seconde Guerre mondiale et qui façonnent le visage de ces villes où un riche patrimoine Arts déco voisine avec de l’architecture plus moderne, parfois très utilitariste, comme les « Camus » qui composent les cités minières de la reconstruction.
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2
1 Aquarelle de Peltier des fosses 11-11 bis, 16-16 bis, 3-3 bis, 9-9 bis et de leurs citĂŠs, Centre historique minier, Lewarde.
2 Photographie des installations de surface de la fosse 9, Centre historique minier, Lewarde, avant 1914 (22425).
3 Chevalement de la fosse 9 de Lens, Centre historique minier, Lewarde, 1972 (22423).
SEMBLABLE ET DIFFÉRENT, LE LOUVRE-LENS Xavier Dectot
9 Face nord : Hall d’accueil (au centre). 10 Vue est du Hall d’accueil. 11 Intérieur du Hall d’accueil
Le projet architectural Le Louvre-Lens est étroitement lié au territoire dans lequel il s’insère, et ce tout d’abord par le terrain sur lequel il vient s’implanter. Il s’agit, en effet, d’un ancien carreau de fosse, celui des puits 9 et 9 bis des mines de Lens, surélevé de quelques mètres par rapport à son environnement par l’accumulation des schistes. À l’est, il est dominé par un monument de l’histoire minière et sportive, le stade Bollaert, construit en 1932-1933 par la compagnie minière. Au nord et au sud se trouvent deux cités minières très différentes. D’un côté, la cité Saint-Théodore est une cité-jardin de l’entre-deux-guerres (tout comme sa voisine, la cité Jeanne-d’Arc), faite d’un alignement de maisons mitoyennes bordées de petits jardins individuels, qui se développe le long de rues et surtout de mails qui lui assurent un certain espace. Au cœur de la cité se trouvent les deux écoles, l’une de filles et l’autre de garçons, juste à côté de l’église. La régularité des constructions n’est brisée que face à l’entrée de la fosse, dominée par les imposantes maisons de la haute hiérarchie de la mine (ingénieur, sous-ingénieur, médecin et pharmacien), ceintes de murs et de plus vastes jardins. Et du côté de la fosse 9 bis, en revanche, la cité a été détruite lors de la Seconde Guerre mondiale et reconstruite par la suite en utilisant des bâtiments préfabriqués, rapides à mettre en place, appelés « Camus », du nom de l’ingénieur qui conçoit leur système. Eux aussi sont regroupés par deux et ceints d’un jardin, mais avec une approche urbanistique encore plus rationnelle peut-être. De la fosse elle-même il ne reste plus, au début des années 2000, que la salle des pendus, très endommagée, et l’écurie, transformée en habitation.
Autour s’est développée une petite zone d’activité légère, mais l’essentiel des 22 hectares de terrain ont été rendus à la végétation. C’est cet espace extraordinaire, en centre d’agglomération, à proximité immédiate de la gare, que le Louvre et la région Nord – Pas-de-Calais offrent à l’imagination des architectes candidats au concours. En 2005, à l’issue de celui-ci, c’est l’équipe japonaise, l’agence SANAA, créée par Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa et future lauréate, en 2010, du prix Pritzker, qui se voit confier la maîtrise d’œuvre, en partenariat avec Catherine Mosbach, et Celia Imrey et Tim Culbert. L’une des particularités les plus remarquables du projet retenu est l’utilisation maximale de l’espace disponible par la création d’un véritable musée-parc, et non pas simplement d’un musée posé dans un parc. À ce titre, le visiteur du Louvre-Lens ne rentre pas brutalement dans un musée, mais s’en approche doucement par une étendue de verdure, qui, en même temps, souligne l’histoire du site et facilite l’appropriation du lieu. La mine est présente, mais de façon délicate et subtile. Les anciens cavaliers, ces voies ferrées qui servent à transporter le charbon extrait vers la gare, et les schistes vers les terrils, sont transformés en cheminements à travers le parc et vers le musée. Certaines essences, les pins notamment, rappellent les bois de soutènement utilisés au fond. D’autres témoignent de la reconquête du site par la nature. Ainsi, l’ouest est occupé par un bois de bouleaux dit pionnier justement parce que ces arbres sont les premiers à s’être réimplantés. Plus discrète, l’astragale à feuilles de réglisse, une plante protégée, est la preuve, elle aussi, de la place
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LA GALERIE DU TEMPS
INTRODUCTION Xavier Dectot
La Grande galerie est le cœur du Louvre-Lens. Elle accueille des expositions conçues pour cinq ans à partir des œuvres confiées à la garde du Louvre et forme, en quelque sorte, la collection permanente du musée lensois. Comme toute exposition permanente, cependant, elle n’est pas immobile : à Lens, les respirations seront notamment marquées par des rotations annuelles, qui verront quelques œuvres partir pour être remplacées par d’autres. Ce qui fait surtout l’originalité de la première exposition qui s’y tient, la Galerie du temps, c’est le choix de présentation. Tirant tout le parti de la longue galerie conçue par SANAA, la muséographie élégante et astucieuse du Studio Adrien Gardère présente les œuvres dans un seul espace, selon une logique chronologique. Ainsi se trouveront confrontées des œuvres qui, dans tous les musées encyclopédiques du monde, se trouvent séparées parce qu’appartenant à des civilisations ou à des techniques différentes. Et pourtant le monde mésopotamien et perse est en contact permanent avec le monde hellénique et l’Égypte, et, au Moyen Âge comme au 16 e ou au 17e siècle, bien des artistes interviennent à la fois comme peintres, sculpteurs ou spécialistes d’autres techniques. La Galerie du temps offre donc aux visiteurs un aperçu unique de l’histoire de l’art, dans les limites qui sont celles des collections du Louvre, s’ouvrant avec l’invention de l’écriture en Mésopotamie au 4e millénaire avant notre ère et se terminant avec la révolution industrielle au milieu du 19 e siècle, au moment où commence l’exploitation charbonnière à Lens.
L’ANTIQUITÉ
Jean-Luc Martinez
L’ANTIQUITÉ DANS LES COLLECTIONS DU MUSÉE DU LOUVRE
De la longue période que l’on a pris l’habitude d’appeler Antiquité, qui s’ouvre par la naissance de l’écriture (vers 3500 avant J.-C.) et se clôt en Occident par la fin de l’Empire romain, en 476 après J.-C., les collections du musée du Louvre permettent de montrer l’essor de trois foyers distincts de civilisation aux développements plus ou moins contemporains : le Proche-Orient, l’Égypte et le bassin méditerranéen. La Galerie du temps du Louvre-Lens réunit 70 œuvres produites sur plus de quatre millénaires dans cette vaste aire géographique allant de l’Algérie à l’Afghanistan. La mise en scène retenue permet de mettre en valeur les relations et les échanges entre ces trois foyers ainsi que les moments d’unification. Au centre de la galerie, les œuvres rassemblées appartiennent à la région souvent appelée du Croissant fertile, qui, de la Mésopotamie (Iraq actuel), région traversée par les fleuves Tigre et Euphrate, diffuse écritures et modèles d’organisation étatique vers l’est (plateaux iraniens) et vers l’ouest (côtes du Levant – Syrie et Liban actuels), entrant ainsi en contact avec les deux autres continents où se développent deux autres foyers que sont, présentée dans la galerie à main droite, l’Égypte, civilisation africaine toute centrée sur la vallée du Nil, et, présenté à main gauche, le bassin méditerranéen. Cette répartition géographique dans la largeur de la galerie rencontre une structuration chronologique dans la longueur, qui vient scander le parcours par des grands moments d’unification et rend perceptible toute la complexité de la géographie historique :
ainsi, après le temps des premières civilisations (4 e et 3 e millénaire avant J.-C.) sont mis en valeur les grands empires des 2e et 1er millénaires – Babylone, l’Empire assyrien puis l’Empire perse –, qui progressivement unifièrent le Proche-Orient et intégrèrent l’Égypte et une partie du monde grec, avant que les conquêtes d’Alexandre le Grand (336323 avant J.-C.) n’entérinent une forme d’hellénisation de l’Orient par l’Occident, prélude à l’Empire romain. On peut donc vouloir visiter la galerie en appréciant des œuvres créées à une même époque, en cheminant dans la largeur de l’espace ; c’est la structure que nous proposons dans ces pages. On peut aussi vouloir suivre l’évolution d’une production artistique d’une même aire géographique – par exemple en Égypte, des origines de l’écriture, vers 3200 avant J-C., à l’Islam –, il faut alors dérouler le temps dans le sens de la longueur, d’une présentation à l’autre. On peut enfin se laisser guider bien sûr par la seule qualité des œuvres exposées, car, au-delà de ces regroupements, plusieurs parcours traversent cette chronologie : celui de l’écriture et des langues de communication ; celui du portrait royal et impérial, du décor des temples et palais ; celui du mobilier funéraire, de l’évolution de la figure humaine, des dieux et héros de la mythologie. Le visiteur est ainsi invité à une longue remontée dans le temps à la rencontre des œuvres produites par les grandes civilisations antiques aux noms aussi exotiques qu’évocateurs, comme autant d’échos d’un passé lointain : Sumer, Babylone, l’Égypte, l’Assyrie, la Perse, la Grèce, l’Étrurie, Rome…
AUX ORIGINES DES CIVILISATIONS ANTIQUES (4e ET 3e MILLÉNAIRES AVANT J.-C.)
À l’entrée de la Galerie du temps, trois ensembles évoquent la naissance des civilisations antiques, marquées par l’apparition de l’écriture, phénomène lui-même lié à l’essor d’un pouvoir centralisé et à l’émergence des premières villes et d’une architecture monumentale. Cette période qui embrasse deux millénaires voit, pour les foyers de civilisation représentés dans les collections du Louvre, une certaine prépondérance du Proche-Orient ancien, placé pour cette raison au centre de la galerie. C’est dans cette région du monde que naissent en effet, avec les civilisations de Sumer (Iraq actuel), de l’Élam (Iran actuel) et de la Syrie, les premières cités-États. L’Égypte contemporaine de l’époque archaïque (3100-2700 avant J.-C.) et de l’Ancien Empire (2700-2200 avant J.-C.) développe un modèle de civilisation qui, au-delà de ses particularismes (du pouvoir de pharaon à la création des pyramides), n’est d’ailleurs pas sans rappeler les civilisations orientales contemporaines. En Méditerranée orientale, à la même époque, la civilisation préhistorique cycladique (2700-2300 avant J.-C.) – nommée ainsi car elle se forme en Grèce dans l’archipel des Cyclades –, ne connaît pas l’écriture, qui n’apparaît que plus tardivement dans cette zone géographique, au 2e millénaire avant J.-C. avec les civilisations nées en Crète et en Grèce continentale.
