Maximilien de MEURON. À la croisée des mondes (extrait)

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LES MONDES DE MAXIMILIEN DE MEURON SONT INNOMBRABLES Il y a la géographie de ses mondes, bien sûr : le Berlin des études et du début de carrière, Paris et Rome pour le peintre, et – ancré au cœur de ce e trinité – Neuchâtel, où s’expriment à la fois l’artiste, le créateur, le citoyen et l’homme. Il y a aussi ces mondes d’hier, effacés par les révolutions et la modernité. Né en 1785, l’artiste voit plusieurs pages se tourner. L’Ancien Régime de sa naissance est occulté, à son corps défendant, par la Révolution, suivie de l’Empire, puis des révolutions libérales et industrielles. Et, dans ce tourbillon, Maximilien de Meuron peint. Il peint l’Eiger dans sa majesté hiératique ; il peint Rome, ville éternelle. Comme s’il fallait immobiliser les heures, comme s’il fallait figer ces mondes tellement mouvants, comme s’il fallait ancrer le temps qui roule en marées. C’est ce qui fascine chez Maximilien de Meuron : dans une époque virevoltante, dans un monde li éralement éruptif, il pose ce qui est fait pour durer, il porte l’art à sa place de point cardinal, comme la mesure des choses et du temps.

978-2-7572-1050-5 35 €

À L A C R O I S É E D E S M O N D E S

Maximilien de MEURON

Maximilien de MEURON

À LA CROISÉE DES MONDES

À LA CROISÉE DES MONDES

Maximilien de MEURON


© Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, 2016 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Sarah Houssin-Dreyfuss Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN : 978-2-7572-1050-5 Dépôt légal : avril 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)


À LA CROISÉE DES MONDES

Maximilien de MEURON Sous la direction d’Antonia Nessi



« Le bon moyen c’est d’être vrai, sans prétention et de peindre avec amour ce qui vous a ému. Vous devez chercher à être vous-même, c’est la seule originalité à ambitionner. » MAXIMILIEN DE MEURON À LÉON BERTHOUD, NEUCHÂTEL, 7 MAI 1846


Ce e publication paraît à l’occasion de l’exposition Maximilien de Meuron. À la croisée des mondes Musée d’art et d’histoire Neuchâtel 15 mai-16 octobre 2016

Direction Antonia Nessi Commissariat général Antonia Nessi Lucie Girardin-Cestone Nicole Quellet-Soguel Assistées de Margaux Pisteur Commissariat scientifique Cecilia Hurley Inventaire des œuvres Camilla Murgia Lucie Girardin-Cestone Nicole Quellet-Soguel Administration générale Renée Knecht Secrétariat Nadia Orlando Kandil Nathalie Diso-Vom-Endt Alexia Miauton Réception et surveillance Denis Basset Coralie Graham Catherine Suzuki Sylvie Günthardt-Godet Antonio Palmieri Thérèse Tinet

Restauration-conservation Béatrice Zahnd Monika Lüthy Équipe technique François Ducommun Nino Giorgianni Samuel Gyger Julie Tüller Tan Chen Menuiserie Daniel Gremion Philippe Joly Scénographie Raphaël von Allmen, Neuchâtel Projet graphique Contreforme, Boudry Médiation Marianne de Reynier Nevsky Geneviève Petermann Communication et fundraising Séverine Ca in Marcel Schiess

Avec le généreux soutien de


Nous tenons à remercier les musées, instituts, fondations, artistes, collectionneurs privés suivants qui ont accordé le prêt des œuvres, ainsi que les prêteurs qui souhaitent garder l’anonymat : Aargauer Kunsthaus, Aarau, Madeleine Schuppli, directrice ; Thomas Schmutz, conservateur ; Brigi a Vogler-Zimmerli, régie des œuvres Alpines Museum der Schweiz, Berne, Luzia Carlen, conservatrice Bibliothèque nationale suisse, Berne, Marie-Christine Doffey, directrice ; Barthélémy Grass, collaborateur scientifique Musée jurassien d’art et d’histoire, Delémont, Nathalie Fleury, conservatrice ; Fabienne Pic, collaboratrice scientifique Musée Jenisch, Vevey, Julie Enckell Julliard, directrice ; Emmanuelle Neukomm, conservatrice adjointe art moderne ; Camille Jaquier, conservatrice adjointe estampes Musée du Louvre, Paris, Jean-Luc Martinez, président-directeur ; Sébastien Allard, directeur du département des Peintures Museum Thorvaldsen, Copenhague, Stig Miss, directeur Société des amis des arts, Neuchâtel, Luc Meylan, président ; Pierre e Bertolucci, secrétaire Pierre Bachelin, Éclépens Nous exprimons notre sincère reconnaissance aux partenaires externes associés au projet pour leur soutien et leur regard : Christian Egger, directeur de la Galerie C, Neuchâtel Pascal Griener, professeur et directeur de l’Institut d’histoire de l’art et de muséologie de l’université de Neuchâtel Chantal Lafontant Vallo on, codirectrice, conservatrice du département historique du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Nathalie Monbaron, auteure d’une thèse universitaire sur Maximilien de Meuron Jean-Léonard de Meuron Christine Rodeschini, archiviste adjointe à l’État de Neuchâtel Nous aimerions aussi exprimer notre gratitude à : Giuseppe Aprea Lionel Bartolini Lena Brina Marie Therese Bätschmann Sylvain Bernasconi Vincent Bouressam Anita Bourquin Vincent Callet-Molin Nathalie Dioh Philippe Du Pasquier Marine Englert Jean-Marc Ertel Pierre-André Gamba Olivier Girardbille Christian Hörack Stefano Iori

Isabella Liggi-Asperoni Michael Matile Gilbert de Meuron Louis Dominique de Meuron † Alberto et Raffaella Nessi Grégoire Oguey Gérard de Palézieux † Gilles Perret Caroline Plachta Samuel Pont Pascal Schluechter Patrizia Solombrino Pascal Vandenberghe Barbara Venturi Olivier Verrey Magnus von Wistinghausen



