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Olga de Amaral L E
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Aux vies entrecroisées de mes grands-parents, parents, frères et sœurs, mari, enfants, petits-enfants…
Te x t e s d e MAT THEW DRUT T EDWARD LUCIE-SMITH JUAN CARLOS MOYANO ORTIZ RICARDO PAU-LLOSA TWYLENE MOYER JACQUES LEENHARDT AGNÈS MONPLAISIR OLGA DE AMARAL DIEGO AMARAL
Olga de Amaral L E
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Le fil est l’image du temps, et le tissage l’image de la vie.
Remerciements
© Amaral Editores 2013 pour les première (2000) et seconde (2013) versions espagnoles © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 pour les versions anglaise et française Tous droits réservés. Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, sauvegardée sous une forme téléchargeable ou transmise sous quelque forme ou moyen que ce soit, notamment magnétique, électronique ou mécanique, par photocopie, enregistrement ou autre, sans l’accord préalable écrit de l’éditeur. Conception graphique : Diego Amaral Adaptation : Cathy Piens/Pays Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Anne-Sophie Gache Traduction de l’anglais vers le français : Christine Chareyre, Jean-François Allain Traduction de l’espagnol vers le français : Thomas de Kayser Graphisme et maquette : Amaral Diseño sas : Alexandra Vergara, Claudia Bedoya et Nicolás Barreto. Coordination éditoriale : Première édition anglaise : Amaral Editores s.a.s. Première édition française : Camille Aguignier Conception, maquette et prépresse : Amaral Diseño s.a.s. : Alexandra Vergara, Claudia Bedoya et Nicolás Barreto.
« Je tiens à exprimer mes remerciements les plus vifs à José Alejandro Cortes chez Seguros Bolívar ; à mes âmes sœurs Pablo Solano, Luz Amorocho, Jacques Leenhardt, Bigna Zimmerman (aujourd’hui décédée), Jack Lenor Larsen, Helena Ceballos de Couland et Paul Couland, Bob et Charlotte Kornstein, Louise Allrich, Ligia Ceballos, Ruth Kaufmann, Miguel Arroyo et Twylene Moyer ; ainsi qu’à mon mari Jim Amaral pour m’avoir accompagnée dans la réalisation de ce projet.
8 bis, rue Jacques Callot | 75006 Paris T +33 1 56 81 83 51 | F +33 1 46 34 03 08 E-mail : galerie@agnesmonplaisir.com Website : www.agnesmonplaisir.com Amaral Editores s.a.s. Carrera 7a nº 69-26 Tel: +57.1.235.4005 Fax: +57.1.313.2214 Mobile: +57.3.320.302.9075 Bogotá D.C., 110231 Colombia contacto@amaraldiseno.co
Merci aussi à tous ceux qui ont travaillé dur pour que ce livre puisse voir le jour : Óscar Torres Duque, Manuel Hernández Benavides, Fabián Alzate, Juan Carlos Moyano, Jorge García, Ana María Cortés, Adriana Tobón, Adriana Gómez, Elisa Castillo, Dora Cortés, Nicolás Barreto, Claudia P. Bedoya, Alexandra Vergara, Valentina et Martín Amaral ainsi qu’à tous ceux qui ont ajouté de petites choses à la publication. Enfin, merci aux tisserandes qui m’ont accompagnée et aidée à réunir en un tout harmonieux les fibres, les couleurs et les idées. »
Photographes : Fabián Alzate : 29, 32, 35, 50, 75, 90, 152, 203, 211, 212. Diego Amaral : 1, 19, 20, 76, 80, 87, 179, 195, 196, 202-203, 204, 206, 207, 208, 212, 217, 218, 234. Amaral Editores SAS : 66. Archivo familiar : 21, 23, 24, 25, 27, 28, 30, 31, 36, 42, 73, 78, 83, 222, 236. Nasly Boude : 235. Douglas Frost : 47. Juan Camilo Segura, Archivo Icanh : 44, 51, 64-65, 222. Tomado del libro Bogotá 1938, Sociedad de Mejoras y Ornato : 46. Pablo Solano : 58, 60, 63, 71, 89, 221. Diane Witlin : 4, 38, 88. Source inconnue : 165. Crédits photographiques Fabián Alzate : 26, 67, 72, 79, 81, 84-85, 86, 105, 109, 113, 114, 117, 118-119, 153, 180, 185, 186, 187, 194. Diego Amaral : couverture, 1, 2-4, 6, 10-11, 22, 33, 34, 37, 39, 40, 43, 48, 49, 52, 53, 55, 56-57, 61, 68, 69, 70, 74, 77, 82, 91, 92, 95, 96, 121, 122, 125, 126, 128-129, 131, 132, 134, 135-137, 138-139, 140-142, 143, 144, 147, 148-149, 154, 157, 158-160, 162, 164, 170, 174-175, 176-177, 188, 191, 200, 201, 209, 210, 213, 214-215, 216, 219, 220, 223, 224, 225, 226-227, 228-229, 230, 231, 232, 233, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 256. Amaral Editores SAS : 62, 110-111, 150, 173, 192-193. Justin Kerr : 59, 106. Giovanni Ricci-Novara : 197, 198, 199. Jean Claude Varga : 45, 100, 102, 103, 161, 166, 169, 172. Source inconnue : 182.
En couverture : G ly p h 1, 2002. page 1: St r ata x v i (détail), 2009 ; au centre : L’artiste est un de ses Nu d o s. page 2-3 et 4 : Ta b l a 27 (détails), 2007 ; page 4, au centre : l’artiste vers 1965. page 6: O m br i o p l ata (détail), 2006.
Olga de Amaral Agnès Monplaisir tient à remercier tout particulièrement : Louise Blouin, pour son généreux support, Matthew Drutt, Ben Hartley, Bill Fine et Benjamin Genocchio ; l’équipe de la galerie : Magali Deboth, Victoria Mirzayantz, Clarissa Santiago, Daniel Saint-Aubyn ; Pascal Bonafoux qui m'a menée vers Olga de Amaral ; et Christian Pellerin pour son indéfectible soutien. Amaral Editores s.a.s. tient à remercier tout particulièrement Seguros Bolivar, le mécène de la première édition de cet ouvrage. © 2013, Olga de Amaral pour l’ensemble de ses œuvres. Tous droits réservés. Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, sauvegardée sous une forme téléchargeable ou transmise sous quelque forme ou moyen que ce soit, notamment magnétique, électronique ou mécanique, par photocopie, enregistrement ou autre, sans l’accord préalable écrit de l’éditeur. ISBN 978-2-7572-0755-0 Dépôt légal : octobre 2013 Achevé d’imprimer sur les presses de ReBus en Italie en octobre 2013.
