Mythes et Mystères. Le symbolisme et les artistes suisses (extrait)

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Mythes et mystères Le symbolisme et les artistes suisses Kunstmuseum Bern 26 avril-18 août 2013 Museo Cantonale d’Arte et Museo d’Arte, Lugano 15 septembre 2013-12 janvier 2014

Couverture : Giovanni Segantini, La Vanité (La Source du mal), 1897, détail, cat. 24 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination éditoriale : Laurence Verrand assistée de Astrid Bargeton et Céline Guichard Conception graphique : Nelly Riedel Traduction de l’allemand et de l’anglais vers le français : Élisabeth Agius d’Yvoire Traduction de l’italien vers le français : Renaud Temperini Contribution éditoriale : Marion Lacroix Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, France, 2013 © Kunstmuseum Bern, Suisse, 2013 © Museo Cantonale d’Arte et Museo d’Arte, Lugano, Suisse, 2013 Pour les œuvres de Cuno Amiet (fig. 11, cat. 198, 218, 219) : © Peter Thalmann, CH-3360 Herzogenbuchsee Pour l’œuvre de Edvard Munch (cat. 35) : © 2013, ProLitteris, Zürich Pour l’œuvre de Richard Riemerschmid (cat. 49) : © 2013, ProLitteris, Zürich ISBN : 978-2-7572-0525-9 Dépôt légal : avril 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


Mythes et mystères L e

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Exposition Commissaire Valentina Anker Assistante Carole Perret Kunstmuseum Bern Directeur du Kunstmuseum Bern Matthias Frehner Finance et administration Andrea Zimmermann Service de communication Ruth Gilgen Hamisultane, Brigit Bucher, Aya Christen, Rosmarie Joss, Christian Schnellmann, Marie Louise Suter Shop Magali Cirasa Médiation culturelle Magdalena Schindler, Beat Schüpbach, Anina Büschlen Régie des œuvres Ethel Mathier avec la collaboration de Monika Schäfer Département de restauration Nathalie Bäschlin, † Béatrice Ilg, Dorothea Spitza, Myriam Weber Technique et installation René Wochner, Thomas Bieri, Jan Bukacek, Mike Carol, Andres Meschter, Martin Schnidrig, Simon Stalder, Roman Studer, Volker Thies, Peter Töni, Wilfried von Gunten Architecture de l’exposition Ulrich Zickler

Museo Cantonale d’Arte et Museo d’Arte, Lugano Directeur du Museo Cantonale d’Arte et du Museo d’Arte, Lugano Marco Franciolli Coordination Cristina Sonderegger avec la collaboration de Francesca Bernasconi et Maria Pasini Finance et administration Mara Massera, Floriano Rosa, Marco Schmid, Simone Solcà Service de communication Benedetta Giorgi Pompilio, Anna Poletti, Vanessa Schäfer Médiation culturelle Alice Croci Torti, Benedetta Giorgi Pompilio, Isabella Lenzo Massei, Viviana Rossi Régie des œuvres Bettina della Casa, Marie Kraitr Département de restauration Franca Franciolli, Sara De Bernardis, Graziella Chiesa Technique et installation Luca Bottinelli, Mario Cattalani, Fabio Frischknecht, Graziano Gianocca, Alessandro Lucchini, Luigi Molteni, Salvatore Oliverio, Danilo Pellegrini Communication visuelle CCRZ


Catalogue Conception et rédaction Valentina Anker Assistante de rédaction Carole Perret Éditeurs Kunstmuseum Bern Museo Cantonale d’Arte et Museo d’Arte, Lugano Contributions Valentina Anker, Genève Michel Draguet, Bruxelles Jean-David Jumeau-Lafond, Paris Alexander Klee, Vienne Annie-Paule Quinsac, New York Pierre Rosenberg, Paris Textes d’introduction des sections d’images Valentina Anker, Genève Marco Franciolli, Lugano Matthias Frehner, Berne Jean-David Jumeau-Lafond, Paris Sharon Latchaw Hirsh, Rosemont, Illinois Albert Levy, Paris Laurence Madeline, Genève Cristina Sonderegger, Lugano Beat Stutzer, Coire Jacques Tchamkerten, Genève Lectorat Valentina Anker, Manuel Baud-Bovy, Pat Goldblat, Carole Perret, Ghislaine Picker


Patronage L’exposition est placée sous le haut patronage de Alain Berset, conseiller fédéral, Département fédéral de l’intérieur (DFI) Hans-Jürg Käser, conseiller d’État, directeur de la Police et des Affaires militaires du canton de Berne Alexander Tschäppät, président de la Ville de Berne


Remerciements Partenaires

Avec le soutien exceptionnel des Musées d’art et d’histoire de Genève Nous remercions également ceux qui, à des titres divers, nous ont apporté leur aide au cours de notre travail de recherche, dans la rédaction du catalogue et dans la préparation de l’exposition : Évelyne et Maurice Aeschimann, Vania Aillon, Raphaël Anker, Diane d’Arcis, Monique Barbier-Mueller, Gabriella Belli, les éditions Benteli, Virginia Bertone, Bernhard Böschenstein, Margot Brandlhuber, Christian Bührle, Lara Calderari, Jean Clair, Marc-Antoine Claivaz, Guy Cogeval, Nicolas Crispini, Étienne Dumont, Jessica Ferin, Frédérique Flournoy, Liliane Flournoy, Hubertus von Gemmingen, Claude Ghez, Pat Goldblat, Emanuela de Gresti, Robert Hirt, Danielle Hodel, Irina Ivanova, Jean-David Jumeau-Lafond, Eberhard W. Kornfeld, Karin Koschkar, Hélène Levy, Pierre-André Lienhard, Dominique Lobstein, Victor Lopes, Angelo Lui, Maria Vittoria Marini Clarelli, Laurence Mattet, Cornelia Mechler, Thérèse et Jean-Paul Morhange, Laura Pedrioli, Philippe Perrot, Ghislaine Picker, Giovanna Rivara, Till Schaap, Letizia Scherini, Diana Segantini, Jean Starobinski, Urs Staub, Christine Stauffer, Alain Tarica, Richard Thomson, Jacqueline Wolf. Un souvenir reconnaissant va à la mémoire de la grande collectionneuse Mme Vera Neumann qui a prêté des œuvres magnifiques pour ces expositions. Nos remerciements vont aussi au Schweizerisches Institut für Kunstwissenschaft (SIK-ISEA), à son directeur, Roger Fayet, et tout spécialement à Paul Müller, Monika Brunner et Milena Oehy, ainsi qu’à Viola Radlach, Barbara Nägeli et Alice Jaeckel. Nous remercions chaleureusement les éditions Somogy, dont le talent et la rigueur ont permis une parfaite réalisation de ce catalogue, notamment leur directeur, Nicolas Neumann, et leurs principales collaboratrices et principaux collaborateurs, Véronique Balmelle, Marc-Alexis Baranes, Michel Brousset, Florence Jakubowicz, Marion Lacroix, Stéphanie Méséguer, Nelly Riedel, Laurence Verrand, ainsi que toutes les traductrices et tous les traducteurs.


Prêteurs Que toutes les personnes qui ont permis, par leur généreux concours, la réalisation de cette exposition, trouvent ici l’expression de notre gratitude, notamment tous les prêteurs qui ont souhaité garder l’anonymat et les responsables des collections suivantes : Aarau, Aargauer Kunsthaus : Madeleine Schuppli, directrice

Coire, Bündner Kunstmuseum : Stephan Kunz, directeur

Locarno, Servizi Culturali : Riccardo Carazzetti

Ascona, Fondazione Monte Verità : Lorenzo Sonognini, directeur ; Andreas Schwab

Collection Christoph Blocher Collection Jean-David Jumeau-Lafond

Lucerne, Kunstmuseum Luzern : Fanni Fetzer, directrice

Bâle, Kunstmuseum Basel : Bernhard Mendes Bürgi, directeur ; Nina Zimmer, conservatrice

Collection particulière, Courtesy Lidia Zaza-Sciolli Art Advisory

Bellinzone, Archivio di Stato del Cantone Ticino : Andrea Ghiringhelli, directeur Bellinzone, Museo Civico Villa dei Cedri : Anna Lisa Galizia, conservatrice Berne, collection E. W. K. Berne, Confédération suisse, Office fédéral de la culture : Andreas Münch, directeur des collections d’art de la Confédération Berne, Fondation Gottfried Keller : Andreas Münch, secrétaire Berne, Kunstmuseum Bern : Matthias Frehner, directeur ; Claudine Metzger, responsable de la collection graphique Berne, Schweizerische Theatersammlung : Heidy Greco-Kaufmann, directrice Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique : Michel Draguet, directeur ; Dominique Marechal, conservateur Budapest, Szépművészeti Múzeum : László Baán, directeur

Collection Neumann

Dornach, Rudolf Steiner Archiv : Stephan Widmer Genève, Association des Amis du Petit Palais Genève, BGE, Centre d’iconographie genevoise : Nicolas Schätti, conservateur

Lugano, Collezione Città di Lugano : Marco Franciolli, directeur Lugano, Museo Cantonale d’Arte : Marco Franciolli, directeur Lyon, Musée des Beaux-Arts de Lyon : Sylvie Ramond, directrice Olten, Kunstmuseum Olten : Dorothee Messmer, directrice Saint-Moritz, Segantini Museum : Beat Stutzer, conservateur

Genève, Bibliothèque de Genève : Alexandre Vanautgaerden, directeur

Sion, Musée d’art du Valais : Pascal Ruedin, directeur

Genève, Collection des Musées d’art et d’histoire de la Ville de Genève : Jean-Yves Marin, directeur ; Laurence Madeline, conservatrice en chef des beaux-arts ; Christian Rümelin, conservateur du cabinet d’arts graphiques

Soleure, Kunstmuseum Solothurn : Christoph Vögele, directeur

Genève, Conservatoire de Musique de Genève, Bibliothèque : Eva Aroutunian, directrice ; Jacques Tchamkerten, responsable de la bibliothèque Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts : Bernard Fibicher, directeur ; Catherine Lepdor, conservatrice Locarno, Fondazione Filippo Franzoni : † Pia Balli ; Riccardo Carazzetti

Vevey, Musée Jenisch Vevey : Julie Enckell Julliard, directrice ad interim Winterthour, Kunstmuseum Winterthur : Dieter Schwarz, directeur Zurich, Kunsthaus Zürich : Christoph Becker, directeur ; Philippe Büttner, conservateur Zurich, Museum für Gestaltung Zürich, MfGZ, Zürcher Hochschule der Künste, ZHdK : Christian Brändle, directeur ; Sabine Flaschberger, conservatrice


Présentation des auteurs Valentina Anker, spécialiste de l’art suisse du xixe et du xxe siècle, a enseigné à l’Université de Genève. Commissaire de nombreuses expositions, elle est l’auteur des catalogues raisonnés d’Alexandre Calame, 1987, 2000, et de plusieurs livres, dont Le Symbolisme suisse. Destins croisés avec l’art européen, 2009. Michel Draguet, professeur à l’Université libre de Bruxelles, directeur du Centre de recherche René Magritte, directeur des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, a consacré plusieurs travaux au symbolisme, dont le livre Le Symbolisme en Belgique, 2004, 2010. Marco Franciolli, directeur-conservateur du Museo Cantonale d’Arte et du Museo d’Arte de Lugano, est l’auteur de nombreuses expositions et publications sur l’art moderne et contemporain et sur la photographie. Matthias Frehner a été conservateur de la collection Oskar Reinhart « Am Römerholz » à Winterthour, secrétaire de la fondation Gottfried Keller, rédacteur pour les questions artistiques à la Neue Zürcher Zeitung, et est actuellement directeur du Kunstmuseum Bern, à Berne. Jean-David Jumeau-Lafond, spécialiste du symbolisme, a consacré sa thèse à Carlos Schwabe. Auteur de plusieurs essais sur la relation entre les arts, il a été commissaire de l’exposition itinérante Les Peintres de l’âme, le symbolisme idéaliste en France, 1999. Alexander Klee est conservateur au Belvedere de Vienne pour la seconde moitié du xixe siècle et le début du xxe siècle. Il a publié en 2006 Adolf Hölzel und die Wiener Secession, et a été commissaire de l’exposition Hans Makart en 2011. Sharon Latchaw Hirsh, présidente du Rosemont College (États-Unis), spécialiste de la fin du xixe et du xxe siècle en Europe, principalement de Ferdinand Hodler, est commissaire d’expositions et auteur de plusieurs ouvrages, dont Symbolism and Modern Urban Society, 2004.

Albert Levy, architecte, sémioticien, docteur en études urbaines, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, est l’auteur de Les Machines à faire-croire. I. Formes et fonctionnements de la spatialité religieuse, 2003. Laurence Madeline a été conservatrice au Musée Picasso et au Musée d’Orsay, à Paris. Auteur de nombreux ouvrages, commissaire de l’exposition James Ensor, 2009, elle est actuellement conservatrice en chef des beaux-arts au Musée d’art et d’histoire de Genève. Annie-Paule Quinsac, professeur émérite de l’University of South Carolina, spécialiste de la fin du xixe siècle italien, notamment du divisionnisme et de la Scapigliatura, est l’auteur des catalogues raisonnés de Giovanni Segantini et Daniele Ranzoni. Pierre Rosenberg, de l’Académie française, présidentdirecteur honoraire du Musée du Louvre, est spécialiste de la peinture et du dessin français et italien des xviie et xviiie siècles. Il rédige actuellement le catalogue raisonné des peintures de Nicolas Poussin. Cristina Sonderegger, conservatrice du Museo d’Arte de Lugano, a réalisé des expositions et publié des catalogues sur l’art en Suisse de la fin du xixe et du début du xxe siècle, en particulier dans le canton du Tessin. Beat Stutzer, conservateur du Segantini Museum à Saint-Moritz, a aussi été directeur du Bündner Kunstmuseum de Coire (1982-2011). Il est est l’auteur de nombreuses publications et expositions consacrées à Giovanni Segantini, et d’Augusto Giacometti, Leben und Werk, 1991 (avec Lutz Windhöfel). Jacques Tchamkerten a publié divers travaux sur la musique suisse et française du début du xxe siècle, dont des monographies consacrées à Émile Jaques-Dalcroze, Ernest Bloch et Arthur Honegger. Il est responsable de la Bibliothèque du Conservatoire de Musique de Genève.



Avant-propos La nuit est l’un des principaux thèmes de l’exposition Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses. La nuit qui nous recouvre du manteau de l’oubli, mais aussi la nuit peuplée d’êtres mystérieux que le jour ne connaît pas. De sombres passions animent les heures d’obscurité chez les symbolistes ; des faunes sont embusqués dans la forêt, des licornes et des centaures parcourent des paysages de rêve déconcertants, des chimères franchissent la barrière des espèces et effacent les limites entre imagination et réalité. La grande diversité des regards portés sur la nuit transparaît dans les chefs-d’œuvre qu’Arnold Böcklin et Ferdinand Hodler ont intitulés La Nuit et qui constituent le noyau des toiles consacrées à ce thème. Le symbolisme est considéré comme le creuset des grands courants artistiques du xxe siècle. Il ouvre la voie au surréalisme et à l’expressionnisme, mais aussi à l’art abstrait. La multitude des thèmes traités par le symbolisme se reflète dans l’exposition Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses, qui en aborde quinze, dont la nuit, déjà mentionnée, la nature, le temps, la violence, la mort, les anges et le paradis. Sont ainsi réunies quelque deux cents œuvres représentatives des vastes perspectives qu’ouvre ce courant. Une exposition de cette ampleur est inconcevable sans la collaboration de musées nationaux et internationaux. Ainsi, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, le Szépművészeti Múzeum de Budapest, des collectionneurs suisses et étrangers, de nombreux musées et institutions suisses ont prêté des œuvres de leurs collections. Le Credit Suisse, qui s’engage pour le sponsoring culturel et sportif depuis plus de trente ans, est partenaire du Kunstmuseum Bern et du Museo d’Arte de Lugano. La collaboration avec ces musées est source de nombreuses idées, qui se concrétisent en expositions dont le rayonnement dépasse largement nos frontières. C’est plus particulièrement le cas pour le thème central du symbolisme, auquel le Kunstmuseum Bern consacre régulièrement des expositions. En l’occurrence, il établit pour la première fois un parallèle direct entre le symbolisme suisse et le symbolisme international, et présente l’étonnante diversité de ce courant. C’est avec une joie particulière que nous apportons notre soutien à cette exposition, car elle est réalisée en collaboration avec le Museo Cantonale d’Arte et le Museo d’Arte de Lugano. Le Credit Suisse remercie toutes les personnes et institutions impliquées, grâce auxquelles le rôle du symbolisme suisse peut être mis à l’honneur dans un contexte européen d’envergure.


Préface Le symbolisme n’est pas tant un style qu’une posture qui fait apparaître l’artiste comme un prêtre d’oracles. Ce mouvement international des années 1890 vise à tourner le dos à la réalité profane et matérialiste de la société de masse de l’ère industrielle, que stigmatisent la technique, l’urbanisation et l’anonymat. Les symbolistes lèvent le masque figé de la face rationnelle du monde et découvrent la force séductrice de la vraie vie, du mystère et du merveilleux, mais aussi la menace des pulsions inquiétantes. Il appartient aux gens de lettres, aux compositeurs et aux artistes d’évoquer et de faire revivre ce qui n’est plus, le mystère, la beauté, la vérité. Fuyant leur époque et la civilisation, ils font renaître les mystères des religions, les mythologies et les œuvres poétiques, comme autant de lieux de nostalgie syncrétiques. Ces mondes du rêve qui se laissent tout juste deviner appellent, dans le prolongement des formes évanescentes du romantisme et de l’impressionnisme, la poésie, la peinture et la musique, pour remémorer une atmosphère suggestive. Claude Debussy, Charles Baudelaire, Gustave Moreau et Odilon Redon empruntent cette voie. Certains artistes aussi recourent aux stratégies du réalisme et à la profondeur de champ du photographe pour aborder cet univers visionnaire. Emblématique de ce type de tableau symboliste, La Nuit de Ferdinand Hodler de 1889-1890 est perçue, lors de sa première présentation à Genève en février 1891, comme une œuvre immorale et, la veille encore de l’inauguration officielle de l’exposition, elle est retirée du musée Rath. Comme l’ont fait, avant lui, Gustave Courbet et Édouard Manet dans des circonstances analogues, Hodler expose pour son propre compte l’objet du scandale dans un bâtiment situé à proximité immédiate de l’exposition. Trois semaines après, il en a déjà retiré 1 300 francs de bénéfice net ; si bien qu’il emporte cette œuvre à Paris pour la soumettre au jury du Salon du Champ-de-Mars. La Nuit comptera au nombre des deux cent quarante-trois œuvres acceptées sur deux mille soixante-dix envois. Le tableau plaît particulièrement au président du jury, Pierre Puvis de Chavannes, qui admet Hodler parmi les membres de la Société nationale des artistes français et lui en décerne la médaille d’argent. Dans cette première œuvre majeure, le sommeil nocturne n’est pas, pour Hodler, l’expérience positive d’un renouvellement des énergies vitales, il fait plutôt surgir une vision d’horreur qui menace l’existence. Comme dans Le sommeil de la raison engendre des monstres de Goya, le personnage central, alter ego de l’artiste, est assailli dans son sommeil par un adversaire inquiétant et se trouve engagé dans un combat mortel contre lui, rappelant la lutte de Laocoon et des serpents. La Nuit de Hodler cristallise l’angoisse existentielle de fin de siècle et de décadence dans une

confrontation directe et inévitable avec l’« autre face » intacte du monde bourgeois. Hodler accède soudain à la notoriété et se voit sollicité par l’une des figures les plus pittoresques du symbolisme : Joséphin Péladan, qui fonde en 1892 l’ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal et organise de 1892 à 1897 le Salon de la Rose+Croix. Hodler expose Les Âmes déçues au premier Salon, qui se tient à la galerie Durand-Ruel. À côté de Hodler sont présents d’autres peintres suisses, Albert Trachsel, Eugène Grasset, Auguste de Niederhäusern, dit Rodo, Carlos Schwabe et Félix Vallotton. Jusqu’à une période avancée du xxe siècle, la Suisse ne compte pas d’Académie et les artistes suisses ne peuvent gagner la reconnaissance de leur propre pays qu’après avoir connu le succès à l’étranger, si bien qu’ils développent souvent un intérêt accru pour l’avant-garde dans les grands centres artistiques européens. Le symbolisme répond à la nature et au combat solitaire de toute une génération d’artistes helvétiques. Il ne s’agit pas pour eux de maîtriser avec virtuosité un style préétabli ou de livrer une nouvelle interprétation de contenus traditionnels, mais de concevoir des images de rêves visionnaires. Les Suisses qui, comme Hodler, puisent leur originalité artistique principalement dans leur vie et dans leur enracinement local, convainquent par de nouveaux motifs et des images indépendantes. Ainsi, la portée de La Nuit de Hodler ne vient pas tant de ses résonances avec Le Horla de Guy de Maupassant que de la transposition radicale de réelles angoisses de mort que l’artiste lui-même a constamment éprouvées presque tout au long de sa vie. Le personnage tourmenté par le cauchemar est manifestement un autoportrait de l’artiste. Cette dimension existentielle est également prégnante chez d’autres symbolistes suisses, tel Giovanni Segantini, de même qu’elle est présente, bien sûr, chez Johann Heinrich Füssli et Arnold Böcklin, grands précurseurs du renouveau artistique qui marquera les années 1890. De plus, dans la quête secrète et intemporelle de vérité intérieure qui dicte leur vie personnelle, les symbolistes suisses peuvent également donner une vision éblouissante, aussi abstraite que synthétique, des paysages de montagne et des lacs de leur pays. L’exposition Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses montre que le symbolisme est le premier courant artistique international dans lequel des Suisses sont amenés à prendre la tête d’un mouvement novateur, au sein de centres artistiques, qu’ils soient allemands, français ou italiens. Après le panorama ~1900. Symbolisme et Art nouveau dans la peinture suisse présenté en 2000-2001 au Kunstmuseum de Soleure, à la Civica Galleria d’Arte de Bellinzone et au Musée cantonal des beaux-arts de Sion, Valentina Anker, pour la première fois,


