Napoléon et l'Europe (extrait)

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Cet ouvrage constitue le catalogue de l’exposition « Napoléon et l’Europe », organisée au musée de l’Armée du 27 mars au 14 juillet 2013. L’exposition reprend, sous une forme modifiée, l’exposition conçue à Bonn par le Centre national d’art et d’expositions de la République fédérale d’Allemagne et présentée sous le titre : « Napoleon und Europa. Traum und Trauma » du 17 décembre 2012 au 25 avril 2011 au Centre national d’art et d’expositions de la République fédérale d’Allemagne, Bonn Directeur : Dr Robert Fleck Directeur commercial : Dr Bernhard Spies Commissaire de l’exposition : Pr Bénédicte Savoy Coordinatrice générale du projet : Dr Angelica Francke Catalogue publié avec le soutien de la Fondation Napoléon – 7, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, Paris.

© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée de l’Armée, Paris, 2013 ISBN : 978 2 7572 0641 6 Dépôt légal : mars 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)

Catalogue Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Suivi éditorial : Céline Guichard, assistée de Astrid Bargeton et Lolita Gillet Conception graphique et réalisation : Marie Donzelli Contribution éditoriale : Colette Malandain Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Traduction Italien-français : Claudia Salvi Allemand-français : Valérie Bonfils-Lemaître


Organisateurs de l’exposition

Exposition

Ministère de la Défense et des Anciens Combattants Éric Lucas, directeur de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA) Laurent Veyssière, délégué aux patrimoines culturels (DMPA) Sébastien Plantadis, chef du bureau des Actions culturelles et des Musées (DMPA) Musée de l’Armée Le général de corps d’armée Hervé Charpentier, gouverneur militaire de Paris, président du conseil d’administration Le général de division Christian Baptiste, directeur David Guillet, directeur adjoint Jean-Joël Clady, secrétaire général

Scénographie Didier Blin Conception graphique Noémie Lelièvre, assistée d’Arnaud Sergent Éclairage Luc Marie

Comité scientifique Sous la présidence de Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine, université Paris IV-Sorbonne, président de l’Institut Napoléon Christophe Beyeler, conservateur chargé du musée Napoléon Ier et du Cabinet des arts graphiques, Musée national du château de Fontainebleau Hervé Drévillon, professeur d’histoire moderne, université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, directeur du domaine Histoire de la défense et de l’armement (IRSEM) David Guillet, conservateur général du patrimoine, directeur adjoint du musée de l’Armée Bertrand Fonck, conservateur du patrimoine, chef du département de l’Armée de terre, Service historique de la Défense Frédéric Lacaille, conservateur en chef en charge des peintures du xixe siècle, des prêts aux expositions et des dépôts, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon Emmanuel Pénicaut, conservateur du patrimoine, conseiller scientifique pour la Maison de l’histoire de France Yann Potin, chargé d’études documentaires, Archives nationales, commissaire adjoint de l’exposition « Napoléon und Europa. Traum und Trauma » Alain Pougetoux, conservateur en chef du patrimoine, Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau Bénédicte Savoy, professeur d’histoire de l’art, Technische Universität Berlin, commissaire de l’exposition « Napoléon und Europa. Traum und Trauma »

Commissariat : musée de l’Armée Émilie Robbe, conservateur du patrimoine chargée du département moderne Grégory Spourdos, assistant du conservateur, département moderne François Lagrange, division de la recherche historique, de l’action pédagogique et des médiations (DRHAPM), chercheur partenaire UMR IRICE 8138 (CNRS/Sorbonne) Assistés de Jean-François Gaudin, Sally-Ann Héry-Simoulin, Pauline Léonet Ainsi que, du département moderne, Bertrand Campeis, Thibault de Noblet, Dominique Prévôt, Stéphanie Sciortino, Ronan Trucas, Julien Voinot

Musée de l’Armée Coordination du projet Christine Capdevielle Régie Sandrine Beaujard, Laure-Alice Viguier et l’équipe de la Régie des œuvres et des réserves Ateliers de restauration Justine Blin, Isabelle Grisolia, Gilbert Hinault, Christian Lagrive, Didier Lescarbotte, Ahila Khailanathan, Isabelle Rousseau Service photographie Agathe Formery, Émilie Cambier Département Artillerie Sylvie Leluc, Christophe Pommier Département des Peintures, sculptures, arts graphiques, Cabinet des estampes et de la photographie Sylvie Le Ray-Burimi, Laëtitia Desserrières, Anthony Petiteau, Hélène Reuzé Département Experts et inventaire Élise Dubreuil, Danielle Chard-Hutchinson, Jean-Marie Van Hove Département contemporain Christophe Bertrand, Lucie Villeneuve de Janti Centre de documentation Michèle Mézenge, Jean-François Charcot, Céline Gouin, Olga Karaskova Multimédia Cécile Chassagne et l’équipe du pôle Web et multimédia Administration Pierre Gelin, Aurélie Dubos, Anne-Laure Favoino, Laurine Hesse Sécurité et moyens techniques Jean-Jacques Monté, Jacky Feind, René Belhumeur Communication, relations presse Céline Gautier, Fanny de Jubécourt / Agence Heymann-Renoult Associées Relations publiques Stéphanie Froger et l’équipe de la division Promotion des publics Concerts Christine Helfrich et l’équipe du département de l’action culturelle et de la musique Conférences, parcours jeune public François Lagrange, Géraldine Froger, Sylvie Picolet Cycle cinématographique Emmanuel Ranvoisy Table ronde « Napoléon et l’uchronie » François Lagrange, Bertrand Campeis


Auteurs du catalogue

Études Gerhard Bauer Militärhistorisches Museum der Bundeswehr Otto Biba Directeur des archives, de la bibliothèque et des collections de la Gesellschaft der Musikfreunde in Wien Jacques-Olivier Boudon Professeur d’histoire contemporaine, université Paris IV-Sorbonne Président de l’Institut Napoléon Pierre Branda Chef du Service patrimoine, Fondation Napoléon Michael Broers Professeur d’histoire de l’Europe occidentale, université d’Oxford Frédéric Chappey Directeur des musées de la Ville de Boulogne-Billancourt Hervé Drévillon Professeur d’histoire moderne, université de Paris-I PanthéonSorbonne, directeur du domaine Histoire de la défense et de l’armement, IRSEM Uwe Fleckner Professeur d’histoire de l’art, université de Hambourg, président de la Warburg-Haus Jacques Garnier Historien Sally-Ann Héry-Simoulin Doctorante en histoire de l’art contemporain, université Paris IV-Sorbonne

François Lagrange Chef de la division de la Recherche historique, de l’action pédagogique et des médiations, musée de l’Armée, chercheur partenaire UMR IRICE 8138 (CNRS/Sorbonne) Thierry Lentz Directeur de la Fondation Napoléon Silvia Marzagalli Directrice du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, professeur d’histoire moderne, université de Nice Sophia-Antipolis Luigi Mascilli-Migliorini Professeur d’histoire moderne, université de Naples « L’Orientale » Pierre Mollier Directeur de la bibliothèque du Grand Orient de France et du musée de la Franc-maçonnerie

Grégory Spourdos Assistant du conservateur, département moderne, musée de l’Armée Hans Ulrich Thamer Professeur émérite, Westfälische Wilhelms-Universität, Münster Thierry Vette Comité d’experts scientifiques, musée de l’Armée Charles-Éloi Vial Conservateur, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits Notices B. F. Bertrand Fonck Chef du département de l’Armée de terre, Service historique de la Défense

G. S. Grégory Spourdos Assistant du conservateur, département moderne, musée de l’Armée J. V. Julien Voinot Section Figurines historiques, département moderne, musée de l’Armée L. V. D. J. Lucie Villeneuve de Janti Section Emblèmes et décorations, département contemporain, musée de l’Armée M. R. Michel Roucaud Doctorant en histoire, responsable de fonds, Service historique de la Défense M. S. Mélanie Sallois Département du patrimoine, Chaumet, Paris

Natalie Petiteau Professeur d’histoire du xixe siècle, université d’Avignon

C. B. Christophe Beyeler Conservateur chargé du musée Napoléon Ier et du Cabinet des arts graphiques, Musée national du château de Fontainebleau

Yann Potin Historien, chargé d’études documentaires, Archives nationales de France

C. P. Christophe Pommier Assistant du conservateur, département artillerie, musée de l’Armée

Émilie Robbe Conservateur du patrimoine, chargée du département moderne, musée de l’Armée

É. B. Étienne Bréton Saint-Honoré Art Consulting

P. L. Pauline Léonet Assistante du commissariat d’exposition

É. R. Émilie Robbe Conservateur du patrimoine, chargée du département moderne, musée de l’Armée

T. V. Thierry Vette Comité d’experts scientifiques du musée de l’Armée

David Rouanet Docteur en histoire, professeur d’histoire-géographie Bénédicte Savoy Historienne, professeur d’histoire de l’art, Technische Universität Berlin Michel Signoli UMR 7268 ADES Université d’AixMarseille-CNRS-EFS, faculté de médecine de Marseille

F. J. Françoise Janin Conservation des traités, archives des Affaires étrangères F. L. Frédéric Lacaille Conservateur en chef en charge des peintures du xixe siècle, des prêts aux expositions et des dépôts, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

O. B. Otto Biba Directeur des archives, de la bibliothèque et des collections, Gesellschaft der Musikfreunde in Wien P. D. C. Philippe de Carbonnières Cabinet des arts graphiques, musée Carnavalet

Y.-M. R. Yves-Marie Rocher Doctorant en histoire de l’art, Service historique de la Défense Cartes Grégory Spourdos Recherches

et relectures

Jean-Marie Haussadis Comité d’experts scientifiques, musée de l’Armée


Prêteurs

Le musée de l’Armée tient à remercier, à travers leurs éminents responsables, les prêteurs institutionnels et particuliers pour leur générosité et pour leurs avisés conseils. Que soient ici spécifiquement mentionnés ceux qui ont souhaité rester dans un discret anonymat, ainsi que les partenaires, qui n’ont ménagé, pour les commissaires, ni leur temps ni leurs moyens : la Fondation Napoléon, la Fondation Dosne – bibliothèque Thiers (Institut de France), le Service historique de la Défense (SHD).

Allemagne

Saragosse, Museo Ibercaja Camón Aznar Amado Franco, président de Ibercaja María del Carmen Montañes, directeur

Berlin, Deutsches Historisches Museum Pr Dr Alexander Koch, président Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Alte Nationalgalerie Udo Kittelmann, directeur Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett Dr Hein-Th. Schulze Altcappenberg, directeur Francfort-sur-le-Main, Historisches Museum Dr Jan Gerchow, directeur Ingolstadt, Bayerisches Armeemuseum Dr Ansgar Reiß, directeur Leipzig, Stadtgeschichtliches Museum Dr Volker Rodekamp, directeur Mayence, Landesmuseum Mainz Dr Andrea Stockhammer, directeur Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen Pr Dr Klaus Schrenk, directeur général Munich, Bayerisches Hauptsaatsarchiv Dr Gerhard Hetzel, directeur Schwäbisch Hall, Hällisch-Fränkisches Museum Dr Armin Panter, directeur

Autriche Innsbruck, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum Dr Wolfgang Meighörner, directeur Vienne, Gesellschaft der Musikfreunde in Wien, Archiv, Bibliothek und Sammlungen Pr Dr Otto Biba, directeur Vienne, Heeresgeschichtliches Museum Dr Mario Christian Ortner, directeur

Espagne Madrid, Biblioteca Nacional de Espana Gloria Pérez-Salmerón, directeur Madrid, collection particulière Jaime Brihuega

Tolède, ministère de la Culture, section noblesse des archives nationales historiques Carmen Sierra Bárcena, directeur Tolède, Museo del Ejército Général Antonio Izquierdo Garcia, directeur

France Angers, musée des Beaux-Arts Ariane James-Sarazin, directeur Boulogne-Billancourt, bibliothèque Marmottan Patrick de Carolis, directeur de la Fondation Paul-Marmottan Fontainebleau, Musée national du château de Fontainebleau Jean-François Hébert, président Xavier Salmon, directeur du patrimoine et des collections La Courneuve, archives du ministère des Affaires étrangères et européennes Frédéric Baleine du Laurens, directeur Montreuil, musée de l’Histoire vivante Gilbert Schoon, directeur Nantes, musée des Beaux-Arts Blandine Chavanne, directeur Paris, Archives nationales Agnès Magnien, directeur Paris, Bibliothèque nationale de France Bruno Racine, président Jaqueline Sanson, directeur général Délégation à la diffusion culturelle Thierry Grillet Département des Estampes et de la Photographie Sylvie Aubenas Département Droit, Économie, Politique Pascal Sanz Département des Monnaies, Médailles et Antiques Michel Amandry Réserve des livres rares Antoine Coron

Paris, collection Philippe Johnsson Anne-Marie, Sylvie, Olivier Johnsson Paris, Fondation Napoléon Victor-André Masséna, prince d’Essling, président Thierry Lentz, directeur Paris, Institut de France, Fondation Dosne – bibliothèque Thiers Gabriel de Broglie, de l’Académie française, chancelier de l’Institut Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, et les membres de la Commission des bibliothèques et archives Paris, musée Carnavalet Bertrand Delanoë, maire de Paris Jean-Marc Léri, directeur Paris, Chaumet Thierry Fritsch, président directeur général Béatrice de Plinval, conservateur du musée et du patrimoine Paris, musée du Louvre Henri Loyrette, président Département des Peintures Vincent Pomarède Département des Objets d’art Marc Bascou Département des Arts graphiques Carel Van Tuyll Van Serooskerken Département des Sculptures Geneviève Bresc-Bautier Paris, Musée national de la Légion d’honneur et des Ordres de chevalerie Général d’armée Georgelin, grand chancelier de la Légion d’honneur

Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon Catherine Pégard, président Béatrix Saule, directeur Vincennes, Service historique de la Défense Général Olivier Paulus

Italie Rome, Biblioteca di Storia moderna e contemporanea Simonetta Butto, directeur Rome, Museo Napoleonico Giulia Gorgone, directeur

Pologne Varsovie, Muzeum Narodowe w Warszawie Dr Agnieszka Morawinska, directeur

Royaume-uni Londres, Royal Museum Greenwich, National Maritime Museum Lord Sterling, président du Board of Trustees Dr Kevin Fewster, directeur Cambridge, The Fitzwilliam Museum Dr Tim Knox, directeur

Russie Moscou, Musée historique d’État du Kremlin Elena Gagarina, directeur

Slovénie Knjižnica, Narodni muzej Slovenije Mag. Barbara Ravnik, directeur

Strasbourg, bibliothèque nationale et universitaire Albert Poirot, administrateur

Ljubljana, Arhiv Republik Slovenije Dr Dragan Matic’ , directeur

Strasbourg, Cabinet des estampes et des dessins Roland Ries, maire de Strasbourg Anny-Claire Haus, conservateur

Berne, Schweizerisches Bundesarchiv Andreas Kellerhal, directeur

Rueil-Malmaison, Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau Amaury Lefébure, directeur

Suisse

Ligornetto, Museo Vincenzo Vela Gianna A. Mina, directeur Vésenaz, collection particulière Maryse Volet


Remerciements

Nous souhaitons également exprimer notre gratitude tous ceux qui, à titre institutionnel ou personnel, nous ont accueillis, orientés et conseillés dans nos recherches. Aglaé Achechova Agence photographique de la Réunion des musées nationaux Ambassade du Royaume-Uni en France Apsley House, Londres Assicurazioni Generali, Trieste John Astbury Atelier Arts& – Marine Letouzey Atelier Marchal-Poncelet Lcl. Auguste Jean-Louis Augustin Françoise Aujogue Coralie Barbe Chanda Barua Alain Batifoulier Sarah Baudin Gilles Baudouin Alexandra Nina Bauer Dr Florian Bayer Bayerisches Nationalmuseum, Munich Frédéric Beauclair Claire Béchu Anthony Beltoise Belvedere Museum, Wien David Benoist Mathilde Benoistel Sven Bergmann Jean-Paul Bessières-Orsoni Nathalie Besson Christine Besson-Amiot Dr Gabriela Betz Biblioteca de la Universidad de Castilla-La Mancha, Ciudad Real Sylvie Biet Sylvie Bigoy Lijana Birskyte-Klimiene Fay Blanchard Frédéric Blin Alexandre Bobrikoff

Daniel Bornemann Frank Bougamont Christian Bourdeille Audrey Bourriot Pierre Branda Cécile Breffeil-Ducrot Bridgeman Art Library Stéphanie Brivois Jean-Marie Bruson Zygintas Bucys Pauline Bulot

Georg Josef Dietz Anne Dion-Tenenbaum Christiane Dole Dr Hartmut Dorgerloh Vincent Droguet Delphine Dubois German Duenas Baraiz Dr Anja Dular Alban Duparc Pascal Dupuy Ulrike Dura

Jérôme Girard Valérie Godard Dmitri Gorchkoff Gérard Gorokhoff Patrick Grelet Nicolas Groult Régis Guégan Dominik Gügel Geneviève Guilleminot-Chrétien Jean-Thierry Guilleré-Delangre Dr Eleonore Gürtler

Gwénolé Carré Raphaëlle Cartier Centre Marc Bloch, Berlin Centre des Monuments nationaux Pierre-Jean Chalençon Agnès Chantagnac Frédéric Chappey Laurent Charbonneau Danièle Chartier Sophie Chauvois Ludovic Chauwin Christophe Chavan Anne de Chefdebien Lionel Chenedé Bernard Chevallier Birthe Christensen Dr Wolfgang Cillessen Comte Charles-André Colonna-Walewski Valérie Corvino Laurent Creuzet Francisca Cruz Maria Luisa Cuenca Garcia Dr Penelope Curtis

École nationale supérieure des beaux-arts, Paris Christina Egli Dr Renate Eikelmann Grégoire Eldin English Heritage Florence Ertaud Esterházy Privatstiftung Schloß Forchtenstein

Hamburger Kunsthalle Odile d’Harcourt Sarah Hardeman Ombeline Hardy Mag. Dr Christoph Hatschek Jean-Marie Haussadis Andreas Heese Stephan Helms Éric B. Henriet Peter Hicks Dr Jenns E. Howoldt Ingrid Huber Karine Huguenaud Dr Agnes Husslein-Arco

María José De la Nava Maria Carmen De Miguel Moro Mariana De Pascual López Simon De Tovar Cécile Degos Irène Delage Marie Derouette Jean-Luc Desnier Stéphane Desrousseaux Deutsches Historisches Institut, Paris Jože Dežman

Antonio Luis Galán Gall Dottor Gabriele Galateri di Genola Galerie Talabardon & Gautier, Paris Bruno Galland GAMeC – Accademia Carrara, Milan Céline Garcia Jordan Gaspin Bertrand Gautier Monica Gebele Anne Geiser Gudrun Gersmann

Véronique Fau-Vincenti Dr Gian Pietro Favaro Paloma Fernández de Avilés Jane Fisher Dr Robert Fleck Fondazione Canova Onlus, Possagno Cécile Formaglio Karin Förtsch Pierre Fournié Dr Angelica Francke Marie-José Fras Fratelli Alinari Michel Fred Ira Fröhlich

Olga Ilmenkova Immagini d’Arte Dr Gerhard Immler Institut de France, Académie française Institut de France, Académie des beaux-arts Pierrick Jan E. Jarlsberg Hovegaard, Tønsberg Pr Annie Jourdan Sophie Jugie Anne Junger Sylvie Juvénal Nikolaus Keusch Dina Khasyanova Jean-Yves Kind Andreja Klasinc-Škofljanec Karen Klein Mireille Klein


