Lyonel Feininger. L'arpenteur du monde (extrait)

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Il permet notamment de découvrir l’œuvre graphique de cet artiste virtuose et la fulgurante série des bois gravés exécutés principalement au Bauhaus en à peine quatre années, entre 1918 et 1922. Ce travail attachant et empreint de poésie révèle un artiste engagé, aux prises avec les convictions et les utopies de son époque. Elles l’amènent à participer à la fondation du Bauhaus, en poursuivant tout au long de sa vie une œuvre singulière, éminemment cohérente, qui établit un lien artistique puissant entre l’Europe et les États-Unis.

978-2-7572-0945-5

32 €

L’arpenteur du monde

À travers 139 œuvres (peintures, aquarelles, dessins et gravures) couvrant toute la carrière de Feininger, de 1907 à 1949, cet ouvrage reflète de façon exhaustive l’exposition du musée d’Art moderne André Malraux du Havre.

Lyonel Feininger

Objet de nombreuses rétrospectives dans le monde, Lyonel Feininger, artiste incontournable du xxe siècle, est enfin exposé en France, grâce à la générosité d’un collectionneur passionné.

Lyonel Feininger L’arpenteur du monde


Cet ouvrage a été réalisé à l’occasion de l’exposition Lyonel Feininger, l’arpenteur du monde. Regard de collectionneur présentée au MuMa – musée d’Art moderne André Malraux du Havre du 18 avril au 31 août 2015 Cette exposition est organisée par la Ville du Havre, avec le soutien financier du ministère de la Culture et de la Communication/Direction régionale des Affaires culturelles de Haute-Normandie. Elle bénéficie du mécénat exceptionnel d’Areva et de la Matmut. Elle est soutenue financièrement par le Cercle des Mécènes du MuMa.

© MuMa, Le Havre, 2015 © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © Adagp, Paris, 2015, pour les œuvres de Lyonel Feininger Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Sarah Houssin-Dreyfuss Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Anne-Marie Valet Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-0945-5 Dépôt légal : avril 2015 Imprimé en Italie (Union européenne)


LYONEL FEININGER L’ARPENTEUR DU MONDE Regard de collectionneur

Commissariat de l’exposition DAVID BUTCHER Historien de l’art

ANNETTE HAUDIQUET Conservateur en chef, directrice du MuMA – musée d’Art moderne André Malraux


Que soient remerciées toutes les personnes qui par leur concours et leur soutien matériel ont permis la réalisation de cette exposition et de l’ouvrage qui l’accompagne :

MuMa – musée d’Art moderne André Malraux

Le Havre :

Annette Haudiquet conservateur en chef du Patrimoine directrice

Édouard Philippe maire du Havre et président de la CODAH (Communauté de l’agglomération havraise), député de la Seine-Maritime

Virginie Delcourt attachée de conservation assistée de Philippe Legouis

Sandrine Dunoyer adjoint au maire du Havre, chargée de la Culture François Cavard directeur général des services de la Ville du Havre Philippe Pintore directeur adjoint des services de la Ville du Havre et chargé de la Culture et du Patrimoine Direction régionale des Affaires culturelles de Haute-Normandie : Luc Liogier directeur régional des Affaires culturelles de Haute-Normandie Émilie Gandon conseiller musées Association des Amis du musée d’Art moderne André Malraux : Hélène Réveillaud, présidente Anne-Marie Castelain, vice-présidente

Les commissaires de l’exposition tiennent à remercier Heinz Widauer, conservateur Art français au musée de l’Albertina, Vienne, pour sa contribution scientifique au catalogue. Ils expriment leur reconnaissance à toutes les personnes qui, à des titres divers, ont apporté leur concours lors de la préparation de cette exposition, notamment à : Maurice Aeschimann Christophe Allonier Bruno Brunhart Dominique Durussel Sebastian Ehlert Fabio Finocchiaro Jacques Gerault Daniel Havis Jean-Michel Levacher Simone Luecke André, Dan et Deborah Mayer Achim Moeller, The Lyonel Feininger Project LLC Corinne Walter

Géraldine Lefebvre attachée de conservation

Administration générale, comptabilité et régie Laurent Boné Comptabilité Nathalie Morisse et Grégory Rosec Communication, relations presse, mécénat Catherine Bertrand Assistée de Léna Petit Site Internet et réseaux sociaux Hélène Fogel, chef de projet web Régie des œuvres et montage de l’exposition Michel Devarieux, Alain Lapoussière et l’équipe de l’atelier technique du département Culture, sous la direction de Jérôme Lebay Médiation culturelle et accueil des publics Marie Bazire et l’équipe du service culturel du musée Malraux : Jeanne Busato, Gaëlle Cornec, Karine Martin de Beaucé, Emmanuelle Riand Accueil et surveillance – Maintenance Christian Le Guen et l’équipe d’accueil et de sécurité du musée : Mohamed Ameur, Yannick Angelini, Pierre-Olivier Beaumont, Michel Couturier, Dominique Dugardin, Nadia El Aroussi, Claude Fécamp, Frédéric Hébert, Abdelkrim Lahrèche, Christine Lambard, Isabelle Mélinon


Sommaire

Lyonel Feininger, l’arpenteur du monde

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Annette Haudiquet Une vie entre deux rives

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David Butcher L’improbabilité d’être peintre

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David Butcher « À l’aide d’une règle et d’un couteau de poche... »

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Lyonel Feininger et le Bauhaus

Heinz Widauer Les vicissitudes de la notoriété

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David Butcher

Lyonel Feininger – Repères biographiques

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Bibliographie sélective

177

Liste des œuvres exposées

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Lyonel Feininger, l’arpenteur du monde

Dans la préface du catalogue de l’exposition Utopie et révolte, la gravure allemande du Jugendstil au Bauhaus dans les collections publiques françaises présentée au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg en 2006, Fabrice Hergott soulignait à quel point les collections publiques françaises avaient été longtemps « hermétiques à l’art allemand ». Il faisait remarquer toutefois que la gravure, sans doute parce que considérée comme un « art plus confidentiel [et] marginal », avait, quoique modestement, intégré le patrimoine français avant 1914 puis après guerre grâce à quelques personnalités plus curieuses comme Jacques Doucet ou plus tard Andry-Farcy, le directeur du musée de Grenoble. De fait, un artiste aussi important que Feininger, bien qu’infiniment accessible par la poésie qui s’attache à son œuvre, est toujours singulièrement peu représenté dans les collections publiques françaises (seulement dix-huit œuvres au Musée national d’art moderne, provenant pour la plupart du legs de Nina Kandinsky). Lyonel Feininger, moitié américain moitié allemand, est en effet peu connu en France alors qu’il l’est tant aux États-Unis, où il est né en 1871 et mort en 1956, qu’en Allemagne, où il a passé cinquante ans de sa vie entre 1887 et 1937. Personnalité discrète, au parcours singulier, il est pourtant lié aux avantgardes des premières décennies du XXe siècle. Côtoyant les artistes de la mouvance fauve, les cubistes, les artistes allemands de la Sécession berlinoise, de Die Brücke, du Blaue Reiter, participant à d’importantes expositions avec eux, il est l’un des premiers à rejoindre Walter Gropius à Weimar en 1919 au Bauhaus tout juste créé. « Maître de forme » de l’atelier de gravure jusqu’au transfert de l’école à Dessau, il exécute le bois gravé qui illustre la couverture du manifeste du Bauhaus, anime l’atelier, supervise la réalisation des portfolios qui contribueront à la diffusion et à la renommée des artistes du Bauhaus. Et même s’il prend progressivement ses distances avec l’école à partir de 1926, il poursuit, en Allemagne d’abord et aux États-Unis ensuite, une œuvre originale saluée de son vivant comme celle d’un des grands artistes modernes, objet d’une première rétrospective à la Nationalgalerie de Berlin dès 1931, puis d’une autre en 1944 au Museum of Modern Art à New York. Qui veut aujourd’hui voir des œuvres de Lyonel Feininger doit aller en Allemagne, à Quedlinbourg, à la Lyonel-Feininger-Galerie (liée à la Moritzburg Foundation in Halle (Saale) – Art Museum of the State of Saxony-Anhalt), pour découvrir la collection du Dr Hermann Klumpp, ou au Kunstsammlungen de Chemnitz où celle d’Harald Loebermann est déposée depuis 1996 ; ou bien encore 6


