© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2013
Mike Kelley Centre Pompidou — Galerie Sud — 2 mai - 5 août 2013
Le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou est un établissement public national placé sous la tutelle du ministère chargé de la culture (loi n° 75-1 du 3 janvier 1975).
Alain Seban Président Agnès Saal Directrice générale Alfred Pacquement Directeur du Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle Benard Blistène Directeur du Département du développement culturel Jack Lang Président de l’Association pour le développement du Centre Pompidou Jacques Boissonnas Président de la Société des Amis du Musée national d’art moderne
exposition Commissaire Sophie Duplaix Chargée de recherches Annalisa Rimmaudo avec la collaboration de Sophie Bensaid Chargé de production Bruno Veret assisté d’Aure de Thieulloy Architecte-scénographe Camille Excoffon Conception graphique Bastien Morin Régisseur des œuvres Isabelle Hyvernat Marie-Colleen Payen assistées de Jean-Robert Bouteau Régisseur des espaces Gaël Angelis Éclairage Philippe Fourrier assisté de Thierry Kouache Ateliers et moyens techniques Atelier installation des œuvres Michel Naït, responsable d’atelier Jean-Marc Mertz Laurent Melloul David Rouge Atelier électromécanique Jonathan Faustin Girault Rémi Navarro Atelier Éclairage Dominique Fasquel, responsable d’atelier Jacques Rodrigues Atelier Peinture Lamri Bouaoune Mokhlos Farhat Dominique Gentilhomme Emmanuel Gentilhomme Sofiane Saal
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Centre national d’art et de culture Georges Pompidou
Atelier Menuiserie Philippe Delapierre, responsable d’atelier Pascal Dumont Raphaëlle Jeandrot Patrice Richard
Musée national d’art moderne Centre de création industrielle
Service audiovisuel
Directeurs adjoints Catherine Grenier (recherche et mondialisation) Brigitte Leal (collections) Frédéric Migayrou (création industrielle) Didier Ottinger (programmation culturelle)
Responsable artistique et technique Gérard Chiron Laboratoire photographique Numérisation et tirage grand format Bruno Descout Valérie Leconte
Administratrice Catherine Perdrial
Photographes Georges Meguerditchian Philippe Migeat Bertrand Prévost
Direction de la production
Exploitation audiovisuelle Vahid Hamidi, responsable Christophe Bechter Éric Hagopian Emmanuel Rodoreda
Directrice adjointe, Chef du service administratif et financier Anne Poperen
Magasin audiovisuel Nazareth Hékimian, responsable Chargé de traitement image et son Cyril Chiron Service Nouveaux Medias Chef du service Nouveaux Medias Christine Van Assche
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Directeur Alfred Pacquement
Attachée de conservation Sylvie Douala-Bell Attachée de conservation Florence Parot Attaché de conservation Etienne Sandrin Chargé d'iconographie Alain Dubillot Chargée de documentation Maria Rachita
Directeur Stéphane Guerreiro
Chef du service des manifestations Yvon Figueras Chef du service audiovisuel Laurie Szulc Chef du service des ateliers et moyens techniques Gilles Carle Chef du service d’architecture Katia Lafitte Chef du service de la Régie des œuvres par intérim Marjolaine Beuzard Préventeur David Martin Direction des publics Directeur Donald Jenkins Directeur adjoint Cléa Richon Directeur adjoint et Chef du Service de l’action éducative et de la programmation pour les publics jeunes Patrice Chazottes Chef du service de l’accueil des publics Benoît Sallustro
Catalogue Chef du service de l’information des publics et de la médiation Josée Chapelle
Direction d’ouvrage Sophie Duplaix
Chef du service du développement des publics Franck Moulai
Chargée de recherches et coordination Annalisa Rimmaudo
Direction de la communication et des partenariats
avec la collaboration de Sophie Bensaid
Directrice
Françoise Pams
Directeurs adjoints
Marc-Antoine Chaumien Stéphanie Hussonnois-Bouhayati
Délégué aux relations internationales Alexandre Colliex
Attachée de presse
Dorothée Mireux
Chargée de mécénat et partenariats Alix de La Marandais
Centre Pompidou Direction des éditions Directeur Nicolas Roche Directeur adjoint, chef du service éditorial Jean-Christophe Claude Somogy éditions d’art Conception graphique Gilles Beaujard Suivi éditorial Ambre Rouvière
Chef du service des relations publiques
Traduction de l’anglais Anne-Sophie Gache
Chargée des relations publiques
Contribution éditoriale Renaud Bezombes
Lydia Poitevin
Margaux Sanchez
Pôle image
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Christian Beneyton
Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros
Cette exposition itinérante est organisée par le Stedelijk Museum Amsterdam et sa directrice Ann Goldstein en collaboration avec la Mike Kelley Foundation for the Arts. La commissaire du premier concept de l’exposition était Dr. Eva Meyer-Hermann. La commissaire de l’exposition au Centre Pompidou, Paris, est Sophie Duplaix, conservatrice en chef au Musée national d’art moderne. L'exposition sera présentée à PS1, New York et au MOCA de Los Angeles. L’exposition «Mike Kelley» a bénéficié du soutien de la Turing Foundation, ainsi que d’une importante contribution de Cees et Inge de Bruin-Heijn, de la Andy Warhol Foundation for the Visual Arts et de All Art Initiatives.
Remerciements
Musée départemental d'art contemporain, Rochechouart
Nous adressons nos remerciements les plus
Sammlung Peter Pakesch
chaleureux à la Mike Kelley Foundation for the Arts
Sammlung Ringier, Suisse
et en particulier à Mary-Clare Stevens pour son
Gaby und Wilhelm Schürmann, Herzogenrath
implication constante à toutes les étapes
Barry Sloane
de l'élaboration du projet.
S.M.A.K Stedelijk Museum voor Actuele Kunst, Gand
Nos remerciements vont également à Jennie Warren,
Gian Enzo Sperone, New York
Kate Hoffman, Mark Lightcap.
Whitney Museum of American Art, New York, ainsi que tous ceux qui ont désiré conserver
Nous tenons à remercier Tony Oursler pour l’aide
l’anonymat.
précieuse qu'il nous a apportée dans la présentation de The Poetics Project.
Nous remercions vivement les auteurs de ce catalogue pour leur précieuse contribution.
Que les institutions, les collectionneurs privés et les galeries qui ont accepté de nous prêter leurs
Nous exprimons notre reconnaissance
œuvres trouvent ici l’expression de notre profonde
à Didier Schulmann et à toute l’équipe de la
gratitude :
Bibliothèque Kandinsky, en particulier Christian Lebrat, Yekhan Pinarligyl,
Collection Sandra Alvarez de Toledo, Paris
Catherine Tchernouka et Brigitte Vincens.
The Art Institute of Chicago, Chicago
Nous remercions tous les personnes du Centre
The Blake Byrne Collection, Los Angeles
Pompidou qui nous ont aidés à des titres divers,
Wendy & Robert Brandow
et en particulier : Audrey Chenu, Isabelle Danto,
Broere Foundation
Yasmine Dabiens, Audrey Klebaner, Necha Mamod,
Collection de Bruin-Heijn
Isabelle Merly, Evelyne Pomey, Perrine Renaud,
Centre national des arts plastiques, Paris
Estelle Temstet, Irene Tsuji, Anne-Michèle Ulrich ;
Eileen and Michael Cohen Collection
Hélène Guenin, Centre Pompidou-Metz ;
Deichtorhallen Hamburg/ Sammlung Falckenberg,
Elodie Stroecken, Centre Pompidou-Metz.