en 2009, a posé de façon systématique la question de l’importance de ce mouvement dans le contexte international dans un ouvrage qui a fait date, Le Symbolisme suisse. Destins croisés avec l’art européen. C’est cette perspective que l’exposition actuellement présentée au Kunstmuseum de Berne et au Museo Cantonale d’Arte de Lugano reprend à son compte. Le symbolisme y est analysé comme un courant qui pénètre et renouvelle tous les domaines de l’art. Aussi, aux côtés de la peinture, du dessin et de la gravure, la sculpture, l’architecture et la photographie, ainsi que la danse et la musique, occupent une place importante dans cette exposition thématique. Nous nous réjouissons que Valentina Anker se soit rendue disponible pour prendre en charge le commissariat de ce projet. Pour cette exposition, elle est allée au-delà de son étude majeure de 2009, en inscrivant l’œuvre des artistes suisses dans le contexte de son développement international. Cette exposition et le catalogue qui l’accompagne amèneront à revisiter le symbolisme international : ils font ressortir le rôle que les artistes suisses ont joué au cœur du processus créatif de ce mouvement, plus que ne l’avait fait l’exposition pionnière de 1995 à Montréal, Paradis perdus : l’Europe symboliste. Nous remercions vivement Valentina Anker et son assistante, Carole Perret, pour leur engagement sans limite. Valentina Anker a réussi non seulement à étendre de façon essentielle la recherche sur le symbolisme, mais aussi, grâce à sa patience et à sa persévérance, à rassembler autour de cette problématique un merveilleux florilège d’œuvres majeures et uniques. Parmi ces œuvres, certaines sont longtemps restées indisponibles pour une exposition, et quelques-unes sont des pièces capitales récemment découvertes. Nos remerciements les plus vifs s’adressent également aux prêteurs qui ont soutenu le projet avec enthousiasme depuis sa conception. Le Kunstmuseum Bern a pu entreprendre cette exposition ambitieuse grâce au précieux soutien de son partenaire, le Credit Suisse. Le Conseil de fondation et la direction du musée remercient chaleureusement le Credit Suisse qui, inscrivant l’art dans ses préoccupations, l’a intégré à son image de marque et contribue de façon substantielle à la réalisation de nos expositions. La Bourgeoisie de Berne constitue un second pilier fondamental de notre activité d’exposition. Que la Bourgeoisie de Berne et son président, Rolf Dähler, soient ici remerciés. Le Fonds de loterie du canton de Berne apporte également son soutien financier. Le Conseil de fondation et la direction du musée expriment toute leur reconnaissance au Conseil exécutif du canton de Berne. Ce projet de grande envergure a, par ailleurs, bénéficié du soutien de la Fondation Vinetum ; que son Conseil de fondation soit assuré de notre vive gratitude.

Cette exposition, qui présente au public suisse, dans des conditions exceptionnelles, l’art helvétique dans le contexte historique international de sa naissance en Suisse alémanique et italienne, a l’honneur d’être placée sous le haut patronage du conseiller fédéral, ministre de la Culture, Alain Berset, que nous remercions chaleureusement. Nous exprimons également notre profonde reconnaissance au conseiller d’État du canton de Berne, Hans-Jürg Käser, et au président de la Ville de Berne, Alexander Tschäppät, pour leur coparrainage. Au nom de toute l’équipe du musée, je remercie Marco Franciolli et sa collègue conservatrice Cristina Sonderegger, du Museo Cantonale d’Arte de Lugano, pour leur collaboration amicale et exemplaire à tous égards. À Berne, ma gratitude va à tous ceux qui ont fait preuve d’un engagement sans faille pour l’exposition. Notre architecte Ulrich Zickler a su concevoir et aménager avec sagacité des espaces d’exposition suggestifs, ce dont je le félicite et lui sais gré. Nous témoignons notre sincère reconnaissance à Ethel Mathier, régisseuse, à René Wochner, directeur du département Exposition, et à ses collaborateurs, Thomas Bieri, Jan Bukacek, Mike Carol, Andres Meschter, Martin Schnidrig, Simon Stalder, Roman Studer, Volker Thies, Peter Töni et Wilfried von Gunten. Je remercie Therese Bhattacharya-Stettler et Daniel Spanke pour leur lecture critique de l’édition allemande du catalogue d’exposition. Que nos restauratrices Nathalie Bäschlin, Katja Friese, Dorothea Spitza et Miriam Weber soient également remerciées ici. Ruth Gilgen Hamisultane, Brigit Bucher, Anina Büschlen, Aya Christen, Rosmarie Joss, Magdalena Schindler, Christian Schnellmann, Beat Schüpbach et Marie-Louise Suter ont admirablement pris en charge tous les aspects de la communication et de la médiation culturelle et pédagogique de l’exposition et du catalogue, ce dont je les remercie chaleureusement. L’exposition a pour titre Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses, car, dans le monde désenchanté qui était le leur, les symbolistes voulaient montrer qu’aucune société ne peut vivre sans valeurs spirituelles, sans rêve et sans promesse de bonheur. De ce point de vue, cette manifestation n’offre pas seulement l’occasion de mieux connaître les grands classiques de l’art de la fin de siècle, mais elle livre aussi des réponses à des questions existentielles de notre époque. Le genre fantastique infiniment répandu et en vogue de nos jours n’est autre qu’un avatar tardif du symbolisme. matthias frehner Directeur Kunstmuseum Bern


Préface L’intérêt des chercheurs et du public pour le symbolisme a toujours été vif, et il s’est même renforcé ces dernières années. Ce phénomène a sans doute pour principal motif l’importance que revêtit le symbolisme, en tant que facteur de renouvellement, dans l’essor des avant-gardes du xxe siècle ; toutefois, il faut aussi tenir compte d’une sorte d’« air du temps », qui pourrait justifier l’attrait actuel pour l’univers et les idées de l’esthétique symboliste. Car les profondes mutations qui marquèrent la fin du xixe siècle, c’est-à-dire la période de développement de ce mouvement artistique fondamental, présentaient tous les signes d’un changement d’époque déstabilisant, semblable, par certains aspects, à celui que nous vivons aujourd’hui. On vit en effet émerger un sentiment général d’incertitude, qui conduisit les lettrés, les artistes et les musiciens à exprimer une extrême défiance envers la science et le pouvoir de la raison. Le symbolisme connut alors, bien qu’avec des décalages chronologiques significatifs, une large diffusion dans des aires culturelles foncièrement différentes les unes des autres. De fait, même s’il eut une origine avant tout littéraire, apparue dans les milieux culturels français, il ne tarda pas à acquérir une dimension internationale, à se répandre dans des pays de langue allemande, anglaise, italienne, slave et scandinave, et à entraîner tous les arts – la littérature, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, les arts décoratifs – dans un courant de pensée qui traversa l’Europe entière. Les œuvres symbolistes ont pour caractéristique récurrente une forte composante intellectuelle, souvent accompagnée de formes de spiritualité complexes et très élaborées, mais, de manière plus générale, elles manifestent un goût prédominant pour tout ce qui est indéfini, mystérieux, onirique. Dans le domaine des arts figuratifs, la contribution des artistes suisses fut essentielle ; il suffira à ce propos de citer les noms d’Arnold Böcklin et de Ferdinand Hodler, auteurs de chefs-d’œuvre absolus, d’authentiques icônes de la peinture symboliste. Le Museo Cantonale d’Arte et le Museo d’Arte de Lugano ont uni leurs ressources pour présenter, dans le sud

des Alpes, une exposition consacrée au symbolisme, exceptionnelle par bien des aspects et intitulée Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses. Grâce à la collaboration du Kunstmuseum Bern, ainsi qu’à la générosité et à la disponibilité des plus grands musées suisses, il a été possible de construire un projet d’exposition vaste et articulé – proposé par Valentina Anker, spécialiste du symbolisme, qui en a assuré le commissariat – visant à approfondir les particularités de l’apport des artistes suisses à la poétique symboliste. Organisée en sections thématiques, cette exposition met en évidence l’extrême variété de langages et de styles, caractéristique de l’art symboliste, tout en soulignant la complexité de ses composantes intellectuelles et artistiques, qui rendent difficile, aujourd’hui encore, d’en donner une définition unitaire. En 2000, une exposition, dont les commissaires étaient Christoph Vögele, Matteo Bianchi et Pascal Ruedin, avait été intitulée, de manière significative, ~1900. Symbolisme et Art nouveau dans la peinture suisse ; elle étudiait la spécificité de l’art helvétique du tournant du siècle, à partir des œuvres conservées dans les musées de Soleure, Bellinzone et Sion, et établissait ainsi d’intéressantes comparaisons entre artistes originaires des différentes aires culturelles suisses. Ces comparaisons se sont révélées d’une extrême efficacité pour mettre en évidence la propension de nombreux artistes à l’idéalisation des paysages alpestres et lacustres, dans des tableaux qui se distinguent souvent par la stylisation des formes, l’exaltation des aspects luministes des phénomènes naturels et la dimension spirituelle du paysage. L’exposition Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses met désormais au jour des approfondissements supplémentaires, ainsi que des rapprochements entre les œuvres de personnalités artistiques particulièrement significatives, rattachables à la poétique symboliste du sud des Alpes, et les expérimentations menées en Suisse et dans le reste de l’Europe. Ainsi, Edoardo Berta, Pietro Chiesa, Adolfo Feragutti Visconti, Filippo Franzoni, Luigi Rossi et Augusto Sartori sont des artistes


de grande valeur, largement présents dans les collections publiques tessinoises ; une comparaison de leurs productions avec celles des principaux représentants du symbolisme en Suisse permet de définir la spécificité de leur situation et de leur valorisation. On souligne alors, une fois encore, à quel point les acquis de leur formation, marquée d’une empreinte artistique et culturelle italienne (les artistes tessinois de cette génération faisaient souvent leurs études à l’Accademia di Brera, à Milan), se mêlaient ensuite, de manière naturelle et sans heurts, à des éléments stylistiques provenant du nord des Alpes. Les contacts avec la Sécession munichoise et les voyages lointains furent par exemple déterminants pour l’art de Feragutti Visconti, comme l’a bien montré Giovanna Ginex dans sa monographie sur l’artiste publiée très récemment ; les relations avec les associations et les institutions artistiques suisses furent importantes pour Rossi ; le contact avec Hodler joua un rôle considérable dans la peinture de Franzoni. À travers cette exposition, le Museo d’Arte et le Museo Cantonale d’Arte réaffirment leur engagement en faveur de l’étude des phénomènes artistiques liés à notre territoire, et de la valorisation de ses représentants les plus éminents, par le biais d’une lecture critique visant à une comparaison avec d’autres réalités culturelles, d’un point de vue aussi bien national qu’européen. Une telle approche permet de mettre en évidence la superposition et la contamination d’éléments stylistiques provenant d’aires culturelles différentes, comme l’attestent de manière exemplaire les œuvres d’artistes tessinois incluses dans l’exposition. L’exposition et le catalogue Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses sont placés sous la direction de Valentina Anker, auteur d’un ouvrage de référence sur le symbolisme suisse, publié en 2009 : Le Symbolisme suisse. Destins croisés avec l’art européen. Elle a conçu, avec ferveur et compétence, un extraordinaire parcours de lecture, fondé sur la sélection des œuvres les plus significatives par rapport à son projet. Je souhaite lui exprimer ma profonde gratitude d’avoir

mené à terme, avec la collaboration de son assistante, Carole Perret, que je remercie également, une entreprise si complexe et si absorbante. Le désir de présenter à Lugano une exposition consacrée au symbolisme a pu se concrétiser grâce à la collaboration du Kunstmuseum Bern et à la disponibilité de son directeur, Matthias Frehner. Le partage du projet avec l’un des plus grands musées suisses, qui abrite dans ses collections des œuvres d’une importance fondamentale pour le symbolisme, constituait une condition indispensable à la tenue de cette manifestation à Lugano. J’adresse donc mes sincères remerciements à Matthias Frehner pour la réussite de notre collaboration, et à toute l’équipe du Kunstmuseum Bern, qui a apporté sa contribution aux différentes phases de réalisation du travail. J’adresse aussi de chaleureux remerciements aux musées suisses et aux autres musées européens qui, en accordant le prêt de chefs-d’œuvre du symbolisme, et parfois même en très grand nombre, ont permis à l’élaboration de cette exposition d’atteindre toute sa complétude. Ma gratitude s’étend à tous les collectionneurs privés qui ont accepté, avec beaucoup de générosité, de prêter des œuvres d’une très grande valeur. La coordination entre les deux sièges luganais de l’exposition a été assurée, avec professionnalisme et compétence, par Cristina Sonderegger, conservatrice au Museo d’Arte. Je tiens à lui exprimer ma plus profonde reconnaissance, ainsi qu’à tous les collaborateurs des deux musées impliqués dans la préparation de l’exposition. Enfin, je désire remercier le Credit Suisse, partenaire du Museo d’Arte depuis de nombreuses années, Ginsana et Casinò Lugano SA de leur soutien généreux et constant aux expositions de nos institutions. marco franciolli Directeur Museo Cantonale d’Arte et Museo d’Arte, Lugano


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Pour le rêve et l’évasion Pierre Rosenberg

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Au cœur de l’Europe 21

Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe Valentina Anker Fig. 1 à fig. 13

35

Paris : un symbolisme, des symbolistes Jean-David Jumeau-Lafond Fig. 14 à fig. 20

41

Bruxelles : carrefour du symbolisme Michel Draguet Fig. 21 à fig. 26

47

Vienne ­— Munich et la facette cosmopolite du symbolisme Alexander Klee Fig. 27 à fig. 33

53

Rome, Florence, Milan, Venise : notes pour une carte du symbolisme en Italie Annie-Paule Quinsac Fig. 34 à fig. 39

Les thèmes de l’exposition

La profondeur nocturne et le rêve Les mystères de la nuit Valentina Anker Cat. 1 à cat. 15

79

Métamorphoses de la femme dans l’imaginaire des artistes Femmes claires, femmes obscures Jean-David Jumeau-Lafond Cat. 16 à cat. 45

115

La nature La nature symboliste Valentina Anker Cat. 46 à cat. 70

145

Ailleurs : de la Genèse à l’exotisme Cat. 71 à cat. 73

151

Montagnes près du ciel et lacs miroirs La montagne Valentina Anker Cat. 74 à cat. 84

165

L’animal, le corps hybride et l’inquiétante étrangeté Faunes, sirènes et centaures… Valentina Anker Cat. 85 à cat. 97

179

La Rose+Croix et son rayonnement Les Salons de la Rose+Croix Jean-David Jumeau-Lafond Cat. 98 à cat. 116


197

Le corps joyeux : la danse Le corps joyeux : la danse dans l’œuvre de Ferdinand Hodler Sharon Latchaw Hirsh Cat. 117 à cat. 122

207

Émile Jaques-Dalcroze. La musique et le rythme illustrés par Adolphe Appia et Frédéric Boissonnas Émile Jaques-Dalcroze Jacques Tchamkerten Cat. 123 à cat. 141

227

Monte Verità, utopie antiurbaine pour une colonie d’artistes Monte Verità et le premier Goetheanum Albert Levy Cat. 142 à cat. 148

235

Le premier Goetheanum et l’anthroposophie de Rudolf Steiner Cat. 149 à cat. 161

243

Une esthétique de la maladie Cat. 162 et cat. 163

247

Des Indes à la planète Mars Théodore Flournoy et Hélène Smith Valentina Anker Cat. 164 à cat. 167

253

261

Danse sous hypnose Émile Magnin et Magdeleine G. Valentina Anker Cat. 168 à cat. 179 La légende millénaire du Juif errant et l’errance de l’être humain L’errant Valentina Anker Cat. 180 à cat. 185

269

Une allégorie du temps Les âges de la vie Cristina Sonderegger Cat. 186 à cat. 194

283

La mort, figurations et transfigurations symbolistes La mort Matthias Frehner Cat. 195 à cat. 202

295

Figures de la violence, d’Œdipe à Cléopâtre Figures de la violence Laurence Madeline Cat. 203 à cat. 207

303

Le démoniaque, imaginations wagnériennes et démons intérieurs Le démoniaque Marco Franciolli Cat. 208 à cat. 213

311

Du Paradis terrestre à l’Ange de la vie Ange et paradis Beat Stutzer Cat. 214 à cat. 227

327

Le cosmos et l’infini, énigmes et clefs de connaissance Le cosmos et l’infini Beat Stutzer Cat. 228 à cat. 236

338 342 344 350

Annexes Biographies des artistes Bibliographie sélective Liste des illustrations Index


Pour le rêve et l’évasion P ierre rosenberg de l’Académie française Président-directeur honoraire du Musée du Louvre

Il est toujours bon que les hypothèses avancées par un ouvrage (d’histoire de l’art) soient confirmées par une exposition et son catalogue. Le texte du livre s’appuie sur des images, des reproductions photographiques plus ou moins fidèles (surtout lorsqu’elles sont en couleurs), choisies par l’auteur parmi les œuvres qu’il estime les plus représentatives, celles qui illustrent et éclairent le mieux son propos et en confirment la pertinence. Les règles de l’exposition sont toutes différentes : la taille de certaines œuvres interdit leur emprunt. Il y a les inévitables refus, il y a les contraintes budgétaires, les œuvres non localisées, que sais-je encore… En revanche, en contrepartie, il y a les œuvres elles-mêmes, dans leur format réel et non pas uniformisées par la reproduction. Il y a les œuvres elles-mêmes avec leurs couleurs véritables, réunies dans une confrontation, sévère pour certaines d’entre elles, ou au contraire révélatrice pour d’autres. Un livre unit (uniformise), une exposition réunit et (mais) hiérarchise. Elle permet de mettre en valeur une personnalité jusqu’alors sous-estimée et de remettre à sa juste place un artiste quelquefois surévalué. La présente exposition était attendue. L’ouvrage de Valentina Anker, Le Symbolisme suisse, que j’avais eu l’honneur de préfacer, paru en français et en allemand en 2009, avait mis l’eau à la bouche. Il ne prenait tout son sens que si une exposition venait appuyer ses conclusions. Quelles sont-elles ? La première ne souffre plus contestation. Il existe un symbolisme suisse. Ou plus exactement plusieurs symbolismes suisses. Il serait trop réducteur de parler d’un symbolisme alémanique, d’un symbolisme romand, d’un symbolisme des Grisons et du Tessin, tant les artistes de chacun de ces groupes sont variés, tant leurs ambitions divergent, tant leurs conceptions intellectuelles et les modes adoptés pour les visualiser sont différents, tant, pour le dire en d’autres mots, Carlos Schwabe et Félix Vallotton, Giovanni Segantini et Ferdinand Hodler, dans leurs aspirations et dans leurs réalisations, s’écartent les uns des autres. Mais il y a un air de famille que l’on se doit de définir (ou de tenter de définir) et qui distingue ce symbolisme suisse des grands modèles (ou plutôt des grands contemporains) belges, allemands, italiens, français ou anglais : la nature, une nature plus mystique que mystérieuse, la montagne, sa dimension spirituelle particulière et cette perméabilité aux courants étrangers, sans que pour autant soit abandonnée ou trahie sa nature propre. L’exposition a pris un parti thématique. La chronologie qui, en d’autres cas, s’impose, s’avérait en l’occurrence impossible, impraticable. Elle se développe autour de thèmes qui permettent d’évoquer ces particularités suisses. En les plaçant dans un contexte international, l’exposition souligne ces particularismes, ces spécificités nationales.