Sommaire Présentation
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M AT T HE W D RU T T
Prologue
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EDWARD LUCIE- SMITH
Approche de la vie et de l’œuvre de Olga de Amaral La musique de l’œil ou l’émergence de l’objet thaumaturgique Une vision qui illumine L’art de la tapisserie ou le tissage du sens Émotion et beauté dans l'œuvre de Olga de Amaral La maison de mon imagination
19 87 143 161 196 203
JUA N C ARL O S MOYA N O ORT IZ
RIC ARD O PAU - LLOS A
T W YLENE MOYER
JACQUES LEENHARDT
AGNÈS MONPL AISIR
OLGA DE AMARAL
Épilogue
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DIEGO AMAR AL
Annexes
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CURRICULUM VITAE JUSQU’EN 2013 BIBLIOGRAPHIE JUSQU’EN 2013 LISTE DES ŒUVRES JUSQU’EN 2013
Présentation M
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e travail de Olga de Amaral occupe une place majeure dans l’art contemporain, entretenant de subtiles connexions entre des myriades de traditions artisanales axées sur le processus et la matérialité d’une part, des principes inhérents aux beaux-arts d’autre part, tels le formalisme, l’abstraction et la métaphysique. Depuis plus de soixante ans, ses œuvres témoignent de sa parfaite maîtrise des techniques traditionnelles pour construire des objets textiles, tout en repoussant progressivement les limites de l’orthodoxie quant à la manière dont les textiles fonctionnent comme objets dans l’espace. L’artiste a peu à peu fait sortir les œuvres textiles de la catégorie des tapisseries tissées – définies par les surfaces planes, l’adhérence aux murs, les motifs picturaux et l’importance accordée aux propriétés organiques et physiques des matériaux – pour privilégier une pratique conceptuelle qui embrasse des stratégies empruntées à la peinture, à la sculpture et à l’architecture. À l’occasion de son exposition à la Fondation Louise Blouin en octobre 2013, nous sommes heureux de présenter une sélection d’œuvres réalisées au cours des quinze dernières années, qui mettent brillamment en lumière la singularité du travail de Olga de Amaral. Si ses créations monumentales ne sont pas dénuées d’une dimension intime, ses petites tentures murales dénotent une surprenante dynamique due au talent exceptionnel de l’artiste à juxtaposer les motifs et à jouer avec les couleurs. Tantôt claires, vivement colorées, biomorphiques et réfléchissant la lumière, tantôt sombres, traitées dans des tons assourdis, géométriques et absorbant la lumière, ces œuvres ont la même capacité à créer l’illusion d’un espace infini que celles des peintres modernistes du siècle dernier, de Kandinsky et Malevitch à Reinhardt et Rothko. Les grandes pièces, tels les œuvres totémiques ou les panneaux disposés en rang dans l’espace, dégagent une impression d’intimité malgré leur taille. Olga de Amaral réalise ces prouesses grâce à une délicatesse d’exécution qui
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compense l’imposante présence des œuvres. Elle établit également une relation avec l’observateur par sa connaissance avisée de la manière dont l’art et le corps fonctionnent dans l’espace. Les créations de Olga de Amaral relèvent autant de l’art primitif que de l’art contemporain. Elles renvoient à des traditions indigènes séculaires, tandis que leur exécution et leur présentation s’inscrivent dans les préoccupations de notre temps. Parfois aériennes et irréelles, certaines donnent l’impression d’être pétrifiées par le temps. Et c’est cette dualité même qui confère au travail de l’artiste son caractère intemporel. Cet art d’essence anthropologique explore des concepts relatifs à notre appréhension de l’histoire à travers les objets et à notre perception des formes, des couleurs et des matériaux dans l’univers qui nous entoure. Cette exposition présentant une trentaine d’objets et d’installations se veut une simple porte d’entrée dans l’univers complexe que Olga de Amaral a élaboré à travers son travail au cours des soixante dernières années. Elle atteste néanmoins le génie incontesté de l’artiste, qui lui vaut une place de choix sur la scène internationale. La première édition de cette publication paraît à l’occasion de l’exposition de l’artiste à la Fondation Louise Blouin, à Londres, en octobre 2013. Elle présente une sélection d’œuvres réalisées par Olga de Amaral au cours des quinze dernières années, qui mettent brillamment en lumière la singularité de son travail.
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nique sur la scène de l’art contemporain en Amérique latine, Olga de Amaral doit sa singularité en grande partie au fait que son travail est totalement inclassable. Relève-t-il du domaine de l’art ou de l’artisanat ? Impossible de le dire. L’Amérique latine n’a pas vécu la renaissance des métiers d’art, connue sous le nom de Crafts Revival, qui a balayé la Grande-Bretagne et les États-Unis à la fin du xixe siècle et au début du xxe. Elle n’a pas connu le regain d’intérêt pour l’artisanat qui a gagné les milieux artistiques aux États-Unis durant les années 1960 et 1970, dans le sillage de la guerre du Vietnam. Si, en Amérique latine, les métiers d’art font partie intégrante de la tradition populaire, Olga de Amaral, créatrice de textiles et de tapisseries, est universellement reconnue comme une figure singulière et majeure de la scène artistique. Un rappel historique s’impose à ce propos. Soulignons tout d’abord que les peuples précolombiens excellaient dans l’art du tissage, leurs techniques étant en grande partie inconnues à l’extérieur de l’Amérique du Sud. À la faveur de conditions climatiques extrêmes comme le froid, la sécheresse ou le mélange des deux, nombre de ces tissages sont parvenus jusqu’à nous. Leur qualité esthétique, qui les apparente à de véritables œuvres d’art, force l’admiration. À partir de la Renaissance, les tapisseries européennes se sont de plus en plus inspirées des motifs élaborés par les peintres. Et ce qui frappe d’emblée en les regardant, c’est l’ingéniosité des artisans, qui ont réussi à jeter un pont entre deux univers esthétiques différents, voire incompatibles. Les cultures précolombiennes vouaient par ailleurs un véritable culte à l’or. La Colombie actuelle se situait au centre de ce culte, comme en témoigne le spectaculaire Museo del Oro (musée de l’Or) de Bogotá. C’est l’abondance d’or qui fascina les envahisseurs européens et les incita à mener leur redoutable conquête. Mais s’ils appréciaient l’or autant que les Amérindiens, ce n’était pas pour les mêmes raisons. Pour les