aux États-Unis comme au Busch-Reisinger Museum (Harvard Art Museums, Cambridge, Massachusetts) pour la collection William S. Lieberman. Car même si Feininger se voit acheter de son vivant des œuvres par les musées, il a également conquis une clientèle privée enthousiaste, et certains de ces amateurs sont parvenus à constituer des ensembles tout à fait exceptionnels, visibles maintenant dans des musées. Grâce à eux, il devient possible de prendre la mesure de l’œuvre de Feininger, dans son développement chronologique d’abord, mais aussi dans sa singularité. Feininger dessine, grave, peint, photographie même, mais la façon dont il expérimente le crayon, le fusain, l’aquarelle, l’encre, de même que l’eau-forte, le bois gravé ou la lithographie, montre une curiosité sans limites et la conviction de l’existence de caractéristiques intrinsèques à chaque medium qu’il lui faut découvrir pour tâcher d’en exploiter toutes les possibilités. L’œuvre de Feininger est marquée par d’incessants allers et retours vers des thèmes centraux qu’il a explorés sa vie durant, parfois à plusieurs décennies d’écart, dans des techniques différentes. Ainsi lui arrive-t-il de dessiner à la plume un sujet et d’en expérimenter plus tard la réalisation à l’eau-forte, de graver sur bois un paysage et d’en reprendre rigoureusement les traits sur la toile, même longtemps après, chaque œuvre existant en elle-même et comme variation d’une autre, créant de la sorte un ensemble complexe que seule l’exposition d’un nombre important de pièces permet d’évaluer. La collection exposée au Havre offre donc cette possibilité rare et précieuse de pénétrer dans l’univers fascinant de Lyonel Feininger. Constituée en une quinzaine d’années, elle est désormais l’une des plus importantes d’Europe. Nous en présentons au Havre une sélection de cent trente-neuf pièces. Une collection est par nature le résultat d’une histoire, de rencontres, d’opportunités, mais aussi d’un parti pris, et l’amateur qui l’a commencée et continue de l’enrichir est heureux de voir ses enfants poursuivre à ses côtés l’entreprise de toute une vie. La collection traduit à l’évidence une passion pour l’œuvre graphique de Feininger, ainsi qu’en témoignent les pièces exposées (vingt-quatre aquarelles, vingt-deux dessins, quatre-vingt-neuf gravures et seulement quatre peintures). Rapprochée du nombre de gravures inventoriées par Leona E. Prasse en 1972 dans son catalogue raisonné des estampes de Feininger (soixante-cinq eauxfortes, vingt lithographies et trois cent vingt bois gravés), cette comptabilité révèle une sensibilité sincère et enthousiaste pour la gravure dans ses diverses déclinaisons techniques. L’essence même de la gravure comme multiple renforce, de l’aveu du collectionneur, son intérêt pour ce medium, par nature propre à assurer une réelle diffusion de l’œuvre d’art. C’est par le dessin et l’eau-forte que le collectionneur a abordé l’œuvre de Feininger, véritable révélation qui lui ouvre en même temps le monde de l’estampe. Des Philosophes (cat. 19, repr. p. 51), un dessin rare, « à tomber à la renverse », la collection s’agrandit progressivement aux bois gravés, mais aussi 7



David Butcher

Une vie entre deux rives

Né de parents allemands à New York le 17 juillet 1871, Lyonel Feininger vit jusqu’à l’âge de seize ans aux États-Unis avant de partir seul en Allemagne, où il passera une grande partie de sa vie. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, en 1937, poussé par la montée de l’antisémitisme et l’hostilité du régime nazi à l’art moderne, qu’il accepte de quitter définitivement un pays transformé avec sa deuxième épouse Julia, d’origine juive, pour regagner l’Amérique, où il restera jusqu’à son décès en 1956. Après une enfance et une adolescence américaines, Feininger évolue désormais en Allemagne dans une culture – celle de ses parents – à la fois familière et radicalement différente de la vie américaine, ce qui fera de lui un homme ambivalent, capable par exemple d’apprécier l’authenticité et la simplicité des Américains tout en respectant la richesse et la complexité de la culture allemande. Son retour dans sa ville natale, New York, à l’âge de soixante-six ans provoquera chez l’artiste des sentiments mitigés. Il se confiera à Alfred Barr, directeur du Museum of Modern Art, New York : « Revenir après tant d’années d’absence a été une expérience étrange. Je suis parti musicien ; je suis revenu peintre. La plupart des gens que j’avais connus avant étaient morts. Il ne restait plus rien du milieu qui m’était familier. J’ai dû me réadapter à tout et, parfois, je sentais que mon identité même avait rétréci en moi. Mais j’ai été accueilli avec gentillesse et bienveillance partout. Cela a beaucoup facilité les choses, pourtant il m’a fallu du temps pour m’épanouir de nouveau 1. »

1. Alfred H. Barr Jr., « Lyonel Feininger – American Artist », catalogue d’exposition, Lyonel Feininger – Marsden Hartley, New York, Museum of Modern Art, 1944, p. 13 (traduit de l’anglais par l’auteur).

Issu d’une famille d’immigrés allemands plutôt aisés et d’un bon niveau culturel – le père de Lyonel, Karl Feininger, est arrivé en Amérique à l’âge de neuf ans –, à Columbia en Caroline du Sud où la famille s’est installée, il a étudié le violon à St Mary’s College avec August Koepper. Dès l’âge de seize ans, ses parents décident de l’envoyer au conservatoire de Leipzig pour étudier le violon avec Ferdinand David, le maître de Koepper et lui-même disciple du virtuose Louis Spohr. La mère de l’artiste, Elizabeth Lutz, chanteuse et pianiste, est née dans le New Jersey, de parents émigrés allemands aussi. Elle enseignait à Miss Kenyon’s College for Girls à Plainfield, près de New York, lorsque Karl prit la direction du département de musique à son retour d’Allemagne en 1865. Après leur mariage, le couple s’installe à New York, où ils ont trois enfants : Lyonel puis deux filles, Helen Bartram et Elisabeth (Elsa). Le fait de fonder une famille ne les empêche pas de mener ensemble une carrière musicale très riche avec des tournées internationales, notamment en Allemagne et au Brésil. Feininger étudie le violon avec son père, faisant preuve d’un certain talent. En même temps, il démontre un goût prononcé pour le dessin et fabrique des maquettes de trains et de bateaux. D’une santé fragile, Lyonel quitte l’école à l’âge de quatorze ans et, sur recommandation du médecin familial, se repose une année avant de trouver par l’intermédiaire de son père un emploi de garçon de courses dans une société de courtage à Wall Street. Le 19 octobre 1887, à 11


l’âge de seize ans, le jeune homme suit l’exemple de son père et part à son tour en Allemagne pour étudier le violon au conservatoire de Leipzig. Cependant, son destin bascule lorsqu’il décide de s’arrêter à Hambourg, où il s’inscrit à l’Allgemeine Gewerbeschule (école des arts et métiers). Depuis son plus jeune âge, Feininger a dessiné avec passion, mais sans avoir l’ambition d’en faire son métier. « Il passait le plus clair de son temps libre avec son meilleur ami d’enfance, Frank Kortheuer, à dessiner les trains et les voiliers de leurs royaumes imaginaires, Colonora et Columbia, et à fabriquer des maquettes de locomotives et de yachts qu’ils mettaient à l’eau sur le Pond de Central Park. Lorsqu’ils étaient séparés, les deux garçons échangeaient des lettres riches de savoureuses caricatures, de listes et de descriptions détaillées des bateaux et des trains de leurs royaumes respectifs, et de réflexions personnelles sur leurs activités quotidiennes. Adulte, Feininger qualifia ces souvenirs d’enfance de “sanctuaires” où “chercher le réconfort et oublier les griefs et les déceptions du quotidien”. Et comme pour rassembler ces souvenirs, il allait peupler ses dernières œuvres d’images de trains et de bateaux 2. » Au foyer familial, Lyonel baignait dans la musique jouée par ses parents – celle du romantisme allemand qui a dominé le XIXe siècle – et la logique voulait qu’il devienne musicien professionnel comme eux. Cependant, dans ses bagages apportés de New York il avait un carton de dessins qui lui permit d’être admis sans difficulté à l’Allgemeine Gewerbeschule de Hambourg. Sa nouvelle voie artistique est rapidement confirmée, comme il l’explique dans une lettre à son ami de toujours, Kortheuer : « Hé bien, deux grands bonheurs sont arrivés, d’abord je suis passé dans la classe supérieure sur intervention du directeur lui-même, qui n’est pas censé s’occuper (et généralement ne le fait pas) des élèves de la classe inférieure (c’est-à-dire celle du milieu, car il y en a trois pour la peinture), et en plus, il a dit à son secrétaire que j’avais fait des riesigen Fortschritt (“d’énormes progrès”) et que j’étais déjà prêt à passer dans la classe supérieure 3. »

2. Barbara Haskell, « Réaffirmer le sacré : la modernité romantique de Lyonel Feininger », Lyonel Feininger, catalogue d’exposition, musée des Beaux-Arts de Montréal, New York, Whitney Museum of American Art, Paris, Somogy éditions d’art, 2011, p. 3. 3. Feininger à Kortheuer, 4 avril 1888. Atlanta, Collection feu Horace Richter, cité dans Haskell, ibid., note 28, p. 188.