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Hambourg Joel Ehrenkranz Collection
Nous tenons également à exprimer notre
Mandy and Cliff Einstein Collection
reconnaissance à tous ceux qui, par leurs conseils,
Gagosian Gallery, New York
leur disponibilité et leur enthousiasme, ont apporté
Glenstone Foundation
leur concours à l’élaboration de l’exposition et de
Sammlung Goetz, Munich
l’ouvrage qui l’accompagne, dont :
Wendy Gondeln
Galerie Hussenot, Jablonka Galerie, Gagosian Gallery,
Sammlung Grässlin, St Georgen
Metro Pictures, Perry Rubinstein Gallery,
Herbert Foundation
Crac de Sète.
Holzer Family Collection
Naomi Abe, John Baldessari, Ulrike Baumgart,
Jablonka Galerie, Cologne
Eric Bout, Jennifer Burbank, Cécile Canton,
Allard and Natascha Jakobs
Christophe Désiré, Angelika Felder, Petra Franz,
Marc Jancou Contemporary
Darrell Green, Shannon Haskett, Karine Heimo,
LAC
Stephanie Hodor, Abigail Hoover, Frank Van Hove,
LACMA Los Angeles County Museum of Art, Los
Bret Kropp, Jutta Küpper, Emma Lavigne, Cary Loren,
Angeles
Maria Gabriela Mizes, Birgit Müller, Alisa Ochoa,
Kourosh Larizadeh et Luis Pardo
Bradford Robotham, Nathalie Ruchat, Christina Ruf,
Rachel and Jean-Pierre Lehmann Collection
Rainald Schumacher, Miriam Schoofs, Barbara Schwan,
Margaret and Daniel S. Loeb Collection
Odelinde Van Thieghem, Catherine Ugols, Susanne
Metro Pictures, New York
Widmer, Amy Wright, Charlene Yoritsune.
Mike Kelley Foundation for the Arts
Ainsi que Dilip et Doriane Subramanian.
Collection MJS, Paris MOCA The Museum of Contemporary Art, Los Angeles
Avant-propos Alain Seban
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Président du Centre Pompidou
Le Centre Pompidou rend hommage à l’artiste américain Mike Kelley, né en 1954 à Detroit et décédé prématurément en janvier 2012, en proposant une exposition rétrospective présentant près d’une centaine de pièces choisies parmi les plus significatives d’une œuvre vaste, complexe et souvent dérangeante, puisant à la fois dans les cultures savante et populaire. En multipliant les formes d’expression – installation, sculpture, peinture, dessin, performance, vidéo, musique – Mike Kelley s’est imposé comme l’une des figures les plus influentes de l’art contemporain issues de la scène californienne qui compte aussi des artistes tels Raymond Pettibon, Jim Shaw ou Paul McCarthy. Pourtant, si l’œuvre de l’artiste a été montrée à plusieurs reprises en France dans le cadre d’expositions collectives, notamment au Centre Pompidou à l’occasion de « Féminin masculin », « Hors limites », « Sonic Process » ou « Los Angeles 1955-1985 », notre pays n’a encore jamais accueilli de rétrospective permettant de montrer l’œuvre de Mike Kelley dans toute sa diversité, mais seulement quelques présentations monographiques, dont la dernière remonte à 1999, au Magasin à Grenoble, hormis une invitation au Louvre en 2006.
Cette première rétrospective que le Centre Pompidou consacre à Mike Kelley revêt une importance toute particulière. L’artiste tenait à ce que l’exposition organisée par le Stedelijk Museum Amsterdam en collaboration avec la Mike Kelley Foundation for the Arts puisse être présentée en France — pays qu’il affectionnait tout particulièrement —, au Centre Pompidou, avec lequel il entretenait une longue relation. Cette étape dont le commissariat est assuré par Sophie Duplaix, conservatrice en chef du service des Collections contemporaines au Musée national d’art moderne, s’efforce de dresser sur plus de trente-cinq ans un panorama complet de l’univers si personnel de cet artiste. Aux performances des années 1970 – du temps des études de l’artiste à CalArts – et aux grandes installations sont confrontés des ensembles de travaux plus intimistes, en particulier sur papier comme ceux de la série d’œuvres qui le rendra célèbre, Half a Man, qui comprend des dessins de parties du corps (poumons, intestins, cerveaux) et des petits tapis tricotés, au sol, mettant en scène animaux en peluche trouvés ou poupées rembourrées faites main. Érudit, souvent irrévérent, fascinant et dérangeant, le travail de Mike Kelley est à l’image de l’artiste qui renvoie en définitive le spectateur à une critique acide, plus que jamais d’actualité, de la société contemporaine.
Préface Alfred Pacquement
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Directeur du Musée national d'art moderne — Centre de création industrielle
Il y a sept ans, l’exposition « Los Angeles 1955-1985. Naissance d’une capitale artistique » déployait un panorama inédit de la scène sudcalifornienne. L’exposition participait de cette politique du Centre Pompidou d’explorer des scènes encore trop méconnues, en leur donnant ainsi une visibilité nouvelle et une véritable reconnaissance. L’une des dernières salles de l’exposition était tout naturellement consacrée à la figure majeure de Mike Kelley, présentant son installation Monkey Island de 1982-1983. Au sein de cette scène méconnue et pourtant si riche, Kelley était de ceux qui bouleversaient les règles artistiques en faisant appel à toutes sortes de cultures parallèles au « grand art » : musique populaire, culture télévisuelle et autres « histoires mineures ». Ainsi que l’artiste le déclarait dans un entretien, « Counter culture was my escape » (La contre-culture était mon évasion). Lorsque tout récemment les institutions de Los Angeles et des alentours consacrèrent toutes ensemble une saison entière à leur scène géographique, sous le titre de « Pacific Standard Time », hommage fut souvent rendu au rôle prescripteur de l’exposition du Centre Pompidou. C’est dire, comme souvent, que ce sont par des regards extérieurs que s’élaborent les véritables reconnaissances. Notre entreprise n’était toutefois que partielle car il était dès lors nécessaire de distinguer les figures majeures de cette scène sous forme de monographies. Tout naturellement après Ed Kienholz en 1977 ou Ed Ruscha en 1989, c’est à Mike Kelley que nous avons pensé tant cet artiste symbolise les enjeux de l’art contemporain dans toute leur diversité. Présent dans de nombreuses expositions au Centre Pompidou, y compris dans les années récentes, Kelley n’avait pourtant jamais fait l’objet à Paris d’une exposition anthologique en dépit de nombreuses expositions à la galerie Hussenot. L’exposition a été prévue de longue date dans la mesure où, apprenant l’intention du Stedelijk Museum Amsterdam de réaliser une
importante exposition de Kelley, nous avons pensé d’emblée à nous associer à ce projet, retardé toutefois à plusieurs reprises par l’ouverture décalée du musée hollandais. Les circonstances tragiques du décès prématuré de l’artiste au début de l’année dernière ont fait que cette exposition s’ouvre malheureusement en son absence et qu’elle apparaît donc comme la première rétrospective posthume de l’auteur des séries Half a Man jusqu’à Kandors que l’on retrouvera ici. Nous savons toutefois que l’artiste était très attaché à sa présentation à Paris, ville qu’il chérissait tout particulièrement, après cette première étape néerlandaise et avant son circuit américain. Je me réjouis que cette exposition soit également l’occasion de présenter l’importante installation The Poetics Project qui n’avait pas été vue depuis 2000 après que le Musée national d’art moderne en avait fait l’acquisition avec le soutien de ses fidèles mécènes, la Clarence Westbury Foundation et la Société des amis du musée. The Poetics Project, oeuvre collaborative de Mike Kelley avec Tony Oursler, traite de la culture punk et représente une prise de position sur une époque où les cultures s’entremêlent. C’est une œuvre majeure de l’artiste dont le musée détient également une essentielle œuvre ancienne, Performance Related Objects, de 1977-1979, ainsi que plusieurs travaux video. Je remercie tous ceux qui ont contribué à la réalisation de cette exposition et en particulier tous les prêteurs qui nous ont confié leurs œuvres. Le Stedelijk Museum Amsterdam et la Mike Kelley Foundation for the Arts, dont le rôle depuis la disparition de l’artiste est devenu fondamental, ont été nos partenaires tandis que les équipes du Centre Pompidou, sous la direction de Sophie Duplaix, conservatrice en chef au Musée national d'art moderne, ont su réagir dans des conditions souvent complexes à la version parisienne de cette rétrospective.