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premiers habitants des Amériques, le précieux métal incarnait la chaleur et la luminosité du soleil. Sa nature incorruptible en faisait également un symbole d’immortalité. Il n’était cependant pas nécessairement synonyme de richesse, dans le sens matérialiste où les Européens entendaient ce terme. Si une grande partie des œuvres de Olga de Amaral rendent hommage à l’or, elles n’ont pas d’équivalent dans l’archéologie précolombienne. Elles imposent néanmoins leur présence et semblent même combler un vide. Le travail de l’artiste peut également être envisagé sous un autre angle, dans le contexte du modernisme latino-américain. Au xxe siècle, ce sont les créations des muralistes mexicains qui ont attiré l’attention du public, du moins à l’étranger, sur l’art des peuples hispaniques et portugais du continent américain, autant en leur faveur, d’ailleurs, qu’à leur détriment. À travers les fresques d’artistes comme Diego Rivera ou José Clemente Orozco, l’art latino-américain s’est forgé une image aisément identifiable : figuratif, narratif, il était aussi très politisé. Au point que les critiques en sont venus à ignorer l’existence d’une autre réalité artistique, différente et néanmoins prospère. Cette autre tradition, nous la devons au constructiviste uruguayen Joaquín Torres García (1874-1949). À son retour à Montevideo en 1942, après un séjour en Europe, il fonda l’Asociacion de Arte Constructivo. Elle s’inscrivait dans un renouveau de l’activité avant-gardiste dans d’autres régions de l’Amérique latine, qui se traduisit notamment par la création des mouvements Madi et Concreto-Invención en 1945 à Buenos Aires. Loin de se réduire à de simples émanations du courant constructiviste européen, qui était en perte de vitesse sur ses terres d’origine, ces initiatives constituèrent les prémices de l’art conceptuel, qui s’épanouirait à New York à la fin des années 1960, avant de s’imposer dans le monde entier au cours de la décennie suivante. Il suffit de contempler les œuvres des figures emblématiques de l’art abstrait en A mérique latine dans les années d’aprèsguerre – tels les sculpteurs colombiens Édgar Negret et Eduardo
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Ramírez Villamizar – pour identifier une volonté d’associer étroitement la forme désirée au matériau choisi. On observe également le rejet progressif des formats conventionnels et la recherche d’une logique structurelle. Dans certains cas, comme avec les cinétistes Carlos Cruz-Diez et Jesús Rafael Soto, ce souci de la logique conduit à la dissolution de la forme. Chez d’autres, telle la talentueuse Brésilienne Lygia Clark, il débouche sur l’abandon total des conventions artistiques existantes. À la lumière de ces diverses expérimentations, le travail de Olga de Amaral prend une nouvelle résonance. Il apparaît à l’évidence que ses techniques explorent la totale intégration de la structure et de la surface, que d’autres artistes latino-américains ont réalisée avec moins de brio. Ses tapisseries sont les précurseurs des nombreuses créations exécutées « sans cadre », qui seront présentées dans les biennales d’Amérique latine au cours des années 1980 et 1990. Un autre point mérite d’être mis en évidence, même s’il semble contredire au premier abord ce qui a été énoncé précédemment. Les œuvres les plus représentatives du travail de Olga de Amaral dénotent le luxe et la sensualité, caractéristiques peu prisées des défenseurs d’un art rigoureusement intellectuel. La somptuosité indéniable de ses pièces en or, en particulier, est néanmoins empreinte d’une forte dimension spirituelle. Comme si elles nous parvenaient d’une lointaine et mystérieuse civilisation, nous invitant à imaginer ce que celle-ci aurait pu être. Il pourrait être intéressant, dans le cadre d’une exposition, de faire dialoguer les tapisseries de Olga de Amaral avec les créations en plumes des Incas du Pérou. Les productions contemporaines de Olga paraîtraient peut-être plus « anciennes » que ces pièces appartenant pourtant au passé. Un autre facteur contribue probablement à la spiritualité qui émane du travail de Olga de Amaral : le traitement des surfaces. Parmi les œuvres dont sont peut-être héritières ses tapisseries en or, il convient de citer les Monogolds du Français Yves Klein, produits au début des années 1960. Ils furent inspirés à l’artiste par les cloisons coulissantes
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qu’il découvrit au Japon, où il s’entraîna au karaté. Pour animer ses Monogolds, Yves Klein choisit de créer du relief à la surface. Quant à l’artiste italien Lucio Fontana, qui privilégiait les surfaces métalliques monochromes, il les traitait avec davantage de brutalité encore. Pour Olga de Amaral, en revanche, nul besoin de tels artifices : le chatoiement unique de ses surfaces suffit à leur donner vie. Elles apparaissent telles de pures manifestations de la lumière qui gouverne l’existence humaine, comme les peuples précolombiens l’avaient si bien compris.
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m a r g i n a l i a Comme leur nom l’indique, les marginalia sont des fragments de textes placés visuellement en marge de l’ouvrage et qui, par leur contenu, se situent en marge des opinions exprimées par les auteurs des différents essais. Ils complètent le texte principal sans chercher à le synthétiser, le décrire, l’expliquer ou l’analyser. Leur rôle est d’évoquer ou d’induire des associations entre le tissage d’une part, et, d’autre part, les paysages, le langage et les mythes. On y entend de nombreuses voix, même si – pour la fluidité de la lecture et compte tenu de la nature de l’ouvrage – elles se présentent comme issues d’une même source. La première, la plus importante, est évidemment celle de Olga de Amaral, telle qu’elle s’est exprimée au fil des ans dans ses journaux personnels ou dans des entretiens. C’est de là que sont extraits les marginalia des premiers chapitres. Dans les trois derniers chapitres, ce sont de multiples voix qui parlent, émues parfois par l’extrême proximité que crée le tissage chez les personnes qui, même quand elles sont très étrangères à cet art, en découvrent le « langage » mystérieux. Nous tenons donc à remercier ces voix que nous avons librement reprises et qui nous enrichissent ; l’anthropologue Gerardo ReichelDolmatoff, qui parle des Indiens Kogi ; John V. Murra et Ruth Moya, sur le sujet des tissages incas ; Cristina Bubba Zamora, qui a entrepris de retrouver le sens des textiles cérémoniaux de Bolivie en cherchant à restituer le patrimoine tissé aux populations qui l’ont créé ; la voix lointaine mais riche en observations de Joaquin Acosta dans son Historia de la Nueva Granada ; et, enfin, le regard de Manuel Hernandez Benavides.