Hélène Klemenz Ilse Kosz M. Krall Pavlina Krasteva Anne-Dorte Krause Kunstmuseum Basel Philippe Lafargue Éric Lafon Benoît Lagarde Laurence Lamaze LAPAGE – Armelle Poyac Olivier Laurent Sylvain Laveissière Olivier Laville Corinne Le Bitouzé Françoise Le Coz Hubert Le Gall Armelle Le Goff Antoine Leduc Emma Lefley Andreas Leipnitz Ingrid Leis Jean-Michel Leniaud Christophe Leribault Isabelle Lévy Jutta Limbach Caroline de Longevialle Bernard Lopez Juan Carlos Lozano López Camille Macé Antonin Macé de Lépinay Mikolaj Machowski Dr Christine Maren Härtel Elsa Marguin-Hamon Svetlana Mariani Sergio Martinez Dr Maria Masau Dan Sarah Matasci Catherine Mérot Dr Sabine Mertens Ramona Messerig Dr Marina Messina Cathie Meyer Mathilde Meyer-Pajou Vincent Michelet Alexandra Mongin La Monnaie de Paris Serge Montval Christiane Moutel Roel Mulder Jane Munro Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Musée de La Poste, Paris Musée des Beaux-Arts de Dijon Musée des Beaux-Arts de Liège Musée des Beaux-Arts de Lyon Musée du Régiment des cosaques de la garde impériale russe, Courbevoie Musée du Service de santé des armées, Paris Musée monétaire cantonal, Lausanne Musée national des Douanes, Bordeaux Museo de la Cuchillería, Albacete Museo Revoltella, Trieste Musées municipaux de Sens Martin Myrone Nacionaliniai Muziejiai, Wilna Napoleonmuseum Thurgau, Arenenberg Isabelle Nathan Michèle Navarre Birthe Nebdal Angelika Neumann Van Vinh Nguyen Marc Nolibe Maïlys Nouailles Vassili Novoselov Elena Obuhovitch Comte Hubert d’Ornano Stéphane Paccoud Chiara Pagliettini Palazzo Moriggia La boratorio di Storia Moderna e Contemporanea, Milan Chiara Parisi La Parisienne de Photographie Sarah Paronetto Anastasia Parshina Mireille Pastoureau Pr Gilles Pécout Montserrat Pedraza Munoz Géraldine Péoc’h Daniel Perrier Marie-Hélène Petitfour Carine Picaud-Piffault Alain Pigeard Gladys Pilastrini Pr Pierre Pinon Arvydas Pociunas Claire Poirion Dr Johann Pörnbacher Dr Timothy Potts Christian Puren

Massimo Quendolo Pascal Rabier Carine Raemy-Tournelle Sylvie Ramond Agnès Reboul Francisco Jose Reinoso Olivier Renaudeau Isabelle Richefort Kathy Richmond Lopez Ingried Rieck Céline Rincé-Vaslin Luisa Rincón Atienza Lorna Robertson Brigitte Robin-Loiseau Sylvain Roca Cristina Rodeschini Nerea Rodriguez Garcia Kathi Roennebeck Pierre Rosenberg, de l’Académie française Mariangela Rosiello-Agnola Dr Herbert W. Rott Emmanuel Rousseau Ursula Rudischer Dr Wolfgang Saal Saint-Honoré Art Consulting Marie-Pierre Salé Mélanie Sallois Xavier Salmon Dr Claudio Salsi Fuensanta Salvador Lopez José-Luis Sancho Thierry Sarmant Lydwine Saulnier-Pernuit Dominique Sauvegrain Peter-Hans Schnellbächer Marcel Schönenberger David Scrase Schloss Charlottenburg, Sitftung Preußische Schlösser und Gärten, Berlin Pr Daniel Schönpflug Maurice Ségoura Maryline Ségui Alain Segura Sebastianella Sequenzia Nicole Simões da Silva Maria Simonds Juliette Singer Sisley Cosmétiques, Paris Thyrza Smith Carmen Soler Dorda Ida Soulard

Le Souvenir napoléonien Christine Speroni Dr Bernhard Spies Dr Claudia Sporer-Heis Jenny Stewart Dieter Storz Adelheid Stumpf Filip Szadkowski Cpt. Tabbagh Béatrice Tisserand Véronique de Touchet Jean Tulard, de l’Institut Sheryl Twigg Elena Tyun Luc Vandenhende Birgit Verwiebe Hermine Videau-Sorbier Dr Dieter Vorsteher-Seiler Vytauto Didžiojo Karo Muziejus, Kaunas Emmanuel de Waresquiel C. Nicolaus Wedel Jarlsberg Ute-G. Weickardt The Wellcome Trust Liz Woods Antonietta Zucconi



Sommaire Avant-propos 10 Bernhard Spies Général Christian Baptiste

14 15

Pr Dr Jutta Limbach

18 22

Otto Biba

Le grand homme

24

Luigi Mascilli Migliorini

Napoléon et les Européens

28

François Lagrange

La politique européenne de Napoléon

30

Thierry Lentz

L’Europe sur des rayonnages

34

Charles-Éloi Vial

Napoléon et la question de la naissance des nations

36

Michael Broers

« Sans moi, ils ne sauraient même pas qu’ils sont allemands »

40

Dr Gerhard Bauer

Du Consulat à l’Empire, de la paix à la guerre

42

Natalie Petiteau

Le Napoléon en Mars désarmé et pacificateur d’Antonio Canova, un oxymore rêvé

46

Frédéric Chappey

La guerre en Europe au temps de Napoléon

48

Hervé Drévillon

Napoléon stratège

52

Grégory Spourdos

Bilan humain des guerres de l’Empire

60 62

Jacques-Olivier Boudon

La franc-maçonnerie auxiliaire de l’Europe impériale Pierre Mollier

Menteur comme un bulletin

78 80

Bénédicte Savoy

L’Europe à Paris : les archives comme tribut impérial

84

Yann Potin

Les images de Napoléon

86

Hans-Ulrich Thamer

Les Européens et Napoléon

90

François Lagrange, Émilie Robbe

La renaissance de l’Antiquité et l’esprit de l’Empire

92

Uwe Fleckner

« À l’ombre du Grand Frédéric »

96

Sally-Ann Héry-Simoulin

Exposition impossible ?

98

Bénédicte Savoy

Un regard éloigné

101

Émilie Robbe

Catalogue Une ambition européenne L’ascension de Napoléon Bonaparte L’Empereur à la conquête de l’Europe Administrer l’Empire / Administrer l’Europe

106 107 129 174

L’Europe face à Napoléon Les résistances à l’Empire La chute de l’Empire L’aventure des Cent-Jours et le congrès de Vienne

208 209 235 279

Annexes

Michel Signoli, Thierry Vette

Napoléon, l’Europe et les religions

74

Thierry Lentz

56

David Rouanet

Mémoires d’os : la fouille et l’étude d’un charnier de soldats de la Grande Armée

Napoléon et l’unité de l’Empire

Translocations patrimoniales autour de 1800

Jacques-Olivier Boudon

L’évolution de l’image de Napoléon chez Beethoven

72

Jacques Garnier

Études Génération Bonaparte

Financer la guerre Pierre Branda

Pierre Rosenberg

Pourquoi j’aime Napoléon

68

Silvia Marzagalli

Introduction 11 Pourquoi je n’aime pas Napoléon

Le Blocus continental et l’économie européenne

66

Cartes 298 Éléments de chronologie 316 Bibliographie 320 Index 329


Avant-propos Bernhard Spies Directeur commercial de la Kunst- und Ausstellungshalle du Bundesrepublik Deutschland Aucune personnalité n’a plus marqué l’Europe moderne que Napoléon. En raison d’acquis généralement perçus comme positifs, tels le Code civil, le droit de vote pour tous, le réseau routier national, un système international de télécommunication, l’administration telle qu’on l’entend aujourd’hui, le musée d’art public, l’exploitation des antiquités égyptiennes, etc., mais également en raison d’expériences négatives qui ont jeté leur ombre sur les xixe et xxe siècles : les guerres de masse, l’impérialisme, l’état policier, le nationalisme, les spoliations d’œuvres d’art et d’archives, la propagande. Rêve et blessure sont proches l’un de l’autre. Les recherches historiques des quarante dernières années ont profondément modifié l’image de Napoléon. Sans nier le rôle du personnage, l’exposition montre qu’une pléiade de chercheurs, de penseurs, de juristes et de spécialistes de l’art ont contribué à façonner Napoléon tel qu’on le perçoit actuellement. Presque toutes les innovations de cette époque – les bonnes comme les mauvaises – ont été pensées et conçues au préalable, au temps des Lumières et pendant les dix premières années de la Révolution française, bien avant que Napoléon, en tant que souverain absolu, ne soit en position de les mettre en œuvre. En outre, le moment napoléonien n’apparaît plus aujourd’hui comme une simple succession d’épisodes militaires, mais comme la confrontation de différentes forces sur l’échiquier européen. Entre 1799 et 1815, les influences, les idées, les douleurs et les visions circulaient entre les différents pays, peuples et acteurs de ce temps. L’identité de l’Europe moderne plonge profondément ses racines dans l’époque napoléonienne, tant dans le combat des peuples contre l’armée impériale que dans la rivalité pacifique ou belliqueuse entre savants, artistes, hommes politiques, généraux et entrepreneurs en quête de progrès. Ces années furent le laboratoire des innombrables innovations de l’ère moderne. L’Empire de Napoléon est donc à distinguer clairement des totalitarismes du xxe siècle. Du côté de la « blessure », il faut en effet retenir que la période napoléonienne voit l’apparition des guerres de masse ainsi que d’une forme moderne de dictature appuyée sur la souveraineté

10 - Napoléon et l’Europe

des peuples, le plébiscite, et l’État policier. En revanche, à l’opposé des systèmes totalitaires du xxe siècle, le régime napoléonien n’a produit ni génocide, ni massacre collectif, ni persécutions racistes ou ethniques. L’exposition « Napoleon und Europa. Traum und Trauma », montrée à Bonn du 17 décembre 2010 au 25 avril 2011, a connu un franc succès. Elle présentait pour la première fois à un large public une image encore peu connue de la période napoléonienne issue des recherches historiques récentes. Avec Bénédicte Savoy, formée à Paris et professeure à Berlin, c’est l’une des plus brillantes représentantes de la jeune génération d’historiens qui a élaboré le parcours de l’exposition dans lequel « le rêve et la blessure », la lumière et l’ombre de cette époque reviennent de manière stupéfiante. L’exposition révèle également des aspects peu connus jusqu’ici, comme la saisie d’œuvres d’art et d’archives. Notre exposition a été conçue en partenariat avec le musée de l’Armée qui nous a largement soutenus dans son élaboration et sa réalisation. Nous sommes heureux que ce prestigieux établissement ait adapté l’exposition qui va désormais être présentée à Paris. Pour la Bundeskunsthalle et son équipe, c’est un très grand honneur que cette exposition soit montrée à Paris, d’autant que la dernière grande rétrospective sur Napoléon dans cette ville remonte déjà à plus de quarante ans. Nous aimerions remercier pour la qualité de sa collaboration le musée de l’Armée, notamment son directeur, le général Christian Baptiste, ainsi que son prédécesseur le général Robert Bresse avec lequel débuta la coopération entre nos deux maisons. Nous sommes également très reconnaissants à David Guillet, son directeur adjoint. Nous remercions tout particulièrement Bénédicte Savoy, commissaire scientifique de l’exposition, et Yann Potin qui l’a assistée. Je saisis l’occasion qui m’est donnée ici pour remercier également de tout cœur Pierre Rosenberg, qui fut pendant de longues années directeur du Louvre et dont les interventions nous ont ouvert bien des portes. Nous souhaitons à l’exposition le grand succès qu’elle mérite.


Introduction Général Christian Baptiste Directeur de l’établissement public du musée de l’Armée

Près d’un demi-siècle après la mémorable rétrospective organisée en 1969 au Grand Palais dans le cadre de la célébration du bicentenaire, est-il vraiment « impossible », en France, de consacrer à Napoléon Bonaparte une grande exposition traitant de sa vie et de son œuvre politique et militaire, comme cela a été dit et écrit ? Il est vrai qu’au cours de ces décennies, le procès de Napoléon a pour l’essentiel été instruit à charge dans notre pays et que l’attention du public a été souvent accaparée par des polémiques, notamment sur les circonstances de sa mort ; il est vrai aussi qu’au moment même où les historiens renouvelaient la lecture de cette période, musées et institutions patrimoniales se sont le plus souvent attachés à explorer l’un après l’autre les multiples aspects et enjeux de l’action de l’Empereur et de sa légende, remettant à plus tard la présentation d’une tentative de synthèse ; il est vrai enfin que nos collègues latins, germaniques et anglo-saxons ont été bien plus audacieux, comme en témoignent les ambitieuses expositions organisées dans d’autres pays, au point de donner à penser que Napoléon ne serait plus « prophète en son pays ». Pour autant, on l’a compris, le musée de l’Armée tente aujourd’hui de relever ce défi, sans présomption ni arrogance, avec modestie et détermination. Il le fait bien sûr parce que, gardien du tombeau de l’Empereur que visitent chaque année près d’un million et demi de personnes venues de France et du monde entier, il se doit, plus que quiconque, de proposer un regard lucide et critique, loin de l’hagiographie comme de l’éreintement. Il le fait aussi parce que l’heure est sans doute venue d’offrir au public une exposition qui transpose, dans un langage visuel résolument accessible au plus grand nombre, les découvertes et les acquis de la recherche contemporaine. Il le fait enfin dans un contexte et selon des modalités qui lui sont propres, avec des choix et des partis qui marquent fortement sa production culturelle, depuis que l’aboutissement du programme de rénovation de ses salles permanentes lui permet de revisiter les thèmes clés et les époques charnières par une série de manifestations temporaires. Ainsi du choix de l’angle d’approche et du titre, « Napoléon et l’Europe », repris de l’exposition de la Kunst- und Ausstellung­s­ halle de Bonn, conçue par Bénédicte Savoy et Yann Potin, dont la manifestation parisienne descend en droite ligne. L’extrême

diversité des réactions des États et des peuples européens face à Napoléon, comme les évolutions de leurs positions au fil des années et au gré des événements, sont largement ignorées du grand public en France. Leur connaissance est pourtant essentielle à la compréhension de cette période et du « phénomène Napoléon ». Plus largement, comment retracer, comment expliquer l’histoire de notre pays en général, son histoire militaire tout particulièrement, sans montrer nos voisins – alliés ou ennemis –, sans rien dire du regard qu’ils portent sur notre pays et ses armées ? D’où l’idée de prendre le titre de l’exposition à la lettre et de construire la visite selon le principe cinématographique du champ/contre-champ, en confrontant, systématiquement ou presque, une vision « française » des événements à une ou plusieurs visions « européennes ». Ce parti, d’une grande simplicité en apparence, s’est révélé particulièrement fructueux. Il a notamment conduit à solliciter en très grand nombre musées, bibliothèques et services d’archives du continent européen dans son entier, de l’Espagne à la Lituanie et à la Russie, du Royaume-Uni à la Slovénie et à l’Italie. Le dialogue ainsi engagé a très vite porté sur le fond bien plus que sur la forme, dépassant toujours les échanges techniques habituels entre prêteur et emprunteur : bien des découvertes d’objets insolites ou peu connus en résultent, nous en réservons la surprise à notre public comme au lecteur de ce catalogue. Je me réjouis tout particulièrement qu’une fois encore il en soit ainsi, d’autant que le partage des connaissances et des projets avec nos collègues étrangers est au cœur de la plupart de nos projets, les anime et les enrichit, leur confère tout leur sens. La programmation musicale et cinématographique, comme les colloques et les titres des expositions en témoignent à eux seuls : « Au service des tsars. La garde impériale russe de Pierre le Grand à la Révolution d’octobre », « Sous l’égide de Mars. Armures des princes d’Europe », « Napoléon III et l’Italie, 1848-1870. Naissance d’une nation », pour n’en citer que quelques-uns. Autre enjeu, capital à nos yeux et l’on ne saurait trop y insister : le musée de l’Armée se devait d’aborder un tel sujet sans a priori d’aucune nature. Il s’y est efforcé en s’entourant d’historiens – les commissaires de l’exposition de Bonn et nombre d’autres – qui ont accepté de contribuer aux divers aspects du projet : le synopsis de Introduction - 11


la manifestation, le choix des pièces présentées, le catalogue enfin. Rompues à l’exigence d’impartialité scientifique et de rigueur dans la forme comme dans le fond du propos, notamment depuis l’exposition « Algérie 1830-1962. Avec Jacques Ferrandez », dont la réussite à cet égard, et malgré l’extrême difficulté du sujet, a été unanimement saluée, les équipes du musée se sont gardées de tout procès – à charge comme à décharge – et ont veillé à faire œuvre historique, en analysant sans jamais juger, sans jamais manier ni l’éloge ni la condamnation. Il reste que le visiteur, comme le lecteur, relèvera des « oublis », déplorera que nombre d’aspects de la vie et de l’œuvre de Napoléon n’aient pas été abordés dans cette exposition. Ce constat tient de l’évidence, mais l’exercice, particulièrement exigeant, nécessitait d’adopter des partis clairs et de renoncer, dès l’abord, à toute tentation d’exhaustivité, sachant que le musée offre, avec ses collections permanentes présentées elles aussi dans l’aile Orient de la cour d’honneur des Invalides, avec le tombeau, la crypte du dôme et son décor, bien d’autres objets à la curiosité du public féru d’histoire napoléonienne. La question de la légende, de la construction post mortem du mythe, n’est donc pas traitée, mais on peut déjà annoncer qu’évoquée tout récemment dans l’exposition « Avec armes et bagages… Dans un mouchoir de poche », elle devrait faire l’objet d’une importante manifestation dans les prochaines années. Les souffrances physiques des combattants de la Grande Armée et de leurs adversaires, le Trauma ou la « blessure », qui étaient au cœur de l’exposition de Bonn, apparaissent ici essentiellement dans la section consacrée à la retraite de Russie et plus encore dans la présentation, sous le titre « Morts à Vilnius », des fouilles qui ont fait date en la matière. Dans le même ordre d’idées, l’œuvre de Napoléon et de l’Empire en matière de législation, d’administration, de modernisation des territoires investis est essentielle et étroitement liée au processus de la conquête militaire ; elle est bien évidemment abordée, mais inévitablement sur le mode de l’ellipse, par quelques documents et objets, par des études de cas significatifs et révélateurs. Quant à la question de l’esclavage et de son rétablissement par la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), très étudiée au cours des dernières décennies, il s’agit évidemment d’un sujet important dont nous ne négligeons pas l’intérêt mais il est résolument extérieur au propos et il n’aurait pas été convenable de le traiter sommairement, comme par acquit de conscience. Il nous a en revanche semblé essentiel de faire œuvre pédagogique et c’est bien là une des lignes de force qui sous-tendent le programme des expositions du musée de l’Armée. Pour ce faire, il importait, d’une part, de concentrer notre propos sans le simplifier à outrance, d’autre part, de l’expliciter pour rendre l’exposition, comme chacune des œuvres, chacun des objets et documents qu’elle réunit, accessible à tous. Le parti 12 - Napoléon et l’Europe

de concentration du propos a conduit, je l’ai dit, à procéder par ellipse pour mettre en évidence les principaux enjeux par des exemples probants, sans imposer aux visiteurs des détails pléthoriques qui auraient créé la confusion. Une exposition est aussi un spectacle et celle-ci suggère de façon sensible et saisissante l’extraordinaire accélération de l’histoire qui marque ces quinze années de 1800 à 1815, où se succèdent à un rythme effréné batailles, traités, coalitions, réformes ; elle présente aussi – c’est une impérieuse nécessité – la plus grande diversité de regards portés sur les événements qui s’accomplissent : ceux des artistes officiels dûment mandatés, ceux des créateurs isolés, ceux des caricaturistes dont les saillies inondent l’Europe, ceux des simples témoins dont l’émotion point sous la maladresse. Le parti didactique à proprement parler est assurément la « marque de fabrique » de l’établissement, sa ligne éditoriale de musée d’histoire. La réflexion sur la place des textes explicatifs dans les expositions a conduit cette fois encore à de nouvelles solutions, pour une part déjà expérimentées dans les précédentes manifestations et dans les salles permanentes. Sont associés des éléments de remise en contexte, des commentaires « décryptant » les images complexes ou délibérément énigmatiques, des dispositifs présentant des séries gravées ou dessinées dont les originaux n’ont pu être présentés, des créations multimédias : tous ces documents ont en commun d’évoquer des territoires, celui de l’Europe de la « génération Bonaparte », celui de la bataille d’Austerlitz reconstituée à partir du croquis de la main de Napoléon… Avant de souhaiter au lecteur une déambulation riche d’enseignements, de surprises et de découvertes dans le catalogue et l’exposition, il me reste le plaisir de remercier toutes celles et tous ceux qui ont pris leur part dans ce vaste et ambitieux projet. Tout d’abord nos partenaires de la Kunst- und Ausstellungshalle de Bonn qui a présenté du 17 décembre 2010 au 25 avril 2011 l’exposition « Napoleon und Europa. Traum und Trauma », à laquelle le musée de l’Armée a contribué, notamment par de très importants prêts : son directeur d’alors, le Dr Robert Fleck, et le Dr Angelica Francke, chef de projet, qui ont suivi avec bienveillance la fortune française du projet ; les commissaires, le Pr Bénédicte Savoy et M. Yann Potin, qui ont été bien plus que les « gardiens du temple », encourageant et stimulant nos propres réflexions ; Pierre Rosenberg, de l’Académie française, dont l’intercession a été décisive pour la mise en œuvre d’une collaboration exemplaire. Bien évidemment aussi les historiens, universitaires, conservateurs qui ont apporté leur soutien et leur concours, souvent enthousiaste, à l’initiative du musée de l’Armée. Au sein d’un comité scientifique particulièrement actif et chaleureux présidé par le Pr Jacques-Olivier Boudon, ils ont accompagné les commissaires de