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Elle a également, au contraire de l’ouvrage de Valentina Anker et pour mieux illustrer son propos, mélangé ou, plus justement, réuni dans chaque section les artistes des cantons suisses aux artistes venus d’autres pays européens. On retrouve ainsi dans la section d’ouverture de l’exposition, dont le titre – « La profondeur nocturne et le rêve » – annonce clairement le propos, aussi bien Johann Heinrich Füssli, Hodler, Arnold Böcklin et Auguste de Niederhäusern, dit Rodo, que le Belge Xavier Mellery, l’Allemand Hans Thoma, les Italiens Gaetano Previati et Umberto Boccioni, sans oublier le Français Lucien Lévy-Dhurmer. Autre section révélatrice et fort originale, celle qui est intitulée « L’animal, le corps hybride et l’inquiétante étrangeté » : certes Böcklin et Giovanni Segantini, Eugène Grasset (on oublie trop souvent ses origines lausannoises), Albert Trachsel, et curieusement, et en l’occurrence à juste propos, Auguste Rodin, Odilon Redon et Jean-Joseph Carriès (on s’attendrait à Gustave Moreau, bien représenté par ailleurs). Bien évidemment, la section « La Rose +Croix et son rayonnement » est attendue, d’autant que le rôle joué par les artistes d’origine suisse fut considérable (Schwabe est responsable de l’affiche du Salon de la Rose+Croix de 1892), mais les sections qui traitent d’Émile Jaques-Dalcroze (les surprenants dessins d’Adolphe Appia), de la colonie de Monte Verità près d’Ascona et du Goetheanum de Dornach, près de Bâle, constitueront d’heureuses et d’intrigantes surprises pour le visiteur. Il n’existe pas de bonne définition du symbolisme. Et, à la vérité, qu’ont en commun Böcklin et Vallotton (est-il toujours symboliste et nous aurait-il approuvé lorsque nous le déclarons tel ?), Schwabe et Cuno Amiet, Füssli et Paul Klee ? On peut tenter de le définir par la négative. Le symbolisme est antiacadémique (Couture, Cabanel, Bouguereau, Gérôme sont à leur meilleur « symbolistes »), antinéoclassique (malgré le Girodet d’Ossian…), anticlassique (Ingres, bien que…), antiromantique (Delacroix, mais Horace Vernet parfois), anti-impressionniste, antiréaliste et antinaturaliste… Et pourtant on n’hésite pas (ou peu). Il y a chez certains artistes, dans certains pays, à certaines dates plus particulièrement, non seulement une volonté d’éviter ce qui est banal et, ce qui est bien naturel, de prendre le contre-pied, mais surtout une volonté de s’échapper, de fuir le monde du quotidien, un monde étouffant et qui ne suffit pas. Chaque artiste symboliste le fait à sa manière. À Berne et à Lugano, le visiteur fera des découvertes, aura des coups de cœur, des chefs-d’œuvre d’artistes aujourd’hui – enfin – internationalement reconnus et célébrés, Segantini et Vallotton, pour ne mentionner que deux noms, mais aussi de moins illustres qui méritent attention, je cite au hasard Albert Welti, Filippo Franzoni, Léo-Paul Robert, Auguste Baud-Bovy et Alexandre Perrier. Il y découvrira une autre Suisse, celle de l’évasion et du rêve.

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Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe Vale n ti n a A n k e r

Le symbolisme se diffuse vers la fin du xixe siècle : c’est en 1886 qu’il est nommé une première fois à Paris dans un article de Jean Moréas 1, et en 1887 à Bruxelles dans un texte d’Émile Verhaeren 2. Il est difficile à définir ou tout simplement à caractériser ; comme chaque courant artistique, il est complexe. Il se déploie dans toute l’Europe à l’époque des nationalismes : d’une part il apporte un souffle nouveau, d’autre part il s’incorpore à des cultures artistiques différentes qui, tout en lui laissant ses spécificités de base, le modifient. On pourrait, en simplifiant, adopter la formule de l’historien de l’art Hans H. Hofstätter : « L’ art symboliste, par définition, propose des images contraires à la réalité visible et à l’exploration scientifique, afin de montrer qu’il existe une réalité cachée que l’on peut au moins concevoir même si on ne peut lui reconnaître une véritable existence 3 . » Le symbolisme se développe dans un laps de temps entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, marqué par le deuil d’une fin et les espoirs d’un début (fig. 1). Il vit au cœur des croyances les plus diverses, dans un monde où s’est ébranlé le mythe créationniste, où la psychanalyse a découvert la complexité des profondeurs de l’être humain et déplacé les frontières entre maladie et santé, et où l’astronomie a délogé la Terre de sa place au centre de l’univers… Le sentiment nommé cénesthésie 4 est une des particularités de la difficulté à appréhender la notion de symbolisme. Le corps est mis en scène selon ses souffrances, ses maladies. Des personnages de certaines œuvres semblent tout simplement être à l’écoute du sentiment vague que nous avons de notre être, indépendamment du concours des sens : un sentiment cénesthésique, mis en évidence par Jean Starobinski, notamment dans sa lecture de Monsieur Teste de Paul Valéry. C’est ainsi que Jean Clair caractérise le symbolisme : « Enfin, c’est la recherche, aux frontières du normal et du pathologique, de ces états limites de la conscience qui font pressentir, par-delà toutes ces dissolutions et évanescences du sujet cognitif et sensitif, ce noyau irréductible de l’être qu’on appelle esprit, âme, ou imagination 5 . » Âme et imagination sont deux mots clefs qui résonnent dans toute œuvre symboliste : mots que l’on peine à cerner, mais c’est justement dans cette limite borderline qu’opèrent les artistes symbolistes. Et c’est là, dans ces œuvres, que nous pouvons approcher le symbolisme dont l’un des grands mérites est de suggérer l’indicible. La spiritualité nimbe de son aura l’être humain, l’allège, le rend transparent, lumineux : l’âme, terme oublié, mis entre parenthèses, reprend sa place, en dehors des religions, comme dans Le Bois sacré, 1882 (cat. 52), d’Arnold Böcklin. Le rêve élargit l’espace artistique, transforme la réalité dans l’indicible : par exemple dans le cercle magique de L’ Arc-en-Ciel, 1916 (cat. 231), d’Augusto Giacometti, où un couple contemple le monde. Le symbolisme s’est aventuré au plus profond de l’âme, du sacré, de la nature, de l’être humain et du monde animal, tour à tour dans le bien et le mal, chevauchant la folie, le démoniaque et les paradis – paradis terrestres, tel celui de Cuno Amiet, 1899-1900 (cat. 219), ou paradis de l’opium, dans les allusions de La Nuit, 1870 (cat. 1),

(à gauche) Arnold Böcklin L’Île des morts (première version), fig. 2

1. Jean Moréas, « Le symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886. 2. Émile Verhaeren, « Un peintre symboliste » [Fernand Khnopff], L’Art moderne, 24 avril 1887. 3. Hans H. Hofstätter, « L’iconographie de la peinture symboliste », in Le Symbolisme en Europe, Paris, Grand Palais, mai-juillet 1976, Paris, Réunion des musées nationaux, 1976, p. 11. 4. Le terme « cénesthésie » dérive de koinè (commun) et aisthesis (sensation). 5. Jean Clair, Pierre Théberge (dir.), Paradis perdus : l’Europe symbo-liste, catalogue d’exposition, Montréal, Musée des beaux-arts, 8 juin-15 octobre 1995, Paris, Flammarion, Montréal, Musée des beaux-arts, 1995.


Fig. 1 Charles Gleyre Le Déluge, 1856 Huile et pastel sur toile, 98,5 × 197 cm Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne Acquisition par souscription publique, 1899 Inv. 1243

6. Stéphane Mallarmé répond à l’« Enquête sur l’évolution littéraire » menée par Jules Huret, parue dans L’Écho de Paris du 3 mars au 5 juillet 1891. 7. Synesthésie : phénomène qui fait éprouver une sensation simultanément avec une autre : du grec syn (avec), et aisthesis (sensation). 8. Joris-Karl Huysmans, À rebours, Paris, GarnierFlammarion, 1978 (1re éd. 1884). 9. Jean-Martin Charcot, Paul Richer, Les Démoniaques dans l’art, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1887.

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de Böcklin, ou de Solitude, 1890-1891 (cat. 43), de Fernand Khnopff. La musique et la poésie ont été l’onde secrète qui a transformé les cultures préexistantes par la force d’un désir de voir au-delà de la réalité visible, pour tendre à l’expression d’une réalité invisible. La musique de Wagner et sa conception de l’œuvre d’art totale, le Gesamtkunstwerk, ont élargi les arts vers une nouvelle concordance. La poésie de Stéphane Mallarmé en donne les clefs : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme, par une série de déchiffrements […] 6. » Voiler et dévoiler un objet, le découvrir et le perdre, en entendre l’intime résonance, en approcher le mystère profond et irréductible, découvrir et utiliser les correspondances de sons et de couleurs, comme dans le poème Correspondances de Baudelaire : c’est ainsi que le symbolisme agrandit les frontières entre les sensations. La musique et les parfums exaltent les sensations visuelles des peintres, correspondent à des couleurs et font irruption dans la peinture ; tout converge vers une unité nouvelle (synesthésie 7). Unité certes, mais aussi dissolution des frontières, des définitions, de toute certitude. On peut aussi, comme des Esseintes, l’antihéros du livre culte À rebours 8 (1884), s’éloigner de la « réalité » pour éprouver des sensations rares, des plaisirs nouveaux, jusqu’à l’hallucination, jusqu’à la folie. Les frontières des sensations s’étendent : les artistes s’intéressent de plus en plus aux maladies de l’âme, à la force des hystériques dont Jean-Martin Charcot et Paul Richer 9 publient les images, à la mélancolie, à l’hypnose, aux découvertes de la psychologie et de la psychanalyse, à la maladie en général. Les sentiments vagues que nous avons de notre être sont mis en évidence par les artistes, Ferdinand Hodler et Edvard Munch notamment. Le symbolisme a franchi les limites et les codes de la recherche du naturalisme et de l’impressionnisme par son désir brûlant d’un « ailleurs ». Ailleurs des Fenêtres


Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe

de Mallarmé 10, ailleurs de L’Île des morts, 1880 (fig. 2), ou de L’Île des vivants, 1888, de Böcklin, ailleurs de la musique et du théâtre. Ailleurs qui ouvrira la porte à l’abstraction, au surréalisme, à l’expressionisme, car le symbolisme n’est pas, comme on l’a vu, un mouvement replié sur soi : il s’est replié pour mieux donner. Symbolisme suisse, symbolisme belge, symbolisme français, symbolisme italien, symbolisme autrichien et allemand s’inscrivent certes dans l’histoire d’un pays, mais se retrouvent unis par les œuvres des artistes. Le symbolisme suisse Le symbolisme suisse se développe dans les quatre cultures de ce pays : allemande, française, italienne, romanche. Jusqu’à il y a peu de temps, on attribuait à l’art suisse l’étiquette de « Mitteleuropa ». Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. Les historiens de l’art, les chercheurs et les Musées suisses se sont attachés, depuis une vingtaine d’années, à approfondir ce moment de leur culture. La valeur financière du symbolisme sur le marché de l’art a d’ailleurs grandement augmenté. Des événements récents ont aussi contribué à faire mieux connaître le symbolisme suisse : en 2000 et 2001 a eu lieu l’exposition ~1900. Symbolisme et Art nouveau dans la peinture suisse, organisée au Kunstmuseum de Soleure, au Museo Civico Villa dei Cedri, à Bellinzone, et au Musée cantonal des beaux-arts de Sion. En 2009 a paru mon livre intitulé Le Symbolisme suisse. Destins croisés avec l’art européen. Aujourd’hui, en 2013-2014, s’ouvre la grande exposition Mythes et mystères. Le symbolisme et les artistes suisses, au Kunstmuseum de Berne, au Museo Cantonale d’Arte de Lugano et au Museo d’Arte de Lugano. Mais il faut surtout rendre hommage à Harald Szeemann, qui, dans les années 1980, a redonné vie à Monte Verità, et qui, par ses travaux, l’a fait connaître au niveau international. Il est peut-être utile de rappeler quelques jalons de l’histoire de ce pays, afin de mieux comprendre ce mouvement artistique. La chute de Napoléon Ier entraîne la fin de la dépendance de la Suisse envers la France. Le 7 août 1815, le pacte fédéral est conclu ; la Confédération suisse est composée de cantons indépendants et la Constitution est proclamée en 1848. À partir de là, la Suisse devient un État central fédéralisé, mais continue de s’appeler Confédération. Les cantons ne sont plus indépendants, mais « souverains » (autonomes). Cela explique, en partie, le peu de structures d’exposition au niveau national et la nécessité, pour les artistes, d’étudier à l’étranger. Regardons deux œuvres fondatrices de la modernité suisse. D’une part, Hodler exécute, en 1887, Le Grütli moderne (fig. 3). Dans ce tableau, plusieurs personnages, acteurs des arts et de la politique, se serrent la main, dans un contexte bourgeois et urbain. On reconnaît trois amis de Hodler : Carlos Schwabe, Auguste de Niederhäusern, dit Rodo, et William Vogt (le fils du professeur Carl Vogt). La poignée de mains n’est plus la main et le bras levé du serment du Grütli de 1291 peint par Johann Heinrich Füssli 11, et ce n’est pas non plus la nature qui est prise à témoin, mais la place publique moderne. La signification en est importante : la politique culturelle, liée à des intérêts politico-économiques, décide en 1898 de construire un Musée national suisse, pour sauver l’héritage culturel en danger ; le « décret fédéral sur la promotion et la récupération de l’art suisse » entre en vigueur en 1888. En 1890 naît la Fondation Gottfried Keller, dont les profits sont destinés à acquérir « des œuvres importantes d’art national et étranger » et, exceptionnellement, des œuvres contemporaines 12. D’autre part, la figure du Guillaume Tell, 1896-1897 (fig. 4) de Hodler est l’incarnation du berger, dans lequel les Suisses se retrouvent, et en même temps l’image du colosse qui, depuis l’Antiquité, incarne le pouvoir 13 . Cette peinture avait assuré à Hodler, en Suisse, la renommée en tant que « peintre national ». Cette œuvre est ensuite exposée en 1904 à la Sécession de Vienne 14 : la participation de Hodler à cette exposition est un triomphe, avec trente et une œuvres dans la salle principale,

Fig. 2 Arnold Böcklin L’Île des morts (première version), 1880 Huile sur toile, 110,9 × 156,4 cm Kunstmuseum Basel, Bâle Dépôt de la Fondation Gottfried Keller, 1920 Inv. 1055

10. Stéphane Mallarmé, Les Fenêtres, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, collection « Bibliothèque de la Pléiade ». 11. Johann Heinrich Füssli, Le Serment du Grütli, 1779-1781, huile sur toile, 267 × 178 cm, Kunsthaus Zürich, Zurich, dépôt du Canton. 12. Oskar Bätschmann, « Arte nazionale. Descrizione di un problema », in Christoph Vögele, Matteo Bianchi, Pascal Ruedin (dir.), avec la collaboration de Simona Martinoli et Franz Müller, ~1900. Symbolisme et Art nouveau dans la peinture suisse, Kunstmuseum Solothurn, Soleure, Civica Galleria d’Arte, Villa Cedri, Bellinzone, Musée cantonal des beaux-arts, Sion, 2000-2001, Zurich, Lausanne, Institut suisse pour l’étude de l’art, 2000. 13. Bernd Nicolai, « Hodlers Monumentalität. Zur Neuformulierung von Historienmalerei und tektonischer Kunst um 1900 », in Hodler, Internationales Symposium, Berne, 17-18 avril 2008, Oskar Bätschmann, Matthias Frehner, Hans-Jörg Heusser (dir.), Ferdinand Hodler. Die Forschung – Die Anfänge – Die Arbeit – Der Erfolg – Der Kontext, Zurich, Schweizerisches Institut für Kunstwissenschaft (SIKISEA), 2009, p. 263-276. 14. XIX. Ausstellung der Vereinigung bildender Künstler Österreichs. Secession Wien. JanuarFebruar 1904, catalogue de l’exposition, Wiener Secession, 1904, p. 13 et suivantes.

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et d’autres dans les deux halls. La réception viennoise de Hodler favorisa celle qu’il eut en Allemagne, donnant l’idée que Hodler était un artiste allemand. L’écho de cette partie de l’art suisse dans les expositions des pays germanophones suscita dès le début une ambiguïté, celle de l’appartenance de la culture suisse à la culture germanique, voire, plus tard, au national-socialisme 15 . La scène artistique de l’art contemporain en Suisse fut dominée par Hodler. Le symbolisme suisse ne fut donc pas considéré tout de suite comme un mouvement, mais comme l’œuvre des amis de Hodler, donc de la force dominante de la modernité et de l’internationalisme (fig. 5). Le symbolisme suisse se fonde sur deux caractéristiques : l’amour et la connaissance de la nature, et l’aptitude à l’introspection. Il porte en lui, héritage du xviiie, une vaste conception de la nature, qui va s’étendre, avec le thème des forêts et des mondes des étoiles, aux mondes des fragiles Fig. 3 Ferdinand Hodler frontières de la santé et de la maladie. Il se fonde sur la lecture de l’œuvre de JeanLe Grütli moderne, 1887 Jacques Rousseau, du Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel, sur l’enseignement Mine de plomb, fusain, estompe, plume, encre noire et filet à la mine de plomb autour du dessin sur papier blanc, 32,5 × 44,7 cm de Barthélemy Menn et sur les grandes percées de la psychologie et de la psychiatrie : Musée d’art et d’histoire, Cabinet d’arts graphiques, Genève Théodore Flournoy, Eugen Bleuler, Carl Gustav Jung et, tout près, Karl Abraham Inv. Hod. 009 et Sigmund Freud. Le symbolisme suisse se caractérise aussi par sa profonde recherche sur le corps, à l’aide de la rythmique d’Émile Jaques-Dalcroze, de la danse à Monte Verità et de tous les savoirs qui relient l’âme au corps, des théories d’Helena Blavatsky Petrovna à celles de Rudolf Steiner, ainsi qu’à leurs pratiques dans les villages et dans les communautés de Monte Verità et Dornach.

Fig. 4 Ferdinand Hodler Guillaume Tell, 1896-1897 Huile sur toile, 256 × 196 cm Kunstmuseum Solothurn, Soleure Legs de Mme Margrit Kottmann-Müller en souvenir de son époux le docteur Walther Kottmann, 1958 Inv. A I 410 15. Oskar Bätschmann, « L’art national. Description d’un problème » in ~1900, Symbolisme et Art nouveau dans la peinture suisse, 2000, pp. 22-23. Laurent Langer, « Art nouveau et symbolisme en Suisse : état de la recherche sur la peinture. 1890-1914 », Perspective, la revue de l’INHA, Paris, 2006-2, p. 227-246.

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Âme et corps Le corps est l’un des acteurs les plus profonds, les plus mystérieux, les plus fortement présents grâce aux forces nouvelles et cachées que les artistes symbolistes ont su exprimer à travers lui. Corps assemblés par la lassitude, comme dans Les Âmes déçues, 1892 (cat. 100), de Hodler, ou corps désirant et tendu vers l’ailleurs, comme celui de Communion avec l’infini, 1892 16. Corps hybride, comme celui de la grande, magnifique et sensuelle sirène du Calme de la mer de Böcklin, 1886-1887 (cat. 90), qui représente la femme dévoreuse, ou celui d’Âme brahmane (d’après Goethe), 1885 (cat. 91), de Clara von Rappard, qui incarne les pérégrinations de l’âme. Hybride entre l’homme et l’animal, le faune, dont le désenchantement est mis en scène dans la Tête de faune de Jean-Joseph Carriès, 1890-1892 (cat. 97), a les yeux clos dans un sommeil impénétrable, il est bestial et rêveur à la fois, relié au thème du primitif, de l’humain avant l’histoire et, en même temps, au thème orgiastique de l’ivresse divine de la mythologie gréco-romaine. Corps hybride encore, dans la Lutte des centaures, 1872 (cat. 92), où Böcklin retrouve la « sauvagerie » universelle, celle de l’homme et celle de l’animal, au sommet d’une montagne neigeuse, un tertre, qui sert d’estrade, de théâtre à cette lutte sans merci. Le symbolisme est sensible au théâtre, et il est volontiers un art « théâtral ». Il met en scène ses figures hybrides, en assemblant des morceaux disparates de drames universels. Hodler est sensible à la maladie, à la maladie de l’âme qui détruit le corps, et à la maladie du corps qui détruit l’âme. Très jeune, il a vu mourir de tuberculose une grande partie de sa famille. Il a suivi la mort de sa maîtresse, et il a rendu sa vie durant son tribut d’artiste à la mort et à la souffrance, même s’il exprimera, par la danse, le corps joyeux de la Femme en extase, 1911 (cat. 121 et cat. 122). Hodler, Schwabe en Suisse, et beaucoup d’artistes européens, dont Khnopff, peignent avec profondeur les maux de l’âme : le symbolisme a braqué ses feux sur une « esthétique de la maladie ».


Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe

En France, certaines photographies des transes médiumniques ou de l’Iconographie de la Salpêtrière 17 sont réalisées ces années-là. Charcot et ses assistants avaient transformé le souci thérapeutique en véritable théâtralité de la maladie, organisant et amplifiant, avec la complicité ambiguë des patients, la mise en scène des attaques hystériques et leur cortège de cris et d’imprécations. La Vague, 1907 (cat. 36), le chef-d’œuvre de Schwabe, s’en est nettement inspiré. Le sujet a été traité plusieurs fois par Jean Clair dans son exposition au Grand Palais 18 et par Jean-David Jumeau-Lafond, que je cite librement, notamment dans « Peinture, hystérie et opéra : les révoltées tragiques de Carlos Schwabe 19 ». En Suisse, Jaques-Dalcroze (cat. 136 et cat. 138 à cat. 141), par la rythmique, instaure une nouvelle relation entre la stimulation musculaire du corps et le mental, une dissociation entre rationnel volontaire et subconscient. Il établit un lien intime entre musique et mouvement corporel. Rappelons ses paroles lorsqu’il écoute, à Vienne, l’Électre de Richard Strauss : « À la dernière scène, Électre chante son triomphe en un crescendo magnifique, puis, ne pouvant plus chanter elle danse ! Et l’on se rend compte, alors, combien le corps est plus expressif que la parole, même chantée. » Jaques-Dalcroze imagine en 1868 « une éducation musicale dans laquelle le corps jouerait lui-même le rôle d’intermédiaire entre le son et notre pensée, et deviendrait l’instrument direct de nos sentiments 20 ». Monte Verità (cat. 142 à cat. 148), à Locarno, est une colonie végétalienne, fondée en 1905, issue de la Lebensreform (réforme de la vie), née de la haine de la vie contemporaine paralysante, et où l’on recherche une voie de sortie. La « régénération » du corps fait exécuter tous les travaux de la terre en cadence, en rythme. On soigne par des bains de soleil, et la contemplation solaire inspire les peintres. L’union entre spiritualisme et rythme du corps appelle la danse à Monte Verità : Jaques-Dalcroze y fut hôte en 1909. Von Laban y instaure une communauté de danse, qu’il appelle « Temple vibrant », « Cathédrale de l’avenir ». Parmi les premières danseuses, on trouve Mary Wigmann, Suzanne Perrottet et Sophie Taeuber. Loïe Fuller, Sada Yakko et Isidora Duncan seront influencées par ce mouvement. Le corps de l’acteur et des danseurs crée un nouvel espace scénique, celui d’Adolphe Appia (cat. 125 à cat. 127), où l’ombre suggère, à la manière du symbolisme, les potentialités du subconscient. Ils contribuent à l’émerveillement, à la préservation du phénomène occulte tout en l’exhibant. Les artistes symbolistes (Piet Mondrian par exemple) sont sensibles aux théories de Steiner, où l’on soigne aussi le corps et l’esprit : le Goetheanum (cat. 149 à cat. 157) est construit selon la théorie des formes rondes (l’angle droit, nerveux, est banni) : « Les formes rondes appliquées jadis aux bâtiments répondaient à un état d’âme où régnait le sentiment de présence d’un dieu vivant, universel, englobant la nature, l’être humain, les animaux, les plantes, les minéraux 21. » La nature : de l’observation scientifique à la métaphysique, au symbole Le pharmacien genevois Henri-Albert Gosse fait construire en 1812 le temple de la Nature au Petit-Salève, la montagne la plus proche de Genève, où se sont rendus artistes et savants. Dans ce temple à l’architecture rustique sont placés les bustes des grands naturalistes suisses, et celui de Carl von Linné. C’est là que le 6 et le 7 octobre 1815 fut fondée, par Gosse et ses amis, la Société helvétique de sciences naturelles. « On se demandait si certains patriciens ne s’orientaient pas de manière préférentielle vers les sciences naturelles tant ces dernières servaient de support à leur conviction que la nature et, par extension, la société se conforment à un ordre préétabli et immuable 22. » Augustin Pyramus de Candolle confirme cette thèse : « Ne recherche-t-on pas dans l’étude des fleurs qu’une occasion d’admirer, par un exemple borné, l’ordre universel du monde 23 ? »

Fig. 5 Artiste inconnu Affiche pour la Nuit (exposition à Genève au Palais électoral, 1891), 98 × 67 cm
 Kunstmuseum Bern, Berne Inv. P 1983.240

16. Ferdinand Hodler, Communion avec l’infini, 1892, huile sur toile, 159 × 97 cm, Kunstmuseum Basel, Bâle. 17.  Jean-Martin Charcot, Paul Richer et al. (dir.), Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, Paris, Masson et Cie, 1888-1918 ; Georges DidiHuberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982. 18. Jean Clair (dir.), L’Âme au corps. Arts et sciences. 1793-1993, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 19 octobre 1993-24 janvier 1994, Paris, Réunion des musées nationaux, Gallimard, Milan, Electa. 19. Genava. Revue du Musée d’art et d’histoire de Genève, Genève, décembre 1996, p. 111-125. 20. Alfred Berchtold, Émile Jaques-Dalcroze et son temps, Lausanne, L’Âge d’homme, 2000, 2005, p. 100. 21. Hans Hasler, Le Goetheanum, Dornach, Verlag am Goetheanum, 2005, p. 80-81. 22. Cléopâtre Montandon, Le Développement de la science à Genève aux xviiie et xixe siècles, Vevey, Delta, 1975. 23. Cité par Jacques Trembley (dir.), Les Savants genevois dans l’Europe intellectuelle du xviie au milieu du xixe siècle, Genève, Éditions du Journal de Genève, 1987, p. 80.

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Si les scientifiques du xviiie siècle ont influencé les peintres, il faut entendre une autre voix, celle de Jean-Jacques Rousseau, qui à la fois s’émerveille devant la nature sauvage de la montagne suisse et regrette que, même dans les antres les plus sauvages des Alpes, on ne puisse échapper à l’homme : « Il n’y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine 24 . » Devant le voisinage inattendu du sauvage et du civilisé, nature et culture, Rousseau éprouve un sentiment où plaisir et douleur se mêlent. Emmanuel Kant, qui ne rompt pas la tradition augustinienne ou cartésienne selon laquelle le plaisir procède de la peine, définit cette émotion comme celle du sublime. Au xixe siècle, les peintres paysagistes suisses donnent souvent à voir la force destructrice de la montagne : avalanches, éboulements, orages anéantissant toute construction humaine. En 1839, Alexandre Calame illustre le plus connu des orages de la peinture romantique suisse : l’Orage à la Handeck, 1839 (fig. 6). Pour Calame, ces catastrophes sont une manifestation de la force divine, de la colère du Dieu terrible, et « remplissent l’âme d’un sentiment sublime ». Le « Dieu fort », le « Tout-Puissant », comme aimait à l’appeler Calame, c’est le Dieu des armées, celui de l’Ancien Testament, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qu’exaltaient aussi Pascal et Calvin. C’est un Dieu dur et jaloux qui punit et qu’affectionnent les jansénistes sévères comme les protestants stricts. Ce Dieu qui met à l’épreuve la patience de Job, c’est celui qui déracine le sapin solitaire dans la montagne. Le sapin symbolise l’homme aux prises avec les orages de la vie ou avec les forces de la nature. Thème romantique par excellence, telle La Lutte de Jacob avec l’ange, d’Eugène Delacroix 25 , mais transposé sur une scène naturelle, l’arbre en butte à des épreuves cruelles reste un sujet favori et constant chez Calame. Ce peintre avait le sens de la petitesse de l’homme face à la création. La grandeur de Dieu, c’est ce qu’il veut nous faire voir dans ses tableaux. L’homme est toujours petit dans ses œuvres, avant d’en disparaître complètement. Ce sera au symbolisme de réintroduire l’homme dans la nature : surtout à Auguste Baud-Bovy et Hodler. À la grandeur colossale des montagnes, Hodler oppose l’homme monumental, Auguste Baud-Bovy le berger.

24. Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Gallimard, 1998, p. 132-134. Voir aussi Valentina Anker, Alexandre Calame, Vie et œuvre, Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Office du Livre, Fribourg, 1987. 25. Eugène Delacroix, La Lutte de Jacob avec l’ange, 1861, huile sur toile, 750 × 485 cm, église SaintSulpice, Paris. Voir aussi Valentina Anker, Alexandre Calame (1810-1864) : dessins : catalogue raisonné, Benteli, Berne, 2000. 26. Auguste Baud-Bovy, Lioba (Berger de l’Oberland appelant son troupeau), 1886, huile sur toile, 130 × 98 cm, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne. 27. Voir note 16.

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La figure humaine dans la nature : des minuscules personnages aux colosses En 1886, Auguste Baud-Bovy exécute, dans le village d’Aeschi, Les Gestes héroïques du berger, 1886-1890. Il peint le berger du Lioba, 1886 26, dans une position de héros : au sommet, il fait face au ciel et à la montagne, il s’élève au-dessus des brumes. Dans cette œuvre, le héros est démesurément grand par rapport à la montagne et au paysage. « Lioba » est un cri d’origine néolithique qui se retrouve chez les bergers de différentes peuplades. C’est la musique à l’état pur, yodel qui coupe, apprivoise le grand silence et le grand fracas de la nature. Le cri pour appeler le bétail est un pacte, mais il marque en même temps la domination de l’homme sur la nature. Chez Hodler, dans le Dialogue intime avec la nature, vers 1884 (cat. 54), le jeune homme est nu, tel que la nature l’a fait, et il parcourt un chemin. Il est, il n’y a pas d’interrogation ni de séparation. Dans la Communion avec l’infini 27, c’est la femme qui est nue, grande. L’attitude envers la nature a complètement changé depuis le romantisme. Délaissant en grande partie l’étude sur le motif, Böcklin ouvre la porte au rêve, à l’Antiquité, à l’imaginaire. La nature est la nature panique de la campagne romaine, et aussi celle du mystère de L’Île des morts (fig. 2), du Bois sacré, 1882 (cat. 52), ou du drame de Ruine en bord de mer, 1880 (cat. 6), qui sont vus par Böcklin chaque fois d’une manière différenciée et unique.


Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe

Fig. 6 Alexandre Calame Orage à la Handeck, 1839 Huile sur toile, 190,2 × 260 cm Musée d’art et d’histoire, Genève Inv. 1839-0001

La nature est, certes, celle qui est héritée du romantisme, et aussi de l’école de Düsseldorf, mais elle est observée avec un nouveau regard. Elle est souvent refuge, île, comme dans Mer de brouillard (Nuit de lune à Miazzina), 1895 (cat.7), de Vittore Grubicy de Dragon, peintre et marchand italien. L’artiste grave une toile d’araignée sur le cadre de son tableau et écrit de sa main un texte sur la toile de l’œuvre : « […] et ayant posé le front sur la vitre froide de ma fenêtre, j’allais méditant avec tristesse sur les innombrables misères de toute sorte qui grouillent sans cesse là-bas sous cette mer de nuages – funéraire linceul – qui recouvre la plaine alors que la montagne était suspendue sereine dans la nuit lunaire limpide et pure ». Le peintre regarde la pureté d’une nuit lunaire à la montagne, à travers une fenêtre, comme l’ont fait Calame, Auguste Baud-Bovy et tant d’autres. Or, ce n’est pas seulement le paysage qui compte, mais l’idée, la pensée qu’il véhicule, et la musicalité qu’il entraîne. Vittore Grubicy avait trois « obsessions » : l’idée qui sous-tend une peinture, sa musicalité, sa lumière. La lettre explicite l’idée qui est exprimée souvent dans le monde symboliste, notamment dans Les Fenêtres de Mallarmé. « […] Je fuis et je m’accroche à toutes les croisées D’où l’on tourne l’épaule à la vie […] 28. » Transversalités : Arnold Böcklin, Ferdinand Hodler, Giovanni Segantini Avant d’aborder la situation des expositions des artistes suisses en Suisse, passons rapidement en revue la situation de trois grands artistes. Katharina Schmidt écrit, à propos de la célébration de la mort de Böcklin, dans la salle des Fêtes du Palazzo Medici-Riccardi, à Florence : « Les drapeaux suisse, allemand, autrichien et italien renvoient à son origine, à ses succès, et à sa résidence 29. » Quatre drapeaux : évocation d’une nationalité qui dépasse celle des siècles des nationalismes, qui annonce une transversalité et qui est celle de l’actuelle modernité. Certes, Böcklin partage son existence entre la Suisse (surtout Bâle, où il est né, et Zurich), l’Allemagne (Düsseldorf et Munich), l’Autriche (Vienne) et l’Italie (Rome et Florence). Les quatre drapeaux amplifient la dimension des quatre cultures suisses, les prolongent, ouvrent les frontières : la Suisse nationale des cantons est ici élargie à une Europe unifiée dans la culture. Böcklin, dans sa gloire, est l’exemple d’un peintre européen, et c’est un peintre suisse.

28. Stépane Mallarmé, Les Fenêtres, op. cit., p. 33. 29. Katharina Schmidt, « Une introduction à Arnold Böcklin. Non omnis moriar », in Katharina Schmidt, Bernd Lindemann, Christian Lenz et Marie-Pierre Salé (dir.), Arnold Böcklin, 1827-1901, Kunstmuseum Basel, Bâle, 19 mai-26 août 2001, Paris, Musée d’Orsay, 1er octobre 2001-13 janvier 2002, Munich, Neue Pinakothek, 14 février-26 mai 2002, Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 11-21.

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Fig. 7 Eugène Grasset Frontispice pour la page de titre de la partition chant et piano d’Esclarmonde de Jules Massenet, 28,5 × 20 cm Paris, G. Hartmann, sans date (vers 1889) Conservatoire de Musique de Genève, Bibliothèque, Genève Fig. 8 Eugène Grasset Page de faux titre pour la partition chant et piano d’Esclarmonde de Jules Massenet, 28,5 × 20 cm Paris, G. Hartmann, sans date (vers 1889) Conservatoire de Musique de Genève, Bibliothèque, Genève Fig. 9 Edward Loevy Frontispice pour la page de titre de la partition chant et piano de l’opéra Le Mage de Jules Massenet, 28 × 19 cm Paris, G. Hartmann, sans date (vers 1891) Conservatoire de Musique de Genève, Bibliothèque, Genève Fig. 10 Edward Loevy Frontispice pour la partition chant et piano de l’opéra Le Mage de Jules Massenet, 28 × 19 cm Paris, G. Hartmann, sans date (vers 1891) Conservatoire de Musique de Genève, Bibliothèque, Genève

30. Alfred Berchtold, La Suisse romande au cap du xxe siècle. Portrait littéraire et moral, Lausanne, Payot, 1964, rééd. 1980, p. 264. 31. Lettre de Giovanni Segantini à Alberto Grubicy, 14 avril 1896, in Annie-Paule Quinsac, Segantini. Trent’anni di vita artistica europea nei carteggi inediti dell’artista e dei suoi mecenati, Oggiono, Lecco, Cattaneo, 1985, no 493, p. 392.

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Hodler est au centre de la question du symbolisme suisse. Il prête d’ailleurs son visage à la puissante figure de Guillaume Tell (fig. 4) déchirant les nuages (tableau qu’il expose à Munich en 1903 et 1904). Hodler naît bernois, dans une famille très pauvre, et il est durement frappé par la maladie et la mort : « il me semblait qu’il y avait toujours un mort à la maison – dira-t-il un jour – et qu’il devait en être ainsi 30 ». En 1872, il quitte l’Oberland, qu’il peindra toujours, pour Genève, où il copie l’Orage à la Handeck (fig. 6), de Calame, et devient l’élève de Menn. Il restera à Genève jusqu’à sa mort. Il cueillera ses premiers succès à Paris, au premier Salon de la Rose+Croix, mais surtout à Munich, Vienne et Berlin, aux Sécessions, et sera considéré, par une grande partie de la critique internationale, comme allemand. Mais, en 1914, Hodler signe la « Protestation contre le bombardement de la cathédrale de Reims » par l’artillerie allemande : il est immédiatement exclu des sociétés allemandes qui l’avaient porté en triomphe. Segantini est né de famille italienne dans le Trentin, qui était alors sous la domination autrichienne, et a vécu en Suisse où il a réalisé ses plus beaux tableaux. Peintre révolté, errant, violent dans ses croyances, pratiquant le spiritisme, Segantini n’arrête pas, après plus d’un siècle, de susciter l’admiration pour son œuvre, et la discorde pour son appartenance. Né à Arco, dans le Trentin, il fréquentera l’Accademia di Brera, à Milan, d’où il part à pied pour la Suisse, en passant par la Brianza, et il s’établit en 1886 à Savognin. En 1894, il se remet en route, et s’installe à Maloja, en Engadine. Ici, les Alpes suisses deviendront sa patrie idéale ; il s’approprie la lumière de cette terre, qui sera celle de ses chefs-d’œuvre. Entre 1879 et 1896, Segantini expose partout en Europe, ces manifestations étant orchestrées par les marchands milanais, les frères Alberto et Vittore Grubicy de Dragon, qui visaient les hauts lieux de la modernité artistique : les Sécessions de Munich, Vienne, Berlin, les Biennales de Venise, Paris, Bruxelles… Dans une lettre de 1896, Segantini demande à Alberto Grubicy d’intervenir pour qu’il puisse présenter ses œuvres à l’Exposition nationale suisse de Genève : « […] Quant à moi, j’accepterai l’invitation de Zurich, car ayant donné dans ces Alpes ma jeunesse, mon cœur, mon intellect, je sais que depuis des années j’emmène dans le monde entier ces monts et ces vaux, et je ne suis presque pas connu dans ce pays. À Genève s’ouvrira bientôt une Exposition. Je suis porté à croire que c’est une chose pas absolument sans intérêt, si cette Exposition nationale suisse pouvait concéder une salle à mes œuvres, qui plus que tout autres, représente [sic] cette terre suisse 31. » Il n’y a pas eu un seul tableau de Segantini à l’Exposition nationale suisse ! Comment et où exposent les artistes suisses à la fin du xixe siècle ? Au xixe, les artistes suisses exposent aux Salons de Paris, aux Sécessions, à la Biennale de Venise, au Salon de la nouvelle critique de Bruxelles, et les marchands diffusent leurs œuvres à l’étranger. Par ailleurs, certains marchands, comme DurandRuel, éditent des recueils d’estampes, qui font la publicité des tableaux des artistes. Jusqu’à la moitié du siècle, Calame, par exemple, dispose de grands marchands : Negri, à Saint-Pétersbourg, auprès des empereurs de Russie, Van der Donckt, à Bruxelles, vend surtout en Hollande et d’autres exportent en Allemagne. Parmi les symbolistes, Böcklin a son marchand à Munich, Gurlitt, et Segantini, les frères Grubicy à Milan. Avant le symbolisme, les artistes mettent souvent leurs tableaux aux loteries à Berlin, Lyon, Leipzig, etc. À la fin du xixe siècle, les disponibilités d’exposition et de vente en Suisse sont très minces : mentionnons entre autres les expositions nationales et les « Turnus ». Quant au Salon Wolfsberg, il ouvre officiellement en 1911, à la Bederstrasse à Zurich. En Suisse alémanique, de grands collectionneurs, au jugement sûr, animent l’activité artistique : Josef Mueller à Soleure et Oscar Miller à Biberist.


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Fig. 11 Cuno Amiet Giovanni Giacometti dans leur logement commun à Paris, 1889 Huile sur toile, 40 × 32 cm Kunstmuseum Bern, Berne Don de l’artiste Inv. 1538

32. Edward Loevy (1857-1911), artiste polonais établi à Paris, exécute des illustrations pour l’Encyclopédie Larousse et pour les Contes juifs de Leopold von Sacher-Masoch. 33. Carl Albert Loosli, Ferdinand Holder. Leben, Werk und Nachlass, Berne, R. Suter, 1921-1924, t. I, p. 111. 34. Albert Levy, « Le chalet, lieu de mémoire helvétique », in Serge Desarnaulds (dir.), Le Chalet dans tous ses états. La construction de l’imaginaire helvétique, Genève, Georg, 1999, p. 85-121. 35. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1993, 3 tomes.