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Fort de ce début très prometteur, Feininger décide de changer d’école et, après quelques mois de préparation à l’examen d’entrée, il est admis le 1er octobre 1888 à la prestigieuse Königlich-Preussische Akademie der Wissenschaften zu Berlin (Académie royale prussienne des beaux-arts de Berlin), où il restera deux ans. Il est rejoint à Berlin par sa mère qui, après une longue tournée au Brésil avec son mari, a décidé de se séparer de ce dernier. Mère et fils s’installent au cœur de la ville à la pension Müller, située sur la majestueuse avenue Unter den Linden et occupée principalement par des étrangers et des caricaturistes travaillant pour des journaux humoristiques. C’est dans ce contexte que le jeune étudiant (il n’a que dix-sept ans) commence à délaisser ses études pour se consacrer à une discipline qui le passionnait avant même d’entrer à l’Académie royale. « Je passe presque tout mon temps libre à caricaturer, ayant plusieurs bons livres de caricatures dont j’apprends énormément », écrit-il à Kortheuer [le 28 juillet 1888]. « J’ai fait beaucoup de progrès, n’est-ce pas ? Regarde mes premières caricatures et tu verras que c’était vraiment par hasard si l’un ou


l’autre des personnages avait quelque chose de drôle ou d’expressif. Ce n’est que depuis mon anniversaire, quand j’ai eu ces livres [du caricaturiste allemand Wilhelm Busch, offerts par ses parents], que je me suis mis à progresser, en étudiant le style et tout ça, sans copier bien sûr, mais en apprenant, et ainsi, rien que la semaine dernière, j’ai fait de gros progrès. C’est désormais l’un de mes passe-temps préférés 4. »

Fig. 1. Cour près de la rue Mouffetard, 1893 Fusain sur papier, 23,5 × 18,8 cm Courtesy Moeller Fine Art, New York

Par l’intermédiaire d’un illustrateur à la pension, Feininger commence à publier ses dessins dans des journaux illustrés berlinois. Ils rencontrent un tel succès auprès du public que l’étudiant aux beaux-arts de moins en moins assidu pense pouvoir bientôt en tirer de quoi gagner sa vie. Nostalgique de l’Amérique, il commence à échafauder le projet d’un retour à New York, où il retrouverait son père resté seul depuis que ses sœurs ont rejoint leur mère à Berlin. Son père promet d’en discuter lors d’une visite à Berlin planifiée pour juin 1890. Cependant, constatant à son arrivée en Allemagne le manque de culture générale de son fils et échouant dans sa tentative de réconciliation avec son épouse, il décide d’envoyer Lyonel à Saint-Servais, un collège jésuite à Liège, en Belgique, pour parfaire son éducation. Lyonel reconnaît lui-même ses lacunes et n’est pas réfractaire à cette idée. En Allemagne depuis bientôt trois ans, le jeune Feininger n’a jamais cessé de se sentir américain et de rêver de retrouver le pays de son enfance. À Berlin, il s’est entouré d’amis anglophones – son compagnon de chambre à la pension Müller, l’Australien Fred Werner, étudiant en musique, et deux amis américains à l’académie, Alfred Churchill et Fritz Strothmann – et il entretient toujours une correspondance nourrie d’anecdotes et de dessins avec son ami d’enfance à New York, Frank Kortheuer. « J’ai le mal du pays et j’aime l’Allemagne de moins en moins. En fait, je la considère comme une prison et je donnerais n’importe quoi pour retourner en Amérique 5 », écrit-il à ce dernier en mars 1890. Mais désormais, plus les années passent, plus les côtes américaines s’éloignent. Les relations entre le père et le fils se détériorent au point qu’ils ne se reverront plus après le retour de Karl aux États-Unis. Après un an passé chez les jésuites, Karl menace de mettre son fils au travail, peut-être parce que sa propre carrière marche moins bien depuis la séparation avec sa femme et que l’argent commence à manquer. Lyonel doit supplier son père de le laisser retourner à l’Académie royale à Berlin pour poursuivre ses études artistiques. Mais après un an à s’ennuyer à dessiner des plâtres, comme le veut la tradition dans une formation classique, le jeune artiste ressent un désir de liberté et d’indépendance et, à l’aube de ses vingt ans, il se tourne vers un nouvel horizon : Paris.

4. Ibid., 28 juillet 1888, p. 5. 5. Feininger à Kortheuer, 8 mars 1890, cité dans Ernst Scheyer, Lyonel Feininger – Caricature and Fantasy, Detroit, Wayne University Press, 1964, p. 35. Dans Peter Selz, « The Precision of Fantasy », catalogue d’exposition, Lyonel Feininger, New York, Marlborough-Gerson Gallery, avril-mai 1969, p. 7 (traduit de l’anglais par l’auteur).

Afin de trouver l’argent nécessaire au financement du voyage, il emploie son talent de dessinateur pour illustrer des histoires destinées au Berliner Illustrirte et pour faire des étiquettes de boîtes à cigares. En novembre 1892, muni des rudiments du français acquis à Liège, il part pour Paris où il restera sept mois, dessinant des modèles vivants à l’académie Colarossi et croquant des scènes de rue (fig. 1). Tous ses efforts sont tendus vers le développement 13


de sa technique du dessin et lui laissent peu de temps pour profiter de la vie parisienne. De retour à Berlin en mai 1893, une carrière de caricaturiste se met rapidement en place (fig. 2). Sa réputation lui permet de décrocher des contrats avec l’hebdomadaire humoristique Ulk (Gag), ainsi qu’avec deux revues satiriques : Lustige Blätter (Pages amusantes) et Das Narrenschiff (La Nef des fous). Toujours dans la perspective d’un retour aux États-Unis, il envoie ses dessins à des éditeurs américains. Harper’s Young People commence à publier des histoires illustrées par Feininger en 1894. Cependant, les exigences de ses contrats avec des revues allemandes l’obligent à abandonner cette piste pour rentrer dans son pays natal avec la garantie d’un travail. Si, à l’approche d’un nouveau siècle, il existe encore chez lui une velléité de revivre à New York, la mort par tuberculose de ses deux sœurs en 1898 et 1899 et la responsabilité de s’occuper de sa mère, laissée seule avec peu de ressources, repoussent plus loin encore un éventuel retour.

Fig. 2. Lyonel Feininger portant un chapeau, Berlin, vers 1894 The Lyonel Feininger Project LLC, New York-Berlin Photographie Loescher & Petsch, Königl. Hof-Photographen

En 1901, Feininger épouse Clara Fürst, pianiste et fille du peintre décorateur Gustav Fürst, avec qui il aura deux filles : Eleonora (Lore) et Marianne. Désormais, sa carrière de caricaturiste couronnée de succès et ses obligations familiales en Allemagne rendent la perspective de tout recommencer en Amérique beaucoup moins attrayante. Cependant, la mésentente s’installe très tôt dans la vie du couple. Lorsqu’au cours de ses vacances d’été 1905, à Graal au bord de la mer Baltique, le dessinateur à succès et père de famille malheureux rencontre Julia Berg, une artiste débutante et musicienne amatrice de dix ans sa cadette et issue d’une famille d’industriels juifs fortunés, il est sûr d’avoir trouvé l’âme sœur. Il quitte aussitôt femme et enfants pour se lancer dans une relation amoureuse avec Julia, qui venait de se séparer de son mari. De nouveau se pose la question d’un retour en Amérique, dans le but de commencer une nouvelle vie avec Julia de l’autre côté de l’Atlantique. En 1906, le Chicago Tribune lui propose un contrat d’illustrateur et Feininger invente pour son supplément du dimanche The Kin-der-Kids (fig. 3) suivi de Wee Willie Winkie’s World (fig. 4), deux bandes dessinées qui racontent les aventures de personnages fantasques à travers le monde. Un revenu stable est assuré mais, cette fois-ci, ce sont les lenteurs administratives concernant leurs divorces respectifs qui empêchent le couple de partir. En mars de la même année, Julia est enceinte et, dans l’attente de pouvoir se marier, ils s’installent à Weimar, où Lyonel visite à bicyclette les villages des alentours – Gelmeroda, Mellingen, Oberweimar, Vollersroda – à la recherche de nouveaux sujets et motifs. Avec le soutien et l’encouragement de Julia, les conditions de travail de Lyonel ne pouvaient pas être meilleures, mais il n’y a toujours pas d’avancées concernant leurs divorces. En juillet, frustré d’attendre, le couple choisit de partir à Paris, où Feininger décide de se consacrer à la peinture. Fin 1906, Julia donne vie à leur premier enfant, Andreas, et, en 1907, les divorces de l’un et de l’autre sont enfin prononcés, mais le remariage en Allemagne leur est interdit. Après maintes démarches, ils parviennent à s’unir à Londres le 25 septembre 1908 et s’installent à Berlin, où la famille

