Motopoétique Extrait

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MOTOPO © Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée d'art contemporain, Lyon, 2014


OÉTIQUE


SOM 7

Moto, moto… Introduction / Thierry Raspail

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Motopoétique / Paul Ardenne

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Kiss Me Deadly, La moto, ses représentations, sa symbolique / Paul Ardenne

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La Moto mise à nu par ses artistes plasticiens, même / Paul Ardenne

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Art et moto - entretien avec Shaun Gladwell / Propos recueillis par Barbara Polla

27

Ce mouvement qui nous tient - Ali Kazma / Propos recueillis par Barbara Polla

30

Mon histoire de la moto / Paul Ardenne

34

Les artistes / Notices de Barbara Polla

188

Remerciements


MMAIRE Les artistes 36 40 44 48 52 56 60 64 68 72 76 80 84 88 92 96 100 104 108

Conrad Bakker Elisabetta Benassi Janet Biggs Tïa-Calli Borlase BP Alain Bublex Benedetto Bufalino Clayton Burkhart Andrea Cera Cristina Da Silva & Olivier Mosset Jeremy Deller & Alan Kane Laurent Faulon Chris Gilmour Shaun Gladwell Bernard Joisten Ali Kazma Kevin Laisné Florent Lamouroux Gonzalo Lebrija

112 116 120 124 128 132 136 140 144 148 152 156 160 164 168 172 176 180 184

Ange Leccia Tuomo Manninen Luc Mattenberger Myriam Mechita Maro Michalakakos Charles Moody Mélodie Mousset Jean-Michel Pancin Pierre et Gilles Gérard Rancinan Jean-Baptiste Sauvage Lionel Scoccimaro Julien Serve Michaela Spiegel Xavier Veilhan Patrick Weidmann Moo Chew Wong Raphaël Zarka Brigitte Zieger



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MOTO, MOTO… INTRODUCTION THIERRY RASPAIL Directeur du macLYON

Les mots ont leur amplitude, et certains n’ont pas de bords. Art est de ceux-là. Moto est plus court, entre side-car et vélomoteur. C’est rapide et quelquefois en panne. Quand on colle l’un à l’autre, on a deux formes d’expérience. Mais que reste-til de cette collusion ? Un contrat à l’amiable ? Une esthétique de la réception ? Des métaphores ? Une imagerie du plus ? Une extension des deux domaines ou leur dilution réciproque ? L’art sous forme motarde n’est-il qu’un play-back susurré ou l’ultime karaoké du quatre temps ? Pour le motard, pour celui ou celle qui maîtrise la courbe, la vitesse, la trajectoire et les courts rapports de couple, l’art, c’est seulement statique. À moins que ça ne se passe dans la tête, devant, derrière et sous le regard. Alors, mais alors seulement, les grands espaces affleurent. Ceux de l’œuvre. C’est toute la question de Motopoétique. On a coutume de faire des group shows pour embrasser une problématique, une période ou une historiette. Depuis sa création, le macLYON a conçu nombre d’expos « thématiques », la prochaine s’intitule Imagine Brazil (été 2014). Une exposition « thématique » (un group show comme on le dit en anglais) est toujours problématique car, sous le prétexte de rassembler, l’exposition souvent enferme. En effet, construite sur une logique de cohérence, qu’elle soit géographique, historique, géopolitique ou esthétique, elle a pour effet de décrire un particularisme, de catégoriser et finalement d’exclure. À la manière d’une idéologie, ou plus modestement d’une vitrine de musée, elle cadre et elle clôt. Dès lors, inexorablement, nous serons en présence d’un ordre dont nous ne saurons nous extraire. C’est le propre de tous les communautarismes et de la plupart des expositions dites collectives. À l’inverse, ne pas prendre parti, c’est se prêter à toutes les associations, c’est se permettre toutes les collusions – c’est éminemment poétique – mais ça ne construit pas une exposition, à savoir une « pensée visuelle », c’est-à-dire un choix d’œuvres, ici et là, dans une unité de temps et de lieu.

Alors, la moto ? Rien n’est plus simple et plus complexe à la fois. Tout est dit, énoncé, avec la moto : de la vitesse à la mort, de l’amour à la guerre, de la technique à l’esthétique. Mais la moto, c’est à vivre et à pratiquer. Si « l’art c’est ce que font les artistes », la moto c’est probablement « ce qu’en font les motards ». Par conséquent, Motopoétique n’est pas une expo de motos. Motopoétique est une expo d’art. La moto, en ce qu’elle est un mythe, une culture et un rituel, a passionné de nombreux artistes. Mais, pour réussir une expo d’art dont le référent est (aussi) la moto du motard, sa bécane, son engin entre les jambes et son aigle sur le dos, il nous faut réunir deux qualités, ou plutôt deux pratiques : celle de l’histoire de l’art et celle de la moto. Paul Ardenne pratique les deux, exceptionnellement. Avec lui, nous sommes convenus d’exposer des œuvres d’abord, mais de ne pas exclure le soutènement culte de l’univers motard. C’est pourquoi, avec les œuvres, mais entre elles, on retrouvera, sous forme d’interviews filmées, cette culture de la moto. Je pose dix questions au motard historien Paul Ardenne. Les réponses qu’il me fait sont dites avec amour, de l’art et de la moto, ensemble. Motopoétique est réalisée à partir d’une idée de Paul Ardenne, commissaire, qui s’est entouré de Barbara Polla, commissaire associée, et de l’équipe curatoriale du musée pour assurer les productions et la scénographie. C’est un hommage aux bikers, dont l’art est ce qui rend la vie moins monotone, au risque de la perdre. Et c’est un hommage à l’art qui rend la vie si convaincante. □


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MOTOPOÉTIQUE PAUL ARDENNE Commissaire de l'exposition

J’ai toujours voulu faire une exposition sur la moto et l’art. La moto ? Une machine et bien plus : un objet à vivre, existentiel. La moto, je la perçois, je la ressens comme un outil essentiel mis au service d’un sensualisme total. La moto condense tout à la fois le mécanique, le viscéral, l’animal, le brut. Elle est cet autre « objet transitionnel » dont Donald Winnicott1 aurait pu faire un de ses fétiches psychologiques. Métaphoriquement parlant, je la vois comme l’équivalent d’un double joint. D’une part, le joint qui permet au corps du pilote de se révéler, jusqu’aux limites, en adhérant à lui-même. D’autre part, le joint qui permet la constitution démocratique d’une communauté, d’un collectif, ceux des motards – le Global Bikeland. Ce vecteur de « solitarité » (la moto et moi) et de solidarité (nous et la moto) favorise à l’égal l’accomplissement de soi, corporel, et la relation à l’autre, d’essence sociale. La moto est également un vecteur de culture, celle d’une communauté hédoniste et, fréquemment, retorse à la normalisation, au consensus, à la sujétion. Cumulant, à travers la pratique motocycliste, jouissance, endurance et souffrance consentie, cette communauté s’épanouit au sein de TAZ (Temporary Autonomous Zones, « zones d’autonomie temporaire », Hakim Bey2) toujours mouvantes et sans cesse redessinées – la route, le circuit, le bivouac, le cercle amical, la fête barbare, la horde. L’art, à qui rien n’échappe, s’empare très tôt de ce cheval de fer fascinant qu’est la moto, ainsi que de son chevalier, le pilote, le biker , synthèse du centaure, du lutteur et de l’acrobate. Le pilote ne fait pas qu’étreindre sa machine, qu’il glisse entre ses jambes. Il doit affronter l’air, se jouer des pièges du déséquilibre, avancer entre les obstacles, projeté au cœur des éléments comme un solide contre d’autres solides d’une moindre densité. Giacomo Balla, avec Velocità in motocicletta (1913-1914), exprime le premier le mouvement complexe, associant continuité et discontinuité, de la moto et de son pilote dans l’espace. En un tout vibrant et homogène, ce tableau futuriste montre le tandem homme-machine mixé à la vitesse, cette vitesse qui excite et mobilise la vision et, tout autant, vient perturber les repères plastiques de l’art conventionnel. Ici, tout fusionne, motard, machine et environnement, en un bain d’atomes turbulents. Tout s’absorbe dans ce « mouvement qui déplace les lignes » que disait hier encore haïr l’anachronique Beauté vantée par Charles Baudelaire3, prisonnière des temps dorénavant ébranlés et obsolètes, de l’immobilité pensive. L’art moderne puis contemporain, que fascinent le déplacement, l’instabilité et le déséquilibre, révère en toute logique la moto – l’objet, le symbole, la machine à sensations – tout comme il révérera le train, l’automobile et l’avion4. L’artiste du XXe siècle, comme le rappelle Marc Le Bot, est un féru de mécanique5. Raymond Duchamp-Villon fait de son Grand Cheval un hybride entre l’animal et l’embiellage mécanique. Francis Picabia dessine des carburateurs et Arthur Honegger compose Pacific 231 ou Mouvement symphonique no 1 pour le film La Roue d’Abel Gance, une ode consacrée à une locomotive à vapeur. Le champ de l’art, venu le temps de l’industrie, intègre volontiers la moto à son corpus de valeurs plastiques en s’abstenant de la présenter comme un objet quelconque. D’emblée, ce produit au service de la mobilité, né du génie mécanique humain, connote le raffinement esthétique, le bruit, l’idée de liberté, le désir d’ailleurs. Christo, Duane Hanson, Wolf Vostell, César,


Motopoétique

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Kenneth Anger, les hyperréalistes, Helmut Newton, bien d’autres encore, feront chacun de la moto, à leur manière, une substance mythique. Dans ce mythe, la machine convie à toutes les fusions (corps-matièreéléments), elle convoque le bien et le mal, le doux et le brut, la violence et la sérénité retrouvée, la plongée au cœur du monde autant que le retrait, la sophistication esthétique, les retrouvailles avec nos corps audelà des conditionnements et des tabous. La liberté, l’interdit, l’excès, le risque, l’ivresse, la peur – la moto ajoute à ces différents registres un champ d’expériences humaines comme poétiques. Moins destructrice que la drogue, et non déréalisée comme l’est cette dernière. La moto, à sa façon bien à elle, incarne la possibilité d’une « mythopratique ». Cet engin génère la sensualité et la cérébration autant qu’il véhicule représentations et mythologie sur des modes multiples, au rythme excitant de la percussion rapide. La culture moto est exhibitionniste et clandestine, chargée à ras la gueule de brutalité, de raffinement et de désir d’essence. La vie y pulse, y irradie. C’est cette culture, envisagée à travers les œuvres d'une quarantaine d'artistes, que l’exposition Motopoétique se propose de mettre en lumière. D’une manière étendue. Par l’intermédiaire des arts plastiques, d’abord. La moto se prête volontiers à l’image, mais aussi à la performance, aux mises en scène de la « vie nue », cette existence que l’on mène sans filtre, sans filet, à l’approche sensible, le plus possible, de l’accomplissement de soi. Et par l’intermédiaire, tout aussi bien, de la musique, du design, de la parole conférencière. L’accent est mis pour l’occasion, par choix, sur la culture « motoartistique » la plus contemporaine, celle du tournant du XXIe siècle, une culture inédite pour la première fois présentée dans un musée d’art vivant. □

1. Donald Winnicott, Les Objets transitionnels, Éditions Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, 2010.

2. Hakim Bey, Zone d’autonomie temporaire, TAZ, Éditions de l’Éclat, Paris, 1997.

3. Charles Baudelaire, « La Beauté », in Les Fleurs du

mal (1857) : « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre […] / Je hais le mouvement qui déplace les lignes, / Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »

4. Voir notamment le dessin de Filippo Tommaso Marinetti, Premier record, datant du début des années 1910, qui célèbre la vitesse en mettant en

scène une compétition au-dessus de l’Atlantique,

disputée entre bateaux, dirigeables et avions. Pour l’automobile, les exemples de ce lien art-machine

sont d’emblée innombrables et leur postérité, riche

autant que durable. Cf. Fabienne Fulchéri, Pleins phares, art contemporain et automobile, Cité de

l’automobile, Mulhouse, 2007 (catalogue d’exposition publié aux Éditions Hazan), introduction.

5. Marc Le Bot, Peinture et machinisme, Éditions Klincksieck, Paris, 1973.


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KISS ME DEADLY LA MOTO, SES REPRÉSENTATIONS, SA SYMBOLIQUE1 PAUL ARDENNE

C’est entendu : la pratique motocycliste engage plus que des gestes ordinaires. Comme le parachutisme, comme les sports de glisse, elle requiert une compétence, une dextérité, une bonne santé. Il faut au pilote, à celui qui enfourche la moto, un savoir-faire particulier, la maîtrise d’une cybernétique corporelle sophistiquée autorisant de fendre l’air sur deux roues sans perdre l’équilibre ni tomber. Cette adresse impérative, qui grandit le motocycliste et qui en fait un individu « physique » voire hors norme, n’explique cependant pas, à elle seule, la ferveur que suscite la moto. Être un motocycliste – un « motard », un « biker », un « rider »… – est sans conteste plus qu’être le simple usager d’un deux-roues équipé d’un moteur. Les utilisateurs de scooters, aujourd’hui infiniment plus nombreux que les motocyclistes, se contentent, eux, d’être des usagers. Le scooter, engin propre et pratique, leur garantit efficacement un déplacement rapide dans l’espace saturé des villes ou de leurs environs. Cet engin adapté, l’on s’empresse de l’oublier une fois qu’on l’a béquillé sur le trottoir, dans le parking ou dans le garage domestique. La moto, en revanche, plus rarement. Celle-ci crée chez son usager une « trace ». Elle le marque, elle semble exiger de lui une attention, un respect, sinon une forme de vie excédant le seul usage. On pratique le scooter ? L’on « vit » la moto. Culture de fond et Love Story Où se fait la différence ? Par l’esthétique, qui fournit à cette épineuse question, à deux points de vue, une réponse recevable. D’abord, en termes de ressentis : les émotions que peut prodiguer la moto sont plus fortes, plus profondes, plus intenses que celles que prodigue le scooter. Puissance, vitesse, prise de risques supérieures, apparence recherchée et pouvoir de séduction avéré, la moto mobilise intensément les sens, elle aiguise sans nul doute l’envie et le désir plus que ne le permet tout autre type de véhicule, à l’exception peut-être des vélos de compétition, des supercars, des dragsters et des avions de chasse. Ensuite, en termes de représentation : la moto n’est pas une machine quelconque mais un accompagnateur de vie et de culture. L’histoire de la moto, aujourd’hui plus que séculaire (les premières motos commercialisées de l’histoire – en France la Félix Millet cinq cylindres, en Autriche la Hildebrand 1490 bicylindre – sont opérationnelles en 1893 et 1894), en porte témoignage2. Sitôt qu’apparaît la moto, un cercle d’amour se forme autour d’elle, cercle duquel ceux qui entrent, le plus souvent, ne sortiront plus jusqu’à leur mort (à moto, parfois, comme le célèbre T. E. Lawrence, l’auteur des Sept Piliers de la sagesse3) ou à regret. Des compétitions et des championnats, toujours plus nombreux, lui sont dédiés. Des clubs motocyclistes se créent sur le modèle du « salon élargi », ce salon classique démultiplié par la société de masse : là on parle machines, mécanique, performances, champions, voyages, actions spécifiques ou caritatives menées à moto. Des moments privilégiés d’échanges autour de la moto (« concentrations », dont, pour les plus fameuses, le Tourist Trophy de l’île de Man, les Elefantentreffen en Allemagne, la bénédiction annuelle de Porcaro en France, les Bike Weeks de Sturgis et de Daytona Beach aux États-Unis), encore, viennent rythmer la vie du motocycliste en le maintenant dans un bain permanent de « motoïté »4. Riche d’histoire, riche de sanctuaires, riche de légendes mortes et vivantes, riche en somme de sa propre richesse, la « culture moto » est avant tout une


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culture esthétique. Plaisir solitaire ou partagé des sens, raffinement plastique, culte de l’aventure, de la vitesse, voire de la vie violente (gymkhanas, fêtes « barbares » du Bol d’or au Mans) en sont les principaux ingrédients. À l’instar du surf ou du skate-board, autres pratiques sportives suscitant elles aussi une culture spécifique (celle de la « glisse », du sportswear, de la cool attitude…), la moto se montre propice à fixer un véritable mode de vie. Appelons celui-ci la Bike Way of Life. Rapporté à son essence, ce mode de vie repose sur l’amour de la « bécane », depuis l’amour simple (on pratique la moto, on l’apprécie) jusqu’à la plus totale immodération amoureuse (on vit moto, respire moto, s’habille moto, meurt moto). Le motocycliste ne considère jamais sa moto comme un engin quelconque. Outil « projectile », objet au pouvoir cinétique mû par cet impetus lui permettant d’améliorer ses performances en matière de déplacement (la moto passe partout, comme le piéton, mais à haute vitesse)5, celle-ci organise aussi ses plaisirs vitaux, elle les nourrit et les package sous forme de séances de roulage, de moments de mécanique ou de rencontre avec ses pairs motocyclistes. Il en émane, logique, une affection, une fidélité, une loyauté tournée vers la machine, dispensatrice de tant de bienfaits existentiels. La moto façonne la vie et la vie s’esthétise « motocyclistement », en une dialectique constamment nourrie d’échanges qualitatifs.