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a) 1892 : Salon de la Rose+Croix à Paris Le premier Salon de la Rose+Croix se tient à Paris, à la galerie Durand-Ruel, du 10 mars au 10 avril 1892, avec soixante-neuf exposants. Les femmes sont exclues. Le Salon a un rôle catalyseur pour les symbolistes suisses. Y participent Hodler, Albert Trachsel, Eugène Grasset, Rodo, Schwabe et Félix Vallotton, qui ne souhaite pas être nommé symboliste. Hodler y montre Les Âmes déçues (cat. 100), Trachsel Le Regard dans l’infini, Schwabe fait l’affiche (cat. 98) et expose seize œuvres, dont des illustrations pour L’Évangile de l’enfance et Le Rêve d’Émile Zola (cat. 102). Rodo présente cinq œuvres, dont son Verlaine. Quant à Grasset, il est présent avec trois numéros, dont certains groupent plusieurs gravures sur bois, et une composition intitulée Ahoura-Mazda, le dieu zoroastrien de la vie, de la lumière et de la bonté suprême, combattant pour l’éternité Ahriman, le seigneur de la mort et des ténèbres. Si actuellement on ne retrouve plus Ahoura-Mazda, il est toutefois important de souligner le rôle des illustrations de Grasset dans les partitions musicales publiées par l’éditeur parisien Georges Hartmann. Grasset n’a fait qu’un projet pour l’opéra de Jules Massenet, Le Mage, 1891, qui raconte la vie de Zarastra, où on associe la spiritualité de la Perse antique à l’idéologie franc-maçonnique et à l’ésotérisme rosicrucien. L’opéra Le Mage a été illustré aussi par Edward Loevy 32, vers 1891 (fig. 9 et fig. 10). Vers 1889, Grasset illustre la partition piano et chant d’Esclarmonde (fig. 7 et fig. 8) de Massenet. Esclarmonde, reine de Byzance, attire le chevalier Roland sur la lune, où se succèdent des scènes fantastiques. Vers 1890, Grasset exécute la couverture d’Enchantement (cat. 99) de Massenet, où une magicienne exorcise, avec sa baguette magique, des puissances maléfiques dans un ciel étoilé. Toutes ces illustrations témoignent de l’importante collaboration de Grasset et d’autres artistes avec l’éditeur parisien de musique Georges Hartmann, et surtout de la relation essentielle des artistes de la Rose+Croix avec la musique. En 1888, Joséphin Péladan, fondateur de la Rose+Croix (voir dans le présent catalogue : « Les Salons de la Rose+Croix », p. 179-180), collabore à la revue L’Initiation et fréquente la Société théosophique en lisant La Doctrine secrète : synthèse de la science, de la religion et de la philosophie (1888) d’Helena Blavatsky Petrovna, qui influencera en premier Steiner et surtout Monte Verità, ainsi que plusieurs artistes, Filippo Franzoni notamment. La majorité des artistes non français qui exposent à la Rose+Croix sont suisses ou belges, heureux d’accéder au marché français. Le premier Salon apporte aux artistes suisses la reconnaissance dans le milieu international. « [...] Encore deux expositions de ce genre, et je serai mis sérieusement sur les rails à Paris, assez solidement pour me rendre indépendant de la Suisse [...] », écrit Hodler en septembre 1892, à propos du succès qu’il a recueilli au Salon de la Rose+Croix 33. b) L’Exposition nationale suisse de 1896. Le Village suisse L’Exposition nationale suisse de 1896, où l’on présente le Panorama des Alpes bernoises, 1892, d’Auguste Baud-Bovy, a lieu à Genève. On y bâtit, en plein centre-ville, une montagne et un « Village suisse » : chalets et montagnes miniaturisés viennent en ville, par un mouvement inverse à celui qui avait caractérisé le tourisme et le Grand Tour des artistes de la fin du xviiie et du début du xixe siècle. Comme le dit Albert Levy, deux Suisse se côtoient : la Suisse moderne, avec son industrie et sa technologie de pointe, et la Suisse traditionnelle, rurale et artisanale, avec la reconstruction d’un village type, mélange de différents villages réels et assemblage au goût disparate 34. La Suisse, à la fin du xixe siècle, se trouve face à une révolution industrielle qui l’entraîne dans un processus d’urbanisation accélérée, en bouleversant son économie rurale et en menaçant de disparition sa principale composante sociale : la paysannerie. En 1848, la nouvelle Constitution fédérale avait regroupé vingt-deux cantons, dans la diversité de quatre langues et deux religions. Les valeurs fondatrices, construites sur le caractère rural et pastoral, s’effritent : il faut inventer un nouveau récit identitaire, des lieux porteurs de témoignage et de souvenir pour cette mémoire menacée, cette civilisation en voie de disparition, nommés par Pierre Nora « les lieux de mémoire 35 ».


Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe

Toutes les sociétés européennes ont été, de façon différente, confrontées à la perte d’une mémoire collective liée à une tradition séculaire : ce vide, cet appel d’air est ressenti profondément par les artistes qui sont forcés de trouver un lien avec le passé disparu et de découvrir le langage nouveau. C’est dans cet appel d’air, entre tradition et invention d’un nouvel imaginaire, que naît le symbolisme. Toutefois, la construction de cette symbolique nationale passe par le récit héroïque de sa fondation : preuve en sont le Guillaume Tell (fig. 4) de Hodler et l’Helvetia, 1891, de Böcklin 36. Trachsel cherchera à inventer, dans Réflexions à propos de l’art suisse à l’Exposition nationale de 1896, puis avec Quelques vœux au sujet du développement de l’art suisse 37, une architecture nationale. Mais sa vraie invention, qui aura davantage de retentissement, sera son architecture imaginaire, sous forme d’un « poème » architectural, pour une « humanité future » dans un monde extraterrestre, à l’opposé du chalet suisse : Les Fêtes réelles 38. Une fois son évolution accomplie, l’humanité idéale pourra se réaliser : Marche recueillie au temple de l’Être des Êtres, vers 1892 (cat. 110), Le Palais de la nuit, vers 1906 (cat. 107), Le Semeur, vers 1906 (cat. 108), Le Palais de la joie, vers 1906 (cat. 109). Les Fêtes réelles n’ont rien d’un « projet » destiné à être exécuté. Elles font référence à un antique savoir, plus assyrien ou égyptien que chrétien, et aux mystères des cycles naturels. Ces projets sont producteurs de culture à partir du passé ou du futur : ils évacuent le présent, ce sont des rêves. c) Exposition au Village suisse Parcourons le catalogue spécial du groupe XXIV 39 : l’art « moderne » compte trois cent soixante-cinq œuvres sur mille exposées. Toutes les tendances se mélangent. À côté de peintres ruralistes, on retrouve ceux qui font allusion à l’histoire ou à la préhistoire, comme Hippolyte Couteau, avec les lacustres du lac de Neuchâtel : Le soir ils regagnent leurs huttes chargés du butin de la journée, 1896. Hodler renouvelle le thème national, en l’interprétant avec une violence picturale qui étonne. Il ouvre avec Le Cortège des lutteurs, 1882 (no 252), et Le Guerrier furieux, 1883-1884 (no 253), mais présente aussi trois tableaux hautement spiritualistes : Les Âmes déçues, 1892 (no 254) (cat. 100), L’Élu, 1893-1894 (no 255) (cat. 187), L’Eurythmie, 1895 (no 256) (cat. 124). d) Genève, Musée Rath, 1896, « l’autre exposition » : à deux pas du Village suisse, présentation des œuvres d’Auguste Rodin, d’Eugène Carrière et de Camille Claudel, organisée par Auguste Baud-Bovy Cette exposition fait scandale par sa modernité. Si le Village suisse, à l’Exposition nationale, est visité par plus de un million cent mille visiteurs, l’exposition du Musée Rath en 1896 n’a pas un tel succès quant au nombre des entrées, mais une immense importance pour la pénétration de la modernité, notamment du symbolisme français. Sculptures, tableaux, estampes et photographies sont mélangés. On y trouve des œuvres de Pierre Puvis de Chavannes, Rodin, Carrière, Camille Claudel (qui n’est pas mentionnée sur la couverture du catalogue 40 !). Si la plupart des œuvres semblent appartenir aux artistes, sept sont la propriété de Mathias Morhardt, une de Roger Marx, deux de Jean Dolent, deux d’Édouard Rod 41, principaux critiques qui soutiennent le symbolisme de la première heure et font partie du cercle de Baud-Bovy : Auguste Baud-Bovy et son fils Daniel jouent un très grand rôle de communication entre Genève et Paris. Cette exposition est la première présentation de Rodin d’une telle ampleur à l’étranger. Rodin fait don à la Ville de Genève du Poète (qui deviendra Le Penseur) et de La Femme accroupie, 1890 (qui deviendra La Muse tragique), condamnée par Théodore de Saussure, directeur du Musée Rath. La réception controversée de l’œuvre de Rodin qualifie bien l’opposition entre l’exposition au Musée Rath des artistes symbolistes qui représentent un courant international et moderne et ce que le grand public retient de l’Exposition nationale, où toutes les tendances sont présentes.

Fig. 12 Giovanni Giacometti Cuno Amiet dans leur logement commun à Paris, 1890 Huile sur toile, 41 × 32,5 cm Kunstmuseum Bern, Berne Inv. 1531

36. Arnold Böcklin, La Liberté (Helvetia), 1891, huile sur bois, 96 × 96 cm, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, Berlin. 37. Albert Trachsel, Réflexions à propos de l’art suisse à l’Exposition nationale de 1896, Genève, Impr. suisse, 1896, et Albert Trachsel, Quelques vœux au sujet du développement de l’art suisse, Genève, impr. Ch. Zoellner, 1899. 38. Trachsel entreprend Les Fêtes réelles entre 1885 et 1886. Après 1886, une douzaine d’aquarelles destinées à cette série seront exposées en 1892 au premier Salon de la Rose+Croix, et publiées sous forme d’album en 1897 : Albert Trachsel, Les Fêtes réelles, Paris, Mercure de France, 1897. 39. Exposition nationale suisse. Genève, 1896. Groupe XXIV. Art moderne. Catalogue illustré par Fréd. Boissonnas, photographe, Genève, 1896. 40. Catalogue de l’exposition au Musée Rath d’œuvres de MM. P. Puvis de Chavannes, Auguste Rodin, Eugène Carrière, Genève, 1896, Genève, impr. JulesGuillaume Fick (Maurice Reymond et Cie), 1896. Voir aussi Valentina Anker, Auguste Baud-Bovy (1848– 1899), Benteli, Berne, 1991. 41. Quatre critiques d’art jouent un rôle fondamental entre Genève et Paris : Mathias Morhardt, Charles Morice, Jean Dolent, Roger Marx. Mathias Morhardt, écrivain d’art et journaliste français au Temps, écrit dans L’Idée libre, fondée en 1892 et disparue en 1895, à laquelle participent Édouard Schuré, Auguste Baud-Bovy, Émile Besnus ; Schwabe exécute la première couverture de la revue.

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42. Giovanni Segantini, Triptyque de la nature : La Vie ou Devenir, 1896-1899, huile sur toile, 190 × 322 cm ; La Nature ou Être, 1898-1899, huile sur toile, 235 × 403 cm ; La Mort ou Disparaître, 18961899, huile sur toile, 190 × 322 cm, Segantini Museum, Saint-Moritz, dépôt de la Fondation Gottfried Keller. 43. Lettre de Giovanni Segantini à Alberto Grubicy, 17 décembre 1894, in Annie-Paule Quinsac, op. cit., no 405, p. 331, note 2.

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Retraites solitaires : villages et colonies d’artistes Aeschi, Savognin, Maloja, Stampa, Savièse, Oschwand, Sagno Auguste Baud-Bovy a commencé sa vie d’artiste au château de Gruyères, le familistère des familles Bovy, Darier et d’autres, fréquenté par Menn et ses élèves, Camille Corot, Gustave Courbet. C’est là qu’il s’initie aux idéaux de Charles Fourier et à ceux du socialisme utopique. Il habite et quitte tour à tour Genève et Paris, et s’établit à Aeschi, dans l’Oberland bernois, près du lac de Thoune, dont il peint, comme Hodler, la vue depuis Leissigen (cat. 82). Il y recherche une société non corrompue et spiritualise la montagne : La Montagne (Le Niesen de la Sould), 1895 (cat. 80). Il y peint également Les Gestes héroïques du berger, 1886-1890. L’acte d’illustrer la vie des bergers le distancie de ces derniers, car il veut résoudre le problème pictural de subordonner le paysage aux personnages ; il les représente, il s’assimile à eux, mais ne devient pas berger. Certains critiques et amis parisiens font de lui un exemple : celui qui a su fuir la civilisation « mauvaise » et a vécu dans un village de montagne, dans un chalet, devient l’antithèse du mal. Toutefois, peu font le voyage d’Aeschi. Ce chalet, dans les dernières lettres d’Auguste Baud-Bovy écrites à son fils Daniel, engendre nettement chez lui une sensation de claustrophobie, de coupure du monde. Segantini, le grand errant, vivra aussi dans des villages de montagne : d’abord Savognin, puis Maloja, dans les Grisons. Intégré au village, il ira chasser l’aigle avec les chasseurs, il peindra dans la solitude de la haute montagne, où il établira des ateliers de fortune. D’un caractère étrange, génial et fantasque, il sera compris par les montagnards et les villageois. Son Triptyque de la nature 42 est une épopée de la vie humaine, de la spiritualisation de la montagne. Ce peintre, qui a toujours été italien de cœur 43 , est actuellement considéré par tous les Suisses comme un emblème de leur pays. Son musée se trouve à Saint-Moritz, à quelques kilomètres de Maloja. Giovanni Giacometti (fig. 12) vit dans le village de Stampa, lieu où reviennent toujours soit lui-même, soit ses fils Alberto et Diego, soit son cousin Augusto Giacometti, et où ils accueillent fréquemment le Soleurois Amiet (fig. 11), et l’ami Segantini, qui habite tout près, à Maloja. La vallée et Les Montagnes de Val Bregaglia, 1901 (cat. 75), lieu mythique et secret, est aussi l’endroit où Segantini se réfugie quand il fait trop froid ou trop sombre à Maloja. La vallée est un lieu de passage de tous ces artistes vers Milan, Munich, Paris et Pont-Aven. Amiet, après ses années de formation, et malgré les conseils de Hodler, s’établira dans son jardin, au propre et au figuré, dans ce paradis qu’il représentera si souvent : le petit village d’Oschwand et, l’été, dans la colonie d’artistes toute proche, Hellsau. Hodler qui, au départ, a influencé l’œuvre d’Amiet, lui propose de partager un atelier avec lui, à Genève. Amiet refuse, car il a compris que leurs voies sont différentes. Il s’installera donc à Oschwand, jusqu’à la fin de sa vie, peignant son jardin, son paradis terrestre. Mais il n’aura rien en commun avec les artistes du primitivisme rural. Il ne cherchera pas le passé, par le biais de la paysannerie, mais demandera à la nature la force d’une couleur symbolique, une couleur « vibrante », musicale. Le réel est transfiguré par l’énergie colorée, qui donne à ces œuvres la force du « sentir ». Les villages des artistes tessinois sont innombrables : rappelons Sagno, où vivent dans l’ancienne demeure familiale, figurée dans le triptyque Fête au village, 1901-1903 (cat. 194), le poète Francesco Chiesa et son frère le peintre Pietro Chiesa. Tous deux ont habité Milan et fait partie de la vie milanaise, comme Luigi Rossi, qui réside au village de Tesserete. Rossi est appelé « Helvétique-Milanais-Parisien ». Pietro Chiesa et Rossi sont proches du socialisme humanitaire milanais, amis de Luigi Maino, et fréquentent l’Umanitaria de Milan. Rappelons que Rossi a illustré, en 1895, un très beau livre de Gottfried Keller : Roméo et Juliette au village. De façon générale, on peut remarquer que la plupart des artistes tessinois de l’époque se sont formés à l’Accademia di Brera. Le Valais connaîtra des villages de montagne où les peintres éliront domicile, ou bien passeront l’été dans un atelier : Savièse, Vercorin et Chandolin. Plusieurs de ces


Le symbolisme suisse au cœur de l’Europe

artistes sont liés à l’école de Savièse 44 , dont Marguerite Burnat-Provins, qui, après avoir fréquenté l’Académie Julian à Paris, deviendra suissesse par mariage. Grâce à son amitié avec le peintre Ernest Biéler, en 1898, elle découvre Savièse, qui est pour elle un « paradis perdu » duquel elle sera chassée par l’étroitesse d’esprit des paysans face à sa relation « scandaleuse » avec Paul de Kalbermatten. Biéler, après ses années de formation à Paris, entre 1880 et 1892, est encore tiraillé, à la veille de la Première Guerre mondiale, entre deux modes de vie, deux esthétiques : il n’a pas renoncé à son rêve d’une carrière parisienne, à sa manière symboliste, pas plus qu’il ne se voue exclusivement au primitivisme rural. Les mystères dévoilés sont toujours mystérieux Force est de constater que le symbolisme, à l’époque des nationalismes, est international, en raison des ouvertures quasi obligées des artistes et de leurs œuvres à un ou plusieurs pays étrangers. Les artistes suisses se sont naturellement tournés vers les pays limitrophes où les écoles d’art ou les structures d’exposition étaient plus performantes. L’approche calme et grandiose de la nature, profond héritage des siècles précédents, caractérise avant tout le symbolisme suisse. Le thème de l’île a été développé par Böcklin, peut-être plus fortement que par tout autre artiste, et L’Île des morts est en effet clairement l’icône de tout symbolisme. Le silence est aussi un des secrets du symbolisme, qui le porte à intensifier les mystères, laissant la place au rêve, à l’introspection et à d’autres récits, sans passer par la parole. Au xviiie siècle, Füssli avait déjà exprimé la force du rêve dans Le Cauchemar, 1790-1791, dont un thème parallèle sera repris dans un des tableaux clefs du symbolisme suisse, La Nuit, 1889-1890 (cat. 2), de Hodler. Le rêve et l’attirance pour les étoiles et le cosmos dépassent le domaine astronomique, pour laisser une part large à l’imaginaire d’une vie autre, du voyage des âmes, espoir d’une humanité meilleure. Le symbolisme, suisse et international, tantôt peint notre fragilité, tantôt vole vers d’autres mondes, où une humanité qui dépasserait l’instinct destructeur pourrait vivre différemment. Melancholia inspire, après celle de Dürer, celle de Böcklin (cat. 41) et aujourd’hui celle de Lars von Trier. Ce n’est qu’en élargissant notre mental, en nous laissant porter dans ce que le symbolisme appelle l’âme, que nous pourrons envisager une nouvelle évolution : celle que le symbolisme avait soupçonnée et cherchée dans les cataclysmes de l’âme et de la nature, dans le rêve et la fragilité avoués, qu’il avait contemplés sous le regard lucide de Melancholia. Les symbolistes ont arpenté le ciel et la terre (fig. 13), excavé tant de thèmes qu’il est passionnant et difficile de les suivre. Plus qu’une pensée linéaire, leur logique est proche de la réflexion actuelle : on peut dire une chose, et son contraire. La linéarité devient impossible, le monde cartésien ou darwinien aussi. Pris dans une autre conception, très proche de nous aujourd’hui, le symbolisme suisse nous fascine : c’est le moment de pénétrer dans son monde.

Fig. 13 Artiste inconnu La Planète Mars. La Terre est visible à l’arrière-plan, sans date Composition digitale Getty Images I World Perspectives Augusto Giacometti Phaéton sous le signe du Scorpion, cat. 229

Arnold Böcklin Mélancolie, cat. 41

44. Le critique Paul Seippel emploie pour la première fois cette appellation dans un article, à propos d’une exposition de peintres de Savièse à l’Athénée de Genève, dans le Journal de Genève du 20 février 1891.

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Paris : un symbolisme, des symbolistes J ea n - D avid J umeau - L afo n d

Multiple et complexe, le mouvement symboliste a « traversé » tous les arts : peinture, arts graphiques, sculpture, arts décoratifs, musique et architecture. C’est toutefois dans la littérature et la poésie qu’il se manifeste tout d’abord, encourageant parfois une fortune critique à le qualifier globalement, et hâtivement, de « littéraire », alors même que ses acteurs revendiquaient au contraire l’abolition des genres et ambitionnaient une expression susceptible de dépasser, et d’unifier, toutes les formes de création. Gustave Moreau et Odilon Redon ont fait justice de manière cinglante de ces « accusations 1 », mais on doit reconnaître que, pour des raisons chronologiques et doctrinales, les artistes symbolistes français ont en effet revendiqué le patronage de quelques-uns des grands poètes de leur siècle à une époque où Paris n’était pas seulement la capitale de la France, mais aussi la capitale artistique du monde. Si la Ville lumière fut l’un des principaux centres de ce mouvement résolument international, c’est donc non seulement par la qualité de sa production artistique mais aussi par la singularité d’un héritage poétique qui, tout autant que la philosophie allemande, érigea le socle théorique de l’idéalisme français de la fin du xixe siècle. C’est à l’ombre des « rafraîchissantes ténèbres » de Charles Baudelaire, l’auteur des Phares et des Correspondances, que toute une génération s’épanouit en revendiquant la subjectivité absolue, les synesthésies et la sacralité de l’art. C’est dans les jardins fantomatiques de Paul Verlaine que les esprits de l’époque « décadente » se promènent, entre les « avoines folles », le clair de lune et les « grands jets d’eau sveltes » qui sanglotent d’extase « parmi les marbres » (cat. 3). C’est en adoptant le regard de « Voyant » d’Arthur Rimbaud que les peintres et les musiciens prétendent communiquer l’invisible et explorer l’au-delà des formes. C’est enfin sous les auspices du verbe « musical » mallarméen (fig. 14) que les artistes des années 1890 poursuivent une quête cryptée du sens et de la forme. Certes, un aréopage de poètes, venus du monde entier, contribue à cette ébullition ; mais c’est à Paris qu’ils trouvent la gloire, se mêlant aux poètes français : Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck et Georges Rodenbach avec Albert Samain et Saint-Pol-Roux ; Stuart Merrill avec Remy de Gourmont et Édouard Dujardin ; Francis Viélé-Griffin avec Charles Guérin et Gustave Kahn. C’est aussi au plus parisien des Grecs, Ioánnis Papadiamantópoulos, dit Jean Moréas (fig. 15), qu’il appartient de signer le manifeste du symbolisme dans Le Figaro du 18 septembre 1886. Dans un style caractéristique de l’esthétique symboliste, l’auteur des Cantilènes expose quelques principes qui concernent certes la littérature mais qui, par leur inspiration idéaliste, s’appliquent à toutes les disciplines : « la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l’Idée, demeurerait sujette. L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures […]. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales ».

(à gauche) Walter Damry Joséphin Péladan, fig. 16

1. « Puis les accusations de visées anti-plastiques, littéraires […] Ces inepties seront remuées à la pelle », Gustave Moreau, Écrits sur l’art, éd. Peter Cooke, Fontfroide, Fata Morgana, 2002, vol. 1, p. 168. « Il y a idée littéraire toutes les fois qu’il n’y a pas invention plastique », Odilon Redon, À soimême. Journal (1867-1915), Paris, Corti, 1985, p. 81.


Malgré son énoncé alambiqué, le propos de Moréas est crucial parce qu’il envisage une relation définitivement interactive de l’idée et de la forme qui vaut, au-delà des disputes de chapelles, pour tout le symbolisme français.