leurs avis, de leurs conseils, orienté leurs choix et leurs réflexions. Leur apport est essentiel à la légitimité du projet. Les nombreux prêteurs dont la générosité seule a donné corps à une exposition composée en grande majorité d’œuvres, d’objets et de documents extérieurs au musée de l’Armée : il s’agissait d’un choix délibéré mais risqué, d’un pari que nous ne pouvions gagner seuls. Pour leur adhésion, comme pour les nombreuses suggestions qu’ils nous ont faites et qui contribuent à animer le parcours, ainsi qu’à lui donner tout son relief, nous leur sommes particulièrement reconnaissants. À ses côtés, le musée a aussi trouvé sa tutelle, le ministère de la Défense et des Anciens combattants. Dans une période difficile, marquée par la réduction des dépenses de l’État et de ses opérateurs, lancer une telle initiative présentait un risque certain ; la confiance du secrétaire général pour l’administration, M. Jean-Paul Bodin, du directeur de la mémoire du patrimoine et des archives, M. Éric Lucas, et du délégué aux patrimoines culturels, M. Laurent Veyssière, a rendu les choses possibles. Quant à l’aide apportée par la Fondation Napoléon, son président, M. Victor André Masséna, prince d’Essling, et son directeur, Thierry Lentz, elle est une nouvelle expression du soutien que cette dernière apporte au musée dans ses projets napoléoniens et il m’est agréable de le rappeler ici. Au cœur du dispositif opérationnel, c’est l’équipe de commissariat qui a porté le projet au quotidien depuis son émergence en 2009. Émilie Robbe, conservateur du département moderne,

d’abord chargée seule de le conduire. François Lagrange, chef de la division de la recherche historique, de l’action pédagogique et des médiations, qui l’a rejointe, apportant sa vaste expérience et sa remarquable connaissance des enjeux historiographiques, au service de l’exposition et du catalogue. Grégory Spourdos enfin, qui d’abord a assuré la conception et la rédaction du considérable complexe didactique mis en œuvre, puis peu à peu a pris en charge nombre d’autres aspects délicats du projet ; je me félicite de voir s’épanouir ici ses compétences et ses qualités, désormais reconnues bien au-delà de l’établissement. Auprès des commissaires, nombre d’autres collaborateurs ont œuvré avec une intelligence et une efficacité que je me réjouis de saluer : Sally-Ann Héry-Simoulin, Pauline Léonet, Michèle Mézenge, Bertrand Campeis, Jean-François Gaudin, Julien Voinot… Certains d’entre eux ont quitté le musée depuis, je n’en oublie pas pour autant leur contribution, essentielle à la conduite du projet. Tous ont pu, et ils le savent, à chaque instant des trois années de genèse de l’exposition, compter sur David Guillet, directeur adjoint du musée. Il en a d’abord été l’initiateur auprès de mon prédécesseur le général Bresse, alors que l’établissement n’avait pas encore achevé sa rénovation, puis l’inspirateur des orientations qui ont permis de renouveler le propos et de l’approprier au musée de l’Armée, ensuite l’arbitre qui a fait ou proposé les choix délicats, rendus nécessaires au fil des mois, enfin le négociateur qui a su présenter l’exposition et convaincre ses partenaires de s’y associer. Il fallait le souligner.

Introduction - 13


Pourquoi je n’aime pas Napoléon Pierre Rosenberg, de l’Académie française

On voudra bien pardonner la raison quelque peu frivole et toute personnelle qui me fait ne pas aimer Napoléon (peut-on haïr Napoléon pour des raisons qui ne soient pas personnelles, qui ne soient pas passionnelles ?). J’habite Venise une semaine par mois. Les Vénitiens, convaincus que tous leurs malheurs depuis la chute de la République sont à mettre sur son compte, détestent Napoléon. En toute logique et par solidarité avec les habitants de la cité des Doges, je n’aime pas Napoléon. Je ne l’aime pas non plus par admiration pour le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, de Pierre Larousse (t. II, 1867, p. 920). Un dictionnaire, par définition, se veut objectif, se doit d’être objectif. Il lui est rigoureusement interdit de prendre parti. Nous sommes en 1867 sous Napoléon III. Personne n’imagine la chute prochaine du Second Empire. Pierre Larousse ose écrire, à la rubrique « Bonaparte » de son admirable encyclopédie, « général de la République française, né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, mort [c’est moi qui souligne] au château de Saint-Cloud près de Paris le 18 brumaire an VIII de la République française une et indivisible (9 novembre 1799) ». Le coup d’État militaire du 18 brumaire donnait tous les pouvoirs au futur Napoléon. C’était la fin de la Révolution dont, selon Victor Hugo, Napoléon fut « l’exécuteur testamentaire », de la République et des espoirs de tous ceux qui, dans l’Europe entière, avaient fait le rêve d’une démocratie juste et égalitaire, laïque et fraternelle, d’une république du mérite. Si, pour Victor Hugo, il y avait un Napoléon avec un grand N et un Napoléon avec un petit n, pour Larousse le républicain, il n’y avait que deux petits Napoléon. Moins de quinze ans après le coup d’État du 18 brumaire, l’Empire s’effondrait, les Alliés vainqueurs envahissaient la France. Paris, quasiment pour la première fois de son histoire, est occupé. Napoléon, contraint d’abdiquer, est exilé à l’île d’Elbe. Nous sommes en 1814. Les plénipotentiaires se réunissent à Paris. Les discussions vont bon train. L’Europe est redécoupée, repensée, un Yalta avant la lettre. On en vient au Louvre, unanimement admiré. Le musée est préservé dans son intégrité. Nul ne songe à le démembrer, à restituer aux vaincus d’autrefois, les vainqueurs d’aujourd’hui, les œuvres dont ils furent dépossédés. Le désastreux retour de l’île d’Elbe, le ralliement coupable des Français à Napoléon, Waterloo remettent en question ce qui paraissait définitivement acquis. La lettre de Wellington, le vainqueur de Waterloo, à lord Castlereagh, ministre des Affaires étrangères du roi George III, est sans ambiguïté : dans le 14 - Napoléon et l’Europe

« désir de faire un choix agréable » à la France et afin « d’achever sa réconciliation avec l’Europe », on ne toucherait pas au Louvre. Nous ne sommes plus en 1814, mais en 1815, « les circonstances » sont « aujourd’hui absolument différentes ». Il n’y a plus « aucune raison » de laisser en état le Louvre. « Le jour de la restitution doit arriver. » C’est ainsi que le Louvre, « le plus beau musée du monde », fut démantelé. Comment pourrais-je (ayant consacré quarante années de ma vie à ce musée) pardonner à Napoléon les conséquences désastreuses de son retour si malvenu ? Sans ce retour, le Louvre serait-il ce musée imaginaire de tous les chefs-d’œuvre dont rêvait Malraux ? J’ouvre une parenthèse. Peut-on ne pas aimer Napoléon et aimer Dominique Vivant Denon, le fondateur du Louvre et son plus grand directeur ? Suis-je ingrat à son égard ? J’assume. Bien d’autres raisons que l’on jugera futiles, plus ou moins futiles, m’empêchent de sacrifier au culte. J’en cite quelques-unes : la délicieuse Joséphine répudiée au profit de Marie-Louise, si ennuyeuse, l’apothéose de la gloire, la gloire avec un grand G, les frontières de la France ramenées à celles de 1789, la raison d’État qui prime sur l’amour, l’assassinat de sang-froid du duc d’Enghien, Guerre et Paix dont j’aurais aimé qu’il fût écrit par un romancier français. La liste est longue. Je n’aime pas par principe les empereurs. J’aime en revanche l’Europe que Napoléon avait sans nul doute l’ambition de créer, mais à son seul profit et dont en fin de compte il retarda la réalisation encore aujourd’hui si fragile. Je reviens à cette gloire qualifiée par Victor Hugo d’« ensanglantée » ; Châteaubriand, pour sa part, note avec une pointe d’humour macabre : « C’était dans le sang que Bonaparte [j’eusse préféré qu’il écrivît “Napoléon”] était accoutumé à laver le linge des Français. » Ce sang versé à volonté dans toute l’Europe et dans tous les foyers, sur terre et sur mer, c’est le sang de toute une jeunesse – qu’elle fût enthousiaste et volontaire ou au contraire résignée et révoltée – qui, à mes yeux, demeure la faute impardonnable. Je conclurai ce billet d’humeur, qui ne porte pas à conséquence et que, je l’espère, on me pardonnera, par une citation irrévérencieuse. Elle est tirée de Zazie dans le métro de Raymond Queneau : « Napoléon mon cul, réplique Zazie. Il m’intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con. » Napoléon, en ces temps de tsunami et d’effet de serre, de nappe de pétrole dans le golfe du Mexique et de talibans fanatiques qui se font exploser semant au hasard la mort, Napoléon, donc, qui n’intéressait pas Zazie, intéresse toujours. En exemple ou en contre-exemple ?


Pourquoi j’aime Napoléon Pr Dr Jutta Limbach

Comment une femme aussi éprise de paix que moi peut-elle aimer un empereur aussi belliqueux qui, sans aucun égard pour ses soldats légèrement vêtus, marcha sur Moscou puis battit en retraite avec eux en plein hiver ? Non, je n’aime pas Napoléon, mais en tant que juriste, je l’apprécie pour les services qu’il a rendus au droit. Très en avance sur son temps, il a saisi la relation qui lie le droit et la réalité. C’est de lui qu’émane la fameuse formule : « Il faut qu’une Constitution soit courte et obscure. » L’un des problèmes principaux de l’interprétation d’une constitution est son ancrage temporel, alors que la société se transforme. Les articles de la Constitution doivent être formulés de manière laconique et ouverte pour pouvoir être interprétés à la lumière d’un contexte social en constant renouvellement, Napoléon avait compris que l’interprétation et l’application de la Constitution concernent le présent et l’avenir – et non le passé. Si le tribunal qui interprète la Constitution veut, pour l’avenir également, garantir une protection et une sécurité juridiques, il doit être plus intelligent que l’Assemblée constituante. Plus encore que comme théoricien du droit, c’est comme législateur qu’il faut louer Napoléon. Craignant que la postérité ne reconnaisse pas ses mérites à leur juste valeur, il s’autocongratulait et faisait référence au Code civil qui porta temporairement le nom de Code Napoléon. De fait, sa véritable prouesse, ce ne sont pas les quarante batailles qu’il remporta, mais « son » Code civil. Après plusieurs tentatives infructueuses d’unifier le droit écrit en vigueur dans le sud de la France et le droit coutumier du Nord, il s’attaqua de nouveau au projet en 1800, alors qu’il était Premier consul, et fit en sorte que les 2 281 articles du Code fussent rédigés rapidement. Le Code civil entra en vigueur en 1804 et unifia le droit en France. Cette victoire sur le chaos était unique à l’époque, et la confiance de Napoléon dans l’éternité de ce recueil de lois était justifiée : le

Code, plusieurs fois remanié, est néanmoins toujours en vigueur en France. Son influence sur le droit privé d’autres pays, même hors d’Europe, est tout à fait remarquable. En Allemagne, le Code s’appliqua jusqu’en 1900 dans les régions de la rive gauche du Rhin et dans le Palatinat bavarois. En Bade, traduit en allemand et complété par quelques articles, il fut appliqué à partir de 1809 comme « Code civil badois ». Un des grands traités de droit privé (Enneccerus) fait l’éloge du Code pour son « style agréable, clair et précis », et rapporte qu’il a bénéficié d’une « chaleureuse reconnaissance » partout hors de France. Même des poètes et des écrivains comme Heinrich Heine ou Stendhal ont dit leur admiration pour la langue du Code. Ainsi, dans une lettre restée célèbre, Stendhal écrivit en 1840 à Balzac que, pour trouver le ton de La Chartreuse de Parme, il lisait chaque matin deux ou trois pages du Code civil. Aucun écrivain de langue allemande ne pourrait faire pareil compliment au Code civil allemand. Ce n’est pas seulement l’esthétique de la langue, mais également le contenu du Code civil qui séduisait ses lecteurs (j’emploie délibérément le masculin car, dans le Code, les femmes, même mariées, sont encore traitées comme des sujets juridiques de seconde classe). L’égalité devant la loi et la liberté de l’individu, ainsi que la disparition de toute trace de féodalité, proclamées dans le Code, l’ont rendu populaire bien au-delà des frontières françaises. Le Code civil est une création de la philosophie des Lumières qui s’exprime également dans la laïcité de l’État qu’il prescrit. Nous tresserions aujourd’hui encore des lauriers à Napoléon s’il avait consacré toute son énergie à créer des œuvres de l’esprit de ce type et s’était refusé à faire la guerre. Mais à l’époque les temps n’étaient pas mûrs. Le sont-ils aujourd’hui ?

Préfaces - 15


Études

16 - Napoléon et l’Europe


Études - 17


Génération Bonaparte Jacques-Olivier Boudon

R

elatant son arrivée à Paris au moment du 18 brumaire, Germaine de Staël note dans ses Mémoires : « C’était la première fois depuis la Révolution que j’entendais un nom propre dans toutes les bouches. » Ce propos en dit long sur la manière dont la Révolution est parvenue à gommer les individualités au profit d’un pouvoir collectif qu’incarne à merveille le Directoire. L’apparition de Bonaparte sur la scène du monde a frappé les esprits. Si, au plan national, la reprise de Toulon et surtout les journées de Vendémiaire ont permis au jeune général de se faire connaître, c’est avec la campagne d’Italie qu’il commence à acquérir une renommée internationale (cat. 11) que l’expédition d’Égypte viendra confirmer. Ce nom pourtant est encore incertain, souvent orthographié à l’italienne « Buonaparte ». Surtout, rien dans son histoire ne paraissait le prédestiner à un destin universel. Le fils des Lumières Napoléon Bonaparte est sur le point d’avoir vingt ans lorsque éclatent les événements parisiens de 1789. Il appartient donc à cette génération qui voit fondre sur elle la Révolution, sans pouvoir immédiatement y participer. Le jeune officier, formé à l'école militaire de Brienne puis à l’École de guerre de Paris, est en effet en garnison à Auxonne, d’où il suit les premiers soubresauts populaires. Il manifeste du reste une relative indifférence face aux événements, davantage préoccupé du sort de son île natale où il se précipite dès qu’il en a l’occasion. C’est en Corse qu’il espère jouer un rôle politique. Pourtant, il partage avec nombre de ses contemporains bien des aspirations communes et une même culture. Bonaparte appartient pleinement à la génération des hommes des Lumières, à la seconde génération pourrait-on dire de façon plus exacte, celle qui découvre l’Encyclopédie dont la publication est achevée, ou qui lit Rousseau et Voltaire après leur mort. Pour cette génération, Rousseau est en effet l’auteur de référence par excellence. 18 - Napoléon et l’Europe

En ce sens, Bonaparte est plus proche, par l’âge mais aussi par la culture, des Montagnards qui peuplent la Convention que des hommes de la Constituante qui ont lu Montesquieu plutôt que l’ermite d’Ermenonville. Cette proximité générationnelle explique qu’il ait pu se rapprocher d’Augustin Robespierre, le jeune frère de Maximilien, né en 1767, tout comme SaintJust du reste ; l’un et l’autre figurent parmi les députés les plus jeunes à la Convention. Bonaparte est alors officier. Il devient général après la prise de Toulon à la fin de 1793 (cat. 1 et 2). L’armée offre en ce temps, plus encore que la carrière parlementaire, de formidables possibilités d’ascension sociale, surtout pour les officiers déjà engagés sous l’Ancien Régime. C’est l’heure des promotions fulgurantes. Certains de ses contemporains ont même connu des carrières encore plus rapides, à l’instar de Marceau, né lui aussi en 1769 et général de division dès novembre 1793. Le général Joubert, né également en 1769, est pour sa part pressenti pour favoriser le coup d’État prévu par Sieyès en l’an VIII. Sa mort sur le champ de bataille de Novi en août 1799 laisse la voie libre à Bonaparte. Paradoxalement, l’armée a favorisé la diffusion de l’esprit des Lumières. Nombre d’officiers ayant participé à la guerre de l’Indépendance américaine, à l’image de La Fayette, ont assisté au baptême de la jeune démocratie américaine et ont été des relais dans la diffusion des idées des Lumières de part et d’autre de l’Atlantique. L’armée est aussi accueillante aux loges maçonniques, lieu de fermentation des idées nouvelles. À partir de 1793, elle est en pointe dans l’œuvre de déchristianisation, au nom d’une nécessaire régénération de la société. Le jeune Bonaparte participe de ce mouvement. Si son initiation est incertaine, il a baigné dans une atmosphère maçonnique (Mollier, p. 66-67). Il a surtout profité de ses loisirs en garnison, non seulement pour lire tout ce qui lui passait sous la main, mais aussi pour écrire, à l’instar d’un autre général, Choderlos de Laclos, l’auteur des Liaisons dangereuses. Pour Bonaparte,


Ill. 01 Entrevue de Napoléon Ier et de la reine Louise de Prusse à Tilsit, le 6 juillet 1807, 1837 Nicolas Gosse Huile sur toile. Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

c’est d’abord un essai politique, sous forme de dialogue, Le Souper de Beaucaire, dans lequel il affiche ses idées jacobines, puis un roman d’amour, Clisson et Eugénie, directement inspiré de son idylle avec Désirée Clary, dont la sœur a épousé son frère Joseph. Épris de littérature, Bonaparte l’est aussi de science ; il se fait recevoir à l’Institut, dans la classe des sciences, avant d’entraîner avec lui en Égypte une cohorte de jeunes savants qui illustreront son attachement au progrès scientifique. Napoléon et les savants de son temps Cet attachement aux lettres et aux sciences n’est pas une simple question d’opportunité pour attirer les « intellectuels » de son époque, à commencer par les Idéologues qui lui apportent leur soutien en l’an VIII, tout comme Germaine de Staël ou Benjamin Constant. Tous croient alors en l’union possible de l’ordre, du progrès et de la liberté. Napoléon cultive ensuite cette proximité avec les savants. Il n’a pas par hasard nommé le mathématicien Laplace au ministère de l’Intérieur en novembre 1799 – avant, il est vrai, de le remplacer rapidement par son frère Lucien. Il

Aux côtés de Napoléon et de la reine se tiennent Alexandre Ier de Russie et Frédéric-Guillaume III de Prusse (de profil). En haut des marches, Talleyrand.

encourage la carrière de Lacépède, devenu grand chancelier de la Légion d’honneur. Il reçoit en 1801 l’Italien Volta venu lui présenter le fruit de ses recherches sur l’électricité (ill. 01). Il discute longuement d’histoire avec le Suisse Jean de Muller, qu’il convainc d’entrer au service de son frère Jérôme devenu roi de Westphalie. À Erfurt, en octobre 1808, il demande à rencontrer Goethe avant de le décorer de la Légion d’honneur (cat. 88). Il ne faut bien sûr pas négliger la volonté de propagande qu’expriment ces conversations. Elles n’en témoignent pas moins d’un goût réel de Napoléon pour les activités de la pensée et expliquent aussi la fascination qu’il exerce sur les penseurs et artistes de son époque. Beethoven lui consacre une symphonie avant de se rétracter devant sa propension à abandonner les habits du révolutionnaire (Biba, p. 22). Hegel ne cache pas l’effet qu’a fait sur lui la vue de l’Empereur à la veille de la bataille d’Iéna, le 13 octobre 1806 : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est en effet une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » Études - 19