Motocyclette de Félix Millet, 1893

Le marqueur identitaire Parce que passionnelle le plus souvent, la relation que le motocycliste entretient avec la moto et son univers cumule action et représentation. En un rapport étroit, dynamique et interrelationnel : le motocycliste représente la moto et son habitus, sa « manière d’être », et se représente avec la moto et dans l’habitus propre à celle-ci. Construction mentale de type alliage, fusion, intrication. Faire de la moto, c’est se représenter en train de faire de la moto autant que se représenter la moto en train d’être chevauchée par soi, cette représentation de la chevauchée motocycliste absorbant avec elle la culture moto. C’est être corps-moto et moto-corps en sollicitant l’esthétique.

1. Ce texte est le développement d’une conférence

roulé d’une manière autonome ; elle était fixée à un

de cette moto est exposé au musée de l’Île-de-

instigateur de la révolte des Arabes contre les

Le Corps machine au théâtre de l’Arsenic, Lausanne,

trop occupé à faire fonctionner le moteur. Comme

côté de l’Atlantique, certains témoignages attestent

suites d’un accident avec sa Brough Superior SS100,

donnée le 11 octobre 2013 dans le cadre du colloque

« Motopoétique, les représentations artistiques de la moto, entre survalorisation symbolique, amour

du métal et fascination ». L’occasion en a été fournie par la présentation de Giacomo, pièce de

théâtre de Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre, consacrée au champion motocycliste Giacomo Agostini, alors présent.

2. Même si les motos ont existé avant sous la forme de prototypes d’atelier : « La moto a officiellement été inventée par Louis-Guillaume Perreaux avec le

premier brevet déposé en 1868 et modifié jusqu’en 1885. Cette première moto fonctionnait à la vapeur. En fait, elle n’était qu’un prototype et n’a jamais

axe vertical et tournait en rond, son chauffeur étant souvent, lorsqu’une technique est émergente, sa finalisation se produit en plusieurs endroits presque

simultanément. Ce fut le cas pour l’avion, il en a été de même pour la moto : le 26 décembre 1868, un

procès-verbal est établi à la préfecture de la Seine

en vue de la délivrance d’un brevet concernant un “vélocipède à grande vitesse” ; il est délivré sous le

numéro 83691 le 16 mars 1869 à M. Louis-Guillaume Perreaux “Ingénieur à Paris, 8, rue Jean-Bart”.

Cependant, rien ne certifie que ce “vélocipède” ait roulé avant 1871. Il était équipé, alors, d’un moteur à vapeur, entraînant la roue arrière, et de

pédales agissant sur la roue avant. Un exemplaire

France, au château de Sceaux. En 1869, de l’autre l’existence d’un autre véhicule à deux roues, mû par

un moteur à vapeur, la Roper, qui semble n’avoir

été qu’une attraction foraine. Ces affirmations

autorisent les États-Unis à s’attribuer la paternité de l’invention de la moto. Cependant, contrairement à

l’invention de Perreaux, il n’en reste aucune trace, ni même un brevet prouvant son existence » (source Wikipédia, article « Motocyclette »).

3. Thomas Edward Lawrence, Les Sept Piliers de la

sagesse, 1re édition 1922 (privée) puis 1926 (publique). Une autobiographie de la période passée entre 1916 et 1918 en Arabie par cet officier britannique

qui deviendra le mythique « Lawrence d’Arabie »,

Ottomans. T. E. Lawrence meurt en mai 1935 des dénommée George VII.

4. Sur cette « motoïté », voir François Oudin,

anthropologue, « La Passion de la moto comme ordre du monde : ethos de la virtuosité, flirt avec la limite et virilité. Approche anthropologique »,

colloque Le Corps machine, théâtre de l’Arsenic, Lausanne, 12 octobre 2013.

5. L’impetus : une théorie du mouvement fondée

sur l’impulsion donnée à l’objet, rendu mobile par celle-ci.


Kiss Me Deadly

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La fréquentation, la conduite d’une moto, c’est entendu, engagent plus que le seul aspect pratique. Elles y ajoutent le sens multiple que l’on donne à cette pratique. Multiple ? Le motocycliste peut certes se percevoir sous les traits élémentaires de l’usager. Mais c’est plus volontiers qu’il se représentera sous ceux, autrement signifiants et connotés, du cavalier, du chevalier, du centaure, de l’équilibriste circassien. S’il adhère à un groupe constitué (de type moto-club ou chapter, comme l’on dénomme les groupes de bikers américains), son point de vue sur la vie à moto pourra se faire politique : moi, motocycliste, par rapport aux autres, motocyclistes ou non. Cette dimension politique n’est pas négligeable, nombre d’associations motardes ne manquant pas d’agir par lobbying auprès des autorités de tutelle. La FFMC, Fédération française des motards en colère, organise de la sorte des défilés contre les lois considérées comme « motocides », contre la fiscalité discriminatoire, contre le contrôle technique des véhicules à deux roues motorisés, contre la limitation de puissance ou d’usage, dans une perspective oppositionnelle, voire rebelle. Enfin, le point de vue ontologique. Le motocycliste, à cette entrée, peut nourrir pour lui-même un mode d’être au monde, Dasein, dont la moto est le déterminant, l’ossature, le moteur, le carburant. Être motocycliste mais d’abord, dans ce cas, et dans l’esprit de la construction de soi, comme une féministe voudra être femme d’abord et pour tous les aspects de sa vie, comme un militant des droits de l’homme sera nuit et jour un vigile et un protecteur du respect humain dû à chacun, ou encore comme un créateur, sans répit, est quelqu’un que définit le devoir qu’il se fait d’ajouter au monde ce qu’il n’y a pas trouvé. La moto, identifiant identitaire ? Sans conteste. Il suffit d’avoir une moto pour être l’homme ou la femme à la moto, lors même que posséder une automobile ou une maison n’affuble pas du même type de qualificatif. L’homme ou la femme qui a une maison, l’homme ou la femme qui a une automobile – de qui parle-t-on sinon de l’homme ou de la femme du commun ? La figure, dans ce cas, n’est pas désignée ou, si elle l’est, c’est au regard d’un statut « banal », étymologiquement « ce qui est partagé ». La moto fait échapper, elle, au « banal », à ce qui définit le collectif. Elle est un objet de « distinction » au sens bourdieusien du terme6 : un signe spécifique, un signe d’appartenance, l’indice d’un certain type de vie – la vie « vite », plus ou moins aventureuse et goûtant le risque, raffinée à maints égards, différente en tout cas de la vie normalisée, ou imaginée comme telle, du commun des mortels. Besoin de personne (en Harley-Davidson) ? Sans doute ne peut-on être en tout motocycliste, ou être motocycliste pour tout, aimerait-on la moto comme soi-même. Dans une vie d’humain, la moto peut n’être qu’un « plus », ce must des plaisirs mécaniques que l’on s’offre et dont l’on use de temps à autre, pour jouer, pour se défouler ou pour se faire peur. Utiliser la moto just for fun, uniquement et d’abord pour le plaisir, voilà bien ce qui caractérise, en large part, la pratique motocycliste de la fin du XXe siècle

et de notre début de XXIe siècle : pratique devenue, pour l’essentiel, occasionnelle, réservée à certains moments de détente, le week-end notamment – virées solitaires, sorties de groupe discrètes et discussions ponctuelles, en lieu et place des grand-messes tonitruantes. Le motard contemporain, en moyenne, roule peu, il n’est que très rarement un « pur », ses dévotions sont en général multiples, la moto n’étant qu’une d’entre celles-ci, avec le football, le cinéma, les jeux vidéo, les copains. L’actuelle pratique de la moto, en termes identitaires, qualifie en tout état de cause bien moins le biker que cette même pratique, parce que autrement incarnée, a pu le faire à d’autres moments de l’histoire de la moto : les années 1960-1980 notamment, ces années de l’apogée du « moment motard ». La moto, jusqu’au second aprèsguerre, avait été surtout l’outil à rouler du pauvre, de celui qui n’avait pas les moyens matériels de s’offrir une voiture. L’industrie moto, alors, va se rouiller, décliner au profit de celle de l’automobile. Entre les années 1950 et 1970, bien des grandes marques françaises, belges ou américaines (Monet-Goyon, Ratier, Terrot, FN, Motosacoche ou Indian), mettent la clé sous la porte, que suivront bientôt quelques firmes anglaises ou allemandes (Vincent, Scott, Royal Enfield, BSA, Greeves puis Norton et Triumph, après une agonie pénible, Horex). Mais l’esprit libertaire des années 1960-1970 change la donne, qu’accompagnent la montée en puissance de l’industrie moto japonaise et son offre technique alléchante – des machines fiables, propres, merveilleusement finies, performantes, sauvages pour certaines d’entre elles, qui enterrent en une décennie l’archaïque technologie européo-américaine et plus encore, qui font envie, qui excitent le désir de possession, qui valorisent leur propriétaire. Le dynamisme d’une figure telle que Soichiro Honda (1906-1991)7, formidable capitaine d’industrie et, bientôt, légende vivante, ouvre alors la voie à toutes les audaces en matière technique. Honda, qui a vécu la défaite japonaise de 1945 et la capitulation de l’empire du Soleil-Levant, tourne radicalement la page de l’âge impérial. Le Japon nouveau, dont il est un des artisans, sera à l’image des motos qu’il fait sortir de ses ateliers, dont plusieurs écrivent la mythologie de la mécanique (des fantastiques 250 RC 166 six cylindres aux NR à pistons ovales…), un État cultivant technologie, hypermodernité et audace économique comme d’autres au même moment, en Europe surtout, un capitalisme de rente frigide et sclérosé. La CB77 305 cc – qui est la moto qu’utilise le romancier philosophe américain Robert Pirsig, auteur, en 1974, du bientôt planétaire Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes8 –, la CB 450, la CB 750 surtout marquent leur époque et suscitent désir et fascination. Pareillement, la T500 Titan Suzuki, les Kawasaki 500 H1 puis 900 Z1, la Yamaha 650 XS2, d’autres machines encore venues d’Extrême-Orient et tout aussi désirables « collent » à la soif de liberté et aux pulsions de frime échevelée des teenagers occidentaux, saisis par le vertige de l’individualisme. Ces machines permettent la vie « vite » mais aussi l’affirmation d’une puissante différence, d’une souveraine individualité

6. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du

1970, en un temps record, avant d’être bientôt un

la raison ; et une étude de l’art de l’entretien des

7. Soichiro Honda, ingénieur et industriel japonais,

8. Robert Pirsig, Traité du zen et de l’entretien des

du raisonnement. »

jugement, Éditions de Minuit, Paris, 1979.

constructeur automobile « global ».

fondateur, en 1948, de la Honda Motor Company.

motocyclettes, un roman publié en 1974 aux États-

numéro un mondial de la moto dans les années

de motocyclette obéit point par point aux lois de

D’abord mécanicien puis industriel, Honda devient

Unis, et appelé à un succès planétaire : « Un moteur

motocyclettes, c’est, en miniature, une étude de l’art


Kiss Me Deadly

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il se fait l’équivalent d’une « TAZ », d’une Temporary Autonomous Zone. Ainsi, le gourou-penseur de Brooklyn Hakim Bay évoqué plus avant dans ce catalogue définit-il les formes de vie à la marge, non uniment oppositionnelles mais d’esprit séparatistes11. Celles-ci sont dotées de leur culture, de leurs emblèmes, de leurs rituels, de leurs héros, de leur fétichisme propre, voire de lois endogènes. Les TAZ créent aussi, à l’écart des rassemblements consensuels ou conditionnés, leurs propres lieux de vie. Pour les motocyclistes, ces lieux sacralisés, qui sont aussi des « moments », des « chronotopes », sont le garage, la route et la halte collective.

Soichiro Honda sur une Honda Dream C70 produite à partir de 1957, circa 1960 voyante, bruyante et menaçante, elles « personnalisent » en force, elles arment le motard comme un avion de combat Rafale peut armer son pilote, avec efficacité, classe et fierté. De telles machines sont des « objets plus », elles vont à la fois accompagner et ressusciter, et l’affirmation d’une culture motocycliste effervescente, brouillonne et anarchiste, et le renouveau de l’industrie européenne et américaine, par rebond, dans un esprit de renaissance, de retrouvailles avec cette moto mythique qui n’a peut-être jamais existé, au demeurant, ailleurs que dans les constructions imaginaires : la moto de T. E. Lawrence, cité plus avant, ce fanatique d’avions, de vitesse et de risque9 ; la moto du voyageur au long cours Robert Sexé ; la moto du rebelle Steve McQueen, de La Grande Évasion à On Any Sunday10 ; la moto, de type « Cafe Racer », allégée et affûtée mécaniquement, des rockers et des Leather Boys de l’Ace Cafe londonien, mix de blousons noirs, de fanatiques de la bière et de trompe-la-mort jouant leur vie lors de courses démentes autour d’un pâté de maisons du North West London. Vivre moto, être motard intensément et pour presque tous les actes de sa vie (ne se déplacer qu’à moto, en refusant l’automobile ; se vêtir motard en toutes circonstances de la vie sociale ; se marier à moto…), à cette époque « motobénite », n’est plus ni rare ni surprenant. L’univers moto se présente alors, sinon comme fait social total, du moins comme fait constitutif de la société. Avant l’heure sonnée du « terrorisme poétique » des travellers techno qui en imposeront le code dans les années 1990 (de jeunes ravers sillonnent le monde pour danser, n’importe où du moment que ce soit à l’écart des foules), 9. T. E. Lawrence a possédé plusieurs Brough

de la route avec une de ses Brough en 1935.

War Museum de Londres), des motos puissantes

Brown à la gloire du sport motocycliste.