Une singularité plurielle ? Les mondes de Maximilien de Meuron sont innombrables. Il y a la géographie de ses mondes, bien sûr : le Berlin des études et du début de carrière, Paris et Rome pour le peintre, et – ancré au cœur de ce e trinité – Neuchâtel, où s’expriment à la fois l’artiste, le créateur, le citoyen et l’homme. Il y a aussi ces mondes d’hier, effacés par les révolutions et la modernité. Maximilien de Meuron occupe une place inouïe dans le temps. Né en 1785, l’artiste voit plusieurs pages se tourner. L’Ancien Régime de sa naissance est effacé, à son corps défendant, par la Révolution, suivie de l’Empire, puis des révolutions libérales et industrielles. Peu d’hommes ont eu la chance de survoler tant de bouleversements et tant de sociétés au long de leur vie. Et, dans ce tourbillon, Maximilien de Meuron peint. Il peint l’Eiger dans sa majesté hiératique ; il peint Rome, ville éternelle. Comme s’il fallait immobiliser les heures, comme s’il fallait figer ces mondes tellement mouvants, comme s’il fallait ancrer le temps qui roule en marées. Une nostalgie conservatrice d’un patricien royaliste ? Cohérence d’un citoyen conservateur à contre-courant de son temps, ou paradoxes d’un artiste à l’ouverture européenne interculturelle indéniable opposé aux audaces de la révolution neuchâteloise, qui apportera le droit de vote des étrangers ? Ce n’est pas tout ! Par le don notamment de deux de ses tableaux romains, Maximilien de Meuron est à l’origine directe de la création du Musée d’art et d’histoire. Là encore, à un monde en pleine effervescence, l’artiste neuchâtelois oppose l’ambition de la durée, c’est-à-dire du témoignage pérenne de l’art pour les générations futures. Un témoignage porté en héritage, aujourd’hui encore, par la Société des amis des arts, elle aussi fondée par le peintre. C’est ce qui fascine chez Maximilien de Meuron : dans une époque virevoltante, dans un monde li éralement éruptif, il pose ce qui est fait pour durer, il porte l’art à sa place de point cardinal, comme la mesure des choses et du temps. La Ville de Neuchâtel s’en est inspirée : de nos jours, c’est dans la rue nommée « passage Max-Meuron » que se trouve le Théâtre régional du Li oral neuchâtelois. Enfin, à l’œil de l’artiste et à la main du peintre, il faut encore ajouter les mots de l’épistolier. La riche correspondance de Maximilien de Meuron avec ses contemporains Léopold Robert, François-Marius Granet, Léon Berthoud, entre autres, témoigne aussi d’un a achement à l’art qui transcende le présent. Homme aux multiples face es, sa vie, Maximilien de Meuron l’a en quelque sorte passée à voir disparaître des mondes. Précurseur, il peint ses paysages comme pour témoigner : les sociétés et leurs idéaux peuvent bien passer, l’envie et le besoin de l’art demeurent. THOMAS FACCHINETTI Détail cat. 74

Président de la Ville de Neuchâtel 9



Sommaire Les auteurs

13

Catalogue

88

À la croisée des mondes

15

1808-1816 Formation et expérience de l’Italie

91

ANTONIA NESSI

Maximilien de Meuron : une campagne pour l’Europe

27

CECILIA HURLEY

Maximilien de Meuron et la peinture de paysage suisse au début du e siècle

39

HANS CHRISTOPH ACKERMANN

Du pi oresque au sublime : Le Grand Eiger et le renouveau de la peinture alpestre

51

CECILIA HURLEY

Dessins d’Italie : l’atelier à ciel ouvert

55

LUCIE GIRARDIN-CESTONE

Maximilien de Meuron promoteur des arts à Neuchâtel

67

NICOLE QUELLET-SOGUEL

Du père au fils. Une relation pédagogique privilégiée

78

CECILIA HURLEY

Maximilien de Meuron : un engagement politique à contre-courant de l’histoire CHANTAL LAFONTANT VALLOTTON

81

Fête champêtre de Claude Lorrain Vue du pont de Baveno et de l’Isola Madre Les Cascatelle piccole à Tivoli À la Villa d’Este à Tivoli Ruines romaines Vue de Rome ancienne / Vue de Rome moderne

1816-1868 Années de maturité : la Suisse et le deuxième voyage en Italie Monument à Maximilien de Meuron Vue de l’île de Saint-Pierre Le Grand Eiger vu de la Wengernalp Le Rhône près de sa source Le Grand Chêne Le Lac de Walenstadt Le Camp de Valangin Campagne romaine La Vallée de Näfels. Effet d’orage

94 102 134 142 150 168

173 174 176 188 194 196 206 210 212 222

Annexes

224

Repères biographiques Orientation bibliographique

226 228



Les auteurs Hans Christoph Ackermann archéologue et historien de l’art, docteur ès le res Diane Antille (D. A.) historienne de l’art, doctorante à l’Institut d’histoire de l’art et de muséologie de l’université de Neuchâtel Lucie Girardin-Cestone (L G.-C.) historienne de l’art, assistante-conservatrice au département des arts plastiques, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Pascal Griener (P. G.) docteur ès le res, professeur et directeur de l’Institut d’histoire de l’art et de muséologie de l’université de Neuchâtel Cecilia Hurley (C. H.) historienne de l’art, docteure ès le res, enseignante et chercheuse à l’École du Louvre Chantal Lafontant Vallo on historienne, docteure ès le res, codirectrice et conservatrice du département historique, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Nathalie Monbaron (N. M.) historienne de l’art, docteure ès le res Antonia Nessi (A. N.) historienne de l’art, docteure ès le res, codirectrice et conservatrice au département des arts plastiques, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Margaux Pisteur (M. P.) étudiante en histoire de l’art Walter Tschopp (W. T.) historien de l’art, conservateur de la Fondation Ateliers d’artiste, Pully

Détail cat. 94

Nicole Quellet-Soguel (N. Q.-S.) historienne de l’art, assistante-conservatrice au département des arts plastiques, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel 13