6. Civilisation de l’Oxus, Asie centrale (Afghanistan actuel) Vers 2300-1700 avant J.-C. Chlorite verte et calcaire Femme vêtue d’une robe-manteau de laine (« kaunakès ») : figure protectrice des vivants et des morts ? H. 17,3 ; l. 16,1 cm AO 22918 Achat, 1969
12. Égypte Vers 2350 avant J.-C. Calcaire peint Homme debout, statue funéraire d’un inconnu H. 85 ; l. 28 ; pr. 36 cm A 46 Achat, 1826
13. Égypte Vers 2500-2350 avant J.-C. Calcaire peint Décor d’une chapelle funéraire : scène de brasserie H. 31 ; l. 32 ; ép. 2,5 cm E 32880 Achat, 2006
AUX ORIGINES DES CIVILISATIONS MÉDITERRANÉENNES
Les civilisations qui naissent en Méditerranée orientale, contemporaines de l’Ancien Empire et du temps de Gudéa, développent des caractéristiques très différentes. Elles sont encore préhistoriques – au sens précis du terme : antérieures à l’histoire –, car elles ignorent l’usage de l’écriture, ce qui nous interdit de connaître l’origine des langues qui y étaient parlées. Dotées de ressources abondantes (marbre, émeri et pierre ponce dans l’archipel des Cyclades, cuivre à Chypre), plusieurs grandes îles constituent cependant la voie de diffusion des technologies venues d’Orient, notamment la maîtrise de la métallurgie, vers ce qu’il est anachronique d’appeler le continent européen. Par leur position géographique centrale entre l’Anatolie (Turquie actuelle) et la Grèce continentale, les îles des Cyclades voient l’émergence d’une civilisation singulière, qui produit notamment une vaisselle et une sculpture de marbre, la toute première du monde grec. On ignore la fonction et même le mode de présentation de ces curieuses statuettes tant admirées par les sculpteurs du début du 20 e siècle. L’Idole féminine nue aux bras croisés (fig. 14) s’apparente bien aux représentations préhistoriques de la déesse-mère en train d’accoucher. On connaît cependant quelques rares figurations de musiciens dans le même style, et certaines de ces œuvres ont été découvertes dans un contexte domestique, ce qui complique le débat sur leur usage. La simplification graphique (tête en forme de lyre, angle dessiné par les épaules servant de repère pour d’autres parties de l’anatomie) est toute relative : sur d’autres exemplaires conservés, des oreilles sculptées à l’arrière de la tête et peu visibles de face, et des traces de peintures pour les yeux et
L’ORIENT ANCIEN AU TEMPS DE BABYLONE
A près des « invasions barbares » venues de l’Ouest syrien, le royaume de Babylone parvient à reconstituer l’unité de la Mésopotamie à son profit. Au temps du roi Hammurabi, qui règne vers les années 1790-1750 avant J.-C., la cité devient la capitale politique, intellectuelle et religieuse d’un vaste empire. Célèbre pour son code de lois, conservé au musée du Louvre à Paris et comportant 282 articles touchant à tous les domaines de la vie privée et publique, H ammurabi est l’un des rares personnages historiques de l’Orient ancien connu du grand public. La Statuette, dite « l’Adorant de Larsa » (fig. 19) provenant de la cité de Larsa, en basse Mésopotamie, pourrait représenter le roi H ammurabi luimême. Le bonnet, proche de la coiffure royale, la feuille d’or qui orne le visage et la main, le geste – une main devant la bouche, dans l’attitude de la prière – sont ceux du roi devant la divinité. Sur le socle inscrit, un personnage est représenté dans la même attitude face au dieu Amurru. L’inscription mentionne que la statuette a été façonnée pour la « vie de H ammurabi ». L’œuvre en cuivre pourvue d’une petite vasque à offrandes pour recevoir de l’encens était donc destinée à appeler la protection du dieu sur le roi. Deux autres œuvres attestent la vitalité et le raffinement de la culture de la Babylone du 2 e millénaire. La Tablette en écriture cunéiforme (fig. 20) conserve dans l’argile crue un beau poème en langue babylonienne où dialoguent un homme et son dieu, modèle de la littérature prophétique et sapientiale qui donna avec la Bible, et le livre d’Isaïe notamment, parmi les plus beaux textes de l’humanité. Exposée à proximité, la curieuse stèle de calcaire noir est caractéristique de la culture des barbares kassites, qui, originaires de la région des Zagros, à l’est, ont pris possession de Babylone vers 1500 avant J.-C. en assimilant la culture
25. Luristan (Iran actuel) 800-700 avant J.-C. Bronze Plaque de mors (harnachement de cheval) figurant un héros cornu maîtrisant des fauves H. 11 ; l. 12,7 cm AO 20531 Collection J. Coiffard, achat, 1958
26. Anatolie centrale (Turquie actuelle) Vers 1400-1200 avant J.-C. Or Pendentif amulette : dieu hittite H. 3,8 ; l. 1,3 cm AO 9647 Dépôt du musée Guimet, 1925
L’ÉGYPTE DES GRANDS TEMPLES
L’Égypte contemporaine des civilisations babylonienne et hittite connaît au 2e millénaire avant J.-C. son apogée : conquêtes territoriales qui repoussent les frontières sud et est du pays, au-delà de la première cataracte, vers la Nubie, pour remonter jusqu’en Syrie ; période de magnificence marquée par la construction des grands temples de la région d’Abydos, de Thèbes, d’Assouan ou d’Abou Simbel. Au Moyen Empire (vers 2000-1700 avant J.-C.), les pharaons venus de Thèbes, dans le sud de l’Égypte, rétablissent l’unité du pays et fondent une nouvelle capitale, Licht, mieux située que la trop septentrionale Memphis. Le plus souvent creusées dans le rocher, les tombes d’Assiout, en Moyenne-Égypte, et de Thèbes, en Haute-Égypte, ont livré un mobilier funéraire caractéristique de cette période : les statuettes de faïence bleue côtoient des modèles de bois peint des serviteurs du mort, véritables substituts en trois dimensions des décors peints des parois des chapelles funéraires. La Porteuse d’offrandes (fig. 27) au buste menu, aux seins dévoilés, aux formes mises en valeur par une longue robe ajustée est une œuvre colorée représentative de cet art funéraire plein de saveurs. La chapelle était également équipée d’une table d’offrandes funéraire. Celle qui est inscrite au nom de l’intendant Nakht (fig. 28) permettait de recevoir les présents déposés en l’honneur du mort et est creusée d’une rigole pour l’écoulement des liquides. La sculpture de pierre de cette époque n’est pas seulement funéraire. Les grands temples consacrés par le pharaon sont l’occasion d’accumuler les statues des fonctionnaires au service du roi devant l’entrée du sanctuaire généralement ornée de portraits colossaux du souverain. D’Abydos, lieu qui conservait la tête d’Osiris, attirant ainsi les temples funéraires royaux et les effigies de particuliers qui cherchaient les faveurs du dieu, provient la Statue inscrite : offrande du roi au bénéfice d’un employé nommé
LA MÉDITERRANÉE DES CITÉS
Après des troubles qui précipitent vers 1200 avant J.-C. l’effondrement des civilisations palatiales entraînant la disparition de l’écriture qui leur était liée, la Méditerranée connaît une période de mutations fondamentales (retour à un semi-nomadisme, métallurgie du fer, rite funéraire de la crémation, naissance et diffusion de l’alphabet) d’où émerge un monde structuré en petites cités-États, où se façonne un modèle politique et artistique innovant. Dans la Grèce de l’époque archaïque (900-500 avant J.-C.) se définissent des styles dont la variété et la rapide évolution ne cessent de fasciner. C’est que la production artistique, s’extrayant d’un principe de commande liée à un pouvoir centralisé, a vu ses conditions se modifier profondément. Dans un contexte de culture de la rivalité par l’offrande dans une société aristocratique qui exacerbe la compétition sous toutes ses formes (jeux Olympiques, concours de théâtre, guerres incessantes), l’art grec est, malgré un vocabulaire décoratif commun à certaines époques, constitué de styles régionaux propres à chacune des cités. Ce phénomène fournit un terreau propice à l’apparition de personnalités artistiques osant signer leurs œuvres, véritable révolution des mentalités dont nous sommes les héritiers et qui explique comment lentement l’artisanat d’art finit par quitter la catégorie du travail manuel peu considéré et anonyme. L’adjectif « archaïque » convient donc bien mal pour désigner cette période d’âge d’or des cités grecques au cours de laquelle sont composés les chefs-d’œuvre de la littérature antique l’Iliade et l’Odyssée, d’Homère, au 8 e siècle avant J.-C. C’est aussi un moment de pleine expansion, puisque les Grecs fondent alors des colonies en Gaule (Marseille), en Espagne, en Italie du Sud et en Sicile, en Libye (Cyrène) et jusqu’en mer Noire (Ukraine, Russie, Roumanie et
Bulgarie actuelles), transformant la Méditerranée en « mare » grecque et préparant ainsi l’unification culturelle du bassin méditerranéen dont Rome saura profiter. Le monumental Vase funéraire (fig. 34) est un bon exemple de l’ambition des productions grecques de ce temps. Si, par son répertoire décoratif secondaire, fait de grecques (méandres), de losanges et de damiers, il appartient bien au style géométrique (900-700 avant J.-C.), ce cratère est, par sa monumentalité et son décor figuré, caractéristique du style qui se développe à Athènes : le vase percé n’est pas un récipient utilitaire, mais le marqueur d’une tombe aristocratique du cimetière du Dipylon, au nord-ouest de la ville, qui glorifiait le défunt, représenté étendu sur le bûcher, entouré des pleureuses, selon un rite connu par le récit des funérailles de Patrocle, l’ami d’Achille, dans la littérature homérique. Les silhouettes au buste triangulaire révèlent une conception organisée du corps humain riche d’avenir. Par contraste, l’Idole féminine en forme de cloche (fig. 35), pourtant contemporaine, mais produite dans une tout autre région, la Béotie, au nord d’Athènes, présente une grande fantaisie de composition malgré le recours à un répertoire décoratif similaire pour la robe : la petite tête juchée sur un long cou est l’expression d’une vision différente du corps humain. L’objet, destiné à être suspendu, a pu être offert dans un arbre, mais a sans doute, dans un second temps, appartenu au mobilier d’une tombe. La Galerie du temps propose ainsi d’apprécier, depuis les idoles cycladiques du 3 e millénaire avant J.-C. (fig. 14), la fascination qu’exerce dans la culture grecque le corps humain. La perspective créée ici par la mise en scène veut souligner l’importance de ce thème qui traverse ensuite l’art grec classique (fig. 51) puis l’art romain (fig. 67) et occidental (fig. 127 et 128). On a
L’ÉGYPTE DU CRÉPUSCULE
Au 1 er millénaire avant J.-C., l’Égypte connaît une période de troubles et de morcellement politiques qui a fait parler d’un déclin de la « Basse Époque ». Le pays fait en effet face à l’occupation étrangère par des dynasties venues de Libye ou du pays de Kouch (Soudan actuel), avant la conquête, en 664 avant J.-C., par les armées assyriennes d’Assurbanipal, suivie par celle des Perses en 525 et l’arrivée d’Alexandre le Grand, en 332. Ces occupations alternent cependant avec des moments de reprise du pouvoir par des dynasties locales, telle la XXVI e dynastie (663-525 avant J.-C.). Ces pharaons, d’abord simples vassaux des Assyriens, installent leur capitale à Saïs, dans le delta du Nil, signe, avant la création d’Alexandrie, que l’Égypte se tourne vers la Méditerranée et n’est plus cette puissance africaine centrée seulement sur la vallée du Nil. Cette courte période est marquée par une reprise politique et culturelle, véritable renaissance de l’architecture religieuse et de la sculpture faisant référence aux grands styles du passé. La statue du Pharaon Psammétique II (fig. 42), qui règne de 595 à 589 avant J.-C., en est un bon exemple. Le doux modelé du traitement poli de sa surface, le caractère soigné et traditionnel des hiéroglyphes qui donnent les noms du roi comme le goût pour les pierres dures sont caractéristiques d’un style qui se fige par référence aux modèles de l’Ancien et du Moyen Empire. Or, il est intéressant de rappeler – et la Galerie du temps à Lens est l’un des rares musées qui le permettent – que cette sculpture saïte est celle que les Grecs de l’époque archaïque contemporaine ont connue et imitée,
profitant ainsi de cette culture faisant la synthèse de l’art égyptien. Au même moment, on note en Égypte une certaine vitalité des arts du métal, les artisans maîtrisant les techniques d’incrustation. La déesse Bastet sous sa forme de chatte (fig. 47) aux yeux de cristal de roche en est un bon exemple. Ce type reproduit en très grand nombre est devenu aujourd’hui l’un des symboles de la civilisation égyptienne. C’est que la statuette illustre également les profonds changements de la religion égyptienne de ce temps. Le culte des dieux-animaux prend alors de l’ampleur, entraînant la vénération d’animaux sacrés et la momification de nombreuses espèces, phénomène qui nourrit sans cesse l’intérêt du grand public d’aujourd’hui. Mais l’évolution la plus notable de la pensée religieuse des Anciens égyptiens affecte leur conception de la survie après la mort : on assiste alors à une véritable « démocratisation » de la pratique de la momification, qui s’étend à de nombreux particuliers. C’est donc pour cette période que le matériel funéraire découvert est le plus abondant et le plus représentatif. Nous proposons pour cette raison un ensemble complet évoquant ces pratiques funéraires : Sarcophage de la dame Tanetmit (fig. 43), comprenant enveloppe de momie, cercueils intérieur et extérieur ; Vases à viscères (canopes) de la dame Taremetenbastet (fig. 44) ; Troupe de serviteurs funéraires « ouchebtis » inscrits au nom de Neferibreheb (fig. 45) ; Trousseau d’amulettes d’une momie (fig. 46) comptant des objets d’or, de faïence, de verre, de pierres dures et de pierres semi-précieuses.