Superior (l’une d’elles est conservée à l’Imperial

réservées à l’élite, comme plus tard, en Angleterre encore, les motos de marque Vincent, auxquelles il

donne des noms. Il meurt des suites d’un accident

10. On Any Sunday, 1971, documentaire de Bruce 11. Voir supra, note 2.

12. Moto Morini, 1200 Corsaro, 2007.

Séparatisme symbolique sinon, parfois, factuel Les représentations esthétiques de la moto valorisent volontiers la différence, la performance, l’excès, le danger. L’hédonisme aussi, surtout. Une célèbre photographie d’Helmut Newton, évoquant le thème d’Adam et Ève, ne présente-t-elle pas un couple de motards quasi nus, allongés en un nouveau jardin d’Éden où l’arbre autour duquel s’enroule d’ordinaire le serpent a été remplacé par une superbe BSA 650 Lightning à fourche rallongée et échappement customisé ? Si être motard au quotidien, c’est être d’abord et avant tout un usager de la route et quelqu’un qui se déplace dans l’espace (quelqu’un tout ce qu’il y a de normal, en somme), être motard au registre des représentations est le plus clair du temps, on l’a dit, tout autre chose. Le motocycliste, le motard, le biker, le rider se voit alors volontiers changé en individu d’exception ou, sinon d’exception, de séparation. Qu’est-ce qu’un individu dit « de séparation » ? Celui qui n’adhère pas en tout ou sans condition, qui renâcle au système dominant, au consensus, au règlement qui fixe les règles de la vie en collectivité afin de rendre celle-ci tout bonnement possible. Celui qui, dans l’esprit de la « corsarerie », de la pensée corsaire (un modèle récent de moto de la marque italienne Moto Morini se dénomme d’ailleurs ainsi « Corsaro »)12, entend se positionner de façon plus libertaire, plus centrifuge, non sans doute dans la différence radicale, mais en marquant sa constante préférence pour le fait de chevaucher à la marge ou sur la marge, en tant que pratiquant de deux mondes a priori non conciliés, le monde in, le monde off. Le motard, s’il n’est pas toujours un « séparationniste » dans l’âme (il l’est d’ailleurs au concret de moins en moins : la population motarde vieillit, s’embourgeoise, s’assagit), est cependant perçu bien souvent comme tel. À l’image au demeurant de certaines autres figures du répertoire social, telles que celles du marin, du mafieux, de la tombeuse ou encore, autre exemple signifiant, de l’aventurier, des figures dont l’imaginaire humain peine à se passer parce qu’elles sont toujours peu ou prou des figures de l’espoir, des figures au travers de la représentation desquelles infuse la possibilité de la liberté, ou qui posent l’hypothèse d’une possible libération. Toute société, même la plus démocratique qui soit, se révèle puissamment autoritaire : celui qui ne veut pas en être, on le forcera à en être, voire à y être libre, comme le suggère le Rousseau du Contrat social. L’imagination humaine, dans ce cadre, est bienvenue et salutaire. L’imagination, dont le peintre William Blake faisait le moteur essentiel de la vie, requiert de former des héros de la libération. Le motard est bel et bien, dans l’imaginaire frustré des êtres dominés que nous sommes de manière fatale au registre social, l’un de ces héros. Pratiquer la moto vous envoie-t-il, au concret, vers la marge ? La réponse, sans conteste, est oui. Une moto permet de se faufiler : on est tenté de ne


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pas suivre les axes de roulage aux tracés délimités d’autorité sur la chaussée. Une moto accélère vite : les limitations de vitesse pèsent d’office à son pilote, qui répugne à mollir sur la poignée d’accélérateur. Une moto est un engin leste : on s’en servira comme véhicule de fonction pour organiser un hold-up ou un acte criminel si leur logistique commande que l’on se déplace avec le moins d’entraves possible et avec des possibilités maximales de fuite rapide. Cette pulsion à marginaliser sa pratique de roulage, à la séparer des pratiques ordinaires de mobilité humaine, explique en large part la mythologie biker. Si l’on ajoute à ces entrées le risque permanent que représente le fait de promener, en l’y projetant, son corps d’humain fragile dans l’espace sans autre protection qu’une combinaison, des bottes et un casque, à la manière d’un cow-boy de rodéo s’attachant à dompter un missile Tomahawk, on prend plus encore la mesure de l’anomalie que représente le tandem moto-pilote. Dans une société occidentale devenue celle de vivants lobotomisés, ivre de maîtrise sécuritaire, où le principe de précaution est érigé en dogme pratique, où la culture du risque suppose l’encadrement du risque et son contrôle, où l’autodiscipline règne en maîtresse de nos âmes d’esclaves sociaux vendus à la convenance, à la hiérarchie et à l’hygiène de la relation harmonieuse impérative, ce type de module extraordinaire a vite fait, tout à la fois, d’énerver (la pensée autoritaire) et de fasciner (l’esprit vivant mal son enchaînement). Moto delenda est, disent aujourd’hui en chœur, avec des accents à la Caton, bon nombre de nos responsables politiques. Comme jadis, au temps des Guerres puniques, il convenait que Carthage fût détruite, Carthage qui représentait une menace et un frein pour Rome lancée dans la conquête impérialiste de la Méditerranée, il convient à présent pour les partisans de la « socio-aseptie » globale que la moto soit déclarée hors-la-loi et interdite. Moto delenda est : « Il faut détruire la moto. » Notons au passage que « détruite », la moto l’est en partie d’ores et déjà, sa pratique se révélant circonscrite ou limitée dans bien des cas avérés : interdiction de circulation dans le centre de grandes villes telles que Shanghai, restriction croissante des périmètres enduro dans les campagnes, réglementations locales nombreuses interdisant la vente et la pratique des grosses cylindrées… Ces signes de restriction, pour les ennemis de la liberté, sont assurément d’excellentes nouvelles. L’Ecological Way of Life en pleine croissance aujourd’hui suppose une vie de modestie et de tempérance généralisées. Ce mode d’existence, à l’évidence, se marie mal avec ce que la moto recèle encore de mythologie sauvage, d’esprit de nuisance et d’aura de désobéissance. Cette tension entre, d’un côté, une société toujours plus fantasmatiquement éprise du propre et du lisse et, de l’autre côté, une culture motocycliste qui persiste à jouer plus que de raison la partition du caprice et de l’excès, voilà qui nourrit justement l’esprit dominant des représentations attachées à la moto, mentales comme esthétiques. Des représentations où la « séparation » se donne à voir, précisons : non la schize, la coupure radicale, cette séparation totale qu’est la fracture créant la faille et le rift mental et symbolique, à l’instar par exemple de cette tragédie de la séparation définitive qu’exsudent analogiquement les photographies de schizophrènes lourds d’un Anders Petersen prises en hôpital psychiatrique, mais la simple séparation – celle qui divise mais n’exclut pas, comme on dira des deux membres d’un couple à présent séparé, s’ils ne vivent plus ensemble, qu’ils peuvent néanmoins se fréquenter s’ils le désirent. « Séparation » donc, et rien de plus.

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Motos et motards appartiennent à notre monde humain, ils sont ce monde humain, ils en sont une composante mais à ceci près, à leur « manière ». Leur appartenance à ce monde, leur façon d’y être sans y être en tout et d’y faire front, leur position non pas tant rebelle que non conciliante, titillée par la divergence, les qualifient ici-bas comme un tandem anormé. Créer une esthétique pour tous Pas de guerre autre que larvée, on l’aura compris, entre la « Motardie », le Bikeland, la patrie des motards, et la société instituée et légalement imposée. Une friction, plutôt. Un agacement réciproque. Mais l’occasion de jeux, aussi. Des jeux concrets qui sont, on va le préciser, des jeux d’esprit tout autant. Tout motard sent cela, et tout amateur de représentations motocyclistes aussi : on n’est jamais seulement motard « pour soi », pas uniquement en tout cas, mais on l’est aussi pour autrui. Rouler à moto, c’est le constater immédiatement. Vous voici, promené par votre moto, d’emblée isolé(e) au milieu d’un peuple d’automobilistes. Et d’office différent(e) : plus petit(e), plus mobile, dissemblant, moins connecté(e). Le neutrino parmi les atomes ou les boulets de plomb. Vous attirez l’attention, bien souvent : en tant que distraction, ou parce qu’une moto qui roule, c’est agréable à regarder. Plus l’énigme que représente son ou sa pilote casqué(e) : qui est-il ? qui est-elle ? à quoi ressemblent-ils ? quel âge ? quelle classe sociale ? Plus que jamais, la logique de la visibilité motarde repose sur le « Être, c’est être perçu » de Berkeley, le principe qui veut qu’on ne saurait être sans faire l’objet d’un regard, d’une observation, voire d’un jugement fondé sur l’apparence. Dans cette lumière où flamboient échange et transitivité, on ne manquera pas de faire part d’une solidarité notoire entre le motard proprement dit et les amateurs de représentations motardes : le premier aime offrir aux amateurs de ses représentations de quoi ravir les seconds – il « frimera » volontiers. Et le second, bien souvent, n’attend rien d’autre que l’irruption de cette représentation – il espère la « frime », s’en montrerait-il agacé. Pour un motard, accélérer fort devant une terrasse de bistrot, faire un wheeling (une « roue arrière ») au passage du feu de circulation au vert ou un stoppy (une « roue avant ») quand ce même feu passe au rouge, briser les tympans d’une assemblée au moyen d’un échappement qu’on a libéré de ses chicanes sont autant d’actes qui ne sont pas d’abord des gestes ou des postures visant à énerver le quidam. Il s’agit là, aussi, d’actions de réinscription symbolique, l’équivalent d’actions de grâce sociale, des piqûres de rappel visant à inoculer ou à faire survivre le virus de la fantaisie, de l’exubérance et de l’extravagance dans un paysage du vivant vicié par la normalisation. Dans cet esprit : réimpulser du non-conforme dans le conforme. Comble de la surprise, il peut arriver à un motocycliste d’agir de la sorte à la demande implicite des autorités régissant la circulation, comme si ces dernières en personne se révélaient lasses d’avoir à gérer trop d’ordre, trop de soumission. C’est ainsi, fréquemment, qu’un motocycliste fraudera aux barrières de péage en faisant sonner l’alarme : démonstration d’indifférence au contrat économique. Qu’il s’appliquera, tout en roulant dans une file de voitures, à slalomer au plus près entre cellesci, en les utilisant sciemment comme on utilise des chicanes mobiles dans un jeu vidéo : démonstration de délocalisation, la route est mon salon, tout pareil. Qu’il se portera à hauteur d’une voiture et qu’il accélérera à fond, si possible en faisant en sorte que la roue avant de sa moto décolle : démonstration d’animation circassienne, l’arène de l’acrobate est devenue la voie


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publique. Longue ligne droite autoroutière à vitesse limitée, le motocycliste prend son élan et, s’étant assuré qu’il n’y a pas de radar de contrôle, il s’installe quelques centaines de mètres durant à une vitesse au moins double de celle des véhicules les plus rapides qu’il dépasse : démonstration de mépris de la loi et offre d’une vision devenue de plus en plus irréelle, celle de la dés– obéissance qui s’affiche sans complexe et au grand jour. Et c’est encore ainsi, dans un tunnel routier, que le motocycliste s’appliquera à générer au moyen de l’échappement et de la poignée d’accélérateur de sa « bécane » le plus de bruit possible et à faire se mouvoir le son dans le boyau de circulation à grands coups de gaz modulés : démonstration de pouvoir esthétique. Ce faisant, s’il n’a pas la certitude de créer du sens ou cette symbolique de l’animation antisociale qu’il peut avoir à cœur de réinsuffler dans le tissu de la vie administrée, le motocycliste n’en crée pas moins des signes, de l’effet, du « ressenti ». Signes, effet et « ressenti » imposés sans doute de façon autoritaire mais, à ce qu’il semble, non forcément inattendue ou non espérée. Au coup d’œil complice que va lui lancer le policier qui vient de contrôler ses papiers et qui le réinsère d’un mouvement de la main dans la circulation, le motocycliste doit comprendre que ce représentant de la loi n’attend rien d’autre de lui et de sa moto qu’ils le régalent de sensations en se lançant dans une accélération maximale, de celle que peuvent les motos, fort spectaculaire. Les plus puissantes d’entre les motos de production, au quatre cents mètres départ arrêté, ne se piquent-elles pas d’accélérer plus vite que des avions de chasse au décollage – 2,5 secondes seulement pour atteindre 100 km/h ? Un véritable spectacle futuriste que cette accélération rageuse que l’œil de l’observateur peine à suivre, digne des peintures de Giacomo Balla rendant hommage à la vitesse et à son pouvoir d’affolement des sens. Glissement vers le folklore Le « partage du sensible »13 qui cimente la logique esthétique et politique n’est pas seulement affaire de créations normatives déployées en un territoire défini une fois pour toutes, celles en particulier que génèrent les arts « établis », arts visuels, théâtre, littérature, cinéma ou poésie. Le motocycliste, lui aussi, peut se faire « partageur de sensible ». Il peut agir sur le « partage » établi du sensible en le requalifiant, en y apportant sa contribution, en se permettant des facéties, des jeux sociaux plus ou moins autorisés, comme à dire à la cantonade : « Rappelez-vous, un motocycliste, ce n’est pas un automobiliste ou un pilote d’avion de ligne, ce n’est pas un type sage, marié aux règlements, qui souscrirait en esclave aux codes de la circulation, qui dit amen à ces codes sclérosants sans y désobéir, et en jouissant, encore. » Mieux encore : « Un motocycliste, ce n’est pas qu’un citoyen normé. C’est un styliste abusif, un créateur de signes intempestifs. » Cette mise en exergue de la « séparation » se voit encore avec éclat, dans la « Motardie », dans le Bikeland, à travers le culte de l’emblématique qu’on

y pratique : le motocycliste est plus qu’un corps, il est un corps décoré, un sapin de Noël humain. Il est en cela, de nouveau, une figure de spectacle, du spectacle universel. Tout comme le prêtre porte sa fonction dans son habit, tout comme le militaire porte sur lui, et sa fonction et son grade, le motocycliste s’emblématise volontiers comme une figure d’exception. Le chevalier des guerres antiques et médiévales portait-il les couleurs ? Le biker lui aussi, à travers le folklore de son habillage, voire de ses tatouages, qui a pu devenir avec le temps, à l’occasion, un déguisement. Port d’un casque décoré, port sur soi de la marque de la machine cousue sur le blouson, port, sur ce même blouson parfois, des signes de l’appartenance à une confrérie spécifique : l’aspect extérieur vaut comme une carte d’identité affichée au grand jour, dissimulant le moins possible certaines addictions – à une marque ou à une couleur de marque (le vert Kawasaki ou le rouge Ducati par exemple), à une socialisation atypique (le signalement, sur une jaquette passée au-dessus d’un blouson, du chapter dans les clubs One per Cent, chez les bikers américains), à un gang et à son style de vie (les bōsōzokus japonais aux allures de dandys perchés sur leurs motos au carénage bizarrement relevé à l’excès et aux selles à rallonge verticale, reconnaissables entre toutes)14. Parle-t-on en ces lignes de déguisement au lieu de parler d’équipement, d’habit ou de parure, c’est qu’il arrive que l’impératif identitaire de l’affichage, chez certains motards qu’on va dire « tardifs », laisse la place à sa composante maniériste et baroque, comme cela s’est passé pour la peinture de la Renaissance entre Fra Angelico et Rubens. D’une expression, d’abord, de la sincérité habitée, l’on glisse parfois vers une expression plus exhibitionniste. Un exemple parmi d’autres : comment certains clubs de type « HOG », Harleys Owners Groups, qui affilient des propriétaires de motos de marque Harley-Davidson, reprennent sur un mode folklorique le style de vie outlaw de leurs aînés californiens (les « 1 % », tels Hell’s Angels de Portland), selon un mode mimétique. Faiblesse et nostalgie Ce folklorisme très poussé de l’identité motarde, l’héraldique portative à laquelle consentent bien des motocyclistes ne sont pas tout bonnement ridicules : ils portent en eux le signe de la différence revendiquée, de la singularité vécue et de la fierté individualiste. Qu’il en existe sur le tard une déclinaison qui fleure le « rétro » ou le « vintage », ces maladies des sociétés de vieux (l’occidentale en tête, en quête désespérée d’un récit d’elle-même qui tienne encore le coup), n’est pas autre chose que l’affirmation d’un dépit amoureux qui est un reproche fait à notre époque. En celle-ci, à dire vrai, on voit bien qu’on ne peut plus aimer la moto comme on l’aura aimée au XXe siècle, alors que la société de contrôle n’avait pas pris encore en main nos destins. Le motard contemporain, celui de l’âge des restrictions et des interdits,

13. Jacques Rancière, Le Partage du sensible.

Un partage du sensible fixe donc en même temps

uns et les autres ont part à ce partage » (entretien

2000 : « J’appelle partage du sensible ce système

répartition des parts et des places se fonde sur

web, http://multitudes.samizdat.net/Le-partage-du-

Esthétique et politique, La Fabrique Éditions, Paris, d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives.

un commun partagé et des parts exclusives. Cette un partage des espaces, des temps et des formes

d’activités qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les

dans Alice 2, 1999, repris dans Multitudes, édition sensible).