Ill. 02 Alessandro Volta faisant la démonstration de sa pile électrique à colonne devant Napoléon, en 1800, 1841 Nicola Cianfanelli Fresque. Florence, Museo di Storia naturale

Hegel exprime le charisme dégagé par Napoléon, alors même que ce dernier a tout fait, dans sa posture, pour ne pas donner une impression de majesté. De taille moyenne, vêtu sobrement d’un simple uniforme de colonel de la Garde, il tranche au milieu de ses maréchaux aux uniformes rutilants (cat. 55). Il est à mille lieues en la matière de son beau-frère Murat, chargeant à la tête de ses cavaliers, tout de rouge vêtu. Mais c’est précisément par la simplicité de son aspect, bien mise en valeur par Horace Vernet dans son tableau sur Iéna ou par Gros dans celui qu’il consacre à la bataille d’Eylau (ill. 12), qu’il s’impose. Cette fascination exprimée par Hegel en 1806 s’appuie naturellement sur les actions de Napoléon, en particulier sur le plan militaire. Il est d’abord et avant tout le général en chef victorieux qui non seulement a conquis l’Italie et battu par deux fois l’Autriche, mais aussi celui qui apporte les principes de la Révolution française à travers l’Europe. Le message qu’il délivre en faveur de la destruction de la féodalité, de l’introduction de l’égalité civile dans le droit, de la liberté, notamment religieuse, fait mouche auprès d’une partie des élites éclairées, elles-mêmes baignées de philosophie des Lumières, avant que l’extension toujours plus grande de l’Empire ne provoque le divorce. Un souverain hors norme La fortune de Napoléon ne s’expliquerait-elle pas également par la faible aura dégagée par les souverains contemporains ? Les monarques au pouvoir dans les premières années du xixe siècle pâtissent quasiment tous de la comparaison avec leurs aînés. Alexandre Ier ne parvient pas à effacer le souvenir de sa grandmère, Catherine II (cat. 181). Il lui faudra attendre d’avoir vaincu Napoléon pour véritablement endosser les habits d’un grand d’Europe. L’empereur François d’Autriche (cat. 182), 20 - Napoléon et l’Europe

d’un an plus âgé que Napoléon, peine lui aussi à faire oublier sa grand-mère Marie-Thérèse et même son oncle Joseph II, dont les réformes, certes contestées, ont néanmoins marqué de leur empreinte l’empire des Habsbourg. Et que dire du « roi bourgeois », Frédéric-Guillaume III de Prusse, né en 1770, complètement anéanti par l’aura de Frédéric II, au point de devoir compter sur sa femme, la reine Louise, pour apporter un semblant de contradiction à Napoléon (cat. 183). L’Espagne n’est guère mieux lotie avec un souverain falot, Charles IV, incapable de faire oublier son père, le monarque réformateur Charles III. Ballotté entre sa femme, l’amant de cette dernière, Godoy, et son fils, le prince des Asturies, il finit par abandonner le pouvoir sans gloire. Si l’on ajoute à ce tableau le Portugal, gouverné par un simple prince régent, ou encore l’Angleterre, dont le roi Georges III est victime de plusieurs attaques avant de sombrer dans la folie en 1810, on mesure l’espace qui est offert à Napoléon pour imposer sa personnalité à l’Europe (ill. 01). Napoléon n’a pas trouvé sur le continent d’interlocuteur à sa mesure. Le seul à avoir pu se hisser à ce niveau est Alexandre de Russie, contraint de négocier avec l’empereur des Français en 1807 à Tilsit. L’amitié affichée entre les deux souverains n’est cependant que de façade, à Tilsit (cat. 72) comme à Erfurt un an plus tard. Napoléon méprise un souverain de huit ans son cadet, qu’il pense pouvoir manœuvrer à sa guise – il s’apercevra de son erreur sur ce point en 1812 –, tandis qu’Alexandre ne cache pas en privé l’aversion qu’il a pour Napoléon, qui demeure à ses yeux l’incarnation de la Révolution. L’effacement des souverains contemporains explique finalement qu’aient pu émerger d’autres figures d’adversaires de Napoléon : des hommes d’État comme Pitt en Angleterre ou Metternich en Autriche, des soldats comme Koutouzov en Russie ou, en Angleterre, le duc de Wellington, qui porte le coup final à l’Empereur. Napoléon demeure un homme du xviiie siècle. Il est à la fois marqué par l’esprit des Lumières et par les grandes figures qui ont alors régné sur l’Europe, à commencer par Frédéric II, sur le tombeau duquel il se recueille en 1806 avant de s’emparer de son épée (cat. 37). Dans sa volonté d’instaurer l’Empire en France en 1804, il s’inspire certes de la monarchie bourbonienne, d’où sa volonté de forger une quatrième dynastie venant prendre la place des trois premières ayant régné sur le pays, mais il garde en mémoire les modèles des autres empires européens, à commencer par le Saint Empire romain germanique. Par là il s’enracine aussi dans une tradition millénaire, marquée par les figures d’Alexandre, de César et de Charlemagne (cat. 29-35). Ce mélange de culture classique et d’aspiration à la modernité fait de Napoléon le symbole d’une génération qui change d’époque et assure la transition vers le temps présent.


Cat. 88 Lettre de Johann Wolfgang von Goethe témoignant de sa gratitude à l’Empereur pour l’attribution de la Légion d’honneur, Weimar, 12 novembre 1808


L’évolution de l’image de Napoléon chez Beethoven Otto Biba

Beethoven fut d’abord fasciné par Napoléon Bonaparte. Sans qu’on en connaisse la raison exacte – les informations divergent sur ce point –, il décida de composer une symphonie intitulée Bonaparte à laquelle il commença à travailler dès 1802. Il portait un intérêt tout particulier aux actions du Premier consul en faveur des arts en général et de la musique en particulier, suivant sa maxime : « De tous les beaux-arts, la musique est celui qui a le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager. » Ainsi, au cours de l’été 1803, Beethoven prit-il la décision de s’établir à Paris environ un an et demi plus tard, après avoir achevé des travaux en cours et rempli ses engagements à Vienne. La « sinfonia grande », à laquelle il travaillait et qu’il comptait achever dans ce délai, devait lui servir de carte de visite dans la capitale française. Sur le manuscrit de cette symphonie, conservé dans les archives de la Gesellschaft der Musikfreunde à Vienne (cat. 23), on peut encore lire le titre original du mouvement lent : « Marcia funebre sulla morte d’un eroe ». Ce mouvement devait, suivant les goûts de Napoléon, s’adresser aux héros de l’armée de Napoléon à l’exemple des œuvres funèbres de Luigi Cherubini, François Joseph Gossec et Giovanni Paisiello. « Chanter les vertus, le triomphe et la gloire de nos héros républicains », telle était déjà en 1794 la mission de l’Académie nationale de musique. Dans l’entourage de Beethoven, on connaissait tous ces projets. L’idée d’un déménagement à Paris est évoquée à plusieurs reprises dans sa correspondance. Ferdinand Ries, élève et à l’époque intime du compositeur, parle dès le 5 avril 1803 de la symphonie en cours de composition dans un courrier adressé à l’éditeur de Bonn Nikolaus Simrock. Il écrit que Beethoven a « très envie de dédier cette symphonie à Bonaparte, ou le cas échéant, […] de l’intituler Bonaparte ». Cette réserve révèle qu’il était tiraillé entre sa volonté de rendre un hommage intellectuel au Premier consul et son espoir de tirer de cette

œuvre un bénéfice financier. En effet, s’il savait qu’il ne pouvait attendre de Bonaparte aucun paiement pour la symphonie, il n’ignorait pas en revanche que le prince Franz Joseph von Lobkowitz « la voulait pendant six mois et était disposé à donner 400 florins », suivant les mots de Ferdinand Ries dans la même lettre à Simrock. À l’époque, en effet, selon la coutume établie, celui auquel une œuvre était dédiée en avait l’exclusivité pendant six mois (ou un an au plus). Une publication n’était possible qu’ultérieurement. C’est Bonaparte lui-même qui mit fin aux hésitations de Beethoven. Les textes du Tribunat et du Sénat français élevant le Premier consul à la dignité impériale sont datés des 3, 4 et 17 mai. Le 20 mai, Bonaparte était nommé empereur des Français (cat. 24). « Il n’est donc rien de plus qu’un homme ordinaire ! Maintenant il va fouler aux pieds tous les droits de l’homme et n’obéira plus qu’à sa propre ambition ; il voudra s’élever au-dessus de tous les autres et deviendra un tyran ! » C’est en ces termes que Beethoven exprima sa colère et sa déception. Il biffa avec une telle force « Bonaparte » sur la page de titre de sa symphonie, recopiée au propre par un copiste, qu’il y fit un trou qui rendit le manuscrit célèbre dans le monde entier. Il n’était plus question d’installation à Paris. La symphonie fut immédiatement dédiée au prince Lobkowitz qui en obtint la jouissance pendant six mois, et elle retentit pour la première fois le 9 juin 1804 dans le palais viennois du prince. Cependant, Beethoven ne dissimulait ni son intention première ni les raisons pour lesquelles il avait changé d’avis ; « la symphonie est en fait intitulée Bonaparte », écrit-il en août 1804 au début de ses négociations avec la maison d’édition Breitkopf & Härtel, évoquant librement l’histoire de cette œuvre, qui appartenait désormais au passé. Entre juin et décembre 1804, le prince Lobkowitz fit largement usage de l’exclusivité de six mois acquise pour 400 florins sur la symphonie qui lui avait été dédiée. Au terme de cette période, en janvier 1805, une première exécution semi-publique


eut lieu dans le salon musical du banquier viennois Joseph Würth, et la première création publique se déroula le 7 avril 1805 au Theater an der Wien. La symphonie fut publiée à l’automne 1806. Peu auparavant avait eu lieu une représentation mémorable que le prince Lobkowitz avait organisée le 26 septembre 1806 dans sa résidence d’été d’Eisenberg, en Bohême, pour le prince Louis-Ferdinand de Prusse, lui-même compositeur et dédicataire du concerto pour piano op. no 37. Mélomane averti, ce dernier était surtout un grand militaire qui s’était distingué à plusieurs reprises par son courage et ses succès au cours de combats contre Napoléon. Il jouait en outre un rôle politique et nombreux étaient ceux qui fondaient sur lui l’espoir qu’il parvînt à s’opposer, tant militairement que politiquement, aux ambitions européennes de l’empereur des Français. Allant rejoindre ses troupes, Louis-Ferdinand de Prusse avait fait halte à Eisenberg chez le prince Lobkowitz, qui partageait ses opinions politiques. C’est à cette occasion que ce dernier lui fit entendre la symphonie encore inédite. Très impressionné, il demanda à ce que l’on rejoue l’œuvre deux fois encore puis fit ses adieux, poursuivant sa route vers les troupes à la tête desquelles il allait devoir livrer combat. Deux semaines plus tard, le 10 octobre 1806, il tomba en Thuringe, au cours de la bataille de Saalfeld livrée contre les troupes françaises. Dans les États de la coalition contre Napoléon, nombreux furent ceux qui virent alors s’éteindre avec lui un grand espoir. Comme Walther Brauneis l’a montré de manière convaincante en 1997, le grand homme défunt à la mémoire duquel Beethoven dédia la publication de sa Troisième Symphonie peu après cet épisode ne peut être que le prince Louis-Ferdinand de Prusse. « Per festeggiare il sovvenire di un grand Uomo », peuton en effet lire sur la page de titre de la première édition. Quoi qu’il en soit, l’aversion de Beethoven pour Napoléon persista longtemps. Ainsi, en 1814, il écrivit deux partitions, Der Glorreiche Augenblick, op. 136 (« Le moment de gloire ») et Chor auf die verbündeten Fürsten, WoO 95 (cat. 255), toutes deux en hommage aux princes européens – l’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse – qui avaient vaincu Napoléon et l’avaient contraint à abdiquer. Cependant, la paix établie au congrès de Vienne reposait sur un système politique qui laissait les peuples sous tutelle et sur une censure vigoureuse qui ne satisfaisait pas davantage Beethoven, lequel y vit, peut-être, une nouvelle forme de tyrannie. Le compositeur étant devenu sourd, ses visiteurs ne pouvaient plus s’entretenir avec lui que par écrit. L’un d’eux écrivit en janvier 1820 dans l’un des cahiers de conversation de Beethoven : « Si N[apoléon] revenait aujourd’hui, il pourrait s’attendre à un meilleur accueil en Europe. – Il connaissait

Cat. 23 Symphonie no 3 « héroïque » en mi bémol majeur op. 55. Partition manuscrite, 1802-1804 Ludwig van Beethoven

l’esprit du temps et savait tenir les rênes. Nos descendants sauront mieux l’apprécier. » Et plus loin : « Il avait le sens des arts et des sciences et détestait les ténèbres. » L’auteur de ces lignes recueillit manifestement l’adhésion de Beethoven, dont ces propos venaient approuver les paroles ou exprimer la pensée. Cette déclaration ne donna en tout cas pas lieu à discussion. Dans un cahier de conversation de février 1820, on peut lire les propos suivants qui, manifestement, n’ont pas non plus été contredits : « Vous devriez composer un hymne à Napoléon, ce personnage si méconnu. » Cependant, le document le plus important attestant le nouveau changement d’opinion de Beethoven sur Napoléon est un souvenir de l’élève et ami du compositeur, Carl Czerny : « En janvier 1824 [plus probablement : 1825], je me suis rendu dans un café avec Beethoven à Baden. Plusieurs journaux se trouvaient sur une table. L’un d’eux annonçait la parution à venir de La Vie de Napoléon de Walter Scott. Je le montrai à Beethoven qui me dit : “Napoléon, autrefois, je ne l’aimais pas. Aujourd’hui, je pense tout autrement.” »


Le grand homme Luigi Mascilli Migliorini

«

La période est alors achevée ; l’histoire semble s’arrêter elle-même un moment, avant de substituer un homme, non seulement à un peuple, mais à une révolution. » Cette phrase de l’historien Edgar Quinet, convaincu qu’il faut chercher les racines du dérapage autoritaire du « petit » Napoléon dans la conduite de l’homme du 18 brumaire – qui par là se rattachait de toute évidence à l’« homme du 2 décembre » –, nous révèle, à l’insu même de son auteur, une vérité d’une tout autre nature. Pour qu’un homme en soit arrivé à incarner, à incorporer en lui beaucoup plus qu’à représenter, un processus historique auquel avaient participé des milliers et des milliers d’individus,

il faut croire qu’il s’était instauré une distance, sinon une rupture définitive, avec la tradition que ce même processus – c’est de la Révolution bien évidemment que l’on parle – avait établie autour de l’idée du grand homme et du rapport de ce grand homme avec son contexte, avec le temps qui l’avait nourri et qu’il avait, en retour, nourri (ill. 03). Dans son idée du grand homme et de sa relation avec la société et l’histoire, la Révolution était, en effet, toujours restée dans les bornes dictées par les Lumières, bornes qui – pour mieux dire – ont été affichées sur la façade du Panthéon par une « patrie reconnaissante ». Dans ces limites le grand homme est toujours issu d’une société et de ses valeurs. Il arrive parfois, grâce à son intelligence, à son dévouement, à son courage, à toucher les frontières extrêmes de la société au sein de laquelle il vit, mais jamais il ne les dépasse. Il peut s’agir d’un philosophe réputé, comme Sénèque que Diderot, dans son Essai sur le règne de Claude et de Néron, appelle à défendre une virtus, une vertu qui le place forcément en contradiction avec le monde qui l’entoure ; ou, plutôt, de ces mères de famille placées par Bernardin de Saint-Pierre presque au centre de son Élysée où, aux guerriers tels que Catinat et Assas – et même aux savants tels qu’Archimède ou Montgolfier – on préfère décidément les qualités anonymes des femmes auxquelles sont confiés l’ordre de la maison, la tranquillité conjugale, l’éducation des enfants. On voit bien cependant que ces exemples, que résume au plus haut degré le citoyen juste placé au centre de l’Élysée, lequel, dans l’accomplissement quotidien des prescriptions de la morale et des obligations de la civilisation, représente la vraie grandeur sur laquelle se construisent les sociétés, n’ont rien à voir avec Ill. 03 Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, 1800 Anne Louis Girodet Huile sur toile. Rueil-Malmaison, Musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau

24 - Napoléon et l’Europe


Cat. 20 Buste de Napoléon Bonaparte, vers 1803 D’après Antonio Canova


Ill. 04 Napoléon Ier sur le trône impérial ou Sa Majesté l’empereur des Français sur son trône, 1806 Jean Auguste Dominique Ingres Huile sur toile. Paris, musée de l’Armée

cet héritier d’Alexandre et de César que les premières lignes de La Chartreuse de Parme consignent dans l’imaginaire d’une génération romantique sortie depuis longtemps de l’âge de la Révolution, pour les enfants d’un siècle qui a visiblement tourné le dos à son prédécesseur. C’est plutôt un système mythique d’empreinte prométhéenne, intimement sécularisé et non hiérarchique, qui s’installe dans le parcours historique de l’aventure napoléonienne. 26 - Napoléon et l’Europe

En ce sens on ne peut pas s’en tenir à considérer Napoléon comme un constructeur de mythes sans s’apercevoir qu’il est, sous une forme équivalente et parallèle, construit par le mythe, c’est-à-dire qu’il est modelé par l’horizon d’attente collective dans lequel il est plongé. Lorsque Stendhal, dans le fameux passage du début de La Chartreuse que l’on vient d’évoquer, nous dit que Bonaparte, faisant son entrée dans Milan, venait « d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur », il exprime pour ainsi dire la formation d’une sensibilité collective qui s’est construite dans les décennies précédentes et qui est destinée à marquer encore fortement les générations suivantes (cat. 4). Dans le cas de Bonaparte il ne s’agit pas d’une imitation ou d’un travestissement des modèles de l’Antiquité, comme cela s’était produit lors de la redécouverte de l’art classique par la culture du xviiie siècle, prolongée à travers les protagonistes de la Révolution. Il s’agit bien plutôt d’une expérience originale grâce à laquelle l’Antiquité, loin de rester un souvenir, s’offre comme un monde, un monde intérieur plus exactement, qui revient à la vie. L’aventure napoléonienne, avec ses victoires mais aussi avec ses défaites, est appréciée surtout pour la qualité de la tension existentielle qu’elle révèle – digne, en effet, de la grandeur des Anciens –, pour cette vitalité, cet esprit titanesque qui, aux dires de ses contemporains et plus encore, de façon posthume, selon les générations suivantes, transfère la qualité des Anciens aux Modernes. Être comme Napoléon prend le pas sur faire comme Napoléon : voilà, exprimé de façon synthétique, le passage de la dimension exemplaire du grand homme à la dimension mythique du héros. Et ce n’est peut-être pas un hasard si, à propos du sculpteur le plus remarquable de cette époque, l’Italien Antonio Canova, et de ses œuvres – à partir, bien sûr, de ses grandes représentations de Napoléon telles que Napoléon en Mars désarmé et pacificateur –, on ne dit pas qu’il travaille en imitant les Anciens, mais qu’il est comme les Anciens : Canova est un Moderne parce qu’il est, de façon originale et profonde, un Ancien (Chappey, p. 46-47 ; cat. 20). D’ailleurs, lorsque Stendhal nous dit qu’Alexandre et César ont trouvé un successeur, il signale qu’avec Bonaparte on vient de quitter le terrain de la récapitulation exemplaire et légitimante, le terrain du « héros récapitulatif », et qu’on se trouve confronté à une sorte de court-circuit temporel. De même que la Révolution, par ses espoirs d’un homme régénéré, par l’adoption d’un calendrier qui mesure le temps à nouveau et d’une manière nouvelle, a voulu établir les conditions d’un degré zéro de l’histoire, de même Napoléon vient nous montrer que le temps héroïque, le temps de la gloire et de la grandeur, est – lui aussi – discontinu, que les grands hommes ne se recommandent pas par


la tradition mais plutôt par les conséquences de leurs actes. Ils n’ont jamais d’ancêtres – comme il le dit de lui-même dans un passage très connu du Mémorial de Sainte-Hélène – mais bien plutôt une postérité. Ainsi, de la grandeur des Anciens on arrive à la grandeur des Modernes non pas par une filiation exemplaire, mais par un court-circuit, extraordinaire et séduisant, qui passe outre l’obstacle du temps. Il est bien vrai qu’en regardant le tableau célèbre d’Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, on y trouve un substrat iconologique bien ancré dans la texture de l’histoire (ill. 04). L’ivoire de la robe rappelle l’héritage classique de l’Athènes de Phidias comme le font, en nous parlant de Rome cette fois, la couronne de laurier et les aigles du grand collier de la Légion d’honneur, tandis que l’or et la pourpre nous ramènent à Byzance et aux débuts du Moyen Âge carolingien (Fleckner, p. 94). Charlemagne revient, d’ailleurs, à travers l’épée qui souligne une filiation impériale parachevée par le sceptre de Charles V. Il est même possible que l’Empire, par le parcours qu’il a dessiné et les perspectives qu’il a ouvertes, ait contribué à conforter Napoléon dans la carrière des grands hommes légitimés soit par la bienveillance des contemporains soit par les exemples du passé auxquels ils se rattachent. Toutefois, l’épilogue, bien plus tragique que dramatique, de cet empire interdit à son fondateur de s’offrir comme un « héros récapitulatif » et l’oblige à retrouver, dans les journées de Sainte-Hélène, cette dimension de « héros atemporel » qui était à l’origine de son mythe, comme Stendhal le dit et comme David, un homme qui avait connu et traversé la Révolution, avait bien su le voir et le montrer dans son Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard (cat. 11). Les pages du Mémorial nous présentent le paradoxe typique du héros moderne, qui est en même temps exemplaire et inimitable, ou – pour mieux dire – il est exemplaire parce qu’il est inimitable. On comprend bien que ce paradoxe – qui conduit Friedrich Nietzsche, à la fin du xixe siècle, à parler de Napoléon en tant qu’ens realissimum, quintessence des réalités qui se mesure plutôt à l’aune de la nature qu’à celle de l’histoire – situe Napoléon à l’opposé du grand homme construit par la civilisation des Lumières et reçu en héritage par une Révolution inconsciente que l’ampleur de la rupture historique qu’elle engendre doit nécessairement se traduire en une rupture des signes et des systèmes iconologiques. Prométhée est l’icône qui nous permet de mieux saisir le passage sémantique rattachant et opposant en même temps un Napoléon-héros au grand homme (ill. 05). Prométhée cesse de représenter, et d’être représenté comme le bienfaiteur d’une humanité qui doit à son sacrifice un progrès scientifique et social. Lorsque Napoléon et son aventure humaine se superposent à lui comme un calque, il devient