L’EMPIRE PERSE
Fondé par le roi Cyrus le Grand (559-530 avant J.-C.), agrandi par son fils Cambyse, l’Empire perse atteint son apogée sous le règne de Darius Ier (522486 avant J.-C.), noble du clan des Achéménides, dont le pouvoir s’étendait de l’Indus, à l’est, à la mer Égée, à l’ouest (y compris l’Anatolie et Chypre), et de l’Égypte, au sud, aux rivages de la mer Noire, au nord, formant l’un des plus grands empires jamais constitués. Malgré l’affrontement avec les Grecs au cours des guerres dites improprement « médiques » (490-479 avant J.-C.), célébrées à des fins de propagande par Athènes, cette puissance reste la plus grande de la région aux 5e et 4e siècles avant J.-C., et seule son existence permet la folle épopée d’Alexandre le Grand (336-323 avant J.-C.), qui, par sa conquête rapide, en recueillit les fruits au profit de l’intégration du Proche-Orient antique au monde grec. Venant du haut pays iranien, les Perses gouvernent un empire multi-ethnique, divisé en provinces (les satrapies) reliées par un réseau routier performant et unifié par l’usage de la monnaie en or, en argent et en bronze et un système de poids et mesures. Sachant employer les élites et les ressources locales (le bois et la flotte phénicienne, par exemple), les Perses créent une culture raffinée, mêlée d’emprunts à l’Égypte, à la Grèce, à l’Assyrie ou à la Babylonie, parfaite synthèse en faveur d’une idéologie impériale. Avec l’orfèvrerie de cour, ce sont les palais de Suse ou de Persépolis qui évoquent le mieux cet art perse achéménide. Les fouilles conduites à Suse par Marcel Dieulafoy entre 1884 et 1886 et reprises au
48. Suse (Iran actuel) Vers 500 avant J.-C. Briques siliceuses à glaçure Fragment du décor du palais du roi perse Darius I er : archer de la garde royale H. 1,96 ; l. 0,80 ; pr. 0,20 m Sb 23117 Fouilles de R. de Mecquenem, Suse (Iran actuel), 1908-1913
20e siècle par Jacques de Morgan puis par Roland de Mecquenem ont fait du musée du Louvre un conservatoire exceptionnel de l’art palatial de ce temps. Le Fragment du décor du palais du roi perse Darius I er représentant un archer de la garde royale (fig. 48) est le fruit d’une reconstitution minutieuse, car les briques ont été retrouvées éparses, remployées dans des bâtiments plus tardifs. Le palais, qui couvre une superficie de cinq hectares, comporte une salle d’audience, nommée apadana, entourée de trois portiques soutenus par 36 colonnes à base campaniforme et chapiteaux décorés de doubles protomes de taureaux. Les murs nord et sud portaient vingt bas-reliefs de briques siliceuses à glaçure colorée constituant une frise d’archers – peut-être les fameux Immortels, la garde d’élite du Grand Roi, formée de 10 000 hommes – et portant une lance à embout d’argent, rendu ici par une glaçure blanche. Le vêtement de cour sophistiqué ne semble cependant pas adapté au combat et voudrait sans doute évoquer la nation perse en armes soutenant le roi. L’inscription placée au revers, découverte à Magnésie du Méandre, en Carie (Turquie actuelle), transcrit une Lettre en grec du roi perse Darius Ier à un gouverneur d’Asie mineure, Gadatas, satrape de Carie (fig. 49). Évoquant sa politique de gestion des terres royales, l’administration du Grand Roi s’exprime en grec, la langue locale qui est en train de devenir, dans cet immense empire multiculturel, celle de la communication, prélude, avec l’emploi du marbre et la diffusion d’un certain répertoire architectural et décoratif à l’hellénisation du monde alors connu.
LA GRÈCE CLASSIQUE
Survalorisé par les Romains puis par les Modernes, qui y puisèrent des valeurs d’ordre et d’équilibre correspondant bien à leur conception du monde et à la place qu’ils voulaient donner à l’homme, l’ar t grec classique est pour tant un moment éphémère presque entièrement limité au chantier de reconstruction de l’Acropole d’Athènes, au 5 e siècle avant J.-C. Ouverte par les affrontements qui, au cours des célèbres batailles de Marathon (490 avant J.-C.) et de Salamine (480 avant J.-C.), repoussent l’avancée de l’Empire perse, l’époque classique, plus étendue quand on prend comme critère l’expression littéraire des 5 e et 4 e siècles avant J.-C., est d’abord un temps d’hégémonie de la cité d’Athènes, qui impose au monde grec, par la puissance de sa flotte, un véritable impérialisme. À peine entamée lors de la fratricide guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.-C.), contre Sparte, cette puissance est reconstituée au 4 e siècle avant J.-C. Seuls les rois de Macédoine Philippe d’abord puis son fils Alexandre le Grand parviennent dans la seconde moitié de ce siècle à renverser cette domination et à entraîner le monde grec dans l’aventure de la conquête de l’Empire perse. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’au moment de son apogée l’Athènes classique – qui a donné les chefs-d’œuvre de la littérature de
Sophocle à Aristophane et a accueilli les grandes écoles de philosophie (l’Académie de Platon comme le Lycée d’Aristote) – soit une puissance impérialiste. Afin de fonder, voire imposer, son régime, la démocratie athénienne repose sur la participation militaire des plus pauvres de ses citoyens, excluant donc les femmes et les étrangers, et suppose ainsi un état de guerre quasi permanent. Les fouilles précoces que Louis Sébastien Fauvel conduit en 1788-1789 sur une Acropole devenue garnison militaire turque inaccessible valent au Louvre le privilège de conserver quelques très rares témoignages de l’Athènes classique. Document historique autant qu’œuvre d’art, la Stèle portant en grec les comptes des trésoriers du Parthénon (fig. 50) est une œuvre exceptionnelle datée entre 409 et 405 avant J.-C. Taillée dans un marbre d’Athènes (le Pentélique), signe d’une farouche volonté de limiter les importations, l’inscription biface atteste le fonctionnement de cette démocratie qui, obligeant les magistrats, simples citoyens tirés au sort par peur du pouvoir personnel, à rendre des comptes publics en faisait annuellement la publicité en gravant sur marbre les documents que chacun, par la diffusion de la culture écrite, se devait de vérifier. Au-dessus des textes, dans une vignette en bas relief, se tiennent, de part et d’autre de l’olivier sacré, Athéna,
LE MONDE D’ALEXANDRE LE GRAND
Mais c’est avec la personnalité d’A lexandre le Grand, roi de Macédoine (336-323 avant J.-C.) [fig. 53], que le destin du monde grec bascule. Imaginée par son père Philippe, la conquête de l’Empire perse devient, au terme d’une incroyable épopée, un rêve surpassé : le roi macédonien pousse les limites du monde connu jusqu’à l’Indus, avant de revenir mourir, de fièvre ou d’empoisonnement, à Babylone, en laissant une succession difficile. Des guerres incessantes entre ses généraux émerge un monde transformé où règnent des grandes dynasties d’origine grecque – Lagides en Égypte, Séleucides en Asie –, qui diffusent à partir de nouvelles capitales (Alexandrie, Antioche) une culture urbaine de tradition grecque, tout en ménageant les élites locales peu à peu assimilées, et les traditions religieuses toujours vivaces des populations des campagnes. Les conditions de la création artistique en sont bouleversées ; désormais, la commande royale favorise un art de cour bien étranger à l’idéal civique des anciennes cités grecques. Les portraits du conquérant eux-mêmes trahissent ces profonds changements : le souverain s’attache en effet plusieurs artistes de renom qui osent le représenter à l’égal d’un dieu, dont le peintre Apelle et le sculpteur Lysippe, qui composa un portrait – que l’on connaît par les répliques conservées de son œuvre – à la chevelure « de lion », où le roi, nu comme un dieu ou un héros de la mythologie, plante une lance dans le sol perse et défie Zeus en proclamant : « À toi, Zeus, mon père, le ciel ; à moi, la terre ! » Cette démesure qui fascina encore la littérature médiévale et moderne en Occident comme en terre d’Islam est un signe important de l’évolution des mentalités à l’origine des styles exubérants et éclectiques qui voient le jour dans ces terres contrastées. Cependant l’hellénisation des cultures orientales est largement antérieure aux conquêtes du Macédonien, qui ne font qu’accélérer et donner un nouveau cadre politique à un phénomène plus profond et plus ancien. Le Sarcophage à couvercle sculpté d’un visage féminin (fig. 58) produit en Phénicie à la fin du 4e siècle rappelle à propos que la synthèse entre une forme égyptienne – ici un sarcophage –, un matériau grec – le marbre – et un style oriental ne doit rien ou presque aux événements militaires contemporains.
Une culture grecque nouvelle, inventant le musée et accumulant les collections d’art, comme dans les bibliothèques à Alexandrie ou à Pergame, s’impose peu à peu et diffuse un répertoire qui devient commun à des zones géographiques fort éloignées. L’art, fait de références pour les grands styles du passé, explore alors toutes les techniques et toutes les expressions : peinture et mosaïque ; exploration, en sculpture, de la vieillesse, de la laideur ou des caractéristiques ethniques ; sens de l’effet théâtral ; mise en scène de l’espace urbain… Plusieurs œuvres rassemblées ici attestent l’inventivité artistique de cette longue période (du 3e siècle au 1er siècle avant J.-C.) qualifiée d’abord de manière péjorative d’« hellénistique » et qui s’étend du règne d’Alexandre le Grand à la fin de la conquête romaine, marquée en 30 avant J.-C. par le suicide de Cléopâtre, dernière reine – grecque ! – d’Égypte. La petite statuette de terre cuite de Niké, jeune femme ailée personnifiant la Victoire (fig. 54) est, avec la grâce de l’envolée du corps échappant à la pondération qui a obsédé toute la sculpture grecque jusque-là, une œuvre caractéristique de ce temps qui cherche à dépasser les limites d’un genre. La précieuse Statuette de femme nue debout, représentant peut-être la « grande déesse babylonienne » (fig. 55), allie le modelé réaliste d’un nu féminin grec inventé pour les images de la déesse Aphrodite à l’exubérance orientale de sa parure et de l’incrustation pour ses yeux et son nombril de rubis importés de Birmanie ! Dans cet art qui fait la synthèse entre plusieurs cultures, l’Égypte grecque joue un rôle particulier. L’Hermaphrodite, copie romaine d’un « Hermaphrodite endormi » (fig. 56) attribué par les sources littéraires au sculpteur Polyclès, actif à Alexandrie, est révélateur du goût qui s’y cultive : le sujet – le fils d’Hermès et d’Aphrodite uni au corps d’une nymphe pour ne former qu’un être bisexuel – n’a rien de scabreux, mais joue sur l’effet de surprise en anticipant la réaction du spectateur transformé en voyeur. À l’opposé, l’austérité du drapé de diorite de La déesse égyptienne Isis ou une reine grecque représentée en Isis (fig. 57) tient à la persistance d’un style égyptien traditionnel bientôt figé et exporté à Rome, qui connaît l’une des premières formes de cette égyptomanie si caractéristique de la culture occidentale.
