Paul César Helleu (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Association Les Amis de Paul-César Helleu, Paris, 2014 © Les 3 Crayons, Lausanne, 2014

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Audrey Hette Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Nicole Mison, Sandra Pizzo Suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer assistée d’Anne Malary

ISBN : 978-2-7572-0777-2 (version française) Dépôt légal : octobre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


Paul-César

Helleu Sous la direction de Frédérique de Watrigant


Contributeurs Paul-César Helleu est un ouvrage collectif réalisé sous la direction de Frédérique de Watrigant, présidente des Amis de Paul-César Helleu. La biographie a été rédigée par Xavier Narbaïts, journaliste. Les personnes ayant contribué à cet ouvrage sont : Textes • Sylvie Collignon, expert en estampes anciennes • Francesca Dini, docteur en histoire de l’art, expert de Giovanni Boldini et de la peinture italienne du xixe siècle • Henrik Harpsoe, historien de l’art, spécialiste du xviiie siècle • Manon Hasselmann, historienne de l’art, spécialiste du xixe siècle • Aurore Le Pogam-Laloy, diplômée de lettres modernes, auteur • Côme Rémy, expert en objets d’art et mobilier xxe siècle • Laure-Caroline Semmer, professeur d’histoire de l’art à l’Institut d’études politiques Documentation • Astrid Barsacq • Hélène Carbonnel • Chloé Hiriart • Henrik Harpsoe • Manon Hasselmann Ressources iconographiques • François Ramstein