Mike Kelley en Banana Man. Photographie prise à l’occasion du tournage de la vidéo The Banana Man, 1983
14 Les légendes développées des illustrations se trouvent à la fin des textes
Mike Kelley sur le MoDe MiNeur : l’oubli, l’histoire, le souVeNir, lA fiCtioN Jean-Philippe Antoine PAGE 16
le comique chez Mike Kelley John C. Welchman PAGE 28
eCtoPlasMes ! Mike Kelley
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et les esprits Sophie Duplaix PAGE 40 L'exposition « Common parlance » :
PAGE 55
Mike Kelley poursuit la critique d’art Clara Schulmann PAGE 48
Liste des œuvres PAGE 134
Dans un court texte publié en 1984, Michel Foucault invoquait l’exemple de Baudelaire dans sa tentative de définir l’« attitude de modernité » : « volontaire, difficile, [elle] consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. » Foucault ajoutait : « Pour désigner cette attitude de modernité, Baudelaire use parfois d’une litote qui est très significative, parce qu’elle se présente sous la forme d’un précepte : « Vous n’avez pas le droit de mépriser le présent1. » Cette litote censée résumer l’attitude de modernité – en fait une formule de Foucault2 – peut servir d’exergue à l’examen de l’œuvre d’un artiste dont l’ambition principale aura été de se faire historien du présent, sous réserve de ne pas concevoir l’histoire comme un vaste discours monobloc à validité universelle, mais plutôt sous forme d’« histoires mineures3 », dont les cas et aspects s’affrontent continûment les uns les autres. —1 Il peut paraître étonnant d’associer ce personnage d’historien à la formulation d’une exigence qui vise ce qui, en tant que présent, semble ne pas être inscrit dans l’histoire. Et de fait les œuvres de Kelley témoignent d’un intérêt prioritaire pour ce qui, dans le présent même, a échappé aux discours critiques et aux catégorisations qui préparent des objets et événements élus en vue de les incorporer dans une histoire. La première série d’œuvres que Kelley a reconnues comme siennes est ainsi celle des Birdhouses (nichoirs), variations baroques autour d’un objet omniprésent dans la culture
1. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, IV, p. 562-578, p. 568-569. 2. Baudelaire écrit : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. […] Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. » Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 683-524, p. 695 (je souligne). 3. Minor Histories est le titre du second volume d’écrits de Mike Kelley. Voir John C. Welchman (dir.), Mike Kelley: Minor Histories. Statements, Conversations, Proposals, Cambridge, Mass., The MIT Press, 2004.
Lumpenprole et Ageistprop, 1991
Jean-Philippe Antoine
vernaculaire nord-américaine. Si leur nombre témoigne de la faveur dont ils jouissent dans la société, ces objets sont invisibles, car inaperçus en tant qu’œuvres d’art. Pratiquée par des amateurs à partir de patrons disponibles dans des magazines de bricolage (ou aujourd’hui sur Internet), leur construction relève du bricolage, du Do It Yourself (DIY) par opposition à l’art : technique et gestes standardisés, complexité minimale, enfin possibilité d’adapter légèrement, mais aussi indéfiniment, les modèles qui gouvernent leur réalisation. Car partout répandu ne signifie pas univoque. Il existe bien des modèles de base de nichoir, et la Catholic Birdhouse (repr. p. 61) reprend l’un d’entre eux. Mais il en existe une infinité de variations qui jouent d’un anthropomorphisme surmultiplié. Leurs formes ont pour référents des styles architecturaux – gothique, ranch moderne, victorien, colonial, médiéval – qui témoignent d’ambitions sociales différenciées, tout comme souvent d’un certain humour. Ce sont ces régularités, et les tentatives de singularisation dont elles forment à la fois l’outil et la limite, que parodient les œuvres de Kelley, par le biais d’une surspécification absurde de leurs destinataires, et des effets formels qu’elle induit. La Catholic Birdhouse, destinée à des oiseaux de confession catholique, comporte ainsi deux orifices d’entrée : le premier, large, situé au milieu de la façade, à proximité d’un premier perchoir, est étiqueté « la voie facile ». Le second, proche de l’arête du toit et plus étroit, est libellé « la voie difficile ». Son pourtour comporte des éraflures, traces supposées de tentatives problématiques de
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Mike Kelley sur le MoDe MiNeur : l’oubli, l’histoire, le souVeNir, lA fiCtioN
Carl Andre, 144 Tin Square, 1975
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pénétration. Une note d’intention, rédigée à la main sur une simple carte présentée à proximité de l’objet, déclare : « Un choix moral/Un vaste trou lisse et attrayant/ Un petit trou rêche et peu attrayant/L’un mène vers un tout petit puits profond/L’un mène vers la lumière et l’étendue. » D’autres nichoirs ont pour destinataires des oiseaux « larges » ou « hauts », « proches » et « lointains » (repr. p. 60). Leurs formes évoquent la sculpture minimaliste et l’art conceptuel qui constituaient le paradigme à l’époque dominant de CalArts, l’école d’art où il a conclu sa scolarité entre 1976 et 1978. En un premier sens fondamental, ces déconstructions / reconstructions parodiques obligent les regardeurs à porter leur attention sur un type d’objet que la culture visuelle contemporaine passe par pertes et profits, bien qu’il soit massivement répandu. Mais le choix d’effectuer cette parodie critique par le biais d’une seconde parodie, qui emprunte pour le commenter au domaine plus étroit de l’art récent, redéfinit son ambition. Ce qui est habituellement refusé aux dizaines de milliers de nichoirs produits par des « papas4 » à destination du cercle familial, est précisément le statut d’« art ». Et l’absence de cette reconnaissance fait leur invisibilité. La reprise de la forme nichoir affirme donc leur droit à la reconnaissance de l’historicité que leur confère leur « existence dans le temps ». Mais la parodie du minimalisme inscrit aussi les nichoirs dans une histoire de l’art
4. Mike Kelley : « I just built birdhouses. Who builds birdhouses? Dad builds birdhouses, right? », !Women Art Revolution, Stanford University Libraries, http://lib.stanford.edu/women-artrevolution p. 9. 5. On fait ici allusion à l’expression d’« objet spécifique » inventée par Donald Judd pour caractériser ces œuvres qui « ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture ». Voir Donald Judd, Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong, 1991, p. 9 et 16. Le concept d’« objectité » renvoie, lui, au célèbre texte de Michael Fried, « Art and Objecthood ». Voir Gregory Battcock (éd.), Minimal Art. A Critical Anthology, New York, Dutton, 1968, p. 116-147. 6. Jean-Philippe Antoine, « Basket nocturne à dos d’âne. Une conversation avec Mike Kelley », Les Cahiers du Mnam, no 73, automne 2000, p. 103-123 (je souligne).