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ne regarde ainsi pas par hasard avec dévotion certains de ses aînés glorieux, qu’il s’agisse de pilotes de compétition héroïques tels que Georges Monneret, Giacomo Agostini, Phil Read, Bill Ivy, Roger de Coster ou Freddy Spencer, ou de motards grands devant l’Éternel, qui par leurs voyages lointains accomplis sur deux roues, qui du fait de leur amour sans concession de la machine moto et de sa pratique. Le motard contemporain accorde de même une identique attention enamourée aux productions artistiques, cinématographiques notamment, qui ont mis en avant la copule moto et liberté, à commencer par The Wild One (L’Équipée sauvage) et Easy Rider. Ces productions, si elles fixent le mythe libertaire de la culture moto, portent aussi en elles un drame puissant, celui de la revendication non convertie en acquis, le drame de la Broken Arrow, de la « flèche brisée », pour reprendre le titre d’un célèbre western hollywoodien où il est question de serment non respecté et de pacte maudit15. Tout motard cultive en lui, à l’instar des damnés de la Terre, des opprimés et des vaincus, une colère fondamentale. Sa colère à lui, sourde, parfois libérée de quelques coups d’accélérateur rageurs, naît de cette humiliation d’un genre particulier, celle de la promesse non tenue et de la défaite personnelle. Tout motard, il faut insister, est en son for intérieur un vaincu. Il sent, il sait, il perçoit et intériorise avec clarté et discernement combien la moto lui en donne largement plus que ce qu’il fera d’elle, que ce qu’il est capable de faire d’elle. Se présente-t-il à la moto comme le Miles Christi médiéval, à l’heure de l’adoubement, devant la vraie Croix, c’est au mieux comme son serviteur médiocre, quelqu’un qui certes ose dans sa tête, mais beaucoup moins dans sa vie réelle. Rouler fort et vivre sauvagement, comme une bête humaine – un fantasme surtout. Le motard se représente, pour le dire autrement, comme un minus habens, héros de petite pointure et sur talonnettes, à moins de s’appeler Valentino Rossi et de déchaîner les passions sur les circuits de vitesse après plus de cent victoires en grands prix et le double de podiums. Le motard lambda ? Autant dire Sancho Panza sur Bucéphale, la monture d’Alexandre. Cette monture lui offre de conquérir le monde jusqu’à l’Indus, aux confins des terres connues, et lui que fait-il à son guidon ? Rien que des petits tours de roues mesquins sur le goudron de la Castille civilisée. Désadéquation et revanche symbolique Nous ne devons pas penser bêtement l’esthétique, l’ordre du sentir, du ressentir, des ressentis, comme une discipline où ne compterait que ce que l’on voit, sent, touche, goûte ou entend. L’esthétique impose d’être envisagée, d’être pensée, toujours, en fonction du point d’où elle naît. On ne fait pas que trembler d’effroi en écoutant le cri d’horreur de Lulu assassinée par Jack l’Éventreur à la fin de l’opéra éponyme d’Alban Berg – si l’on frémit, c’est parce que l’on s’approprie mentalement, corporellement, organiquement, cette mort violente qui pourrait être, un jour, la nôtre. Regarder une moto, regarder un motard, regarder un motard et une moto, regarder le couple dit « motomotard » en un seul mot, ainsi, c’est percevoir au-delà de l’apparence, du bruit et de l’effet esthétique tout autre chose,

Georges Monneret sur une 1000 KoehlerEscoffier au départ du kilomètre lancé, côte de Château-Thierry, 1935

une histoire de la victoire qui a viré à l’échec, une histoire d’un absolu changé en réalité. Histoire grise et déprimante de la transcendance muée en immanence, du maximum rapporté à l’échelle réduite, slim, du minimum. Le discours aux Athéniens que prononce Périclès au moment des crises de la peste et de la guerre contre Sparte est grand d’office : car ici le mal, démesuré, cadre avec le discours, démesuré lui aussi. Sublime pour sublime. Le passage devant nos yeux, moulé dans le flot de la circulation, anonymé par la société de masse des transports et ses lois liberticides, d’un biker et de sa machine, par comparaison, risque de décevoir : l’absolu mécanique marié à une volonté battue, le sublime et le quelconque. On aime aussi les motos et les motards – ou on les déteste, tout pareil – pour cause de cette tragédie qu’ils emportent dans leur sillage : la tragédie de l’albatros baudelairien sitôt qu’il est acquis que le grand oiseau des mers australes tutoyant d’ordinaire le haut du ciel ne pourra plus redécoller et s’arracher à coups d’ailes du pont de ce navire où des marins le tiennent à présent captif – la tragédie de la désadéquation. Ici, le monde est vaste mais l’on ne peut s’ébattre, vos rêves de géant sont empêchés de rouler. Interroger la façon dont, au plus large, l’on s’est emparé et l’on s’empare du monde de la moto et du personnage du motocycliste en termes ima-

14. « Un bōsōzoku est un membre d’une contre-

référence à une conduite violente et imprudente, et

(Wikipédia, article Bōsōzoku). Sur les bōsōzokus

à des gangs. Le terme est un amalgame de bōsō,

bō, le mot bōryokudan qui signifie bandit »

the Motorcycle, catalogue d’exposition, Solomon

culture japonaise, associée à des clubs de motos et

zoku, clan. Mais on peut aussi voir dans l’élément

et leurs pratiques motocyclistes, voir The Art of

R. Guggenheim Museum, New York, 1998. 15. Broken Arrow, film de John Woo, 1996.


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ginaires, c’est devoir accréditer un double bind, une double boucle dont le tracé se redistribue sans fin sur lui-même. Sur cette double boucle où le grandiose le dispute au ridicule, le majeur au mineur, le sportif à la distraction, le beau au prétentieux et le généreux à l’arrogant circulent, comme sur la piste d’un circuit de course tortueux, autant d’êtres solides que de devenirs incertains, autant de présentification (le motard est là, la moto est avec lui) que de nostalgie (le motard, la moto, au regard de la dimension glorieuse, ne sont plus). Le motard et la moto, le « motomotard » forment en cela une entité liquide, plastique, offerte au présent autant que tournée vers le passé, dont la réquisition artistique se révèle, de fait, riche de possibilités. Créer à partir du thème motocycliste, c’est pouvoir broder très librement, avec un large spectre de possibilités d’énonciation ou de mises en valeur ou en dévaleur. L’accent pourra ainsi être mis sur la solitude assumée que permet la conduite de la moto, gage de réflexion et de travail sur soi (les films Electra Glide in Blue ou Brown Bunny), sur la violence inhérente au monde motocycliste (Tommy ou encore Quadrophenia de Ken Russell, Mad Max, Terminator…), sur la notion de libre déplacement dans l’espace (Carnets de voyage, narrant le tour de l’Amérique latine, sur une 500 Norton, par le jeune médecin argentin Ernesto Guevara, le futur « Che »), sur la vie de clan (Portrait de groupe avec enfants et motocyclettes), sur le culte de la compétition et du dépassement de soi (Burt Munroe…, pour nous en tenir au seul répertoire cinématographique). On invoquera à l’occasion, encore, la part diabolique de la moto, comme Piaf la chante dans L’Homme à la moto16, l’objet dangereux et facteur de jouissance que peut représenter cette même moto (La Motocyclette de Mandiargues)17, la culture de la stupidité machiste (Michaela Spiegel et ses détournements des clichés « mâles » attachés au monde motocycliste), la culture de la jouissance décérébrée avec Serge Gainsbourg faisant chanter à Brigitte Bardot qu’elle n’a besoin de personne, ni ne reconnaît personne en Harley-Davidson18…, dans une palette très large. La chanteuse américaine Lady Gaga, qui s’intéresse à la moto, fait ainsi figurer celle-ci dans une vitrine de magasin de luxe de la 5e Avenue, à New York, dont elle supervise en 2011 la décoration, sous la forme d’une sculpture anthropomorphe : le corps nu et stylisé, allongé au-dessus du sol, d’une jeune femme tient à l’extrémité de ses bras et de ses jambes des roues de moto qui tournent sur un banc de roulage, comme si le corps était devenu moto – la même Lady Gaga qui ouvre d’autre part le clip de sa chanson Judas19 par la vue silencieuse d’une horde de bikers bardés de cuir et de clous croisant en highway sur des choppers somptueux – rien moins que les apôtres, les compagnons de route de Jésus, patrouillant sur les voies de notre monde déluré et perdu, « la cour de récréation du diable », comme disent si justement les amish.

Aimer à ne pas perdre la raison C’est sans peine qu’on pourrait continuer ce listing très open style des créations qu’inspire la moto dans tous les domaines, de la littérature à la chanson populaire, du grand cinéma aux créations plus facétieuses et moins stéréotypées qui émanent de l’art contemporain. L’important, plus que dresser un inventaire, c’est toutefois de relever combien une « motopoétique », une poétique de la moto et de son pilote, ne peut se concevoir et s’appréhender indépendamment des critères de diversité et de relativité. La moto mène à tout, à la route, à soi, à la société, au regard de l’autre, d’accord, mais pas seulement. Elle vous emporte aussi, poétiquement parlant, sur des itinéraires explosés, dilatés, erratiques parfois, entre exaltation de l’ivresse des sens et mise sur la sellette, et au piquet, du ridicule humain. Il arrive aussi, faut-il le préciser, que les représentations que génèrent la moto et sa pratique touchent plus juste et, surtout, moins allégoriquement. En particulier peut venir flamboyer à travers elles ce point nodal qui forme l’essence du rapport à cette machine unique en son genre qu’est la moto, à savoir l’amour. L’amour, précisons-le, envisagé sous une forme multiple : l’amour que l’on voue à la machine qui vous transporte mais aussi, avec lui, l’amour d’une machine qui vous crée une communauté de vie (les motards, vos frères, que vous saluez sur la route quand vous vous croisez) ou encore tant d’occasions de sentir votre corps et le monde, le « mon-corps-et-lemonde » écrit d’un bloc, avec les traits d’union, une matière insécable, unifiée, homogénéisée, fondue. Cet « amour », le motocycliste le « sait », il a appris à le connaître d’expérience comme une forme de l’amour qui se révèle à travers sa pratique, à être homme et machine d’un même tenant, au-delà des clichés. Ce que sait, ce que sent le motocycliste hautement pratiquant, le motocycliste que l’on va dire « intégriste », c’est en effet combien les motos sont bien plus que des produits de l’industrie, du rêve des designers et des ingénieurs de la mécanique anthropo-motricielle. Et que ce sont, plutôt, et surtout, des « amour-transmetteurs », comme on dit « neurotransmetteurs ». La moto est, dans l’ordre non plus seulement des représentations mais de l’incarnation, un « corps », corps érotique dont tout irradie, de l’apparence aux vibrations, du bruit qu’il produit aux prouesses musculaires, depuis la force de ses étreintes jusqu’au risque qu’il vous fait courir, de vous infliger une dérouillée en vous jetant à terre si vous ne le servez pas comme il convient. Ainsi, ne pratiquet-on jamais la moto sans l’aimer. Ainsi, si l’on se découvre las de cet amour, n’y renonce-t-on jamais sans la détester ou sans se détester soi, figure du renoncement, de la lâcheté, de l’impossible reprise d’autorité sur soi-même. Si l’on est amateur de machines à deux roues et moteur, ainsi, on ne regardera jamais une moto sans être tenté de la draguer, comme on le ferait d’un être humain, voire de « mouiller » ou « bander », selon notre genre sexuel.

16. Édith Piaf, L’Homme à la moto, Olympia, Paris,

toute la région./ Jamais il ne se coiffait, jamais il ne

entre tout/ Sa chienne de moto bien davantage… »

américaine Black Denim Trousers and Motorcycle

les biceps il avait/ Un tatouage avec un cœur bleu

Éditions Gallimard, Paris, 1963 et adaptation J’appuie sur le starter/ Et voici que je quitte la terre/

1956. Adaptation par Jean Dréjac de la chanson

Boots de Jerry Leiber et Mike Stoller. « Il portait des

culottes, des bottes de moto/ Un blouson de cuir

noir avec un aigle sur le dos/ Sa moto qui partait comme un boulet de canon/ Semait la terreur dans

se lavait/ Les ongles pleins de cambouis mais sur

sur la peau blême/ Et juste à l’intérieur, on lisait :

“Maman je t’aime”/ Il avait une petite amie du nom de Marie-Lou/ On la prenait en pitié, une enfant de

son âge/ Car tout le monde savait bien qu’il aimait

« Je n’ai besoin de personne/ En Harley-Davidson/

17. André Pieyre de Mandiargues, La Motocylette, Je n’reconnais plus personne/ En Harley-Davidson/ cinématographique par Jack Cardiff en 1967 (avec J’irai peut-être au Paradis/ Mais dans un train Alain Delon, Marianne Faithfull).

d’enfer. »

18. Brigitte Bardot, Besoin de personne en Harley- 19. Lady Gaga, « Judas », album Born This Way, 2011. Davidson, 1967, paroles de Serge Gainsbourg :


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La moto, en nos corps frustrés de jeux marivaldiens, de sauvagerie, de sexualité totale et de libération physico-sensible, corps assujettis à la régulation de nos sociétés de contrôle et à l’autodiscipline de la soumission volontaire, celle qui garantit lâchement la paix cotonneuse des ménages et des assemblées humaines, instille rien de moins que le mouvement de l’indiscipline amoureuse potentielle. Voilà. Nous allons nous mettre à aimer de la ferraille, de l’essence, de l’acide, du caoutchouc, des fluides animés par la combustion et le ballet mécanique à deux ou quatre temps. Nous allons nous mettre à aimer du bruit et de la pétarade, de l’odeur de caoutchouc brûlé, des traces de freinage sur la chaussée, des mouvements d’aiguille frénétiques sur des cadrans posés à l’aplomb de notre nez comme des indicateurs de la vie « vite », de la vie « forte », de la vie « puissante ». Nous allons nous mettre, une fois en contact avec la moto, à aimer le « corpopoétique » pur, loin des idéalités, des retraits du monde et des absences à l’univers matériel. Voilà : confrontés à la moto, c’est « hommotos », « mothommes », « femmotos », « motofemmes » que nous allons devenir, des figures hybrides, charnelles et mécaniques d’un même allant, d’une même énergie, d’une même vitalité. De la viande, du liquide énergétique, du métal, de l’électricité, du plastique, du caoutchouc, du sang, de la peau, de la peinture et du vernis, sur un mode shaker, indiscernabilité des matières. L’auteur de ces lignes a intitulé un de ses livres, consacré ce dernier à la moto et au phénomène motocycliste, Moto, notre amour20. Ce faisant, il s’est agi de signifier que la moto, en tant qu’engin d’exception prodigue de sensations d’exception, est digne d’être aimée. L’intention implicite à cet intitulé, plus encore, avait pour autre raison d’être de mettre l’accent sur l’instance osmotique, sur la fusion sentimentale, sur le « nous » plutôt que sur le classique « toi et moi ». Les plus fortes représentations de la moto et de son univers sont celles qui parviennent à rendre compte de ce « nous ». Il en existe, et pas que des futiles ou des vaines. □

20.