À la croisée des mondes ANTONIA NESSI

Détail cat. 39

« Vue en 1800, l’œuvre de Maximilien de Meuron eût paru révolutionnaire, romantique et réaliste à la fois, si ces mots eussent été connus ; considérée en 1869, elle paraît vieillie, presque académique ; ceci est la première impression dont personne ne peut se défendre. La recherche du vrai est évidemment la meilleure, la seule possible, et on ne comprend guère aujourd’hui la marche pénible du progrès réalisé dans ce sens ; on ne fait pas la part des lu es et des barrières abaissées par quelques pionniers qui, comme Maximilien de Meuron, ouvraient à l’art de nouveaux horizons, et qui, la route frayée, se reposèrent, laissant à d’autres d’y avancer brillamment1. » Une année après la mort de Maximilien de Meuron, en 1869, c’est ainsi que l’artiste neuchâtelois Auguste Bachelin introduit la présentation détaillée de l’exposition que lui consacre la Société des amis des arts aux Galeries Léopold-Robert. En proposant une alternative aux notices biographiques et aux articles nécrologiques, Bachelin est le premier à nous offrir une analyse des œuvres de l’artiste et à esquisser sa position au sein de l’art national, tout en valorisant son rôle de promoteur des arts à Neuchâtel. S’il faut considérer ses mots dans le contexte d’un engouement généralisé pour le réalisme, qui qualifiait la période néoclassique de « ringarde » et d’académique, on décèle néanmoins dans les propos de Bachelin une conscience que l’art de Maximilien, qualifié de pionnier, sera surtout destiné à valoriser le talent « des autres ». De son vivant, Maximilien avait pourtant joui de plusieurs reconnaissances en Suisse et à l’étranger : à Berlin, à Paris et même en Angleterre2. Sa correspondance témoigne de la réputation dont il bénéficiait à Rome au sein d’un réseau cosmopolite3. Cependant, sa vraie renommée, plus qu’aux œuvres des années romaines ou suisses, semble être ra achée à une seule peinture, Le Grand Eiger, et à l’éloge qu’en fait le critique d’art Rodolphe Töpffer en 1843, lorsqu’il érige Maximilien en précurseur de la peinture alpestre4. Sa présence dans l’historiographie demeurera essentiellement liée au paysage alpestre suisse, et à une période transitoire située après le véritable essor de la peinture de montagne avec Caspar Wolf, mais avant l’explosion du romantisme5. Beaucoup moins connue du public est en revanche la grande partie de son œuvre italienne, composée de nombreux dessins et études, qui inspirera et alimentera toute sa production artistique après son retour définitif à Neuchâtel. C’est seulement à partir des années 1980 que s’affirme une volonté de reconsidérer la biographie et l’œuvre de Maximilien, comme en témoignent les premiers renvois ponctuels aux extraits de sa correspondance et le souhait d’inscrire l’artiste dans une « école neuchâteloise6 ». Si ces études ont permis d’éclairer la figure et l’œuvre de l’artiste par rapport au milieu neuchâtelois, et selon une perspective par moments subjective et réductrice, elles ont quelque peu occulté les années italiennes de Maximilien et le contexte cosmopolite à la lumière duquel son œuvre doit être interprétée. La thèse de doctorat de Nathalie Monbaron, publiée en même temps que le présent ouvrage, a été en ce sens le premier pas vers une considération globale de l’artiste, dégagée d’une optique d’émulation régionale. En particulier, la partie dédiée au catalogue raisonné de l’œuvre peint a représenté une base documentaire fondamentale à la préparation de notre exposition et de la publication qui l’accompagne 7. 15



Maximilien de Meuron : une campagne pour l’Europe CECILIA HURLEY

Peut-on encore pratiquer une histoire de l’art qui se limite à l’étude des centres artistiques pour examiner ensuite leur impact sur leur « périphérie1 » ? Rien n’est moins sûr. Un artiste comme Maximilien de Meuron appartenait par ses origines à une région minuscule : le pays de Neuchâtel. Lui-même était cosmopolite. Le réseau de ses relations était très étendu. Toute sa vie, il se confronta à l’art européen, qui eut donc un impact décisif sur sa carrière. Il n’est pas sûr que, vivant à Paris ou à Londres, il aurait démontré davantage d’ouverture ; d’ailleurs, plusieurs artistes parisiens du temps, trop certains de vivre dans la capitale universelle de l’art, vécurent enfermés dans leurs certitudes et n’eurent même pas la curiosité d’apprendre ce qui se produisait hors de Paris. Meuron, lui, vivait dans un pays où la tradition artistique n’était pas encore affermie ; la région de Neuchâtel était connue surtout pour ses montres et ses horloges, recherchées au niveau international. Ce contexte le condamnait à chercher bien loin des raisons de créer. Or cet homme savait s’informer. Il ne cessa d’expérimenter des idées nouvelles, en puisant ses modèles et ses pratiques sur un large territoire.

Détail cat. 87

L’expérience berlinoise Quand Maximilien de Meuron qui e Neuchâtel pour rejoindre son frère Sigismond à Berlin en 1801, à l’âge de seize ans, son but avoué n’est pas de mener une carrière artistique. Il a certes déjà manifesté une certaine disposition pour les beaux-arts, et surtout un beau talent pour le dessin, affiné par des cours auprès de Mathieu Ricco, puis d’Abraham et Alexandre Girardet2. Cependant, toute l’aristocratie européenne est alors formée à l’exercice amateur du dessin. En arrivant à Berlin, il ne s’inscrit pas à la Königliche Akademie der bildenden Künste und mechanischen WissenschaÄen. Le jeune Neuchâtelois a gagné la capitale prussienne pour y entamer des études en droit, prélude habituel à une carrière de fonctionnaire dans l’administration royale, puis au service de sa ville natale. Ces études, cependant, ne semblent pas absorber tout son temps – ou peut-être le jeune Maximilien sent-il déjà qu’une carrière administrative prussienne, pourtant toute tracée, ne saurait le satisfaire. Il décide de s’inscrire à des cours de peinture chez Janus Genelli (1761-1813)3 . Il y rencontre Karl Friedrich Moritz Paul, comte de Brühl (1772-1837), futur directeur des théâtres de Berlin, ainsi que peut-être son compatriote Louis de Meuron4. Dès ses premiers pas, Maximilien éblouit ses collègues d’atelier – Brühl le dit clairement dans une le re qu’il envoie à son ami à l’été 1804, lors d’une visite dans la région de Neuchâtel : « Mon dieu que votre paÿs est beau. À présent je ne m’étonne plus que vous soyez si bon peintre ; quel colorit on voit ici5 ! » Pendant ce e période berlinoise, Maximilien de Meuron s’interroge à plusieurs reprises sur son avenir. Les chemins qu’il envisage ne laissent pas de surprendre ; il choisit la peinture comme principal loisir, et abandonne la musique et l’insectologie6. Rapidement, il estime devoir se spécialiser dans la peinture de paysage – le genre même que pratique son maître Genelli7. Plus difficile, par contre, est de se déterminer à suivre la carrière diplomatique. 27



Maximilien de Meuron et la peinture de paysage suisse au début du XIXe siècle HANS CHRISTOPH ACKERMANN