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Fig. 3. The Kin-der-Kids, 1906 The Chigaco Tribune, 29 avril 1906 Lithographie (tirage d’imprimerie), 59,4 × 45,3 cm The Museum of Modern Art, New York ; gift of the artist, 260.1944.1

Fig. 4. Wee Willie Winkie’s World, 1906 The Chigaco Sunday Tribune, 16 septembre 1906 Lithographie, 59,7 × 45,2 cm The Museum of Modern Art, New York ; gift of the artist, 61.1944.4

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David Butcher

L’improbabilité d’être peintre

Dans le sillon de son père Karl et de sa mère Elizabeth, il n’y avait pas de doute, Lyonel Feininger serait musicien. Karl Feininger avait mené une carrière internationale en tant que violoniste et compositeur avec de nombreuses tournées en Amérique du Sud et en Europe. Elizabeth l’accompagnait en tant que pianiste et cantatrice, confiant Lyonel et ses deux sœurs à des proches de la famille jusqu’à leur retour à New York où la famille s’était installée. Fils aîné, garçon sensible, père professeur de musique, toutes les conditions étaient réunies pour qu’il fasse carrière dans la musique, qui était au centre de la vie familiale : « [Feininger] se souvenait qu’entre cinq et sept ans, dans la maison familiale à deux étages d’East 53rd Street, il allait s’asseoir dans la salle à manger, dont le plafond était percé d’une grille, pour écouter avec délice ses parents qui jouaient de la musique dans la pièce au-dessus 1. » Dans la famille Feininger la musique était forcément allemande : Beethoven, Mendelssohn, Schubert et Schumann figuraient en bonne place dans le répertoire. Lyonel apprend le violon avec son père et, à douze ans, atteint un niveau suffisamment élevé pour se produire en public. Il était donc logique qu’il suive le même parcours que son père et, à l’âge de seize ans, il quitte New York pour étudier le violon au conservatoire de Leipzig. Contre toute attente, le jeune Lyonel ne va pas jusqu’à Leipzig, mais pose ses valises à Hambourg où le bateau l’emmenant en Allemagne débarque le 25 octobre 1887. Prétexte ou non, il aurait appris que le professeur censé l’accueillir au conservatoire était absent, ce qui lui permettait de se présenter à l’Allgemeine Gewerbeschule (école des arts et métiers) de Hambourg au lieu de chercher un autre professeur de violon à Leipzig. Il est difficile d’imaginer qu’une telle décision ait pu être prise sans l’accord de ses parents, qui assuraient son soutien financier. Ce n’est peut-être pas un hasard non plus si Lyonel avait apporté dans ses bagages un portfolio de ses dessins qui lui permit d’être accepté à l’école dans la section arts visuels pour suivre les cours de P. Woldemar, enseignant le dessin à main levée, le dessin de plâtres et la peinture décorative 2. Comment expliquer un tel changement de vocation ? Une volonté de rompre avec un parcours professionnel imposé par son père ? Le désir d’assouvir une passion pour le dessin qui l’habite depuis sa plus jeune enfance ? L’acquiescement des parents à ce changement de cap chez leur fils pourrait s’expliquer par la forte tension qui minait leur couple à cette époque, qui se solde un an plus tard par une rupture définitive. 1. Barbara Haskell, « Réaffirmer le sacré : la modernité romantique de Lyonel Feininger », catalogue d’exposition, Lyonel Feininger, musée des Beaux-Arts de Montréal, New York, Whitney Museum of American Art, Paris, Somogy éditions d’art, 2011, p. 2. 2. Ibid., note 26, p. 188. 3. Feininger à Kortheuer, 27-28 février 1888, Atlanta, Collection feu Horace Richter, cité dans Haskell, op. cit., note 29, p. 188.

Lyonel est tellement content d’avoir choisi de faire une école d’art qu’il écrit à Frank Kortheuer, son fidèle ami d’enfance resté à New York : « Veux-tu être peintre et m’accompagner toute ma vie ? » […] « J’adore ça et je suis tellement sûr de ma vocation que je me sentirais incapable de me frayer un chemin dans la Vie si je ne pouvais suivre cette vocation 3. » Peintre, il ne l’était pas encore et, très bientôt, c’est une tout autre carrière qui se profile… celle de caricaturiste. Il ne reste pas longtemps à Hambourg, car il vise déjà la Königliche Akademie (Académie royale) à Berlin où il 21


réussit brillamment l’examen d’entrée en octobre 1888. Il passe deux ans dans cette prestigieuse école à suivre les cours d’Ernst Hanck, mais l’étude des plâtres et la maîtrise du clair-obscur l’inspirent moins que les recueils de caricatures de Wilhelm Busch (1832-1908) que lui ont offerts ses parents pour son dix-septième anniversaire. Les dessins de Busch, dessinateur et humoriste, comportent souvent une critique acerbe de la bourgeoisie. Mais celui-ci est surtout connu en tant qu’auteur de Max und Moritz, deux personnages loufoques dont les aventures atteignent une telle popularité qu’ils deviennent les premiers véritables héros de la bande dessinée à la fin du XIXe siècle. Les dessins de Busch ont une influence indéniable sur les premières caricatures du jeune Feininger, avant qu’il ne trouve son style personnel. Séparée de son mari, la mère de Lyonel retrouve son fils à Berlin au moment où ce dernier entre à l’Académie royale. Ensemble ils logent à la pension Müller où se trouvent – est-ce un hasard ? – de nombreux illustrateurs travaillant pour les revues satiriques de la ville. « Dans la pension de Frau Müller, se souvint plus tard Feininger, l’air était chargé d’expériences électriques, […] c’est là que les premiers germes me sont tombés dans l’esprit et m’ont mené inexorablement vers “l’illustration” et la “caricature” 4. » Dans ce milieu très porteur pour un passionné de la caricature, Feininger néglige ses études à l’Académie pour se concentrer sur sa propre technique du dessin qu’il développe en croquant sur le vif les personnes qu’il croise au hasard, les transformant par la suite en personnages expressifs ou amusants. Au bout d’un an, il a fait suffisamment de progrès pour que l’un des illustrateurs de la pension Müller, Johann Bahr, décide de montrer ses dessins à la rédaction du journal Humoristische Blätter, qui accepte d’en publier plusieurs. Les dessins de Feininger rencontrent un tel succès que d’autres revues illustrées acceptent d’en reproduire. Bientôt, l’étudiant encore financièrement dépendant de ses parents a tellement de travail qu’il pense pouvoir subvenir lui-même à ses besoins. Évidemment, ses études en pâtissent davantage et ses piètres résultats en fin de deuxième année reflètent son manque d’assiduité. Mais au moment où tout semblait être en bonne voie concernant sa carrière naissante de caricaturiste, le père de Lyonel, de passage à Berlin, décide d’envoyer son fils dans un collège jésuite à Liège, en Belgique, pour combler son manque affligeant de culture. Karl n’a probablement pas pu s’empêcher de comparer les maigres connaissances de son fils, qui a quitté l’école à quatorze ans, avec la culture qu’il avait lui-même acquise au même âge à Leipzig, où il avait non seulement étudié le violon, mais aussi découvert la philosophie idéaliste de Hegel, Kant et Schopenhauer.

4. Feininger cité dans T. Lux Feininger, « Lyonel Feininger in Deutschland », p. 357. Dans Haskell, op. cit., p. 6. 5. Feininger cité dans Hans Hesse, Lyonel Feininger (catalogue de l’œuvre assemblé par Julia Feininger), New York, Harry N. Abrams, 1959, p. 9.