récent. Leur comparaison avec l’art minimal et conceptuel affirme le caractère artistique invu, car réprimé, d’une activité de fabrication indûment retirée d’un domaine auquel elle appartient en droit. Mais elle fournit aussi l’instrument d’une critique des aspirations manifestées par les styles dominants de la scène artistique contemporaine, rendus à leur « existence dans le temps », et à l’historicité que tentait de défaire, au profit d’un présent perpétuel et halluciné, leur statut d’« objet spécifique » ou encore leur « objectité »5. Cette première série de travaux indique un problème – l’historicité du présent, dans son invisibilité ordinaire ; son lieu privilégié : la production d’objets, en liaison avec la question de leur qualification comme art. Elle indique enfin une méthode : « Je crois que c’est en fondant mon travail sur les objets et en attaquant les choses par leur début – comme, tout simplement : comment définir des objets ? – que j’ai été en mesure de définir une stratégie. Cela commence avec les sculptures de nichoirs, à la fin des années 1970, avec un simple objet de définition. Voici un nichoir. Jusqu’où peut-on le changer avant qu’il cesse d’être un nichoir ? On prend un objet tout simple, on change sa forme, et à ce point on réalise qu’on ne parle que métaphoriquement, ou métonymiquement6. » Kelley s’empare de formes qu’arrache à leur omniprésente et fonctionnelle invisibilité une série de déplacements et de torsions. Ces opérations visent à produire pour des objets usuels des formes qui altèrent celles associées à leurs fonctions reconnues. Mais ce faisant, elles ne laissent pas intacts les registres stylistiques qu’elles mobilisent. C’est ce qu’indique le statut parodique qu’acquièrent les aspects du minimalisme réinvestis, après les nichoirs, dans les Arenas (1990) (repr. p. 92) : l’horizontalité basse de ces assemblages faits de modules géométriques juxtaposés au sol rend un hommage moqueur aux sculptures de Carl Andre, en remplaçant la dureté des métaux par de la laine tricotée, et leur planéité pure par une surface grumelée de bosses occasionnelles (ill. p. 16 et 17). La série à laquelle appartiennent les Arenas agit quant à elle comme une charge
Au cœur du projet réside le problème de la production sociale du présent sous forme d’une nostalgie, et d’un « effet rétro » qui est un des outils privilégiés, sous son aspect kitsch, du camouflage du présent. Or les stratégies anti-nostalgiques mises en œuvre par Kelley avec ses poupées et animaux ont partiellement échoué à éliminer les projections vers l’enfance qu’emporte leur visitation. Gênée par les dispositifs de présentation successivement adoptés par l’artiste, la projection habituelle du regardeur sur les poupées s’est simplement déplacée vers sa personne, par le truchement d’une vue purement expressive de l’œuvre d’art, et d’un trope à l’époque dominant aux ÉtatsUnis – la culture « victimaire »9. Le constat par Kelley que la réception de ses œuvres déploie des scénarios socialement répandus totalement indépendants de ses attentes, découvre une double résistance. La première est celle du public devant le travail qu’opèrent les œuvres. Ramener leur fabrication à l’expression d’une histoire, voire d’une pathologie purement individuelle, c’est en effet se débarrasser du pouvoir d’inquiéter qu’elles véhiculent. Mais une seconde forme de résistance touche à la manière dont le public invente, pour l’historicité en mal de devenir de ces travaux, des lignées susceptibles de l’intégrer au présent et au passé récent qui constituent l’époque, voire à une histoire plus vaste. Autrement dit, le public invente lui aussi pour ces œuvres une histoire. Cette histoire, qui n’est pas celle que revendique l’artiste, est investie de toute la puissance que lui transmet son appui dans deux tropes majoritaires : la culture « victimaire », et l’art entendu comme expression personnelle de l’artiste, selon les stéréotypes de la peinture abstraite formaliste et de l’expressionnisme. Kelley se retrouve alors dans une position d’arroseur arrosé. Un propos qui visait à faire reconnaître
7. Voir John Miller, « Mike Kelley », Bomb Magazine, no 38, hiver 1992, http://bombsite.com/issues/38/articles/1502, consulté le 10 septembre 2012. 8. Voir John Miller, « Mike Kelley » ibid. 9. Voir par exemple « Isabelle Graw in conversation with Mike Kelley », dans John C. Welchman, Isabelle Graw et Anthony Vidler, Mike Kelley, Londres, Phaidon Press, 1999, p. 19.
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parodique du fétichisme de la marchandise mis en scène dans des travaux contemporains comme ceux de Haim Steinbach7. Elle reprend leur structure de présentation, tout en substituant aux marchandises neuves achetées par Steinbach, des poupées et animaux rembourrés ou tricotés au crochet. Fabriqués pour être donnés à de jeunes enfants par des « mamans » symétriques des « papas » fabricants des nichoirs, ces objets sales, usagés, et échappant au marché, intègrent une économie émotionnelle du don habituellement vouée à l’invisibilité, malgré son poids dans les rouages sociaux. Ici encore, des objets qui malgré leur nombre ont été fabriqués à la pièce, sont rendus socialement invisibles, par un double déni : déni de leur appartenance à l’art, malgré leur technique artisanale ; déni de leur caractère économique, du fait de l’impossibilité de rendre un compte monétaire de leur valeur. L’ambition première de Kelley – rendre perceptible l’économie des affects qu’engage la réception de ces objets – rejoint la question de leurs formes, empêchées d’émerger à la lumière par les opérations de projection qu’engagent leurs usages habituels. Mais dans cette entreprise de ré-historicisation d’un présent que son invisibilité sociale dote de pouvoirs de persuasion d’autant plus convaincants qu’ils agissent inaperçus, un grain de sable vient se loger, qui remet en question la nature de l’entreprise et les moyens qu’elle adopte. Dans un entretien déjà cité, Kelley définissait son intérêt pour les poupées et animaux rembourrés en ces termes : « Ce que je voulais, c’est avoir quelque chose qui soit usé mais pas encore nostalgique. C’était mon problème, parce que dans toute la tradition de la plupart de l’art moderne, les choses usées deviennent le chiffre du temps. […] Elles deviennent nostalgiques. Et le problème que je me suis posé, c’est de m’occuper de quelque chose de notre époque que les gens n’arrivent pas à voir comme étant de notre époque, ils n’arrivent à le voir que comme quelque chose du passé : un jouet d’enfant usé. Je voulais dire que non, cette chose n’est pas du passé, cette chose est là, maintenant. Ça n’est pas une énième métaphore sur l’enfance, c’est quelque chose qu’a fabriqué un adulte. Ça a peut-être été fabriqué il y a une semaine. Si on le voit comme du passé c’est parce qu’on est censé le voir comme du passé. Cela m’intéresse de voir comment ça marche8. »
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l’existence d’objets culturellement minoritaires sans les intégrer au point de vue majoritaire du high art10 se voit à son tour menacé par des points de vue majoritaires, qui imposent une lecture uniforme des œuvres qui le portent. Cette invention puissante du public invite Kelley à intégrer sans attendre deux questions jusque-là traitées à l’écart de sa propre pratique. La première est celle du statut minoritaire de l’artiste par rapport à l’interprétation de ses œuvres. La seconde est celle d’un rapport à la vérité maintenant conçu en termes expressément historiques. De fait, la capture par le public de l’interprétation, qui prive l’artiste de la maîtrise du sens que font naître ses œuvres, rapproche ces dernières des objets minoritaires qu’elles cherchaient à libérer et révéler. Et s’il y a là une forme d’échec par rapport au projet de départ11, cet « échec » contient en revanche une promesse de transformation, pour peu qu’on refuse la séparation entre énonciation individuelle et énonciation collective qu’instaurent les attentes du public ; pour peu aussi qu’on refuse une relation à l’histoire qui la sépare dogmatiquement de la fiction et du travail artistique. —2 À partir des années 1990, Kelley se confronte de façon beaucoup plus directe à la production des discours historiques, et à la relation complexe qu’ils entretiennent avec la production sociale du réel. On l’a dit, ce changement est dû à l’épreuve d’une résistance – celle
10. Et cela en opposition à ce que l’artiste perçoit comme une tendance profonde de l’art américain des années 1980. Voir Mike Kelley, « Foul Perfection: Thoughts on Caricature », Foul Perfection. Essays and Criticism, Cambridge, Mass., The MIT Press, 2003, p. 21. 11. Kelley oppose en général à l’idée d’une expressivité spontanée de l’art celle d’un art programmatique. Voir par exemple Sergio Bessa, « Historic Kiosk », entretien avec Mike Kelley, Zing Magazine, no 6, avril 1998, http://www.zingmagazine.com/ zing6/bessa/kelley.html 12. C’est le titre que revendique Kelley dans le catalogue de l’exposition « The Uncanny » dont il a été commissaire, d’abord en 1993, puis, dans une deuxième version élargie de l’exposition, en 2003-2004. Voir The Uncanny, by Mike Kelley, Artist, Cologne, Walther Koenig, 2004. 13. Voir « Isabelle Graw in conversation with Mike Kelley », dans Mike Kelley, op. cit., p. 10 (je souligne).
