LE MUSÉE
Eugène
Delacroix Arlette Sérullaz
directrice honoraire du musée national Eugène-Delacroix
Dominique de Font-Réaulx
directrice du musée national Eugène-Delacroix
ommaire 4 De l’atelier au musée 10 Un lieu de mémoire : visite de l’appartement et de l’atelier 20 Un musée, les collections 36 L’homme et l’artiste 42 Biographie 48 La Société des Amis d’Eugène Delacroix 50 Delacroix à Paris
La rue de Furstenberg abrite la maison et l’atelier où Eugène Delacroix vécut ses dernières années. Histoire et visite guidée d’un lieu de mémoire devenu musée national.
e l’atelier au
musée
Le musée national Eugène-Delacroix est situé dans le dernier appartement et le dernier atelier occupés par le peintre. Delacroix s’installa 6, rue de Furstenberg le 28 décembre 1857, abandonnant l’atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette qu’il louait depuis 1844 et qui était trop éloigné de l’église Saint-Sulpice dont il devait, dès 1847, décorer la chapelle. Souffrant depuis plusieurs années, l’artiste souhaitait finir à tout prix son œuvre, mais il n’était plus en mesure de faire chaque jour un long trajet depuis la rive droite. Aussi fut-il heureux de trouver par l’intermédiaire de son ami, le marchand de couleurs et restaurateur de tableaux Étienne Haro (1827-1897), un logement calme et aéré, entre cour et jardin, situé au premier étage d’un immeuble relativement proche de Saint-Sulpice et faisant partie des anciens communs du palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés.
L’atelier de Delacroix, transformé en espace d’exposition.
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Eugène Delacroix, Roméo et Juliette devant le tombeau des Capulet, vers 1850. Huile sur papier marouflé sur toile, 35,2 × 26,5 cm. Achat, 2008.
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Ayant commencé son enquête vers le début de l’année 1857, Étienne Haro estima avoir trouvé l’adresse idéale dans le courant du mois de mars. Il lui fallut cependant plus d’un mois pour parvenir à conclure cette affaire, bien éloignée de ses activités habituelles, que Delacroix lui avait confiée. À l’évidence, Haro dut user de toute sa force de persuasion pour que le gérant, M. Hurel, obtienne des propriétaires un bail comportant des clauses particulièrement avantageuses pour le futur locataire. Haro obtint aussi l’assurance que l’escalier du « milieu de la cour » serait réservé à Delacroix, concession étant faite aux membres du conseil supérieur de la Société des conférences de la Ville de Paris SaintVincent-de-Paul, fondée en 1833 par Frédéric Ozanam (1813-1853) et qui occupait l’appartement mitoyen depuis 1854, de pouvoir l’utiliser. Craignant que Delacroix ne fût pas le seul à convoiter l’appartement, Haro, pour le convaincre, lui fit un compte rendu circonstancié de ses conversations avec le gérant, insistant sur le fait que les sommes à débourser étaient sans commune mesure avec les attraits incontestables du lieu. Ayant pris sur lui de fixer un rendez-vous dès que les conditions principales eurent été arrêtées, et pour vaincre définitivement les atermoiements de Delacroix, Haro n’hésita pas à faire appel à la plus sûre des alliées, Jenny Le Guillou, la fidèle gouvernante entrée au service de l’artiste vers 1835 (voir p. 18) : « Mille compliments, je vous prie, à Mme Jenny. Je crois que pour elle ce serait le paradis sur la terre ! » Mi-avril, Delacroix fut informé qu’on lui accordait un bail de quinze ans et qu’il était autorisé à faire construire un atelier dans le jardin à condition d’en soumettre au préalable les plans : au cas où Delacroix viendrait à décéder avant la fin du bail, les bailleurs se réservaient du reste le droit d’exiger « le rétablissement des lieux dans leur premier état ». Quant à l’accès éventuel des voitures dans la cour, il ne pouvait malheureusement en être question, étant donné la nature du pavage, « fait exprès de la sorte pour empêcher des infiltrations dans les caves qui sont au-dessous ». Mais Hurel lui fit remarquer : « En y regardant bien, pour vous le trajet dans la cour n’est que de quelques pas, la porte cochère se trouvant sous une voûte. »
Je pense que je serai ici très bien. Les pièces sont beaucoup plus grandes que dans mon ancien logement, ce que j’apprécie beaucoup. Je n’entends point de bruit, autre point capital pour un homme qui reste beaucoup chez lui.