L’EMPIRE ROMAIN
L’unification du monde alors connu par Rome, une simple cité qui aurait été fondée en 753 avant J.-C., fut progressive, lente et sans cesse menacée ou remise en question. Il faut cependant rappeler les grandes étapes qui conduisent à la constitution de l’immense empire autour de la mer Méditerranée, devenue un lac romain – « notre mer », selon l’expression latine mare nostrum, modèle inégalé des Empires byzantin, carolingien, du Saint Empire romain germanique ou des tsars russes sans cesse nostalgiques de cette grandeur passée. L’essentiel des conquêtes remontent à l’époque de la République romaine (509-27 avant J.-C.) et sont le fruit d’un enchaînement de circonstances, non d’un programme : l’Italie étrusque, italique et grecque est unifiée aux 4 e et 3 e siècles avant J.-C., entraînant l’affrontement simultané avec Carthage – lors des guerres puniques, de 264 avant J.-C. à 146 avant J.-C. – et la Grèce – Corinthe est prise par les Romains en 146 avant J.-C. Les guerres contre Carthage sont elles-mêmes à l’origine de la conquête de la Gaule du Sud et de l’Espagne, pour atteindre l’Afrique par voie de terre, et celles en Méditerranée orientale conduisent, d’abord par crainte d’être pris à revers, à l’annexion des anciens royaumes des successeurs d’Alexandre le Grand, conquête achevée à la mort de Cléopâtre, en 30 avant J.-C. Ces guerres incessantes suscitent une crise politique majeure qui voit, lors des guerres civiles, s’affronter les principaux généraux romains (Sylla, Marius, Pompée, Jules César) et qui conduit à la création d’un régime ambigu que nous appelons « empire », d’essence militaire, mais qui maintient l’illusion d’une république et d’un sénat et cherche des solutions de continuité politique tout en refusant d’être une monarchie héréditaire. Il s’ensuit, jusqu’à la fin de l’empire, en 476 après J.-C., l’alternance de périodes de stabilité politique, liées à la succession de membres d’une même famille ou par un système d’adoption, et d’époques d’instabilité, marquées par
des assassinats le plus souvent dus aux troubles militaires. Car si les conquêtes se poursuivent aux 1er et 2 e siècles après J.-C. – conquête de la Bretagne (Grande-Bretagne actuelle) sous les empereurs Claude et Hadrien, annexion de la Dacie (Roumanie actuelle) en 117 après J.-C. par l’empereur Trajan –, les limites du monde romain sont à peu près fixées à l’apogée de l’empire, vers 130-160 après J.-C., aux frontières naturelles que sont le Rhin et le Danube au nord, le désert du Sahara au sud, le Tigre et l’Euphrate à l’est, frontière la plus difficile à protéger face aux puissants Empires parthe puis sassanide, formés en Iran, seuls véritables rivaux des Romains. L’art romain est donc au service de ce système politique complexe et fragile, tout en assimilant les apports de civilisations fort variées. L’acculturation ne se limite donc pas à l’influence de la culture grecque, comme on le croit généralement, et ne se cantonne pas non plus à la production artistique ; elle est plus générale et concerne aussi le mode de vie, la religion… Dans un monde ancien, aux communications lentes malgré l’excellence des routes, l’unité d’un monde romain n’est donc sans doute qu’un rêve des Modernes, parfois mis au service des colonialismes européens. Elle se définit cependant par une certaine monumentalisation du paysage à l’origine d’un patrimoine aujourd’hui encore commun au nord et au sud de la Méditerranée : les aqueducs gigantesques et la civilisation de l’eau qu’ils laissent deviner (thermes, bains publics, fontaines) ; les amphithéâtres (arènes), théâtres et cirques, marques de la diffusion d’une culture des loisirs ; l’organisation de l’espace civique (forum, plan des rues), autant de signes d’une romanisation qui passe également par la diffusion de l’écrit (en latin dans la partie occidentale, en grec dans la partie orientale). La mise en scène de la Galerie du temps rend perceptible cette nature profonde de l’art romain : l’armée romaine et les images de son chef militaire, l’empereur, sont placées au cœur de l’espace consacré à cette civi-
67. Rome ? Italie Vers 150 après J.-C. Marbre Jupiter, roi des dieux romains, portant le foudre et accompagné de l’aigle H. 1,85 m MR 254 Collection Borghèse, achat, 1807
68. Capitole, Rome, Italie Vers 100-200 après J.-C. Marbre Relief représentant Mithra, dieu iranien du Soleil, sacrifiant le taureau H. 2,54 ; l. 2,75 ; ép. 0,80 m MR 818 Collection Borghèse, achat, 1807
LE MOYEN ÂGE
Jean-Luc Martinez Vincent Pomarède
LE MOYEN ÂGE DANS LES COLLECTIONS DU MUSÉE DU LOUVRE
Le millénaire couvrant la longue période qui court du 5e au 15e siècle est artificiellement appelé en Occident « Moyen Âge ». Comme pour d’autres notions historiques, cette terminologie dont le 19 e siècle a abusé de manière péjorative ne rend pas justice à des civilisations riches et complexes qui, davantage que la lointaine Antiquité, ont posé les fondements du monde moderne et notamment les limites de sa géographie politique. C’est un temps de profondes mutations qui voit la transformation progressive de la culture issue de l’Antiquité tardive durant les premiers siècles d’un « haut Moyen Âge » (5 e 10 e siècle) aboutir à la création d’une civilisation originale, celle de l’Europe romane et gothique (11e-13e siècle), dont les développements aux 14e et 15 e siècles se prolongent même au 16 e siècle et cohabitent largement avec la période qu’on a, tout aussi improprement, qualifiée de « Renaissance ». Cette chronologie qui ne vaut que pour l’Europe occidentale correspond cependant grossièrement aux grandes césures que connaissent l’histoire de l’Empire byzantin, divisée par la crise iconoclaste (730-843) et par la quatrième croisade (1204) en périodes protobyzantine et médiobyzantine (4 e 11 e siècle), et celle de la renaissance de l’empire sous la dynastie des Paléologues (1261-1453). Cela correspond également aux coupures qui marquent l’histoire du monde islamique, divisée à la suite de la période d’unité des califats Umayyades, Abbassides et Fatimides (7e -11 e siècle) par les recompos itions
AUX ORIGINES DE L’EMPIRE BYZANTIN : NAISSANCE D’UN ART CHRÉTIEN D’ORIENT
La période commodément appelée « haut Moyen Âge » (5e-10e siècle) permet de bien comprendre que la rupture avec l’Antiquité tardive ne fut ni brutale ni soudaine. On a volontairement insisté dans la Galerie du temps sur la survie d’un répertoire décoratif issu du monde grec et romain, héritage commun à l’Occident et à l’Orient. Le motif du « rinceau habité », par exemple (fig. 75, 78 à 80, 95 et 96), comme les remplois (fig. 88) ou la reprise d’une iconographie impériale (fig. 73) sont autant de témoignages de ce patrimoine. Les innovations techniques (invention de la faïence en terre d’Islam [fig. 89], émaux cloisonnés sur or dans le monde byzantin [fig. 101], émaux champlevés sur cuivre dans l’Europe romane et gothique [fig. 84 à 86]) comme la prédilection pour certains arts et matériaux (argenterie [fig. 77], ivoire [fig. 96, 97, 99 et 100]…) sont autant de signes d’une transformation progressive des canons esthétiques qui aboutissent vers l’an Mil à des aires de civilisation originales. La continuité avec l’Empire romain est bien évidemment forte pour son successeur immédiat, que nous appelons « byzantin ». On se souviendra en effet que c’est tardivement que fut ressuscité ce vieux vocable tiré du premier nom de Constantinople, fondée sur le site de la ville grecque de Byzance. Durant toute son histoire, l’Empire byzantin est en effet connu comme Empire « romain », les rômaioi en grec, les rum du monde islamique. Avec le déplacement de la capitale à Constantinople (330) et l’adoption officielle du christianisme comme religion d’État (380), l’Empire romain s’était en effet transformé en profondeur dès le 4e siècle, déplaçant son centre de gravité vers l’est et introduisant avec la nouvelle religion des valeurs et une esthétique qui s’éloignèrent progressivement du vieil héritage de la culture gréco-latine. Peu de témoignages sont conservés de la première période de l’art byzantin en raison de la crise iconoclaste qui fut à l’origine de nombreuses destructions. Le culte des images est en effet proscrit par l’empereur Léon III en 730,
restauré, puis interdit à nouveau en 813, et restauré définitivement en 843. Ces troubles, comme les invasions lombardes, avars et slaves (à partir de 560) et les luttes contre les Perses et les Arabes, expliquent un certain repli de la puissance byzantine entre la fin de l’Antiquité et le 11e siècle. Si durant le règne de l’empereur Justinien (527-565) l’empire a reconquis une grande partie de l’Italie et de l’Afrique du Nord, ses limites sont réduites aux Balkans et à la partie occidentale de l’Anatolie au début du règne d’Alexis Comnène (1081-1118). En dehors de la capitale et de la Cappadoce, au cœur de l’Anatolie, on ne connaît guère ce premier art byzantin que par les objets parvenus en Occident, et notamment à Venise, ou par les images produites dans l’Égypte ou la Syrie byzantines d’avant la conquête arabe de 641. Les quelques œuvres réunies dans la Galerie du temps permettent cependant de comprendre l’apparition entre le 5e et le 7e siècle d’une esthétique nouvelle faite d’emprunts à l’Antiquité. Le portrait d’un Prince de la famille impériale (fig. 73) montre, vers 450, l’évolution du portrait romain que nous suivons depuis Auguste (fig. 59), Marc Aurèle et Alexandre Sévère (fig. 65 et 66). Si l’art désormais chrétien de la cour byzantine n’a pas encore renoncé à la statuaire héritée du monde païen, cette effigie atteste les profonds changements tant politiques qu’esthétiques qui affectent désormais l’art impérial. On a d’abord voulu reconnaître ici les traits d’Honorius (395-423), qui hérita de son père, Théodose I er, la partie occidentale de l’empire. On a proposé également d’y reconnaître Valentinien III (425-455), gendre de l’empereur d’Orient Théodose II (408-450). Quoi qu’il en soit, ce portrait présente des caractéristiques notables : le prince porte le diadème à cabochons bordé de rangées de perles qui le distingue nettement des simples citoyens ; l’arcade sourcilière haute, les yeux immenses, au regard levé vers le ciel, les joues émaciées en font une image extatique, assimilant l’empereur et les membres de sa famille à une figure intemporelle et
AUX ORIGINES DE L’ART CHRÉTIEN DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL : DÉCOR ET MOBILIER DES PREMIÈRES ÉGLISES
De grandes migrations qui mettent fin à l’Empire romain au cours du 5e siècle au premier art gothique, qui vers 1200 voit naître un langage artistique nouveau et propre à l’Occident, se développe en Europe de l’Ouest un art largement soutenu par la commande de l’Église, qui reste par-delà les soubresauts politiques le conservatoire de la culture écrite et artistique de ce temps. C’est cet art au service des premières églises que l’on a choisi de montrer à Lens, au-delà des bouleversements politiques qui voient sur le territoire de la France actuelle se succéder les rois francs mérovingiens (5e-8e siècle), l’Empire carolingien (751-987), des ruines duquel naissent autour de l’an Mil les royaumes occidentaux. Comme en Orient, la christianisation de la société fut progressive, accélérée par la conversion des élites, et partit des villes, l’Église s’inscrivant dans le découpage du territoire en diocèses, circonscriptions administratives imaginées dès la fin du 3e siècle par l’empereur Dioclétien. Largement héritier des techniques, des matériaux et du répertoire issus de l’Antiquité tardive, ce premier art chrétien occidental rappelle comme l’Église fut à la fois porteuse d’innovations et lieu de la conservation de la culture antique. La Galerie du temps présente d’exceptionnels exemples de cette sculpture de pierre du début du haut Moyen Âge, qui se maintient notamment en Aquitaine et dans le sud-ouest de la Gaule, en raison de la proximité des carrières de marbre des Pyrénées, alors que la ronde-bosse disparaît ailleurs presque complètement. Le Sarco-
phage (fig. 78) découvert dans l’Hérault et daté de la seconde moitié du 6 e siècle atteste cette survie de l’héritage antique au service de la nouvelle foi : la cuve sculptée sur trois côtés, car elle devait être plaquée contre le mur d’un mausolée, est ornée de compartiments décorés de pampres stylisés ; au centre, le Christ, représenté imberbe, a un geste de bénédiction ; il est encadré par les figures de Pierre et de Paul. Le couvercle à quatre pans est quant à lui orné d’un chrisme, motif constitué des deux lettres grecques initiales de Jésus-Christ cantonnées de l’alpha et de l’oméga – la première et la dernière lettre de l’alphabet grec, qui rappellent que Jésus est présenté comme le début et la fin de toute chose. Sur le podium voisin, la Colonne et les deux chapiteaux (fig. 79 et 80) proviennent du cloître de la cathédrale de Notre-Dame-des-Doms à Avignon. Ils permettent d’évoquer la survivance de ce répertoire antique dans le domaine de la sculpture architecturale, particulièrement dans le sud de la France. Détruits en partie dès 1671, le cloître et l’église, saisis à la Révolution, ont été démantelés et leur riche matériel de marbre dispersé à partir de 1798. Ces deux éléments comme les deux hauts reliefs de l’église romane de Parthenay (fig. 81 et 82) exposés à proximité et le retable gothique de Nolay (fig. 107) qui se détache dans la perspective permettent de présenter de manière synthétique l’évolution du vocabulaire de la sculpture architecturale des églises occidentales. Les Bustes de rois provenant de la façade de l’église Notre-Dame-de-la-Couldre
