Je remercie très vivement Christine Manessier qui a apporté, sous de multiples formes, toute son aide irremplaçable à la réalisation de cet ouvrage. P. E.
Ce livre n’aurait pu être réalisé sans le soutien de : Nicolas Dumont, maire d’Abbeville, président de la Communauté de communes de l’Abbevillois, Ier vice-président du Conseil régional de Picardie Jean-Michel Tréguer, directeur régional adjoint, DRAC Picardie Claude Gewerc, président du Conseil régional de Picardie Christian Manable, président du Conseil général de la Somme Jean-François Cocquet, adjoint au maire d’Abbeville en charge des affaires culturelles Jean Claude Gandur, président de la Fondation Gandur pour l’Art, Genève Frédéric Sannier, directeur des affaires culturelles de la Ville d’Abbeville Lynda Frenois, directrice du musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville Caroline Jame, musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville Valérie Kinn, musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville Agnès Reboul, Agence photographique de la Réunion des musées nationaux Franck Prazan, directeur de la galerie Applicat-Prazan, Paris L’Association Alfred Manessier © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée Boucher-de-Perthes, Abbeville, 2013 © ADAGP, Paris, 2013 © Pierre Encrevé pour les textes, 2013
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique Stéphane Cohen Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Contribution éditoriale Sylvain Maestraggi Coordination éditoriale Christine Dodos-Ungerer ISBN 978-2-7572-0629-4 Dépôt légal : février 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)
MANESSIER PIERRE ENCREVÉ TEXTES ET ENTRETIENS
AVANT-PROPOS
Réunir en un volume les textes que j’ai écrits, à son invitation, sur la peinture d’Alfred Manessier durant les deux décennies où nous avons été si proches, ainsi que les entretiens que nous avons menés ensemble, les uns et les autres aujourd’hui dispersés et presque inaccessibles, c’est un projet formé entre Christine Manessier et moi depuis bien des années. Cette année 2012, glissée entre le centième anniversaire de sa naissance et le vingtième anniversaire de sa mort accidentelle, nous offre l’occasion de le réaliser grâce à l’intérêt manifesté par Lynda Frenois, directrice du musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville qui offrira bientôt un nouvel espace dédié à l’œuvre d’Alfred Manessier, accueillant notamment l’importante donation Jean-Baptiste et Christine Manessier. Marie-Hélène et moi avons rencontré Alfred et Thérèse Manessier chez des amis communs en Mai 68, au soir d’une manifestation dont nous revenions, lui comme nous. Je connaissais très peu sa peinture que je n’avais croisée que sous la forme, d’abord, de quelques reproductions d’œuvres fameuses comme le Salve Regina 1 (1945) du musée des beaux-arts de Nantes et la célèbre Couronne d’épines (1950) du Musée national d’art moderne – que j’avais retrouvée ensuite au voisinage du remarquable Espace matinal (1949), qui m’avait retenu longtemps lors de ma première visite au palais de Tokyo, à mon arrivée comme étudiant à Paris en 1958. Mais je n’étais pas prêt alors à rencontrer son œuvre, davantage retenu par des propositions contemporaines plus radicales, tout particulièrement en France celle de Soulages – que je ne connaissais pas en personne mais dont l’œuvre, pour laquelle j’avais éprouvé une affinité élective dès ma première rencontre en 1957, m’avait déjà accroché définitivement. En 1963, j’avais vu La Vie de Galilée de Bertolt Brecht monté au TNP par Georges Wilson mais je n’avais pas retenu que les costumes, que j’avais remarqués, en avaient été dessinés par Manessier. C’est l’homme Manessier qui m’a amené vers sa peinture, son charisme, son engagement dans l’exercice de son art inséparablement de sa présence au monde extérieur, et le mystère aussi de sa foi – qu’il cherchait à métaphoriser sur la toile. Nous nous sommes revus chez ces amis mais ce n’est pourtant que quatre années plus tard que nous nous sommes rendus pour la première fois à son atelier d’Émancé, aux confins de la Beauce. La longue maison basse paysanne d’Alfred et Thérèse dans son très grand jardin fleuri, avec l’immense atelier lumineux aménagé dans l’ancienne grange, se révélait immédiatement comme un de ces lieux que l’on dit « inspirés » : que l’on n’oublie pas et qui continuent la vie durant à proposer en nous-même une sorte de refuge intérieur. L’accueil, je ne
Alfred Manessier dessinant (13 juillet 1989, île de Sercq)
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tenterai pas de le décrire : franchi le seuil, on changeait de monde, de mode de relation, toute forme de méfiance, d’agressivité, de tension mais aussi de mondanité y étant suspendue au profit d’un rayonnement inimaginable de chaleur, de bonté, de gaieté – une humanité d’avant la chute. Le jardin d’Éden. La peinture suivait, à moins qu’elle commandât. La porte de l’atelier, rustique, ouvrait aussi sur un pays lointain où rien n’obéissait aux lois et règles du monde social : on y respirait un air inconnu de liberté, de sérénité et de secret partagé parmi le silence volubile des toiles. Quand, le soir venu, il fallut repartir, le peintre m’a demandé si j’aurais envie d’écrire sur ces toiles. Je n’avais jamais produit une ligne sur quelque peinture que ce soit, j’étais linguiste, enclin à la procrastination, attelé à traduire le fameux Sound Pattern of English de Chomsky et j’avais déjà bien du mal à rédiger à temps les articles de phonologie