Ill. 05 Prométhée, 1770-1771 Johann Heinrich Füssli Plume et lavis d’encre sur papier Bâle, Kunstmuseum

l’homme qui, tout en ayant conscience de ses propres limites, ne se soustrait pas à la confrontation avec son destin, n’hésite pas à lancer un défi qu’il devine désastreux (cat. 258). Un homme donc, qui, dans le désastre de son dessein, d’une part expérimente jusqu’au bout la douleur de la défaite, mais, d’autre part, connaît par cette défaite la victoire de celui qui n’a pas reculé face à l’ubris d’un affrontement titanesque avec la volonté du divin. Un homme enfin qui, dans ce trajet qui fait de sa chute sa gloire, atteint à la fois les dimensions humaine et divine ; il devient ce demi-dieu qu’est Prométhée et que Charles de Rémusat, dans les pages de ses Mémoires, retrouve dans le Napoléon crucifié au rocher de Sainte-Hélène (encore une icône d’une extraordinaire densité). On verra, peut-être, dans le Sisyphe de Camus un prolongement de ce mythe au xxe siècle. Au cours du xxe siècle, en effet, la lecture de ce système mythique a souvent insisté sur l’abstraction des conditions et du contexte historiques dont il procède pour le tirailler insidieusement dans la direction du « surhomme ». Mais si on conserve l’opposition Nietzsche-Camus comme l’expression la plus claire du clivage, complexe et fertile, sur lequel se situe aujourd’hui la figure iconique de Napoléon, on peut affirmer que, certes, les dangers d’une transformation du « grand homme » en « surhomme » sont toujours là, mais que, d’un autre côté, le Prométhée moderne peut être salué non comme la naissance d’une moralité étrangère à la mesure de l’individu commun, mais comme la rébellion de l’homme contre les forces qui auraient voulu le contraindre à la peur. Études - 27


Napoléon et les Européens Propos de campagne François Lagrange

« La force dynamique de cette littérature n’est pas épuisée », constatait Albert Thibaudet à propos des proclamations, ordres du jour ou textes des Bulletins de la Grande Armée (BGA) émanant de Napoléon. On donne ici un bref échantillon des passages où, de 1799 à 1815, le grand chef de guerre silhouette ses adversaires et ses alliés européens. Même sous cette forme fragmentée se reconnaît la griffe caractéristique : une vision panoramique assez dédaigneuse des stéréotypes nationalistes, une pointe antidynastique récurrente et un constant appel à la gloire militaire.

Soldats ! Ce ne sont plus vos frontières qu’il faut défendre ; ce sont les États ennemis qu’il faut envahir. Paris, 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799).

Le commandant de l’artillerie de la garde impériale russe venait de perdre ses pièces ; il rencontra l’Empereur : – Sire, lui dit-il, faites-moi fusiller, je viens de perdre mes pièces. – Jeune homme, lui répondit l’Empereur, j’apprécie vos larmes ; mais on peut être battu par mon armée et avoir encore des titres à la gloire. Austerlitz, 31e BGA, 14 frimaire an XIV (5 décembre 1805).

Depuis dix ans, j’ai tout fait pour sauver le roi de Naples ; il a tout fait pour se perdre. […] Ne tardez pas à m’apprendre que l’Italie tout entière est soumise à mes lois ou à celles de mes alliés ; que le plus beau pays de la terre est affranchi du joug des hommes les plus perfides.

Cat. 205 29e Bulletin de la Grande Armée, Molodetschno, 3 décembre 1812

La bataille d’Iéna a lavé l’affront de Rossbach et décidé, en sept jours, une campagne qui a entièrement calmé cette frénésie guerrière qui s’était emparée des têtes prussiennes.

Le 28, à la nuit tombante, le grand-duc de Berg, avec sa cavalerie, entra à Varsovie. […] Il est difficile de peindre l’enthousiasme des Polonais. Notre entrée dans cette grande ville était un triomphe, et les sentiments que les Polonais de toutes les classes montrent depuis notre arrivée ne sauraient s’exprimer. L’amour de la patrie et du sentiment national est non seulement conservé dans le cœur du peuple, mais il a été retrempé par le malheur.

Iéna, 5e BGA, 15 octobre 1806.

Posen, 1er décembre 1806.

Schönbrunn, 27 décembre 1805.


Soldats, j’ai besoin de vous. La présence hideuse du Léopard souille les continents d’Espagne et de Portugal ; qu’à votre aspect il fuie épouvanté. Portons nos aigles triomphantes jusqu’aux colonnes d’Hercule…

À Tilsit la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments ! Elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion. La Russie est entraînée par la fatalité ; ses destins doivent s’accomplir. Nous croirait-elle dégénérés ? Ne serions-nous plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux.

Paris, 11 septembre 1808.

Wilkowyszki, 22 juin 1812.

Prendre Madrid d’assaut pouvait être une opération militaire de peu de difficulté ; mais amener cette grande ville à se soumettre, en employant tour à tour la force et la persuasion, et en arrachant les propriétaires et les véritables hommes de bien à l’oppression sous laquelle ils gémissaient, c’est ce qui était difficile.

Nous rejetterons ces Tartares dans leur affreux climat, qu’ils ne doivent pas franchir. Qu’ils restent dans leurs déserts glacés, séjour d’esclavage, de barbarie et de corruption, où l’homme est ravalé au rang de la brute ! Vous avez bien mérité de l’Europe civilisée. Soldats, l’Italie, la France, l’Allemagne vous rendent des actions de grâces !

Devant Madrid, Bulletin de l’armée d’Espagne, 5 décembre 1808.

Lützen, 3 mai 1813.

Soldats ! Un mois après que l’ennemi passe l’Inn, au même jour, à la même heure, nous sommes entrés dans Vienne. Ses landwehrs, ses levées en masse, ses remparts créés par la rage impuissante de la maison de Lorraine, n’ont point soutenu vos regards. Les princes de cette Maison ont abandonné leur capitale, non comme des soldats d’honneur qui cèdent aux circonstances et aux revers de la guerre, mais comme des parjures que poursuivent leurs propres remords. En fuyant Vienne, leurs adieux à ses habitants ont été le meurtre et l’incendie : comme Médée, ils ont de leurs propres mains égorgé leurs enfants. Soldats ! Le peuple de Vienne […] délaissé, abandonné, veuf, sera l’objet de vos égards. Je prends les bons habitants sous ma spéciale protection. Quant aux hommes turbulents et méchants, j’en ferai une justice exemplaire.

L’ennemi […] est entré à Paris. J’ai fait offrir à l’empereur Alexandre la paix achetée par de grands sacrifices : la France avec ses anciennes limites, en renonçant à nos conquêtes, en perdant tout ce que nous avons gagné depuis la Révolution. Non seulement il a refusé ; il a fait plus encore ; par les suggestions perfides de ces émigrés auxquels j’ai accordé la vie et que j’ai comblés de bienfaits, il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à notre garde nationale. Dans peu de jours, j’irai attaquer Paris. Je compte sur vous.

Schönbrunn, 13 mai 1809.

Soldats, cette armée autrichienne d’Italie, qui, un moment, souilla de sa présence mes provinces, qui avait la prétention de briser ma couronne de Fer, dispersée, battue, anéantie, grâce à vous, sera un exemple de la vérité de cette devise : « Dio me la diede, guai a chi la tocca ! » Ebersdorf, 27 mai 1809.

Devant Paris, 3 avril 1814.

Soldats, à Iéna, contre ces mêmes Prussiens aujourd’hui si arrogants, vous étiez un contre trois ; à Montmirail, un contre six. Que ceux d’entre vous qui ont été prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu’ils ont soufferts ! Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la Confédération du Rhin gémissent d’être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Ils savent que cette coalition est insatiable. Après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d’Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer les États de deuxième ordre de l’Allemagne. Les insensés ! […] S’ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau. Avesnes, 14 juin 1815.


La politique européenne de Napoléon Thierry Lentz

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a construction européenne que nous connaissons aujourd’hui est récente (soixante ans) et le produit de la chaîne des déchirements de notre continent. On ne peut donc pas reprocher à Napoléon, qui par définition ignorait la suite de l’histoire, de n’avoir pas eu deux cents ans d’avance. Homme de son temps, il voulut « faire l’Europe » par les seules voies que l’on connaissait alors : la prépondérance d’une puissance sur les autres. En 1812, avant la campagne de Russie, Napoléon régnait directement sur près de 45 millions d’habitants (sur 190 millions d’Européens), au sein d’un empire allant de Hambourg à Barcelone, de Rome à Amsterdam, et de la pointe bretonne à l’actuelle Bosnie. Il était aussi roi d’Italie (Eugène de Beauharnais étant vice-roi), « protecteur » de la Confédération du Rhin et « médiateur » de la Confédération helvétique, tandis que ses frères et beaux-frères gouvernaient l’Espagne (Joseph), Naples (Murat), la Westphalie (Jérôme). Un résident français gouvernait enfin le duché de Varsovie dont le souverain nominal était le roi de Saxe. Ainsi, la prépondérance française s’étendait à la moitié de l’espace continental (cat. 77). L’Empereur n’a jamais défini avec précision ses projets « européens ». Tant qu’il fut aux affaires, il ne donna ni sens ni bornes à sa politique extérieure. S’il parla en plusieurs occasions de la création d’un « système fédératif », il n’en détailla jamais les buts, ni l’organisation. Il fallut attendre les dictées de l’exil, à Sainte-Hélène, pour obtenir un peu plus qu’une esquisse : « J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de la nation, confia-t-il à Las Cases. […] Il n’y a [pas] en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. » Pendant qu’il occupa le trône, Napoléon n’afficha pourtant pas une ambition aussi précise. S’il ne chercha pas « l’empire 30 - Napoléon et l’Europe

universel », contrairement à ce que prétendirent ses ennemis, il ne voulut jamais s’enfermer dans une doctrine, se contentant de principes souples, souvent inspirés des traditions diplomatiques françaises, telles l’anglophobie ou la volonté de simplifier les cartes de l’Allemagne et de l’Italie. Pour le reste, son pragmatisme finit par être un handicap dans un contexte international qui a toujours besoin de repères. Dans ce cadre qu’on pourrait presque dire incertain, il fut incapable d’approfondir ses alliances et, pis, en changea souvent. Il fut ambigu sur la question des « nations », qu’elles soient polonaise, allemande ou italienne. Il brouilla même les cartes avec la distribution des couronnes à sa famille, donnant ainsi l’impression que la domination impériale était synonyme d’exploitation des conquêtes, alors même que, d’un autre côté, elle imposait au continent de profondes réformes politiques et sociales. Cette imprécision ne fit qu’augmenter l’inquiétude des autres États et finit par les liguer contre lui. En théorie, depuis la Révolution, la politique européenne de la France se déployait autour de deux principes : la nation n’ayant pas d’autres ambitions territoriales que ses limites naturelles (Alpes, Pyrénées et Rhin), elle reconnaissait le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », expression employée par Merlin de Douai dès le 28 octobre 1790. Ces deux principes restèrent largement une déclaration d’intention, d’autant qu’ils étaient à certains égards contradictoires. On peut même dire qu’ils furent définitivement abandonnés dès le Directoire (1795-1799). Les annexions avaient commencé depuis plusieurs années : Avignon et le Comtat (1791), la Savoie (1792), Nice (1793), la Belgique et Genève (1795). Quant aux contrées rhénanes, si elles furent définitivement réunies en 1801 (traité de Lunéville), elles étaient considérées comme françaises depuis


Cat. 70 Confédération des États du Rhin le 25 juillet 1806 Thomas Charles Naudet

plusieurs années. Dans le même temps, le droit des peuples s’était concrétisé surtout par la création des républiques sœurs en Italie, en Hollande et en Helvétie, moyennant, dans le meilleur des cas, des plébiscites à très faible participation. Ni partisan des seules limites naturelles ni convaincu de la praticabilité du droit des peuples, Napoléon ne fut donc pas l’héritier des théories de la Révolution, mais celui de sa politique réelle. Il poursuivit le renforcement de la prépondérance française, avec comme corollaire la constitution de « pôles »

éclatés et séparés par des zones d’influence françaises : Russie à l’est, Prusse au nord-est, Autriche au sud-est. L’Empire luimême ne cessa de grandir. Les limites naturelles explosèrent sous la pression de la puissance française. Napoléon savait que pour asseoir son projet de prépondérance, il lui faudrait vaincre l’Angleterre. Pour cela, plutôt que de rechercher une domination absolue, il tenta d’établir une « alliance-pivot » avec d’autres puissances. Mais, sur le choix de son allié principal, il balança, hésita et changea d’avis. S’il Études - 31


n’envisagea jamais sérieusement un accord égalitaire avec l’Espagne, la Prusse ou les grands États allemands, il définit au moins deux grands systèmes successifs : le premier avec la Russie, que certains ont appelé avec optimisme le « partage du monde » issu des traités de Tilsit (cat. 72) ; le second avec l’Autriche, autour de son mariage avec Marie-Louise (cat. 81). Quant à l’Allemagne, on peut dire que l’empereur des Français manqua une occasion de créer avec elle un pôle de résistance tant à l’entrée de la Russie sur le continent qu’aux ambitions prussiennes ou autrichiennes dans l’espace germanique. Pour la première fois dans l’histoire, sa puissance aurait pu permettre à la France de fédérer la « tierce Allemagne » autour d’elle. La création d’une entité politique solide dans sa partie, avec des États comme la Bavière, le Bade, le Wurtemberg, les deux Hesse, aurait été possible. Il eût fallu pour cela que Napoléon assignât des buts finis à son système, avec une vision équilibrée de l’Europe future. Cette alliance informelle avec « l’Allemagne » eut comme premier objectif de porter l’estocade au Saint Empire. Le recès de Ratisbonne (1803), l’intervention française pour venir en aide à la Bavière, Austerlitz et ses suites (1805) montrèrent que l’approfondissement des rapprochements franco-allemands était possible et même souhaité par toutes les parties. Le renoncement à la couronne impériale par François II permit une vraie redistribution des cartes : l’Autriche était exclue de l’Allemagne, avec la complicité des États moyens et le concours – en l’espèce la neutralité – de la Prusse. Après les aménagements territoriaux issus des traités de Presbourg et de Vienne (60 % de territoire en plus pour la Bavière, 300 % pour le Bade, 70 % pour la Hesse-Darmstadt), Napoléon tenta d’organiser la coopération au sein de la Confédération du Rhin créée par le traité du 12 juillet 1806 (cat. 70). La Confédération compta jusqu’à trente-neuf membres (quatre royaumes, dix-sept principautés, cinq grands-duchés et treize duchés) et environ quatorze millions d’habitants. On put croire qu’elle se dirigerait vers une structure confédérale, avec la nomination de l’archevêque de Mayence Dalberg comme prince-primat et président du « collège des rois » à la diète confédérale devant siéger à Mayence. Cette diète ne s’assembla jamais et la Confédération du Rhin ne fut qu’un outil militaire servant surtout à appuyer les projets napoléoniens : il y eut environ 115 000 « Allemands » dans la Grande Armée de 1812. Les autres domaines de coopération restaient du ressort des relations bilatérales, ce qui, avec l’Empereur, était synonyme de dialogue entre fort et faible. Cette pratique ne fut pas même adoucie par les alliances matrimoniales entre Eugène de Beauharnais et Augusta Amélie de Bavière, Jérôme Bonaparte et Catherine de 32 - Napoléon et l’Europe

Wurtemberg, Stéphanie Tascher de La Pagerie et Louis d’Arenberg, Stéphanie de Beauharnais et Charles de Bade, le maréchal Berthier et Élisabeth de Bavière-Birkenfeld. Même sur ce point, Napoléon n’alla pas au bout de sa logique en ne choisissant pas une princesse allemande après la répudiation de Joséphine, solution qu’avait défendue l’architrésorier Lebrun. Dans ses pratiques avec la Confédération du Rhin, l’Empereur manqua un important rendez-vous. Les conséquences en sont incalculables, sauf à se livrer à de la politique-fiction. La création de la Westphalie ou du grand-duché de Francfort, la réorganisation du Nord et des villes hanséatiques (1810), la dureté des règles du Blocus (cat. 47), le favoritisme commercial, les tentatives d’imposer des solutions juridiques auxquelles toutes les élites et les populations allemandes n’étaient pas favorables montrèrent finalement à quel point la « protection » de la Confédération consistait à maintenir la division de l’Allemagne sous autorité française et non à tenter une « union » politique autour de la France. L’effondrement de l’Allemagne « napoléonienne », le retour à l’incertaine bascule entre l’Autriche et la Prusse dans un espace réorganisé – par le congrès de Vienne – qui ne comptait plus qu’une quarantaine d’États – contre trois cents quinze ans plus tôt – allaient se révéler, à long terme, comme une calamité pour le continent (cat. 247-254). Finalement, au plan diplomatique, le système napoléonien ne fut pas « moderne » : il resta fondé sur la puissance et non sur la collaboration. Le schéma était clairement un retour aux principes d’avant la Révolution, les Bonaparte devenant dans l’Europe du xixe siècle ce que les Habsbourg ou les Bourbons avaient été autrefois. Pour parvenir à ses fins, Napoléon utilisa toutes les procédures possibles : texte constitutionnel italien pour la transformation de la république en royaume ; droit de conquête et « acte » de sa puissance pour changer la dynastie de Naples ; traité international pour transformer la république batave en royaume de Hollande ; traité de paix suivi de décrets impériaux pour fonder la Westphalie ; négociation (presque) à l’amiable puis acceptation par une assemblée pour l’envoi de Joseph à Madrid ; sénatus-consultes pour les réunions. La méthode était au fond toujours la même, fondée sur la puissance et les besoins de l’Empire. C’était avouer l’instrumentalisation de l’édifice au profit de la guerre de la France contre l’Angleterre et de la prépondérance française en Europe. Dès lors, tout écart, toute contestation de l’autorité étaient inacceptables. Faisant et défaisant les royaumes (cat. 67), Napoléon leur imposa sa vision politique et économique. Au besoin, il remania leurs contours ou même les supprima lorsque son insatisfaction le rendait nécessaire. La plus spectaculaire illustration de cette