du public devant le sens assigné par l’artiste à ses œuvres – et d’une faiblesse – celle de l’artiste devant la puissance de ces interprétations. C’est contre l’« histoire des vainqueurs » que dessine la réception d’œuvres contemporaines ou récentes par le monde de l’histoire de l’art, que va alors s’ériger la pratique historienne de « Mike Kelley, artiste12 », comme une contre-résistance, et par le biais d’activités parallèles. Cette démarche revendique fondamentalement le droit de chacun à ne pas voir son histoire effacée par l’oubli, ou faussée par des reconstructions historiques dictées par l’idéologie. Le système de formation de l’histoire de l’art des vainqueurs use en effet de deux stratégies d’exclusion solidaires. La première consiste à oublier. La seconde recouvre cette première chape d’oubli de discours dont leur inversion systématique de la succession chronologique signale qu’ils charrient des motifs idéologiques impensés : les artistes du passé, détachés des combats auxquels le développement de leurs œuvres était lié « en leur temps », s’y signalent comme des « visionnaires » précurseurs du présent. Ils échappent alors à la considération de leur historicité propre, malgré son importance pour la validité de leur propos aujourd’hui. Cette revendication d’une histoire propre concerne au premier chef Kelley lui-même : « Il me fallait dire comment opérait mon travail par rapport à de multiples discours, car personne d’autre ne l’aurait fait. J’ai déjà dit cela bien des fois : si on n’écrit pas sa propre histoire, quelqu’un d’autre le fera, et cette “histoire” obéira à leurs intérêts13. » Si l’artiste se fait son propre historien, c’est, contraint et forcé, afin de faire entendre un point de vue autrement inaudible. Des statements fourniront ainsi des éléments contextuels susceptibles de nourrir la réception et la discussion des œuvres, afin de corriger des préjugés, erreurs et méconnaissances qui ont fait preuve de leur capacité à occuper le terrain critique et à orienter la lecture des œuvres. Mais cette revendication ne concerne pas le seul Kelley. Plusieurs de ses textes sont consacrés à des figures récentes dont il estime que l’histoire de l’art ne rend pas justice à leur impact sur la construction critique de la culture contemporaine. C’est le cas d’Öyvind Fahlström ou encore de Paul Thek, à propos de
14. Mike Kelley, Foul Perfection, op. cit., p. 141. 15. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 29. 16. Mike Kelley, Reconstructed History, Cologne/New York, 1991. Le texte d’introduction est reproduit dans Minor Histories, op. cit., p. 30-31. 17. Ibid., p. 30.
« With Malice Toward None; With Charity For All », 1989
les nichoirs ou les Arenas, qui minorisent certaines formules de l’art récent, tout en redonnant une visibilité sociale forte à des manières « mineures » de faire de l’art – et cela sans leur octroyer pour autant une « majorité » contre laquelle elles se sont édifiées. Mais ce processus de minorisation concerne avant tout les manières de faire de l’histoire, comme l’indique une œuvre-pivot. Reconstructed History, exposée à New York en 1989, puis rassemblée dans un livre en 199016, présente une série de photographies noir et blanc. Y figurent des icônes de l’histoire américaine, souillées par des graffitis obscènes et puérils, soi-disant réalisés par les écoliers utilisateurs des manuels d’où provient cette sélection des « images les plus chéries de notre passé américain17 ». À un premier niveau viscéral, ces images grotesques attaquent l’histoire enseignée à l’école et les valeurs qu’elle véhicule. Un portrait photographique du président Lincoln, affublé au bic de pustules, de crocs de vampire et d’une croix gammée sur le front, a pour titre With Malice Toward None; With Charity For All, la célèbre formule finale du discours qu’il prononce à l’occasion de sa réélection comme président des États-Unis, à la fin de la guerre de Sécession, un mois avant son assassinat (ill. p. 20). Il s’agit ici de souiller une figure bienveillante et héroïque de l’histoire nationale. Dracula et la croix nazie renvoient par ailleurs à la présence fantomatique et anhistorique du passé qu’incarne la figure du vampire. Bien d’autres portraits et événements de l’histoire américaine du xixe siècle subissent ensuite le même traitement. Ces graffitis « apolitiques » ne relèvent pas de la damnatio memoriae. Ils attaquent le statut historique des personnages, plutôt que telle ou telle position ou généalogie.