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A CLOSER LOOK AT THE LIFE AND WORK OF OLGA DE AMAR AL
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e tissage est un art qui fait intervenir des aspects essentiels des hommes et des civilisations. À différentes époques, dans diverses cultures, il a permis d’évoquer la grande métaphore cosmique du destin des êtres humains et de leurs relations avec les dieux. Pour les indigènes Kogi, le fil est la base de la création et tisser s’apparente à la vie. Ce fil est le cordon ombilical qui nous unit à la grande mère ; il est aussi la mesure, la tension et le contact dans les relations entre les individus et la nature. Tisser revient à parler avec sa mère, avec soi-même, à méditer. Le métier à tisser est une topographie de l’être humain et du monde, une planimétrie de l’univers. Les quatre côtés de son cadre vertical représentent les points cardinaux et l’action du tisserand est l’énergie vitale sans cesse renouvelée. Dans la plupart des cosmogonies indigènes, tout ce qui existe est fait à l’image et à la ressemblance du tissu. Dans certaines représentations figuratives, l’univers présente l’aspect d’une tapisserie. Une véritable tapisserie, objet esthétique, est un univers miniature. C’est peut-être pour cela que, pour Olga de Amaral, tisser est une recherche concrète de l’intangible, de ce qui ne peut se déchiffrer à l’aide de mots, mais qui est présent dans l’art. Cette artiste s’exprime par ses tapisseries sans désavouer l’essence du langage textile ; elle peuple ses œuvres de jeux chromatiques et de plans insoupçonnés qui transgressent les conventions de la tapisserie traditionnelle. Sa carrière est émaillée de découvertes et d’expériences, mais elle a eu la sagesse d’éviter le pittoresque et le décoratif. Elle a préféré l’éloquence du tissu élaboré à partir de perspectives qui soulignent la poésie des formes, la force des textures, les abstractions de la vie, les expériences de la rétine, les transformations des sens, les créations de l’esprit, de la dextérité manuelle et de l’intuition artistique : l’alchimie où s’épure la matière créative. Elle a pratiqué cet art en tant qu’appréciation du monde. Son évolution artistique a été une progression continuelle, une suite de découvertes et de trouvailles subtiles où la fibre – et ses possibilités d’expression – a joué le rôle principal.
« Ces notes n’ont ni ordre ni système. J’essaie juste de prendre le fil par la main et de suivre mon chemin en sens inverse. »
ci-dessus : La mère d’Olga, Carolina Vélez de Ceballos. ci-contre : Détail d’un manteau confectionné par Carolina Vélez à partir d’échantillons des premiers tissus d’Olga.
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A CLOSER LOOK AT THE LIFE AND WORK OF OLGA DE AMAR AL
Descendants d’Asturiens, ses grands-parents étaient originaires du département d’Antioquia, en Colombie, et ses parents de Los Andes et de Yarumal, deux villages accrochés à la montagne dans une région colonisée par des gens attachés à leurs racines. Une population laborieuse, façonnée par la bataille incessante que représentaient la construction de fermes, de routes et autres projets de développement. Ces familles étaient capables de parcourir de grandes distances et de gravir des pentes abruptes pour fonder des villes tout en préservant leurs attaches culturelles. Ses arrièregrands-mères et grands-mères avaient été habituées à planter l’arbre familial sur des pentes de régions prodigieuses, fertiles, riches en minerais et en trésors de la nature. L’arrière-grand-père paternel de Olga de Amaral avait été attiré dans le nord-ouest du département d’Antioquia par la présence de gisements aurifères. Son grand-père, Juan de Dios Ceballos Gallo, était maître d’école, et sa grand-mère, Pastora Vélez Vélez, travaillait le tabac et s’adonnait aux tâches ancestrales des femmes. Son père, Juan de Dios Ceballos, né à Los Andes, était allé à Medellín pour effectuer des études d’ingénieur à l’École des Mines, une institution fréquentée par plusieurs personnages illustres de l’époque. Son grand-père maternel, Cristóbal Vélez, quant à lui, avait quitté Yarumal avec sa progéniture pour s’installer en 1920 dans le chef-lieu. C’est donc à Medellín que se rencontrèrent ses parents, Juan de Dios Ceballos Vélez et Carolina Vélez Botero, qui allaient fonder ensuite un foyer de type traditionnel nourri par l’amour et un fort enracinement familial. À la naissance du cinquième de leurs huit enfants, ils décidèrent d’aller vivre à Bogotá. Bien que née à Bogotá le 14 juin 1932, loin de la terre de ses ancêtres, Olga Ceballos Vélez est profondément attachée, par ses liens familiaux, par le sang et par les traditions, à son origine, le département d’Antioquia. Des huit enfants, six filles et deux garçons, elle est la sixième. Elle a grandi dans une famille traditionaliste, catholique, apostolique, provinciale, installée dans un immeuble du quartier de Teusaquillo dans la capitale, entre le froid de l’Altiplano et l’envahissante mer de nuages en provenance du vaste ciel de la savane de Bacatá. Une ville froide, fermée, soumise à des pluies constantes, comptant encore des rues tranquilles, nichée sur les flancs de la cordillère orientale, entourée de terres fécondes et de champs pleins de contrastes et de nuances. Dans les villages de l’Altiplano cundiboyacense, elle devait découvrir bien plus tard, sans doute sans en avoir pleinement conscience, le fil de laine de la mémoire Muisca, une ethnie indigène, presque éteinte, qui survit grâce à l’habileté des paysans qui tissent des couvertures, des ponchos, des sacs à dos, des ceintures
« Après le petit déjeuner, papa sortait vêtu de lin blanc et coiffé d’un chapeau, galopant sur un chemin qui passait derrière la maison ; un chemin bordé de manguiers et de pruniers, ainsi que de clôtures en pierre. Je me souviens bien de ces murs pleins de lézards. »
ci-dessus : Juan de Dios Ceballos avec ses enfants, Inés, Lya, Helena, Alberto et Olga, Zipaquirá, vers 1938. ci-contre : M e m e n t o 3 (détail du recto), 1990.