Fig. 14 Félix Vallotton Portrait de Stéphane Mallarmé, 1895 Gravure sur bois, 34 × 22 cm Collection Jean-David Jumeau-Lafond

Fig. 15 Paul Gauguin Soyez symboliste, portrait de Jean Moréas paru dans La Plume, 1er janvier 1891 Collection Jean-David Jumeau-Lafond

2. Stuart Merrill, À Puvis de Chavannes. Poèmes, 1887-1898, Paris, Mercure de France, 1897, p. 209. 3. Albert Aurier écrit : « Des peintres, je le sais bien, ne sont pas précisément faits pour philosopher […] ils sont venus porteurs de paroles oubliées, à une époque de scepticisme […] et c’est pourquoi ils ont bien fait d’être, à la fois, des artistes et des théoriciens », Albert Aurier, « Les symbolistes », Revue encyclopédique, 1er avril 1892, p. 475. 4. Maurice Denis, « Définition du néotraditionnisme », Art et critique, 23 et 30 août 1890.

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Vers 1890, le paysage artistique parisien était quant à lui prêt pour l’éclosion d’un art « autre » : l’académisme jetait ses derniers feux tandis que l’impressionnisme commençait à lasser (« trop bas de plafond » disait Redon). La société contemporaine, matérialiste, déspiritualisée et mercantile, trouvait dans ces différentes versions d’un art naturaliste (illusionniste pour le premier, optique pour le second) une illustration fidèle du monde, satisfaisante pour une bourgeoisie qui accrochait finalement les tableaux de William Bouguereau et de Claude Monet un peu de la même manière : au-dessus du buffet de la salle à manger. Or, le monde avait besoin de mystère. Deux ans avant le manifeste de Moréas, Joris-Karl Huysmans avait publié À rebours, roman de la déliquescence qui proposait à son unique personnage, « las de vivre » et dégouté de son époque, une rédemption par l’art et les sensations les plus rares. Sous les auspices de Baudelaire et de son Any Where out of the World, le héros, le duc des Esseintes, découvrait Moreau, Pierre Puvis de Chavannes, Redon et Charles-Marie Dulac, s’enivrait de parfums et de liqueurs, faisait dorer la carapace d’une tortue, et décorait son intérieur en appliquant la recette édictée par l’auteur des Fleurs du mal dans sa préface à La Philosophie de l’ameublement d’Edgar Poe : constituer un « rêvoir » (comme on installerait un fumoir ou un boudoir). Le symbolisme artistique tout entier devait être en France un rêvoir « grandeur nature », ou plutôt « grandeur culture » puisque, comme Baudelaire et Oscar Wilde, les symbolistes se méfiaient de la nature, qu’ils jugeaient vulgaire et prévisible. Ils avouaient une tout autre ambition : montrer ce qu’on ne voit pas. C’est pourquoi, comme des Esseintes, toute une génération révérait Moreau, « ouvrier assembleur de rêves », selon ses propres mots, et Puvis de Chavannes, dont les fresques, ainsi que l’écrivit Merrill, dépeignaient « Le Paradis antique où les pères dont nous sommes, joignaient des corps plus beaux à des âmes moins viles 2. » Les mondes oniriques de Redon, les gravures « inextricables » de Rodolphe Bresdin, pour reprendre l’expression de Robert de Montesquiou, les évocations rêveuses des préraphaélites anglais, comptaient aussi parmi les modèles des artistes soucieux de rompre avec l’enseignement de l’École des beaux-arts comme avec la dictature du plein air. Mais leur imaginaire incluait aussi de grands anciens, Turner, William Blake et avant eux Léonard de Vinci, Michel-Ange, Albrecht Dürer et les primitifs italiens, tous créateurs d’un art jugé démiurgique. Si ces figures tutélaires étaient présentes dans leur esprit, les jeunes symbolistes n’étaient nullement des épigones ; le symbolisme connut diverses tendances esthétiques, mais ce qui le caractérise au-delà des questions de concept et de forme est l’affirmation d’individualités plus que jamais irréductibles. Le peintre idéaliste élabore son univers, relaie par le pinceau sa vision, et donne forme à son « idée », rendant la tâche de l’historien ardue, lorsqu’il s’agit de restituer un paysage plus général. L’effervescence parisienne se manifesta de deux manières : la publication de textes programmatiques et l’apparition de nouveaux lieux d’exposition. L’importance des manifestes s’explique par l’incorrigible vocation rhétorique française mais aussi par la nécessité de justifier une esthétique qui s’opposait fermement au naturalisme 3 . Quelques années après l’article de Moréas, le monde artistique prit le relai : en 1890, Maurice Denis publie sa « Définition du néotraditionnisme 4 » et c’est en 1891 que Joséphin Péladan (fig. 16) revendique dans plusieurs textes son esthétique rosicrucienne qui sera théorisée dans L’ Art idéaliste et mystique. Enfin, pour ne citer que les plus importants de ces acteurs du mouvement,


Paris : un symbolisme, des symbolistes

le critique Gabriel-Albert Aurier publie entre 1890 et 1892 trois articles essentiels qui, à partir de Vincent Van Gogh pour le premier 5 , de Paul Gauguin pour le second 6, et d’un ensemble plus large d’artistes pour le dernier 7, proposent une définition détaillée de ce que doit être une œuvre d’art (idéiste, symboliste, synthétique, subjective et décorative). Au-delà de nuances dans l’approche de la relation entre l’idée et sa matérialisation plastique, de formulations variées et de chapelles artistiques parfois querelleuses, le symbolisme français est clairement identifiable avec cet appareil théorique finalement assez cohérent. Si des interprétations postérieures, souvent partiales ou influencées par une histoire de l’art dogmatiquement « moderniste », devaient tenter de construire des barrières entre les artistes ou les groupes d’artistes (synthétistes et « nabis » ici, néo-impressionnistes là, idéalistes et « imagiers » ailleurs !), le bouillonnement des années 1890 donne le spectacle d’une multitude de peintres entretenant des relations étroites, partageant des convictions, exposant souvent ensemble, changeant de lieu et de cercle, adoptant un style ou un mot d’ordre un jour, un autre le lendemain, bien loin des constructions artificielles, des nomenclatures étanches et des visions rigides que les études allaient en donner cinquante ans plus tard. En essayant d’opposer des tendances esthétiques de manière tranchée, les historiens de l’art, confrontés à un monde parisien complexe et plus multiforme esthétiquement que celui des symbolismes belge, suisse, italien et allemand, ont souvent cédé à la facilité, repris textuellement certains antagonismes personnels ou simplement appliqué rétroactivement au symbolisme un manichéisme conforme à leur vision, fantasmée, de l’art du xxe siècle : « progressistes » contre « conservateurs », « formalistes » contre « littéraires ». La réalité du symbolisme français ne correspond guère à ces fictions. Le peintre Maurice Denis, qui exprime sa croyance en une « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » (déclaration devenue, malgré lui et non sans le mécontenter, synonyme de modernité 8), est aussi l’artiste du « sujet intérieur », de la ferveur spirituelle et du « Mystère catholique », qui prend la défense des « idéistes » dans La Revue blanche en 1892 9, et qu’Octave Mirbeau, dans sa critique violente des « Artistes de l’âme », censés être « littéraires », associe à Alphonse Osbert, Carlos Schwabe, Armand Point et Alexandre Séon, et traite avec une particulière sévérité 10. Le Sâr Péladan, mage de la Rose+Croix, pourfendeur du monde contemporain et admirateur des anciens, souvent accusé sans nuances d’être le défenseur d’une vision conservatrice du monde, apparaît également comme celui qui maudit l’académisme et accueille dans ses salons des artistes aussi novateurs que Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Charles Filiger, Fernand Khnopff, George Minne ou le jeune Georges Rouault. Le critique Alphonse Germain, proche de Péladan, propose et théorise pourtant un néo-impressionnisme idéaliste qui fait le lien entre l’héritage de Georges Seurat et l’art de Séon 11. Aurier, enfin, considéré comme héros de la défense des nabis (« groupe » qui n’en était pas un et dont le nom, à usage privé et jamais mentionné dans la sphère publique à l’époque, n’a connu de reconnaissance en tant que tel qu’assez récemment 12), mêle pourtant, à un titre ou à un autre, dans son article intitulé « Les symbolistes », Moreau, Puvis de Chavannes, les préraphaélites, Monet, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Paul Sérusier, Ker-Xavier Roussel, Filiger, Seurat, Charles Guilloux, Henry de Groux, Séon et Albert Trachsel, c’est-à-dire des synthétistes, des impressionnistes et néo-impressionnistes, des paysagistes mystiques, des « inclassables », des exposants au Salon de la Rose+Croix ou aux Indépendants, etc. On le voit, contrairement à bien des analyses, le symbolisme à Paris n’est ni une affaire simple, ni un univers en noir et blanc, mais bien une constellation subtile aux couleurs changeantes et au sein de laquelle artistes, esthétiques, influences et inspirations se mêlent et se croisent en permanence sans cesser d’évoluer.

Fig. 16 Walter Damry Joséphin Péladan, 1894 Photographie, 19 × 12 cm Musée d’Orsay, Paris Inv. Pho1992-18

5. Albert Aurier, « Les isolés. Vincent Van Gogh », Mercure de France, janvier 1890. 6. Albert Aurier, « Le symbolisme en peinture. Paul Gauguin », Mercure de France, mars 1891. 7. Albert Aurier, « Les symbolistes », op. cit. 8. Maurice Denis prendra ses distances avec l’interprétation trop formaliste de sa phrase : « C’est […] la première phrase, qui a été la plus lue […]. Je l’écrivis à vingt ans, sous l’influence des idées de Gauguin et de Sérusier », Maurice Denis, Le Ciel et l’Arcadie, éd. Jean-Paul Bouillon, Paris, Hermann, 1993, p. 5, note 3. 9. « Nul n’a compris mieux que ceux-là la beauté d’une ligne ou d’une coloration. Et nous ne voyons pas qu’ils seraient en aucun sens plus peintres, s’ils empruntaient leurs motifs aux assemblées de village, aux boulevards, aux faubourgs », Maurice Denis (sous le pseudonyme de Pierre L. Maud), « Notes d’art et d’esthétique », La Revue blanche, juin 1892, p. 364-365. 10. Octave Mirbeau, « Les artistes de l’âme », Le Journal, 23 février 1896. 11.  Voir Jean-David Jumeau-Lafond, « Le néoimpressionnisme idéaliste d’Alexandre Séon », in Rossella Froissart, Laurent Houssais, Jean-François Luneau (dir.), Du romantisme à l’Art déco, lectures croisées, mélanges offerts à Jean-Paul Bouillon, Rennes, PUR, 2011, p. 63-76. 12. Le terme de nabi ne fut jamais employé publiquement avant les années 1940, ainsi que l’a souligné Catherine Méneux lors du séminaire « nabi » du programme Redefining European Symbolism (Amsterdam, 26 novembre 2010).

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Fig. 17 Artiste inconnu Caricature du premier Salon de la Rose+Croix, 1892 Coupure de presse non identifiée À côté de Théo Wagner et d’Alexandre Séon, on reconnaît les œuvres des Suisses Ferdinand Hodler, Albert Trachsel et Auguste de Niederhäusern, dit Rodo Collection Jean-David Jumeau-Lafond

Fig. 18 Erik Satie. Sonneries de la Rose+Croix Couverture de la partition des Sonneries ornée d’une sanguine de Puvis de Chavannes représentant un détail de Bellum, 27 × 22 cm Paris, Salon de la Rose+Croix, sans date (1892) Collection Jean-David Jumeau-Lafond

13. Voir Jean-David Jumeau-Lafond, Les Peintres de l’âme, le symbolisme idéaliste en France, Bruxelles, Musée d’Ixelles, Anvers, Pandora, 1999.

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La diversité des lieux d’exposition des symbolistes s’ajoute à ce « tableau » déjà complexe. La scission du Salon officiel avait donné naissance en 1890 à la Société nationale des beaux-arts, plus accueillante aux nouvelles tendances que la Société des artistes français : certains symbolistes continuèrent toutefois à préférer le premier salon, tandis que d’autres choisissaient le nouveau. Parallèlement, le Salon des indépendants, qui existait depuis 1884, fut l’un des lieux propices à des artistes dépourvus de bagage officiel et c’est là, par exemple, que le critique Roger Marx découvrit le paysagiste idéaliste Guilloux. À partir de 1891 et jusqu’à 1897, la galerie Le Barc de Boutteville sut réunir quant à elle des artistes d’à peu près toutes les tendances nouvelles dans les expositions dites « impressionnistes et symbolistes ». On y vit présentés les tableaux de Van Gogh, Maxime Maufra, Armand Seguin et Dulac dans des expositions monographiques, mais aussi la plupart des symbolistes lors des présentations collectives et ce fut, par exemple, quasiment le seul lieu d’exposition de la pastelliste symboliste Jeanne Jacquemin. Des cercles spécifiquement symbolistes, enfin, connurent aussi le jour. Ce sont principalement les six Salons de la Rose+Croix, organisés par Péladan, et les quelques expositions des « Artistes de l’âme » (de 1894 à 1896) mises en place à l’initiative de la revue L’ Art et la vie 13 . Ces manifestations hautes en couleur ne firent pas toujours l’unanimité par leur caractère revendicatif plutôt ostentatoire (fig. 17), mais elles eurent un grand retentissement et furent visitées par l’ensemble du monde critique et artistique, au point de devenir des symboles systématiquement repris dans l’historiographie. Plus de vingt ans après les « Gestes esthétiques » de la Rose+Croix, Marcel Proust « utilisera » lui-même Péladan et ses salons dans La Recherche du temps perdu pour situer à plusieurs reprises le contexte artistique et l’ambiance d’une époque. Les marchands, comme Georges Petit et Paul Durand-Ruel, dont le rôle devint crucial pendant le dernier tiers du siècle, n’échappèrent pas non plus au tourbillon symboliste. Le Salon de la Rose+Croix (fig. 18) lui-même fut accueilli dans les galeries de Petit et de Durand-Ruel (en 1892 et 1897), qui présentèrent aussi individuellement de nombreux peintres idéalistes lors d’expositions monographiques ou de rétrospectives.


Paris : un symbolisme, des symbolistes

Fig. 19 Charles-Marie Dulac La Vallée du Tibre à Assise, 1898 Huile sur toile, 41 × 46 cm Collection Jean-David Jumeau-Lafond

Ainsi, textes, cénacles et lieux révèlent combien Paris fut le théâtre d’un symbolisme aux multiples « scènes ». De ce foisonnement, duquel un regard rapide peine à faire surgir une cohérence esthétique ou extirpe, au contraire, des classifications abusives, il convient de comprendre le sens profond : si un « nabi » comme Paul Ranson explore l’ésotérisme et peuple ses toiles de sorcières, tandis qu’un idéaliste tel Séon conçoit des paysages purement synthétiques ; si Gauguin s’interroge avec son métaphysique D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898), alors que Lucien Lévy-Dhurmer parvient à faire surgir l’âme de Rodenbach par un « simple » portrait ; si le très franciscain Dulac ne peint que des paysages (fig. 19) au moment où Maurice Denis s’attache à une Annonciation fortement iconographique ; si, encore, Osbert répète dans des séries hypnotiques ses cortèges de personnages indéterminés, alors que Redon dessine un Parsifal, 1892, avec son casque et sa lance (fig. 20), c’est bien qu’au-delà des cercles, des styles, des genres (paysages, figures, portraits, mythes, « allégories »…) et des revendications théoriques se cache une quête plus profonde, capable de transcender les antagonismes supposés entre artistes et de dépasser les débats byzantins sur les différents moyens d’articuler le fond et la forme. Tous ces symbolistes, de Filiger à Armand Point et de Louis W. Hawkins à Émile Bernard, mais aussi de Camille Claudel à Samain ou de Claude Debussy à Émile Gallé, mettent les moyens proprement formels au service d’une recherche indicible sans doute, mais dont la profondeur est en elle-même génératrice d’inspiration et de « sens », plastique comme « spirituel ». Pour les symbolistes français, « vêtir l’idée d’une forme sensible 14 », c’est bien rendre visible l’invisible.

Fig. 20 Odilon Redon Parsifal, 1892 Lithographie, 32 × 24 cm Collection Jean-David Jumeau-Lafond

14. Jean Moréas, « Le symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886.

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Bruxelles : carrefour du symbolisme M ichel D r aguet

Déterminant pour la Belgique, le « moment symboliste » a pris corps alors que Bruxelles s’imposait comme carrefour de la modernité européenne 1. Et ce, en mêlant sensibilités nationales – puis régionales – à des aspirations universalistes liées à l’affirmation des avant-gardes. Ainsi, Bruxelles est d’abord reconnue comme un lieu de diffusion d’initiatives prises ailleurs, dans les grands centres de création du xixe siècle : Paris, Londres ou Berlin… Dans ce contexte, la fondation du cercle des XX en 1883 a constitué une étape essentielle en initiant le mouvement des Sécessions qui caractérisera non seulement la scène artistique, mais le marché qui l’accompagne à la fin de siècle 2. Phénomène qui marquera durablement l’essor du symbolisme en Belgique en associant celui-ci, dès 1890, au renouveau des arts décoratifs puis à l’avènement de l’Art nouveau 3 . Pour schématiser, on peut voir une perspective à long terme qui situe l’artiste face au monde dans une attitude de défi qui, à la fin de siècle, se retourne contre lui dès lors que la science lui dispute sa primauté et que l’évolution sociale se traduit par des tensions accrues. L’artiste s’impose face à la société comme le témoin de forces occultes qui réduisent à néant l’illusion du progrès par la raison. Bénéficiant de cette crise des valeurs, le sujet a fini par constituer le seul repère à l’aune duquel appréhender la réalité. Celle-ci ne peut plus être confondue avec une vérité désormais inaccessible. Félicien Rops la raillera comme un vieux rêve désormais sans objet ; Fernand Khnopff la logera dans un passé immémorial et Jean Delville dans une dévotion sans faille à l’ordre de la tradition. À nouveau, le facteur littéraire joue un rôle déterminant, moins par inféodation académique du visible au lisible que par la mise en place de stratégies multiples qui vont de l’illustration à la transposition pour affirmer l’ouverture, désormais sans retour, du sens. Avant-garde et académisme se confondent dans la nébuleuse symboliste. Celle-ci s’est structurée à partir des questionnements inhérents à l’esthétique réaliste telle qu’elle s’est développée en Belgique vers 1878 avec l’intention de constituer la pierre angulaire d’une identité à la fois nationale et moderne 4. Par ailleurs, l’action du monde des lettres ne peut être confinée à l’émergence d’une « peinture littéraire » que les plus littéraires des peintres – Rops ou Khnopff – récuseront inlassablement. L’essor du symbolisme en Belgique a suivi des voies multiples qui passent par la littérature et par la musique pour aboutir à l’objet d’art et à l’architecture. La peinture fait office de carrefour sans que le symbolisme, en tant que tel, ne définisse une manière de peindre précise. État d’esprit plus que style, il relève autant d’une tradition que des enjeux esquissés par le débat artistique moderne. Dans le domaine belge, le symbolisme ne se limite pas à une réaction contre le réalisme. Il s’agit davantage d’un élargissement de la notion de réalité qui, tout en prenant le contre-pied du matérialisme positiviste, s’intéresse moins aux apparences de la nature qu’aux questions que ces limites mêmes imposent à la conscience. Avec le symbolisme, la peinture s’attache à ce moi que poètes, dramaturges et romanciers mettent en lumière dans la diversité de ses états. C’est donc en marge des grands débats qui, dès 1885, agitent la scène littéraire belge que le symbolisme pénètre le monde des peintres et des sculpteurs.

(à gauche) Fernand Khnopff L’ Art ou Des caresses ou Les Caresses, fig. 22

1. Bruxelles. Carrefour de cultures, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts (Europalia), 2000. 2. Voir Robert Jensen, Marketing Modernism in Finde-siècle Europe, Princeton, Princeton University Press, 1996. En ce qui concerne les XX, voir Michel Draguet, « Les Vingt et le pouvoir. La mythologie des ruptures à l’épreuve des faits (1883-1893) », in Ginette Kurgan-Van Hentenryk, Valérie Montens (dir.), L’ Argent des arts. La politique artistique des pouvoirs publics en Belgique de 1830 à 1940, Bruxelles, Éditions de l’Universié de Bruxelles, 2001, p. 99-112. 3. On trouvera un développement de cette question in Philippe Roberts-Jones (dir.), Bruxelles fin de siècle, Paris, Flammarion, 1994. 4. Cette manière de poser le problème apparaît au cœur de la démarche d’un Ensor jusqu’en 1885 (voir Michel Draguet, Ensor ou la Fantasmagorie, Paris, Gallimard, 1998, p. 69-101). En ce qui concerne la dimension symboliste de l’œuvre d’Ensor, je renvoie le lecteur à mon Symbolisme en Belgique, Anvers, Fonds Mercator, 2004, 2010, p. 136-153.


Fig. 21 Jean Delville Orphée mort, 1893 Huile sur toile, 82 × 103 cm Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles Inv. 12209

5. Albert Mockel, Esthétique du symbolisme. Propos de littérature (1894), Stéphane Mallarmé, un héros (1899). Textes divers, précédés d’une étude de Michel Otten, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1962. 6. À propos de Khnopff, je renvoie le lecteur à mon ouvrage Khnopff ou l’Ambigu poétique, Paris, Flammarion, Bruxelles, Crédit communal, 1995.