Paul

Ardenne,

Moto,

Flammarion, Paris, 2010.

notre

amour,

Éditions

Paul Ardenne sur une Harley-Davidson 750 cc militaire, Niort, France, 1977


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LA MOTO MISE À NU PAR SES ARTISTES PLASTICIENS, MÊME PAUL ARDENNE

L’art moderne puis contemporain nous a habitués à l’absorption, l’une de ses caractéristiques majeures. La création plasticienne, depuis que s’en sont saisis, au XIXe siècle, les « modernes » (pour faire simple, les partisans, en matière culturelle, du nouveau, du radical, du pas de côté permanent, contre toute forme de tradition), « mange » tout, fait art de tout, qu’il s’agisse des manières de pratiquer ou des thématiques abordées. Tout « absorber », et sans le moindre complexe encore. César, dans les casses automobiles, sculpte-t-il au moyen de presses hydrauliques des véhicules à ferrailler, en « compresseur » de métal ? Robert Smithson aménage-t-il une rampe de terre, tendue vers le ciel dans un désert texan ? Cy Twombly noircit-il des toiles immenses en faisant du gribouillis une forme d’expression souveraine ? Wolfgang Laib, à même le sol des musées, répand-il du pollen collecté dans les prés, au printemps, pour en faire des monochromes subtils et sibyllins… ? En dépit de leurs manières dépareillées, ces artistes au « faire » et aux préoccupations sans rapport immédiat œuvrent dans une même direction, de façon convergente, avec une identique intention : inscrire leur relation à la vie et à ses constituants dans une configuration inédite. Et ce, sans exclusive de mise en valeur ni de limite mise à l’exercice de la poétisation. « Poétiser » la moto, en faire l’objet privilégié de recherches et de configurations plastiques ? Voilà qui se révèle donc dans l’ordre de la grammaire moderniste, plus inclusive qu’elle n’est fermée. Précisons : dans l’ordre naturel de cette grammaire. La moto, au regard de la modernité artistique, est bien un thème artistique pertinent, comme tant d’autres, et parmi tant d’autres. Un seul objet mais un horizon multiple Thème légitime que celui de la moto, soit, mais dont le caractère conventionnel ne saurait obérer l’intérêt que lui trouvent aujourd’hui bien des artistes plasticiens. Comment cet intérêt s’exprime-t-il, s’indexe-t-il, se convertit-il en formes et en propositions stimulantes pour l’œil comme pour l’esprit ? 1. Par une attention portée à l’objet « moto » et, bien souvent, à son pilote, inspirant des créations réglées sur l’esthétique de la machine et de la chevauchée. Un Chris Gilmour reproduit à l’échelle 1 des motos en carton ; Xavier Veilhan, Brigitte Zieger, Gérard Rancinan expriment encore, à ce registre, la valeur synthétique du tandem moto-motocycliste, symbole de complémentarité, de la fusion homme-machine. Alain Bublex, féru de design et de mythologie progressiste, recompose tout un univers autour de l’objet « moto » : des posters, un garage, des dessins techniques, en faisant évoluer au passage son statut d’artiste vers celui de l’ingénieur hors norme. 2. Par l’attention manifestée plus largement à cette culture moto, avide de représentations brossées à grands traits plus avant1. Julien Serve, dans ses dessins, évoque des films hollywoodiens consacrés à la moto ; Michaela Spiegel, avec une ironie caustique, et Moo Chew Wong, avec humour, brocardent le machisme trop souvent inhérent à la culture 1. Voir, dans ce catalogue, le chapitre précédent,

Paul Ardenne, Kiss Me Deadly, « La moto, ses représentations, sa symbolique ».


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motarde ; Cristina da Silva nous introduit dans l’univers d’Olivier Mosset et des bikers ; Conrad Bakker, inspiré par le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert Pirsig, reconstruit patiemment la moto de cet auteur voyageur, mais en bois et à la main. Jeremy Deller et Alan Kane, aspirés par la culture populaire et son folklore, pistent quant à eux la moto dans ses formes les plus inattendues – un side-car aménagé en corbillard, par exemple. 3. À ces deux sources d’intérêt en connexion étroite avec l’objet moto et avec son univers, il convient d’ajouter une inflexion poétique autrement marquée par l’allégorie. Non expressément ou en tout « motocycliste », celle-ci est l’occasion d’évoquer la moto de manière moins directe, pour faire valoir une leçon de formes, de choses ou de vie. Casques hybrides de Mélodie Mousset et carénages de Bernard Joisten suggèrent l’art historique des blasons et la tradition de l’héraldique. Les images d’un run mélancolique de Jean-Michel Pancin nous dirigent sur une voie déserte débouchant sur le Grand Lac Salé (Utah), haut lieu des records de vitesse motocyclistes. Maro Michalakakos, à sa manière, fait elle aussi de la route, cette idole des motards, son sujet de réflexion, mais pour nous offrir une chaussée en velours rouge qu’a lacérée l’empreinte d’un pneu de moto, évocation de torrides amours contre nature ou, plutôt, contre-culture… Ouvrir la perspective C’est dans un esprit de flexibilité que l’exposition Motopoétique se focalise sur les créations plastiques jumelant moto et art contemporain. Sous condition de ce parti pris générique : dépasser, parce que trop limitée, la formule de l’illustration, de la seule mise en images. Pour cette raison : « poétisée » par les plasticiens d’aujourd’hui, la moto l’est via tous les médiums et avec tous les matériaux possibles. À cette entrée, dessin (Julien Serve), peinture (Moo Chew Wong), sculpture (Conrad Bakker, Chris Gilmour), photographie (Pierre et Gilles, Gérard Rancinan, Patrick Weidmann…), vidéo (Jean-Baptiste Sauvage, Michaela Spiegel), installation (Alain Bublex, Maro Michalakakos) et performance (Myriam Mechita, Cristina Da Silva et Olivier Mosset…) se côtoient sans conflit, et chaque médium trouve dans l’exposition sa place sans hégémonie ni privilège formel. S’agissant des matériaux, une même diversité est de mise, en toute décontraction : le carton avec Chris Gilmour, le bois avec Conrad Bakker, la graisse avec Laurent Faulon, le tissu avec TïaCalli Borlase, qui caparaçonne les motos, en notre début de XXIe siècle, comme on caparaçonnait jadis et naguère encore les chevaux… Si l’art moderne, on l’a dit, s’est ouvert à tout sujet, l’art le plus actuel, de composition à présent « postmoderne » (dénuée d’a priori et anomique), répugne pour sa part aux classements et à l’expression d’une quelconque « vérité » esthétique. Plutôt que la « vérité », c’est bien d’abord la nature de l’expérience, du parcours poétique qui importe, avant toute autre donnée de nature matiériste ou formaliste. Créer à partir de l’objet « moto », pour les artistes de Motopoétique, c’est faire

plus qu’engager un dialogue avec le visible, avec les apparences. Méduser les artistes, les placer dans cette position d’admiration totale ou de sidération qui empêche en retour tout geste, toute création débridée ou délirante ? Non. La moto, tout au contraire, active pour qui s’y consacre avec passion la volonté créatrice. Et d’abord, en invitant à la chevauchée. Jean-Baptiste Sauvage, authentique motocycliste dans la vie courante, fait de la moto un objet d’art, avant tout, cinétique. Sur le circuit Paul Ricard, près de Marseille, il profite des indications peintes au sol, caractéristiques de cette piste, bariolées et géométriques, pour réaliser une performance filmique « totale » intégrant tout à la fois son propre mouvement sur la moto, la vue en travelling des bandes de couleur du circuit filmées pendant sa course, l’enregistrement sonore de cette chevauchée. Shaun Gladwell, de son côté, s’essaie à tenir l’équilibre sur les longues lignes droites d’Australie, son pays, jambes tendues sur les calepieds et bras en croix sur sa moto. Filmé de derrière tandis qu’il roule, comme si le suivait un œil enregistreur, il donne l’impression d’être un Christ fendant un paysage de début du monde, vide et ouvert, infini. Olivier Mosset, encore, que filme Cristina Da Silva, parcourt un paysage suisse en biker, avec d’autres bikers. Ali Kazma, en compagnie de l’auteur de ces lignes, fend à haute vitesse, jusqu’en Iran, l’air des hauts plateaux d’Anatolie ou du bouclier scandinave jusqu’au Cap Nord pour vivre l’ivresse du voyage express et les pauses rapides de récupération que l’on y prend – une occasion de faire le point, caméra vidéo à l’affût, sur les failles d’une existence ou d’une création. Plasticité des liens art-moto Gonzalo Lebrija, en 2006, prend la route menant de San Diego à Mexico, entre ses jambes une moto BMW série 5, dont les flancs du réservoir chromé réfléchissent le paysage. Cet effet de miroir, au fil du voyage, lui sert de base pour travailler les images du territoire qu’il traverse sur deux roues. Son appareil photo capte non le réel mais sa déformation, le jeu d’un glissement de la lumière le long des formes d’une moto, selon le modèle hasardeux et fluide d’une transfiguration éphémère sans cesse réalimentée par le déplacement. Rouler comme l’on crée, créer comme l’on roule à moto, en zigzagant, en faisant l’acrobate, en luttant contre le vent, en profitant des pentes, en se coulant dans les courbes, en se tordant au creux des trajectoires, en souffrant dans les côtes, en chutant et en se relevant… Il arrive, ce faisant, que la phase de roulage porte à la transcendance, au soulèvement des sens, de l’imaginaire. La moto peut être le vecteur d’Erlebnis chantant, le révélateur d’une événementialité superlative où se libèrent la joie, le plaisir, l’absolu. Le champion de Formule 1 Damon Hill, photographié par Gérard Rancinan tête nue et cheveux au vent sur une superbe 1000 Vincent Black Shadow, est-il encore un homme ? Plutôt un ange de la route, à la Cocteau, croirait-on, mais le mystère en moins et le sourire en plus. Janet Biggs, dans un de ses films, met en correspondance une moto lancée dans la conquête d’un record de


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vitesse sur les Salt Flats de Bonneville et une chorale de gospel louangeant le Très-Haut. Ce type de rapprochement ne paraîtra incongru qu’à ceux qui n’ont jamais connu l’ivresse de la fusion cosmique, de l’inclusion du soi dans les éléments. Comme le rappelle plus bas Shaun Gladwell2, la moto est le seul véhicule rapide au monde où le pilote est extérieur à la machine. Cette extériorité a cette conséquence, si l’on interroge l’exacte localisation du corps du pilote : extérieur à sa machine, qu’il chevauche, celui-ci se positionne à l’intérieur même du monde, de la Grande Nature, sans ce cocon protecteur – qui est aussi une frontière – que représentent inévitablement un habitacle d’automobile ou le cockpit d’un avion ou d’un planeur. Rouler comme l’on crée, donc, et inversement, dans le don de soi à la machine, le corps offert de toute sa corporéité, jusqu’à en oublier le réel parfois, et à se laisser conduire. Elisabetta Benassi, Clayton Burkhart font l’un comme l’autre état de ces moments de grâce efficaces où être à moto non seulement bénit le corps de qui conduit celleci, mais voit aussi ce corps de pilote porté à une condition qu’on croirait surhumaine. Dans un de ses films présentés dans l’exposition, Benassi, sur sa BMW, promène un passager dont on jurerait qu’il s’agit d’une réincarnation de Pier Paolo Pasolini, idole sans doute de cette artiste italienne. Joli tour de passe-passe symbolique, et le moment de retrouvailles par-delà la mort. Quant à Burkhart, le motard en Ducati rouge sillonnant la nuit de New York, que met en scène sa vidéo Orpheus Descending, n’est autre qu’Orphée recherchant Eurydice. Cet Orphée-là se déplace vite, il trace dans la ville comme une ligne d’air pulsée – un motard ne saurait perdre du temps dans sa quête en piétinant dans les embouteillages de la mégalopole. Trop de sérieux à ces réquisitions de la moto, estimera-t-on peut-être ? C’est permis. Tout comme il est permis, au regard d’autres sollicitations artistiques prenant la moto pour thème, de rire ou de sourire de bonne grâce. Comme avec Benedetto Bufalino, dont le vélo transformé en moto par la grâce de quelques bouts de carton, d’un bruitage et de l’accélération de la bande-vidéo a tout du gag chaplinesque. Cette diversité des approches, des ressentis et de leur traduction plastique exprime avec évidence la force de l’art, sa capacité alchimique à changer la boue en or – dans le cas de Bufalino, un deux-roues faible, dénué de motorisation, ne se change-t-il pas par miracle en un véloce destrier mécanique dont le moteur pétarade joyeusement, devenu autonome et ne requérant plus la force des mollets pour avancer ? De la moto, de son univers, l’on peut rire, sans nul doute, parce que « le rire est le propre de l’homme », déjà, comme le disait François Rabelais. Mais parce que le rire, aussi, rend la causticité plus supportable et la critique plus admissible. Michaela Spiegel, non sans raison, brocarde l’univers machiste de la moto, le rituel de domination fortement « genré » qui émane de sa pratique et de son univers. Le ton est persifleur, léger, humoristique, mais le coup porte, et là est bien l’essentiel. Malaise masculin dans la Motardie. 2. Ci-après, Art et moto - entretien avec Shaun Gladwell, p. 24.