Détail cat. 65

Un regard rapide sur la longue tradition de la peinture paysagiste de la Suisse permet de constater avec surprise que la représentation du paysage, notamment du paysage de montagne, a débuté relativement tôt, en réalité dès le e siècle. Elle remonte à 14441, date du fameux retable de Konrad Witz (v. 1400-v. 1445) qui représente le lac Léman avec une vue, depuis la rade de Genève, sur les Voirons, le Môle et le mont du Petit Salève. Vers 1500, Hans Leu l’Ancien (actif entre 1488 et 1507) peint à Zurich une vue comparable, depuis les deux rives de la Limmat, à l’arrière-plan de sa représentation du martyre des trois saints patrons de la ville2. À Berne, un peu plus tard, les paysages de Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530) dénotent l’influence de l’école du Danube, par exemple le paysage à l’arrière-plan de la scène illustrant la légende de Pyrame et Thisbé – à ceci près que, dans ce cas, il s’agit d’un paysage imaginaire3 . Au e siècle, Felix Meyer (1653-1713), peintre de montagne né à Winterthour, se distingue en particulier pour avoir été le premier à peindre de façon identifiable le glacier inférieur de Grindelwald4. Le Zurichois Conrad Meyer (1618-1689), connu surtout comme portraitiste, peint avec exactitude des paysages du massif de Glaris, observés lors de ses voyages en compagnie de l’artiste néerlandais Jan Hackaert entre 1653 et 16585 . L’un des maîtres du Zurichois à Francfort est le peintre bâlois Ma häus Merian (1593-1650). Ce dernier, sans doute le plus célèbre cartographe du e siècle, joint souvent à ses descriptions topographiques des paysages urbains représentés d’après nature. On lui doit l’une des plus anciennes peintures à l’huile figurant des vues de la ville de Bâle et des collines environnantes6, mais également de nombreux dessins et aquarelles montrant des villages et des paysages7. À Berne, Albrecht Kauw (1616-1681), strasbourgeois d’origine, représente, le plus souvent à l’aquarelle mais parfois aussi à l’huile, un grand nombre de domaines seigneuriaux, mais aussi de bourgades entières de la région bernoise8. Au e siècle, la peinture de sites naturels se popularise à travers tout le pays. Cet engouement est déclenché par diverses publications consacrées aux Alpes : en tout premier lieu, le grand poème Die Alpen, composé par Albrecht von Haller en 1729 et publié en 1732, une œuvre dont l’écho se répand dans toute l’Europe et qui contribue à la naissance du tourisme alpin à l’échelle internationale – comme le feront aussi, plus tard, les textes de Jean-Jacques Rousseau prônant le « retour à la nature ». Pendant une bonne moitié du siècle, la formation des peintres consiste en un apprentissage dans l’atelier d’un maître. En l’absence d’académie de peinture, les jeunes peintres suisses doués doivent remédier à ce e lacune par des voyages de formation à l’étranger. Les premières écoles de dessin, destinées en partie à la formation d’artisans, en partie à celle des peintres et des dessinateurs, ne sont créées que tardivement en Suisse – 1751 à Genève, 1762 à Bâle, 1773 à Zurich, 1779 à Berne9. 39



Du pittoresque au sublime : Le Grand Eiger et le renouveau de la peinture alpestre CECILIA HURLEY

Détail cat. 68

En 1823, Maximilien de Meuron envoie à l’exposition de la Société des arts de Genève un petit tableau auquel il vient de me re la dernière touche, Le Grand Eiger vu de la Wengernalp (cat. 68)1. L’œuvre ne passe pas inaperçue, aux dires de Rodolphe Töpffer. Presque quinze ans plus tard, dans un texte consacré au tourisme, Töpffer se souviendra encore que « l’aspect [de cette toile] captivait la foule2 ». L’artiste genevois ne peut détacher ses yeux de ce e peinture. Une légende est née : Le Grand Eiger de Meuron est désormais considéré comme la première pierre sur laquelle sera construit l’édifice de la nouvelle peinture de paysage en Suisse, surtout dans le domaine du paysage alpestre3 . Ce n’est certes pas la première fois que les montagnes suisses sont représentées, ni la première fois que le Grand Eiger est dépeint. Depuis les années 1750, un intérêt toujours croissant porte les peintres à représenter les montagnes et le paysage alpestre. Les raisons qui motivent cet intérêt sont multiples4. Les voyageurs du e siècle et du tournant du e se concentraient sur les problèmes liés au voyage dans les Alpes. La forme des montagnes, leur caractère, leur grandeur – tous les éléments qui allaient fasciner quelques décennies plus tard – étaient interprétés comme autant d’obstacles à leurs yeux. Les Alpes ne représentaient pas une destination, mais une étape du voyage vers le sud, vers l’Italie. Le vocabulaire emprunté pour les décrire trahit parfaitement cette attitude : le « delightful horrour » ressenti par John Dennis ou le « agreeable kind of horror » que la vue des Alpes inspire chez Joseph Addison5 . Durant le e siècle, plusieurs textes paraissent qui contribuent à réévaluer les Alpes. Le poème Les Alpes d’Albrecht von Haller est traduit en plusieurs langues6. En parallèle, des textes sur les phénomènes géologiques – plus particulièrement les cascades et les glaciers – commencent à paraître. Deux noms sont éminemment associés à l’exploitation artistique de ce phénomène : un Suisse, Caspar Wolf, et un Irlandais, Edmund Burke. En 1708, dans son Cours de peinture par principes, Roger de Piles identifie deux types de paysage : l’héroïque et le pastoral, ou champêtre7. L’héroïque, dont la caractéristique principale est d’associer le « grand et [l’] extraordinaire » dans la représentation de sites « tout agreables et tout surprenans », ne peut être pratiqué que par l’artiste qui a « le talent de soûtenir le sublime qu’il demande8 ». Dans ce style, la nature fournit un cadre à des fabriques essentiellement antiques : Roger de Piles liste temples, pyramides, sépultures antiques, autels et maisons de plaisance9. Le paysage pastoral, par contre, présente la nature « toute simple, sans fard, & sans artifice » ; ceux qui pratiquent le paysage pastoral usent surtout de la couleur pour la représenter10. Rien dans le texte de De Piles ne laisse présager que le paysage suisse occupera une place dans le débat sur le sublime. Cinquante ans plus tard, un autre texte encourage une nouvelle lecture de ce e notion du sublime : en 1757, le traité d’Edmund Burke portant sur le beau et le sublime paraît à Londres11, et sera traduit en plusieurs langues. Qu’est-ce que le 51