87. Magdebourg ? Saxe, Allemagne Vers 1150 Bronze Chandelier : femme à cheval H. 20 cm OA 748 Don d’A.-C. Sauvageot, 1856
86. Basse-Saxe, Allemagne actuelle Vers 1170-1180 Cuivre doré, émail champlevé sur cuivre doré Autel portatif : mise en croix H. 8,7 ; L. 20,7 ; pr. 14 cm OA 8096 Don V. Martin Le Roy, 1914
AUX ORIGINES DE LA CIVILISATION DE L’ISLAM
L’Islam est à la fois une religion et une civilisation qui naît de la révélation faite à Muhammad (ou Mahomet) d’un nouveau monothéisme. À partir de l’exil (ou hégire) du Prophète de La Mecque à Médine en 622 (date qui marque le début du calendrier musulman), la nouvelle religion s’est imposée à toute la péninsule arabique ; après la mort de Muhammad (632), fondateur d’un proto-État islamique, les Arabes se lancent à la conquête de nouveaux territoires hors d’Arabie. Ils abattent l’Empire perse des Sassanides et emportent une partie des territoires sous domination byzantine. C’est le temps de la construction d’un nouveau modèle politique : le califat (début du 11e siècle), utopie d’un empire unifié de l’Atlantique à l’Indus, tous deux atteints en 711. Rapidement, il atteint son expansion maximale en 750, et va de Narbonne, en France, jusqu’à Samarkand, en Asie centrale. Les Umayyades (661-750) installent leur capitale à Damas, puis les Abbassides (750-1258) fondent en 762 une nouvelle capitale, Bagdad. Mais bientôt deux califats rivaux émergent en Tunisie puis en Égypte (la dynastie des Fatimides 909-117, qui fonde Le Caire en 969), et, descendant des Umayyades ayant fui Damas, la dynastie des Umayyades de Cordoue (929-1031) crée un califat en Espagne. Des quatre premiers siècles de la civilisation de l’Islam il ne reste presque aucune production issue de la commande des souverains. Les premiers objets importants datent du 10 e siècle et viennent de l’Égypte fatimide (fig. 95) ou d’al-Andalus, l’Espagne arabe rayonnant depuis Cordoue (fig. 96). C’est dire la rareté et l’importance des œuvres exposées à Lens pour la période abbasside, marquée par un
formidable essor des techniques et des recherches décoratives en provenance notamment de Suse, ville de production majeure dans l’ouest de l’Iran actuel (fig. 93 et 94). Dans des territoires où vivent majoritairement jusqu’au 10 e siècle au moins des nonmusulmans, des zoroastriens, des juifs ou des chrétiens, l’art islamique des origines, comme ses contemporains byzantin ou carolingien, puise aussi dans le répertoire et les techniques de l’Antiquité tardive romaine et sassanide, même si dès le 9e siècle la production d’objets de luxe est à l’origine d’innovations, comme la production de céramiques à décor de reflets métalliques. L’exceptionnelle Stèle funéraire réutilisant un marbre antique (fig. 88) est un remploi d’une dédicace en grec (au revers) à la déesse de la vengeance Némésis : le texte, dans une écriture arabe soignée, est un témoignage ancien du 9e siècle de la profession de foi musulmane soulignant l’unicité divine (bismillah). Il rappelle combien la langue arabe a été visuellement un instrument de la structuration de la culture islamique au-delà des origines variées des convertis. D’Égypte également, la Jarre décorée d’un personnage féminin et d’animaux (fig. 90) provient probablement du Fayyum et prolonge la production égyptienne d’avant la conquête arabe de 641 : typique des créations produites en dehors des centres urbains, elle ignore la technique de la glaçure, couche vitrifiée destinée à imperméabiliser la pièce, et illustre des différences dans le processus d’acculturation. En revanche, les plats et coupes présentés à proximité montrent plusieurs innovations majeures dans l’histoire de la céramique attestant l’inventivité des ateliers de la période
96. Madinat al-Zahra (région de Cordoue), Espagne Vers 970 Ivoire d’éléphant Boîte (pyxide) décorée de quatre médaillons H. 10,5 ; diam. 10,8 cm OA 2774 Don du baron C. Davillier, 1885
RENCONTRES AUTOUR DE L’AN MIL : L’ITALIE ET BYZANCE
On a rassemblé au centre de la Galerie du temps quelques œuvres qui témoignent de la vivacité des échanges et des transferts techniques et artistiques entre les trois aires de civilisation – Byzance, l’Islam et la chrétienté occidentale –, dont nous venons de découvrir les productions. La péninsule italienne, malgré ou en raison du morcellement politique qui la caractérise durant tout le Moyen Âge, doit à sa situation géographique, au cœur de la Méditerranée, d’être le pont entre ces trois foyers distincts. On retrouve dans tout le parcours cette place privilégiée de la péninsule (fig. 103 et 116) jusqu’à l’Italie de la Renaissance (fig. 120 à 122 et 127 à 132). L’Italie est divisée aux 11e et 12e siècles entre principautés lombardes et territoires dominés par la papauté, les Byzantins, les Arabes puis les Normands, à partir de 1060 sous la direction de Robert Guisnard (1062-1085), duc d’Apulie, de Calabre et de Sicile, qui consacre en 1084 la nouvelle cathédrale de Salerne. Avec l’Espagne islamique du califat de Cordoue (fig. 96) et l’art mozoarabe s’inspirant des modèles islamiques, l’Italie est au cœur de ces échanges et présente donc une grande diversité de courants artistiques. Le travail de l’ivoire d’éléphant importé d’Afrique par le relais de marchands musulmans atteste cet art de synthèse puisant à des sources variées sans qu’il soit toujours possible de déterminer avec certitude le centre de production. L’Italie du Sud et la Sicile, où vivait une importante communauté arabophone, ont joué un rôle. On trouve en Italie du Sud des coffrets décorés d’ivoire peint mentionnés dans les inventaires, mais aussi des pièces d’échiquier ; la production des olifants au décor d’animaux enlacés dans des rinceaux demeure plus difficile à situer.
L’EUROPE GOTHIQUE
Malgré une appellation péjorative apparue au 16 e siècle pour dénoncer un goût « barbare », l’art « gothique », plus proprement désigné sous l’expression d’opus francigenum ou « art français », s’imposa progressivement dans une grande partie de l’Europe, de sa naissance en Île-de-France, vers 1150, aux années 1500, où il connaît de nombreuses adaptations : gothique méridionnal (12501400), dans le Midi de la France (Sainte-Cécile d’Albi, Jacobins de Toulouse) ; gothique flamboyant (15e-16e siècle), à Louviers par exemple ; decorated style et « style perpendiculaire », dans l’Angleterre du 14 e siècle (Cambridge) ; style plateresque, en Espagne (Valladolid, Salamanque), et manuelin au Portugal (du nom du roi Manuel)… Au-delà des innovations techniques architecturales empruntées à l’art anglo-normand (l’ogive), l’art gothique est né dans le milieu royal en Île-deFrance et veut traduire une nouvelle conception de Dieu : Suger (1122-1151), abbé de Saint-Denis, ami de Louis VI, régent de France quand Louis VII part à la deuxième croisade, en 1147, reprenant la pensée du pseudo-Denys l’Aréopagite, a en effet développé une mystique de la lumière qui s’exprime d’abord à la basilique de Saint-Denis, lieu des sépultures royales et où étaient conservées les regalia. Lié à la formation du domaine royal capétien autour de Senlis sous Philippe Auguste (1180-1223), ce nouvel art fut diffusé par les ordres réformés : les cisterciens, au 12 e siècle, puis, au 13 e siècle, les franciscains et les dominicains. Cette révolution architecturale marquée par la construction de nombreuses cathédrales consacrées à Marie s’accompagne d’un véritable changement des sensibilités à l’origine d’une profonde mutation des arts figurés. L’Université, reprenant les idées d’Aristote, développe alors des « sommes » (sur les animaux, les végétaux, la science, la morale, l’histoire) qui favorisèrent le naturalisme. La littérature – on citera pour le 13 e siècle l’œuvre du dominicain Jacques de Voragine, archevêque de Gênes, la Légende
105. Paris, France Vers 1315-1335 Ivoire d’éléphant, traces de polychromie Triptyque : scènes de la vie de la Vierge H. 24,6 cm OA 6932 Don de la marquise Arconati Visconti, 1916
106. Nevers, duché de Bourgogne (France actuelle) Vers 1350-1375 Pierre calcaire polychrome Vierge à l’Enfant, provenant d’une léproserie H. 1,10 ; l. 0,44 ; pr. 0,34 m RF 956 Don de Mme du Verne, 1893
UN APOGÉE DE L’ORIENT ISLAMIQUE
Entre le 11 e et le 13 e siècle, le monde islamique connaît de grands bouleversements qui aboutissent à une recomposition politique et donnent naissance aux sultanats, un pouvoir à l’assise militaire qui s’impose au calife régnant nominalement à Bagdad. Ces changements sont le fait de l’arrivée de nouveaux peuples. À l’est, des Turcs, poussant jusqu’en Anatolie, attaquent les Byzantins (bataille de Manzikert, en 1071) fondent la dynastie des Seljuqides, et, prenant le titre de sultan, relèguent le calife à un rôle spirituel. D’autres poussent vers l’Inde et fondent le sultanat de Delhi (1206-1555). Dans le même temps, les Francs entreprennent la reconquête de l’Espagne, prennent la Sicile et, partant en croisades, s’emparent de Jérusalem, en 1099, et fondent des royaumes chrétiens en Terre sainte. À l’ouest, les Berbères, avec Marrakech pour capitale, fondent la dynastie des Almoravides puis des Almohades au Maghreb et en Espagne. Les invasions mongoles du 13e siècle sont à l’origine d’autres bouleversements, plus importants encore. Gengis Khan et ses descendants envahissent l’Asie centrale et l’Iran, détruisent Bagdad en 1258 et massacrent la famille du calife. Aux 14 e et 15 e siècles, de nouveaux conquérants issus des mêmes bassins de population que les Mongols, conduits par Tamerlan (1336-1405), les Timourides (1370-1449), conquièrent depuis leur capitale, Samarkand, l’Iran et l’Asie centrale. Le monde islamique est alors en étroite relation avec la Chine, dominée également par les Mongols sous la dynastie des Yuan (1279-1367). En Égypte et en Syrie, des descendants d’esclaves turcs, les Mamlouks, se révoltent et fondent un nouveau pouvoir, protégeant les lieux saints et accueillant au Caire les parents
du calife rescapés des Mongols. Ces événements consacrent la division du monde islamique en deux groupes linguistiques, parlant persan à l’est et arabe à l’ouest. Soutenu par les commandes des souverains et la multiplication des capitales, l’art connaît alors un véritable apogée. La Galerie du temps permet de montrer deux foyers principaux de cet art islamique des 12e -15 e siècles : pour le monde syro-égyptien des Mamlouks, les productions ont été réunies autour du tableau vénitien montrant la réception d’une ambassade à Damas (fig. 116 à 119); placées un peu devant sont rassemblées des œuvres provenant des ateliers actifs en Iran et en Asie centrale mongols (fig. 112 à 115). Les productions artistiques connaissent en effet à partir du 11e siècle des innovations majeures. L’art du métal se caractérise par le développement des incrustations. La céramique fine évolue grâce à l’élaboration de pâtes siliceuses. La recherche de la polychromie est au cœur de ces avancées techniques, au profit d’une complexité croissante des scènes figurées. À l’entrée de cette section sont exposées deux œuvres plus anciennes des 12 e et 13 e siècles, la grande inscription syrienne veut rappeler, selon une constante dans la présentation de la Galerie du temps, l’importance visuelle de l’écriture en terre d’Islam. Provenant de Syrie, ce Fragment de frise architecturale orné d’une inscription coranique en arabe de style anguleux (fig. 110) appartient à la face de la caisse d’un cénotaphe (le tenon sur le côté droit évoque la forme originelle du monument). L’inscription clairement funéraire révèle une graphie anguleuse dite « koufique », la même lettre présen-
RENCONTRES ENTRE ORIENT ET OCCIDENT
Durant la seconde moitié du Moyen Âge, l’essor continu du commerce, la quête de ressources nouvelles et l’appétence scientifique suscitent l’organisation de nombreuses expéditions terrestres, puis maritimes, vers l’Asie tout particulièrement. On se rappelle les légendaires voyages du vénitien Marco Polo, entre 1271 et 1295, qui atteint la Chine des Yuan et finit par rencontrer Kubilaï Khan ; mais, peut-être parce qu’ils ne furent pas d’aussi habiles communicants à leur retour, on connaît moins les périples dans l’actuelle Mongolie de Jean de Plan Carpin, missionné de 1241 à 1247 par le pape Innocent IV, ou de Iaroslav II de Vladimir, accompagné de ses fils, André II de Vladimir et le célèbre Alexandre Nevski, de même que ceux du Français André de Longjumeau, puis du Flamand Guillaume de Rubrouck, en Chine, ainsi que l’expédition avortée des frères Vadino et Ugolino Vivaldi, partis explorer en 1291 l’Atlantique et disparus en mer. Quant aux civilisations de l’Islam, elles se révèlent très tôt tout aussi curieuses de découvrir les contrées éloignées et inconnues ; citons par exemple Ibn Battûta, le célèbre intellectuel marocain, qui effectue, entre 1325 et 1354, plusieurs voyages qui l’amènent à découvrir Tombouctou, les rives de la Volga, en Russie, les Maldives et même la Chine. Étroitement liés par leurs intérêts commerciaux, les occidentaux et les pays musulmans négocient alors quotidiennement entre eux, tout en se livrant à une violente, voire sanglante, concurrence d’influences territoriales ; on peut évoquer ici la célèbre figure d’Henri le Navigateur, l’infant du Portugal Dom Henrique, qui allait employer au début du 15e siècle d’importants moyens afin de contrer la domination commerciale des musulmans en Afrique et de pouvoir échanger plus librement avec les Indes orientales.