Un même effet décapant nous suggérant l’autocritique émane des bizarres Choppers d’appartement de Kevin Laisné, à l’architecture mécanique calquée sur celle des vélos de home training. Voilà qui en dit long sur la culture du cocooning, cette forme d’intimité domestique où tout ce qui évoque l’aventure est soigneusement claquemuré entre les quatre murs, le plancher et le toit du foyer. Vivre « à la rebelle » comme le font les bikers ? Oui, mais alors chez soi et pour soi, sans jamais passer le nez dehors et risquer les péripéties du voyage ulysséen, réputé trop peu sécurisant. Florent Lamouroux, lui, s’il ne rit pas forcément, garde un fort souvenir des jeux de son enfance. Parmi ses jouets, se rappelle-til, il y avait ce motard modèle réduit aux membres rigides et figés pour l’éternité dans la pose du pilote de moto en action, bras jetés en avant et jambes écartées. Se réappropriant ce monde pour l’essentiel perdu, celui de sa prime jeunesse, Lamouroux décide de se donner les traits de cette figurine qui, gamin, le faisait rêver : il moule son propre corps, maintenu dans la position du pilote-jouet, dans des sacs de plastique rouge et enrubanne cette sculpture de ruban adhésif. Motocycliste un jour, motocycliste toujours, l’artiste recrée là un des objets fétiches de son passé et choisit de se faire jouet lui-même, à son tour. Retour à la case mécanique La moto, c’est, au bas mot et au plus court, de la « mécanique ». Cette machine, on peut l’aimer aussi, et tout court, parce qu’elle est un objet technique caractérisé par sa nature d’outil sans transcendance. Un objet dont la vocation, avant toute autre, est de fonctionner. La mécanique, côté atelier de type garage et clé de 14, c’est ce qui passionne Luc Mattenberger. Celui-ci conçoit sur la base de motos, entre autres facéties d’inventeur sans préjugé, de curieux engins censés pouvoir se déplacer sur l’eau. Pareillement, Raphaël Zarka se sert de la moto pour revisiter l’utopie technique de l’âge industriel. Lionel Scoccimaro, qui aime la culture brute, remet lui aussi les choses au clair, mais alors sans ménagement, dès qu’il s’agit de valoriser le déterminisme mécanique de la moto : une « bécane », c’est du métal, Brother, Sister, du « machinique », du « machinique vibrant », plus exactement dit. Ainsi, du moteur d’Harley-Davidson, modèle Sportster, laissé en échappement libre, que cet artiste a pu présenter déjà dans des lieux d’exposition. Celui-ci, monté sur un socle, peut être démarré. Objet plastique, ce moteur est aussi un objet sonore. Chaque mise à feu de l’essence pulvérisée dont il se gave le dit avec autorité : ici siègent, entre injecteur et échappement, la force, la brutalité. Le son, justement. Dans un esprit logique, l’exposition Motopoétique ne manque pas de faire sa place à la création sonore, à ce jour une composante devenue essentielle de la création plastique, notamment depuis l’émergence de la culture techno (années 1990) sinon, dès avant celle-ci, d’un art des « ambiances » (Brian Eno). Le son : voilà souvent, parfois sans ménagement, ce par quoi s’annonce la moto. Dans le paysage kaléidoscopique du réel, la moto est le plus clair du temps un son avant d’être une image – du bruit pour l’oreille,


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jusqu’à ce que la vue se mobilise, qui permettra de déceler son détail plastique. Les motos sont réputées pour faire du bruit. Certains diront : de la musique. Bruit, musique : le débat est lancé. Tout dépend comment l’on interprète le bruissement né de leurs entrailles mécaniques. Pour les uns, c’est un vacarme qui agresse l’ouïe, et qu’il conviendrait de réduire ; pour d’autres, c’est une récitation, une mélodie, une chanson, une expression subtile, faite d’explosions, de cliquetis, de percussions, née des tréfonds du carter moteur et du pot d’échappement. Ce bruit ou cette musique, au choix, Andrea Cera, compositeur italien habitué de l’IRCAM3, choisit de nous la faire entendre au cœur même du musée. Afin que nous puissions percevoir au mieux ce que disent les motos « quand elles chantent ». La démarche de Cera n’est pas uniquement descriptive. Elle est aussi proustienne, marquée par la hantise, le souvenir flottant, la remémoration. Andrea Cera a grandi en Italie, une des patries phares de la mécanique motocycliste. Son oreille, dès le plus jeune âge, a accueilli le son généreux offert par les Ducati, Aermacchi, Moto Guzzi, Aprilia et autres MV. Dans Amarcord, film nostalgique de Federico Fellini consacré à l’enfance de ce réalisateur de cinéma génial, une moto coupe brusquement un plan, surgissant comme un bolide dans une rue étroite : la vie s’arrête, se suspend dans un souffle, le temps que passe la machine, dont le bruit domine. La fin de Roma, autre chef-d’œuvre de Fellini, montre une nuée de motards parcourant la Ville éternelle puis sortant de ses murs comme un essaim de puissants frelons ou comme une phalange de légionnaires lancés à la conquête de la Mare Nostrum. Le bruit de leurs motos, obsédant, prégnant, prend aux tripes. C’est cette culture aussi, l’Italie, comme le rappelait dans les années 1970 une publicité de la marque bolonaise Ducati : « L’Italie, c’est la Vénus de Botticelli. Et c’est aussi Ducati. » Une Ducati en échappement Termignoni Corse, cela va de soi, des plus libres qui soient, sans chicane ni arrêtoir du flux sonore extirpé des culasses, qui laisse respirer la machine comme un athlète.

tiples, qui toutes « sonnent » différemment, entend se donner le statut de salle de concert, de tribune sonore. Élaborée à partir de captures sonores, When They Sing exalte le bruit même des motos, anciennes ou récentes, d’usage commun ou de compétition. Pour prendre la mesure de leur respiration mécanique, du ralenti à l’accélération, Andrea Cera a choisi de mettre en concurrence bruit des machines et voix humaine. Dans When They Sing, un officiant humain (l’auteur de ces lignes, qui aime imiter avec la voix le son des motos) tente d’étalonner ses aptitudes vocales sur les aptitudes sonores de motos aussi diverses qu’une Moto Guzzi 8 cylindres en V de course, au bruit strident, ou qu’une Norton Manx, monocylindre au son caverneux. L’homme, dans When They Sing, s’essaie à suivre les motos sur un de leurs terrains majeurs, l’esthétique sonore – mais avec peine, à l’évidence. La production du bruit mécanique n’est pas le fort de l’humain, et la conversation entre machines et homme, on le craint, risque de n’avoir pas lieu. La moto, l’humain, deux mondes ? When They Sing est une proposition à méditer au regard de l’ontologie (la valeur de l’« être musical » et de ce qu’il vient signifier), en ceci : dans cette création sonore se joue une inversion. Longtemps, dans leurs travaux, les musiciens intéressés par la machine ont imité celle-ci, selon le modèle canonique du « bruitisme » futuriste : l’homme donne le la (la machine à écrire qui cliquette, par exemple, imitée à la perfection dans le ballet Parade d’Erik Satie). Pas Andrea Cera. Dans When They Sing, ce sont les motos cette fois qui donnent le la pendant que l’homme, du mieux qu’il le peut, a pour charge délicate d’imiter leur chant. Un homme époumoné, toujours à la limite de ses capacités à la vocalise insolite. Est-ce là le signe subliminal, à l’ère hyper-technologique où nous vivons, que les machines auraient dépassé en pureté, en évidence exprimée, leur propre créateur ? Et que leur potentiel à créer du « sensible », avéré, aurait fini par déclasser ce dernier ? Peut-être.

Bruissements dans le carter et les échappements Le chant des motos, comme on dirait le chant des baleines, avec une pointe de dévotion et, délibérément, l’option lyrique – pour Andrea Cera, n’en doutons pas, les motos « chantent » tout comme « chantent » les baleines et tout comme chantait la Callas, excusez du peu. Non sans raison, la pièce musicale de Cera est intitulée When They Sing. Une poignée d’accélérateur, pour le motocycliste, est comme le clavier d’un piano, comme les cordes d’une guitare ou d’un violon, comme la peau tendue d’un tambour ou d’un djembé – comme les cordes vocales de la chanteuse ou du chanteur. En jouer, plus que simplement produire du son, c’est composer de la musique, faire vibrer l’air au moyen d’harmoniques sans doute chiches en octaves et en fréquences opposées mais grosses cependant d’effet. Le premier de ces effets ? L’impression d’une respiration, d’une vie interne à la mécanique de la moto. Une moto chante parce qu’elle vit et inversement. La salle d’exposition du macLYON qu’Andrea Cera livre au son de machines mul-

Encore BP, sur des casques de moto, fait ruisseler du pétrole – une façon de rappeler que la motocyclette, serait-elle un instrument prodigue de liberté, reste aussi un objet dépendant : pas de carburant, pas d’activation, rien, la moto, objet-merveille, se change une fois son réservoir vide en un outil absurde qui n’a même plus l’efficacité du plus quelconque des outils, couteau de table ou marteau à deux sous. Ange Leccia met nez à nez deux Honda VFR devant un panneau photographique montrant un couple d’amoureux : l’amour ce serait ça, se regarder dans les yeux, ajouter un soi à un autre soi, cumuler des matières pour les abouter ? Tuomo Manninen sillonne le monde et y enregistre avec son appareil photo des vues de motos, organisant chaque fois la vie autour d’elles : dans un garage, dans un salon de coiffure, dans une communauté locale. Charles Moody, peintre, essaie de restituer dans ses grands tableaux la Bike Joy, la « joie motocycliste » et ses embûches : les motards s’y élancent en wheeling, à un rythme fréné-

3. Institut de recherche et coordination acoustique/musique du Centre Pompidou.


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tique, et certains chutent sur la piste de compétition, ce tourniquet des plus intenses rivalités entre champions, théâtre de plaisir, d’orgueil et, quelquefois, de mort. Encore ? Myriam Mechita, avec Easy Falling, nous entraîne également autre part. Une Yamaha 1700 Warrior customisée, aux parties métalliques revêtues de chrome, est ornée d’une longue tresse de perles colorées, sorte de queue-de-cheval. Parure, bijouterie, joaillerie. Mme Moto fait l’élégante ou mieux encore, la Diva. Au moment où Mechita présente au public cette moto dénommée Lady Chrome, lors du vernissage de l’exposition, la cantatrice Chloé Mons vient honorer la machine de quelques vocalises, de même qu’un chambellan annonce les invités d’honneur dans une soirée aristocratique. Qui en fait trop – l’artiste, la machine ? Une hiérarchie s’impose aux personnes présentes : la moto est au centre, l’humain, son serviteur, à sa périphérie, tandis que commence la fête des sens. □


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ART ET MOTO — ENTRETIEN AVEC SHAUN GLADWELL PROPOS RECUEILLIS PAR BARBARA POLLA

Shaun Gladwell est artiste. Et motard. Ses motos sont sa vie, ses motos sont son art. Il n’y a pas de limites entre son art et sa vie. Ses motos sont son atelier aussi, la matière première de ses œuvres. Elles sont pour lui le mouvement, la passion, une addiction ; elles sont ses muses ; elles sont sources de créativité ; elles exigent de sa part une concentration absolue. La moto et l’art, dans le cas de Shaun Gladwell, sont bel et bien indissociables.

Barbara Polla et Shaun Gladwell, Paris, France, 2014

Shaun Gladwell, que représentent pour vous la vitesse et le mouvement – ce mouvement qui se retrouve dans toutes vos œuvres, si différentes soient-elles ? L’idée même du mouvement est un signe, un symptôme de l’évolution de chacun de nous. Nous bougeons, nous évoluons, nous changeons. La vitesse, elle, est une exacerbation bienvenue, profondément nécessaire au mouvement humain. Certes, nous pouvons courir vite, très vite… mais il y a des limites à la vitesse du corps. Nous voulons aller plus vite encore. Nous avons besoin de prothèses pour transcender notre propre mouvement. Pour aller vite, plus vite, si vite que nous ne contrôlons plus la vitesse mais que nous devenons la vitesse même, nous avons besoin de véhicules, d’outils, d’instruments, de machines. Nous avons besoin des motos. Elles deviennent nos prothèses vitales. Notre corps devient moto. Pourquoi préférez-vous la moto aux autres véhicules ? La moto a cet immense avantage sur l’automobile, les avions, les bateaux, les sous-marins… : elle nous transporte à l’extérieur. Lorsque nous sommes sur une moto, nous nous déplaçons dans l’environnement, dans l’air, dans le ciel même. Rien ne sépare notre tête – notre casque – du ciel. Aucun toit au-dessus de nous, si ce n’est le cosmos. Nous sommes dans le monde, comme dans ma vidéo Approach to Mundi Mundi, quand j’écarte les bras sur ma moto. Je


Art et moto — Entretien avec Shaun Gladwell

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suis alors dans le monde, mieux, je suis le monde et il en va de même pour le spectateur. L’autre avantage de la moto, c’est d’être un véhicule ambigu. La moto conjugue en effet la dynamique du phallus aux courbes des hanches féminines. Elle est puissamment aérodynamique. Elle bénéficie de multiples prolongements, tels ses pots d’échappement, et sait bondir et vrombir tels un guerrier ou son cheval, mais elle a aussi un moteur visible, intégré, accessible, que l’on peut explorer à tout moment, des yeux comme de la main. La moto, plus petite que la plupart des autres véhicules, y compris le cheval (alors qu’il y a tant de chevaux dans cet animal-là !), devient ce corps indéterminé avec lequel celui du motard interagit en un corps à corps tout aussi indéterminé. Cette ambiguïté fondamentale est l’une des raisons pour lesquelles la moto éveille une nostalgie de la fusion à nulle autre pareille. Fusion des corps, fusion du temps et des cultures, des mots et des images, des sexes et des générations ; fusion entre le chevalier mythique, le chevalier noir et l’animal, comme dans ma vidéo Apologies (1-6) – fusion entre la vie et la mort enfin. Fusion des genres. Et comment vivez-vous le risque inhérent à la moto ? L’intensité de la vie est à la mesure des risques que nous prenons en la traversant. Et à la mesure de notre concentration. Certes, la rêverie peut aussi être source de créativité – la rêverie est une technique bien connue pour créer (le freewheeling), que l’on peut appliquer à tout moment sans encourir aucun risque : il s’agit simplement de laisser aller son esprit en roue libre. Mais sur la moto, à grande vitesse, il ne s’agit pas de faire du freewheeling. La concentration est alors indispensable, elle devient une question de survie. Il s’agit d’utiliser toutes ses capacités pour maîtriser le risque. À 200 km/h, un impact serait fatal ; une erreur commise maintenant, et la survie devient très improbable. À 200 km/h, on entre dans un espace différent, inexploré, un espace où tout se joue à la roulette. Mais une roulette où il n’y a rien en jeu que le risque : pas d’argent, pas de gain possible, pas de prix comme lors des courses. Juste la vie. La concentration, tant cérébrale que physique, et la nécessité de fonctionner au maximum de l’ensemble de ses potentiels deviennent très vite une addiction. À peine suisje de retour d’une course que déjà mon corps m’appelle à « y retourner », à rouler encore, à me retrouver dans cet état où une seule erreur peut entraîner la mort. Mais pourquoi, au juste, recherchez-vous la peur ? Parce que la vraie conduite doit faire peur, tout comme l’art authentique. L’art, pour nous enchanter, se doit de nous secouer. Parce que la peur est indissociable de la moto. Tu roules, tu as peur, tu ne meurs pas. Tu as gagné encore cette

course-là. La puissance que te donne le flirt avec la mort est incomparable. Tu n’attends pas la mort sur ta moto, tu te confrontes à elle, tu l’affrontes, en pleine conscience que l’accident peut advenir à tout moment et ruiner tous tes plans, car il ne s’agit pas seulement de tes propres compétences de motard, tu sais bien qu’il est impossible de tout calculer, de prévoir chaque risque. Tu l’attends donc, la mort, mais pas pour mourir, non ! Tu espères le coup de poing au ventre, là, au détour de ce virage impossible, comme une mauvaise rencontre intimement désirée. Tu cueilles le stress au tournant, et tu sais qu’elle est là, la mort – non, ce n’est pas une attente, ni un espoir, ni même une menace, c’est une certitude. La confrontation au danger, au stress, la prise de risque n’ont rien d’un jeu. Ils sont une révélation. La relation au danger se compare à ces élastiques que l’on tend et qui nous disent jusqu’où va notre force, jusqu’où elle ne va pas (quand l’élastique lâche soudain). Ces expériences sont tellement fondamentales que nous les réitérons aussi souvent que possible. La civilisation, elle, cherche avec assiduité à nous éloigner de la confrontation au danger, mais nous, les motards, nous résistons : nous voulons ressentir la peur, et c’est à ce titre que nous sommes fondamentalement subversifs. En effet, la société exige la protection, et veut appliquer les lois dites de protection avec d’autant plus de constance que l’homme à protéger est plus jeune, et qu’il a une famille. La moto, en ce sens, est aussi « antisociale », car elle nous invite à retirer les unes après les autres les couches de protection dont la société cherche à nous enrober. D’ailleurs, pour ceux qui ont effectivement une famille, comme moi, la route prend une autre dimension encore. En montant sur ma moto, j’abandonne les drames de ma vie quotidienne, les questions de l’argent, de la nourriture, des impôts… pour un drame bien plus intense et radicalement solitaire : la rencontre avec ma propre existence. Shaun Gladwell, quels liens nous suggérez-vous, finalement, entre le fait de conduire une moto et celui de créer des œuvres d’art ? Créer, c’est comme rouler à moto : il n’y a pas de but, il n’y a pas de fin, c’est un processus ouvert. Je n’ai jamais l’impression d’arriver à une destination avec mon travail créatif. Créer, rouler, rouler, créer… et prendre autant de risques en créant qu’en roulant. En roulant, je prends des risques avec mon corps ; en créant, avec mon esprit. Conduire une moto et créer sont deux processus presque identiques, ou en miroir, aussi addictifs l’un que l’autre. Et pendant le sevrage, tout devient soudain terriblement lent… Pour l’artiste-motard que je suis, la moto est aussi mon atelier créatif. Elle est cet atelier, dans Apologies (1-6), dans Approach to Mundi Mundi, dans Suzuki GSX-R 1100 Intersection. Dans Apologies (1-6), la mort est là, devant