Dessins d’Italie : l’atelier à ciel ouvert LUCIE GIRARDIN-CESTONE

Détail cat. 18

Une collection inédite La collection des arts plastiques du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel conserve plus de cinq cents dessins de Maximilien de Meuron. Inédits dans leur presque totalité, la plupart ont été acquis en 1943 en provenance de la demeure familiale des Meuron, où ils étaient restés depuis le décès de l’artiste en 1868. Des centaines de feuilles étaient classées dans des cartables portant chacun un titre manuscrit comme Dessins d’Italie, Rome, Ruines, Naples, Italie-Fabriques, Sestri di Levante, Dessins de Suisse, Anatomies, Terrains, Arbres – cyprès – oliviers… Autant de dénominations évoquant le fonds d’atelier d’un parfait paysagiste selon la conception en vigueur au début du e siècle1. Le fonds d’atelier – cet ensemble disparate réunissant études précises ou croquis divers, premières pensées ou compositions déjà arrêtées – est considéré, à l’époque de Maximilien, comme la part intime de l’artiste, l’outil de travail que l’on garde pour soi, seule l’œuvre finie étant digne d’être exposée. Désormais livrées à notre regard, les centaines de pages provenant de carnets ou d’albums démembrés, les dizaines de feuilles d’étude se révèlent être surtout des dessins faits sur le motif, réalisés lors de campagnes artistiques poussant Maximilien à voyager à distance de l’atelier, comme le confirment les titres des cartables. Car, pour lui, à l’instar des peintres de sa génération, le sujet du tableau reste a aché à une représentation idéalisée de la nature, loin encore du paysage banal, naturaliste, qui se développera au cours des décennies suivantes : il se doit d’être un motif remarquable empreint de noblesse et de grandeur, site italien ou montagne alpestre, si bien qu’il ne sera que rarement issu de son environnement proche. Dans ce corpus, si un certain nombre de sujets d’Italie sont datés, l’absence de mentions sur la majorité des feuilles ne permet pas d’établir une véritable chronologie. Toutefois, la comparaison avec les toiles ou la confrontation avec la correspondance aident parfois à les ra acher à des œuvres ou à des périodes de création2. Le classement d’origine, qui a été en grande partie conservé, a rassemblé dans les mêmes cartables des feuilles au statut assez différent, allant des esquisses à peine ébauchées aux répliques (ou modèles) au lavis de quelques-unes des gravures ou tableaux de Maximilien. De manière générale, l’œuvre graphique paraît indissociable de l’œuvre peint, mais sans pour autant que ce lien soit strict : bien des sujets n’auront abouti à aucune toile, et beaucoup de peintures, même les plus importantes, ne sont reliées à aucune esquisse3 . Finalement, la Vue de Rome moderne (cat. 57) est la seule toile dont une grande étude préparatoire nous soit parvenue (cat. 53). Ainsi, le dessin se définit essentiellement comme ce moment, fugace mais fondamental, de la recherche du motif. Sur un croquis découvert dans un angle au revers d’une feuille, Meuron a représenté un artiste en pleine campagne. À l’abri d’un parasol filtrant la lumière, protégé du soleil par un chapeau, il est assis sur un tabouret pliant et dessine sur un album qu’il tient posé sur ses genoux. À côté de lui, un siège vide suggère la présence hors champ 55



Maximilien de Meuron promoteur des arts à Neuchâtel NICOLE QUELLET-SOGUEL

En ce début de e siècle, alors que se succèdent de nombreuses commémorations touchant à tous les domaines, le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel fête en 2016 le bicentenaire de sa collection artistique, créée en 1816 par Maximilien de Meuron. Ce dernier, en effet, s’illustre à côté de sa carrière de peintre en tant que promoteur des arts dans le pays de Neuchâtel à une époque où l’esprit des Lumières commence à offrir un terrain favorable à toutes sortes d’activités culturelles. Le phénomène est dans l’air du temps : le e siècle voit se créer ou se développer de nombreuses sociétés savantes, se multiplier les amateurs d’art et de curiosités, se constituer d’importantes collections et s’ouvrir des musées dans toute l’Europe. En Suisse, dans le domaine de l’art, la ville de Genève fait office de pionnière en se dotant très tôt d’une École publique de dessin (1751), d’une Société des arts (1776) et d’un bâtiment spécialement adapté à la présentation d’œuvres d’art, le Musée Rath, inauguré en 1826. Avec quelques années de décalage, la principauté de Neuchâtel1, alors en plein essor grâce à l’industrie de l’horlogerie et des toiles peintes, s’inscrit à son tour dans ce vaste mouvement.

Détail cat. 63

Le musée national, un rêve brisé La toute première impulsion est donnée le 31 juillet 1815, en ville de Neuchâtel. Le gouverneur Chambrier d’Oleyres, représentant du roi de Prusse en ses lointaines terres neuchâteloises, soumet à Berlin un ambitieux projet de changement d’affectation du palais DuPeyrou, la splendide demeure de l’ami de Rousseau, passée à Alexandre Berthier pendant l’occupation française, restée inoccupée pendant plusieurs années et, dès lors, fortement détériorée. Son idée est de transformer l’hôtel particulier en un « musée national » pluridisciplinaire. L’adjectif « national » doit être compris ici comme concernant l’ensemble de la principauté, li oral et montagnes réunis. Seraient regroupés sous le même toit l’histoire naturelle, la géologie, la bibliothèque publique (créée en 1788) ainsi que des instruments de physique et, pour ce qui est de l’art, une collection de plâtres et de statues antiques associée à quelques tableaux. Le jardin serait aménagé en jardin botanique. Chambrier d’Oleyres vise l’encouragement de la culture autant que les retombées économiques et financières qu’une telle institution pourrait apporter, son objectif étant aussi de retenir au pays les grandes fortunes désormais enclines à se fixer dans des lieux a ractifs. Dans la foulée, et en guise de soutien à ce projet, se forme une Société pour l’avancement des études dans la principauté de Neuchâtel et Valangin qui, en janvier 1816, comptera plus de soixante-dix membres recrutés sur l’ensemble du territoire. Parmi eux figurent Maximilien de Meuron ainsi que des personnalités telles que son ami Louis Perrot-Droz, naturaliste, Jean-Frédéric d’Ostervald, éditeur et cartographe, ou encore le comte Frédéric de Pourtalès, chambellan du roi. En quelques mois, ce e société parvient à trouver les fonds nécessaires à la mise en œuvre du projet. C’est alors qu’un événement ina endu remet tout en question : Denis de Rougemont de Löwenberg, banquier neuchâtelois installé à Paris, annonce vouloir se porter acquéreur du palais DuPeyrou, en l’état, et pour une somme bien plus élevée. À la majorité – mais non à 67



Maximilien de Meuron : un engagement politique à contre-courant de l’histoire CHANTAL LAFONTANT VALLOTTON

Maximilien de Meuron a été tout à la fois précurseur dans les domaines artistique et culturel et à contre-courant de l’histoire, pour ne pas dire réactionnaire, si l’on considère sa trajectoire politique1. Son parcours se déroule dans une période de profonds bouleversements à l’échelle européenne : après avoir été pendant près de cent ans une propriété personnelle des rois de Prusse, le pays de Neuchâtel est ra aché de manière indirecte à l’Empire français entre 1806 et 1813. À la chute de Napoléon, Neuchâtel est admis dans la Confédération et retourne simultanément dans l’orbite de la Prusse ; le pays présente ce e singularité d’être à la fois canton suisse et principauté prussienne entre 1814 et 1848. Ce e double appartenance contribue à polariser la vie politique entre les formations de tendance républicaine et celles de tendance royaliste2. S’engager en politique : une tradition familiale Si Maximilien de Meuron entame une carrière politique, il le fait sans doute plus par tradition familiale que par conviction ou intérêt personnel. Le 1er mars 1819, il est élu au Grand Conseil de la Ville de Neuchâtel, pouvoir législatif chargé de tâches plutôt administratives3. Le 31 mars 1823, il est élu au Petit Conseil, organe administratif et cour de justice civile et criminelle de la Ville de Neuchâtel4. Bien que nommé à vie, Meuron démissionne en février 1827, évoquant des « occupations particulières » peu compatibles avec les devoirs et obligations de sa charge politique5. Le Conseil général lui offre toutefois la possibilité de réintégrer sa fonction si les circonstances le lui perme ent, ce qu’il fait huit ans plus tard, le 13 avril 18356. De 1837 à 1840, il est maître bourgeois7 et exerce même la charge de maître bourgeois en chef, soit l’équivalent de président de la Ville de Neuchâtel, durant l’année 18398 (fig. 1). L’Ancien Régime neuchâtelois se caractérise par un système oligarchique : l’accès au pouvoir politique est réservé à une minorité d’hommes seulement, issus principalement des familles patriciennes. La famille de Maximilien de Meuron compte parmi ces dernières : son frère Sigismond (1783-1857) est directeur des bâtiments du canton et conseiller d’État neuchâtelois9 ; son beau-père, Auguste-Ferdinand de Meuron (1749-1823), est membre du Grand Conseil et maître bourgeois de Neuchâtel.