générative que j’avais promis. Mais que n’aurais-je pas accepté pour avoir des occasions de revenir à Émancé, retrouver les échos, les senteurs, les bonheurs rêvés du paradis d’enfance ? J’ai dit oui et nous sommes revenus, le plus souvent possible… En ces années 72-74 ce qui tracassait Manessier, c’était la division de son atelier en deux sortes d’œuvres qu’il jugeait impossible de montrer ensemble : des toiles de format moyen inspirées par les blés et moissons de Beauce mais aussi de la Mancha espagnole qu’il avait longuement regardés entre 1970 et 1973, et d’autres, de dimensions beaucoup plus grandes, voire très grandes qu’il avait peintes en pensant à des événements tragiques de nature politique : l’assassinat de Martin Luther King aux États-Unis en 1968, le procès de jeunes militants basques à Burgos en 1970, la guerre du Vietnam et bientôt l’assassinat, au Chili, du président Allende… Si le premier ensemble de toiles relevait pour lui de la catégorie « paysage », cette deuxième sorte d’œuvres s’apparentait clairement dans son esprit au thème de la Passion qui courait dans ses tableaux depuis qu’en 1943 il avait brusquement renoué avec le catholicisme perdu de son enfance. Et, bien que nombre de ses toiles à titre religieux dérivassent souvent de la méditation de paysages, particulièrement ses nocturnes, jamais il n’avait mêlé ces deux inspirations dans une même présentation. Dans sa précédente exposition à Paris, en 1970, consacrée aux toiles peintes à son retour du Canada, où il s’était rendu en 1968 et 1969, il ne s’était pas résolu à faire figurer son grand Hommage à Martin Luther King (1968), qui n’avait donc pas quitté encore Émancé. Pour moi qui découvrais naïvement l’atelier, la parenté de tous ces tableaux était pourtant évidente, la violence picturale des « paysages » espagnols ou beaucerons ne le cédant en rien à celle des toiles « politiques ». Manessier finit par entrer avec inquiétude et soulagement dans ma façon de voir, et sur mon exemplaire du catalogue de l’exposition de la Galerie de France qui les réunissait en 1974-75, je retrouve ces lignes manuscrites : « À Pierre, en souvenir d’une exposition dont il fut l’architecte ». De son côté, il m’avait convaincu d’écrire sur cet ensemble atypique de tableaux dans ce catalogue, à
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côté d’un long entretien que nous avons eu à Émancé en mai 1974. Ce sont mes premières pages sur sa peinture. On les trouvera dans le deuxième chapitre de ce recueil, car il m’a semblé préférable de reproduire d’abord, en ouverture du premier chapitre, un bref texte très récent paru dans le catalogue de l’exposition « L’Art en guerre, 1938-1947 », qui s’est ouverte à Paris à la mi-octobre 2012. J’y évoque en effet les premières œuvres qui firent connaître Manessier et il est plus judicieux, compte tenu des illustrations accompagnant les textes, que le lecteur découvre les peintures de Manessier que je cite dans une suite aussi proche que possible de leur ordre chronologique de réalisation. Ce qui a conduit à placer immédiatement après le texte et l’entretien de l’exposition de 1988 sur les Passions – sur laquelle je reviendrai tout à l’heure – pour ne placer qu’ensuite le texte et l’entretien de 1974. J’ai continué, à son invitation, à écrire régulièrement sur le travail de Manessier, jusqu’à sa mort. Mais mon rapport au peintre et à sa peinture avait profondément changé. En 1974, j’étais face à des œuvres antérieures à notre amitié, mon regard tentait d’en percer le secret, d’en apprivoiser l’altérité, d’apprendre à les voir. Au long des années, la démarche du peintre m’était devenue familière, ses références, ses couleurs, ses lumières ne m’étaient plus étrangères, je savais partager sa vision, et notre dialogue fut continu. Ce qui ne signifie pas que nous étions toujours immédiatement accordés. En 1983, Alfred Manessier me demanda d’introduire le catalogue de sa nouvelle exposition à la Galerie de France, qui mêlait à nouveaux ses deux grandes thématiques, avec d’une part la série des Favellas et, de l’autre, les œuvres liées à son retour sur les lieux mêmes de son enfance, des paysages picards revenus du fond de sa mémoire et les si surprenants Sables de la baie de Somme, grands lavis à l’encre de Chine sur papier japonais humidifié au thé de Ceylan. J’ai essayé de rendre compte de la parenté souterraine, négligée ou occultée par la critique et l’histoire de l’art, entre son travail et celui des peintres new-yorkais de sa génération, employant délibérément pour l’établir le vocabulaire formaliste de Clement Greenberg, encore en vogue à l’époque. À ma surprise, Manessier en fut troublé, choqué presque, me confiant que seule l’allusion finale à sa mère « rachetait » le texte… Il se serait attendu à ce que je le rapproche de ses amis, Bazaine et Le Moal, plutôt que de ces Américains qu’ils voyaient, eux et lui, comme ayant « volé à Paris l’idée d’art moderne » – avant même que le titre fameux de Serge Guilbaut n’emblématise cette version de l’histoire2. On trouvera en troisième chapitre ce texte, qui nous entraîna dans de longues discussions jusqu’à ce qu’Alfred en admette la nécessité, au point de trouver bon qu’il soit repris dans le catalogue de son exposition au Grand Palais en 1992, sous le titre « Autrefois, j’ai vécu comme les dieux… », titre qui renvoie précisément au temps retrouvé de l’enfance. Temps « de merveille », disait-il, qu’évoque aussi l’entretien d’avril 1986, réalisé pour le catalogue de son exposition au centre Noroît à Arras.