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Feininger passe un an à Liège où sa vision spirituelle de l’art, héritée de son père et basée sur le principe d’un dieu présent en toutes choses, est renforcée. À son retour à Berlin, où entre-temps sa mère avait ouvert une pension au 35, Potsdamer Strasse, il reprend ses études à l’Académie royale, mais sans guère plus d’enthousiasme que les années précédentes. En effet, dessiner des plâtres lui semble non seulement dépourvu de souffle spirituel, mais peu propice à l’expression personnelle qu’il recherche. Déjà, à Liège, où il apprenait pour la première fois le français, Feininger rêvait de Paris : « [… ça] va me servir dans la capitale de France où je prévois me rendre 5 ». Sortir de l’ornière de l’académisme devient une obsession et lorsqu’un ami canadien, Frederick Coburn, jeune pensionnaire de sa mère (il a le même âge


que Lyonel et étudie comme lui à l’Académie royale), quitte Berlin en 1892 pour poursuivre ses études à Paris, Lyonel le suit. Dans une lettre datée du 21 septembre 1892, Feininger écrit à son camarade pour dire « [qu’il] est très excité à l’idée de s’installer à Paris avant Noël et supplie “Coby” de lui permettre de partager son logis parisien 6 ». L’instruction académique telle qu’il l’a connue à Berlin a certainement entamé son désir d’être peintre. Désormais, il imagine Paris comme un lieu de liberté où il pourrait développer son acuité visuelle tout en donnant libre cours à sa recherche de vivacité et d’expressivité dans ses dessins. Arrivé en novembre 1892, durant les sept mois de son séjour parisien Feininger fréquente l’académie Colarossi, un atelier libre qui constituait une alternative à l’École des beaux-arts devenue trop conservatrice pour quantité de jeunes artistes. Ces derniers préféraient s’inscrire dans l’une des nombreuses académies parisiennes où ils pouvaient dessiner des modèles vivants changeant de pose toutes les cinq minutes, plutôt que de s’ennuyer avec des plâtres (fig. 7).

Fig. 7. Nu de femme, 1893 Crayon sur papier épais, 24,1 × 15,5 cm Courtesy Moeller Fine Art, New York

6. Laurier Lacroix, « Deux peintres contemporains et amis : Lyonel Feininger, New York, 1871-1956 – Frederick S. Coburn, Upper Melbourne, 1871-1960 », Revue d’ études des Cantons de l’Est, CRCE-ETRC, Université Bishop’s, no 14, printemps 1999. 7. Lettre de Berlin écrite par Feininger en 1893, cité dans Hans Hess, op. cit., p. 11. Dans Florens Deuchler, « Introduction », Feininger à Paris, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, Paris, Biennale des antiquaires, Grand Palais, Londres, New York, Achim Moeller Fine Art, 1992, p. 10.

De retour à Berlin en mai 1893, fort de cette nouvelle expérience, Feininger se lance sans retenue dans une carrière qui semble désormais être la sienne : celle de caricaturiste. Il s’entraîne pour améliorer sa technique : « Je fais chaque jour une heure ou deux heures de croquis de passants depuis notre fenêtre. Je fais de même au restaurant ; cela m’est très précieux de fixer en un clin d’œil le caractère d’un sujet, qu’il soit animé ou non animé 7. » Par tous les moyens il cherche à enrichir ses dessins en alliant un graphisme original à des références culturelles et historiques qu’il puise dans les musées et bibliothèques. Il signe d’importants contrats avec Ulk (Gag), Lustige Blätter (Pages amusantes) et Das Narrenschiff (La Nef des fous), lesquels publient ses illustrations pour le plus grand plaisir d’un public conquis. Si le succès professionnel est assuré, sa vie sentimentale est plus compliquée et le mariage de Feininger avec Clara Fürst, en 1901, s’avère être un échec. Quatre ans plus tard, il rencontre Julia Berg, qui l’accompagnera le reste de sa vie. Julia venait de se séparer de son mari et de s’inscrire à la Kunstgewerbeschule (école des arts appliqués) de Weimar. Au même moment, Lyonel est de plus en plus déçu par ses activités de caricaturiste et souffre de ses rapports difficiles avec les éditeurs. Julia l’encourage à se désengager d’une pratique devenue de plus en plus alimentaire pour accorder davantage de temps au développement de son travail personnel. En février 1906, Feininger démissionne d’Ulk et de Lustige Blätter et accepte une proposition du Chicago Tribune pour publier deux bandes dessinées, The Kin-der-Kids (fig. 3, p. 15) et Wee Willie Winkie’s World (fig. 4, p. 15), ce qui lui permet de laisser cours à son imagination sans avoir à subir l’intervention de la rédaction qui lui était devenue insupportable dans les revues satiriques berlinoises où il avait souvent le sentiment d’être un simple exécutant. Il rejoint Julia à Weimar et sillonne la campagne environnante à la découverte des villages médiévaux. Pendant ses pérégrinations, que ce soit dans la région de Weimar (Thuringe) ou lors des vacances d’été à Deep au bord de la mer Baltique, il fait quantité de croquis qu’il date et classe soigneusement, créant ainsi de véritables archives qu’il appelle des « notes de natures » (natur-notizen) qui alimenteront ses travaux des années à venir. Le nombre important de ces dessins rapides qui se comptent en milliers révèle « la discipline productive qui sous-tend cette pratique, un engagement dévoué et indéfectible à consigner des 23


Cat. 4. La Haute Maison / Das hohe Haus, 1908 Plume, encre de Chine et aquarelle sur papier, 27,5 Ă— 21,7 cm

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Cat. 3. Types urbains II / Straßen Typen II, 1908 Plume, pinceau, encre de Chine et aquarelle sur papier, 25,1 × 19 cm

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Cat. 5. Le Pont vert / Die Grüne Brücke, 1909 Plume, encre de Chine et aquarelle sur papier, 25 × 20 cm

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Cat. 38. Boulevard Saint-Michel, 1915 Plume, encre de Chine et aquarelle sur papier, 30,8 Ă— 23,6 cm

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Cat. 15. L’Heure du soleil couchant / The Sunset Hour, 1911 Plume et encre de Chine sur papier, 25,4 × 22,2 cm

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Cat. 31. La Porte / The Gate, 1912 Eau-forte et pointe sèche sur papier, 27,2 × 20 cm

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Heinz Widauer

« À l’aide d’une règle et d’un couteau de poche… » Lyonel Feininger et le Bauhaus

« Les petites merveilles qu’il réalisait à l’aide d’une règle et d’un couteau de poche à partir de planches de sapin étaient pour moi (bien sûr) inimitables » se souvient le sculpteur et graphiste Gerhard Marcks à propos des bois gravés de Lyonel Feininger 1. Depuis 1920, Feininger et ce dernier s’étaient liés d’amitié à Weimar pendant leur collaboration au sein du Bauhaus. À cette époque, les bois gravés de Feininger occupaient déjà, en nombre et en qualité, une place exceptionnelle dans son œuvre. Ce n’est certes qu’en 1918 qu’il découvre la technique du bois gravé ; en 1920, le nombre de ses réalisations se montait déjà à deux cent trente-sept. Et ce, alors qu’il avait, dans les années 1919-1920, également achevé vingt-cinq toiles. L’utilisation intensive de la technique du bois gravé par Feininger peut s’expliquer entre autres par le fait qu’il était devenu difficile de se procurer des huiles de bonne qualité pendant et après la guerre 2. S’il continue de peindre à l’huile, il abandonne pratiquement les eaux-fortes et les lithographies, excepté les planches qu’il réalise au Bauhaus à Weimar pour des portfolios de gravures, des invitations et des cartes postales 3. L’argument de la pénurie et de la moindre qualité du matériel semble ici plus pertinent : les plaques de cuivre nécessaires étaient très difficiles à trouver pendant et après la Première Guerre mondiale ; les plaques de zinc utilisées à leur place étaient plus fragiles et plus sujettes à la corrosion. En outre, l’effort technique était incomparablement plus grand que pour les bois gravés. Pour ces derniers, une fine planche de bois suffisait, ainsi qu’un couteau, de l’encre grasse et du papier. Souvent, nul besoin d’une presse, car il aimait réaliser ses épreuves à la main. Qui plus est, Feininger recherchait à cette époque dans son art la plus grande expressivité possible et la simplification, ce que le bois gravé lui permettait pleinement 4.

1. Gerhard Marcks, Frühe Holzschnitte, New York, Ernst Rathenau, 1972. 2. Lyonel Feininger dans une lettre du 11 août 1917 à sa femme Julia Berg : « […] Dieu soit loué, j’avais fait des réserves de 18 gros tubes, j’avais prévu cela […] Après, fini la peinture à l’huile. Je vais essayer de peindre en très fines couches, aussi fin que possible. » Copie Hamburger Kunsthalle, 11 août 1917, 1917, p. 7-170, cité par Andrea Fromm, « Feininger am Bauhaus – Transpositionen in Holzschnitt, Aquarell und Gemälde », Feininger und das Bauhaus: Weimar – Dessau – New York, catalogue d’exposition, Kunsthaus Apolda Avantgarde, 2009, p. 13, note 22. 3. Klaus Weber, « “Klipp und klar die Druckerei”, Lyonel Feininger am Bauhaus », Lyonel Feininger. Collection Loebermann. Zeichnung/Aquarell/ Druckgrafik, catalogue d’exposition, Kunstsammlung Chemnitz, Munich, Berlin, Londres, New York, Prestel Verlag, 2006, p. 119. 4. Fromm, op. cit., note 2, p. 13.