Remerciements Lady Abdy ; Julie Anderies ; Cédric Angoujart, musée des Beaux-Arts de Brest ; Seth W. Armitage, Sotheby’s New York ; Victor Arwas (†) ; Mrs Gretha Arwas, Katrina c/o Victor Arwas Gallery ; Famille B. ; Gabriel Badéa-Paün ; Jeri Bapasola, Blenheim Palace ; Patrick, Bruno, Louis et Augustin de Bayser, galerie de Bayser ; Anne-Marie Bergeret, musée Eugène Boudin, Musées de Honfleur ; Maître Blanchet, Blanchet & Associés ; Rachel Boyd, Richard Green, Fine Paintings Gallery ; Charlotte Bowater Guilded Ltd ; Ralph Brauner ; Rachel Brishoual, musée des Arts décoratifs ; Bruno Van den Broek d’Obrenan ; Beverly Buenick, Christie’s ; Jean M. Burks, Shelburne Museum ; Élise Cambreling, musée Bonnat-Helleu, Bayonne ; Charles Cassuto ; Tara A. Cerretani, Harvard Art Museums, Cambridge (MA) ; Guillaume Cerutti, Sotheby’s ; Frank Cicurel, Sotheby’s ; Alexis Chaloupka ; Frédéric Chanoît ; Art Institute of Chicago ; Sylvie Collignon ; Raphaël Courant, Chauviré et Courant ; Lynda Clark, The Fitzwilliam Museum, Cambridge (R.-U.) ; François Curiel, Christie’s ; François Delestre, Stoppenbach et Delestre ; Bernard Derroitte ; Dr Francesca Dini ; Pietro Dini ; Isabella Donadio, Harvard Art Museums, Cambridge (MA) ; Vincent Ducourau (†) ; Sophie Dufresne, Sotheby’s ; Jean-René Etchegaray, maire de Bayonne ; Denise Faïfe, documentation de la conservation, musée d’Orsay ; Roland Gaberthuel ; Maître Antoine Godeau, Pierre Bergé & Associés ; Richard Green ; Jean Grenet, ancien député et maire de Bayonne ; Annette de Jaegher ; Claire Jolivet, Ville de Vannes ; Jennifer Johns, Pennsylvania Academy of Fine Arts, Philadelphie ; Heather A. Hales, Indiana University Art Museum, Bloomington ; Tara Hanks, Trinity House ; Hammer Gallery ; Sophie Harent, musée Bonnat-Helleu, Bayonne ; Hazlitt Gooden & Fox, Londres ; Aimée de Heeren (†) ; Peter Huestis, National Gallery of Art, Washington ; Michel Grommen ; Andrew Huber, Freeman’s Philadelphia ; Achi Ikram, musée des Beaux-Arts de Rouen ; Galerie Knoedler ; Franck Knoery, musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg ; Carlos de Laborde-Nogues ; Karl Lagerfeld ; Raphaële Laxan, Binoche et Giquello ; Antoinette Le Fahler, musée du Vieux-Château, Laval ; Françoise Le Saulx, musée de la Cohue, Vannes ; Iva Lisikewycz, Detroit Institute of Arts ; François Lorenceau ; Mallet Auction (Japon) ; Pierre Maillard, Jackie Maman, Art Institute of Chicago Images ; Marie-Edmée de Malherbe, Sotheby’s Paris ; Famille Mannaï ; Comte Armand-Ghislain de Maigret ; Brigitte Massé, musée de Troyes ; Pierre Michel, Société Octave Mirbeau ; René Millet ; Millon et Associés ; Kevin Montague, Indiana University Art Museum, Bloomington ; Maria Isabel Molestina, Morgan Library & Museum, New York ; Philippe de Montebello ; Eliane More ; William More ; Caroline Moreaux, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Valence ; Luciana Morgera ; Mark Murray ; Minneapolis Institute of Art ; National Gallery of Art, Washington DC ; Nevill Keating, Tom Ash, Harriet Turney ; Julie Novarese Pierotti, Dixon Gallery & Gardens, Memphis ; Claire O’Brien, The Baltimore Museum of Art ; Elizabeth Oustinoff, Adelson Galleries, New York ; Jose de Paula Machado ; Pascale Pavageau, Sotheby’s Paris ; Marie-Isabelle Pinet, Sotheby’s Paris ; Lord Mark Poltimore, Sotheby’s Europe ; Felipe Propper de Callejon ; Paul Prouté, galerie Prouté ; Kevin Rajicic ; Elizabeth Reluga, Isabella Stewart Gardner, Museum Boston ; Côme Rémy ; Virginia Reynolds, Detroit Institut of Art ;Valérie Richard, direction, musée des Beaux-Arts de Rennes ; Hélène RihalCamus, Christie’s ; Famille Riszk ; Marie-Christine Rivière, direction de la culture, Ville de Bayonne ; Jane Roberts, Jane Roberts Fine Arts ; Elie et Liliane de Rotschild (†) ; Gabriel Rouart ; Maître Sadde ; Béatrice Salmon, musée des Arts décoratifs, Paris ; Laurent Salomé, musée de Rouen ; Dr. Jutta Schütt, Städel Museum, Frankfurt ; Shelia Scott, Karl & Faber Kunstauktionen, Munich ; Gérard Souham ; Carey Stumm, New York Transit Museum ; Judith M. Thomas, Pennsylvania Academy of Fine Arts ; Sylvie Tocci Prouté, galerie Prouté ; Marie-Caroline Van Herpen, galerie Hopkins, Paris ; Jacqueline Vanson, née Louis-Guérin ; Dominique H. Vasseur, Columbus Museum of Art ; Julie Vial, Christie’s, Londres ; Adriana Waite, Christie’s London ; Thibault de Watrigant ; Deborah Wythe, Brooklyn Museum, New York ; Helena Walker, Bonhams ; Françoise Westendorp. Cet ouvrage doit beaucoup à Maître Patrick de Watrigant : qu’il soit ici chaleureusement remercié pour son aide et son soutien inestimables.


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Sommaire Avant-propos.................................................................................... 9 Les Amis de Paul-César Helleu

Introduction.................................................................................... 10 Frédérique de Watrigant

LA VIE DE PAUL-CÉSAR HELLEU.................................. 12 Xavier Narbaïts

De la Bretagne à Paris...................................................................... 15 Helleu impressionniste, la gare Saint-Lazare................................................... 20 Laure-Caroline Semmer

Un homme du monde au travail.................................................... 29 À la cour de Montesquiou......................................................................... 31 Francesca Dini

D’Helleu à Monet : les cathédrales............................................................... 36 Laure-Caroline Semmer

Portrait de l’artiste dans l’intimité................................................. 47 Elstir.................................................................................................... 58 Aurore Le Pogam-Laloy

Mer, bateaux, voyages...................................................................... 61 Le temps des ruptures..................................................................... 81 Épilogue.......................................................................................... 87


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L’UNIVERS DE PAUL-CÉSAR HELLEU....................... 88 Les portraits................................................................................... 91 Le pastel....................................................................................... 101 La pointe de diamant..............................................................................139 Sylvie Collignon