Un cynique réalisme mercantile s’impose alors, associé à une fascination culturelle réciproque, réalités qui permettent souvent de contenir les tensions, les ambitions et les intérêts respectifs. Prologue de l’histoire mouvementée des « grandes découvertes » intimement liées à l’avènement de la Renaissance, ces voyages quelque peu fabuleux et la qualité des échanges commerciaux qu’ils ont engendrés favorisent évidemment les rencontres entre les civilisations, la diffusion des techniques de création et la circulation des idées esthétiques. Le Louvre-Lens a ainsi choisi d’illustrer ces relations entre l’Europe – et particulièrement Venise, qui possède alors un quasi-monopole des échanges commerciaux avec le monde musulman – et les pays de l’Islam à travers un étonnant et célèbre tableau peint en 1511, certes chronologiquement décalé, mais tellement démonstratif, la Réception d’une délégation vénitienne à Damas (fig. 116), véritable manifeste diplomatique des rencontres entre l’Occident et l’Islam, provenant d’ailleurs des collections de Louis XIV. Souvent attribué à l’un des membres de la célèbre famille de peintres vénitiens des Bellini, ce tableau, rarissime par son sujet et son iconographie, met en scène une délégation envoyée par la cité de Venise à Damas, en Syrie, délégation ici présentée au gouverneur mamelouk (nâ’ib) de la ville, coiffé d’un turban à six cornes et accueillant ses hôtes assis près d’un portail d’apparat. L’œuvre, d’un réalisme surprenant, montre la plus ancienne représentation de la mosquée des Umayyades à Damas, dont on peut admirer la façade sud et la coupole d’origine ; les murs de l’enceinte extérieure de la ville sont décorés de médaillons figurant des blasons, qui peuvent être identifiés avec ceux du souverain mamlouk qui règne alors sur l’Égypte et la Syrie, Qayt Bay (1468-1496).
LES TEMPS MODERNES
Vincent Pomarède
LES TEMPS MODERNES DANS LES COLLECTIONS DU MUSÉE DU LOUVRE
O n n o m m e t r a d i t i o n n e l l e m e n t l e s « t e m p s modernes » cette succession de siècles qui, dans la continuité de l’ère médiévale, débute avec la Renaissance et se prolonge jusqu’à son renouvellement par l’époque contemporaine. Alors que les historiens du monde entier s’accordent à faire commencer cette période à la fin du Moyen Âge, au 15 e siècle – tantôt en 1453, année de la chute de Constantinople, qui marque la fin de l’Empire byzantin, tantôt en 1492, année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb –, seule l’école historique francophone a choisi de la faire s’achever avec la Révolution française, en 1792, l’époque contemporaine commençant alors à la fin du 18e siècle ; pour la plupart des pays anglo-saxons, la période moderne se poursuit par contre jusqu’au cœur du 20e siècle, voire encore aujourd’hui. Mais les frontières chronologiques du musée du Louvre s’inscrivent de toute manière dans une autre logique, imposée par la rupture temporelle avec le musée d’Orsay, fixée à la date symbolique de 1848 ; c’est donc au cœur du 19 e siècle que se situe le terme des collections du Louvre. La Galerie du temps calque ses limites sur celles du Louvre, offrant ainsi une continuité parfaite depuis la Renaissance jusqu’au cœur du 19e siècle. Cette nouvelle étape dans notre traversée de l’histoire des arts se caractérise, dans son programme aussi bien que dans l’espace, par une accélération chronologique, le calendrier se contractant clairement : les points de repères temporels ne sont plus des millénaires ou des siècles, comme durant l’Antiquité et le Moyen Âge, mais seulement des demi-siècles, voire des décennies. Ainsi la richesse des événements et des courants artistiques des années 1650 – de Rembrandt à Poussin, de La Tour
à Lorrain – ou bien des années 1830 – Ingres, Corot, Duseigneur – implique-t-elle des distensions muséographiques, rythmant de fait des scansions temporelles plus courtes. Les chiffres reflètent d’ailleurs la réalité des choix effectués lors de la conception de la Galerie du temps, choix découlant de la nature même des collections du Louvre : 94 œuvres sur 213 exposées retracent les cinq siècles de la période des temps modernes, tandis que 119 illustrent tous les millénaires précédents. Cette accélération chronologique se double par ailleurs d’un net resserrement géographique. « Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen », déclarait doctement en 1813 la romancière Mme de Staël, et la présentation semi-permanente du Louvre-Lens, dans son dernier tiers, adopte cette logique à la lettre pour ce qui concerne la contraction des frontières géographiques ; si l’on excepte les pays irrigués par l’islam, évoqués dans la dernière partie de la Galerie du temps par des créations provenant d’Iran, de Turquie ou d’Inde, les œuvres exposées se concentrent, de la Renaissance au 19e siècle, sur les seuls pays européens et plus précisément sur les seules contrées occidentales de l’Europe. Reflet de la politique d’acquisition des pouvoirs successifs à travers plusieurs siècles – monarchies, d’abord, puis républiques –, la collection nationale a clairement privilégié les écoles italienne, française, flamande et hollandaise ; la traversée de l’histoire des arts que propose la Galerie du temps du Louvre-Lens se conclut donc par un panorama de l’art européen des temps modernes et même, avec les œuvres de Duseigneur et d’Ingres, pour ce qui concerne le 19 e siècle, par une discrète mais réelle célébration de l’art français.
LA RENAISSANCE
La section de la Galerie du temps consacrée aux temps modernes s’ouvre par un souffle puissant et inventif qui a envahi l’Europe entière durant deux siècles, celui de la Renaissance. Définir, et même résumer, les caractéristiques de cette période allant de la fin du Moyen Âge au début du 17e siècle a demandé aux meilleurs historiens des ouvrages entiers, et il ne s’agit évidemment pas ici de les concurrencer sur ce terrain ; le terme même de « Renaissance » peut être d’ailleurs suffisamment explicite, exprimant à la fois un retour aux sources, un recommencement et une régénération. Ce courant novateur et créateur qui a conditionné durant plus de deux siècles tous les enjeux de la société européenne, aussi bien dans les domaines métaphysiques, éthiques et politiques qu’économiques, industriels et artistiques, ne se présente pourtant pas « comme un progrès continu », ainsi que le faisait remarquer l’historien Jean Delumeau en 1996. La conquête du progrès philosophique, technique et artistique ne s’est pas déroulée spontanément et a connu bien des soubresauts ; étudier une telle époque, qui a cherché avec ambition à mener conjointement « la découverte du monde » et « la découverte de l’homme », ainsi que le mentionnait Jules Michelet – le premier à utiliser le terme de « Renaissance » pour caractériser cette époque, dans son ouvrage de 1855, Histoire de France au 16 e siècle : Renaissance –, peut alors relever de la gageure, la compréhension d’un tel souffle de civilisation n’étant pas chose aisée. Certes, des éléments tangibles s’imposent dans cet environnement foisonnant et mouvant : l’origine italienne de cet essor irrépressible, dès les 13 e et 14e siècles, Florence ayant joué alors un rôle capital ; la propagation à la France, dès la fin du 15 e siècle, à la suite des guerres d’Italie menées par Louis XII et François Ier ; la vertueuse contamination de l’Espagne, de l’Europe du Nord et de l’Allemagne, au
cours des 15e et 16e siècles. D’autres réalités apparaissent aussi incontournables, signalées d’ailleurs par Michelet : le questionnement religieux, avec un « Luther, qui, d’un non dit au Pape, à l’Église, à l’Empire, enlève la moitié de l’Europe », selon la formule de l’historien dans son ouvrage cité plus haut ; le rôle essentiel des scientifiques, dont les pensées entrent parfois en conflit avec les théories chrétiennes, en subordonnant « l’observation à la Raison » ; l’apport évident, aussi bien pour le commerce que pour les sciences, des grandes découvertes, à commencer par celle que Christophe Colomb a menée. Il convient aussi de citer de multiples évolutions déterminantes : la lente prise de conscience d’une Europe perçue en tant qu’entité de civilisation, l’accroissement de la démographie, l’accélération de l’urbanisme, la prospérité du commerce, le développement de la technologie, la conscience du rôle central du politique, et, bien évidemment, l’invention des caractères mobiles d’imprimerie, favorisant la diffusion de la connaissance et des innovations. Ces complexes et parfois contradictoires mutations, ces réformes visionnaires et ces avancées discontinues constituent l’essence même de la Renaissance. Comment les appréhender cependant ? Comment hiérarchiser leur importance ? Les collections du Louvre permettent de répondre à une grande partie de ces questions, et, en présentant des œuvres signifiantes de cette époque, issues des collections des quatre départements modernes, en favorisant la confrontation des techniques et des esthétiques, en contextualisant certains chefs d’œuvres, la Galerie du temps amène le public du Louvre-Lens à une meilleure perception de ce que fut l’esprit de la Renaissance. En dépit des contestations religieuses fondamentales et des questionnements philosophiques radicaux qui traversent cette période, la croyance catholique demeure tout au long de la Renaissance
123. Alessandro di Mariano Filipepi, dit Sandro Botticelli Florence (Italie), 1445 – Florence (Italie), 1510 Vers 1470 Tempera sur bois La Vierge et l’Enfant entourés de cinq anges H. 58 ; l. 40 cm MI 478 Ancienne collection Campana, Rome Entrée au Louvre en 1863
124. Mino di Giovanni, dit Mino da Fiesole Papiano ou Montemignaio (Italie), 1429 – Florence (Italie), 1484 Vers 1470 Pierre, marbre, traces de dorure La Vierge et l’Enfant H. 54 ; l. 41 ; pr. 12 cm RF 573 Achat, 1882
134. Raffaello Santi ou Sanzio, dit Raphaël Urbino (Italie), 1483 – Rome (Italie), 1520 Giulio Pippi, dit Giulio Romano Rome (Italie), vers 1490 – Mantoue (Italie), 1546 Vers 1518 Bois transposé sur toile au 18e siècle Portrait de Dona Isabel de Requesens, vice-reine de Naples (1509-1522), dit autrefois Portrait de Jeanne d’Aragon H. 1,20 ; l. 0,95 m INV 612 Collection de François Ier, roi de France de 1515 à 1547
TROIS EMPIRES MODERNES DE L’ISLAM
Parallèlement au développement des idées de la Renaissance en Europe, trois grands empires s’imposent dans le monde islamique, trois empires dirigés par trois dynasties puissantes, d’origines géographiques et de sensibilités religieuses différentes. De la région de Constantine (Algérie actuelle) à l’Euphrate règnent les souverains ottomans, sunnites qui, à partir de l’Anatolie au 14e siècle, conquièrent un immense territoire, s’étendant d’abord sur les Balkans, cœur de leur empire, ajoutant Constantinople (Istanbul), en 1453 ; ils reprennent leur expansion dans la première moitié du 16 e siècle avec la conquête du vieux cœur arabe du monde islamique, y compris les lieux saints d’Arabie et l’Afrique du Nord (hors le Maroc), et enfin, sous le règne de Soliman le Magnifique, de l’Europe orientale (conquête de la Hongrie en 1526 notamment). Durant la même période – précisément de 1501 à 1733 –, les Safavides imposent pour la première fois le chiisme comme religion d’État à l’Iran. Après un moment de domination militaire dans le premier quart du 16e siècle, ils sont vite limités par leurs puissants voisins sunnites, les Ottomans à l’ouest et les Moghols à l’est. Ils imposent cependant leur influence sur une partie du Caucase. Issus d’Afghanistan, les Moghols constituent à partir de 1526 un empire dans le sous-continent indien, dont l’étendue ne cessera de croître. Au 17e siècle, les « grands Moghols » dominent une centaine de millions de sujets, quatre fois la population de tout l’Empire ottoman, et bénéficient de revenus considérables, qui leur forgent, dans l’imaginaire occidental, une réputation de splendeur sans pareil. Après une expansion qui