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« Mon logement est décidément charmant » À partir du mois de mai, les travaux accaparèrent le peintre, comme en témoignent son Journal et sa correspondance, et s’éternisèrent en dépit des efforts déployés par Haro pour activer les entrepreneurs dirigés par Jules Laroche, architecte de l’arrondissement de Corbeil. À plusieurs reprises, Delacroix fit le trajet entre Champrosay – où il louait une maison à l’année, en bordure de la forêt de Sénart – et Paris. Les travaux, qui tardèrent à commencer, furent plus complexes qu’il y paraissait. « Les entrepreneurs sont diaboliques, constate Delacroix dans son journal, le 2 juin 1857 : les uns n’ont aucune solidité ; les autres sont indolents ou trop chers. » Le 26 octobre, l’artiste confie ses craintes à sa cousine et amie de cœur, Joséphine de Forget : « Une course en fiacre à mon logement pour presser mes ouvriers et une promenade sur des trottoirs crottés, voilà ma ressource [...]. Le fantôme du déménagement qui va devenir une réalité se dresse devant moi. Vous comprenez combien il est compliqué pour moi à cause de mes tableaux et de mes dessins. » Le 26 novembre, il note être passé dans son nouveau « logement » et ajoute : « J’éprouve, en remontant ma colline avec le vent du nord au nez, que c’est une épreuve plus dangereuse que de traverser la rivière. » Le 29 novembre, il presse Haro de commencer le déménagement de l’atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Le 20 décembre, cet atelier « est entièrement vide ». L’artiste déménage autour de Noël, du 24 au 28 décembre. Parmi les arrois du déménagement, il confie à son journal le 28 décembre 1857 : « Démé-
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nagé brusquement aujourd’hui. [...] Mon logement est décidément charmant. J’ai eu un peu de mélancolie après dîner, de me trouver transplanté. Je me suis peu à peu réconcilié et me suis couché enchanté. Réveillé le lendemain en voyant le soleil le plus gracieux sur les maisons qui sont en face de la fenêtre. La vue de mon petit jardin et l’aspect riant de mon atelier me causent toujours un sentiment de plaisir. » Le 2 janvier 1858, il écrit à Joséphine de Forget : « Je pense que je serai ici très bien. Les pièces sont beaucoup plus grandes que dans mon ancien logement, ce que j’apprécie beaucoup. Je n’entends point de bruit, autre point capital pour un homme qui reste beaucoup chez lui. » L’appartement, grand d’environ 150 mètres carrés, comprenait une antichambre desservant côté cour la chambre à coucher de Jenny Le Guillou et la salle à manger, et côté jardin la chambre à coucher de Delacroix et le salon. Une petite pièce ouvrant sur l’escalier menant à l’atelier faisait fonction de bibliothèque. On accédait à l’office et à la cuisine, donnant sur la cour, par un petit couloir. Le peintre disposait aussi au dernier étage de deux chambres pour ses domestiques et d’une cave. Cette distribution est toujours celle de l’appartement actuel, où est installé le musée. L’appartement de Delacroix : le salon, transformé en espace d’exposition.