Les jardins de Versailles............................................................................154 Henrik Harpsoe et Manon Hasselmann

Dans l’intimité.................................................................................. 1 6 0 Frédérique de Watrigant

La peinture de plein air................................................................ 203 Ciel et mer, les marines d’Helleu................................................................211 Laure-Caroline Semmer

Helleu, créateur d’intérieurs......................................................................238 Côme Rémy

Les natures mortes....................................................................... 259 ANNEXES...................................................................................... 268 Paulette Helleu............................................................................. 268 Frédérique de Watrigant

Helleu et ses modèles................................................................... 269 Paulette Howard-Johnston

Boldini me disait…...................................................................... 277 Paulette Howard-Johnston

« Bonjour M. Elstir ».................................................................... 281 Paulette Howard-Johnston

Chronologie.................................................................................. 284 Index des noms cités..................................................................... 292 Bibliographie................................................................................. 301 Crédits photographiques............................................................... 303



Avant-propos Paul Helleu, peintre et graveur de Robert de Montesquiou, publié en 1913, fut le dernier grand ouvrage consacré à l’artiste. Aujourd’hui, grâce au travail des Amis de Paul-César Helleu, sous l’impulsion de la fille du peintre, Paulette Howard-Johnston, Helleu retrouve la place qu’il mérite parmi ses pairs avec cette biographie illustrée qui constitue l’introduction au catalogue raisonné. Grâce au témoignage de sa fille sur une époque qu’elle avait bien connue, aux indications biographiques livrées par elle et aux innombrables anecdotes qu’elle a bien voulu partager avec nous, son projet commence aujourd’hui à prendre corps. Depuis une quinzaine d’années, l’Association des Amis de Paul-César Helleu, fondée par elle, travaille à parfaire la connaissance et de l’homme et de son œuvre. À cette tâche ont bien voulu s’associer maints conservateurs, collectionneurs, chercheurs et une équipe de collaborateurs et de documentalistes. Que tous reçoivent ici nos remerciements les plus chaleureux et soient assurés de notre reconnaissance pour leur aide si précieuse. Réservant aux ouvrages à venir les aspects plus techniques du travail d’Helleu, nous avons souhaité ici faire découvrir la vie du peintre et les aspects si variés de son œuvre. PaulCésar Helleu, artiste parmi les plus doués de sa génération, avait une personnalité complexe. Pourtant, le talent que tous ses pairs s’accordaient à lui reconnaître est bien loin de l’image véhiculée du dandy que certains se sont plu à reproduire. Correspondant à un besoin, cet ouvrage devrait rendre à Helleu la place qui lui revient de droit et le faire apprécier par le public le plus large.