Détail cat. 86

Fidélité au souverain prussien Fervent royaliste et accroché à la tradition, Maximilien de Meuron est convaincu de la légitimité du pouvoir du roi de Prusse. Les liens entre la Prusse et la principauté de Neuchâtel, fondés sur le contrat de pouvoir de 1707 et réactivés en 1814, sont scellés à ses yeux par le serment de fidélité, même si ce e institution a été profondément ébranlée en 1806, lorsque le roi de Prusse a cédé à la France la principauté de Neuchâtel, notamment contre le Hanovre. Le serment réciproque entre le souverain et les sujets revêt en ce sens un enjeu 81


« Je ne me représentais point ce e ville aussi grande, aussi imposante qu’elle l’est, ni son ciel aussi brillant. Le climat est d’une douceur surprenante. Les le res que j’écrivais à mon frère doivent se ressentir du désordre où j’étais. En effet, les premiers jours j’étais presque hors de moi, vainement je voulais me recueillir, la curiosité me pressait, je voulais tout voir, je courais d’un objet à un autre, la nuit j’y rêvais encore. Avec cela le désir de commencer mes études me pressait, je voulais tout faire à la fois ! Heureusement ces jours n’ont pas trop duré, c’était à devenir fou. » ROME DÉCEMBRE


1808-1816 Formation et expérience de l’Italie


Cat. 4 Le Lac de Côme, s.d. [1809] Mine de plomb et aquarelle sur papier collé sur papier cartonné 236 × 370 mm Legs de Geneviève Boy de la Tour née Meuron et de Gabrielle de Meuron en 1943 AP 4616 98


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Cat. 10 La Baie de Naples (étude), s.d. [1811] Huile et crayon sur papier 20 × 46,5 cm Legs de Geneviève Boy de la Tour née Meuron et de Gabrielle de Meuron en 1943 AP 1148 108


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Cat. 46 Lever de soleil sur la campagne de Rome (étude), s.d. [1813-1816] Huile sur toile 48 × 74 cm Don d’Albert de Meuron, fils de l’artiste, en 1894 AP 337 Étude pour Vue de Rome ancienne, cat. 56 156


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« Aussi désormais je suis tout à la Suisse ; j’ai appris à l’apprécier dans ce pays, je veux dire sous ses rapports pittoresques ; car à tous autres égards, il m’en a trop coûté d’en être éloigné pour qu’il puisse y avoir quelque chose d’équivoque dans mon jugement. Quoique ce pays ait bien des droits à ma reconnaissance et qu’il m’offre actuellement des agréments certains, je t’avoue que j’attends avec impatience le moment de franchir les Alpes ; la neige et les glaces ne m’effraient point. »

ROME, 13 NOVEMBRE 1814


1816-1868 Années de maturité : la Suisse et le deuxième voyage en Italie


Le Grand Eiger vu de la Wengernalp Cat. 68 Le Grand Eiger vu de la Wengernalp, s.d. [1823] Huile sur bois 51 × 40 cm Don du comte Guillaume de Pourtalès en 1881 AP 101

1. Rodolphe Töpffer, Réflexions et menus-propos d’un peintre genevois : de l’artiste et de la Suisse alpestre, troisième opuscule, Genève, 1837, in Œuvres complètes de Rodolphe Töpffer. Mélanges sur les beaux-arts, Genève, 1957, p. 81-82.

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Suivant une tendance commune aux paysagistes de son époque, Maximilien de Meuron peint les sites qu’il découvre lors de ses campagnes artistiques en Italie et en Suisse. N’échappant pas aux parcours touristiques, il visite des lieux nouvellement mythifiés, notamment l’Oberland bernois, avec ses montagnes grandioses telles que l’Eiger, la Jungfrau et le We erhorn, ainsi que ses célèbres cascades du Reichenach ou du Giessbach. Ce e région très en vogue au e siècle lui inspire Le Grand Eiger vu de la Wengernalp, un tableau qui frappe d’abord par son format, relativement petit compte tenu de la noblesse du sujet et de l’importance que prendra ce e œuvre, par la suite, dans l’histoire de la peinture alpestre. Le choix du point de vue rend ce e peinture éminemment originale et audacieuse. À une époque où les hautes Alpes sont assimilées à un monde austère et sauvage que les artistes peignent encore depuis la plaine, Maximilien de Meuron adopte une démarche inverse. Empruntant les chemins de la Wengernalp et de la Kleine Scheidegg, il se rapproche des hautes cimes et d’une nature vierge de présence humaine afin de représenter l’imposante paroi enneigée de l’Eiger, vue depuis plus de deux mille mètres d’altitude. Fervent admirateur de ce e toile, présentée au salon de la Société des arts de Genève en 1823, Rodolphe Töpffer (1799-1846) la commente avec énormément d’enthousiasme : « C’était l’impression des solitudes glacées, c’était la lumière matinale jaillissant avec magnificence sur les dentelures argentées des hautes cimes, c’était la froide rosée détrempant de ses gou es pures un gazon robuste et sauvage ; c’était ce silence des premiers jours du monde1. » Si, d’un point de vue iconographique, l’œuvre se distingue singulièrement des autres représentations contemporaines, elle reste tout à fait classique au niveau stylistique. Il en résulte une composition en trois plans : le petit lac entouré de quelques arbustes où viennent s’abreuver des vaches qui animent la scène, suivi d’un sommet recouvert de pâturages et, dans le fond, encore dans l’ombre et dans des tons glacés contrastant avec les teintes chaudes du premier plan, l’Eiger dans toute sa splendeur. L’effet majestueux et l’impression de hauteur sont encore renforcés par l’opposition entre l’avant-plan horizontal et la verticalité du rocher qui se dresse vers le ciel. Enfin, tout en figurant une réalité âpre et rude, Maximilien de Meuron apporte une autre nouveauté par le sentiment qu’il parvient à faire ressentir au spectateur. En effet, une atmosphère infiniment calme émane de ce e composition tout empreinte de pureté, où le silence et la solitude règnent en maîtres. Œuvre emblématique, Le Grand Eiger ouvre la voie au paysage alpestre romantique. N. M.