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L’atelier sauvé de la démolition
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Après la mort de Delacroix, le 13 août 1863, la Société Saint-Vincent-de-Paul, dont le nombre des membres avait sensiblement augmenté, obtint la location de l’appartement de l’artiste ainsi que celle de son atelier. Elle les occupait toujours lorsque l’immeuble revint en 1914, par héritage, à Charles Ernest Georges Panckoucke. Sans beaucoup de ménagements, ce dernier avertit ses locataires qu’il mettait fin à leur bail dès 1928, trois ans avant son expiration. Le bruit courant que Panckoucke envisageait la démolition de l’atelier de Delacroix pour y installer un garage, les membres de l’association Sauvegarde de l’art français cherchèrent à faire classer l’atelier et le jardin comme monuments historiques afin d’empêcher cette destruction – il fallut attendre 1991 pour que ce classement soit effectif. Cependant, dès la fin des années 1920, à l’instigation de Maurice Denis entouré d’amis et d’admirateurs de Delacroix, se constitua la Société des Amis d’Eugène Delacroix. La Société parvint non seulement à faire changer d’avis Charles Panckoucke, mais aussi à obtenir la location de l’atelier. Dans l’incapacité de payer le loyer de l’atelier au-delà du premier semestre 1931, elle sollicita l’aide de la Ville de Paris pour financer la location de l’atelier et de l’appartement, ainsi que quelques travaux dont l’urgence était évidente. Les années suivantes, grâce à la générosité de certains membres, elle fut à même d’organiser, presque tous les ans, une exposition au sein de l’atelier du peintre, assurant ainsi le rayonnement des lieux. En 1946, Charles Panckoucke mourut sans descendance directe ; ses dispositions testamentaires inquiétèrent fort les membres de la Société. Il avait en effet désigné pour son légataire universel le sanatorium marin de Pen-Bron, en face du Croisic. En contrepartie du legs, le sanatorium devait faire construire un bâtiment annexe qui aurait pris le nom de pavillon Panckoucke. Bien qu’aucun délai n’ait été imposé pour la construction du bâtiment, le sanatorium se vit contraint de mettre en vente les biens immobiliers dont il venait d’hériter, optant, après multiples réflexions, pour une vente par lots avec une mise aux enchères. Bien décidée à acquérir l’appartement, l’atelier et le jardin, mais dans l’impossibilité de réunir les capitaux nécessaires, la Société des Amis d’Eugène Delacroix vendit alors une partie de ses collections aux musées nationaux. En 1954, elle céda ces lieux de mémoire à l’État, à charge pour lui d’y créer un musée. Grâce à la ténacité des membres de la Société, l’atelier et l’appartement de Delacroix étaient enfin définitivement sauvés. En 1971, le musée Eugène-Delacroix devint le musée national Eugène-Delacroix, dépendant de la direction des Musées de France. Grâce à l’acquisition, en 1992, d’une partie de l’appartement mitoyen de celui qu’occupait le peintre, il fut doté d’un nouvel espace d’accueil et d’une salle d’information. Depuis 2004, le musée est rattaché à l’établissement public du musée du Louvre, liant ainsi, au sein de la même institution, ce lieu de mémoire singulier aux collections les plus riches de peintures et dessins d’Eugène Delacroix.
La vue de mon petit jardin et l’aspect riant de mon atelier me causent toujours un sentiment de plaisir.
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Henri Fantin-Latour, Esquisse pour l’Hommage à Delacroix, 1863-1864.
Huile sur toile, 25,5 × 26 cm. Don Société des A mis du musée, 2008.
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Dans l’intimité de Delacroix : un havre de paix et d’inspiration au cœur de Paris.
mémoire :
n lieu de de l’appartement et de
visite
l’atelier
La visite du musée comprend les trois pièces de l’appartement ouvertes au public, l’atelier et le jardin rénové en 2012. Les travaux qui seront entrepris en 2014 comprennent l’agrandissement de l’espace muséographique grâce à l’intégration de la salle à manger dans le parcours. La distribution des lieux est toujours celle que connut Delacroix. Les œuvres exposées font partie des collections permanentes du musée : peintures, dessins et gravures, lettres, souvenirs divers, dont des objets rapportés du Maroc par le peintre. S’y ajoutent plusieurs toiles déposées ou prêtées par le département des Peintures du musée du Louvre, des sculptures déposées par le département des Sculptures ainsi que des dessins du département des Arts graphiques, exposés par roulement à cause de leur fragilité. Les accrochages sont renouvelés plusieurs fois par an, permettant ainsi d’exposer de manière régulière l’ensemble de la collection.