Les Amis de Paul-César Helleu

Marie Renard, 1884 Huile sur toile, 54 × 45,5 cm Collection particulière


Introduction Le nom d’Helleu évoque une époque allant de la fin du xixe siècle aux années précédant la Première Guerre mondiale, celle que Marcel Proust a si admirablement décrite dans son œuvre. Le succès extraordinaire qu’Helleu connut de son vivant des deux côtés de l’Atlantique repose sur la représentation virtuose des jolies femmes de la société mondaine. L’artiste aimait les femmes et son œuvre – dessiné ou gravé – constitue un hymne à leur beauté. D’un geste sûr, avec une extrême rapidité, il réalisait ses portraits en deux heures de pose, et la délicatesse de ses lignes tracées à la pointe de diamant ou au crayon résume toute la grâce de son modèle. Si ses talents de dessinateur et de pastelliste ou encore de graveur contribuèrent très largement à sa renommée, son goût raffiné fit date, car Helleu, par son originalité, créa une mode « à la française » qui influença pendant plus de vingt ans le style des hôtels particuliers et des jardins, mais aussi de la mode féminine. En marge de ce talent, toute une partie de sa production demeure méconnue. Car Helleu est un peintre remarquable mais, sans doute par pudeur, il se refusait à exposer ses toiles, les dérobant même au regard de ses amis : « Quand je serai mort », disait-il. D’origine bretonne, Helleu était attiré par la mer et le jeu des nuages. Très tôt, il entraîna sa famille à bord de yachts pour la saison d’été sur la côte normande. En ces occasions, s’il naviguait peu en mer, il recevait amis et modèles, qui appréciaient chez lui un caractère sociable et un sens de l’humour caustique. Doté d’un tempérament impulsif, il n’avait rien d’un doctrinaire et peignait en toute simplicité avec un enthousiasme joyeux et une hâte fiévreuse, dans une large palette claire. Il saisissait l’instant, la lumière, la teinte d’un ciel, tout emporté qu’il était par sa joie de vivre. Mais, souvent insatisfait par son travail, lorsqu’il redécouvrait le lendemain un ciel différent, il masquait ses toiles sous une couche de blanc ou les jetait par-dessus bord et recommençait inlassablement à capturer les sensations du moment. À bord de ses bateaux, Helleu a traité, comme l’impressionniste que reconnaissaient en lui ses pairs les plus talentueux, les thèmes de sa meilleure production : plages, ponts et voiles blanches des grands yachts, nuages fuyants, femmes à l’ombrelle, fleurs fraîchement coupées. Sa sensibilité excessive et son exigence envers luimême nous ont privés d’un grand nombre de ces toiles ; c’est fort dommage car il s’y révèle un émule de Manet et de Monet. La rareté et la qualité de ces toiles en font aujourd’hui la valeur exceptionnelle. Le présent ouvrage parviendra-t-il à faire mieux connaître Helleu et à le remettre à la place où le voyaient ses contemporains ? C’est là le souhait de tous ceux qui y ont contribué…

Frédérique de Watrigant Portrait de Paul Helleu par Boldini, 1895 Dessin au crayon noir, 70 × 38,5 cm Collection Paulette Howard-Johnston, legs au musée Bonnat-Helleu, Bayonne, inv. 2010.1.85


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La vie de

Paul-CĂŠsar

Helleu Xavier NarbaĂŻts


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Paul Helleu en buste de profil, par Gerschel Photographie argentique Collection particulière



De la Bretagne à Paris

I

l y faut de la précision et du caractère. Le jeune Paul-César Helleu fait preuve des deux : habilement propulsée par ses soins, la jatte de fromage blanc décrit une gracieuse courbe avant de s’en venir couronner la soubrette qui, affublée d’une coiffe dont la couleur constitue le seul point commun avec celles d’habitude arborées par les Bretonnes, se laisse aller à une crise de nerfs. Dans la confusion qui suit, le lanceur s’échappe, quitte la demeure familiale, prend le train pour Paris et va trouver JeanLéon Gérôme, qui l’accepte dans son atelier à l’École des beauxarts. Ainsi s’affirme une vocation précoce sur la genèse de laquelle il convient de faire maintenant un retour en arrière.

DES NOTABLES PROVINCIAUX Paul-César Helleu, usuellement prénommé Paul, naît le 17 décembre 1859 à Vannes, « dans l’ancienne rue de Séné qui dominait le port ». On ne dispose que de peu de renseignements sur sa famille, sinon que son père, Pierre-César, non pas capitaine de vaisseau, précisera plus tard sa petite-fille Paulette, mais « capitaine au long cours », selon Jean ValleryRadot, appartient à la bourgeoisie terrienne locale, alors que sa mère, née Marie-Esther Guyot, est parisienne.

Mlle Alice Louis-Guérin, 1885 Pastel, 118 × 74 cm Signé vers le bas à droite Collection Paulette Howard-Johnston, don au musée Bonnat-Helleu, Bayonne, CMNI 3037

Comme bien d’autres familles par ailleurs sans relief particulier, les Helleu peuvent se targuer de compter parmi leurs ascendants une figure hors du commun en la personne d’un grand-oncle de Paul, Joseph-Marie Le Quinio de Kerblay (1755-1814), avocat, fils d’un chirurgien du roi. À l’origine de sa fortune, un prêt de 12 000 livres, consenti par les États de Bretagne en 1783 et remboursé l’an II… en assignats. Conventionnel, ayant voté la mort de Louis XVI, il n’en épouse pas moins Jeanne-Odette-Marie de Lévis-Mirepoix ; orpheline et passablement désargentée (son contrat de mariage le laisse en tout cas supposer), cette dernière appartient doublement à la maison de Lévis, étant la fille de Louis-Marie de Lévis, marquis de Mirepoix, colonel du régiment Royal-Marine, et de Catherine-Agnès de Lévis. Bien que lointaine, une telle alliance ne nuira certainement pas au jeune Paul lorsqu’il effectuera ses premiers pas dans la haute société parisienne… En outre, les achats de biens nationaux qu’effectue JosephMarie en Bretagne – « j’en ai acheté pour 92 000 livres et pour cela j’ai emprunté 78 000 livres », rappellera-t-il en se défendant avec vigueur d’une accusation de détournement d’argent – le placent, pour une large part, à l’origine de la fortune familiale. Parmi les terres acquises dans la presqu’île de Rhuys, l’une d’elles, un clos qui appartenait précédemment à la famille du marquis de Gouvello, porte un nom seyant pour une propriété désormais passée entre les mains d’un révolutionnaire : « La vache enragée » !