Art et moto — Entretien avec Shaun Gladwell

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les yeux du spectateur qui ne saurait l’ignorer. Les camions écrasent les kangourous, en des collisions très violentes, car les kangourous sont grands et lourds, et les camions aussi. Mais les camions ne s’arrêtent pas, ils laissent là les nobles animaux, agonisant seuls au bord de la route. Le motard sans visage, alors, vient leur apporter une forme de sépulture, leur faire traverser ce Styx symbolique qu’est la route, tel un Charon sans identité révélée, tout de noir vêtu, aucune parcelle de son corps n’étant visible. Le motard devient, en tant que tel, l’Ange de la Mort. Il porte le kangourou avec une tendresse et un respect absolus, à l’image des pietà. Le kangourou, tout comme le spectateur, semble ressentir ce moment métaphysique. Respire-t-il encore ? Dans Apologies (1-6), de par le lien que le motard vivant établit avec le kangourou mort, s’instaure alors une conversation. Comme une excuse. Le langage entre le kangourou et le motard est un langage non verbal, les mots n’ont pas besoin d’être formulés pour être compris. Et lorsque le motard dépose le kangourou de l’autre côté du Styx, rien n’a changé, mais tout est différent. Comme si la moto permettait d’ouvrir, pour les spectateurs aussi, certaines portes ignorées. □

Shaun Gladwell, Silverton, Australie, 2010


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CE MOUVEMENT QUI NOUS TIENT — ALI KAZMA PROPOS RECUEILLIS PAR BARBARA POLLA

Ali Kazma, dans Motopoétique, montre un travail vidéo réalisé lors de plusieurs voyages à moto, en Italie, en Anatolie, en Grèce, dans le Grand Nord et en Amérique du Sud. Deux de ces voyages furent entrepris en duo avec Paul Ardenne, commissaire de Motopoétique, qui suit le travail de l’artiste depuis 2001. Le titre de la vidéo réalisée pour Motopoétique, 5541, fait référence à l’âge des deux hommes lors de leur premier voyage commun. Ali Kazma, ici, parle de ce que représente et de ce que crée pour lui la moto : un espace intime, un chemin que l’on doit suivre, une puissance, un compagnon avec lequel il va bientôt repartir encore.

Ali Kazma et Barbara Polla, Epecuen, Argentine, 2014

Un espace sons-images Conduire une moto, c’est d’abord le plaisir sensuel du bruit du vent et du bruit de la machine qui se mélangent ; les sons sont fluides, ils changent avec l’accélération, la décélération, la vitesse… Sur la moto, je ne suis pas à même de parler : seule reste la pensée. Et cela, même si nous sommes plusieurs à conduire, et même si nous ressentons tous la proximité fraternelle des autres motards, un ressenti lié à l’expérience commune, partagée, du déplacement dans le temps et l’espace. Il n’y a que le bruit du vent dans mon casque et ce bruit devient progressivement un bruit de fond, comme un silence audible, que j’entends sans l’entendre. Je m’immerge entièrement dans cet espace sons-images particulier : les sons du vent et les images du paysage qui défile. Cette immersion solitaire dans le monde n’est pas sans évoquer mon immersion dans mon studio de montage, quand je mets mon casque, non pas de motard cette foisci, mais mon casque avec écouteurs, et que j’ai les yeux fixés sur les images de mes rushes qui défilent comme un paysage. Là aussi, dans mon studio, les sons de mes rushes m’empêchent d’entendre quoi que ce soit d’autre, comme les sons du vent et de la machine dans mon casque de


Ce mouvement qui nous tient — Entretien avec Ali Kazma

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motard – dans les deux cas, je suis dans un cocon très privé, impénétrable, au sein duquel je vois les images, je perçois les sons, ils continuent à défiler. C’est un même type de concentration que j’expérimente, à moto comme en studio : il y a le son, les images et moi et je navigue au milieu, seul. La route, cette promesse Pouvoir se mouvoir est du domaine de la grâce, et la route, toujours, est une promesse. Pas une promesse fallacieuse, non, une promesse sur laquelle je peux compter : la route va, constamment, fidèlement, m’apporter de nouveaux paysages, des lumières changeantes, des atmosphères et des plaisirs inconnus encore, tout un ensemble qui va constituer, à chaque fois, un scénario. Quelque chose va se produire, c’est certain, même si ce n’est pas nécessairement quelque chose de grandiose. Cela peut être juste la pluie – et je découvre la pluie – ou des aspérités particulières à cette route-là, ce jour-là. Ce peut être encore l’un de ces moments rares où tout est soudain parfait, qualité de la route, courbes et virages, et, au moment même où je m’émerveille de cette perfection, je la sens m’échapper déjà. La route est une métaphore, du début jusqu’à la fin. Je m’expose sur ma moto, sur la route, comme je m’expose dans mon travail. Dans les deux cas, je ne peux me mesurer à rien d’autre qu’à moi-même. Rien ne m’est donné ; rien ne m’est pris. La direction que je vais prendre, qu’il s’agisse des routes réelles ou de voies nouvelles que je cherche pour mon travail, ne peut être définie que de l’intérieur : c’est un chemin que je dois taire, car si je le surexpose, il risque de m’échapper. C’est un chemin intime et rarement partagé. Une puissance naturelle J’ai commencé à conduire des motos quand j’avais douze ou treize ans. On pouvait, à cette époque, à Istanbul, louer des scooters de manière illégale. Et puis, à Izmir, j’avais des amis un peu plus âgés que moi qui avaient déjà leurs propres motos, alors j’allais jusqu’à Izmir, pour les voir, pour le pur plaisir de conduire leurs motos. La moto pour moi ? Un coup de foudre, l’amour immédiat. Ma moto aujourd’hui est une BMW R 1200 R. Je prends soin d’elle comme elle prend soin de moi et j’en suis fier – d’ailleurs, si je devais devenir une moto, je ne serais pas n’importe laquelle, non, je serais ma moto. Je l’aime parce qu’elle est puissante, naturellement, sans effort particulier ; elle est constamment puissante, pas besoin de la pousser pour qu’elle développe sa puissance. Ma moto n’est pas démonstrative. Elle est une machine, fière d’être juste cela : une machine. Elle s’arrête comme elle

roule, de manière très précise. C’est en conduisant que l’on apprend la valeur essentielle de l’arrêt, quand un obstacle se présente – un arbre, un camion, un cerf – à une vitesse diabolique. La moto me conduit Depuis que je fais de très longs voyages à moto – depuis 1990 –, je réalise que la moto m’emmène dans des géographies où je n’allais pas auparavant, où je n’irais pas sans elle : elle m’emmène dans la nature, dans la nature solitaire, et plus particulièrement, dans les montagnes. Les routes de montagne semblent conçues pour les motos et les motos conçues pour elles : les motos aiment monter, descendre, tourner, au rythme même qui leur est dicté par ces routes, et moi j’apprends à suivre la machine et à conduire en meilleure harmonie avec elle. La vidéo 5541 ne serait pas ce qu’elle est, les paysages ne seraient pas si sauvages, sans la moto. Il y a quelque chose de très spécifique dans le fait de voyager à moto : car, si sur le type de routes que j’emprunte, on ne rencontre pas beaucoup de gens, il se crée immédiatement une communauté avec ceux que l’on croise. Ce ne sont pas des routes de passage. Les raisons d’être là sont autres : une recherche de transcendance, une recherche esthétique aussi. Les paysages que je traverse deviennent miens, leur esthétique devient mienne : ils sont vastes, ils sont silencieux, ou plutôt, leurs sons sont ceux de la nature même. C’est la moto qui me conduit vers ces paysages. Conduire ma moto, une forme d’accomplissement L’accomplissement, ce n’est pas quelque chose que l’on peut avoir, cela ne passe par aucun « objet », par aucune reconnaissance. C’est une route, un processus, un momentum ; c’est une construction à laquelle on travaille, brique après brique, couche après couche. L’accomplissement est une route qui ne finit jamais : il s’agit de trouver un mode de vie qui soit « juste », juste pour soi-même. L’accomplissement, encore ? C’est aussi une question de chance. Il faut avoir reçu, de la vie, la force de faire et cette forme de confiance en soi qui permet de résister aux pressions de l’environnement. L’accomplissement ne survient, ni ne survit seul. Il faut y travailler constamment. Il en va de même de ma moto : si je la laisse seule, elle s’effondre. Elle s’effondre comme pourrait s’effondrer ma vie, si je n’y prenais garde. Ma moto ne « tient » que grâce au mouvement, au processus, à mon accompagnement constant. Vivre jusqu’à épuisement Conduire une moto est très physique et implique tout le corps et tous les sens. La moto requiert une attention


Ce mouvement qui nous tient — Entretien avec Ali Kazma

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constante, physique et mentale : à la fin d’une journée à moto, je suis épuisé. Quand je conduis, il m’est très difficile de m’arrêter, sauf quand je suis complètement vidé de mon énergie, totalement épuisé. Le corps désire cette totale déplétion, il aspire à atteindre ce point où il doit absolument être « rechargé ». C’est seulement à ce stade de l’épuisement qu’il est bon de s’arrêter. Pas avant. C’est un délice, alors, mais alors seulement, que de se reposer, de sentir son corps se recomposer ; boire un verre de vin prend alors un goût de perfection et s’endormir après une douche chaude devient le paradis lui-même. Et demain, encore ! Je suis convaincu que ces cycles d’épuisement/ recomposition représentent la meilleure manière de rester jeune, car quand le corps se restaure, il se réorganise, il se répare aussi. Il en va de même de l’esprit : j’aime travailler jusqu’à épuisement, filmer, monter… jusqu’à épuisement. Puis, changer de rythme, me reposer, lire, me ressourcer. Cette alternance m’est nécessaire. Je crois que si l’on ne s’épuise pas continuellement, on vieillit prématurément. Le mouvement, l’épuisement nous protègent de l’entropie. C’est tout cela que la moto nous offre, et davantage encore. □

Ali Kazma, Anatolie, Turquie, 2013


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MON HISTOIRE DE LA MOTO PAUL ARDENNE

1956-1960

Pratique « inconsciente » de la moto avec mon père, détenteur d’une 350 Ariel, et avec un certain « Desquins », d’origine basque, détenteur d’une 1000 Ariel Square Four, une moto mythique de l’époque.

1960-2009

« L’énigme du ressort. » Vie intérieure partagée avec l’unique pièce restante de la 350 Ariel paternelle, détruite au début des années 1960 : le ressort de la fourche avant de cette moto, de type parallélogramme.

1965-1969

Longs moments de vie érémitique dans le garage de la ferme familiale. Initiation à la mécanique fine par mon frère aîné, Roger. Séances répétées d’apprentissage statique de la pratique motocycliste sur le cadre désossé d’une Motobécane 125 Z56 non roulante.

1967

Le magazine Science et Vie consacre un article détaillé aux « motos les plus puissantes du monde » : la Munch 996 Mammut, la BMW 600 R69S, la Norton 750 Atlas, la Triumph 650 Bonneville, la MV 600… Deux motos japonaises de cylindrée moyenne mais de performances superlatives, la Suzuki T500 Titan et la Honda CB 450, y témoignent de la supériorité technologique japonaise, récemment acquise.

1969

L’hebdomadaire Moto Revue publie en couverture la photographie de la 500 Kawasaki H1 Mach III, lancée à pleine vitesse, son pilote allongé en limande, jambes à l’horizontale dans le sillage de sa machine. Cette image d’une puissance de fascination peu commune me fait entrer « en moto », comme on dit « en religion ». La Kawasaki H1, surpuissant tricylindre deux temps réputé indomptable (on l’appelle « la faiseuse de veuves »), devient pour moi l’icône de la moto absolue, avec la 1000 Vincent Black Shadow (Angleterre, 1948), la 500 Guzzi V8 huit cylindres (Italie, 1955) et la Honda 250 RC 166 six cylindres (Japon, 1966). Présentation en France de la Honda CB 750 (Japon). Choc de modernité technique. L’industrie motocycliste européenne est en voie d’être déclassée. Rédaction de mon premier article de presse moto, à l’âge de treize ans, consacré à la Honda CB 750, envoyé à l’hebdomadaire Moto Revue (non publié).

1970

1000 Laverda, Azay-le-Rideau, France, 1979

Mort en course, au Tourist Trophy (île de Man), du pilote espagnol Santiago Herrero, dit « le Héros ». Symbole du David qui échoue face à Goliath (il court avec talent sur une moto de marque Ossa trop peu puissante pour dominer ses rivaux), il deviendra quarante ans plus tard le saint martyr du livre Moto, notre amour.


Mon histoire de la moto

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1972

J'obtiens mon permis moto toutes cylindrées. La Kawasaki H2 750 (Japon), tricylindre 2 temps, met le 200 km/h sur route à la portée de toutes les bourses. La firme BSA (Angleterre) ferme ses portes. Effondrement graduel, les années suivantes, des industries motocyclistes européennes et américaines. Seules subsistent quelques marques historiques : BMW en Allemagne ; Ducati, Moto Guzzi, Laverda en Italie… L’Angleterre est le pays le plus durement touché (disparition de Royal-Enfield, Norton, Triumph…).

1972-1975

Participation à de multiples concentrations en France.

1973

La 1000 Laverda trois cylindres (Italie) offre, de série, les 220 km/h.

1975

Yamaha 500 XT (Japon) : naissance du monocylindre grosse cylindrée de loisirs tous chemins.