Cat. 68 Acte de médiation fait par le Premier consul entre les différents partis qui divisent la Suisse, 19 février 1803

méthode fut l’annexion pure et simple de la Hollande, reprise à Louis Bonaparte, en 1810. Ce qui devait être un moyen de domination finit par compliquer ses affaires. Ses frères, beaufrère et sœurs se prirent à vouloir régner et à défendre la cause de leurs sujets, parfois même contre les projets de l’Empereur. Si bien qu’à certains moments le système familial (cat. 77-78) joua contre le système européen. Comme pour la quatrième dynastie en France, il manqua de toute façon à ces monarchies ce qui est nécessaire pour

prendre racine : le temps et la paix. On ne saura jamais ce que seraient devenus ces « royaumes frères », ces États parfois artificiels, ces dynasties plaquées et ce « modèle français » qui devaient moderniser l’Europe (cat. 89-95, 102-108 et 112125). Ils périrent largement avec l’Empire français. L’ironie de l’histoire est que la seule dynastie créée sous le Premier Empire qui continue à régner de nos jours est celle de Bernadotte en Suède (cat. 202), celle justement dont Napoléon ne voulait pas. Études - 33


L’Europe sur des rayonnages Cartographie, géographie et voyages dans les bibliothèques de Napoléon Charles-Éloi Vial

« Sa Majesté désire des ouvrages… » Le bibliothécaire de Napoléon a souvent dû entendre cette phrase, qui chaque fois l’avertissait, avant le reste de l’Europe ou peu s’en faut, de l’imminence d’une campagne. Aucun déplacement de la Grande Armée ne pouvait se préparer sans une étude des pays qui allaient être traversés ou occupés. Napoléon fut un grand consommateur d’ouvrages d’histoire, de géographie, de récits de voyage et de cartes. Grâce aux soins de son bibliothécaire, il avait toute l’Europe à portée de main. L’Europe de Napoléon, c’est d’abord celle des routes, des grandes villes, des axes de communication et des frontières, naturelles ou politiques. Antoine Alexandre Barbier, le bibliothécaire de Napoléon, sut s’adapter aux besoins de son maître : il fut le premier à avoir l’idée de créer une section « Géographie et Voyages » dans le classement de sa bibliothèque. Les ouvrages de géographie étaient présents dans tous les palais impériaux, le nombre de volumes concurrençant ceux de la section « Histoire », qui couvrait non seulement l’histoire de France, classée selon les différentes périodes chronologiques, mais encore l’histoire ancienne et « l’histoire des peuples modernes » d’Europe. Les récits de voyages en Asie, en Afrique ou en Amérique occupaient aussi une bonne partie des rayonnages. Loin de révéler l’ambition d’une Europe fédérée ou une véritable volonté d’unification européenne, dont l’Empereur, politicien et diplomate pragmatique, ne fit jamais réellement preuve (Lentz, p. 30-33), les lectures de Napoléon reflètent au contraire la réalité d’un continent divisé, où les traditions, les modes de gouvernement et les mentalités étaient aussi différents que les climats et les paysages : des espaces à découvrir, à arpenter ou à conquérir par la lecture autant que par la force. En 1796, en préparant la première campagne d’Italie, le général Bonaparte n’avait pourtant réclamé à la Bibliothèque

nationale que quelques cartes et récits de campagnes militaires, en souhaitant s’imprégner des décisions prises par les généraux de l’Ancien Régime qui l’avaient précédé sur le même terrain. Sa connaissance de l’Italie reposait encore sur les souvenirs des lectures de ses années d’étude. C’est peut-être son passage en Égypte, où il se trouva confronté à un mode de vie radicalement différent et où il fréquenta de nombreux savants venus étudier les coutumes étrangères, qui le rendit plus curieux. Dès le début de l’Empire, en bon stratège, Napoléon ne se contenta plus de recueillir des renseignements sur la topographie mais s’intéressa à d’autres aspects, agissant en géographe étudiant simultanément un territoire selon différentes approches. Il prenait en compte les données économiques, politiques, démographiques, institutionnelles, de manière à pouvoir organiser la mise à contribution des pays occupés (Branda, p. 72-73), à prévoir l’approvisionnement et l’hébergement des troupes, à planifier la collaboration avec les élites locales enfin (Lentz, p. 74-77). Dans la droite lignée de Montesquieu et de sa théorie des climats, les guides et les récits de voyage, dont la publication fut abondante sous l’Empire, donnaient souvent des descriptions des caractères et des tempéraments : le Prussien, le Suisse, l’Autrichien furent autant de types humains que Napoléon s’attendait à rencontrer et qui faisaient partie de son « Europe mentale ». L’histoire n’était pas non plus absente de sa réflexion, notamment l’histoire militaire, qui lui permettait d’étudier la tradition stratégique de ses adversaires : l’histoire de l’armée prussienne, maintes fois décrite dès la fin du xviiie siècle, fut attentivement étudiée par Napoléon, qui se livrait à un véritable travail de synthèse, fondé sur des observations récentes mais aussi sur des ouvrages parfois datés. Grâce à ses livres, Napoléon savait aussi à l’avance quels seraient les paysages qu’il allait traverser et les curiosités à voir : galeries de peintures princières, résidences royales


Ill. 06 Bibliothèque de campagne ayant appartenu à l’empereur Napoléon Ier, 1810 François Honoré Georges Jacob-Desmalter Acajou cuir, métal, papier Paris, musée de l’Armée

comme Potsdam ou Schönbrunn. Souvent accaparé, il ne put pas toujours visiter les villes qu’il traversait et dut parfois se contenter d’en prendre connaissance par la lecture. En 1808, en plein siège de Madrid (cat. 166), il réclama ainsi à son bibliothécaire une Description de Madrid, qui lui fut apportée par une estafette depuis Paris. C’est pour la campagne de 1812 que les lectures de Napoléon furent les plus nombreuses. Encore confortablement installé dans son cabinet des Tuileries, il étudia l’histoire et la géographie de l’Empire russe. Il partit accompagné d’une imposante réserve de livres et de cartes (ill. 06), et fut suffisamment optimiste pour réclamer des romans afin d’occuper ses soirées. Par malheur, toute sa bibliothèque de campagne, riche de plusieurs milliers de volumes, fut brûlée au moment de la retraite (ill. 06).

Napoléon emportait avec lui ses livres au cours des campagnes. Comme en témoigne le baron de Méneval, secrétaire de Napoléon, « partout où l’Empereur s’arrêtait, château, chaumière ou galetas, sa première sollicitude était pour son cabinet. Le portefeuille contenant ses papiers, ses cartes, deux ou trois longues boîtes d’acajou à compartiments où était sa bibliothèque de voyage, y étaient étalés sur des tables, quand on en trouvait, ou sur des planches ou des portes que supportaient des tréteaux ».

En 1813, Napoléon eut beaucoup moins de temps à consacrer à ses lectures ; tout au plus se contenta-t-il, pour remplacer les cartes perdues en Russie, d’en faire acheter de nouvelles qui lui furent notamment utiles pour étudier le terrain lors de la campagne de Saxe. En 1814, après son abdication (cat. 243), il donna un nouvel exemple de son esprit de curiosité : il lut avec avidité le Voyage à l’Isle d’Elbe, paru en 1808, et fut vite capable d’en restituer le contenu aux Elbois stupéfaits de l’entendre disserter sur les mines de fer et l’agriculture de l’île ou sur les mœurs de la population. C’est peutêtre sur cet exemple de mémoire immédiate qu’il faut s’arrêter, afin de garder ce souvenir de Napoléon comme voyageur européen. Cette image, indissociable de celle du stratège et du conquérant, montre que son Europe n’était pas uniquement celle des champs de bataille.


Napoléon et la question de la naissance des nations Michael Broers

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raditionnellement, l’analyse de la relation entre Napoléon et les origines de l’idéologie nationaliste en Europe repose sur trois points. D’abord, Napoléon aurait renforcé l’esprit nationaliste en France ; ensuite, il serait à l’origine de l’émergence de sensibilités nationalistes au sein des peuples sous sa domination – Allemands et Italiens –, notamment au moyen des institutions à caractère national qu’il y a implantées selon le modèle français ; enfin, ses conquêtes et l’occupation souvent brutale des pays étrangers auraient réveillé des identités nationales auparavant oubliées ou affaiblies. Napoléon lui-même constate ces deux premiers types d’influence dans le Mémorial, où il se présente comme le père du nationalisme moderne. Ses Mémoires sont pour lui un moyen de s’insérer dans la culture du mouvement romantique, courant intellectuel prépondérant dans la nouvelle génération des radicaux européens après 1814. Parallèlement, une sorte de nouvelle droite, également imbue de sensibilité romantique, cherche avec acharnement à réfuter tout lien, toute paternité, entre l’Empereur et l’esprit nationaliste moderne. Par conséquent, la question de la relation entre ce dernier et la naissance du nationalisme au cours du xixe siècle s’inscrit dans une polémique créée en grande partie par Napoléon lui-même. Son objectif clé, dès sa prise de pouvoir, est la réconciliation des Français après les bouleversements révolutionnaires. Deux visions opposées de la France sont issues de la Révolution : celle de l’Ancien Régime, une société ancrée dans ses traditions royalistes, catholiques et locales, d’une part ; celle des valeurs de 1789, qui conduit à une nation unie, uniformisée dans ses institutions égalitaires et laïques, d’autre part. La raison d’être du régime bonapartiste est d’amalgamer ces deux tendances hostiles l’une à l’autre. Sa mission n’est pas de créer en France un esprit national, mais plutôt de réduire les écarts 36 - Napoléon et l’Europe

entre deux visions contrastées pour aboutir à une trame historique commune (cat. 25). L’histoire ultérieure de la France démontre que Napoléon n’a, au mieux, qu’à moitié réussi dans cette entreprise. Cependant, sa politique comprend, au sein même des milieux républicains, une revalorisation méditée du Grand Siècle qui engendre une nouvelle vision du passé ; les triomphes militaires et surtout la suprématie culturelle du siècle de Louis XIV s’incorporent à la conscience collective nationale en même temps que l’on rend publiquement honneur à de grands serviteurs du roi assimilés à des héros de la patrie, ainsi qu’en témoigne le transfert du corps de Turenne et du cœur de Vauban sous le dôme des Invalides. La politique fondamentale du régime, celle de l’amalgame, vise des résultats qui dépassent les seules manœuvres exigées par la Realpolitik du moment postrévolutionnaire. Napoléon cherche non seulement un compromis politique mais une configuration de l’identité française qui admette le passé prérévolutionnaire comme une étape majeure de l’évolution future de la nouvelle nation. Il a besoin d’une foi collective capable de dépasser sans jamais éclipser son pouvoir personnel ; car dans la propagande du régime, Napoléon personnifie cette réconciliation (Thamer, p. 86-89). La personne de l’Empereur réunit les qualités de l’homme issu de la Révolution – talent individuel libéré par la réforme de la société – et les valeurs professionnelles et intellectuelles nées de la civilisation raffinée des siècles précédents. La bureaucratie, la magistrature et surtout l’armée incarnent la réconciliation des deux traditions : la nation en armes est rattachée aux gloires du passé. Entre 1805 et 1809, les victoires militaires de la Grande Armée sur des monarchies non réformées témoignent de l’efficacité du nouveau régime. Les conquêtes nées de ces victoires font de la France une puissance impériale au sens propre. Qu’ils


Cat. 69 Napoléon remet la Constitution du duché de Varsovie, le 22 juillet 1807 à Dresde, 1811 Marcello Bacciarelli


Cat. 31. Buste de Napoléon Ier, empereur des Français et roi d'Italie, vers 1806-1807 Lorenzo Bartolini

soient issus des milieux républicain ou royaliste, les fonctionnaires français chargés d’administrer les départements des territoires annexés ou des royaumes frères tirent de cette expérience une conscience commune de la supériorité d’une France régénérée par la réconciliation interne entreprise par Napoléon. Fragile, cette réconciliation ne survit que de justesse à la chute de l’Empire ; mais elle constitue aussi – en partie du moins – une base durable pour la tradition nationaliste française. À Sainte-Hélène, Napoléon s’est autoproclamé père des nouvelles nations européennes. Si l’on suit le Mémorial, les réformes menées en Italie et en Allemagne ont donné le signal 38 - Napoléon et l’Europe

des renaissances nationales à des peuples enchaînés que la France avait libérés. La réalité, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est plutôt que l’Empereur a renforcé le pouvoir des princes fidèles à la France. Il a érigé des princes allemands en rois (cat. 34), suscité d’importants regroupements territoriaux au sein du défunt Saint Empire et y a activement encouragé les politiques de réforme internes inspirées du modèle français. Ainsi a-t-il pu se créer des alliés loyaux tout en consolidant des États précédemment fragiles. Cette politique n’a donc rien à voir avec une entreprise visant à créer un nationalisme « panallemand ». Au contraire, elle regroupe les Mittelstaaten en blocs mieux établis qu’auparavant et accroît le prestige de princes imbus de leur nouveau pouvoir. Néanmoins, par le biais de la Confédération du Rhin, Napoléon maintient entre ces États des institutions et des pratiques coopératives au niveau économique, en particulier par la libéralisation du commerce (cat. 70). En Italie, si la réorganisation napoléonienne a apporté un degré d’uniformisation sans précédent dans l’histoire, la contribution de la prépondérance française à l’unification ultérieure de la péninsule s’exerce au niveau des institutions, dotées d’un caractère moderne et national (Lentz, p. 75 ; cat. 28). Le maintien du royaume de Naples, notamment, prouve qu’il n’y a aucun dessein d’unir le sud de l’Italie au reste de la péninsule. Quant à l’annexion d’un tiers du territoire italien à la France, elle donne aux populations de ces départements l’exemple d’un État national, mais seulement dans le contexte impérial, où les postes clés de l’administration civile et de la magistrature ne sont souvent confiés qu’à des Français. C’est sans doute dans le royaume d’Italie que Napoléon a montré l’exemple le plus direct et le plus fort, influençant par là le futur Risorgimento. Les institutions publiques, soit par leur modernité, soit par l’uniformisation imposée à des territoires auparavant gouvernés par des lois et des bureaucraties très hétérogènes, ont en effet marqué de leur sceau l’avenir de la péninsule. Contrairement aux territoires départementalisés, la gestion des institutions publiques y a été confiée aux autochtones, ce qui a constitué une expérience précieuse pour les élites de l’Italie septentrionale. Le sort du royaume de Naples sous les Bonaparte s’apparente à celui des Mittelstaaten allemands mais demeure un échec : malgré leurs efforts, les tentatives de réforme lancées par Joseph Bonaparte puis Joachim Murat pour en faire un État moderne sont restées en grande partie sans effet (cat. 123-125). Pour l’essentiel, la contribution de la domination de Napoléon au Risorgimento se situe sur le plan institutionnel. Napoléon n’a jamais voulu d’une unification selon les idées des nationalistes romantiques, bien qu’il ait parfaitement saisi leur idéologie.


L’unique exemple indiscutable d’une intervention par laquelle Napoléon a délibérément provoqué la renaissance d’une nation est celui de la Pologne, mais il s’agit de la régénérescence d’une identité nationale préexistante et déjà bien définie plutôt que du réveil d’un peuple jusqu’ici en sommeil (cat. 69). L’expérience la plus caractéristique de l’influence de Napoléon sur les mouvements nationalistes futurs est le royaume d’Italie, où des institutions publiques – y compris un drapeau et un code civil communs à l’ensemble du territoire (cat. 105) – ont montré l’exemple d’un État national sans pour autant conduire à une unité plus étendue. En somme, la contribution de Napoléon à l’émergence de l’idéologie des nationalismes romantiques réside soit dans la création de modèles étatiques concrets, soit dans le mythe puissant – mais tout à fait controuvé – qu’il a élaboré à Sainte-Hélène, mythe dont la force réside bien plutôt dans le besoin qu’eurent les nationalistes radicaux, sous la Restauration, de disposer d’un point d’appui symbolique, que dans la véracité du témoignage de l’Empereur déchu. Les résistances à Napoléon ont suscité des actes également héroïques et atroces, d’une intensité telle que par la suite nombre d’idéologues leur ont attribué un caractère patriotique et national. Dans le cas de nations déjà bien définies comme l’Angleterre, la Russie ou – et c’est peut-être plus discutable – l’Espagne, l’opposition à Napoléon a provoqué par contrecoup des ralliements en faveur d’une lutte collective pour l’indépendance, désignée dès cette époque comme « nationale » mais qui, en ce dernier sens, reste confinée aux élites traditionnelles. Le cas allemand constitue la plus importante des nombreuses insurrections antinapoléoniennes en 1813-1814. Cependant, les opposants allemands restent hétérogènes : peu d’entre eux envisagent un État vraiment national, sur le modèle conçu plus tard. La poignée d’intellectuels qui appelle le peuple à suivre l’exemple espagnol a de l’unité culturelle allemande une vision qui intègre la culture populaire traditionnelle jusque dans ses diversités locales (Bauer, p. 40-41). Partant, le nationalisme à l’allemande repose précisément sur le paradoxe, admis, que la caractéristique des États germaniques repose sur la diversité politique et culturelle et que la fidélité à de nombreux princes locaux incarne un esprit allemand à l’exact opposé du modèle français. En Allemagne, les masses se sont conformées à cette vision en se soulevant, non pour une nation qui n’existe pas, mais pour leurs princes et leurs droits traditionnels. La place de Napoléon dans l’identité française a été aussi fondamentale que fragile. Son influence sur l’idéologie nationaliste romantique du xixe siècle a été aussi puissante que mythique. Sa contribution à l’évolution de l’État moderne en Europe a été, sans contredit, inestimable.