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« Maman a exercé une grande influence sur la vie de ses enfants et elle nous a tous élevés. Un peu à la manière dont les racines des arbres donnent forme à une motte de terre. C’était une véritable Antioquienne, ce qui veut dire qu’elle rayonnait de joie. Une femme libérée, comme pouvaient l’être depuis longtemps déjà les femmes de la région, qui savent subordonner leurs actes et les aspects les plus évidemment féminins, mais jamais leur stabilité intérieure ni leur force secrète. »
ci-dessus : La grand-mère maternelle d’Olga, Carolina Botero de Vélez, est née à Yarumal, Antioquia, mais elle s’établit avec sa famille à Medellín, la capitale de la province, au début des années 1920.
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et des espadrilles. Les traditions se sont perdues sur les sentiers et les routes ; des mélanges syncrétiques sont apparus, mais subsistent encore l’héritage des métiers à tisser et l’adresse des tisserands. Olga Ceballos Vélez grandit dans un cadre familial chaleureux et rassurant. Son enfance se déroule de façon amène, tranquille, sans bouleversements graves. Un privilège, si l’on pense que c’était dans une nation où les premiers jours de la république furent marqués par les guerres civiles et les combats chroniques ayant entraîné la migration de la population des campagnes vers les villes, et des provinces vers la capitale. Son enfance, tout comme celle de ses frères et sœurs, a été pleine de jeux, de promenades, de livres, de magazines et de visites périodiques dans les maisons des grands-parents. Ses souvenirs lui rappellent la douceur du climat et regorgent d’images plaisantes, de fruits et de fleurs aux senteurs persistantes, qui emplissent l’air de nostalgie et envahissent les recoins les plus secrets de sa mémoire. La maison de La Pola, dans le quartier de Robledo à Medellín, présentait un aspect campagnard, où abondaient les bacs de fleurs. Y vivaient sa grand-mère et ses oncles. L’ambiance était inoubliable et les lieux étaient propices aux aventures enfantines. Une demeure vaste, belle, bien aérée, disposant de bancs pour admirer confortablement le crépuscule. Dans le département d’Antioquia, les couleurs abondent et, à la campagne, les façades des maisons resplendissent de riches et vives peintures. Ces paysages ont certainement exercé une forte influence sur l’abondante œuvre de Olga de Amaral. Sa rétine a dû s’imprégner de ces teintes qui resurgiront par la suite dans ses tissus, tels des coups de pinceau rappelant les visions produites par les formes de la nature. Elle a appris à lire et à écrire au collège Santa Clara, tenu par des religieuses allemandes, non loin de la maison familiale, dans le quartier de Teusaquillo, à Bogotá. Elle habitait à l’angle d’une rue, dans une grande demeure entourée d’un jardin orné d’une petite fontaine où les enfants jouaient dans l'eau froide jusqu’à être trempés jusqu’aux os. Ensuite, elle est allée étudier au Nuevo Gimnasio (Nouveau Lycée) ; dans cet environnement son caractère s’est affirmé, son sens des responsabilités renforcé et sa féminité aiguisée grâce à ses contacts avec le monde et la société. Dans ce milieu austère et provincial des années 1940, elle était quelque peu en avance sur son temps. C’était un pays machiste et conservateur qui n’avait pas encore connu les grandes transformations qui allaient survenir dans le courant du siècle. En tout état de cause, plus que son passage par des collèges pour jeunes filles de bonne famille, les images qui l’ont marquée à cette époque et les lieux qui sont restés
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profondément ancrés dans sa sensibilité sont les maisons à la campagne, les trains tirés par des locomotives crachant des panaches de fumée, les arbres aussi majestueux que le kapokier, aussi fleuris que le guaiacum et aussi parfumés que les orangers ou les mandariniers. Les arbousiers et les arbres à trompettes roses occuperont une grande place dans sa mémoire. Tout comme les montagnes, les vallées et les rivières qui seront toujours des sources d’inspiration pour une grande partie de son œuvre. Son père possédait des fermes à Cachipay et à Ubaté, avant de devenir le gérant de la fabrique de ciment Diamante, à Apulo, un village au climat chaud, à quelques heures de Bogotá. Les vacances étaient donc toujours inoubliables et le contact périodique avec la campagne faisait partie de l’éducation de la famille Ceballos Vélez. Bogotá était alors une petite ville, sans la pollution et les dangers de la métropole actuelle. Les zones arborées dominaient, les montagnes étaient dépourvues de constructions et n’étaient pas entièrement asphaltées. Les rivières transparentes dévalaient des plateaux déserts, les étangs limpides et les zones humides étaient des paradis où abondaient oiseaux et amphibiens. Il n’y avait alors aucun risque, les enfants allaient à l’école et en revenaient seuls ; ils jouaient dans les parcs. Cette enfance n’était qu’une succession de jeux,
ci-dessus : Bénédiction du tunnel ferroviaire de La Quiebra, le 10 décembre 1926. La région d’Antioquia a été à l’avant-garde pour la construction de voies de transport dans le pays. Le père d’Olga, l’ingénieur Juan de Dios Ceballos, a pris une part active à cette transformation qui, grâce au chemin de fer notamment, a permis à de nombreux Colombiens de découvrir de nouveaux paysages.
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« Je dois tout recommencer, trouver ma forme, mon double, mes doubles. L’artiste est soulagé quand il estime que les doubles qu’il a créés l’aident à s’identifier lui-même au milieu de l’ensemble, le distinguent de ce qui est uniforme et confus ; ils rendent son œuvre cohérente, la font exister par elle-même et lui servent de prolongement ; ils l’aident à conserver intacte sa propre argile et, quand je parle d’argile, je pense à tout ce qui, ancestralement et au fil du temps, peut configurer un être avec toutes ses caractéristiques. »
ci-dessus : Pastora Vélez Restrepo, l’arrière-grand-mère paternelle d’Olga. ci-contre : S o m b r a 4 (détail), 1998.
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« Une pierre recèle le secret de l’univers. Ensemble ou séparément, les pierres apportent une réponse. Avec leur taille imposante et leur dignité, elles sont les maillons reliant la terre au ciel, la chair à l’esprit. J’aspire à l’esprit, à son obéissance à la gravité, à son élévation. Captive dans le silence de la pierre, il y a une réponse. La vitalité de la pierre se trouve dans sa présence. »
ci-dessus : Olga et sa cousine sous un ceiba dans la maison de campagne d’El Diamante, Apulo, vers 1945. ci-contre : Blocs de pierre dans les bois d’El Cedral, la maison de week-end de l’artiste.
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ci-dessus : Rafael F. Vélez Gaviria, l’arrière-grand-père maternel d’Olga.