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La proximité entre nous se manifesta tout particulièrement à l’occasion de l’exposition, Manessier, Passions, que j’organisai à l’Espace lyonnais d’art contemporain (ELAC) au printemps 1988 à l’initiative de Thierry Raspail, avant de la faire voyager à Besançon, au Luxembourg, en Suède et à Dublin. Pour cette présentation, nous avions pu convoquer trente-trois œuvres majeures de Manessier sur le thème de la Passion, réalisées de 1948 à 1987, dans un ensemble réunifiant pour la première fois les toiles renvoyant à la Passion du Christ, qui n’a pas cessé d’être présente à l’esprit de Manessier depuis 1943, et ces autres Passions qu’évoquent ses peintures dont le titre désigne des drames contemporains, qu’il s’agisse de l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, du procès de Burgos, des assassinats de Martin Luther King, de Mgr Romero et de Salvador Allende, de la guerre du Vietnam, des favelas brésiliennes, inséparables pour lui des combats de Dom Hélder Câmara auquel il apportait tout son soutien, ou de la détention des otages français au Liban. Le grand entretien qui suit mon texte, au chapitre premier du présent livre, a permis à Manessier de commenter longuement la présence de cette thématique dramatique dans toute son œuvre, sous les angles variés que l’histoire lui a imposés et sous des formes picturales qui traduisent l’évolution constante de son travail au long des quarante années parcourues. Le quatrième et dernier chapitre est consacré aux dernières œuvres d’Alfred Manessier. « Une insolente liberté » salue le très grand triptyque intitulé Liberté, Liberté. Hommage à l’abbé Grégoire, réalisé en 1989 par Manessier. Il se trouve que j’étais alors chargé de suivre la célébration du bicentenaire de la Révolution française au cabinet de Michel Rocard, et que ce Premier ministre et le peintre éprouvaient des sentiments d’amitié réciproque. Manessier qui avait été à la fois soulagé et touché de la solution pacifique du problème de la Nouvelle-Calédonie obtenue par les accords Matignon de 1988, saisit l’occasion du transfert au Panthéon des cendres de l’abbé Grégoire, ce grand avocat de l’égalité des droits pour tous les hommes qui obtint en 1794 l’abolition de l’esclavage, pour traduire picturalement son adhésion profonde à la lutte pour la libération de tous les opprimés. La toile fut, d’ailleurs, aussitôt acquise par l’État et gagna l’Élysée. Le texte qui suit, « Manessier, Tours et détours », est le plus récent que j’aie rédigé sur la peinture de Manessier, en mai 2012, à l’occasion de la présentation, par la Galerie Applicat-Prazan, à la FIAC 2012, d’un ensemble de dix peintures de Manessier de très grandes dimensions dont une extraordinaire série de cinq toiles de quatre mètres sur deux, les Tours , peintes entre 1987 et 1990. N’ayant pas eu l’occasion de travailler à nouveau sur Manessier depuis sa mort terriblement brutale le 1er août 1993, je suis heureux de pouvoir terminer cet ouvrage sur l’évocation de ces œuvres majeures qui attendaient dans l’atelier depuis deux décennies d’être présentées au grand public international. La réception fut à la mesure de la patience.
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Un petit récapitulatif de l’ensemble de l’aventure picturale d’Alfred Manessier, paru dans l’Encyclopaedia universalis peu après sa mort et réédité sous de nombreuses formes depuis, est donné en annexe en guise de biographie indicative. Comme telle cette réunion de textes et d’entretiens courant sur une trentaine d’années ne rend pourtant pas justice à l’ensemble de l’œuvre de Manessier. Non seulement elle ignore les « paysages » jusqu’en 1970 mais elle fait aussi entièrement silence sur les aquarelles, sur l’œuvre imprimé et surtout sur le considérable ensemble de vitraux réalisé par le peintre entre 1948 et 1993. Les quelques textes que j’ai pu y consacrer auraient demandé une iconographie trop importante pour pouvoir être présentée ici. Reste que, centré sur des œuvres essentielles, dont il présente une soixantaine de reproductions, donnant accès à des dires irremplaçables de Manessier lui-même, ce livre témoigne de sa longue, inlassable et fructueuse quête de ce que Cézanne désignait comme « la vérité en peinture ». Il est aussi un signe discret à un ami inoublié, la seule façon qui me reste de manifester, au lointain du temps, que le bonheur de notre conversation ne s’est pas interrompu. Qu’on me permette de terminer par les quelques lignes que j’ai écrites au lendemain de sa disparition, pour ouvrir le catalogue de l’exposition qu’il venait de prévoir pour la Galerie de France, « Vingt-sept aquarelles verticales » : « Dire le peintre qu’il était : j’aurais peut-être les mots, je les aurai. Mais, ici, aujourd’hui, ses aquarelles n’ont besoin de personne. Alfred Manessier a préparé au printemps cette exposition pour ceux qui la voient : ultime rendez-vous avec lui vivant même. Dire l’ami : les mots font défaut, ils ne peuvent nommer que le déjà-là. Le jour qu’il nous a fait entrer dans son amitié, nous étions comme Ali Baba dans la caverne aux trésors : sans en croire nos yeux. Chaque fois que l’horizon était trop obscur – ou lumineux soudain, chaque fois qu’une source se tarissait – ou jaillissait, Émancé était l’étape : Alfred, Thérèse, la peinture. Quelque chose encore à quoi il tenait, à quoi il se tenait, et qu’il faudrait dire sans le dire. En septembre 1943, dans la campagne du Perche, à la Trappe de Soligny, il avait lutté trois nuits avec l’ange, reconnu après-coup dans un père fermier borgne. Depuis ce jour, c’était aussi ce que le père Guy voyait de son œil absent qu’Alfred Manessier voulait donner à voir. »
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On trouvera le renvoi aux reproductions des œuvres dans la liste chronologique des œuvres citées, p. 172-173. Serge Guilbaut, How New York stole the Idea of Modern Art, University of Chicago Press, 1985.