Sa pratique intensive du bois gravé s’explique par ses activités foisonnantes en tant que professeur à l’école d’État du Bauhaus nouvellement créée à Weimar. Il se concentre alors pleinement sur ses nouvelles missions : son activité d’enseignant, la direction de l’imprimerie, la conception et la rédaction de portfolios de gravures ainsi que la gestion des imprimés, comme les invitations aux expositions et les cartes postales de l’école. Feininger et Marcks avaient été invités en 1919 par Walter Gropius à collaborer activement à la nouvelle institution. Celle-ci résultait de la fusion de l’école des beaux-arts du GrandDuché de Saxe-Weimar et de l’école du Grand-Duché de Saxe-Weimar des arts décoratifs dirigée par Henry Van de Velde. C’était la première fois qu’une école des beaux-arts proposait sous un même toit une formation théorique et pratique à la relève artistique. En revalorisant les métiers de l’artisanat, le Bauhaus renouait notamment avec la tradition anglaise du mouvement Arts & Crafts qui remontait au milieu du XIXe siècle tout en y trouvant un précurseur direct. Feininger a été très actif pendant les premiers temps de la réalisation de ce projet. Sa « méthode pédagogique » reposait davantage sur la démonstration 71


pratique du bois gravé que sur un enseignement théorique. « Feininger donnait à ceux qui venaient uniquement des conseils. Il n’enseignait pas à proprement parler 5 » raconte Johannes Itten à ses collègues. La méthode de Feininger consistait en un échange personnalisé avec ses étudiants, pour leur montrer, à l’aide du portfolio de gravures, « comment on pouvait également faire des études sans cours de dessin académique 6 ». À travers la conception et la parution de portfolios, il a innové et fait connaître le Bauhaus au-delà des frontières de Weimar et de l’Allemagne. Grâce à ses nombreux réseaux, il a su aussi rallier à ses projets l’avant-garde artistique française, italienne et russe.

Fig. 14. Cathédrale, 1919 Bois gravé sur papier, 18,1 × 11,6 cm (28,2, × 19,8 cm) Prasse W 143 II Dr. Hermann Klumpp Collection Lyonel-Feininger-Galerie, Quedlinbourg

5. Maria Wetzel, « Visite d’atelier Prof. Dr. Johannes Itten », document dactylographié, BHA (Archives du Bauhaus), cité dans Weber, op. cit., p. 116. 6. Lettre à Julia Feininger du 27-6-1919, cité dans Weber, op. cit., note 3, p. 116.

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En mai 1919, Feininger entre au Bauhaus. Gropius en était le directeur depuis sa création le 1er avril de la même année. C’est lui qui avait donné à l’institution son orientation programmatique. Celle-ci prévoyait que tous les arts, peinture, sculpture ou architecture, coexistent et s’épanouissent au même titre pour l’édification d’un nouvel avenir, sans barrières hiérarchiques entre le concept et la pratique. Sans doute pensait-il au système courant au Moyen Âge du compagnonnage où maîtres et apprentis travaillaient ensemble dans un atelier, au service d’une idée. Ainsi, Feininger, Marcks et Itten en qualité de maîtres de forme, secondés de maîtres d’ateliers, responsables, eux, de la formation artisanale pratique de leurs étudiants, chapeautaient les cours. Dans le jargon du Bauhaus, les étudiants étaient les « apprentis » et les « compagnons » ; qu’ils veuillent devenir peintres, sculpteurs ou architectes, ils suivaient tous le cours préliminaire d’Itten qui les préparait aux ateliers. Ce n’est qu’après avoir fréquenté ce cours que les étudiants en art étaient autorisés à intégrer les ateliers ; Marcks était responsable du cours de poterie et Feininger était le maître de forme à l’atelier d’imprimerie. Il y avait succédé à Walter Klemm en 1921. Carl Zaubitzer, en lithographe expérimenté, le secondait parfaitement en tant que maître d’atelier. Il revint à Feininger de concevoir la couverture du manifeste du Bauhaus, rédigé par Gropius. Symboliquement, il y intégra une « cathédrale ». La réalisation de ce bois gravé eut lieu pratiquement pendant ou peu après la création du Bauhaus. D’abord, il élabora le motif sur une petite planche de bois en trois états (fig. 14), qui fut bientôt rejeté car inadapté à la page de couverture. De toute évidence, et si l’on en croit la lettre que lui écrit Feininger en avril 1919 sur les problèmes qu’il rencontre à trouver une planche de bois de bonnes dimensions, Gropius souhaitait une page plus grande pour son manifeste. Sur la planche définitive (cat. 82, repr. p. 111), il rectifie les contrastes de noir et de blanc de la petite version, puis éclaire la représentation globale grâce à une multitude de lignes parallèles. Diaphane, ce bois gravé ressemble à un vitrail sculpté dans le bois. Avec ses trois tours élevées et pointues, la cathédrale s’élance vers le ciel. Elle est accompagnée de trois étoiles qui symbolisent les trois genres artistiques : la peinture, la sculpture et l’architecture. Les trois frontons alignés au bas de la cathédrale, ses trois flèches au milieu et les trois astres planant au-dessus, accompagnent le mouvement du bâtiment vers le ciel. Une lueur illumine la nuit et fait scintiller la cathédrale comme un prisme à facettes.


Fig. 15. Gelmeroda, 1919 Bois gravé sur papier crème, 15,8 × 10 cm (25,8 × 19,1 cm) Prasse W 142 Dr. Hermann Klumpp Collection Lyonel-Feininger-Galerie, Quedlinbourg

7. Walter Gropius, « Der neue Baugedanke », dans Das hohe Ufer, 1, 1919, p. 87f., cité dans Magdalena Bushart, Der Geist der Gotik und die expressionistische Kunst, Munich, S. Schreiber, 1990, p. 179 et 188. 8. Magdalena Bushart, Der Geist der Gotik und die expressionistische Kunst, Munich, 1990, p. 188. 9. Ibid., note 4, p. 177. 10. Ibid., note 4, p. 177-178.

Feininger a toujours représenté des églises dans ses bois gravés et ses peintures. Contrairement à toutes ses autres œuvres, on ne peut pas dire précisément quel a été le modèle réel de la Cathédrale. On peut peut-être faire le lien avec le petit bois gravé Gelmeroda (fig. 15). Cette version de l’église d’un village près de Weimar – au cours de son œuvre, il a repris Gelmeroda plusieurs fois dans ses dessins, aquarelles, peintures et autres bois gravés – a été réalisée juste avant, voire en parallèle aux épreuves de la Cathédrale. La Cathédrale n’a rien de religieux, mais transcende l’art et l’architecture en religion. Ce bois gravé est la synthétisation en image de la pensée du Bauhaus que Gropius a formulée ainsi dans la dernière phrase de son manifeste : « Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, sculpture et peinture, qui s’élèvera par les mains de millions d’ouvriers vers le ciel futur, comme le symbole cristallin d’une nouvelle foi prochaine. » Déjà, en janvier de la même année, Gropius a énoncé de tels principes dans la première édition de la revue mensuelle expressionniste Das hohe Ufer (La Rive haute) et ce, de manière détaillée : d’après lui, « le but final de l’art : la conception créatrice de la cathédrale du futur qui, dans sa forme, regroupera à nouveau et l’architecture, et la sculpture, et la peinture ». La cathédrale sera ainsi « l’expression cristalline des pensées les plus nobles des hommes, leur ferveur, leur humanité, leur foi, leur religion 7 ». La contextualisation de l’organisation du Bauhaus par Gropius avec ses ateliers de compagnonnage comme au Moyen Âge et ses références à la construction des cathédrales, notamment par la couverture de Feininger, rejoignait l’idée en vogue à cette époque qu’il existait bel et bien une parenté essentielle entre le gothique et l’art contemporain : en 1911 paraissent à Munich les écrits de Wilhelm Worringer L’Art gothique. Dans son traité, l’auteur entreprend de définir « l’essence » de l’art du Moyen Âge. Ses réflexions sur l’art abstrait, surtout sur l’interprétation du « vouloir artistique » gothique, ont intéressé en particulier certains architectes expressionnistes pour y justifier leur propre œuvre. La cathédrale était pour eux le symbole de l’œuvre d’art absolu 8, qui symbolisait le summum de l’idéal et dans laquelle fusionnaient, dans un parfait accomplissement, les trois genres artistiques. Les questions matérielles ou économiques étaient reléguées au second plan, tout comme les questions relatives à la construction ou à la fonctionnalité 9. On retrouvait l’idée de la cathédrale dans les créations architecturales, qu’elles soient bâties, en projet ou peintes : les trois astres au-dessus de la cathédrale sur le bois gravé de Feininger font écho à la fameuse sculpture de Rudolf Belling datant de 1919, Triade : la sculpture était le modèle d’une installation, non réalisée par la suite et qui aurait dû mesurer six mètres de haut. Ses trois arcs-boutants oscillant vers le haut, comme l’abstraction de trois danseuses, symbolisent la fusion des disciplines artistiques. En 1914, à l’exposition Werkbund de Cologne, Bruno Taut présente le modèle d’un pavillon pour l’Industrie du verre allemande : celui-ci ressemble à une cathédrale gothique destinée à réunir toutes les disciplines artistiques sous son toit de verre à facettes, un toit protecteur consacré à l’art, et à l’art seul 10. Les peintres expressionnistes adoptèrent aussi l’idée des cathédrales 73