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En 1793, Le Quinio demande que Jean-Jacques Rousseau soit enterré au Panthéon ; le 9 thermidor (27 juillet 1794), ses exactions et ses rapines le font décréter d’arrestation, mais il est amnistié le 4 brumaire an IV et se rallie à Bonaparte après le 18 Brumaire. Membre du Conseil des Cinq-Cents, il part ensuite pour les États-Unis, où il devient consul à Newport, commissaire des relations commerciales de France. Là, il acquiert 1 500 acres de terres en Virginie, se sépare de son épouse avant de revenir en France en 1806 pour se consacrer à l’agriculture. Avant de s’embarquer pour le Nouveau Monde, les Le Quinio ont institué comme héritier Jean Le Quinio (frère de Joseph-Marie), « rentier dans la ville de Vannes » ; à son tour, Jean lègue l’ensemble de ses biens à leur sœur, Marie-Anne (la grand-mère de Paul), devenue Helleu par mariage. Helleu, décrit comme « propriétaire à Sarzeau », tente aussi de récupérer l’héritage de sa tante par alliance, née CatherineAgnès de Lévis, et échange à ce propos une savoureuse correspondance avec le marquis de Fougères, consul de France à Charleston, lequel l’informe en 1819 de la séparation de corps et de biens du ménage Le Quinio, précisant à propos de Catherine-Agnès : « Depuis cette époque elle administre assez bien ce qui lui reste » ; en 1826, il lui mande : « Je vous informe que cette dame est morte depuis environ deux ans et qu’elle a fait son testament en faveur d’une famille française du nom de Dugat résidant dans la ville de Savannah… où son testament doit être enregistré. » In fine, et pour s’en débarrasser, le consul donne à Helleu le conseil de s’adresser à son homologue à Savannah ; on ignore les suites données à cette affaire, mais il semble bien que les Helleu n’aient en définitive rien touché des biens appartenant à leur tante. Bien plus tard, faisant malicieusement allusion à ce grandoncle Le Quinio et à la distinction d’Helleu, son petit-neveu, Marcel Proust dira à Robert de Montesquiou : « Il descend d’un guillotineur, mais il a l’allure d’un descendant de guillotiné » !

La fortune acquise par les Helleu grâce à leur oncle ne conjurera pas le destin : Paul n’a que trois ans lorsque meurt son géniteur, forçant sa veuve, âgée de vingt-huit ans, à se substituer à lui, tant pour l’éducation du jeune orphelin et d’Édouard, son frère aîné, que dans l’administration des biens familiaux – activité à laquelle elle se livre avec succès, la gestion de ses domaines du Morbihan lui valant même l’honneur, selon du moins une anecdote dont s’enorgueilliront ses descendants, d’être la première femme en France à se voir décerner le Mérite agricole. Le garçonnet rejoindra quant à lui l’établissement tenu à Vannes par les Frères de Picpus et, entre 1866 et 1872, y poursuivra sa scolarité. L’année suivante, sa mère l’envoie à Paris pour prolonger ses études au collège Chaptal, où enseigne l’un de ses oncles. Même s’il lui arrive parfois de pouvoir écrire fièrement à sa mère : « Je suis encore deuxième cette semaine. C’est pour la deuxième fois, je vais être sergent. Toutes les fois qu’on est second on va faire une visite au Préfet général des études qui vous félicite », il ne se montre pas un élève particulièrement brillant. En revanche, il s’intéresse déjà beaucoup au dessin, dont sa grand-mère maternelle l’autorise à prendre des cours ; son professeur, M. Noël, remarque son habileté et lui envoie des modèles ; le dimanche, il fréquente le Louvre. Cependant, il supporte mal l’internat. Et, s’il a déjà le goût du dessin, sa vocation d’artiste ne se révèle véritablement à lui qu’en 1874, lorsque sa mère, de passage à Paris, l’emmène au Salon et lui fait découvrir Le Chemin de fer d’Édouard Manet. Notons qu’à cette date bien peu nombreux sont les amateurs qui comprennent et apprécient ce qu’une telle peinture apporte de novateur ; rendant compte de cette exposition, Jules Claretie, méprisant, n’écrit-il pas : « M. Manet est de ceux qui prétendent qu’on peut et qu’on doit se contenter de l’impression » ? Mme Helleu, dessinatrice et aquarelliste à ses heures, fait donc preuve d’une véritable ouverture d’esprit, pour ne pas dire d’une originalité certaine.