Le Grand Chêne Cat. 74 Le Grand Chêne, s.d. [1828] Huile sur toile 108 × 141,5 cm Don des enfants de l’artiste en 1868 AP 65

1. Vincent Pomarède, « Portraits d’arbres », in L’École de Barbizon. Peindre en plein air avant l’impressionnisme, cat. exp., Lyon, musée des Beaux-Arts, Paris, RMN, 2002, p. 8-11 et 50. 2. A[uguste] Bachelin, « Maximilien de Meuron », Musée neuchâtelois, 1876, p. 236-237. L’auteur écrit détenir ses informations d’Auguste Quiquerez lui-même. 3. Selon l’observation effectuée à Bellerive en octobre 2015. 4. A. Bachelin, « Maximilien… », p. 236. Cet acte paraît d’autant plus incompréhensible que la région était connue pour ses arbres remarquables, aujourd’hui recensés et protégés. Le plus célèbre d’entre eux, le chêne des Bosses de Châtillon, passe pour le plus ancien chêne pédonculé d’Europe.

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Véritable prouesse au niveau technique, la réalisation de ce e peinture témoigne de l’intérêt porté par de nombreux artistes, dès la fin du e siècle et en particulier à partir des années 1810, pour le « portrait d’arbre1 ». Ce motif essentiel du paysage, désormais traité pour lui-même, exige d’innombrables études, de détail comme de l’ensemble, un exercice qui se décline au gré des saisons et des changements de lumière. Peu avant que les peintres de Barbizon ne s’emparent de ce thème et ne lui donnent une plus grande visibilité, Maximilien de Meuron s’y consacre activement entre 1827 et 1828, choisissant son sujet dans un pâturage jurassien. Un imposant chêne, image de la force et de la longévité, se dresse au centre de la composition. De son tronc large et noueux s’élancent des branches tortueuses garnies d’une infinité de petites feuilles peintes avec une extrême précision. Penché de côté, de forme asymétrique mais équilibrée, il se détache sur un ciel en partie nuageux. Plusieurs vaches se reposent à l’ombre de son feuillage abondant. Au premier plan, à droite, du bois mort gisant sur le sol semble désigner et renforcer la dimension symbolique de l’arbre pluriséculaire. Le paysage formant le fond du tableau peut être identifié grâce à une information publiée par Auguste Bachelin2, lequel situe la scène aux alentours de Bellerive, près de Delémont, à proximité du château et de la chapelle du Vorbourg. La réplique inachevée de ce e œuvre (cat. 75), qui représente sur la droite un hameau habité, appuie ce e précieuse indication. Dans les deux versions, l’environnement paysager réunit des éléments présents sur le site, tels que les champs, la forêt et même la petite ruine du château de Soyhières, intégrée à la partie supérieure de la falaise. Leur libre disposition, cependant, laisse supposer que l’artiste aura privilégié une recomposition en atelier3 . Ainsi, ce « grand chêne » se trouve à l’époque sur le domaine de Bellerive, que possède Auguste Quiquerez (1801-1882), un ingénieur tout à la fois géologue, historien et archéologue qui s’est lié d’amitié avec Maximilien de Meuron et l’a accueilli chez lui plusieurs étés. Auguste Bachelin rapporte aussi la triste fin de ce « monument végétal », apparemment âgé de trois cents ans, que son propriétaire, devant tant d’intérêt, a baptisé « Maximilien de Meuron » : un jour, contre la volonté d’Auguste Quiquerez, qui tentera vainement de le sauver, l’arbre, situé en limite de propriété, sera aba u sans état d’âme4. Particulièrement prisé pour son allure majestueuse et sa valeur de symbole, le chêne inspire de nombreux artistes, tels Alexandre Calame (1810-1864) ou Gustave Courbet (1819-1877), par exemple. Maximilien de Meuron, quant à lui, le représente de diverses façons : par temps d’orage, déraciné ou, comme ici, dans une atmosphère douce et lumineuse. N. Q.-S.



Cat. 90 Plantes à Sestri Levante (étude), s.d. [1833] Crayon, encre brune, lavis d’encre brune et rehauts de gouache blanche sur papier collé sur papier cartonné 190 × 793 mm Don de Mme Eugène [Caroline] de Meuron, fille de l’artiste, en 1886 AP 3353 a 216


217



Annexes


Repères biographiques 1785 Maximilien de Meuron naît au château de Corcelles-près-Concise (canton de Vaud). Il est le fils de Pierre-Henri de Meuron, qui s’occupe de la gestion des domaines dont il est l’héritier, et de Jeanne-Lucrèce de Brun ; il a une sœur, Julie, et deux frères, Alphonse et Sigismond. 1801 Il est envoyé à Berlin pour y étudier le droit, étant destiné par sa famille à une carrière diplomatique. En parallèle, il se forme auprès du paysagiste danois Janus Genelli (1761-1813). 1806 Il obtient un poste de secrétaire au ministère des Affaires étrangères. 1808 Il démissionne de ses fonctions pour se consacrer à sa grande passion, la peinture. Il se rend à Paris et découvre notamment le musée du Louvre, où il copie des tableaux de Claude Lorrain. 1809 Pendant l’été, accompagné de Mathias Gabriel Lory, dit le fils (1784-1846), il fait une première campagne artistique en Suisse et dans le nord de l’Italie pour l’illustration de l’ouvrage de Jean-Frédéric d’Ostervald Voyage pi oresque de Genève à Milan par le Simplon. 1810 Premier voyage en Italie. Il découvre Rome et ses environs. Il fréquente les artistes établis dans ce e ville, notamment l’Allemand Johann Friedrich Overbeck (1789-1869), le Français François-Marius Granet (1775-1849) ou encore le Suisse François Keiserman (1765-1833), son confident pendant ce séjour romain. En 1811, il effectue un bref séjour à Naples et rentre en Suisse à la fin de l’année. 1813 Retour en Italie. Il retrouve son ami Keiserman à Rome et entreprend une campagne artistique en sa compagnie. Pendant l’hiver, il 226