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Khnopff et l’« Internationale symboliste » À Bruxelles, les XX s’engagent à partir de 1886 dans une politique étroite de relation avec Paris qui évolue rapidement de l’impressionnisme au néo-impressionnisme. Interrogeant la notion même de réalité, certains, comme Henry Van de Velde, ont donné au néo-impressionnisme une dimension symbolique sinon symboliste. Explorant dans le spectacle de la réalité ce qui ferait sens sans céder à la fugacité de l’instant, le paysage ouvre la voie à un symbolisme qui se reconnaîtra d’abord dans les recherches de James Whistler. À cette réversibilité du réel, Xavier Mellery oppose dans ses œuvres allégoriques l’idéalité d’une réalité sublimée. Si les intérieurs animistes témoignent de la même aspiration à capter l’irréel au cœur du quotidien, les panneaux sur fond d’or attestent une aspiration à l’allégorie dans un univers conceptuel désormais érigé en « synthèse moderne ». Au symbole évanescent, ébauché à travers la sensation sans cesse mouvante, répond la qualité univoque du sens inscrit dans l’allégorie. Ces deux pôles rendent compte d’une ambivalence sur laquelle le poète Albert Mockel bâtira un des exposés théoriques les plus aboutis 5 . Au sein des XX, Khnopff incarne la principale ouverture sur ce symbolisme qu’Émile Verhaeren définira – à propos du même Khnopff – dans une série d’articles publiée par L’ Art moderne dès 1886 6. L’œuvre élitiste de Khnopff révèle la lente maturation d’un imaginaire où se rencontrent la littérature française, la mystique réaliste des primitifs flamands, le Moyen Âge sublimé des préraphaélites anglais, les mythographies oniriques de Gustave Moreau, les harmonies musicales de Whistler et l’illusion photographique chargée d’ambiguïté d’un Alfred Stevens ou d’un Lawrence Alma-Tadema. Œuvre de maîtrise et de construction, la peinture de Khnopff sacralise une illusion mimétique érigée en mystère. Le dessin prend le pas sur la peinture pour souligner la dimension conceptuelle d’une démarche qui tend à l’écriture. De 1892 à 1897, Khnopff participera à quatre des six salons organisés à Paris par Joséphin Péladan. Celui-ci saluera en Khnopff un modèle en même temps qu’un idéal. Ses compositions ésotériques témoignent d’un hermétisme et d’un désir de dissimulation hautement réfléchis. Sa réputation déborde largement


Bruxelles : carrefour du symbolisme

les frontières pour atteindre Munich, Vienne ou Londres où Khnopff séjourne plusieurs mois par an. Pourtant, son action au sein des XX semble vouée à l’échec. L’« Internationale symboliste » dans laquelle il s’implique et qu’il aspire à réunir au sein des XX s’abîme face aux refus répétés d’exposer que lui adressent Edward Burne-Jones, Dante Gabriel Rossetti, Pierre Puvis de Chavannes et Moreau. Douleur et ornement À propos du Salon de 1892 – dominé par la rétrospective Georges Seurat –, Verhaeren signale le développement au sein des XX d’une « peinture littéraire » qui confirme « la résurgence d’un idéalisme qui s’appellera symbolisme, intellectualisme ou ésotérisme ». Parallèle au renouveau des arts décoratifs, le symbolisme gagne du terrain et fait des adeptes. Présentée en 1890, l’œuvre de George Minne allie la maternité et la mort en une vision synthétique à laquelle il restera fidèle 7. La sensibilité de l’artiste trouve à s’exprimer dans un dépouillement qui tend à l’essentiel et concentre la charge émotionnelle dans une forme d’autisme douloureux. Avec Minne, le symbolisme témoigne de cette angoisse existentielle dont Maurice Maeterlinck nourrit son théâtre et qui influera de manière décisive sur l’expressionnisme. Jointe à celle de Jan Toorop qui, dès 1890, adopte un esprit symboliste marqué par l’ornement, l’œuvre de Minne lie la culture symboliste au renouvellement de la forme caractérisée par l’idéal décoratif. « Ornement de la durée », celle-ci trahit une conscience se déployant douloureusement dans un univers qui lui est hostile. À cette symbolique du repli et de la réclusion qu’illustre pleinement l’œuvre de Minne répondra bientôt l’essor de l’objet d’art comme ferment d’un monde idéal à composer. Si les figures de proue du symbolisme rechignent à exposer aux XX, ceux-ci présentent néanmoins à leurs cimaises des œuvres venues des quatre coins de l’Europe : l’Anglais Ford Madox Brown (1893), l’Italien Giovanni Segantini (1890), les Français Odilon Redon (1886, 1890), Paul Gauguin (1889, 1891), Maurice Denis (1892), l’Allemand Max Klinger (1889) – qui, lors de son séjour à Bruxelles, d’avril à août 1877, avait subi l’ascendant conjoint d’Antoine Wiertz et de Rops – ou le Hollandais Johan ThornPrikker (1893) attestent l’essor d’un symbolisme qui, s’il s’affirme en tant que tel au début des années 1890, s’infuse aussi dans l’ensemble de la création européenne. Les chapelles ésotériques de Bruxelles À cette conception large s’oppose un ésotérisme symboliste qui se développera rapidement à Bruxelles dans la foulée des initiatives prises à Paris par Péladan pour restaurer l’ordre de la Rose+Croix 8. Plus allégorique que symboliste, ce mouvement hermétique se nourrit de diverses traditions qui vont de la Kabbale au wagnérisme

Fig. 22 Fernand Khnopff L’ Art ou Des caresses ou Les Caresses, 1896 Huile sur toile, 50,5 × 151 cm Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles Inv. 6768

Fig. 23 Félicien Rops Le Vice suprême, 1884 Mine de plomb, encre de Chine et rehauts de gouache blanche sur papier, 23,8 × 16 cm (jour) Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Inv. 11996 7. Robert Hooze (dir.), George Minne en de kunst rond 1900, catalogue d’exposition, Gand, Museum voor Schone Kunsten, 18 septembre-5 décembre 1982, Gemeentekrediet. 8. Sur Péladan et la Belgique, voir Christophe Beaufils, Joséphin Péladan, 1858-1918. Essai sur une maladie du lyrisme, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, ainsi que Splendeurs de l’idéal, Rops, Khnopff, Delville, Liège, Musée de l’art wallon, 1996.

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pour tracer le portrait emblématique d’une société jugée décadente. Érigeant l’artiste en initié, Péladan lance en 1893 sa « Geste esthétique » qui, jusqu’en 1897, regroupera ces « êtres d’exception » voués au culte de la Beauté. L’esthétique de Péladan aspire à l’art total en affirmant l’unité de l’esprit comme puissance magique. Bruxelles s’affiche rapidement comme un des centres idéalistes les plus riches d’Europe. La vision de l’art de Péladan y exerce un ascendant déterminant sur une jeune génération d’artistes qui entend exprimer par l’allégorie une beauté où s’illustrent les valeurs morales d’une société vouée à l’ordre et à la vertu. Ce noyau d’artistes regroupés autour de Delville se développera en marge du système artistique et du marché. Qu’il s’agisse du cercle « Pour l’art » fondé par Delville en 1892, du Groupe indépendant d’études ésotériques Kumris créé en 1890 à l’initiative du Nancéien Francis Vurgey ou des Salons d’art idéaliste de 1896, 1897 et 1898, l’ésotérisme fédère différentes initiatives frappées par cette aspiration vers l’absolu que Delville résume dans son Ange des splendeurs peint en 1894. Sous la férule de Delville, l’art idéaliste se définit dans la conjonction d’une herméneutique (l’œuvre est un signe représentatif d’une idée impérissable), d’une mystique (l’artiste cherche l’harmonie entre les trois grands Verbes de la Vie : le Naturel, l’Humain, le Divin) et d’une esthétique ancrée dans le respect de la tradition.

Fig. 24 Xavier Mellery Chute des dernières feuilles d’automne ou L’ Automne, vers 1890 Aquarelle, encre, fusain et craie noire sur papier collé sur carton. Fond argent et or, 92 × 59 cm Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles Inv. 3913

9. À ce sujet, voir Piet Boyens, Symbolisme et expressionnisme en Flandre, Tielt, Lannoo, 1993.

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Loin des villes La ville a constitué le siège de la modernité jusque dans le regard qu’elle a porté sur la nature. Avec la fin de siècle, la frénésie moderniste, prise de doute, se mue en critique de la ville comme outil de répression sociale, alors que les cercles conservateurs y voient le creuset d’une malédiction nouvelle : la dictature du nombre. Ainsi, l’évolution de l’idéalisme témoigne d’une défiance absolue envers l’univers. Dans ce contexte, le paysage symboliste consacre la valeur naturelle de l’individu. Initiée avec le romantisme, cette relation nouvelle se colore à la fin de siècle de questions existentielles liées à la crise sociale qui frappe l’État libéral. Alors que les paysages de Rops traduisaient l’énergie d’un tempérament farouche, ceux de Khnopff rendent compte de questionnements fondamentaux. Urbain, le symbolisme s’est largement constitué en mesurant, à l’aune de la modernité et de ses innovations technologiques, la relation – nécessairement conflictuelle – qui lie nature et culture, civilisation et campagne. Doublée d’une crise sociale qui déséquilibre les structures ancestrales, celle-ci prend la forme d’un nouvel « appel aux primitivités » qui redéfinit le rapport à la nature. Le mouvement s’inscrit dans le prolongement de cet horizon primitiviste qui s’était développé dans le sillage des préraphaélites anglais en ranimant la vision d’un xve siècle empreint de mysticisme. Antidote à une modernité jugée irréligieuse, le reflux dans ce passé rendu populaire par Bruges-la-Morte, 1892, se double d’un désir de sortir des cadres physiques de la vie contemporaine. L’exode rural se fait synonyme d’un retour à l’origine au moment même où la société rurale, paupérisée et destructurée, déserte ces campagnes que Verhaeren voit hallucinées pour venir gonfler les rangs d’un sous-prolétariat urbain. L’esthétique symboliste a fait évoluer la représentation de la nature. En Flandre, le rejet de la modernité urbaine s’accompagne d’un reflux vers des campagnes dont l’idéalité rencontrerait un christianisme des origines. Celui-ci fait figure d’antidote au poison socialiste qui a gagné les cités industrielles. Il galvanise une identité flamande en mêlant archaïsme du sol et conservatisme de la pensée. Dans cette perspective, les artistes réunis dans le petit village de Laethem-Saint-Martin participent au travail de redéfinition de la culture symboliste 9. Celle-ci ouvre la voie à un expressionnisme qui sera florissant durant l’entre-deux-guerres. Cette veine expressionniste définira en profondeur l’identité culturelle de la Flandre. Le succès des peintres de Laethem se noue ici : dans la rencontre d’un discours catholique traditionaliste et d’un monde paysan perçu comme intemporel. Un discours s’ébauche


Bruxelles : carrefour du symbolisme

qui, tout en mettant au premier plan l’individu, pose les bases d’une identité culturelle fondée sur la pérennité des traditions. L’idéal qui s’échafaude à Laethem et à partir duquel se développera – selon un processus d’influences et de réactions – l’expressionnisme de l’entre-deux-guerres a connu des formulations comparables en Wallonie, même si celles-ci ne rencontreront pas le même succès. Aux sources de l’expressionnisme Léon Spilliaert a vu le jour alors que le symbolisme, en germe, allait bientôt s’affirmer dans une multiplicité d’acceptions 10. Tôt initié à la littérature moderne, ce lecteur passionné de Friedrich Nietzsche s’investira d’abord dans l’écriture. Il y affirme la spécificité d’un regard qu’il lui faut désormais « creuser » au sens mallarméen jusqu’à atteindre un état nocturne du langage dans lequel la raison s’abolit pour resurgir transfigurée en image. Très vite, Spilliaert témoigne d’une maîtrise extraordinaire de ce langage plastique auquel il donne une force d’expression qui tranche avec le répertoire délétère de la fin de siècle. De moyens réduits – crayon, aquarelle et encre de Chine travaillée à la plume et au lavis –, il tire une richesse d’effets. Spilliaert donne ainsi à la notion d’impression une valeur moins visuelle que psychique. Comme celle de James Ensor vingt ans auparavant, l’œuvre de Spilliaert se construit dans la rencontre d’une « marginalité provinciale » mise à l’épreuve de l’émulation artistique propre à la capitale. La frénésie et la vitalité qui caractérisent la scène artistique bruxelloise répondent ainsi au tempérament d’un homme qui, à Ostende, allie solitude et neurasthénie. L’angoisse de l’homme jusque-là transposée en représentation constitue le sujet de l’œuvre même. Elle nourrit la conception des « noirs » que Spilliaert dégage de l’inscription lumineuse. Le noir devient l’agent d’un processus de déréalisation qui investit les paysages et les êtres. Sa ville d’Ostende sera elle aussi le théâtre d’un changement de perspective. La crise traversée est d’abord celle de l’intellectualisme inhérent à l’imaginaire littéraire que Spilliaert assimile au symbolisme. Spilliaert se projette dans cette ville d’Ostende que, la nuit venue, il parcourt en insomniaque. Cette identification de l’homme au lieu est un élément déterminant de l’évolution de l’œuvre. Face à cet univers infini dont le devenir requiert le mouvement de la forme, la figure humaine traduit une attente tout entière inscrite dans le regard. Face à la mer porteuse d’une angoisse existentielle, l’homme est condamné à la passivité du guetteur. Face à lui, l’objet saisi dans son confinement solitaire incarne un état de permanence. Par l’image, Spilliaert instruit un procès d’absence qui, dans les replis de la nuit, vient visiter tel lieu déserté. Surgi aux alentours de 1883-1884, le symbolisme belge recouvre, nous l’avons vu, une multiplicité d’acceptions qui, de 1886 à 1894, ont fait l’objet de nombreuses interprétations théoriques. Au-delà de cette date, la diversité des significations se mue en perspectives distinctes : du rejet de la peinture de chevalet au profit des arts décoratifs jusqu’aux prémices de l’expressionnisme avec Spilliaert. Réalité éclatée, le symbolisme constitue une fiction culturelle. Celle-ci s’articule en un double mouvement : d’une part, une poétique en prise avec la condition de présent et, d’autre part, un appel à la théorie par lequel la modernité prend un tour résolument conceptuel. Même si les symbolistes survivront, pour certains, loin dans le xxe siècle, le symbolisme s’éteindra avec la Première Guerre mondiale sans pour autant cesser d’exister. La floraison des monuments aux morts qui puisent largement dans le répertoire idéaliste en forme le chant du cygne. Mais le symbolisme s’est prolongé en nourrissant de nouvelles aspirations. Ainsi, on pourrait être tenté de clore le récit sur une question. Quelle part le symbolisme peut-il revendiquer de la recherche d’un René Magritte ? Ne serait-ce qu’à travers le leitmotiv du mystère qui sera un des éléments centraux de la poétique du maître belge du surréalisme.

Fig. 25 Gustave De Smet Ève ou la Pomme, vers 1912 Huile sur toile, 119 × 157 cm Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles Inv. 6979

Fig. 26 Léon Spilliaert Autoportrait, 1907 Aquarelle, encre de Chine et crayons de couleur sur papier, 48,8 × 63 cm Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles Inv. 6923

10. À propos de Spilliaert, voir Léon Spilliaert, un esprit libre, catalogue d’exposition, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2006-2007.

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Vienne – Munich et la facette cosmopolite du symbolisme A lexa n de r Klee

Dans les années 1900, Vienne et Munich sont des cités d’art liées par des rapports de rivalité et d’influence. Dans chacune de ces villes vivent des artistes qui explorent des thèmes symbolistes. Dans le cas de Vienne, les relations internationales expliquent le rayonnement de personnalités artistiques comme Vincent Van Gogh, Giovanni Segantini et surtout Arnold Böcklin, Ludwig von Hofmann et Max Klinger, dont les œuvres sont accueillies avec enthousiasme et font souvent l’objet d’expositions. En témoignent l’acquisition par la Sécession de tableaux de Van Gogh et de Segantini, ou le don d’œuvres majeures de Klinger, comme Le Jugement de Pâris, 1885-1887 1, cédé par un collectionneur, ou le Christ dans l’Olympe, 1897 2, offert par l’artiste luimême en 1901, en vue de la création de la Moderne Galerie de Vienne dont la portée serait internationale. Le ministère impérial et royal de l’Instruction acquiert en 1902 le tableau Idylle marine, 1887 3 , de Böcklin pour la Moderne Galerie 4. Les œuvres symbolistes présentées à Vienne dans les collections publiques jouissent d’une grande estime. C’est pourquoi une étude exhaustive du symbolisme cantonnée à la seule ville de Vienne et, à plus forte raison, un parallèle avec Munich déborderaient le cadre d’un essai. L’étude des échanges entre les deux villes et la définition d’un symbolisme viennois face à un symbolisme munichois sont, en réalité, des tâches impossibles à accomplir : on peut citer les exemples d’Albin Egger-Lienz, volontiers identifié avec le Tyrol du Sud alors qu’il a étudié à Munich, et du Viennois Karl Mediz, qui a vécu un certain temps à Dachau et finit par s’établir à Dresde. La circulation des artistes et la forte présence du courant symboliste expliquent la diffusion de celui-ci et les recherches constantes sur ses possibilités à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Cet aperçu s’attachera à ne présenter qu’un petit nombre d’exemples caractéristiques des différentes variantes du symbolisme et à mettre en évidence les relations entre Munich et Vienne. Une analyse approfondie des ambiguïtés particulières et des incertitudes de contenu qui ont délibérément été introduites dans les tableaux symbolistes sortirait également du cadre de cet essai, si bien qu’il faut se contenter de suggérer des pistes pour leur interprétation. L’une des figures centrales qui a laissé son empreinte à Munich et à Vienne, en dehors des autres artistes mentionnés ci-dessus, est Franz von Stuck. Le peintre de la Sécession munichoise expose en 1892 à la Künstlerhaus de Vienne deux variantes du Péché et présente encore un ensemble d’œuvres en 1894, parmi lesquelles figurent des peintures majeures comme la grande version du Péché, 1893, et La Guerre, 1894 5. Sa participation à plusieurs expositions de la Sécession de Vienne 6 et sa décoration de chevalier troisième classe de l’ordre de la Couronne de fer par l’empereur François-Joseph en 1899 7 attestent le succès rencontré par ses œuvres à Vienne. Une lettre exubérante d’Egon Schiele à von Stuck complète ce tableau et révèle l’admiration dont il est l’objet 8. Ses relations avec Vienne remontent plus loin cependant. Dès 1882-1884, von Stuck réalise des dessins pour les Allegorien und Embleme parus à Vienne chez Gerlach und Schenk. À ce titre, il faut observer que d’autres personnalités artistiques qui joueront plus tard un rôle central dans la Sécession de Vienne, comme Klinger et Gustav Klimt, participent également à cette publication.

(à gauche) Koloman Moser Autoportrait, fig. 33

1. Max Klinger, Le Jugement de Pâris, 1885-1887, huile sur toile, encadrement en plâtre et bois peint, 370 × 752 × 65 cm, Belvedere, Vienne. 2. Max Klinger, Christ dans l’Olympe, 1897, huile sur toile ; figures du socle l’Espoir et du Remords, marbre et bois, partie centrale 358 × 722 × 5 cm, parties latérales 358 × 85,5 × 3 cm, prédelle 92 × 722 × 5 cm, dimensions du cadre 380 × 931,5 × 22 cm, dimensions d’ensemble 549 × 965 × 65 cm, Museum der bildenden Künste Leipzig, Leipzig, en dépôt du Belvedere, Vienne, depuis 1938. 3. Arnold Böcklin, Idylle marine, 1887, huile sur bois, 167 × 224 cm, Belvedere, Vienne. 4. Ludwig Hevesi, Acht Jahre Secession, Vienne, Verlagsbuchhandlung Carl Kongen, 1906, p. 364 et suiv. 5. Franz von Stuck, Le Péché, 1893, huile sur toile, 95 × 59,7 cm, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich ; La Guerre, 1894, huile sur toile, 244 × 273 cm, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich. Voir Ludwig Hevesi, Acht Jahre Secession, Vienne, Verlagsbuchhandlung Carl Kongen, 1906, p. 531 et suiv. 6. Christian M. Nebehay, Ver Sacrum, 1898-1903, Munich, Deutscher Taschenbuchverlag, 1979 p. 289. 7. Heinrich Voss, Franz von Stuck, Werkkatalog der Gemälde, Munich, Prestel Verlag, 1973, p. 72. 8. Ibid., p. 91, note 36.