LA VIE DE PAUL-CÉSAR HELLEU 17

Helleu faisant le portrait de Mme Gautreau dans l’atelier de Deck, 1884 Plat en céramique Collection particulière

UN ALLER SIMPLE VANNES – PARIS Mais, de là à admettre que son fils devienne « artiste », il y a un gouffre, gouffre que rien ne la prédispose à franchir : autoritaire et très pieuse, elle se figure avec horreur son fils en « rapin », succombant à toutes les tentations de la grande ville et y dilapidant la fortune familiale. Les angoisses maternelles n’affectent cependant pas son héritier, qui, encore à Chaptal, rencontre lors d’une visite au Louvre une charmante modiste qu’il se plaît à dessiner ; du dessin, les jeunes gens passent à d’autres jeux, vite interrompus par l’arrivée des vacances et le retour de l’amoureux en Bretagne. Imprudente, la petite modiste lui écrit ; sagace ou peut-être simplement soupçonneuse, la domestique intercepte la missive et la remet à Mme Helleu. Une belle algarade s’ensuit, la mère outrée assénant à son fils un bien prévisible discours : il doit revenir dans le droit chemin et, évidemment, passer ses examens avant d’entreprendre une carrière dans l’administration. Le jet de fromage blanc évoqué ci-dessus met abruptement fin à la discussion et aux ambitions maternelles tout en châtiant l’indiscrète messagère. Le jeune Helleu, pour n’être pas encore artiste, fait déjà preuve d’un vrai tempérament ! Il ne retournera que peu dans sa région d’origine et brisera même tout lien avec elle dès qu’il en aura la possibilité, c’est-àdire – nous y reviendrons – après la mort de sa mère. Rompant avec la Bretagne, dont il ne conserve que de mauvais souvenirs, il deviendra un « Parisien », qualificatif s’appliquant à des personnalités aux talents variés mais ayant pour point commun… de n’être pas nées dans la capitale.

AUX BEAUX-ARTS Nécessaire, le tempérament ne pallie pas tout et ne permet en tout cas pas d’assurer le quotidien. Mme Helleu s’incline certes devant l’opiniâtreté que manifeste son fils mais, prudente (ou quelque peu vindicative ?), resserre les cordons de

sa bourse, se bornant à envoyer des boîtes de couleurs au jeune artiste, mais pas l’argent qu’il lui réclame pourtant inlassablement. Pour l’attendrir, il lui écrit : « Je te jure, j’aime, j’adore la peinture et je n’aurais jamais rien fait de bien en autre chose. » Gérôme, lui aussi – comme il le souhaitait, Helleu est entré dans son atelier –, fait de son mieux pour apaiser les inquiétudes qu’elle nourrit, écrivant le 28 mars 1878 à Marie-Esther Helleu : « Je suis très heureux de n’avoir à vous envoyer que des bons renseignements sur votre fils, dont je suis content ; il travaille bien et est en voie de progrès, c’est un jeune homme intelligent. Je ne doute pas qu’avec sa puissante volonté, il n’atteigne pas dans l’avenir d’excellents résultats en son art. » Gérôme fait ici preuve d’une vraie tolérance, son élève ne manifestant que fort peu d’inclination pour l’académisme défendu par son maître et admirant les peintres de plein air (tels Boudin, Manet ou Monet) tenants de l’impressionnisme, cet impressionnisme dont Gérôme se pose en farouche détracteur. Sa missive, pourtant louangeuse, semble malgré tout n’avoir eu que peu d’effet sur Mme Helleu, qui continue à se cantonner dans sa détermination, rechignant à satisfaire les pressantes demandes de son fils, comme celle-ci, que citera Jean Adhémar : « J’ai été obligé d’emprunter un louis à un ami. Je compte sur toi. Tu regretterais ce que tu fais si tu voyais ma mine. Tes récoltes ne me regardent pas plus que tes propriétés. Je ne vivrai pas assez vieux pour m’en servir » (Bibliothèque nationale de France, Paris, Les Presses artistiques, 1957, p. 11).