L’antichambre Du temps de Delacroix, l’antichambre était meublée simplement d’une banquette en chêne recouverte de velours vert, avec une lanterne de verre arrondie et six patères de cuivre. Elle était chauffée par un calorifère en tôle. Grâce au récit d’une visite que Philippe Burty fit à l’artiste en 1861, nous savons qu’il y avait aux murs des lithographies de ou d’après Delacroix. Un buste en plâtre du peintre, maquette de Jules Dalou (1838-1902) pour le monument élevé dans les jardins du Luxembourg, accueille aujourd’hui les visiteurs.
Le salon
Jules Dalou, Buste d’Eugène Delacroix, 1889.
Plâtre patiné, 81 × 87 × 41 cm. Dépôt du Petit Palais – musée des Beaux-A rts de la Ville de Paris.
L’inventaire établi après la mort de Delacroix établissait ainsi l’ameublement du salon : « un bureau plat en acajou garni de bronze ; un secrétaire en bois d’acajou avec dessus de marbre [sans doute celui qui est placé entre les deux fenêtres mais dont le marbre n’existe plus] ; un fauteuil en acajou recouvert de damas de laine à fleurs ; un mobilier en palissandre recouvert de reps, comprenant un canapé, quatre fauteuils et quatre chaises ; un canapé recouvert de drap rouge ; un fauteuil Voltaire recouvert de reps ; six chaises imitation palissandre ; une table acajou à volets avec tapis de reps ; une chaise en tapisserie, fond bleu ; un pupitre, travail indien ; un coffre à bois recouvert en tapisserie ; un écran en acajou et aussi une pendule style Louis XIV ; quatre vases en faïence ; quatre flambeaux en bronze doré style Louis XV ; un calice en verre de Bohême et verre filigrané ; une bouteille en porcelaine de Chine, montée en bronze doré ; un groupe en marbre [...] ». Les fenêtres étaient garnies de grands rideaux en velours grenat, doublés de damas de laine avec un galon en bois doré à frange et de vitrages en mousseline.
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Thales Fielding, Portrait d’Eugène Delacroix, vers 1825.
Huile marouflée sur carton, 34,3 × 27,3 cm. Achat, 2009.
La bibliothèque Du vivant de l’artiste, la bibliothèque servait de passage pour se rendre à l’atelier et l’on y faisait patienter les visiteurs. Elle était meublée d’un bureau en acajou, d’un fauteuil en acajou couvert de laine et de huit chaises cannées en merisier. Un coffret de porcelaine de Sèvres était placé sur le bureau. À proximité, un flambeau avec abat-jour et un buste en plâtre du musicien Halévy. Trois placards garnissaient également la pièce, deux d’entre eux contenant du linge, et le troisième quatre cents volumes brochés ainsi que la collection complète du Magasin pittoresque. Un escalier part de cette pièce pour mener à l’atelier et au jardin. Du temps de Delacroix, cet escalier était vitré sur toute la longueur, de façon à permettre au peintre de se rendre dans l’atelier sans être incommodé par le mauvais temps – sans doute à l’initiative de Joséphine de Forget qui s’inquiétait des risques que les passages en plein vent pouvaient faire courir à la santé fragile de l’artiste. D’après les photographies conservées, l’escalier fut ainsi couvert jusque dans les années 1920. Il ne l’était déjà plus lorsque le président Lebrun vint inaugurer en 1932 la première exposition organisée dans l’atelier par la Société des Amis de Delacroix.
Palette et pinceaux ayant appartenu à Delacroix, XIX e siècle, bois. Dons Mme Claudie Léouzon-le-Duc à la Société des A mis d’Eugène Delacroix, 1948, don Société des A mis du musée, 2002.
Table à peinture, XIX e siècle, chêne. Don de Mme Pillaut à la Société des A mis d’Eugène Delacroix, 1948, don Société des A mis du musée, 2002. Palette et pinceaux ayant appartenu à Delacroix, XIX e siècle, bois. Palette : dépôt du musée du Louvre, département des Peintures.
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Eugène Delacroix, Portrait de Thales Fielding, vers 1825. Huile sur toile, 32,3 × 24,8 cm. Achat, 2009.