s’installe dans la Ville éternelle et découvre le mont Palatin, où il réalise les études pour ses deux grands tableaux : Vue de Rome ancienne et Vue de Rome moderne. Après un bref retour en Suisse en 1815, il revient à Rome, où il séjourne jusqu’en juin 1816, date à laquelle il rentre à Neuchâtel, emportant avec lui les études de Rome, de ses monuments et de sa campagne qu’il a accumulées pendant ce séjour italien. 1816 Il épouse Marianne-Caroline de Meuron (1787-1851), une parente éloignée avec qui il aura cinq enfants : Maximilien (1817-1836), Marie (1819-1895), Albert (1823-1897), qui sera peintre comme lui, Caroline (1824-1887) et Paul (1831-1893). Il offre sa Vue de Rome ancienne et sa Vue de Rome moderne à la ville de Neuchâtel. Ce don généreux permet de créer le premier noyau d’un musée, qui n’est alors qu’une collection de peinture. Ces deux œuvres portent aujourd’hui encore les numéros 1 et 2 du catalogue des tableaux du Musée d’art et d’histoire. 1818 Premier séjour dans l’Oberland bernois. Il découvre les cascades du Giessbach et du Reichenbach ainsi que les vallées de Meiringen et de Rosenlaui. Il en rapporte de nombreuses études. 1819 Il est nommé membre du Grand Conseil neuchâtelois. 1821 Deuxième séjour dans l’Oberland bernois, d’où il rapporte de nouvelles études, notamment pour La Jungfrau et Le Grand Eiger vu de la Wengernalp. 1822 Il expose six tableaux au Salon de Paris, dont La Jungfrau et La Cascade du Giessbach. 1823 Il est nommé membre du Petit Conseil neuchâtelois.


Orientation bibliographique Avertissement : seuls sont mentionnés ici les sources, les ouvrages et les articles concernant Maximilien de Meuron, ainsi qu’une sélection de catalogues d’exposition. Fonds Maximilien de Meuron, Archives de l’État de Neuchâtel. Manuels du Conseil général, nos 33-36, 1813-1847, Archives de la Ville de Neuchâtel, B 101.01.01.036-039. Plumitif du Petit Conseil, no 2, 1816-1847, Archives de la Ville de Neuchâtel, B 101.01.002. Premier rapport du Comité de la Société des amis des arts de Neuchâtel, Neuchâtel, Imprimerie James A inger, 1843. Second rapport du Comité de la Société des amis des arts de Neuchâtel, Neuchâtel, Imprimerie James A inger, 1847. Troisième rapport du Comité de la Société des amis des arts de Neuchâtel, Neuchâtel, Imprimerie James A inger, 1847. Procès-verbaux de la Commission du Musée de peinture, vol. 1 (1868-1893), vol. 2 (1893-1924), Archives du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Auguste BACHELIN, « Exposition des œuvres de Maximilien de Meuron », in Musée neuchâtelois, Neuchâtel, Société d’histoire et d’archéologie du canton de Neuchâtel, 1869, p. 143-148 et 198-206. « Nécrologie : Maximilien de Meuron », in Messager boiteux. Almanach historique pour l’an de grâce 1869, Neuchâtel, Lichtenhahn, 1869, p. 40. Auguste BACHELIN, « Maximilien de Meuron 1787[sic]-1868 », in Musée neuchâtelois, Neuchâtel, Société d’histoire et d’archéologie du canton de Neuchâtel, 1876, p. 34-36, 81-87, 171-176, 204-212 et 228-237. Pièces concernant l’édicule et le buste de feu Maximilien de Meuron, 1884-1890, Archives du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Daniel VOUGA, « La collection des dessins et études de Maximilien de Meuron », in Bibliothèques et Musées de la Ville de Neuchâtel, 1951, p. 42 et 47-51. 228

Daniel VOUGA, « Maximilien de Meuron », in Bibliothèques et Musées de la Ville de Neuchâtel, Neuchâtel, conseil communal, section des affaires culturelles, 1967, p. 63-67. Alpenreise 1655. Conrad Meyer und Jan Hackaert, cat. exp., dir. Gustav Solar, Zurich, Helmhaus, 1979. Maximilien de Meuron et les peintres de la Suisse romantique, cat. exp., dir. Pierre von Allmen, Neuchâtel, Musée des beaux-arts, 1984. From Liotard to Le Corbusier. 200 years of Swiss Painting 1730-1930, cat. exp., dir. Hans Ulrich Jost, Atlanta, High Museum of Art, 1988. Die Geschichte des Basler Kunstvereins und der Kunsthalle Basel, 1839-1988. 150 Jahre zwischen vaterländischer Kunstpflege und modernen Ausstellungen, cat. exp., dir. Lukas Gloor, Bâle, Kunsthalle, 1989. La Suisse sublime vue par les peintres voyageurs, 1770-1914, cat. exp., dir. William Hauptman, Lugano, Fondation ThyssenBornemisza, 1991. 150 ans de mécénat. Les dons de la Société des amis des arts de 1842 à 1992, cat. exp., dir. Walter Tschopp, Neuchâtel, Musée d’art et d’histoire, 1992. Voyage pi£oresque de Genève à Milan par le Simplon 1800-1820, cat. exp., dir. Cesare Campana, Berne, Schweizerisches PTT-Museum, 1994. In the Light of Italy. Corot and Early Open-Air Painting, cat. exp., dir. Philip Conisbee et al., Washington, National Gallery of Art, 1996. Le Paysage et la question du sublime, cat. exp., dir. Chrystèle Burnard, Benoît SaintGirons, Valence, Musée de Valence, 1997. Le Voyage vers les Alpes, cat. exp., dir. Valentina Anker, Ma eo Bianchi et al., Bellinzona, Civica Galleria d’arte Villa dei Cedri, 1997.


LES MONDES DE MAXIMILIEN DE MEURON SONT INNOMBRABLES Il y a la géographie de ses mondes, bien sûr : le Berlin des études et du début de carrière, Paris et Rome pour le peintre, et – ancré au cœur de ce e trinité – Neuchâtel, où s’expriment à la fois l’artiste, le créateur, le citoyen et l’homme. Il y a aussi ces mondes d’hier, effacés par les révolutions et la modernité. Né en 1785, l’artiste voit plusieurs pages se tourner. L’Ancien Régime de sa naissance est occulté, à son corps défendant, par la Révolution, suivie de l’Empire, puis des révolutions libérales et industrielles. Et, dans ce tourbillon, Maximilien de Meuron peint. Il peint l’Eiger dans sa majesté hiératique ; il peint Rome, ville éternelle. Comme s’il fallait immobiliser les heures, comme s’il fallait figer ces mondes tellement mouvants, comme s’il fallait ancrer le temps qui roule en marées. C’est ce qui fascine chez Maximilien de Meuron : dans une époque virevoltante, dans un monde li éralement éruptif, il pose ce qui est fait pour durer, il porte l’art à sa place de point cardinal, comme la mesure des choses et du temps.

978-2-7572-1050-5 35 €

À L A C R O I S É E D E S M O N D E S

Maximilien de MEURON

Maximilien de MEURON

À LA CROISÉE DES MONDES

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Maximilien de MEURON


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