Cat. 223 Deutsches Volksthum, 1813 Friedrich Ludwig Jahn

Études - 39


« Sans moi, ils ne sauraient même pas qu’ils sont allemands »

Effets et réception en Allemagne de la « bataille des Nations » Dr Gerhard Bauer

L’allusion malveillante du caricaturiste Henri Zislin à la contribution de Napoléon à la formation d’une conscience nationale allemande (ill. 07) toucha en 1913 une corde sensible. L’Empire allemand célébrait à l’époque en grande pompe le centenaire des Befreiungskriege – ou « guerres de libération » – et de la défaite subie par Napoléon à Leipzig le 18 octobre 1813. Mais dans quelle mesure la « bataille des Nations » fut-elle « allemande » ? Leipzig ne fut assurément pas une victoire « allemande ». Des contingents de presque toutes les nations engagées dans les guerres napoléoniennes y combattirent en 1813. Toutefois, lorsque les armées de la coalition prirent le dessus le 18 octobre, ce fut le début de la fin pour l’hégémonie napoléonienne en Allemagne. « 1813 » et « bataille des Nations » devinrent synonymes (cat. 219-227). La date de la victoire fut déclarée jour férié en Allemagne. Dès le premier anniversaire de la bataille en 1814, des feux de joie furent allumés dans toutes les régions allemandes comme pour une véritable « fête nationale ». Les Allemands se divisèrent cependant rapidement sur la manière de commémorer la fameuse bataille. Qui avait le droit de la fêter et comment devait-on procéder ? Les historiens se querellèrent sur la part que les anciens États de la Confédération du Rhin pouvaient revendiquer dans la victoire sur Napoléon. Le mouvement national allemand, dans lequel de nombreux anciens combattants de 1813 étaient actifs, se présentait en effet comme le gardien des idéaux des guerres de libération de 1813 dans le cadre de manifestations telles que la fête étudiante de la Wartburg (18-19 octobre 1817). Il accusait les princes souverains d’avoir trahi leurs peuples et remettait en question la légitimité de leur pouvoir. Selon une lecture conservatrice de l’histoire, Leipzig était une victoire des monarques qui s’associèrent en 1815 en une Sainte Alliance pour préserver en Europe l’ordre « voulu par

Dieu » qui venait d’être reconquis. Le patriotisme des peuples était interprété non comme tel mais comme une preuve de loyauté des sujets à l’égard des princes. Après l’échec du mouvement libéral et radical de 1848-1849 qui visait à l’unité nationale, à plus forte raison après la fondation de l’Empire en 1871, apparut une culture de la célébration qui concédait aux dynasties le droit de diriger les peuples et intégrait les actions des lignées allemandes de 1813 dans une nouvelle mythologie nationale. Leipzig fut alors présenté comme le Sedan de Napoléon Ier. La ville et ses innombrables monuments qui commémoraient cette victoire devinrent parallèlement une attraction touristique. L’inauguration, le 18 octobre 1913, du monument de la « bataille des Nations », érigé à l’initiative du Deutscher Patriotenbund (Union allemande des patriotes), en fit un lieu de pèlerinage national ; la symbolique du monument glorifiait la « force du peuple allemand » qui avait balayé la « domination étrangère » (ill. 08). Significativement, les manifestations allemandes du centenaire des guerres de libération accordèrent peu de place à la célébration de l’aide étrangère dont la Prusse avait bénéficié en 1813. Les fêtes de Leipzig de 1913 attisèrent surtout le ressentiment antifrançais. Les commémorations allemandes des guerres de libération et de la victoire de Leipzig furent d’ailleurs marquées par ce ressentiment bien au-delà de la Première Guerre mondiale. Jusqu’en 1940, elles nourrirent le désir de revanche sur la défaite de 1918 et de vengeance après le traité de Versailles. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la défaite allemande se profilait depuis longtemps, Goebbels invoqua même le mythe du « soulèvement national » de 1813, lorsqu’il commanda le film de propagande Kolberg. Après 1945, la commémoration de la bataille de 1813 prit des formes très différentes dans les deux Allemagnes. À l’Ouest, elle


Ill. 07 L’Ombre du Corse  Henri Zislin. Caricature publiée dans Sourire d'Alsace en août 1913, réimpression avec une préface de Paul Déroulède, Nancy/Paris/Strasbourg, 1919 Dresde, Militärhistorisches Museum der Bundeswehr « Et dire que sans moi, ils ne sauraient même pas qu’ils sont allemands. » Un commentaire satirique placé dans la bouche de Napoléon par un caricaturiste mulhousien au sujet des commémorations allemandes du centenaire de la bataille de Leipzig.

ne fut plus utilisée à des fins politiques. En RDA en revanche, elle devait contribuer à forger l’identité nationale. 1813 contribua ainsi à inscrire la Nationale Volksarmee (Armée populaire nationale) dans une certaine filiation. Celle-ci se considérait en effet comme l’héritière des masses populaires armées de 1813, de leur combat contre la tyrannie et la domination étrangère, mais aussi de la « fraternité d’armes » avec la Russie. À ce triple titre, le monument de la « bataille des Nations » servit souvent de cadre à la cérémonie de prestation de serment des recrues. Après la réunification de 1990, des groupuscules d’extrême droite tentèrent à plusieurs reprises de s’approprier

Ill. 08 Saint Michel, symbole du soulèvement allemand, 1913 Bruno Héroux Impression sur papier. Collection Gerhard Bauer La figure de saint Michel, patron des Allemands, garde l’entrée du monument de la Bataille des Nations, inauguré le 18 octobre 1913 à Leipzig. Illustration tirée d’Alfred Spitzner, 1813 1913. Das Völkerschlachtdenkmal, Leipzig, Weiheschrift, 1913.

la mémoire et le site de la « bataille des Nations », mais ils échouèrent toujours face à la résistance de la population de Leipzig. À cette exception près, cette mémoire semble désormais dépouillée de toute signification politique. Le monument de Leipzig regarde de haut toutes sortes de mascarades organisées régulièrement autour de lui, qu’il s’agisse du WaveGothik-Treffen – festival gothique international – ou de la reconstitution, en octobre, de la bataille des Nations qui s’y déroulent chaque année et qui, en général, ne font pas de victimes.


Du Consulat à l’Empire, de la paix à la guerre Natalie Petiteau

S

i Napoléon est accueilli en sauveur en 1799, à son retour d’Égypte, c’est parce que l’opinion estime que lui seul peut établir la paix. Elle a retenu que le vainqueur de la première campagne d’Italie a su imposer la paix de Campoformio (17 octobre 1797) aux Autrichiens et elle estime que seule une victoire décisive permettra à la France révolutionnaire de s’imposer sur la scène européenne en jouissant tout à la fois de la reconnaissance de son territoire et de l’acceptation de sa République (cat. 17-18). Dès la première campagne d’Italie, trois images complémentaires de Bonaparte se sont peu à peu imposées dans l’espace public : celle du général victorieux et conquérant, celle du républicain vertueux au-dessus des factions, et celle de l’homme qui apporte la paix au continent (Thamer, p. 86-89). C’est sur ce socle que s’est construite l’identité d’un Bonaparte homme de paix, tel qu’il se présente à la fin de 1799 et tel qu’il le reste pendant quelques années (Chappey, p. 46-47). Au soir de Brumaire, il affirme que son seul but est de consolider la Révolution en mettant fin à tout ce qui peut générer des divisions. De fait, il est accueilli par beaucoup comme celui qui peut permettre à la Révolution d’entrer au port. Selon Chaptal, « l’opinion publique le proclamait comme le seul homme capable de nous faire respecter au-dehors et de comprimer les factions Ill. 09 Habit de général de division porté par le Premier consul Napoléon Bonaparte à la bataille de Marengo, le 14 juin 1800, vers 1798-1800 Drap de laine, soie, cannetille d’argent doré, cuivre doré Paris, musée de l’Armée C'est dans cette tenue, conforme au règlement défini pour les généraux le 7 août 1798, que le Premier consul est représenté par les artistes qui glorifient ses exploits lors de la deuxième campagne d'Italie (1799-1800), notamment Gros, dans Bonaparte au pont d’Arcole (ill. 29) et David, dans Bonaparte au passage du col du Grand-Saint-Bernard (cat. 11).

42 - Napoléon et l’Europe


mal éteintes au-dedans ». D’entrée de jeu, le lien entre paix intérieure et paix extérieure est établi. Et les ralliements à ce gouvernement qui promet paix au-dehors et tranquillité au-dedans se font de plus en plus nombreux, y compris parmi les anciens jacobins (ill. 10). Bonaparte se hâte donc d’établir la paix civile, en mettant fin au brigandage puis en rétablissant la paix intérieure en Vendée, en établissant des institutions durables et en faisant la paix religieuse (Boudon, p. 62-63). Il satisfait les élites commerçantes et manufacturières en mettant un terme aux débordements de droite et de gauche. Cette paix civile permet de tourner une page importante de l’histoire de la Révolution : la loi du 3 mars 1800 déclare close la liste des émigrés, bientôt examinée par une commission chargée des radiations. Le 21 avril 1800, le gouvernement consulaire rétablit la Constitution dans les départements où son application avait été suspendue, c’est-à-dire dans les Côtes-du-Nord, l’Illeet-Vilaine, le Morbihan et la Loire-Inférieure. C’est ainsi manifester aux yeux du monde que l’entreprise d’achèvement de la Révolution est en passe de réussir, puisque l’ordre règne officiellement partout. Bonaparte sait cependant que la réconciliation des Français ne peut véritablement s’achever qu’autour d’une victoire, parce que la victoire permettra d’imposer aux autres États européens le respect du régime qui a été l’artisan de la paix intérieure. Pour s’imposer définitivement comme un régime de paix, le Consulat doit se bâtir aussi sur une victoire à l’extérieur. L’occasion lui en est rapidement donnée puisque l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, le royaume de Naples et la Turquie se sont constitués depuis 1798 en une deuxième coalition. Dès le 25 décembre 1799, Bonaparte adresse aux puissances coalisées une offre de paix, refusée par l’Angleterre et l’Autriche qui n’acceptent pas que le territoire français s’étende en Belgique, en Hollande et sur la rive gauche du Rhin. Les menaces d’invasion autrichienne par le sud de la France conduisent Bonaparte à préparer très rapidement une nouvelle campagne en Italie. La victoire de Marengo, le 14 juin 1800, permet à la France de reformuler des propositions de paix en étant en position de force (ill. 09). La paix est signée avec l’Autriche, à Lunéville, le 9 février 1801 (cat. 19), puis avec l’Angleterre, à Amiens, le 15 mars 1802 (cat. 21). Bonaparte apparaît alors plus que jamais comme un homme de paix, comme celui qui a su, par la victoire, sauver la Révolution et faire respecter sa patrie sur la scène européenne (ill. 11 ; cat. 22). Au printemps de 1802, les Français sont plus nombreux à adhérer au nouveau régime, car il semble leur apporter une paix victorieuse d’autant plus appréciée qu’elle est de surcroît accompagnée d’une paix religieuse répondant elle aussi aux attentes qui s’exprimaient à la fin de 1799. Négocié

Ill. 10 La Paix, 1802-1807 Antoine Denis Chaudet, sculpteur ; Louis Jean-Baptiste Chéret, orfèvre Argent, bronze, or. Paris, musée du Louvre Le sénatus-consulte du 2 août 1802 par lequel Bonaparte est fait consul à vie évoque l’élévation d’une statue à la Paix. Initialement prévue en marbre, la statue monumentale est fondue en argent en 1806, à la demande du nouvel Empereur, à partir des anges d’argent ornant les carditaphes de Louis XIII, par Jacques Sarazin, et Louis XIV, par Guillaume Coustou, dans l’église des Jésuites, à Paris.

Études - 43


Ill. 11 Le Triomphe de Bonaparte ou la Paix, 1801 Pierre Paul Prud’hon Crayon noir sur papier Chantilly, musée Condé

à partir de juin 1800 avec l’aide de l’abbé Bernier, grand artisan de la pacification de l’Ouest, le Concordat est promulgué le 18 avril 1802 (cat. 139-140). Cependant la paix d’Amiens se révèle bien vite fragile : l’Angleterre accepte mal la mainmise française sur l’Europe occidentale, elle se refuse à évacuer Malte tandis que la France se lance dans l’expédition de Saint-Domingue. Dès le début de 1803, les tensions se font vives, l’Angleterre envoie des renforts à Malte et fait saisir les navires français et hollandais. Les Français se saisissent du Hanovre et de plusieurs ports d’Italie du Sud. Et tandis que Bonaparte concrétise son projet d’invasion de l’Angleterre en organisant le camp de Boulogne (cat. 38-41), les Anglais encouragent les Chouans à fomenter des complots contre le Premier consul. L’échec de Cadoudal permet bien au contraire à Bonaparte de fustiger les menées royalistes et britanniques, mais aussi de clarifier de façon décisive la position du régime français en Europe : en désignant le duc d’Enghien comme le prince français attendu par les conjurés royalistes pour passer à l’acte, en assumant la décision hâtive de son exécution, le 21 mars 1804, Napoléon se place résolument dans le camp opposé aux puissances d’Ancien Régime. Il signifie qu’il ne soutiendra jamais une restauration des Bourbons. Et en se faisant proclamer empe44 - Napoléon et l’Europe

reur, par le sénatus-consulte adopté le 18 mai 1804, il manifeste la volonté de la France de continuer à se démarquer sur la scène européenne (cat. 24-27). De ce fait, l’Empire n’appelle-t-il pas la guerre ? Constitué pour placer la France sur un pied d’égalité avec les autres monarchies, il est perçu comme une provocation. Soutenue par l’Autriche, la Russie et le royaume de Naples, l’Angleterre forme, au cours de l’été 1805, une troisième coalition, brisée après la bataille d’Austerlitz (cat. 49-60). Par la suite, les progrès de l’influence française en Allemagne font de la Prusse, en 1806, l’âme de la quatrième coalition qui comprend l’Angleterre et la Russie : les victoires françaises d’Iéna et de Friedland imposent aux Prussiens et aux Russes de demander la paix (cat. 71-72). Par les victoires des armées impériales, Napoléon s’impose comme le maître du jeu de la guerre et de la paix en Europe (Drévillon, p. 48-51). La guerre est au cœur de la vie de la nation depuis la Révolution, mais Napoléon utilise plus que jamais la fascination pour la gloire des armes afin de fédérer les adhésions à son régime. Il a recours à tous les moyens de communication sur lesquels il a établi un étroit contrôle – presse, livres, théâtre, arts, ordonnancement des cérémonies publiques – pour se poser en


« empereur de guerre » méritant le dévouement et l’admiration de son peuple qui voit en lui le protecteur de la Grande Nation, parce qu’il continue de la poser en « phare » des peuples civilisés. Selon Jean-Paul Bertaud, le peuple tout entier est gagné par l’esthétique de la gloire et l’imaginaire public est en fait « militarisé ». Dans les lycées, les jeunes Français sont exhortés à donner leur vie à l’Empereur : « Mourir pour ce grand homme, c’est mourir pour la patrie. » La propagande veille à faire de l’Angleterre l’incarnation du Mal et présente la nation française comme le peuple élu qui poursuit une guerre juste. Les Bulletins régulièrement publiés dans la presse encensent les prouesses guerrières des armées (cat. 130-132). Toutefois, dès 1807, surgissent des alertes, notamment dans la bouche de quelques hommes d’Église : ainsi l’archevêque de Tours, Mgr Barral, tout en saluant la victoire de Friedland, indique qu’il est temps de songer à établir une paix durable puisque l’homme n’a pas été créé pour la guerre. De plus, les rangs de l’armée, comme le monde des civils, sont traversés par des doutes de plus en plus nombreux à partir de 1807 : l’enthousiasme à combattre pour une paix que l’on a crue proche disparaît peu à peu, pour laisser de plus en plus souvent place à des contestations. L’historiographie récente confirme que 1807 est bien le tournant de l’Empire. En ce sens, la bataille d’Eylau apparaît comme un symbole : certes, en ce 8 février 1807, Russes et Prussiens sont finalement vaincus, mais les pertes humaines sont telles de part et d’autre qu’il est difficile à Napoléon de revendiquer fièrement sa victoire. C’est pourquoi la représentation officielle de cette journée, livrée par le peintre Antoine Jean Gros dès 1808, met en valeur l’humanité de l’Empereur visitant le champ de bataille et se préoccupant du sort de tous les blessés (ill. 12 ; cat. 137-138). La paix est néanmoins établie à Tilsit, en juillet 1807 : dès lors, l’Angleterre résiste seule à la France (cat. 72). Mais celle-ci s’enlise en Espagne, où elle mène pour la première fois une lutte dynastique afin d’imposer un Bonaparte sur un trône européen (cat. 166). Cela encourage l’Autriche, avec l’appui de l’Angleterre, à reprendre les armes. La victoire de Wagram, en juillet 1809, permet à Napoléon de triompher de cette cinquième coalition. Mais parce que la Russie s’obstine à ne pas appliquer la politique de blocus économique menée contre l’Angleterre, Napoléon se laisse entraîner par orgueil dans l’effroyable tragédie de la campagne de 1812, où il perd son armée dans les immensités glacées des steppes et des forêts russes (cat. 190-210). La France doit ensuite faire face à une sixième coalition, qui s'étend progressivement à toutes les grandes puissances européennes. La volonté de sauver l’Empire à tout prix conduit Napoléon à refuser trop longuement la paix, alors que

Ill. 12. Napoléon sur le champ de bataille d'Eylau, 1808 Antoine Jean Gros Huile sur toile Paris, musée du Louvre

le territoire français est envahi en 1814. Il se trouve finalement contraint à l’abdication (cat. 243). Et il ne parvient pas, lors de sa tentative de retour en 1815, à persuader l’Europe qu’il revient avec des intentions pacifiques : Waterloo, le 18 juin 1815, sonne définitivement le glas de son pouvoir (cat. 250-251). En dépit des initiatives prussiennes ou autrichiennes, c’est le gouvernement anglais qui s’est affirmé comme le chef de file des coalisés : tous ennemis résolus de la Révolution, dont Bonaparte est à leurs yeux l’héritier, leur objectif est de rétablir la paix en Europe en réduisant la France à ses frontières de 1792. Pour ce faire, l’Angleterre a contribué largement au financement des coalitions, tandis que la Russie et l’Autriche ont joué un rôle militaire majeur. Par ailleurs, les antagonismes économiques ont été déterminants dans ces alliances, qui ont toutefois pris également le caractère d’une lutte de nationalismes. Mais la responsabilité de Napoléon est aussi d’importance. Au moment où la France est passée du Consulat à l’Empire, Napoléon rêvait sans doute encore sincèrement d’une paix solide et durable, sous réserve qu’elle s’établisse au profit de la France. Parce qu’il a finalement rêvé d’un Empire surpassant les autres puissances européennes, il n’a jamais su donner à la France la paix qui aurait pu garantir la stabilité impériale. Du Consulat à l’Empire, Napoléon est passé d’une paix qui ne le satisfaisait pas à une guerre qui lui a coûté sa couronne parce qu’elle prenait l’allure d’une guerre perpétuelle. Études - 45


Le Napoléon en Mars désarmé et pacificateur d’Antonio Canova, un oxymore rêvé Frédéric Chappey

« Napoléon Bonaparte pacificateur », l’expression sonne comme un surprenant oxymore. Quoi de plus paradoxal, en effet, que d’associer le nom, martial entre tous, du parangon des conquérants modernes, et le qualificatif qui en constitue l’antithèse ? L’antique maxime Si vis pacem, para bellum montre pourtant combien ces deux faux ennemis sont en réalité consubstantiels. Loin de l’ignorer, Bonaparte construit sur cette idée sa carrière politique (Petiteau, p. 42-45). En témoignent les tableaux, les médailles, les estampes qui, au lendemain des paix de Lunéville et d’Amiens (1801-1802), le figurent en héros de la paix (ill. 11 ; cat. 18-22), « libérant » de leurs chaînes les nations opprimées et traitant d’égal à égal avec les monarques d’Europe. Aucune de ces compositions n’atteint cependant la puissance esthétique exhalée par la statue colossale – 3,50 mètres de haut pour près de 13 tonnes – conçue en 1802 par le sculpteur Antonio Canova (1757-1822) et baptisée Napoléon en Mars désarmé et pacificateur (ill. 13). C’est en 1802 que le Premier consul fait venir à Paris Canova, le plus célèbre sculpteur d’Europe, pour réaliser son portrait en buste, en pied et – pourquoi pas ? – à cheval. L’artiste, qui juge la physionomie de Napoléon sublimement antica, réalise en octobre un premier buste résolument naturaliste quant à ses traits et à son vêtement, puisque le modèle pose en habit militaire. Au début de 1803, dans un deuxième buste, identique de traits, il est désormais torse nu. Enfin, un troisième type le transfigure. Le changement d’échelle, l’idéalisation radicale des traits, la tête qui se détourne, l’expression déterminée, la musculature athlétique métamorphosent en colosse héroïque le soldat devenu homme d’État (cat. 20). L’ultime étape transmute le buste en une effigie en pied où le corps entier, son attitude, sa gestuelle font résonner un message politique, peut-être souhaité par Napoléon mais, surtout, imaginé par un Canova fasciné par le pouvoir de son

modèle à soumettre le réel à sa volonté. La partie est devenue le tout ; pourtant, a posteriori, le fragment a valeur d’entièreté, car l’effigie de Napoléon en Mars désarmé et pacificateur doit tout à la tête rêvée de 1803. En décembre 1802, Canova réalise une petite esquisse en pied (plâtre, Trieste, Civico Museo Revoltella). En juillet 1803, un grand modèle fixe l’allure générale (plâtres, Possagno, Gipsoteca, et Carrare, Académie des beaux-arts). Achevé en marbre en 1806, le chef-d’œuvre, largement diffusé par l’estampe, remporte à Rome tous les suffrages. En 18091811, Francesco et Luigi Righetti fondent pour Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, le colosse de bronze de Milan (Accademia di Brera). Ce n’est qu’en 1811 que le marbre arrive à Paris. Le découvrant au Louvre, au milieu des plus précieux antiques venus d’Italie, Napoléon le juge «  inconvenant  » et ordonne de le cacher aux yeux de tous ; l’œuvre ne quitte l’oubliette qu’en 1815, où Louis XVIII la vend aux Anglais. De fait, cet athlétique dieu de la guerre au pas décidé, tenant d’une main un grand sceptre et de l’autre un orbe d’où s’envole une Victoire, dégage une telle puissance, une telle violence visuelle que le nouvel empereur peut craindre que le public n’en raille la démesure et l’inadéquation aux temps nouveaux (Fleckner, p. 92-95). Cette iconographie n’est pourtant ni la première ni la seule. Au Salon de 1801, Giovanni Battista Comolli expose une « statue colossale du Premier consul costumé en héros grec, donnant la paix à la France » (œuvre non localisée). Jean Guillaume Moitte imagine en 1802 un projet de colossal Bonaparte Pacificateur commandé par la Ville de Bordeaux (ill. 34). Si les motifs exacts de la décision de Napoléon ont fait couler beaucoup d’encre, on souligne moins l’érudition de la composition. Fin connaisseur des chefs-d’œuvre antiques et modernes, Canova inscrit son allégorie dans la tradition du nu héroïque


qui, dans l’Antiquité, revêt une double fonction : d’une part, ce mode de représentation souligne, dans les portraits de philosophes, penseurs et écrivains, leur appartenance au monde des idées – c’est aussi, plus près de Canova, la ligne que suit Pigalle avec son Voltaire nu (1776) ou Moitte dans son Rousseau (1795) ; d’autre part, il exprime la quintessence d’un pouvoir impérial qui confine au divin. Empruntant sa monumentalité et sa musculature à des Hercules célèbres, tels l’Hercule Farnèse (Naples, Museo Archeologico Nazionale) ou l’Hercule de bronze (Rome, Musei Capitolini), le Napoléon de Canova s’inspire aussi des portraits d’empereurs romains tels que L’Empereur Claude avec les attributs de Jupiter (Rome, musée du Vatican) ou les monnaies posant Caracalla, Gallien, Probus en Martius Pacifer. Maîtrisant ces références, Canova s’en affranchit pour transcender leur forme initiale ; plongeant ses racines dans l’histoire, son art réinvente l’image du pouvoir et la revivifie. Cette qualité, très admirée de nos jours, le fut peu en son temps, où la critique exalta plutôt sa fidélité aux dogmes du néoclassicisme. À y regarder de près, pourtant, la première réussite de cette allégorie politique ne résiderait-elle pas dans l’heureuse conjugaison d’une musculature virile et d’une grâce presque féminine, unissant en une même entité corporelle la Guerre et la Paix, avatar du couple de Mars et Vénus, de tout temps séparé en deux entités contradictoires ? Canova lui-même, dans le tardif et stéréotypé Mars et Vénus (1816-1822, Londres, Buckingham Palace), sépare les deux protagonistes, figurés avec moins d’inventivité. Dans son Mars pacificateur, au contraire, il prend le parti d’un idéal tendant vers l’abstraction, plus apte selon lui à incarner la paix. Ce faisant, il choisit la modernité du néoclassicisme. Tel quel, l’oxymore rêvé d’un Mars associé à la paix constitue une véritable création. À tel point qu’en 1815 l’artiste, convaincu de la supériorité de son effigie, propose de la racheter par échanges d’œuvres.