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où résonnaient les voix des frères et sœurs, dans des paysages emplis des couleurs vibrantes de la terre et des frondaisons. Au collège et au lycée, elle brillait particulièrement en mathématiques et en dessin, mais rien ne laissait supposer que son avenir allait être si étroitement lié à l’art de la tapisserie. Une fois son baccalauréat en poche, elle décida d’aller étudier le dessin architectural au Colegio Mayor de Cundinamarca. Les femmes n’avaient alors pas beaucoup de possibilités d’étudier à l’université et elle-même n’avait pas encore mesuré tout le sens de sa démarche. Le dessin à main levée l’intéressait, ainsi que la couleur, la perspective, la logique et les mathématiques. Elle sut sans conteste trouver comme fil conducteur de sa formation les éléments qui lui seraient utiles pour dessiner et concevoir ses structures, si liées à certains moments à l’architecture, en tant qu’environnement indispensable à la disposition adéquate de ses œuvres. Elle fit la connaissance de Luz Amorocho, qui allait jouer un rôle déterminant à la fois comme professeure et comme amie. En elle, elle trouva un guide et une source d’inspiration pour se pénétrer de connaissances et de curiosité critique. Cette enseignante était une femme très cultivée qui s’interrogeait constamment. C’est d’elle que Olga acquit sa vision humaniste de l’existence et la volonté d’alimenter et de forger son intelligence créatrice. Le pays qu’elle découvrit après la mort de Jorge Eliécer Gaitán lui révéla la triste réalité de la violence : la population fuyait les campagnes, les villes s’appauvrissaient et la confiance commençait à être entamée par les remous d’une société de plus en plus en proie à des conflits et des contradictions. Après ses études, la future artiste textile travailla un an comme directrice de l’école de dessin du Colegio Mayor de Cundinamarca. Elle avait 21 ans et cette responsabilité témoigne de sa capacité à relever les défis et à assumer des responsabilités, des qualités dont elle a toujours fait preuve dans ses recherches et qui lui ont permis de trouver des réponses à ses propres questionnements ; en effet, l’art est en quelque sorte une recherche permanente qui se nourrit d’interrogations sans fin. À cette époque-là, elle s’est certainement interrogée à propos de sa vie. Une chose est sûre : elle n’a pas trouvé entière satisfaction dans les tâches administratives. Son esprit ne s’accommodait pas de la morne discipline des bureaux et elle était sans doute en proie aux angoisses habituelles de la jeunesse et aux envies de se lancer dans des expériences plus satisfaisantes. Elle souffrait de crises existentielles et ses quêtes intérieures la faisaient aspirer à quelque chose qui n’était pas encore advenu. Elle évoluait dans un cercle d’amis intéressés par l’architecture et par les idées sur l’art et la modernité.
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Elle se souvient d’avoir éprouvé une estime particulière pour Hans Drews, un architecte de Pereira, un homme agité qui peignait en exprimant une certaine tendance à la controverse nourrie des valeurs de l’esthétique. Ce fut lui qui l’incita à aller étudier à la Cranbrook Academy of Arts, dans l’État du Michigan, afin d’y découvrir d’autres horizons. Prête à relever de nouveaux défis, elle était bien décidée à entreprendre ce voyage. 1954 fut pour elle une année décisive : elle resta tout d’abord à New York, sans toutefois arriver à s’habituer au vacarme de cette ville débordante de vie. Elle y suivit des cours d’anglais à la Columbia University. Elle se rendit ensuite à Cranbrook pour y étudier le textile. C’était pour elle tout à fait nouveau, sans rien avoir à voir avec ses schémas habituels, à mille lieues de son cercle familial. Sa situation d’étudiante étrangère lui fit prendre conscience de son inexpérience et l’obligea à mûrir dans sa manière d’aborder la vie quotidienne et son monde intérieur. Ce voyage lui permit de trouver sa voie et marqua le début d’une étape nouvelle, liée à ce qui allait dorénavant être son moyen d’expression : le tissage, la trame, la polyphonie des fils, les cercles chromatiques, la délicatesse des fibres, la magie des textures. Olga Ceballos passait tout son temps dans les ateliers, étudiant sans relâche, spontanément, sans se soucier des notes et des finalités académiques. Elle commença à se familiariser avec le tissage, depuis le plus élémentaire : un cadre qui pouvait tout accueillir, quelque chose de profond et de primaire, une limite illimitée, une parabole de lumière, une prise de possession du temps et, à la fois, une dissolution du temporel. Elle commença à tracer sa voie avec obstination, avec amour, en envisageant toutes les possibilités offertes par le métier à tisser pour confectionner des tissus nés de l’habileté de ses doigts, de la sensibilité de ses mains, de la précision de son esprit et de la sensibilité de l’artiste qu’elle était, de sa propre expérience d’apprentie tisserande. Dans les classes de dessin, elle fit la connaissance d’une personne d’une importance capitale pour son histoire personnelle et pour sa carrière artistique : un étudiant californien d’origine italo-portugaise, Jim Amaral, qui à cette époque cherchait également sa voie. Lorsque leurs routes se croisèrent, ce fut une rencontre étrange, charnière pour tous deux, liée à l’art. Elle se sentit soutenue et le lien d’amitié qui les unissait se révéla fondamental pour tous deux. À la fin des cours, elle fut la seule étudiante invitée à exposer le résultat de son travail. Apparurent pour la première fois ses productions textiles : des étoles, des coussins, des tissus d'ameublement, tous de couleurs choisies avec soin car, dès le début, elle fit preuve d’une grande assurance dans la sélection des teintes. Au fond d’elle-même, elle
« Rares sont mes souvenirs d’enfance. Je ne me souviens ni de gros chagrins ni de grandes joies, mais plutôt d’un sentiment de sécurité. Je me rappelle les fréquents voyages à Medellín, chez mes grands-parents paternels. Toute la famille s’y réunissait. Sévères et vêtues de noir, deux tantes célibataires : l’une joyeuse et sarcastique, l’autre stricte et bigote ; elles nous aimaient et rendaient ces voyages joyeux. Plusieurs hommes austères, jeunes, jouant au billard, et leurs femmes fortes, douces et beaucoup plus expressives que les hommes. »
ci-dessus : Nicolás Vélez Mora, l’arrière-grand-père maternel d’Olga, vers 1867.
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ci-dessus : Cimetière à Padua, Tolima. ci-contre : E s t e l a 36 (détail du recto), 2007.