Un jeune peintre sans tradition française Texte extrait du catalogue de l’exposition « L’Art en guerre, France, 1938-1947 » Paris, musée d’Art moderne, 2012-2013
Regarder à nouveau Manessier Quarante ans de passion Texte et entretien extraits du catalogue de l’exposition « Manessier : Passions, 1948-1988 » Lyon, ELAC, 1988
UN JEUNE PEINTRE SANS TRADITION FRANÇAISE
C’est en 1938 qu’Alfred Manessier peut, à 27 ans, se consacrer à la peinture. Il participe, avec trois toiles fortement marquées par le surréalisme et Picasso – Le Robot magicien (1937), Les Lunatiques et Le Dernier Cheval (1938) –, à l’exposition à Paris du groupe « Témoignage » à la Galerie Matières de René Breteau. Mobilisé en 1939, libéré en juillet 1940, il se réfugie avec sa famille dans le Lot près de la propriété de Bissière, qui l’emploie à des travaux agricoles. En mai 1941, il est représenté à l’exposition « Vingt jeunes peintres de tradition française » par les trois toiles montrées à « Témoignage » en 1938 et sans le moindre lien avec une quelconque tradition française1. Rentré à Paris, il participe au groupe informel issu de l’exposition, où prédomine l’influence théorique de Lapicque. Sa peinture évolue vers une figuration stylisée sur fond abstrait fauve, ainsi dans L’Homme à la branche (1942) qu’il a décrit comme la « vision d’un homme ensanglanté à la fois pâle et rouge avec un bandeau » aperçu dans un arbre pendant la débâcle2. En septembre 1943, revenu soudainement à la foi chrétienne, il commence à développer une peinture à titres religieux glissant d’un compromis allusif entre figuration et abstraction (cf. Voile de Véronique, 1943), vers ce qu’à cette époque il préfère appeler « intériorisation » ou non-figuration plutôt qu’abstraction, pour souligner qu’il part toujours d’une réalité extérieure à lui-même pour se l’approprier dans des formes et
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couleurs non illusionnistes mais à fortes connotations évocatrices. Au printemps 1944, il prêtera son atelier comme planque à Daniel Apert, un des responsables du mouvement Résistance, et célèbrera la Libération par une grande toile, Les Cloches de Notre-Dame (Évocation de la Libération de Paris – 25 août 1944), qu’il exposera chez Drouin en 1946. Le Salve Regina de 1945, très remarqué au premier Salon de Mai, signe l’entrée
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publique de Manessier dans « l’art sacré », sous une forme non figurative qui conduira Werner Schmalenbach à voir en lui « après Georges Rouault, le grand peintre d’art chrétien de notre temps3 ». Ce tableau, qui est pour lui « un chant musical sans aucun autre propos, un chant non représentatif », part d’une expérience émotionnelle, « le Salve Regina chanté dans l’obscurité totale de la chapelle de la Grande-Trappe de Soligny ». Mais on ne saisit vraiment la liberté et la complexité de son travail d’« intériorisation » que si on n’oublie pas qu’il utilise, au même moment, le même thème plastique, mais inversé de bas en haut, pour Figure de pitié (MoMA, New York).
1 « Je ne me situe pas dans une tradition française, je me situe dans la tradition picturale, la seule… celle qu’unit un fil ininterrompu des grottes d’Altamira ou de Lascaux jusqu’à nous. » Entretien avec Pierre Encrevé, in Manessier 1970-74, Paris, Galerie de France, 1974, s.p. Cf. infra, chap. II, p. 112.
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L’Homme à la branche 1942 Huile sur carton toilé, 35 × 26,5 cm Colmar, musée Unterlinden
2 Laurence Bertrand Dorléac, Histoire de l’art. Paris 1940-1944, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 399. 3 Werner Schmalenbach, in Manessier 58, catalogue de l’exposition présentée à Hanovre, Essen, La Haye et Zurich, 1958-59.
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Figure de pitié 1944-45 Huile sur toile, 146,7 × 97,2 cm New York, Museum of Modern Art
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Salve Regina 1945 Huile sur toile, 195 × 115 cm Nantes, musée des Beaux-Arts
REGARDER À NOUVEAU MANESSIER
Nous n’avons pas choisi d’exposer en France et en Europe les trente-trois toiles majeures réalisées par Alfred Manessier sur le thème de la Passion entre 1948 et aujourd’hui dans l’intention de rendre au public le contact avec cette peinture – car les expositions consacrées à cette œuvre n’ont pas cessé depuis quarante années. Que Manessier ait incessamment poursuivi durant quatre décennies son travail sur ce thème suffirait assurément à légitimer que le produit d’une telle concentration soit donné à voir. Mais il s’agit aussi de réapprendre à voir, de se déprendre de classements et jugements préconstitués qui font encore aujourd’hui obstacle ou diversion au regard. La présentation de ces quarante ans de Passion, levant quelques malentendus tenaces, pourrait, devrait libérer un nouvel espace pour la peinture elle-même – mais aussi pour qui saura aller véritablement jusqu’à elle. L’exposition réunit, pour moitié quelques-unes des plus célèbres toiles de Manessier des vingt premières années de ce périple, maintes fois reproduites, qui appartiennent aux grands musées européens et américains, qui n’ont pour la plupart guère voyagé depuis leur acquisition, et n’ont jamais pu être vues ensemble ; et, pour moitié, les toiles principales référées au même thème dans les vingt années suivantes, dont le peintre a généralement désiré conserver la propriété, et dont les plus récentes n’ont pas encore été présentées au public. Pour la première fois, sur le thème prioritaire de Manessier, le visiteur pourra parcourir du même œil l’œuvre, depuis le moment de son
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La Passion selon saint Matthieu (étude) 1948 Huile sur toile, 46 × 38 cm Collection particulière