Ill. 13 Napoléon en Mars désarmé et pacificateur, 1803-1806 Antonio Canova Marbre. Londres, Apsley House


La guerre en Europe au temps de Napoléon

L

es guerres de 1799 à 1815 ont porté l’empreinte de Napoléon qui y appliqua un génie souvent érigé en modèle dans l’histoire et la mémoire européennes. Qu’il fût chargé de valeurs positives ou négatives, ce modèle a longtemps cristallisé l’essence même de la guerre. Jamais, dans l’histoire humaine, la guerre n’a été à ce point identifiée au talent et à l’ambition d’un seul homme. Alors que les protagonistes d’un conflit s’opposent souvent pour le désigner, l’expression « guerres napoléoniennes » est assez généralement admise. Cette longue séquence conflictuelle ne s’achève-t-elle pas à Waterloo avec la chute de l’empereur des Français ? Pourtant, l’extrême diversité des formes et des enjeux de la guerre paraît résister à cette personnification. Chaque État, chaque nation y a investi une histoire propre, au sein de laquelle l’épisode napoléonien a formé une séquence singulière. Comment dès lors caractériser ce moment particulier de l’histoire européenne où l’application d’un homme à faire la guerre sembla, à elle seule, cristalliser un état d’hostilité généralisée ? Napoléon a imposé à l’art de la guerre la marque de son empreinte. Il a exploité les ressources d’un outil militaire exceptionnel servi par un système politique taillé à la mesure de ses ambitions. La mobilisation de la nation par le biais de la conscription (loi Jourdan-Delbrel, 19 fructidor an VI [5 septembre 1798]) nourrissait les rangs d’une armée insérée dans une structure institutionnelle qui concentrait les pouvoirs militaires et politiques entre les mains de l’Empereur. Napoléon disposait ainsi de la ressource nécessaire pour alimenter un système de guerre qui bouleversa les routines dans lesquelles s’étaient enfermés les chefs militaires de l’Europe. La recherche de l’équilibre européen céda la place à une stratégie fondée sur la quête de l’avantage décisif susceptible 48 - Napoléon et l’Europe

Hervé Drévillon

d’anéantir la volonté de l’adversaire. Pour y parvenir, Napoléon passa maître dans l’art de concentrer ses forces en un point névralgique pour forcer la décision (Spourdos, p. 52-55). Alors que les armées européennes s’étaient enfermées dans le refus de la manœuvre, la mobilité devint le maître mot de ce nouvel art de la guerre. À l’échelle opérative, les armées profitèrent de la liberté de mouvement autorisée par leur division en corps autonomes (le système divisionnaire) disposant d’une autonomie renforcée par l’allègement de la contrainte logistique. Sur le plan tactique, les batailles napoléoniennes furent également l’illustration des vertus de la mobilité. L’artillerie, mise au point par Gribeauval à la fin de l’Ancien Régime, avait acquis une capacité de manœuvre qui permit à Napoléon d’en concentrer le feu sur les points nodaux des dispositifs de bataille (cat. 50). La cavalerie elle-même recouvra son statut d’arme de choc pour forcer la décision dans l’hésitation du sort des batailles. Quant à l’infanterie, elle avait appris pendant les guerres révolutionnaires à briser le monopole du combat en ligne en adoptant les tactiques du style léger. Napoléon s’était ainsi affranchi des contraintes qui, jusqu’à lui, avaient limité l’intensité des guerres. Rechercher la bataille comme il le fit, en se concentrant sur un point formant le centre de gravité du dispositif ennemi constitue, aux yeux de Carl von Clausewitz (1780-1831), l’illustration de l’essence même de la guerre. Ainsi plusieurs batailles réellement décisives amenèrent-elles à elles seules la résolution des conflits : Austerlitz entraîna la signature du traité de Presbourg, le démantèlement de l’Empire et la naissance de la Confédération du Rhin, Iéna et Auerstaedt, marquèrent l’effondrement de la Prusse sanctionné par le traité de Tilsit et… Waterloo, enfin, sonna le glas de l’Empire. Pour Clausewitz,


Cat. 49 Le Bombardement d’Ulm, 1807 Wilhelm Alexander Wolfgang Kobell

ces pratiques marquèrent l’avènement de la « guerre absolue », c’est-à-dire la parfaite réalisation du concept même de guerre. L’ambition de Napoléon et ce système de guerre ont rencontré des aspirations nationales et des mouvements plus profonds qui agitaient les sociétés européennes (Broers, p. 36-39 ; Bauer, p. 40-41). La guerre prit ainsi la forme d’une mobilisation des sociétés à un degré inédit, sollicitant le sentiment patriotique avec une intensité inconnue jusqu’alors. En 1812, Alexandre Ier en appela à la mobilisation, contre Napoléon, « des paysans qui ont juré sa destruction, que ses excès ont rendus furieux, qui, par la différence de religion, de coutumes et de langage, sont devenus ses ennemis irréconciliables ». En Russie, comme en Espagne, le modèle de la bataille rangée où se jouait le sort des États se combina avec des formes variées d’affrontement et de mobilisation des populations (cat. 153-175). Le système militaire mis au point par la Prusse en 1813 traduisit bien cette polyvalence en instituant trois degrés de mobilisation de la société : l’armée régulière, la réserve constituée par la Landwehr et les troupes irrégulières permettant la mobilisation totale du pays sous la forme des Landsturm.

Sans nier l’incontestable génie militaire de Napoléon, il faut ainsi tenir compte de la puissance des courants qui ont agité l’Europe et qui ont fini par emporter l’Empereur lui-même. Les guerres ne se réduisirent pas à l’alternative entre l’adhésion et l’opposition à la volonté de puissance d’un Empereur frappé d’hybris ou habité par un projet visionnaire d’union européenne. Dans toute leur diversité, les guerres napoléoniennes ont exprimé une vaste palette de combinaisons locales puisant dans des motivations extrêmement diverses et souvent intenses : la détermination de l’Angleterre à préserver l’assise de sa puissance commerciale, la quête d’une renaissance de la Pologne après son démantèlement, la stratégie impériale de la Russie, les tensions parcourant la société espagnole, la frustration du sentiment national prussien qui s’exprime dès 1809 dans la révolte de von Schill et qui aboutit à la guerre de libération en 1813, etc. (Broers, p. 36-39 ; cat. 219-227). Il faut toutefois examiner avec prudence l’hypothèse selon laquelle le caractère absolu de la guerre napoléonienne aurait répondu à la radicalisation des objectifs politiques et à l’incoercible affirmation du sentiment national. Théoricien de la guerre Études - 49


Ill. 14 Troupes de Napoléon attaquant Forchtenstein, 1805 Peinture murale Forchstenstein, Schloss Esterhazy Alors que les Français marchent sur Vienne, les défenseurs du château de Forchtenstein se préparent, très anachroniquement, à soutenir un siège. Ce décor réalisé pour donner du cœur aux soldats prévoit une défense acharnée de la garnison, mais Napoléon ne s’arrêta jamais à Forchtenstein.

absolue, Clausewitz lui-même hésitait à franchir ce degré de systématisation : « La guerre, et la forme que nous lui donnons, procède des idées, sentiments et circonstances dominants du moment ; et, si nous voulons être tout à fait sincères, nous devons admettre que cela fut le cas même lorsqu’elle prit le caractère absolu, c’est-à-dire avec Bonaparte. […] Il s’ensuit donc que la guerre peut être quelque chose qui sera tantôt plus et tantôt moins la guerre. » En atténuant de cette façon la portée du concept de guerre absolue, Clausewitz faisait un pas en direction d’un autre grand commentateur (et acteur) des conflits napoléoniens. Partisan d’une démarche empirique, Antoine de Jomini (1779-1869) se refusait à systématiser le caractère national des guerres. La façon dont la France mena la guerre en mobilisant le sentiment patriotique des citoyens créait une situation « qu’on ne saurait admettre comme base générale d’un système ». Le caractère national des guerres n’est attribué par Jomini que dans des situations particulières (Espagne, Tyrol), où l’engagement de troupes irrégulières avait aboli la frontière entre civils et militaires et exposé l’ensemble de la société au risque de la destruction (cat. 154161). Marquées par des violences extrêmes, ces situations ne caractérisaient pas toutes les guerres : 50 - Napoléon et l’Europe

N’existe-t-il pas un milieu entre ces luttes de populations et les anciennes guerres régulières faites uniquement par les armées permanentes ? Ne suffit-il pas pour bien défendre un pays, d’organiser des milices ou Landwehr qui, revêtues d’uniformes et appelées par les gouvernements à intervenir dans la lutte, régleraient ainsi la part que les populations devraient prendre aux hostilités, ne les mettraient pas toutes entières en dehors du droit des gens, et poseraient de justes limites à la guerre d’extermination (cat. 157) ?

Comme le suggère Jomini, la radicalité de la violence observée pendant la guerre d’Espagne ne donnait pas nécessairement la mesure de tous les conflits de l’époque napoléonienne. La guerre, en effet, ne saurait être réduite à l’expression d’une inimitié radicale fortifiée par l’exaspération des sentiments patriotiques. Elle faisait partie d’un système européen que les États n’avaient cessé d’éprouver depuis la Renaissance et les guerres d’Italie. Au-delà de l’ambition napoléonienne, la guerre constitua ainsi un paradoxal facteur d’intégration, d’échanges, de transferts politiques et culturels. Largement ouvertes au recrutement de soldats étrangers, les armées possédaient elles-mêmes une forte composante multinationale.


A

B

Cat. 194 Famille Wurtz-Pées Régiment de hussards italiens (A) Régiment d'infanterie des Provinces illyriennes (B) Bataillon de Neuchâtel (C) 1825-1850 Figurines de carte

L’armée de Napoléon intégrait 10 % d’étrangers en temps de paix et 20 % en temps de guerre. En 1812, l’Empereur s’engagea dans la campagne de Russie à la tête d’une armée des Vingt Nations où coexistaient, entre autres, des Italiens, des Saxons, des Bavarois, des Polonais, des Prussiens… (cat. 194). L’assemblage des composantes nationales évoluait au gré des coalitions, voire des fortunes de guerre. C’est ainsi que, lors de la « bataille des Nations » à Leipzig (16-19 octobre 1813), les Saxons désertèrent le camp français, comme l’avaient fait les Prussiens au cours de la campagne de Russie (cat. 219). Longtemps dominée par le point de vue nationaliste, l’historiographie a souvent occulté les logiques transnationales de la guerre et a projeté sur les conflits de la Révolution et de l’Empire l’image d’un affrontement impitoyable entre les peuples. La caractérisation des guerres de l’époque napoléonienne est donc une entreprise délicate qui exige d’articuler différentes échelles d’analyse : le facteur individuel du génie propre de Napoléon, la diversité des logiques nationales et le caractère global des dynamiques transnationales. L’articulation de ces différentes échelles constitue l’une des plus encourageantes promesses d’une histoire irréductible au culte du grand homme ou aux mythologies nationalistes.

C

Études - 51


Napoléon stratège Grégory Spourdos

Selon une idée qu’il a lui-même largement contribué à répandre par ses écrits, Napoléon était un génie de la stratégie, capable d’inciter l’ennemi à se plier à un plan de bataille prévu par lui de longue date. Pourtant le talent seul ne gagne pas les guerres. Au cours de ses campagnes, jusqu’en 1812, c’est en définissant et en appliquant des principes novateurs que Napoléon a su déjouer les adversaires les plus habiles. Napoléon recherche systématiquement la bataille décisive qui provoque la destruction des forces adverses et oblige le vaincu à accepter ses conditions de paix. Pour ce faire, il adopte une stratégie résolument offensive qui consiste à disperser le moins possible ses forces entre les théâtres d’opérations secondaires, afin d’avoir la supériorité numérique sur le théâtre principal. Il s’agit d’être le plus fort à un point donné et à un moment donné, pour engager le combat décisif. Lorsqu’il y parvient, Napoléon entreprend de créer ce qu’il appelle « l’événement » par une action inattendue destinée à rompre la ligne de front ennemie. L’arrivée d’un corps d’armée sur le flanc du dispositif adverse, l’utilisation massive d’une grande batterie d’artillerie, l’attaque d’une colonne, une charge de

cavalerie sont autant d’éléments susceptibles de forcer la décision ou d’engendrer une réaction de l’adversaire qui dévoile son point faible, ou le crée par un mouvement inopportun. Une volonté constante de manœuvrer La bataille naît de la manœuvre. Le déplacement très rapide des troupes – trente kilomètres par jour en moyenne – favorise une concentration des forces qui se réalise souvent au dernier instant, parfois même sur le champ de bataille. Laissant ainsi l’ennemi ignorant du lieu et du moment de l’attaque, Napoléon s’attache à conserver l’initiative du combat et le choix du théâtre des opérations. Ses choix stratégiques diffèrent en fonction du terrain et des forces engagées. Lorsqu’il dispose de la supériorité numérique, il adopte une manœuvre sur les arrières (ci-contre). Celle-ci consiste à bloquer toute offensive ennemie dans l’axe, tout en jetant son armée sur les arrières des troupes ennemies. Le but recherché est de s’emparer de la ligne de ravitaillement de l’adversaire pour le contraindre à livrer bataille. Une fois vaincu, ce dernier ne dispose plus d’itinéraires de retraite ni des moyens nécessaires pour se réorganiser.

La manœuvre sur les arrières : l’exemple d’Ulm (septembre-octobre 1805) Le 23 août 1805, Napoléon ordonne à ses sept corps d’armée de prendre la direction de Vienne pour intercepter l’armée autrichienne avant que celle-ci n’ait pu être rejointe par les forces russes. Contournant la Forêt-Noire, la Grande Armée débouche dans la plaine de Nordlingen, au nord-est d’Ulm, le 6 octobre. Par un mouvement tournant de grande ampleur, elle parvient à

déborder l’armée autrichienne et à l’isoler à la suite d’une série de combats victorieux. Enfermés dans Ulm, les Autrichiens, sans espoir d’être secourus ou ravitaillés, sont contraints de capituler le 20 octobre (cat. 49 et 51). Six semaines plus tard, Napoléon remporte à Austerlitz une victoire décisive.


La manœuvre d’Ulm (septembre-octobre 1805) Empire français en 1805 Territoire sous influence française État allié de la France Membre de la troisième coalition antifrançaise

Territoire occupé par l’armée française Saint Empire romain germanique Pays neutre Offensive française Ville conquise par les Français Victoire française


Lorsqu’il est en infériorité numérique, Napoléon tente de diviser les forces ennemies par une manœuvre dans l’axe qui le place au cœur de l’armée adverse. (ci-contre) Il peut ainsi contenir une partie des unités qui lui font face avec une fraction de ses troupes seulement, et fondre sur le reste en bénéficiant d’une supériorité numérique temporaire. Après avoir vaincu le premier groupement, il se retourne contre le second. Une préparation rigoureuse Chaque campagne fait l’objet d’une préparation méthodique. Napoléon s’appuie notamment sur un service d’espionnage efficace et sur l’étude des cartes. Les informations recherchées concernent en priorité les grands axes de communication, les villes, les principaux obstacles naturels. Sa connaissance approfondie du théâtre des opérations lui permet de déterminer l’itinéraire et les objectifs de chaque corps d’armée ami et ennemi, de calculer leur temps de parcours et de prévoir leur emplacement au jour le jour.

Une grande capacité d’adaptation Sa volonté de planifier minutieusement les mouvements de son armée ne signifie pas pour autant l’application mécanique d’un plan de campagne préalablement établi. Si Napoléon essaie constamment d’imposer sa manœuvre à l’adversaire, cela ne l’empêche pas de modifier son dispositif en fonction des réactions de ce dernier. C’est grâce à cette préparation rigoureuse qu’il peut s’adapter à une situation découverte parfois très tardivement. Il se ménage donc toujours plusieurs possibilités d’action jusqu’à l’arrivée de renseignements déterminants sur la position de l’ennemi. Il adopte alors un dispositif d’attente stratégique propre à saisir la moindre occasion. Par la suite, dès qu’un mouvement de l’ennemi est susceptible d’être déterminant, il sait obtenir de son armée une grande célérité d’exécution.

La manœuvre sur position centrale : l’exemple du début de la première campagne d’Italie (avril-août 1796) En Italie en avril 1796, le général Bonaparte, à la tête de 45 000 hommes, se trouve en infériorité numérique contre 65 000 Austro-Sardes. L’armée sarde du comte Colli, forte de 20 000 hommes, se rassemble sur sa gauche au sud de Cherasco, prête à défendre la capitale Turin. Les 30 000 Autrichiens de Beaulieu se tiennent sur sa droite dans l’intention de couvrir Milan. Au centre, Argenteau commande une troisième armée forte de moins de 15 000 hommes. Bonaparte profite de la

dispersion des forces adverses pour lancer son offensive. Le 12 avril, il écrase l’armée d’Argenteau à Montenotte et occupe une position centrale entre les deux principales armées ennemies de Colli et de Beaulieu. Le 21 avril, il bat l’armée sarde à Mondovi et oblige les vaincus à signer l’armistice de Cherasco une semaine plus tard. Le 3 août, il se retourne contre les Autrichiens à Lonato, avant de remporter une victoire décisive deux jours plus tard à Castiglione.


La première campagne d’Italie (avril 1796-octobre 1797) République française embre de la première coalition M antifrançaise Saint Empire romain germanique Pays neutre

Offensive française Victoire française Position de l’armée de Bonaparte à la veille de la campagne d’Italie (avril 1796)



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