atteint son apogée au début du 18 e siècle avec le règne d’Aurangzeb, l’empire, miné par des rebellions de communautés non musulmanes (Marathes, Rajputs), se fracture, facilitant la pénétration européenne, en particulier anglaise. L’Empire moghol disparaît officiellement en 1858. Ces trois empires se distinguent nettement dans leurs orientations religieuses et leurs compositions ethniques et culturelles, mais ils possèdent en commun l’agressivité militaire, qui résulte du vieux système des troupes étrangères achetées, une langue de culture qu’ils ont partagée pendant des siècles, le persan, et le raffinement artistique. Ayant développé chacun des techniques de création et des esthétiques parfaitement identifiées, ils partagèrent d’évidents points communs dans la mise en œuvre des matériaux et dans les choix plastiques, à commencer par la continuité d’une certaine influence de l’art chinois ; l’architecture, les tapis, les arts du métal et de la taille des pierres dures connaissent ainsi un sommet chez chacun d’eux. Premier exemple présenté au Louvre-Lens d’un art commun aux trois empires et dans lequel la culture ottomane rayonne tout particulièrement : celui du tapis. De dimensions modestes dans son utilisation religieuse, le tapis détermine pour les musulmans l’espace individuel de la prière, le seul qui compte. Puisqu’il n’y a pas de lieu consacré en Islam, le masjid – textuellement, le « lieu où l’on se prosterne » (de l’arabe sajada) – peut être en effet réduit aux dimensions d’un petit tapis. Les textiles ne pouvant pas être exposés longtemps à la lumière, le LouvreLens présentera par rotations et donc de manière
ARTS DE COUR
Durant la Renaissance, le retour aux valeurs de l’Antiquité, la maîtrise des sciences et les progrès technologiques ont permis à l’architecture, à la sculpture et à la peinture d’atteindre leur apogée, mais ils ont placé aussi à un niveau inégalé les arts décoratifs, appréciés alors par toutes les cours européennes. L’art de la céramique atteint ainsi un sommet aux 16 e et 17e siècles, aussi bien dans la mise en œuvre des matériaux que dans l’ambition iconographique et plastique des décors de plats ou de vases que l’on façonne pour des prix élevés. S’inspirant des recherches chromatiques des peintres, choisissant leurs iconographies dans les gravures à la mode, les ateliers de céramistes parviennent à conquérir des clientèles raffinées ; tout en conservant leur valeur d’usage, les faïences et les porcelaines sont couramment des cadeaux diplomatiques et des objets d’échanges commerciaux, mais constituent aussi des objets de collection pour les amateurs éclairés. Un plat étonnant représentant Le Triomphe de Joseph le patriarche, d’après une gravure de Bernard Salomon (fig. 157) permet de rappeler l’importance de la ville d’Urbino dans le domaine de la création des faïences décorées, auxquelles les amateurs donnèrent plus tard le nom de « majoliques ». Ces produits de luxe sont d’abord façonnés et décorées à Florence et à Faenza, cité qui a d’ailleurs donné son nom à cette technique et d’où les artistes ont exporté leur savoir-faire dans toute l’Italie et au-delà. Issue de cette communauté dispersée, la dynastie des Fontana, à l’origine du plat dont nous parlons, s’est installée vers 1570 à Urbino, où elle travaille pour les ducs de cette ville et crée de grandes pièces, précieuses et très décorées, qui se caractérisent par leurs formes contournées et leurs reliefs surchargés, un élément figuratif – ici, le médaillon central – étant généralement entouré par de foisonnants ornements floraux. Cer taines écoles de céramistes préfèrent se concentrer sur des motifs inspirés uniquement par la nature, faune, flore ou rochers. Ainsi, en France, le célèbre atelier de Bernard de Palissy. Le Bassin
L’EUROPE BAROQUE
Après 1520, la Renaissance trouve en Italie un renouveau dans un courant artistique, le maniérisme, qui constitue une réaction aux recherches objectives de perfection qui avaient été au cœur des préoccupations esthétiques des artistes du 15e siècle et du début du 16e siècle. Le terme même de « maniérisme », inspiré du mot italien manierismo, c’est-à-dire la bella maniera, insiste davantage sur la personnalité de l’artiste, sur l’originalité de sa démarche et de sa technique, que sur l’imitation de la nature ou la recherche d’une beauté universelle. Ainsi de jeunes peintres qui se nomment Giulio Romano, il Parmigianino – le Parmesan, en français – ou Pontormo veulent-ils inventer des effets de formes, de couleurs et de narrations susceptibles de provoquer émotion et choc esthétique. La Galerie du temps évoque cette question des audaces de la narration, revisitée par la Renaissance et le maniérisme à travers une œuvre allégorique, L’Empire du Temps sur le monde, la Fortune tenant la voile et la Mort le gouvernail (fig. 141), un relief provenant probablement du cimetière des Innocents à Paris, sculpté par un artiste anonyme au 16e siècle, et qui nous présente une étrange scène : à bord d’un bateau stylisé, deux figures féminines allégoriques ornent l’une la poupe, la Mort, et l’autre la proue, la Fortune ; au centre du navire, un vieillard tenant un sablier est debout sur un globe symbolisant l’univers. Il s’agit du Temps, bien sûr. En cette période complexe, durant laquelle les guerres de Religion s’aggravent et les remises en question philosophiques abondent, cette étrange iconographie et son traitement sculpté évoquent davantage les arcanes des mythologies antiques que les principes du christianisme, mais ils révèlent également la multiplicité des sources artistiques de cette époque. À l’occasion des luttes violentes que l’Église catholique entreprend au début du 17e siècle contre le protestantisme – réaction idéologique nommée la Contre-Réforme –, l’art devient en effet un support
indispensable pour diffuser les idées religieuses ; il faut étonner les fidèles, les séduire, les convaincre en s’adressant à leurs sens et en provoquant leur émotion plutôt qu’en faisant appel à leur raison. Pour cela, les créateurs, inspirés par certains principes du maniérisme, ont recours à des effets théâtraux, des éclairages contrastés, des mouvements excessifs, des sentiments exaltés. Soutenu par l’Église, un nouveau courant artistique, le baroque, se développe depuis l’Italie dans l’Europe entière. Inspiré du terme portugais barroco, qui désigne une « perle irrégulière » avant de devenir en français synonyme, au sens figuré, de « bizarre » ou « inégal », le terme « baroque » convient parfaitement à cette nouvelle expression artistique, qui, tout en participant aux combats de l’Église, s’invente une logique et une finalité propres et propose aussi des transcriptions laïques réussies. S’adressant d’abord aux sens et aux sentiments, et non à l’intellect, ce courant aime la surprise, le trompe-l’œil, l’ornementation, la fantaisie, la surcharge ; en peinture, les effets d’ombre et de lumière sont essentiels, la courbe et les volutes supplantent les lignes droites, les couleurs sont vives et contrastées, l’expressivité et le mouvement sont déterminants. Cependant, ces caractéristiques n’induisent nullement un art superficiel ou décoratif, bien au contraire ; le baroque est aussi un courant esthétique profond et intériorisé, mettant en scène la prière, la méditation, la douleur. Ainsi, les thèmes des vanités et de la mort s’y révèlent fondamentaux. La Mélancolie (fig. 165) de Domenico Fetti illustre ces aspects intimes de l’art baroque : mise en scène en plein air, devant des pans de murs ruinés, une jeune femme agenouillée, la tête posée sur sa main gauche et tenant un crâne dans sa main droite, est plongée dans une rêverie profonde. Longtemps considérée comme une image de la Madeleine pénitente, cette œuvre est aujourd’hui unanimement admise comme étant une allégorie de la Mélanco-
LE CLASSICISME FRANÇAIS
De manière concomitante à l’essor du baroque, autour de 1650, un autre courant, découlant lui aussi des principes de la Renaissance et de la fascination pour les grandeurs de l’art antique, se développe en Europe. Pour sa part originaire de France et non d’Italie, ce mouvement est d’abord littéraire, avant de s’étendre à l’ensemble des beaux-arts. Raison, perfection et idéal sont les trois termes les plus importants du classicisme et impliquent la mise en œuvre de règles rigoureuses ainsi qu’une excitation créatrice de l’imagination. Ce dernier point, essentiel, contredit les analyses simplistes du classicisme ; les principes stricts, défendus par les premières Académies, créées au même moment en France – Académie française, Académie de peinture et de sculpture, etc. –, ne sont en fait qu’un moyen de discipliner l’inventivité, l’art ne pouvant se contenter d’être une imitation, mais s’imposant lorsqu’il devient une création de l’esprit, ce qui implique une attention particulière portée à la composition et à la maîtrise du récit, tout en demeurant sans cesse fidèle au réel et à son étude. En aucun cas le classicisme ne cherche donc à opposer la passion à l’intelligence ; son approche consiste à comprendre et à représenter l’une grâce à l’objectivité de l’autre. Pourtant un débat théorique a profondément influencé l’art en France à la fin du 17e siècle et au 18e siècle, la « querelle du coloris », débat esthétique, d’essence académique, qui oppose les défenseurs de Rubens, c’est-à-dire de l’expression et de la couleur en peinture, aux partisans de Nicolas Poussin, c’està-dire les tenants de la raison et du dessin. Cette polémique trouve pour origine, en 1673, la deuxième édition d’un ouvrage engagé et dogmatique de Roger de Piles, l’un des meilleurs connaisseurs français de la peinture, enrichi d’un Dialogue sur le coloris, dans lequel il fait l’éloge de Rubens et de la cou-
leur. D’une grande violence, ce débat, qui reprend d’ailleurs des idées anciennes – celles de Platon, défendant la beauté comme une idée spirituelle, et celles d’Aristote, considérant la beauté avant tout comme matérielle –, finit par trouver son issue dans la victoire de la couleur sur le dessin, préparant un siècle de joie chromatique emmenée par Watteau, Boucher ou Fragonard. La Galerie du temps a fait le choix d’évoquer cette querelle du coloris, ainsi que la confrontation entre le baroque et le classicisme, en rapprochant, à quelques mètres de distance, deux tableaux habituellement accrochés dans deux ailes différentes du musée du Louvre, Le roi Ixion trompé par Junon de Rubens (fig. 164), dont nous venons de parler, et la Fête en l’honneur de Bacchus, dieu romain du vin, dite La Grande Bacchanale, peinte vers 16271628 par Nicolas Poussin (fig. 172). Ayant fait partie de la collection de Louis XIV, qui l’avait acquise en 1665 auprès du duc de Richelieu – en échange d’une dette contractée à la suite d’une partie perdue au jeu de paume par le petit-neveu du grand cardinal –, La Grande Bacchanale est une œuvre de la jeunesse du peintre, parfaitement représentative de ses recherches durant les premières années de sa carrière : choix de sujets rares et érudits, recherche d’équilibre dans la composition, recours à une gamme chromatique raffinée inspirée par les peintres vénitiens du siècle précédent, présence fréquente de la nature comme décor, création d’un univers poétique à travers les postures des personnages. Ici, Poussin a sans doute voulu illustrer un passage célèbre des Imagines de Philostrate de Lemnos, déjà peint par Titien, extrait qui évoque, à l’occasion de la description d’une galerie de tableaux montrés dans un palais à Naples, les délices de la vie dans l’île d’Andros où, grâce à la magie de Bacchus,
LE TEMPS DES LUMIÈRES