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qui, et du groupe d’artistes qu’il lui associe, Kelley déclare : « Tous ces artistes se sont approchés d’un peu trop près du tas d’ordures qu’était la contre-culture des années 1960, ce qui est la raison réelle de leur exclusion de l’histoire de l’art, et la raison pour laquelle on les étiquette comme aberrants. On les a fait disparaître, on leur a porté un coup mortel. Malheureusement, Thek est littéralement mort. Il n’est plus là pour disputer sa place dans l’histoire, pour rétablir les faits14. » En l’occurrence, l’essai que publie Kelley ne répare pas un oubli – Paul Thek fait déjà l’objet d’une redécouverte, puisque le texte paraît dans le catalogue de sa première rétrospective posthume. Mais il revendique pour Thek une histoire autre que celle que dessine son retour en grâce, sur la base de ressemblances formelles avec des travaux strictement contemporains. Par ailleurs l’accumulation des noms auxquels Kelley s’est intéressé dessine une contre-histoire. Défaisant les hiérarchies en vigueur, elle inscrit d’autres lignées à leur place, et l’histoire enfouie qu’elle invente, au sens où l’on invente un trésor, se voit restituer la valeur de présent que lui déniait sa distorsion par l’histoire de l’art. Réduite à une revendication individuelle, la démarche de Kelley pourrait apparaître comme une suprême tentative de contrôle de l’artiste sur la réception de son œuvre, non moins impérialiste, pour être plus dissimulée, que celles contre lesquelles elle s’érige. Il faut alors revenir sur le caractère « mineur » de la pratique historique qu’il revendique. La minorité n’est en effet pas seulement affaire de nombre. Dans le livre qu’ils consacraient à Kafka, Gilles Deleuze et Félix Guattari, après avoir fait valoir qu’« une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », donnaient pour caractéristique à cette littérature le fait que « la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation15 ». De même, la démarche historique poursuivie par Kelley consiste à minoriser ce qui se présente comme plus grand, plus fort ou adulte – et à revendiquer pour le mineur le caractère public qui lui revient. Le processus vaut, on l’a vu, pour
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La publication de Reconstructed History complexifie l’appréhension qu’on pouvait avoir de ce travail lors de son exposition en galerie. Le petit nombre d’images encadrées qui s’y donnaient à voir laissait entendre que Kelley en était l’auteur. L’aspect du livre imite, lui, un yearbook, ce livre de bord édité chaque année dans les écoles par les élèves à destination de leurs pairs et des familles. Sa couverture, « ornée » de graffitis au stylo-bille, enferme un texte dont le ton professoral mime le commentaire adulte et la mise en page un faux parchemin de diplôme. Sa dimension de pastiche remet en question le statut de l’objet présenté. De fait, les graffitis qui salissent les images n’ont pas pour auteurs des « élèves d’école primaire ». Ils ont été réalisés par Kelley luimême à l’imitation de ce genre stéréotypé. En ce sens les images de Reconstructed History accomplissent la promesse du titre de l’œuvre. L’histoire reconstruite est d’abord celle qu’abîment les graffitis scolaires, par le biais des images officielles qui la propagent. Mais elle est aussi celle qu’offre l’imitation détaillée par Kelley d’images et de pratiques de dessin vouées à l’invisibilité sociale. Et cela, d’autant plus que le texte, loin de se réduire à la parodie d’un ton adulte, propose une analyse critique de ces « images pieuses » du passé national. Leur fonction réelle – véhiculer les valeurs destinées à l’inculcation des élèves – est sans rapport avec la « réalité des événements ». Et cette fonction passe par leur réduction aux concepts verbaux qui gouvernent leur fabrication18. Si les « bonnes images » que collecte Reconstructed History ont attiré des activités (dé)figuratives, c’est donc parce qu’elles se refusent à être de véritables images, avec ce que cela comporte d’incomplétude et d’ambiguïté. La reconnaissance confuse par les élèves de la « fonction idéologique des appareils d’État19 » fournit alors la motivation réelle des graffitis. Plutôt que la colère devant le travestissement
18. Voir Mike Kelley, « Reconstructed History », Minor Histories, op. cit., p. 30. 19. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 67-125. 20. « Reconstructed History », p. 31.
d’une vérité historique à laquelle ils n’ont pas accès, ils ont pour moteur le rejet de ces valeurs. Mais le caractère inconscient de cette révolte en fait la limite. Tout comme les images qu’ils dégradent les attirent pour leur part refoulée, les auteurs des graffitis apprendront en les défigurant à mesurer leur efficace, donnant sa fondation au respect qu’ils leur porteront à l’âge adulte. L’auteur anonyme de la notice peut alors conclure, avec une ironie swiftienne : « On devrait envisager les illustrations héroïques des manuels comme des outils pédagogiques, et leur défiguration comme un exercice d’apprentissage. Par le biais de ces exercices, les enfants deviennent des adultes, et les allégeances glissent de l'opprimé vers l'oppresseur, lorsque les enfants deviennent eux-mêmes des oppresseurs. Ces jeunes gens sont nos futurs dirigeants civils et religieux. Ils font leurs premiers pas chancelants vers la construction d’un avenir glorieux – par ce biais : leur reconstruction avilie du passé20. » La forme du yearbook et les types des graffitis miment une forme contemporaine de production « artistique » collective que saisit dans son historicité propre un mode d’intervention qui, tout en reproduisant son modèle, le déforme. Le rôle donné au texte explicite le caractère métaphorique de cette saisie. Sa construction d’une voix professorale anonyme, l’attribution par cette voix des graffitis aux écoliers, la production par son truchement d’une critique des « images pieuses » que défigurent les graffitis, enfin la mise en évidence, toujours par cette voix de fiction, des limites étroites à l’intérieur desquelles se meut la révolte qu’emporte cette « reconstruction avilie du passé » ; tout cela cantonne le matériau présenté dans une minorité qu’incarnent maintenant des formes. C’est en effet par l’intermédiaire de la voix fictionnalisée de Kelley, et de sa main (même réduite au caractère stéréotypé des graffitis), que l’historicité du matériau approprié acquiert une visibilité, sa publicité neuve rétablissant la force de mouvement qui lui avait été ôtée. Et il devient nécessaire ici de s’interroger sur l’intervention de la fiction dans un propos dont on mesure à quel point il emporte une exigence de véracité historique, contre les constructions faussées qui tentent d’en contenir l’efficace visuel.
—3 Obéissant ostensiblement aux injonctions du public, les histoires mineures de Kelley feront dorénavant montre d’en appeler à son histoire personnelle. Mais sa pratique, loin de reposer sur la mise en scène d’authentiques souvenirs, relève plutôt d’un mélange éhonté entre souvenirs et fabrications, dont les méthodes empruntent aux ressources des arts mnémoniques anciens, tout en déconstruisant leurs techniques23. Kelley revendique expressément cette confusion du souvenir individuel avec la mémoire collective : « En fait dans une culture il n’y a pas grande différence entre la mémoire des individus et celle du groupe. Mes souvenirs font tellement partie de mythes culturels, de films, de livres et de magazines, de tout ce genre de choses, et tant de mes souvenirs sont des fabrications de toute façon, fondées sur ces modèles, que je ne vois pas de grande différence. Tout ce que je fais, moi, c’est de fournir des
21. « Isabelle Graw in conversation with Mike Kelley », dans Mike Kelley, op. cit., p. 14-15. 22. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 697 sq. 23. La liaison historique entre les techniques mnémoniques anciennes et l’œuvre de Kelley est assurée dans le numéro spécial, Memory, Inc.: Return of Repressed Architectural Memory, que consacre en 1996 Architecture New York (ANY) à la question de la mémoire, sous la direction d’Anselm Haverkamp. 24. Jean-Philippe Antoine, « Basket nocturne… », p. 103-123, p. 114. 25. Deleuze-Guattari, Kafka, op. cit., p. 31. 26. Mike Kelley, « Introduction to an essay which is in the form of Liner Notes for a CD Reissue Box », http://www.mikekelley.com/ poeticintro.html
Educational Complex (détail), 1995
détails, pour que ça ait l’allure du vrai. J’utilise des matériaux biographiques pour que ça ait l’air vrai24. » Cette stratégie apparente la pratique de Kelley à la troisième des caractéristiques attribuées par Deleuze et Guattari à la littérature mineure, et à son corollaire : « Tout prend valeur collective25. » Elle explique aussi l’adjectif « mineur » que Kelley appose à sa conception plurielle de l’histoire. Dans ses notes pour la republication en un coffret des morceaux des Poetics, le groupe co-fondé avec Tony Oursler durant leur scolarité à CalArts, Kelley déclare considérer ce projet comme « un exercice de construction d’une histoire, et spécifiquement d’une histoire mineure. Les histoires mineures sont celles qui n’ont pas encore trouvé le besoin d’être écrites. Elles doivent donc trouver leur entrée dans l’histoire via des formes déjà existantes, des formes qui sont considérées comme dignes de considération. Les histoires mineures sont donc d’abord interprétées comme parasitiques »26. Les histoires mineures parasitent d’abord l’histoire officielle au sein de laquelle elles s’introduisent pour la subvertir et la remettre en mouvement. Mais s’il y a bien ici guerre entre rivales pour le contrôle du sens à accorder à tel ou tel phénomène ou série d’événements, l’histoire mineure ne se confond pas avec celle qu’elle pénètre. Elle lui emprunte des outils – collection et exploitation de témoignages, documents et archives –, mais use de méthodes
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Dans un entretien destiné à la première monographie publiée sur son travail, Kelley déclarait : « Mes premiers travaux – en partie sous l’influence de la génération de l’art conceptuel de la fin des années 1960 et des années 1970 – refusaient de reconnaître l’existence d’un « je » historique dans le travail. Seule la voix du social existait, et l’autobiographique n’était pas autorisé. Le sens coulait en une sorte de troisième personne mythique, comme si moimême, le producteur, j’étais absent, et que le lecteur, enraciné dans son histoire, était lui aussi absent. Puis j’ai réalisé que c’était un mensonge, la réitération de la voix de la culture dominante. J’ai donc essayé de me préoccuper davantage de l’esthétique spécifique de mon propre milieu : la classe moyenne inférieure21. » Cette position neuve emporte une apparence de régression par rapport au modernisme. Elle met en effet en jeu un intérêt peu orthodoxe pour la relation qu’entretient l’œuvre avec la biographie de l’artiste. Il est en ce sens bien ici question d’un « art mnémonique », pour reprendre et détourner l’expression de Baudelaire22, un art qui va rendre toute leur complexité aux rapports unissant présent, passé, histoire, mémoire et fiction.