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avait peut-être une sensibilité de peintre, mais ce furent les tissus qui retinrent son attention et son talent. Après une année passée à Cranbrook, elle retourna en 1955 en Colombie, sûre de son choix, prête à se lancer dans le métier auquel elle se destinait. Son aventure créatrice venait de commencer. Au début, elle réalisa des tissus décoratifs, des commandes de ses amis architectes. Mais sa quête la poussa à redécouvrir les métiers à tisser des paysans et à regarder avec grand intérêt les produits issus des mains habiles des artisans, maîtres de l’art millénaire du travail des fibres et de la confection des tissus. S’il était difficile de faire venir des États-Unis des fils bruts et des teintures, la réalité culturelle de son pays lui offrait d’autres matériaux directement liés au passé d’une terre riche en traditions et en fibres naturelles. D’une certaine manière, il lui fallait découvrir toute la richesse d’un art et d’un métier immémorial par la connaissance pratique et par une observation allant bien au-delà de tout modèle formel. Olga de Amaral se construisait en tant qu’artiste textile, tout en renouant en fin de compte des liens avec elle-même et avec son pays. Elle s’intéressait aux paysannes occupées à filer tout en cheminant d’un pas rapide sur les pistes cavalières ainsi qu’aux instruments des tisserandes. Tâche presque toujours réservée aux femmes, tradition universelle aux racines singulières, patient dialogue avec le temps, le tissage est un langage primordial élaboré au cours de longs processus par des civilisations qui ont développé la culture du textile. Elle menait avec obstination des expériences avec la laine vierge, l’agave, l’étoupe, le fil de fer, les couleurs obtenues directement soit en teignant soit en gardant la couleur naturelle. Elle examinait le résultat avec la curiosité de la personne qui apprend, assimile et laisse décanter les choses à sa façon. Pendant ce temps, Jim Amaral servait dans la marine américaine, sur une base des Philippines. En 1956, ce dernier se rend en Colombie pour la voir. Il découvre avec surprise tous les attraits d’un pays qui s’offre à ses yeux avides de jeune explorateur de formes plastiques et d’impressions sensorielles ; de par sa condition de visiteur, il avait sans doute une perspective privilégiée. Il savait apprécier les objets artisanaux et la dimension à la fois pittoresque et riche de cette contrée, des aspects qui passent souvent inaperçus ou qui sont considérés comme un banal folklore par une grande
« Je n’ai pas à penser au temps. En réalité, je sens que chacune de mes œuvres possède son propre temps. Si je devais tout faire – mon esprit, ma vision des choses, est toujours plus rapide que mes mains –, je réaliserais sans doute des pièces plus petites. Dans mes travaux de grand format, je désire faire disparaître le “moi”. C’est comme dans un orchestre. Chaque tisserande apporte un certain type d’humanité, important pour la totalité de l’œuvre. Il y a de nombreuses traces humaines dans mon travail. » « Tombes, maison du mort, tombes de pierre, tours de pierre, porte, labyrinthes pour cacher l’âme. » ci-dessus : Détail du cimetière de Padua, Tolima. ci-contre : E s t e l a 36 (détail du verso), 2007.
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« Nos vies se remplissaient de sens en étant confrontées à l’aventure, les vastes plaines, les animaux, le silence, ces magnifiques couchers de soleil, la lune ronde. Tout cela faisait partie de notre existence, rien d’intellectuel ni d’amours limitées. »
ci-dessus : Olga à Ubaté, Cundinamarca, 1944. ci-contre : E n t r e l a z a d o e n r ojo y n e g r o (recto et verso), 1965. page suivante, à gauche : Olga de Amaral lors de l’une de ses expositions, vers 1965. page suivante, à droite : E n t r e l a z a d o e n b l a n c o y t u r qu e s a , 1965.
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partie des esthètes. Jim est un de ces artistes dont l’œil exercé saisissait des images et des situations avec un sens plastique où la composition et la couleur s’allient à la texture et au volume. Il n’était en principe là que pour quelques semaines ; tel était du moins son projet initial. Sans doute amoureux des impressions éveillées en lui par l’environnement des tropiques, il déclara sa flamme à une Colombienne qui tissait le fil de sa carrière d’artiste textile. Peu de temps après, Jim Amaral et Olga Ceballos officialisaient leur liaison et s’installaient à Bogotá. Le terrain propice de l’art et une certaine énergie vitale amenèrent ce couple à fonder une famille, un atelier de tissage et, surtout, à tenter une expérience alliant deux énergies créatrices en pleine progression. Du point de vue artistique, ils ont toujours été différents et les techniques qu’ils utilisaient n’étaient pas du tout les mêmes ; ils avaient cependant de nombreux points communs : leurs images pleines de sens étaient construites avec des détails très nets et leurs formes présentaient une dimension poétique. En fait, deux cultures, deux pays, deux langues, deux arts et deux esthétiques se trouvaient confrontés. Ils s’affrontaient et se rencontraient. Il y avait certes davantage de points de divergence ou, plutôt, marquant l’originalité de chacun d’eux. Il est certain que cette longue coexistence – relation affective, périple artistique, vie en commun – a créé une certaine alchimie, un espace où leurs créativités respectives s’enrichissaient l’une de l’autre. Les Amaral ouvrirent un atelier de tissage et abordèrent cette nouvelle vie tout en maintenant leur cap artistique. Ils durent surmonter les difficultés et relever les défis tout en conservant leurs plans de carrière. Ils eurent deux enfants, tout d’abord Diego puis Andrea. Comme femme et comme tisserande, Olga de Amaral mûrit et trouva la force de réaliser son œuvre, féconde et onéreuse, impossible à imaginer à ce moment de sa carrière. Jim abandonna en partie le travail du bronze et se voua au dessin et à la peinture. Quelques années plus tard, il reviendrait à la sculpture, sa forme d’expression la plus aboutie. Le couple suivit des chemins parallèles, chacun creusant son propre sillon. Quand arrivèrent les années 1960, le monde semblait prêt pour des changements profonds et convulsifs. En arts plastiques, on assistait à des bouleversements dans les conceptions et dans l’application des techniques qui souvent exigeaient le dépassement de toutes les conventions esthétiques et philosophiques. Autonome et intuitive, Olga de Amaral franchit une étape nouvelle, marquée par des modes d’expression plus libres et plus expérimentaux.