Cat. 85. Voiliers [Trois Voiliers] / Schiffe [drei Segelschiffe], 1919 Bois gravé sur papier crème, 25,4 × 29,2 cm [37 × 40,6 cm]

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Cat. 102. Flotte de guerre, 1920 Huile sur toile, 40 Ă— 48 cm

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David Butcher

Les vicissitudes de la notoriété

Au cours de la Première Guerre mondiale, Lyonel Feininger a été relativement protégé des traumatismes subis par la majorité de la population allemande, d’abord par son statut de citoyen américain qui l’exemptait du service militaire, ensuite par la fortune de sa belle-famille. Paradoxalement, cette période de conflit militaire a été fructueuse pour sa carrière d’artiste car, malgré la rupture de liens avec Paris, la scène artistique berlinoise continuait à fonctionner pendant les hostilités. Très affecté moralement par les horreurs de la guerre, Feininger réussit malgré tout à monter sa première exposition personnelle à la galerie Der Sturm où, en temps de paix, l’élite des artistes contemporains internationaux était présentée. Lorsque, le 2 septembre 1917, l’exposition ouvre ses portes au public avec une centaine de tableaux et œuvres sur papier, les critiques sont dithyrambiques et sa réputation d’artiste parmi les plus en vue en Allemagne est confirmée. Mais Feininger est doté d’une psychologie complexe et, au lieu d’être rassuré par ce triomphe manifeste, il est paralysé, au point de ne plus pouvoir peindre pendant six mois. Déjà, quelques années auparavant, il avait hésité avant de dévoiler son nouveau travail cubiste au public, refusant en 1912 une invitation à exposer avec Die Brücke car il estimait avoir besoin d’une période de maturation. Après son exposition à la galerie Der Sturm, rongé par le doute qui le hantera toute sa vie, une peur irrationnelle de se trouver dans une impasse après un tel succès s’empare de lui. La sortie de crise arrive d’une manière inattendue, en raison des conditions matérielles difficiles imposées par la guerre.

1. Leona E. Prasse, Lyonel Feininger: a definitive catalogue of his graphic work, etchings, lithographs and woodcuts, Berlin, Gebruder Mann, Cleveland Museum of Art, 1972. Chaque bois gravé porte un numéro de travail à quatre chiffres qui permettent de savoir l’année de réalisation et son ordre de parution. Ainsi, le chiffre 1840 signifie le quarantième bois gravé réalisé en 1918.

Une pénurie de tubes de couleur oblige alors l’artiste, aux prises avec ses interrogations et doutes, à trouver un autre moyen d’expression. Probablement sur le conseil de Schmidt-Rottluff, de qui il était proche à cette époque, Feininger se lance dans la gravure sur bois. Cette technique, souvent employée par les artistes du groupe Die Brücke dont Schmidt-Rottluff faisait partie, ne demande que des matériaux relativement pauvres – du bois de récupération, du papier et de l’encre – et, en 1918, il réalise cent dix-sept bois gravés 1. Une méthode de travail rapide et efficace se met en place : il puise des sujets dans ses archives de « notes de natures » (natur-notizen) accumulées depuis des années et en tire des images, allant du saugrenu (La Vieille Jument, cat. 75, repr. p. 109) au cubisme prismatique (Zirchow VII No 1, cat. 71, repr. p. 100), en « laissant parler » les caractéristiques particulières de la gravure sur bois. En effet, « le langage » créé par la rencontre entre le couteau et le bois – fait de lignes droites, de hachures, d’aplats positifs et négatifs – ne permet pas de transposer fidèlement une composition d’une technique à l’autre, mais favorise plutôt une interprétation très libre du sujet. Ainsi, entre 1918 et 1921, Feininger produit un corpus prodigieux de bois gravés portant cette discipline – ressuscitée du XVIe siècle par les expressionnistes allemands – aux sommets de l’expression artistique et constitue une partie majeure de l’œuvre de l’artiste. 141


Nommé par Walter Gropius en avril 1919 parmi les premiers maîtres au Bauhaus avec Gerhard Marcks et Johannes Itten, Feininger a le privilège d’être choisi pour illustrer d’un bois gravé la couverture du manifeste rédigé par Gropius. Du reste, la présence d’un peintre réputé dont un tableau – Vollersroda – venait d’être acheté et exposé avec la collection permanente de la Nationalgalerie de Berlin donnait une certaine légitimité à la nouvelle école. Il était très apprécié en tant que professeur par ses collègues ainsi que par ses élèves, et Gropius parlait de « l’extraordinaire impression que Lyonel Feininger faisait sur les étudiants du Bauhaus grâce à ses qualités humaines. […] La modestie de son attitude, même devant des étudiants moyennement doués, et son empathie aimante pour les interrogations existentielles des jeunes gens avaient sur eux un effet magnétique. Son humilité leur donnait du courage et suscitait le respect. Ainsi stimulés et placés dans un état d’esprit optimiste, ils mettaient en mouvement leurs propres forces créatrices 2. » Cependant, malgré – ou peut-être à cause de – sa popularité, en mai 1921 Feininger écrit à Julia : « Je me rends compte de plus en plus à quel point le Bauhaus a un effet paralysant sur moi – je dois m’en libérer dès que possible, et nous sommes financièrement indépendants. Je serais content de rester mais sans obligation, […] ne pas me sentir coupable si je n’enseigne pas ou si je ne souffle pas dans la “trompette publicitaire” 3. »

2. Gropius cité par Michael Siebenbrodt, « Lyonel Feininger at the State Bauhaus in Weimar », Lyonel Feininger in Weimar, catalogue d’exposition, Weimar, Klassik Stiftung Weimar/Bonn, VG Bild-Kunst, 2006. Dans Barbara Haskell, « Réaffirmer le sacré : la modernité romantique de Lyonel Feininger », catalogue d’exposition Lyonel Feininger, musée des Beaux-Arts de Montréal, New York, Whitney Museum of American Art, Paris, Somogy éditions d’art, 2011, p. 95. 3. Feininger à Julia, 26 et 27 mai 1921, LFP – HCL. Dans Haskell, ibid., p. 96. 4. Haskell, ibid., p. 98.

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Une solution est trouvée. Au départ de Walter Klemm, Feininger prend sa position de directeur de l’atelier des arts graphiques et se met en retrait par rapport à toutes les autres activités de l’école afin de se consacrer uniquement à ce qui l’intéresse : l’impression. Pendant ses années passées à l’atelier entre 1921 et 1924, avant le déménagement du Bauhaus à Dessau, il publie des portfolios d’estampes d’artistes européens – allemands, italiens, russes – ainsi que d’enseignants du Bauhaus, et il s’adonne à la musique, composant des fugues, principalement pour orgue. Sa production de tableaux diminue en même temps que la musique commence à influencer directement sa peinture. « S’inspirant de Bach, d’une “concision insurpassable”, il remplaça les facettes complexes de son œuvre prismatique par de grands aplats de couleur transparente qui se chevauchaient pour créer un équivalent chromatique de ce qu’il appelait les “accords fermés” somptueux et lucides du compositeur baroque. De même que les fugues de Bach commencent par une simple ligne mélodique, Feininger partait d’un sujet sans prétention, souvent une église villageoise. En créant des échos de son image et en la modulant sur de multiples plans, liés entre eux par leurs harmonies de couleur diaphane, il transformait une construction modeste en un édifice aussi “monumental et éternellement vivant” qu’une musique de Bach 4. » Dans le tableau Gelmeroda VIII de 1921 (fig. 18, p. 78), l’architecture est sublimée en une harmonie de formes abstraites colorées qui évoquent les accords harmonieux de Bach. Il est précédé par un bois gravé, Gelmeroda de 1920 (cat. 112, repr. ci-contre), dans lequel on trouve les mêmes aplats qui se chevauchent avec des hachures au lieu des nuances de couleurs. Il n’est pas possible de parler de Feininger sans évoquer la mer, notamment la mer Baltique, qui fut une source d’inspiration importante dans son œuvre. C’est sur cette côte du nord de l’Allemagne qu’il rencontre Julia pour la première fois,


Cat. 112. Gelmeroda, 1920 Bois gravé sur papier, 33,3 × 23,5 cm (40 × 29,8 cm)

143


Cat. 130. IV B (Manhattan), 1937 Plume, encre de Chine et aquarelle sur papier, 31,4 Ă— 24 cm

151


Cat. 114. Petite Ville portuaire / Kleine Hafenstadt, 1922 Huile sur toile, 40 Ă— 54 cm

155


Lyonel Feininger

Repères biographiques

1871

1893

Naissance à New York le 17 juillet de Lyonel

Retour à Berlin avec l’intention de se lan-

(Léonell Charles) Feininger dans une fa -

cer dans une carrière de caricaturiste.

mille de musiciens d’origine allemande.