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formelles qui ne cessent de diverger d’avec l’histoire officielle. Empruntant aux constructions de l’époque, y compris les plus stéréotypées, elle en identifie par torsion parodique les structures, au moyen d’opérations qui renvoient à la logique freudienne du rêve et du mot d’esprit. Les grands projets que développe Kelley à partir de la seconde moitié des années 1990 forment les volets successifs de cet art de la mémoire parodique, histoire mineure qui dissout la différenciation entre énonciation individuelle et collective. Le premier, Educational Complex, fabrique un système de lieux du souvenir. Le second, Day is Done, construit des scènes destinées à les peupler, pour combler l’oubli qui interdit leur usage. Educational Complex juxtapose sur un même plan, à même échelle, les modèles réduits des institutions scolaires fréquentées par l’artiste, du jardin d’enfants jusqu’à ses études supérieures dans des écoles d’art (ill. p. 22). S’y ajoute la maison où il a grandi – et, caché sous les tréteaux qui supportent la maquette, le sous-sol de CalArts (rep. p. 103). Unis par leur appartenance à la biographie d’un individu, disposés selon une logique indéchiffrable pour un spectateur quelconque, ces édifices composent un vaste campus utopique27. Mais cette maquette uniformément blanche est aussi un « lieu dystopique », comme le laissent entrevoir les découpes biomorphiques qui ouvrent au regard l’intérieur des bâtiments. Au côté des pièces et salles qu’elles découvrent, de nombreux blocs opaques, impénétrables au regard, défont la cohérence fonctionnelle de l’espace. Ils signalent le rapport qu’il entretient avec le travail du souvenir, et avec l’oubli qui s’y love. La version achevée d’Educational Complex propose un partage clair entre l’aspect extérieur des bâtiments, reproduit avec une exigence d’authenticité historique, et leur intérieur, soumis aux jeux capricieux de l’oubli. Envisagée du premier point de vue, la maquette réalisée s’inscrit dans une logique d’inscription spatiale du lieu caractéristique des arts de la mémoire. Mais cette reconstitution méticuleuse, avec le cadre viable qu’elle fournit à la réminiscence, ne sert pas ici à récupérer les souvenirs personnels
27. Voir ibid., p. 319. 28. Ibid., p. 335.
d’un sujet. Elle sert plutôt de cadre à une mise en scène de l’oubli auquel elle prétendait remédier. La disposition en fin de compte adoptée par Kelley, qui fait alterner sans raison la perfection hallucinatoire de l’espace du souvenir prétendument retrouvé avec le blocage absolu que suscite un oubli lui aussi supposé parfait, reprend en effet la stratégie binaire qui soustend le syndrome de répression du souvenir. Mais cette mise en scène est maintenant efficace au titre de fiction. Discontinuité et exagération transforment les « symptômes » fétichisés des tenants de la théorie du Repressed Memory Syndrome en stratégie méthodique de production d’un art de la mémoire dysfonctionnel. Dans les arts de la mémoire anciens, les images peuplent un système de lieux architecturaux connus par cœur. Les images qu’invente Kelley ont au contraire pour destination d’« occuper » l’opacité impénétrable de lieux absents et informes. Malgré leur prétention d’envahir ces lieux « vides » et « à blanc », ces images sans feu ni lieu forment un second système déterritorialisé, dont les relations avec le premier restent à déterminer. Sont-ce des « souvenirs-écrans », qui meublent et masquent les souvenirs traumatiques réprimés ? Dans une conversation de 1995, Kelley semble aller dans ce sens : « Je crois que ces souvenirs soi-disant recouvrés s’apparentent à l’accomplissement des désirs. Le passé recouvré est en fait un « souvenir-écran », qui reflète les désirs présents. Les souvenirs et les désirs s’assimilent – on ne peut les séparer. Au fur et à mesure que votre désir change, le souvenir change, et les « faits » changent pour s’accorder à votre désir28. » La genèse de ces « souvenirs » destinés à occuper les blancs opaques de la maquette met explicitement en relief leur caractère fictif. Ils ont en effet pour source la collecte de photos empruntées – là encore – à des yearbooks scolaires. Ces images anonymes enregistrent les activités rituelles qui, hors du temps réglé et répétitif de l’étude, rythment la vie collective des adolescents comme celle des adultes qui les côtoient. Elles mettent par ailleurs en scène des activités et des personnages carnavalesques. Ces photos, que signale leur banale étrangeté, vont devenir pour Kelley à la fois image et lieu. Selon une logique repérable dans des configurations anciennes de l’art de la mémoire, ces images scéniques servent
29. Voir Mike Kelley, « Timeless/Authorless: four recovered memories », Minor Histories, op. cit., p. 274-291. 30. Mike Kelley, entretien filmé, Art 21, épisode no 104. 31. Voir ci-dessous note 33. 32. Voir Jean-Philippe Antoine, « Basket nocturne… », p. 120 (je souligne).