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« Avec le tissage, je veux sans doute écrire et non décrire : le double-âme, Sans doute Jim contribua-t-il à l’affirmation des convictions artistiques de la tisserande qui continuait à décrypter la vie rurale et la culture indigène, tout en en réalisant la symbiose avec l’art contemporain et ses concepts. Des pages de sa mémoire s’ouvrirent et les tissus, les paniers, les couvertures et les écheveaux de laine vendus sur les marchés des villages de son enfance durent alors revêtir une grande importance à ses yeux. En même temps, elle menait des recherches sur les possibilités d’adapter le tissage à la mode. Son goût pour la production indigène augmenta au fur et à mesure de ses recherches sur les costumes de différentes ethnies. En fait, leurs tissus avaient quelque chose de « classique », proche de la perfection et du caractère pratique, sans perdre pour autant leur beauté simple et signifiante. Sa sensibilité plus que sa raison lui permit de trouver des clés et de les appliquer à son alphabet personnel. Tout était lié aux tissus, aux souvenirs, aux maisons, aux murs. Pour ce faire, elle trouve des indices et des souvenirs enfouis dans les vieilles fermes avec leur toit, leurs balcons, leurs colonnes et leurs plantes grimpantes. Les épais murs d’adobe ou de pierres sèches lui procuraient des émotions secrètes. Elle savait détecter les motifs usés par le temps sur les vieux crépis, dans des craquelures merveilleuses qui lui découvraient un paysage miniature annonciateur des images à venir. Elle savait retrouver l’âme des objets, entrevoir de nouvelles significations en modifiant les contextes ou redécouvrir certains aspects grâce à un regard acéré capable de distinguer l’essentiel, ce qui se cache derrière chaque chose. Elle persévéra avec le métier à tisser vertical, l’expérimenta en réalisant des tapisseries et proposa pour finir des approches tactiles et visuelles révélatrices de son intention plastique latente. Deux informations vont l’aider à consolider sa recherche : elle découvre dans des galeries et des musées états-uniens des tisserands qui assument leur condition de plasticiens sans complexes vis-à-vis des peintres. Par ailleurs, les tissages des Andes péruviennes l’impressionnent beaucoup. Elle les étudie dans les livres tout en sachant qu’elle a besoin de les toucher, de les voir, et de connaître une civilisation hautement développée, qui a atteint grâce au tissage le même niveau esthétique bouleversant que les plus célèbres peintres occidentaux avec leurs toiles ou leurs fresques. Parallèlement, elle fait des essais avec des fibres, avec des bandes entrelacées, elle intervient sur la trame, elle associe les couleurs, elle tresse des variantes et dépasse les artifices de l’ornementation en proposant des codes magnifiques, sans complaisance, qui renouvellent l’art du tissage. Elle réalise de petits travaux pour lesquels elle se sert de laine vierge et de couleurs naturelles. Ses premiers essais sont
le double-protection contre la mort, le dédoublement qu’est la réalisation d’une chose nouvelle si caractéristique de son créateur qu’il se transforme en une copie de lui-même. Je pourrais penser à chaque morceau, à chaque trait, à chaque forme petite ou grande, simple ou complexe qui jaillit de celui qui crée un double. »
ci-contre : E n g r i s y r o s a d o, 1966.
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« À Cranbrook, il y avait dans l’atelier de tissage huit métiers contre les fenêtres, l’un d’eux placé dans le coin qui serait mon foyer pendant un an. J’y ai vécu mes moments de solitude les plus intimes. C’est là qu’est née ma certitude de la couleur, que j’ai perçu sa force, que j’ai senti que j’aimais la couleur presque comme quelque chose de tangible. J’ai appris là aussi à m’exprimer en couleur. Je me souviens avec nostalgie de cette expérience permettant de toucher les âmes de la main. »
ci-dessus : Carolina Vélez de Ceballos avec ses filles Isabel, Inés, Lya, Ligia, Helena et Olga. ci-contre : C i n ta s e n t r e l a z a d a s , 1969.
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timides, mais déjà rigoureux ; ils reproduisent le visible et l’intangible de ses émotions. Son langage s’appuie sur des bases solides et sa décision de devenir artiste entérine la voie choisie. C’est alors qu’arrive à Bogotá Jack Lenor Larsen, un homme-clé de l’art textile contemporain, ancien élève de Cranbrook, artiste, mécène et critique. Il rend visite à l’atelier des Amaral et montre de l’intérêt pour les tapisseries confectionnées par la Colombienne. Le contact est noué et Jack Larsen deviendra un intermédiaire important quand l’art de Olga de Amaral commencera à être connu internationalement dans le monde de la nouvelle tapisserie. En 1965, elle fonde et dirige le département des textiles de l’Universidad de Los Andes : elle enseigne ce qu’elle a appris au fil des ans par l’étude et l’expérimentation. En 1966, le couple est invité par Miguel Arroyo à exposer au Museo de Bellas Artes de Caracas. Jim présente des peintures abstraites et des dessins de petit format et Olga, un ensemble de tapisseries qui témoignent de son talent. Dans ses œuvres, variées, équilibrées, elle reprend tout de zéro pour recréer, pour se ressouvenir, grâce à des dessins suggestifs et des structures très étudiées qui remettent en question l’encadrement et interrogent le discours textile. En 1966, ils se rendent tous deux, avec œuvres et enfants, à New York et y séjournent un an ; ils découvrent la ville, visitent les musées et les galeries et entrent en contact avec d’éminents représentants du fiber-art, l’art textile. Olga fait la connaissance de Eileen Vanderbilt, la fondatrice du World Crafts Council, et devient la représentante de cette institution d’abord pour la Colombie puis pour l’Amérique latine. Un nouveau champ d’action s’ouvre pour les expressions artisanales du monde entier. En définitive, l’art textile, plus que n’importe quel autre, est intimement lié au savoir-faire de l’artisan. Néanmoins, le tisserand traditionnel joue son rôle tout en s’adaptant aux besoins ou aux demandes du marché ; l’artiste, lui, intègre ses passions et sa dextérité, il insuffle ses tensions émotionnelles à son tissage. Il accomplit le rituel de la création, donne du sens à la matière, reconstruit des symboles et génère des niveaux de communication où transparaissent sa touche personnelle et sa capacité à sublimer ses propres ressources formelles. Ces qualités rendent esthétiques les contenus ou les médiatisent grâce à la valeur d’usage qu’acquièrent ces objets.
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« Quand je pense à la couleur, quand je touche la couleur, quand je vis la couleur – l’exaltation intime de mon moi, mon autre moi – vole, je me sens autre, il y a toujours un autre à côté de moi. »
ci-dessus : Paquet funéraire d’un nourrisson, trouvé à Chiscas, Boyacá, et appartenant peut-être à la culture des Lache, entre 50 et 100 apr. J.-C. ci-contre : C o r a z a e n d o s c o l o r e s , 1971.
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