1975-1985

Incessants voyages motocyclistes au long cours avec MarieHélène Barusseau, ma compagne (Europe, Afrique du Nord).

1975-2000

Les « mousquetaires » nippons, Honda, Kawasaki, Suzuki, Yamaha, dominent le marché moto.

1978

Escalade japonaise à la puissance : Honda CBX 1000 six cylindres 24 soupapes (1978), Kawasaki KZ1300 six cylindres (1979), Suzuki GSX1100 E (1978), Yamaha XS 1100 (1978).

1979-1992

Épopée NR (« New Racing ») par Honda, le sorcier du moteur 4 temps : mise au point de moteurs quatre cylindres à pistons ovales, doubles bielles et 8 soupapes par cylindre. Échec technique mais épisode mythique.

1980

BMW invente avec la R80G/S le concept « GS », Gelände/ Strasse (« tout terrain/route »), qui triomphera à plusieurs reprises lors du rallye Paris-Dakar. Une appellation à l’origine de motos polyvalentes et d’une véritable culture du voyage moto au long cours.

1981

Willie G. Davidson reprend en main la marque Harley-Davidson agonisante. Son pragmatisme, son sens du design et son génie commercial relancent la célèbre company américaine.

1983

John Bloor, magnat de l’immobilier anglais d’origine modeste, rachète Triumph, puis relance la marque avec succès (usine d’Hinckley, 1991).

1985

Le TGV Paris-Lyon battu au chrono par une Kawasaki GPZ900 Ninja.

1000 Laverda, Igoumenitza, Grèce, 1980

Avec mon fils Pierre-Paul sur Honda GL1000 choppérisée, L’Aubertière, France, 1986


Mon histoire de la moto

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1985-1986

Voxan Roadster 1000, Saint-Pierre-Lès-Elbeuf, France, 2001

Suzuki GSX-R 1100, Forêt de Bord, France, 2009

Début de l’épopée « GSX-R » par Suzuki : une 750 puis une 1100 dérivées de la compétition sont mises sur le marché de la moto de route. La GSX-R 1100 atteint 130 CV et dépasse les 270 km/h.

1986

La France, seule au monde le bridage des motos à 100 CV.

1992

Fête sauvage en marge des 24 Heures du Mans moto, neuf morts en six heures (vitesse, défis, gymkhanas).

1994

Ducati 916, par Massimo Tamburini : un nouveau standard de moto sportive légère et racée.

1996

Suite à un grave accident de moto sur la N16, à Caulières, en Picardie, sur Kawasaki ZZR 1100, j'abandonne la pratique motocycliste jusqu’en 2000. Renoncement total, quatre années durant, à la culture motocycliste.

1999

Suzuki GSX1300 R Hayabusa (« Faucon ») : cette machine profilée pour la vitesse extrême est la première moto de série à dépasser les 300 km/h. Elle coûte dix fois moins cher qu’une automobile capable des mêmes performances.

2000

Reprise de la pratique motocycliste sur 1000 Voxan Roadster, 900 Triumph Speed Triple et Suzuki GSX-R 1100 W.

2001

Harley-Davidson V-Rod à moteur Revolution (développé par Porsche) à refroidissement liquide. Une icône du raffinement américain.

2004

Triumph met sur le marché la monstrueuse Rocket 3, d’une cylindrée de 2300 cm3.

2007

Commercialisation des premières motos électriques. Succès limité (faible autonomie, performances médiocres). Un marché d’avenir cependant.

2008-2009

Phase d’admiration sacrale secrète pour l’italien Valentino Rossi, alors huit fois champion du monde moto, véritable icône du sport motocycliste et futur « Trésor national » de l’État italien. Envisage une adaptation littéraire de La Tempête de William Shakespeare avec Valentino Rossi dans le rôle de Prospero jeune.

2009

La sportive BMW S1000RR, sublimant des standards techniques japonais, développe plus de 200 CV au vilebrequin.

sur

cette

voie,

adopte

Je publie aux éditions Flammarion Moto, notre amour, écrit à l’instigation de Barbara Polla, biologiste, auteure et spécialiste d’art, future co-commissaire de l’exposition Motopoétique, et de l’éditrice Sylvie Fenczak.


Mon histoire de la moto

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2011

Début de ma collaboration avec le magazine Cafe Racer, dirigé par Bertrand Bussillet, consacré aux motos transformées dans l’esprit épuré et rock des années 1970. Rencontre avec François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin, émailleur, fanatique de motocyclettes. J'établis avec lui la liste des motos qui vont faire sa collection d’émaux, présentée sous forme d’exposition (Un siècle d'or de la moto) à l’abbaye de Ligugé, dans la Vienne, en mai 2013.

2012

Ducati Panigale S, le premier bicylindre 4 temps à atteindre les 200 CV.

2012-2013

Expéditions motocyclistes au mont Ararat et au Cap Nord avec l’artiste turc Ali Kazma. Contribution à la création de 5541, road movie d’Ali Kazma.

2013

Je collabore avec Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre aux préparatifs moto-techniques de la pièce Giacomo, consacrée par Massimo Furlan au champion motocycliste italien Giacomo Agostini, créée au Grand Théâtre de Luxembourg au printemps 2013.

François Cassingena-Trévedy Vincent Rapide série C RMM543 (1950), 2013 Émail sur plaque de cuivre, 13 x 18 cm, Courtesy de l’artiste, Ligugé

Rencontre avec Giacomo Agostini, champion moto le plus titré de l’histoire (quinze titres mondiaux, cent quinze victoires en grand prix), à Lausanne, ainsi que Raymond Roche, champion du monde Superbike, à l’instigation du photographe et motard Gérard Rancinan.

2014

Commissaire de l’exposition Motopoétique, au macLYON, avec Barbara Polla pour commissaire associée. □

BMW R1200GS, Kayseri, Turquie, 2012

BMW K1200S, Haute-Normandie, France, 2012


LES AR


TISTES NOTICES DE BARBARA POLLA


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CONRAD BAKKER

Conrad Bakker est né en 1970 à Clinton (Ontario, Canada). Il vit et travaille à Urbana et à Chicago (Illinois, États-Unis). Il est diplômé du Master of Fine Arts de l’université Washington à Saint Louis (Missouri, États-Unis).

Conrad Bakker appartient à cette époque parfois dite « de l’objet proliférant », dans laquelle la société industrielle a précipité l’homme occidental. L’objet proliférant, en termes symboliques, est la ruine de l’objet lui-même au profit du multiple : d’objet, il devient produit. Dans ce contexte, l’une des vocations de l’artiste est tracée : se réapproprier la production à la mesure et au rythme de l’homme, et ouvrager, en homme de l’art, les objets mêmes qui envahissent le quotidien. Bakker rend compte de l’état de concurrence entre le monde de l’art et celui de la production, l’artiste se donnant comme mission de critiquer certes, mais aussi de ré-humaniser ce dernier et de doter ses « objets » (ses œuvres) d’un supplément d’âme et

d’une plus-value artistique. Conrad Bakker reproduit ainsi des objets à la fois ordinaires et signifiants : des livres, des pochettes de disques, des tableaux « Do It Yourself », des objets divers en vente sur eBay… Reproductions de bois que l’artiste, peintre de formation, peint pour leur donner une illusion de vérité, tout en soulignant leur nature artisanale. Pour Motopoétique, Conrad Bakker présente une série de trente-six peintures de pièces de moto, basées sur des images de ventes aux enchères sur eBay, intitulée Untitled Project: Honda CB77 Superhawk [parts] (2014), et une nouvelle sculpture en bois peint reproduisant une moto grandeur nature : Untitled Project: Honda CB77 Superhawk (2014). Cette dernière lui a été inspirée par le texte Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, best-seller de Robert Pirsig. Ce roman désormais mythique décrit sous forme autobiographique le voyage d’un motocycliste avec son fils à travers l’Amérique du Nord. On y discute la notion fondamentale du « Bien » telle que l’envisagent Pirsig et les philosophes présocratiques – sans oublier l’art de vivre dans l’instant.

Œuvres présentées dans l'exposition : Untitled Project: Honda CB77 Superhawk, 2014 Huile sur bois sculpté 104 × 65 × 208 cm Courtesy de l’artiste, Urbana Untitled Project: Honda CB77 Superhawk [parts], 2014 Série de 36 peintures Huile sur panneau 22,8 × 30,5 × 1 cm chacune Courtesy de l’artiste, Urbana

Untitled Project: Honda CB77 Superhawk, 2014



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Untitled Project: Honda CB77 Superhawk, 2014, en cours de réalisation dans l’atelier de l’artiste, Urbana, IL, ÉtatsUnis

Conrad Bakker

Untitled Project: Honda CB77 Superhawk [parts], 2014


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Conrad Bakker


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ELISABETTA BENASSI

Elisabetta Benassi est née en 1966 à Rome (Italie). Elle vit et travaille à Rome. Elle est diplômée de l’Accademia di Belle Arti de Rome.

Elisabetta Benassi s’inspire de la psychanalyse pour créer des œuvres qui proposent une relecture du réel et tentent d’élargir le champ de la conscience et de la mémoire. Il s’agit, selon elle, de « sauver une trace de chaque geste, de chaque désir, de chaque pensée… de tout ce qui est sérieux ou ironique, passionné ou indifférent, tragique ou futile ». Son intention : « inverser le cours de l’histoire, inverser les signifiants, mélanger les rôles féminins et masculins, la culture dominante et celle émergente, faire se rencontrer différentes générations » – celles en particulier de l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, figure mythique du XXe siècle, et de l’artiste elle-même.

Dans Timecode (2000), l’une des vidéos de Benassi présentée dans Motopoétique, l’artiste utilise la moto comme prétexte pour une rencontre – une de plus – entre Pier Paolo Pasolini et elle. Comme si Pasolini lui-même était le passager à qui elle montre la ville de son temps désormais, à savoir celui des années 2000 ; comme si elle le portait sur ses épaules aussi. « Comme Énée et Anchise », précise l’artiste, « dans un dialogue sans fin ». Benassi évoque aussi la fusion homme-machine dans l’installation vidéo In Moto (2001). Celle-ci, à l’instar de nombre de ses travaux, superpose des images à la fois incarnées et fantasmatiques. Ici, c’est bien la moto, bien réelle mais comme abandonnée par son motard, qui semble regarder la vidéo de ses yeux qui ne sont qu’un phare pourtant, à moins que ce ne soit le phare lui-même qui projette les images des fantômes du passé.

Œuvres présentées dans l'exposition : Timecode, 2000 Vidéo, couleur, son 3’37’’ Avec : Elisabetta Benassi, Davide Leonardi Caméra : Jacqueline Zünd Courtesy Magazzino Arte Moderna, Rome In Moto, 2001 Installation vidéo, métal, fibre de verre, cuir Vidéo Exodus, 2001 Dimensions variables Collection Giuliana et Tommaso Setari

Extrait de la vidéo Timecode, 2000


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Elisabetta Benassi


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Elisabetta Benassi

Extraits de la vidĂŠo Timecode, 2000


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Extraits de la vidéo Exodus, 2001, projetée dans l’installation In Moto, 2001

Elisabetta Benassi

In Moto, 2001, dans l’exposition In Moto, Galleria Massimo de Carlo, Milan, 2001


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JANET BIGGS

Janet Biggs est née en 1959 à Harrisburg (Pennsylvanie, États-Unis). Elle vit et travaille à New York (New York, États-Unis). Elle est diplômée de la Rhode Island School of Design à Providence (Rhode Island, États-Unis).

Janet Biggs est connue pour des vidéos, photographies et performances dont l’exploration des extrêmes, géographiques comme physiques, constitue le point d’ancrage. Dans ses œuvres, elle pousse ses personnages autant qu’elle-même aux limites du possible : excès de vitesse à moto sur le Grand Lac Salé de Bonneville, chevaux galopant sur des tapis roulants, nageurs olympiques tentant de défier la gravité, kayaks exécutant un ballet synchronisé dans les eaux arctiques… L’artiste se plaît à montrer des êtres solitaires évoluant dans des environnements hors du commun, tels, outre une motarde éprise de vitesse, un explorateur de l’Arctique, une femme travaillant dans une mine de charbon, un expert en spéléologie glaciaire. Certes, ces différents personnages effectuent tous un travail qui leur est propre, mais l’artiste en extrait leur quête existentielle. Ainsi, l’un des objectifs poursuivis par l’artiste est de « susciter une réflexion sur les rapports de l’individu avec le désir ».

La convocation de la moto offre pour Janet Biggs l’occasion de travailler sur ce qu’elle appelle la « présence augmentée ». Pour Motopoétique, l’artiste présente Vanishing Point (2009). Empruntant son titre au road-movie de Richard Sarafian (1971), cette vidéo combine des images de vitesse à moto sur le lac salé de l’Utah avec celles du chœur de gospel du Addicts Rehabilitation Center de Harlem, suggérant une double dynamique, physique et spirituelle, une vraie transcendance.

Œuvre présentée dans l'exposition : Vanishing Point, 2009 Vidéo, couleur, son 10’32’’ Courtesy de l’artiste, Winkleman Gallery, New York et CONNERSMITH, Washington DC

Extrait de la vidéo Vanishing Point, 2009



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Extraits de la vidĂŠo Vanishing Point, 2009

Janet Biggs


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Extraits de la vidéo Vanishing Point, 2009

Vanishing Point, 2009, dans l’exposition No Limits: Janet Biggs, Tampa Museum of Art, Tampa, FL, États-Unis, 2011

Janet Biggs


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TÏA-CALLI BORLASE

Tïa-Calli Borlase est née en 1972 à Chalon-sur-Saône (France). Elle vit et travaille à Paris (France). Elle est diplômée de l’École normale supérieure de Paris et possède un doctorat d’art et science de l’art (Paris 1 – Sorbonne).

Dès le début des années 2000, Tïa-Calli Borlase crée des objets insolites. Ses premières Sculptures membranes, de singuliers arrangements tridimensionnels, sont présentées en 2010 dans l’exposition Ailleurs, à l’espace culturel Louis Vuitton à Paris. Ces installations naissent de détournements et d’assemblages, combinant univers du textile, du stylisme et de l’érotisme. Cavalière émérite, Tïa-Calli Borlase développe aussi divers projets plastiques relatifs

au cheval et au cavalier. L’artiste, amante des chevaux, les dessine à la perfection et les habille volontiers de caparaçons d’époque, historiques, multicolores, moyenâgeux et contemporains tout à la fois. Pour Motopoétique, ce sont les motos qui deviennent ses chevaux, pour les habiller de caparaçons d’équidés, cette fois-ci avec des formes et des matériaux adaptés au monde du « moto-art ». Ainsi, le cuir se fait prédominant pour habiller les motos mythiques que sont tant la Ducati Diavel que la BMW R 1200 GS WC, deux « chevaux » d’exception ouvrant un vaste champ aux métaphores. En femme-cavalière à moto-cheval, Tïa-Calli Borlase dynamise l’imaginaire du spectateur, en l’invitant à la rejoindre dans un Moyen-Âge d’avant-garde.

Œuvres présentées dans l'exposition : Two Ghosts and One Devil, Part One, 2013-2014 Caparaçon pour une moto BMW R 1200 GS Tissu et cuir cousus Environ 150 × 230 × 100 cm Courtesy de l’artiste, Paris Two Ghosts and One Devil, Part Two, 2013-2014 Caparaçon pour une moto Ducati Diavel Cuir cousu Environ 70 × 180 × 80 cm Courtesy de l’artiste, Paris

Two Ghosts and One Devil, Part One, 2013-2014


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