Vue de l’exposition « Mike Kelley: Day is Done », Gagosian Gallery, New York, 2005
En un premier sens, la réalisation de Day is Done poursuit, spectaculairement théâtralisée, l’investigation de l’historicité du présent entamée par Kelley dès ses premières œuvres. Des rituels laïques à la fois répandus et banals y remplacent les objets répandus et banals autrefois sélectionnés. Malgré ses dimensions et son caractère proliférant, l’installation appartient en ce sens de plein droit au projet d’une histoire mineure. Mais si Day is Done offre la forme la plus ambitieuse de « l’espèce d’étude ethnologique de la culture vernaculaire américaine30 » entreprise par Kelley, elle offre aussi la première avancée significative d’une entreprise neuve. Car si la mise en place d’une « histoire mineure » passe par une stratégie d’indifférenciation entre histoire personnelle et constructions culturelles, l’investissement de Kelley dans sa biographie a crû considérablement dans la décennie 1990-2000. Et cette concentration neuve sur le matériau biographique s’accompagne d’une inversion tactique remarquable. Lorsque Kelley entreprend de projeter sur les photographies collectionnées des scénarios fictifs qu’informe un mélange d’anecdotes personnelles et de constructions mythiques contemporaines, il abandonne en effet la « troisième personne mythique31 » qui fondait la position objectivante de l’historien, pour une autre plus périlleuse. Revendiquant à son profit le caractère projectif des réactions du public vis-à-vis des œuvres, elle en fait le moteur de la production : « Je me projette dans ces photographies, je ne sais pas ce qu’elles ont comme sujet. Et donc, tout ce que je projette est d’ordre subjectif. C’est en partie biographique, en partie fictif, en partie emprunté à des films, aux mass media, à diverses sources variées, auxquelles je donne chair, et ensuite on présente cela de manière sur-ritualisée. Et le résultat est l’accumulation de tous ces facteurs32. »
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de lieux pour construire une nouvelle entreprise appuyée sur elles : celle que bâtit Kelley autour de la projection sur ces images de scénarios inventés, à partir de son « histoire personnelle » comme à partir d’emprunts à une multiplicité de matériaux qui ont en partage, outre leurs diverses provenances, l’invisible historicité du présent. Ce matériau avait trouvé une première forme d’organisation avec Timeless/Authorless (1995), une série d’affiches où des photographies intègrent de similipages de journaux du Michigan (ill. p. 27). Elles y « illustrent » des critiques culinaires de restaurants locaux et des « souvenirs recouvrés », mêlés. Le premier de ces « souvenirs » présente ainsi le récit par un enfant catholique des tortures sadiques et agressions sexuelles auxquelles l’ont soumis, lui et son chien, des « garçons protestants ». Un « miracle de l’hostie » conclut cette pulp fiction parodique, vite perçue comme telle par ses lecteurs29. Les images qui rythment Timeless/Authorless n’illustrent pas les récits auxquels elles fournissent une atmosphère visuelle. Avec Day is Done, le dernier grand projet entamé par Kelley, elles deviennent au contraire l’ancrage visuel d’une série nombreuse de vidéos. Sous forme de saynettes, tableaux vivants, clips, épisodes d’émissions télévisées, celles-ci mettent en scène une constellation de rituels sociaux – la plupart liés à la scolarité adolescente ou à l’enfance – qui contribuent à la fabrique « invisible » de la société américaine récente. Trente-deux des trois cent soixante-cinq « chapitres vidéo » originellement envisagés ont été présentés sous forme d’une gigantesque installation à la Gagosian Gallery à New York en 2005 (ill. p. 24 et 25). Chaque station associait à un écran de projection un assemblage sculptural d’accessoires empruntés au tournage de la séquence projetée sur l’écran. Une partie des stations fonctionnaient en alternance, d’autres en boucle, les visiteurs se déplaçant de l’une à l’autre dans un brouhaha continu. L’expérience de cette région obscure, faite d’une multitude de lieux chacun singularisé par sa consistance sculpturale et par les images projetées, mêlait fragmentation et excès sensoriel.
Vue de l’exposition « Mike Kelley: Day is Done », Gagosian Gallery, New York, 2005
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Les scénarios de Day is Done empruntent beaucoup aux formes banales de la culture de masse américaine, et peu aux réminiscences de l’enfance et de l’adolescence de Kelley. L’investissement que recueille et expose la construction de chacune des stations, les recompositions et déplacements qui commandent l’exploitation de ces matériaux – autrement dit la machine d’expression kelleyienne – signalent, eux, une dimension plus secrète, bien que tout aussi exposée. Le Repressed Memory Syndrome posait la question de la forme de l’historicité du souvenir. Chez les partisans de son authenticité absolue, un modèle binaire, non métaphorique, triomphe : le souvenir est soit entièrement absent car totalement réprimé, soit entièrement présent car rappelé en totalité. Il se veut « historiquement vrai » au sens d’une vérité objectivée sans reste. Contre cela, s’érige une conception du souvenir comme construction stratifiée et lacunaire, en proie à l’oubli, fruit d’un travail d’invention des relations qui emprunte à la fiction. Loin d’être arbitraire, cette construction met en scène, et en forme, des matériaux réels. D’où la relation « historique » qu’entretiennent ses mises en formes avec une historicité que n’épuise pas la réminiscence, et qui affleure de façon quasi souterraine dans les images construites. Cette construction historique du souvenir défait les prétentions sadiques de la grande histoire aussi bien que les leurres de la mémoire volontaire. Elle vaut aussi pour une raison plus positive. Construire une histoire mineure, c’est en effet pénétrer dans un espace de travail libéré des exigences qualitatives du monde de l’art. Dans un entretien de 1998 où il commente son récent retour vers la musique et la peinture, Kelley précise : « Récemment, je me suis senti obligé de refaire de la musique, mais à cause de ma manière de voir ça, j’ai eu du mal à me le justifier à moi-même comme de l’art. Donc c’était une manière pour moi de l’aborder – comme un problème de constructions historiques ; de considérer ces
33. http://www.zingmagazine.com/zing6/bessa/kelley05.html 34. Mike Kelley, « Sublevel: Dim recollection illuminated by multicolored swamp gas » (1999), Minor Histories, op. cit., p. 108.
morceaux comme des tropes visuels de l’histoire ou quelque chose de ce genre. Cela me permettait de commencer à faire de la musique comme un genre de théâtre, sans me préoccuper de la qualité de la musique. C’est l’analogue de mon retour à la peinture ; je n’ai pas à me soucier de savoir si les peintures ou la musique elles-mêmes sont bonnes, en n’importe quel sens traditionnel33. » Dans l’espace que bâtissent les histoires mineures, la question de la qualité a cessé d’avoir cours. Insistent seules des intensités, les lieux qui les condensent, enfin la nécessité d’en transmettre les puissances, secrétées sous forme d’événement : « Plus bas, plus bas, descends plus bas, dans une chambre enterrée secrète. Et une fois que tu as dépassé ton trauma, ton conditionnement – une fois dépassée la pensée que ta vie est cernée par la boue, alors les choses commencent à s’ouvrir. Dans cette noirceur, peux-tu dire la différence entre la claustrophobie rigidifiante de la tombe vivante et les étendues sans limites de l’espace intersidéral ? Je crois que non. Détends-toi donc34. »
56 Horizontal Tracking Shot of a Cross Section of Trauma Rooms 2009 Acrylique sur panneau de bois, moniteurs vidĂŠo et lecteurs DVD 243,8 x 487,6 x 61,1 cm Glenstone Foundation
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58 Performance Related Objects 1977-1979 Installation. Objets disposés sur une estrade en bois (20 x 609 x 243,7 cm) : micro, magnétophone, mégaphone en bois, tambour, tabouret en bois avec siège en cuir, deux tubes en carton et papier aluminium, bande-son de la performance Spirit Voices de 71 min 29 s, spirale en bois et métal, cinq cales, cinq cônes, petite maison en bois, pompe en caoutchouc, deux tubes en carton avec enceinte, bande-son de la performance Indianana de 71 min 1 s,
59 deux boîtes à chaussures en carton munies d’une loupe, d’une ampoule rouge et de papier aluminium, câbles électriques, mégaphone en plastique avec cône en papier, maracas, quatre tubes en carton, quatre torches en plastique noir avec pile, ballons de farces et attrapes, tube en carton, cale en bois, boîte en carton contenant du papier aluminium et des élastiques. Trois photographies noir et blanc (60 x 68,6 cm chaque)
Achat, 2005 Six photographies documentaires noir et blanc issues des performances (34,5 x 39,5 cm chaque) Don de l’artiste, 2006 Coll. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle, Paris
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More Love Hours than Can Ever Be Repaid et The Wages of Sin 1987 Deux parties : peluches, objets en tissu rembourré, tricots et tapis sur toile, graines séchées, bougies, bois et métal More Love Hours than Can Ever Be Repaid : 228,6 x 302,3 x 12,7 cm The Wages of Sin : 132,1 x 60,3 x 60,3 cm Coll. Whitney Museum of American Art, New York. Purchase with funds from the Painting and Sculpture Committee
132 Horizontal Tracking Shot of a Cross Section of Trauma Rooms 2009 Acrylique sur panneau de bois, moniteurs vidéo et lecteurs DVD 243,8 x 487,6 x 61,1 cm Glenstone Foundation Vue de la face arrière de l’œuvre à la Gagosian Gallery, New York, 2009
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