Fig. 27 Gustav Klimt Détail de la Frise de Beethoven (Les Puissances ennemies), 1902 Peinture à la caséine, couches de stuc, crayon, application de verre, de nacre et d’autres matériaux, feuille d’or, sur enduit, paroi frontale 215 × 630 cm Belvedere, Vienne En dépôt au pavillon de la Sécession à Vienne

Fig. 28 Hans Tichy À la fontaine de l’amour, 1908 Huile sur toile, 227 × 327 cm Belvedere, Vienne Inv. 896 9. Franz von Stuck, Innocentia, 1889, huile sur toile, 68 × 61 cm, W. A. Stewart Jr., Palm Beach (Floride) ; Le Péché (voir note 5) ; Gardien du paradis, 1889, huile sur toile, 250 × 167 cm, collection particulière ; Lucifer, 1890, huile sur toile, 161 × 152 cm, Nationale Kunstgalerie, Sofia. 10. Gustav Klimt, Adele Bloch-Bauer I, 1907, huile, feuille d’argent et d’or sur toile, 140 × 140 cm, Neue Galerie, New York ; Judith I, 1901, huile et feuille d’or sur toile, 84 × 42 cm, Belvedere, Vienne. 11. Hermann Müller, Marina Schuster, Noemi Smolik, Claudia Wagner (dir.), Karl Wilhelm Diefenbach : (18511913) Lieber sterben, als meine Ideale verleugnen !, Munich, Villa Stuck München, 2009, p. 40-41. 12. Ibid., p. 137.

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Dans ses tableaux, von Stuck s’empare de thèmes évoquant la sexualité sublimée du xixe siècle. Que ce soient des centaures, des faunes, des sphinx ou des symboles, telle l’innocence – Innocentia, 1889, et Le Péché, 1893, le Gardien du paradis, 1889, et son contraire, Lucifer, 1890 9 –, tous reflètent la sensualité et la dépendance de l’homme aux pulsions sexuelles. Il est certain que dans le portrait idéalisé d’Adele Bloch-Bauer I, 1907, et dans celui de Judith I, 1901, par Klimt 10, on assiste à une même sublimation de la femme vertueuse et séduisante par son érotisme ; par son regard qui demeure voilé, elle tient le spectateur à distance et ne l’invite pas à un échange. Comme von Stuck, Karl Wilhelm Diefenbach fait également le voyage de Munich à Vienne en 1892. Son entrée en scène, son intérêt marqué pour le naturisme, son rejet de la monogamie et son alimentation végétarienne font sensation et suscitent le scandale. Avec ses vêtements en poil de chèvre, ses cheveux longs et la fondation d’une sorte de communauté religieuse, il se rapproche d’une iconographie christique et devient un modèle pour les adeptes du mouvement de Lebensreform prônant le retour à la nature. Le scandale que soulève son apparition est également la cause du succès de son exposition à l’Österreichischer Kunstverein, dont les organisateurs le ruineront pourtant en détournant les gains qui y ont été réalisés 11. Les tableaux symbolistes et ésotériques de Diefenbach inspirent des artistes comme František Kupka ou Hugo Höppener, alias Fidus, devenu le symbole des partisans de la Lebensreform et du mouvement du Wandervogel (oiseau migrateur) ; les tableaux de Fidus, comme Lichtgebet (Prière à la lumière) de 1894 12, deviennent les icônes populaires de ce mouvement de jeunes. L’ésotérisme, le spiritisme et la théosophie ne sont cependant pas des courants particuliers à Munich, mais, du fait qu’ils sont représentatifs du goût et de l’esprit de l’époque, ils se sont diffusés au-delà des frontières, à Vienne notamment, comme chez Rudolf Steiner. On retrouve ainsi des figures d’anges éthérés dans l’Orangeraie sur la Riviera française, 1903, de Broncia Koller-Pinell 13 . Avec une touche pointilliste, l’artiste compose un tapis de fleurs et de plantes au-dessus duquel planent des anges qui semblent, par la technique utilisée, faire partie intégrante du décor. Les œuvres d’Erich Mallina, qui travaillait à l’École des arts décoratifs de Vienne, témoignent de références théosophiques : sa Procession d’anges, 1904 14 , qu’un processus d’abstraction ramène à un motif ornemental étiré et échelonné en plans successifs, se déploie devant le spectateur. Mallina avait encore probablement sous les yeux le décor mural orné d’anges d’Alfred Roller, La Tombée de la nuit, 1902 15 . Ce décor avait été créé pour l’exposition Beethoven, qui s’était tenue en 1902


Vienne — Munich et la facette cosmopolite du symbolisme

Fig. 29 Rudolf Jettmar Ladon et les Hespérides, 1905 Huile sur toile, 68 × 123,5 cm Kunstsammlungen zu Weimar, Weimar Inv. G 2175

à la Sécession de Vienne, où la statue de Beethoven en Zeus par Klinger était présentée dans une mise en scène sacrale. La Frise de Beethoven, 1902 (fig. 27), de Klimt, faisait partie de l’œuvre d’art totale qu’était cette exposition. Elle était un hommage à Ludwig van Beethoven, dont la Neuvième Symphonie était inspirée de l’Ode à la Joie de Friedrich von Schiller 16. La frise évoque les souffrances et les vices de l’humanité. L’homme vertueux protégé par les génies les affronte dans le dessein de vaincre grâce à ses forces créatrices les puissances ennemies. Celles-ci sont symbolisées par le géant Typhée et ses trois filles, les Gorgones, incarnant la Maladie, la Folie et la Mort. De la même manière, la Volupté, l’Impudicité, l’Intempérance et le Souci rongeur font face à l’homme. L’aspiration au bonheur trouve son apaisement dans la poésie ; par les arts, l’homme trouve la voie vers la pure joie, le pur bonheur, le pur amour, vers le paradis. Klimt parvient de manière particulièrement saisissante à incarner dans des figures, sur la paroi du petit côté de la salle, les peurs existentielles et les menaces qui pèsent sur l’homme, avec le personnage du géant, être hybride monstrueux tenant à la fois du singe, de l’oiseau et du serpent. À Munich, le peintre Gabriel von Max, natif de Prague, traite l’allégorie de l’homme et du singe de tout autre manière. Von Max s’intéresse aussi bien au spiritisme et à la théosophie qu’à la théorie de l’évolution et aux sciences naturelles. Selon lui, les sciences de la nature et le surnaturel ne sont pas en contradiction. Bien au contraire, il s’efforce d’expliquer des questions ayant trait au spiritisme en recourant à une démarche scientifique. En même temps, dans son travail d’artiste, il abolit la distinction qui existe entre le comportement animal et celui des êtres humains. Son intérêt pour les singes et leur comportement, éveillé par les travaux de Darwin, conduit à des tableaux comme La Leçon d’anthropologie, vers 1900 17, dans lequel les rôles sont inversés : la mère guenon, attachée par une laisse et tenant une poupée sur son giron, instruit son petit qui l’écoute attentivement. La poupée à l’apparence humaine devient un jouet et l’objet d’une démonstration, tandis que les singes interagissent socialement. La scène présente un déplacement sémantique dans le réalisme du caractère intimiste du singe assis sur un lit qui contraste avec la guenon entravée par une chaîne. Ici, la relation entre le sujet et l’objet, l’individualité du singe, est réévaluée. À la différence de von Max, le Viennois Hans Tichy est loin de toute remise en question critique. Dans le tableau de Tichy À la fontaine de l’amour, 1908 (fig. 28), les corps de femmes flottent en état de lévitation, comme dans une transe, entièrement voués à l’amour. Tichy transmet l’idée d’un acte d’amour cultuel, qu’un homme à droite de la scène accomplit avec une femme ne manifestant qu’une réticence timide. Le motif des putti voletant dans l’air lui permet d’associer la vue de la maternité heureuse

Fig. 30 Sigmund Walter Hampel Le Nain et la femme, vers 1902-1903 Huile sur toile, 116 × 130 cm Belvedere, Vienne Inv. 546

13. Broncia Koller-Pinell, Orangeraie sur la Riviera française, 1903, huile sur toile, 95 × 196 cm, Belvedere, Vienne. 14. Erich Mallina, Procession d’anges, 1904, huile sur toile, 89 × 229 cm, Belvedere, Vienne, en prêt de l’Universität fur Angewandte Kunst, Vienne. 15. Cette œuvre d’Alfred Roller, qui n’est pas conservée, faisait partie de l’exposition Beethoven, XIVe exposition de la Sécession en 1902 ; seul un projet de l’œuvre dans une technique mixte sur papier (60 × 60 cm) est conservé au Theatermuseum de Vienne. La peinture murale originale n’est attestée que par des photographies. 16. Marian Bisanz-Prakken, « Der Beethovenfries von Gustav Klimt und die Wiener Secession », in Secession Gustav Klimt Beethovenfries, Vienne, Secession, 2002, p. 21 et suiv. 17. Gabriel von Max, La Leçon d’anthropologie, vers 1900, huile sur toile, 59 × 46 cm, collection particulière, Courtesy Galerie Konrad Bayer, Munich, Andechs.

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Fig. 31 Anton Hanak Le Dernier Homme (Ecce homo), 1917-1924 Bronze, 230 cm Belvedere, Vienne Inv. 2495

Fig. 32 Karl Mediz Le Vautour dans les rochers, 1897 Huile sur toile, 68,5 × 98,6 cm Belvedere, Vienne Inv. 9791

18. Giovanni Segantini, Le Châtiment des luxurieuses, 1891, huile sur toile, 99 × 172,8 cm, Walker Art Gallery, Liverpool. 19. Giovanni Segantini, Les Mauvaises Mères, 1894, huile sur toile, 105 × 200 cm, Belvedere, Vienne. 20. Carl Moll, Crépuscule, avant 1900, huile sur toile, 80 × 94 cm, Belvedere, Vienne. 21. Egon Schiele, Arbre d’automne dans l’air qui bouge, 1912, huile et crayon sur toile, 80 × 80,5 cm, Leopold Museum-Privatstiftung, Vienne. 22. Arnold Böcklin, Ulysse et Calypso, 1882, huile sur toile, 104 × 150 cm, Kunstmuseum Basel, Bâle. 23. Albin Egger-Lienz, Danse macabre de 1809, 1908, caséine sur toile, 225 × 233 cm, Belvedere, Vienne. 24. « Haltlos nach oben, haltlos nach unten, ohne jede Kraft, rings um ihn ist alles leer », in Friedrich Grassegger, Wolfgang Krug, Anton Hanak, 18751934, Vienne, Böhlau Verlag, 1997, p. 149. 25. Emil Jakob Schindler, Pax, 1891, huile sur toile, 207 × 271 cm, Belvedere, Vienne.

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au caractère érotique de la femme s’adonnant à l’amour. Son tableau apparaît comme un contre-programme au Châtiment des luxurieuses, 1891 18, de Segantini, dans lequel les femmes semblent également en suspension dans l’air, et aux Mauvaises Mères, 1894 19, qui furent offertes en 1902 par la Sécession pour constituer le noyau de la collection d’une future Moderne Galerie. L’influence des Mauvaises Mères sur le Crépuscule, avant 1900 20, de Carl Moll, ou sur l’Arbre d’automne dans l’air qui bouge, 1912 21, de Schiele, en dit long sur l’admiration dont le tableau était l’objet. Dans son tableau Le Nain et la femme, vers 1902-1903 (fig. 30), le Viennois Sigmund Walter Hampel donne à voir de façon caricaturale une situation analogue à celle qui est évoquée dans la toile de Tichy. Après s’être baignée dans une rivière, une femme se sèche sur une serviette blanche qui exalte sa nudité. En face d’elle, un nain portant un vêtement rouge de style asiatique est assis dans l’herbe. Le voyeur est figuré comme un petit homme faible, ignoré dans son désir, face à la sensualité débordante et surpuissante de la femme qui se met fièrement en scène. La représentation évoque l’épisode biblique de Suzanne au bain avec des rôles inversés. Dans le symbolisme, la guerre des sexes interprétée avec ironie, telle qu’on la rencontre à plusieurs reprises dans les tableaux et gravures sur bois de Félix Vallotton ou dans Ulysse et Calypso, 1882 22, de Böcklin, constitue en soi un sujet dans lequel se reflète l’évolution des rôles. Alfred Kubin nous livre des sortes de psychogrammes des rapports de rôles, ainsi que des analyses cauchemardesques de l’existence humaine. L’homme projeté dans le monde doit s’orienter et se livrer à ce même monde sous la menace constante de son individualité. La maladie, la faim, la mort mettent en péril l’existence. L’être humain est inéluctablement hanté par des visions de cauchemars. On trouve de façon récurrente chez l’artiste des images de membres séparés, comme une tête coupée du tronc qui, placée face à son corps, contemple celui-ci. Le rapport entre le corps et l’esprit, le lien entre la vie psychique et les réalités physiques est un thème qui sous-tend l’œuvre de Kubin. Cultivant lui aussi les atmosphères inquiétantes, le sécessionniste viennois Rudolf Jettmar interprète le mythe antique de Ladon et les Hespérides, 1905 (fig. 29). Chez Jettmar, toutefois, ce n’est pas le trésor des pommes d’or, mais des femmes nues sans protection que le dragon garde. Trois femmes sont blotties les unes contre les autres, la quatrième dort entre les pattes antérieures du monstre. Leurs corps pâles et sensuels dans la lumière contrastent par leur carnation rosée avec le corps massif, bleu sombre, du saurien. Jettmar confronte les qualités masculines de froide agressivité et de détachement au principe féminin de sensualité et de passivité. Alors que le ciel surplombant le monstre s’assombrit, la pâleur des corps illumine la paroi rocheuse et passe dans le ciel qui s’éclaircit. Le cavalier et son écuyer sur le bord droit se détachent sur ce ciel et provoquent le dragon dans un combat. Ces vaillants guerriers peuvent être interprétés comme une métaphore de l’affrontement courageux d’un danger et du risque d’échouer comme Don Quichotte. À la différence de Kubin, l’homme n’est pas livré à ce destin : chez Jettmar, l’initiative et l’espoir de pouvoir triompher grâce au combat demeurent. Avec sa Danse macabre de 1809, 1908 23, Egger-Lienz crée un symbole de la résistance des habitants du Tyrol à Napoléon ; le tableau est aussi une image de la mort, compagne constante de la guerre, dont la cruauté rappelle les xylographies d’Alfred Rethel. De façon comparable à Egger-Lienz, Ferdinand Hodler, le jeune Schiele et Anton Hanak, dans sa sculpture Le Dernier Homme (Ecce homo), 1917-1924 (fig. 31), recourent au langage des gestes. Hanak mettra des années à réaliser cette sculpture en raison de sa santé précaire et du contexte historique de la Première Guerre mondiale. L’homme y apparaît « sans pesanteur aucune, sans force, environné de vide 24 ». Dans son tableau Pax, 1891 25 , Emil Jakob Schindler transmet une vision romantique de la foi. Le cimetière humide et recouvert de mousse est niché au fond d’une vallée


Vienne — Munich et la facette cosmopolite du symbolisme

encaissée. Parmi des cyprès élancés et sous des nuages chargés de pluie qui s’éloignent, un moine solitaire a allumé un cierge près d’une tombe fraîchement refermée. L’impression de calme, de constance dans la solitude, et le sentiment de religiosité émanant du paysage de Schindler rapprochent le tableau de L’Île des morts, 1880 (fig. 2) de Böcklin. Comme le tableau Pax de Schindler, Le Vautour dans les rochers, 1897 (fig. 32), de Mediz, est inspiré de la région dalmate. La solitude et la quiétude dominent l’atmosphère du tableau ; chez Mediz, le calme contemplatif de Schindler cède le pas à une inflexibilité que reflètent la dureté des rochers comme la patience du vautour qui guette. On distingue difficilement le rapace perché sur un rocher au premier plan, devant la paroi rocheuse éclairée. Caché, il se confond et joue avec les deux niveaux de représentation du paysage, une vaste surface ornementale et une précision minutieuse du détail. Ce soin accordé au détail laisse affleurer des références aux préraphaélites anglais que Ludwig Hevesi signalait déjà en 1903 26. Le calme et la solitude de L’Étang, vers 1900 27, de Wilhelm Bernatzik, ou du Crépuscule de Moll traduisent un état d’abandon à la nature, renforcé par l’image de l’eau qui vient heurter le bord inférieur du tableau. Ces toiles renvoient à l’Eau immobile, 1894 28, de Fernand Khnopff, où le reflet sur l’eau se fond avec le paysage. L’ouverture internationale de la Sécession est également perceptible dans Adolescentia, 1903 29, d’Elena Luksch-Makowsky, qui atteste l’influence du tableau L’Émotion, 1900 30, de Hodler. Hodler était très admiré par les artistes de la Sécession qui contribuèrent à le faire percer sur la scène internationale à l’occasion de leur dix-neuvième exposition 31. Lui-même fit aménager des pièces de son appartement par Josef Hoffmann en 1913-1914 et acquit Judith I, de Klimt. Koloman Moser rendit visite à Hodler à Genève en 1913 32 et fut marqué par son coloris et sa ligne de contour complémentaire. La gestuelle de Hodler, inspirée de la danse d’expression, la frontalité et la monumentalité de ses compositions se reflètent dans l’œuvre de Moser de ces années, qui explore intensément les thèmes symbolistes. Dans son Autoportrait, 1916-1917 (fig. 33), par exemple, Moser se rattache volontairement à la tradition de l’iconographie christique. Les mains posées l’une sur l’autre, se désignant de la main droite, exposé aux regards sans se dérober, Moser contemple le spectateur de face. Ce tableau offre plusieurs niveaux de lecture. Comme lors d’une visite médicale, la poitrine est découverte, et comme dans Les Las de vivre, 1892 33, de Hodler, Moser donne l’impression d’être tourné sur lui-même, comme s’il pressentait sa mort un an plus tard. Schiele – que l’on classe déjà parmi les expressionnistes – témoigne aussi de préoccupations symbolistes. Ses tableaux Visionnaire II, 1911, la Ville morte, 1911, et Quatre Arbres, 1917 34 , peuvent être interprétés dans une perspective symboliste. L’alignement des arbres de ce dernier rappelle non seulement le Paysage d’automne, vers 1898 35 , de Hodler, mais aussi ses groupes de figures. Les frondaisons des arbres, de même que leurs troncs dédoublés, exercent la même impression que le « parallélisme » auquel recourait Hodler, dans ses Las de vivre par exemple, et que Schiele connaissait. Schiele crée un contraste entre les arbres et les bandes horizontales et décoratives du paysage et du ciel, que seul vient interrompre le détail d’une chaîne de montagnes atténuant la géométrie marquée de la composition. Le centre est occupé par le disque rouge du soleil couchant. Ce motif, rehaussé de l’arbre dénudé et des feuilles d’automne teintées de rouge, annonce la fin de la saison. Le symbolisme est aujourd’hui un phénomène qui déborde le cadre des périodes stylistiques fixées par l’histoire de l’art et que l’on rencontre aussi bien à l’époque de la peinture en plein air que dans l’expressionnisme. La fascination qu’il exerce s’explique par ses thématiques qui explorent l’humain et ignorent les frontières nationales, si bien qu’elles s’enrichissent considérablement au contact les unes des autres. On les retrouve dans les échanges entre Munich et Vienne, comme dans les relations avec le symbolisme suisse.

Fig. 33 Koloman Moser Autoportrait, 1916-1917 Huile sur toile sur carton, 74 × 50 cm Belvedere, Vienne Inv. 5569 26. Ludwig Hevesi, in Oswald Oberhuber, Wilfried Seipel, Sophie Geretsegger, Emilie Mediz-Pelikan, 1861-1908/Karl Mediz, 1868-1945, Vienne, Hochschule für Angewandte Kunst, 24 avril-25 mai 1986, Linz, Oberösterreichisches Landesmuseum, 23 avril-22 juin 1986, Vienne, Linz, Hochschule für Angewandte Kunst in Wien, 1986, p. 11. 27. Wilhelm Bernatzik, L’Étang, vers 1900, huile sur toile, 100 × 71 cm, Belvedere, Vienne. 28. Fernand Khnopff, Eau immobile, 1894, huile sur toile, 53,5 × 114,5 cm, Belvedere, Vienne. 29. Elena Luksch-Makowsky, Adolescentia, 1903, huile sur toile, 171 × 78 cm, Belvedere, Vienne. 30. Ferdinand Hodler, L’Émotion, 1900, huile sur toile, 115 × 70,5 cm, Belvedere, Vienne. 31. Dietrun Otten, « Die Secession als Königsmacherin », in Christoph Vögele, Ortrud Westheider (dir.) Ferdinand Hodler und Cuno Amiet. Eine Künstlerfreundschaft zwischen Jugendstil und Moderne, Kunstmuseum Soleure, Kunstmuseum Solothurn, 24 septembre 2011-2 janvier 2012, Hambourg, Bucerius Kunst Forum, 28 janvier1er mai 2012, Munich, Hirmer Verlag, 2011, p. 48. 32. Sabine Grabner, « Ferdinand Hodler und seine Beziehung zu Wien », in Gerbert Frodl, Sabine Grabner (dir.), Ferdinand Hodler und Wien, Vienne, Österreichische Galerie Oberes Belvedere, 1992, p. 27. 33. Ferdinand Hodler, Les Las de vivre, 1892, huile sur toile, 120 × 299 cm, Kunstmuseum Bern, Berne. 34. Egon Schiele, Visionnaire II, 1911, crayon, gouache et blanc opaque sur toile, 44,9 × 32,2 cm, Leopold Museum-Privatstiftung, Vienne ; Ville morte, 1911, huile et gouache sur bois, 37,1 × 29,9 cm, Leopold Museum-Privatstiftung, Vienne ; Quatre Arbres, 1917, huile sur toile, 110,5 × 141 cm, Belvedere, Vienne. 35. Ferdinand Hodler, Paysage d’automne, vers 1898, huile sur toile, 33 × 46 cm, Kunstmuseum Luzern, Lucerne.

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