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plus grand retentissement jusqu’au long approfondissement qui suivit, quand l’intérêt des professionnels s’attachait davantage ailleurs. Pour déceler peut-être quelque paradoxe : la France a un impressionnant retard de regard à l’égard de ce très grand peintre, mais ce retard est une chance. « Le temps d’évolution d’un être lui est très personnel. Mozart ou Watteau ont eu un côté adulte très tôt. Au contraire, j’ai toujours senti en moi un rythme d’évolution extrêmement lent, contre lequel je ne pouvais absolument rien. J’avais une timidité qui me gênait. Ma peinture n’était pas totalement adulte, n’exprimait pas sa force. Je sentais cette force en moi, mais, dans ma peinture, il y avait un côté noué. C’est une impression que j’ai eue jusqu’à ces dernières années. […] Maintenant, je sens que le côté technique et le côté esthétique sont dépassés et que ma peinture est branchée sans empêchement majeur sur une pensée qui a eu le temps de mûrir et de se développer1. » C’est en 1974 qu’Alfred Manessier livrait cette confidence surprenante, selon laquelle ce n’est qu’à partir des années soixante-dix, la soixantaine atteinte, que sa peinture a pris en toute liberté sa pleine dimension. À l’en croire – et comment pourrait-on ne pas le croire – c’est donc un peintre encore timide, « noué », qui illustrait nationalement et internationalement la peinture française d’après-guerre au premier plan de l’avant-garde ; qu’Aimé Maeght désignait à William Rubin en 1952, comme le véritable héritier, avec Bazaine, de Bonnard et de Matisse2 ; que Jean Clay célébrait, en 1962, comme « l’un des plus grands maîtres de la seconde génération, celle d’après Picasso, Braque et Chagall3 » ; qui se voyait distinguer par les plus fameux jurys, l’un des très rares peintres à cumuler les grands prix internationaux de la Biennale de São Paulo (1953), de l’Institut Carnegie de Pittsburgh (1955) et de la Biennale de Venise (1962), comme Picasso et Matisse…4. Curieusement, il n’y a pas eu de véritable rétrospective
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de son œuvre depuis cette déclaration, de sorte que la comparaison n’a pas pu réellement s’établir entre ces deux périodes de son travail. Cette exposition n’est elle-même qu’une rétrospective très partielle. Car si Manessier est connu comme « le chef de file de l’art sacré depuis la mort de Rouault » (Jean Clay), les toiles à « sujet religieux » (au sens large où Manessier saisit le thème de la Passion) ne représentent pas plus d’un dixième de sa peinture, l’immense majorité de ses tableaux se référant plutôt à des paysages. Sur le thème de la Passion lui-même, nous ne présentons qu’un cinquième du travail du peintre. Pourtant je ne doute pas que le visiteur sera saisi par le déploiement créateur des vingt dernières années et rejoindra le jugement de Manessier sur lui-même – qui est aussi celui des meilleurs représentants de la critique contemporaine connaissant l’ensemble de l’œuvre. Une première étiquette inappropriée devrait ainsi disparaître : Manessier n’est pas un « peintre des années cinquante ». J’y insiste, parce que la génération des abstraits français qui se sont révélés dans l’après-guerre, court aujourd’hui le risque de ne sortir d’un long purgatoire que pour se voir enfermer, comme dans une réserve, dans ces « années cinquante » où elle mobilisait en France tous les regards officiels – au détriment de ses contemporains d’outre-Atlantique. On sait que la disparition prématurée des principaux représentants de « l’abstraction picturale » américaine a accéléré le travail critique sur l’ensemble de leur œuvre. Mais les peintres français de cette génération sont presque tous encore en activité et rien ne serait moins justifié que de négliger le développement de leur peinture au long des bientôt trente années qui nous séparent des « années cinquante ». Particulièrement pour Manessier. À mon sens, la libération qu’il disait enfin éprouver en 1974 ne doit pas être attribuée seulement à une évolution naturelle, mais aussi, paradoxalement, au détournement des projecteurs de l’actualité
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de son travail – comme de celui de presque tous ses contemporains français. Si tel ou tel a pu en éprouver de la déception, du découragement, de l’aigreur, Manessier réagit à l’inverse. Lors de son succès à Venise, ne déclarait-il pas : « je déteste être officiel, participer à ce monde d’ambassades et de biennales qui transforme la peinture en surprise-party… La joie de peindre est d’un autre ordre9 ». Quand on l’interroge aujourd’hui sur l’attitude des grandes institutions culturelles françaises – notamment du Musée national d’art moderne, dont Bernard Ceysson déplorait, quand il en était directeur, l’insuffisante prise en considération de « ce qui s’est passé entre 1945 et 19606 » –, Manessier exprime son soulagement du bruit disparu, son bonheur de la paix retrouvée, du temps enfin rendu à la peinture, à la concentration méditative dont il a besoin, à la solitude silencieuse. C’est alors que l’œuvre révéla la largeur de son envergure. Cette exposition devrait l’établir : Manessier est un très grand peintre des années cinquante, mais le plus grand Manessier ne s’affirme qu’à partir des années soixantedix et ne paraît pas près d’avoir épuisé son étonnante force de renouvellement dans une présence picturale toujours plus impressionnante. Les quatre Passions de 1986 reprenant, saturant le motif de La Passion selon saint Matthieu de 1948, ne témoignent pas seulement de la virtuosité technique acquise, mais surtout de l’extraordinaire ampleur de vision atteinte aujourd’hui dans la conquête jamais achevée de l’expression picturale de ce thème. « Il faut accepter le vieillissement de son école », disait encore le peintre à Jean Clay, évoquant Renoir, Degas et Bonnard, qui ont eu la sagesse de ne pas copier le cubisme, « l’important c’est d’aller le plus loin possible dans le mouvement auquel on appartient7 ». Confronté au déferlement continu de nouvelles tendances dans l’art contemporain, Manessier n’a pas cessé d’avancer sur son chemin, jusqu’à la plénitude d’aujourd’hui.