Les années qui suivent le voient travailler

Lyonel apprend le violon avec son père et

pour des journaux humoristiques, amé-

fréquente l’école publique.

ricains comme l’hebdomadaire Harper’s

1887

et Lustige Blätter. Il devient au tournant

Feininger travaille comme garçon de courses dans une société de courtage de Wall Street pendant une tournée européenne de ses parents. En octobre, il part en Allemagne avec l’intention d’étudier le violon au conservatoire de Leipzig. En définitive, il s’inscrit à l’école des arts décoratifs (Allgemeine Gewerbeschule) de Hambourg.

Fig. 24. Lyonel Feininger, vers 1950 The Lyonel Feininger Project LLC, New York-Berlin

1888

Young People, ou allemands comme Ulk du siècle l’un des caricaturistes les plus réputés de Berlin.

1901 Épouse Clara Fürst dont il aura deux filles. Participe à la 4 e exposition de la Sécession berlinoise.

1905 Il rencontre Julia, sa future seconde femme, lors de ses vacances sur la côte baltique.

Feininger quitte Hambourg pour intégrer

1906

l’Académie royale prussienne des beaux-

Feininger rejoint Julia à Weimar où elle

arts de Berlin, où il étudie pendant deux

étudie les arts graphiques à l’école grand-

années. Il s’installe à Berlin avec sa mère,

ducale des arts appliqués (Großherzogliche

qui vient de quitter son père, et consacre

Kunstgewerbeschule). Il réalise ses pre-

son temps libre à sa passion pour les

mières lithographies et eaux-fortes. En

caricatures.

juillet, le couple s’installe à Paris, 242, boulevard Raspail. Feininger étudie de nouveau

1890 Son père, de passage à Berlin, l’inscrit au collège des jésuites de Saint-Servais à Liège (Belgique), où il reste une année.

1891 Feininger revient à Berlin et réintègre l’Académie royale. Il passe ses premières vacances sur l’île de Rügen, dans la mer Baltique.

1892

174

à l’académie Colarossi. Il commence à travailler comme caricaturiste pour Le Témoin jusqu’à la disparition de la revue en 1910. Août-septembre, séjour en Normandie (Quiberville, Ourville-la-Rivière). 27 décembre, naissance d’Andreas Bernhard Lyonel, premier fils de Lyonel et de Julia Feininger.

1907 Feininger commence à fréquenter le Café du Dôme, lieu de rencontre favori des artistes allemands et élèves d’Henri

Feininger arrive en novembre à Paris pour

Matisse, où il se lie avec Jules Pascin,

un premier séjour en France. Il loue un

Richard Götz, Hans Hoffmann et les

atelier au 9, rue Campagne-Première et

artistes allemands d’avant-garde : Oskar

fréquente l’académie Colarossi.

Moll, Rudolf Levy, Hans Purrmann…


En avril, il achève son premier tableau,

Mellingen, Vollersroda…). À l’invitation de

1920

une nature morte, bientôt suivi de scènes

Franz Marc, cofondateur du Blaue Reiter

Première exposition personnelle dans un

urbaines parisiennes. Il visite la galerie

avec Kandinsky, il expose cinq peintures

musée allemand à Erfurt.

Bernheim-Jeune, très marqué par les pein-

au premier Salon d’automne allemand

Au Bauhaus, nouvelles nominations d’Os-

tures de Van Gogh et Cézanne.

(Erster Deutscher Herbstsalon) organisé

kar Schlemmer, Georg Muche et Paul Klee

Feininger passe l’été sur l’île de Rügen et

par la galerie Der Sturm à Berlin. En juin, il

comme maîtres de forme.

dans la Forêt-Noire.

quitte la Sécession berlinoise. Réalise des maquettes en bois de locomotives et trains

1908

1921

pour enfants pour une usine de jouets,

L’atelier graphique du Bauhaus réalise le

Lyonel et Julia Feininger se rendent à

mais la guerre en empêche la fabrication.

premier portfolio de Feininger, un recueil

Londres au printemps puis y retournent

de Douze Bois gravés. Feininger devient le

en septembre pour se marier. Ils s’ins-

1914

directeur artistique de l’atelier graphique du

tallent en Allemagne, près de Berlin.

Au printemps à Weimar, où il travaille seul.

Bauhaus à la suite du départ de Karl Klemm.

Feininger reprend contact avec des maga-

28 juillet, début de la Première Guerre

Il supervise la publication de portfolios per-

zines humoristiques allemands. Il devient

mondiale. Feininger et sa famille retour-

sonnels de gravures de Wassily Kandinsky

membre de la Sécession berlinoise.

nent à Berlin.

(Kleine Welten/Petits Mondes), d’Oskar Schlemmer, de Georg Muche et de Gerhard

1909

1917

Marks, quatre portfolios collectifs (maîtres

Naissance de Laurence Karl, deuxième fils

Avril : les États-Unis entrent en guerre.

du Bauhaus) ainsi qu’un ensemble consacré

du couple.

Première exposition personnelle à la gale-

à la « Nouvelle gravure européenne ».

rie Der Sturm à Berlin (45 peintures et

Il compose sa première fugue pour piano.

1910

66 œuvres sur papier).

Le Detroit Institute of Arts lui achète une toile.

Participe à l’exposition annuelle de la

Novembre : Révolution russe.

1922

Sécession berlinoise pour la première fois avec une peinture (Longueil, Normandie).

1918

Kandinsky rejoint le Bauhaus.

Il cesse de travailler comme caricaturiste.

Premières gravures sur bois.

Mort du père de Feininger à New York.

Naissance de Theodore Lux, troisième

11 novembre, signature de l’armistice. Fin

Passe l’été dans le nord de l’Allemagne.

enfant des Feininger.

de la Première Guerre mondiale.

À Timmendorf, sur la mer Baltique, avec

1911

1919

Court séjour à Paris où il expose six pein-

Janvier, échec de la révolution sparta-

1923

tures au Salon des Indépendants. À cette

kiste. Début de la République de Weimar.

László Moholoy-Nagy rejoint le Bauhaus.

occasion, il découvre le cubisme. Durant

Weimar devient la capitale fédérale de

Première grande exposition de l’école, qui

l’été, il réside à Heringsdorf, visite les vil-

l’Allemagne.

évolue vers une prise en compte de la civi-

lages de Benz, Zirchow…

Mars, Feininger entre au conseil des

lisation industrielle et de la machine, illus-

artistes de l’Arbeitsrat für Kunst (Conseil

trée par le nouveau slogan de Gropius :

1912

des travailleurs pour l’art).

« Art et technique, une nouvelle unité ».

Feininger expose de nouveau à Paris trois

Avril, création à Weimar du Bauhaus, école

peintures au Salon des Indépendants.

d’art d’État issue de la fusion de deux éta-

1924

Feininger rencontre les peintres de Die

blissements : la Hochschule für bildende

À l’initiative de la collectionneuse Galka

Brücke et devient proche d’Erick Heckel

Kunste (Académie des beaux-arts) et

Scheyer, Feininger, Paul Klee, Alexej

et de Karl Schmidt-Rottluff. Il se lie avec

la Kunstgewerbeschule (école des arts

Jawlensky et Wassily Kandinsky forment

Alfred Kubin, membre du groupe expres-

appliqués). Walter Gropius en est nommé

le groupe « Die Blaue Vier » (The Blue Four/

sionniste Der Blaue Reiter.

directeur. Il engage les trois premiers pro-

Les Quatre Bleus) dans le but d’exposer

Gropius et Kandinsky.

fesseurs (« maîtres de forme ») : Johannes

aux États-Unis.

1913

Itten, Gerhard Marcks et Lyonel Feininger.

Feininger passe son premier été à Deep,

Feininger séjourne à Weimar d’où il visite

Feininger illustre la couverture du mani-

village de pêcheurs sur la mer Baltique.

les villages et bourgs de Thuringe qui lui

feste du Bauhaus avec un bois gravé,

Il y reviendra chaque année en famille, à

inspirent de nombreux motifs (Gelmeroda,

Cathédrale.

douze reprises.

175



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