Les références de l’art européen envers les modèles grec et romain de l’Antiquité constituent une des lignes directrices de la Galerie du temps pouvant être découvertes par le visiteur. Ainsi en est-il par exemple pour le genre du portrait ; les représentations sculptées d’Alexandre le Grand ou de l’empereur Auguste que l’on trouve dans les premiers espaces de la galerie annoncent celle de Louis XIV terrassant la Fronde aussi bien que celle de Louis XV, roi de France (1715-1774), à cheval, en costume romain (fig. 180), sculpture de bronze fondue d’après un original d’Edme Bouchardon. C’est donc à la manière des empereurs romains, dans une attitude sereine et dominatrice, monté sur un cheval marchant au pas, que le sculpteur du roi Edme Bouchardon montre Louis XV, le mettant en scène avec noblesse, comme un souverain qui maîtrise les événements et ne s’étonne pas de sa puissance. Le retour à l’antique demeure une évidence, même si les relations entre le baroque et le classicisme ne sont pas aussi nettes et opposées qu’on pourrait le croire. La séduisante Baigneuse (fig. 181) d’Étienne-Maurice Falconet, chef-d’œuvre de la sculpture française – qui a fait partie de la collection de la comtesse Du Barry, l’une des maîtresses du roi –, se trouve ainsi au carrefour de deux influences : la référence classique, perceptible dans les lignes épurées de la silhouette idéalisée, et l’inspiration du style rocaille, ou rococo, qui, après le baroque, s’impose en France puis en Europe, visible dans l’attitude sensuelle de la jeune femme, les savantes cambrures données à son corps et le réalisme intime de la scène. En effet, même coiffée à l’antique, cette baigneuse n’est plus mise en scène comme une Vénus au bain ou une nymphe surgissant d’une anecdote inspirée de la mythologie antique, il s’agit d’une jeune fille au corps gracile et à la poitrine encore peu affirmée qui tâte frileusement la température de l’eau avant de prendre un bain solitaire. À la fois naturelle et gracieuse – la « chair » du marbre paraît frémir –, cette sculpture se veut allégorique ; on pressent l’éveil de la femme chez l’adolescente. Falconet, ami de Diderot, est un intellectuel austère et exigeant qui théorise son métier et ambitionne de créer des œuvres universelles ; mais, protégé par l’une des maîtresses
royales, Mme de Pompadour, et par son frère, le marquis de Marigny, le puissant directeur des Bâtiments du roi, il suit les modes de son époque afin de satisfaire ses commanditaires. Mode qui, durant le règne de Louis XV, est alors au rococo. Aujourd’hui, il est difficile de défendre l’idée que le style rocaille ne constituerait que des « nuances du baroque », comme l’a écrit Heinrich Wölfflin, tant son autonomie semble avérée. La rapidité et l’étendue de son rayonnement dans l’Europe entière impliquent en effet un lien direct entre le baroque et le rococo ; mais l’absence fréquente de référence religieuse et une approche unilatéralement décorative révèlent des choix artistiques indépendants. Il est vrai que le regard péjoratif porté sur ce mouvement par la critique de la première moitié du 19e siècle a longtemps entravé une étude objective ; le terme même de « rococo », étrange contraction inventée par dérision entre le terme italien de baroco et la notion de « rocaille », désignant un décor imitant les formes excentriques de rochers ou de pierres naturelles, n’aide pas à définir les conceptions théoriques ayant guidé la naissance de ce courant. Pensé par des décorateurs, des architectes et des ornemanistes épris de liberté, en quête de plaisir et de surprise visuels, ce style raffiné devient rapidement un art de cour, s’étendant alors à toutes les techniques, de la peinture aux arts décoratifs. En France, après le règne austère de Louis XIV, la cour recherche durant la Régence une liberté nouvelle, une réelle légèreté, une constante sensualité ; des sujets artistiques plus accessibles, plus naturels, moins intellectuels sont alors à la mode, servis par des effets plastiques fondés sur le foisonnement et la liberté d’exécution, sur des univers esthétiques charnels et joyeux. De ce point de vue, l’œuvre de François Boucher, l’un des peintres les plus appréciés à la cour de Louis XV, apparaît comme le plus caractéristique de cet esprit rococo. Ayant abordé tous les genres, du nu et de la scène mythologique au portrait et au paysage, Boucher est surtout le principal défenseur de la scène champêtre, prolongement de la scène galante, à laquelle le nom d’Antoine Watteau est attaché dans le premier quart du 18 e siècle.
NÉOCLASSICISMES
Longtemps et de manière univoque, le néoclassicisme a été considéré par l’histoire de l’art comme une réaction au style rococo animée par le seul désir de « rétablir d’une poigne virile » la pureté des traditions esthétiques issues de l’Antiquité et revues par la Renaissance et l’époque classique. Après une longue période durant laquelle la création avait été guidée par l’esprit rocaille – c’est-à-dire la primauté du plaisir visuel, la profusion formelle et le goût pour le décoratif –, la doctrine néoclassique aurait permis que les sens soient à nouveau « subordonnés à la raison » ; aux désordres de la théâtralité du baroque et de la superficialité du rococo s’opposeraient donc, enfin, la rigueur, la pureté et le sérieux de l’ordre néoclassique. Certes, il semble impossible de contester que Jacques-Louis David, l’une des principales figures de ce courant, a construit son œuvre en réaction à celle de son éphémère mentor, François Boucher, l’artiste alors à la mode ; de même, on ne saurait ignorer les nombreux théoriciens d’Europe qui prônent à cette époque un retour à la vertu, aux valeurs et aux techniques de l’Antiquité, retour guidé par une conception idéalisée de l’art. Cependant, cette contestation du rococo ne doit en aucun cas donner lieu à une approche restrictive ou caricaturale de ce renouveau du classicisme. On a trop souvent écrit, par exemple, que le néoclassicisme se distingue du baroque et du rococo par son moindre intérêt pour la couleur et l’expression, au profit de la perfection de la ligne et du dessin ; pourtant, David est aussi un coloriste raffiné, et son sens de la description des sentiments reste célèbre. Cette opposition entre la ligne et la couleur, que l’on verra apparaître à nouveau à l’occasion de l’essor du romantisme, se révèle donc fallacieuse ; et il est difficile aujourd’hui de distinguer une rupture brutale entre le baroque, le rococo et le néoclassicisme, certains artistes ayant su s’approprier parmi ces courants ce qui convenait le mieux à leur art.
190. Francisco José de Goya y Lucientes Fuendetodos (Espagne), 1746 – Bordeaux (France), 1828 Vers 1797-1800 Huile sur toile Mariana Waldstein (1763-1808), neuvième marquise de Santa Cruz H. 1,73 ; l. 1,25 m RF 1976-69 Dation, 1976
Ainsi, hésitant parfois entre « la sévérité romaine » et la « grâce alexandrine », le néoclassicisme estil traversé par de « multiples courants qu’agitent parfois des forces obscures sous un idéal de calme et de raison », comme l’a joliment écrit l’historien Jean Leymarie ; le retour à l’antique et la volonté de structurer la création n’excluent nullement la passion et l’imagination, de même que le classicisme ne constitue pas une démarche conventionnelle et dogmatique. Désireux de canaliser la créativité, le néoclassicisme s’est bien sûr entouré d’un discours théorique organisé et d’une profonde attention apportée à l’enseignement des beaux-arts, mais on ne saurait lui reprocher son esprit « académique », alors que les artistes de ce courant participent en France à la suppression de l’Académie royale de peinture et de sculpture, lors de la Révolution, et sont dans l’Europe entière à l’origine d’un ambitieux programme de retour à l’étude d’après nature, qui va marquer profondément l’ensemble de l’art du 19e siècle, l’entraînant vers davantage de réalisme et de crédibilité. D’autre part, on a souvent constaté à quel point le néoclassicisme a accompagné la plupart des mutations nationales de nombreux pays en quête d’indépendance, alors que, paradoxalement, il fait partie des courants artistiques transfrontaliers. Enclenché à Rome et enrichi par l’excitation des fouilles archéologiques en cours à Pompéi ou à Herculanum, ce mouvement esthétique qui concerne tous les arts rayonne aussitôt largement, que ce soit dans la préindustrielle Angleterre, dans la France prérévolutionnaire, dans la monarchie éclairée de l’Autriche, ou bien même dans la naissante république américaine et dans la monarchie absolue russe. Ce « nouveau classicisme » – neos, en grec, signifie « nouveau » – n’est donc pas un mouvement artistique aisé à étudier, même si les critères esthétiques qui le guident sont clairement identifiés : retour aux principes de l’Antiquité, fascination pour la créativité
AUTOUR DE LA RÉVOLUTION DE 1830 : ART ET POUVOIR EN FRANCE
Considéré comme un genre mineur et rarement évalué pour lui-même, à l’exception des choix proposés au 17e siècle par les artistes hollandais, le paysage devient un thème majeur au 19e siècle et il est sans doute le sujet qui renouvelle le plus en profondeur les théories esthétiques et les pratiques picturales ; l’amour de la nature et sa représentation deviennent une fin en soi, les sites peints par les artistes n’étant plus considérés comme de potentiels décors ou des arrière-plans allégoriques, mais bien comme des motifs à part entière se suffisant à eux-mêmes en tant que thèmes artistiques. La narration n’est donc plus nécessaire dans une œuvre d’art ou, plutôt, cette dernière peut avoir comme seul sujet un morceau de campagne ou de bord de mer. Commencé durant la seconde moitié du 18 e siècle, nous l’avons vu, avec le genre de la veduta et la pratique accrue du travail en plein air, ce vaste mouvement, dans lequel la France joue un rôle central, connaît un tournant essentiel autour de 1830. À cette date, les aspirations romantiques de toute une génération vont placer l’émotion et la sensibilité au cœur du processus de création de l’œuvre d’art, et le « sentiment de la nature » va apporter au genre du paysage ce « supplément d’âme » qui lui manquait quelque peu en raison de préoccupations techniques trop envahissantes. A u c œ u r d e c e t te évo l u ti o n , J e a n - B a p ti s te Camille Corot joue un rôle essentiel. Homme de synthèse, il a su conserver de sa solide formation néoclassique le sens de la composition, la pratique régulière de l’étude en plein air et le goût pour des paysages animés de figures, intervenant o u n on dan s le contenu n arratif ; hom m e de son époque, « interprétant ce qu’il voit avec son cœur autant qu’avec son œil », il a compris l’importance des sentiments et de l’expression comme moteur principal d’une création, mais,
persuadé que « ce que nous éprouvons est bien réel », il a toujours conservé un enracinement solide dans la représentation fidèle de la nature. L a Galerie du temps présente comme œuvre d’ouverture à sa dernière section l’un de ses célèbres « souvenirs », Paysage idéal avec scène de danse antique, dit Danses virgiliennes (fig. 208), variation quasi musicale développée à partir d’un site devant lequel le peintre avait travaillé durant l’un de ses innombrables voyages et dont il avait empor té le souvenir à la fois v i s u e l , s e n ti m e n t a l e t p o é ti q u e. L é g u é e a u musée du Louvre par Georges Thomy-Thiéry, un collectionneur passionné par l’œuvre de Corot – entre autres –, cette amusante reprise des bacchanales de Poussin et de Le Lorrain résume parfaitement le sens de la poésie et du lyrisme d éve l o p p é p a r C o ro t d a n s s e s p ay s a g e s d e « souvenirs ». Ne cherchant plus seulement à représenter de manière réaliste la nature, il préfère l’évoquer, dans une vision déjà symboliste, et il souhaite même ne s’intéresser qu’aux seules émotions ressenties devant elle. À cette époque, le mouvement romantique, rayonnant à son tour dans toute l’Europe, défend donc des idées esthétiques fondées sur la sensibilité et l’expérience personnelles de l’artiste, sur sa capacité à transmettre à son œuvre des sentiments et une expression susceptibles de la transcender, sur son génie à provoquer des émotions équivalentes chez le spectateur. Apparu dès 1760 en Allemagne, en Angleterre ou en France, le romantisme atteint son apogée vers 1830, aussi bien en littérature ou en musique que dans toutes les disciplines des beauxarts. En renouvelant les techniques et en régénérant les théories esthétiques, ce courant cherche également de nouveaux thèmes créateurs : la passion pour le Moyen Âge concurrence celle pour l’Antiquité, les
212. Jean-Auguste-Dominique Ingres Montauban (France), 1780 – Paris (France), 1867 1819 Huile sur toile Roger, chevalier musulman, délivre Angélique du monstre marin H. 1,47 ; l. 1,90 m INV 5419 Achat au Salon, 1819