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Cette exposition devrait périmer une autre désignation convenue. Manessier n’est pas un « peintre religieux », mais simplement un peintre8. Devant la présente exposition, il est plus nécessaire que jamais de rappeler que dans sa génération de peintres, celle de l’abstraction picturale, il est loin d’être isolé dans le choix de « sujets religieux », même s’il est un des premiers à les aborder dans une écriture non figurative (ou, plus justement, non représentative). Au moment où Manessier peint, en 1951-52, la série des toiles présentées fin 1952 à la Galerie de France, Jackson Pollock réalise ses fameuses peintures noires où une figuration incertaine suggère des images directement liées au thème de la Passion du Christ, et l’on sait que ce travail n’était pas sans rapport avec le projet de trente grandes peintures pour une église catholique9. En 1957-58, quand Manessier peignait la grande Sixième Heure avant de s’engager dans la série des quatorze toiles de grand format présentées en 1962 à la Biennale de Venise, Barnett Newman attaquait la série des quatorze grandes peintures en noir et blanc de ses Stations of the Cross qui ont pour sous-titre Lema Sabachthani (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »), achevée en 1966. Mark Rothko, de 1964 à 1967, réalisait les quatorze tableaux sur le thème de la Passion du Christ destinés à la chapelle œcuménique de Houston tandis que Manessier terminait le deuxième cycle de ses travaux consacrés au même thème. La mort a rapidement interrompu les œuvres de ces trois peintres, alors que Manessier put continuer à travailler ce thème, mais son œuvre n’est ni plus ni moins « religieuse » que la leur dans les années cinquante et soixante. Si son apport propre fut jugé particulièrement décisif – en Europe, mais aussi bien aux États-Unis comme l’indiquent les acquisitions de toiles à thématique chrétienne par les musées de New York (MoMA), de Washington (Duncan Phillips Collection), de Pittsburgh (Carnegie Institute), de l’University of Notre Dame d’Indiana, ou par des
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artistes collectionneurs très en vue tels Charles Laughton ou Otto Preminger – c’est que, comme Pollock, Newman ou Rothko, c’est en peintre que Manessier abordait ces sujets : les problèmes qu’ils avaient à résoudre étaient des problèmes de peinture et ce sont des réponses picturales d’une force particulière que Manessier a apportées. On sait les analyses critiques essentielles menées par Clement Greenberg et bien d’autres à sa suite sur les maîtres américains de l’abstraction picturale. Si son point faible fut le silence sur la question du « sujet », le mérite de la critique moderniste fut de mettre l’accent sur les caractères picturaux propres de ces œuvres. Sur Manessier, en revanche, tout est à faire. Ce n’est pas le lieu de mener une telle étude10. Nous avons jugé plus important de faire entendre, dans l’entretien que nous publions ci-après, la voix de Manessier dans ce qu’elle a de si personnel, de si exceptionnel aujourd’hui. Dans cette reprise narrative du cheminement qu’il a mené toile à toile au long de ces quarante années, le peintre permet de saisir ce qu’il a en commun avec les abstraits new-yorkais, qui avaient intitulé leur club « The Subjects of the Artists » : la volonté expressive, le choix, au moment où ils abandonnent la représentation illusionniste, de conserver un sujet au tableau comme l’indique si expressément l’emploi de titres à portée référentielle. Pierre Soulages le remarquait à propos, précisément, des toiles tardives de Pollock : « Je considérais cette apparition de la figuration dans l’œuvre de Pollock comme une chose naturelle, incluse en quelque sorte dans la technique qu’il employait. […] Ceux que l’on disait alors “non figuratifs” – Bazaine ou Manessier – réalisaient en fait, avec une technique et des moyens picturaux complètement différents des tableaux de lecture comparable. II me semble qu’un homme qui appelle son œuvre L’Homme au verre de vin ou Le Promeneur dans la campagne la vit de façon analogue à Kline appelant un tableau Brooklyn Bridge. Cette attitude est, à vrai dire,
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La Sixième Heure 1957-58 Huile sur toile, 250 × 322 cm Paris, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou
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foncièrement différente de celle que j’avais alors, vis-à-vis de la peinture, ne donnant pour titre à mes œuvres que leurs dimensions et leur date. Le rapport d’un tableau à son titre, est important car il marque la façon qu’a le peintre de le faire vivre, de le faire fonctionner. Ainsi à travers des techniques différentes […] s’établit un comparaison de fond11. » Les explications de Manessier conduisent à souligner un autre point. Si le terme de « religieux » qualifie mal son travail, c’est aussi parce qu’il s’est attaché à élargir le thème de la Passion, à le transformer jusqu’à en rendre impossible une lecture religieuse au sens de « l’art sacré ». Une autre étude serait à mener : celle de la théologie de Manessier, qui revendique ce déplacement au nom même de sa lecture de l’Évangile. On découvrirait probablement que sa compréhension de la Passion porte ainsi de plus en plus sur « la souffrance du juste » (dans la lignée de la figure du « serviteur souffrant » d’Ésaïe 53), plutôt que sur la signification salvifique de l’événement qui a lieu une fois pour toutes. Ce n’est certainement pas un hasard si la Passion selon saint Matthieu le retient tellement : l’inclusion dans ce thème de toutes les « souffrances injustes » qu’engendre à tout moment l’histoire contemporaine ne relève-t-il pas directement de la théologie de Matthieu 25, où Jésus déclare « ce que vous avez fait à l’un de ces petits, vous me l’avez fait à moi-même » ? Si Manessier est peut-être le seul peintre moderne à vouloir unir sans cesse la Passion de Jésus de Nazareth et les passions d’aujourd’hui, on sait qu’il rencontre d’autres représentants de l’abstraction picturale dans cette dernière inspiration : son Otage fait inévitablement penser aux Otages de Fautrier, ses titres référant aux procès politiques espagnols des années soixante-dix ou à l’assassinat du président Salvador Allende appellent les titres semblables, au même moment, de Robert Motherwell.
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À nouveau, il est essentiel de ne pas perdre de vue son travail de peintre. Je suis frappé qu’à partir de la fin des années soixante la dimension expressionniste, déjà sensible dans le travail de la lumière, dès La Passion selon saint Matthieu, s’affirme de plus en plus nettement dans les choix picturaux, pour se révéler avec éclat, dans une évidente proximité de l’expressionnisme abstrait américain, dans Le Procès de Burgos, Vietnam Vietnam, Le 11 septembre 1973 ou Pour la mère d’un condamné à mort. Dans ces toiles la technique même, d’une totale liberté, s’est métamorphosée, s’autorisant désormais les jus, les coulures, les grattages, tout ce rapport physique à la matière devant lequel il semble s’être longtemps retenu. Comme si à l’élargissement du thème correspondait un élargissement du geste, à la dynamique de l’histoire une dynamique de la toile, dont témoignent à la fois l’agrandissement des formats et les traitements nouveaux de la surface bidimentionnelle. La dernière classification abusive tombe peut-être maintenant d’elle-même. Manessier n’est pas un « peintre de tradition française ». Ce « cliché » erroné a la vie terriblement dure, les plus éclairés continuant à l’attacher à son œuvre, au seul prétexte qu’en 1941 il était du nombre des « Vingt jeunes peintres de tradition française » réunis par Jean Bazaine et André Lejard à la Galerie Braun12. Les historiens d’art seraient bien avisés de s’enquérir des toiles qu’il y avait exposées : Le Robot magicien (1937), Les Lunatiques (1938) et Le Dernier Cheval (1938), trois tableaux de sa période surréaliste, qui avaient été montrés en 1938 à la Galerie Matières, dans la manifestation « Témoignage », côte-à-côte avec des disques optiques de Marcel Duchamp… La presse collaborationniste, qui les traita de « zazous », savait à quoi s’en tenir. En 1974, il déclarait d’ailleurs sans détour : « En 1941, quand nous exposions dans Paris occupé en nous intitulant “Jeunes peintres de tradition française”, personne ne pouvait s’y tromper : il ne
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s’agissait pas de nationalisme ou de chauvinisme, mais de résistance culturelle au nazisme. Aujourd’hui c’est une autre affaire ! Je ne vois pas l’intérêt de “nationaliser” la peinture, au contraire, j’aimerais bien qu’on l’internationalise ! Je ne me définis pas comme “peintre français” mais comme peintre… Je ne me situe pas dans une tradition française, je me situe dans la tradition picturale, la seule… celle qu’unit un fil ininterrompu des grottes d’Altamira ou de Lascaux jusqu’à nous13. » Mais au-delà des affirmations, ce sont les toiles et leur évolution si clairement mises en lumière par ces quarante ans de Passion qui apportent le plus complet démenti à sa prétendue appartenance à une tradition qui de Fouquet à Villon en passant par Champaigne, Le Nain et Chardin affirmerait l’identité d’un art français, volontiers intimiste, fait de mesure, d’équilibre et de subtile harmonie. Il est vrai que, durant la guerre, et notamment dans ses toiles de paysage, l’approche de Manessier est apparentée à celle de Bazaine. Mais dès 1948, le thème de la Passion conduit Manessier à tout un développement de son œuvre qui est sans équivalent français et où s’affirme de plus en plus fortement, dans son dramatisme, dans sa violence et dans son ouverture vers l’imaginaire son appartenance objective à l’expressionnisme abstrait. Il faut replacer le peintre dans sa génération, et non dans son lieu de naissance, et se souvenir de ses sources. Alfred Manessier, né en 1911, est exactement contemporain de Franz Kline (1910-1962), Jackson Pollock (1912-1956), Morris Louis (1912-1962), Ad Reinhardt (1913-1967), ou Robert Motherwell (1915-1991) : la génération de l’abstraction lyrique (expression française correspondant exactement à celle d’abstraction picturale aux États-Unis, « picturale » [painterly] s’opposant, sous la plume de Greenberg, à « linéaire » [linear] comme, en France, « lyrique » s’opposait à « géométrique » ou
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« formelle ») qui s’est révélée au sortir de la guerre. On n’a pas assez remarqué que, comme ces peintres américains, Manessier avait été durablement influencé par le surréalisme et par le cubisme de Picasso (et non par celui plus « français » de Villon) avec sa dimension expressionniste, à la différence de ceux qui se sont référés le plus volontiers à une tradition française. La coupure bipolaire Paris/New York a sans doute répondu à une logique du marché, mais elle rend très mal compte de l’histoire. Les relations étaient plus fortes qu’on ne le pense souvent. En 1952, Pollock expose à Paris, chez Facchetti ; l’année suivante, le travail de Manessier est montré chez Pierre Matisse à New York. Et c’est la Galerie de France (celle de Manessier), qui présente en 1952 « Regards sur la peinture américaine », comme la fondation Guggenheim montrera, en 1954, « Younger European Painters ». Indépendamment de ces croisements de trajectoires, ce qui unit cette génération d’expressionnistes et de lyriques c’est d’avoir à répondre à la même question : partant des mêmes racines cubistes, surréalistes et impressionnistes (le dernier Monet), comment reprendre sans répétition le geste nouveau de la peinture moderne ? Leurs réponses furent très différentes, mais n’en sont pas moins apparentées si l’on veut bien considérer la question du langage. La remarque de Soulages citée plus haut mériterait d’être entièrement développée. La coupure ici ne se passe pas entre Paris et New York, mais à l’intérieur de chacune de ces villes. Pour en rester à Paris, sur le rapport entre peinture et langage, l’écartement entre les positions respectives de Soulages et Manessier me paraît exemplaire, chacun occupant une position extrême. Pour Soulages la peinture, comme pour Stravinski la musique, n’exprime rien par ellemême14. Ce sont les spectateurs qui projettent sur les toiles des sens qui se font et se défont. Il sera rejoint sur ce point par les abstraits de la génération suivante,
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post-expressionniste. Pour Manessier, au contraire, la peinture se pense et se pose comme un signe : une surface peinte à portée significative, dans un renvoi référentiel. Elle est langage : les toiles « parlent ». Il faudra étudier longuement comment se résout chez Manessier le problème de la communication dans la peinture non figurative : comment le traitement « abstrait » peut échapper au pur « arbitraire ». L’équilibre très particulier que Manessier atteint entre voilement et dévoilement de la signification repose, il me semble, sur le fait de maintenir à la fois les traces d’une traduction, d’une « transposition » de l’émotion originale, repérables dans les formes et les couleurs, et une véritable autonomie picturale, dans laquelle les figurations schématiques se laissent librement « défigurer » par les nécessités propres à la peinture. D’où vient je crois la puissance de fascination de ses toiles majeures, qu’il s’agisse de Barabbas, de La Sixième Heure, de Pour la mère d’un condamné à mort, des Favellas ou des quatre récentes Passions. Manessier ne cède jamais sur l’exigence picturale : la « vérité expressive » de la toile c’est sa « vérité picturale ». Daniel Abadie le dit justement : « L’histoire de l’art est trop souvent celle des discours critiques plus que celle des tableaux, tant le monde préfère les rassurants éclairages d’un commentaire à l’interrogation muette de la peinture15. » Dans l’entretien qui suit, Alfred Manessier mène jusqu’aux tableaux de l’exposition. L’absence de commentaires spécialisés depuis vingt ans offre au visiteur la chance d’un regard neuf. Fruit du temps, du renoncement, de la solitude, du silence, l’œuvre de Manessier ne se révèle qu’à celui qui lui donne du temps également, et du vide, et de la nudité – à qui se livre à sa singulière puissance d’ébranlement et de libération. Je lis une parabole dans les Passions de 1986. Manessier est à ma connaissance le seul peintre à interpréter différemment en peinture la Passion de Jésus de Nazareth selon les
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différents Évangiles. Répondant au geste de l’Église primitive qui, au lieu de réduire les multiples traditions à un seul récit unifié et non contradictoire, a transmis au contraire quatre textes se recoupant très mal et se contredisant, ne permettant pas de remonter à quelque histoire objective mais à quatre témoignages communautaires, Manessier, après quarante ans de reprise du thème, peint quatre grandes Passions, comme s’il voulait ouvrir quatre portes.
1 Pierre Encrevé, « Entretien avec Alfred Manessier », in Manessier 1970-1974, Paris, Galerie de France et Arts et Métiers graphiques, 1974, p. 30. Cf. infra, chap. II, p. 37. 2 William Rubin, Marcellin Pleynet, Paris-New York : situation de l’art, Paris, Éditions du Chêne, 1978, p. 28. 3 Jean Clay, « Manessier : ma vérité de peintre », in Réalités, no 202, novembre 1962, p. 96. 4 Notons que pour le Prix Carnegie de 1955 par exemple, Manessier était en concurrence avec, entre autres, Bazaine, Baziotes, Dubuffet, Hartung, Kline, De Kooning, Léger, Miró, Motherwell, Ben Nicholson, Pollock, Reinhardt, Soulages, Tapiès, Bram Van Velde, Villon… 5 Jean Clay, art. cité, p. 100. 6 Geneviève Breerette, « Le musée d’Art moderne doit d’abord montrer », entretien avec Bernard Ceysson, Le Monde, 19 déc. 1986, p. 25. 7 Jean Clay, art. cité, p. 101. 8 Cf. l’hommage que Manessier rendait à Rouault en 1951 : « Je rendrai donc hommage au grand peintre chrétien, mais peut-être plus encore au grand peintre tout court qu’il a su être, car il a sans doute autant que moi cette méfiance du conformisme et de l’étiquette, et les raisons qui ont fait de lui le plus grand peintre religieux de notre siècle ne sont pas celles du peintre dit “religieux”. Il a compté beaucoup plus
sur ses dons que sur sa profession de foi. » Hommage à Georges Rouault, discours prononcé pour son 80e anniversaire au théâtre du palais de Chaillot, le 6 juin 1951. 9 Cf. E.A. Carmean, « Les peintures noires de Jackson Pollock et le projet d’église de Tony Smith », Jackson Pollock, Paris, MNAM, 1982, p. 54-77, qui considère que ces peintures, s’inspirent peut-être de la Crucifixion de Picasso (1930). 10 Dans Manessier 83 (Paris, Galerie de France, Paris, 1983), j’ai tenté de poser quelques-unes des questions à examiner. Cf. infra, chapitre III. 11 Pierre Soulages, « Entretien avec Daniel Abadie », Jackson Pollock, Paris, MNAM, 1982, p. 298. 12 Cf. par exemple, l’ouvrage collectif, 25 ans d’art en France, 19601985, Paris, Larousse, 1986. 13 Pierre Encrevé, art. cité, p. 42. Comparer avec les remarques exactement contemporaines de Jean Bazaine qui se réclame explicitement de la « tradition française » : « Le peintre aussi a une patrie […]. Seul l’académisme est, sous toutes ses formes, international. » (Exercice de la peinture, Paris, Le Seuil, 1973, p. 31). 14 Pierre Encrevé, « Soulages à Lyon », Pierre Soulages, Lyon, musée Saint-Pierre Art contemporain, 1987, p. 59. 15 Daniel Abadie, « Pollock, de la figuration à la figure », Jackson Pollock, Paris, MNAM, 1982, p. 49.