18 PAUL-CÉSAR HELLEU

Portrait de Mme Gautreau, 1884 Céramique de Deck Diam. 60 cm Musée des Arts décoratifs, inv. RF 3594

Jeune femme à la harpe, 1885 Céramique de Deck Diam. 39 cm Collection particulière

LES CÉRAMIQUES D’UN JEUNE PEINTRE Un second drame familial se produit alors : revenant de Liverpool, où sa mère l’a envoyé apprendre l’anglais, Édouard, frère aîné de Paul, meurt brutalement à vingt-deux ans, sans doute victime de la tuberculose. Paul devient alors « chef » d’une famille réduite à sa plus simple expression car ne comprenant désormais plus que sa mère et lui. Chef ? C’est aller là bien vite en besogne : le jugeant dévoyé, Marie-Esther Helleu, convaincue que « la mauvaise fréquentation des ateliers lui a faussé le jugement » (lettre à sa sœur en 1879), s’organise en effet pour faire placer le jeune artiste sous tutelle. S’ouvre alors pour lui une période de « vaches maigres » ; s’il effectue un voyage en Hollande en compagnie de Sargent, Curtis et Chadwick, il n’en éprouve pas moins de grandes difficultés pécuniaires. Seuls lui viennent en aide Marie Renard, qui pose pour Manet et Morisot, et un modèle prénommé Olympia. « Cette étrange fille tuberculeuse et névropathe […] tenait son ménage, partageait les plaisirs et les désespoirs d’un perpétuel malcontent de soi-même, reprisait les chaussettes de soie, lavait les poignets et les manches maculés de couleur par les longs doigts osseux de Helleu. Et il ne vendait rien » (Jacques-Émile Blanche). L’adversité n’empêche pas le peintre d’entretenir de bien aimables commerces avec les dames, pas plus que de continuer à se soucier de son apparence (il porte un plastron pour masquer les trous de sa chemise). Mais son goût du luxe ne peut à cette époque se manifester qu’au travers d’un seul objet, une canne d’ébène à pommeau d’argent que lui donne une demi-mondaine en échange de son portrait. Pour subvenir à ses besoins pendant ses études à l’École des beaux-arts, le jeune Paul se met à décorer des plats des-

tinés au céramiste Théodore Deck. Blanche précise : « Il a fourni pendant une dizaine d’années ces plaques-médaillons qui s’étalaient à la devanture d’une des boutiques achalandées de la rue Halévy. » On sait peu de choses de ces plaques ; sans doute s’agissait-il d’ornements destinés à compléter des décors architecturaux. Parmi les œuvres nées de la collaboration avec Deck figurent plusieurs grands plats dont l’un de 1882, aujourd’hui conservé au musée des Arts décoratifs, sur lequel Helleu a représenté Mme Pierre Gautreau (« Je l’aime plus que tout ce que j’ai fait en faïence », écrira-til à sa mère), célèbre beauté de l’époque que John Singer Sargent figurera en un grand portrait datant de 1884, un tableau dont la sensualité provoquera un retentissant scandale et que l’artiste vendra plus tard au Metropolitan Museum de New York. Cette même année, Helleu écrit à sa mère : « J’ai fait une nouvelle grande faïence. […] Je suis très en retard chez Deck. Cela me tourmente mais je vais leur faire de jolis plats et ils patienteront. »

PREMIÈRES RENCONTRES C’est dans l’atelier de Gérôme, fréquenté entre autres par Giovanni Boldini, Jean-Louis Forain ou Antonio de La Gandara, que se lient John Singer Sargent et Helleu. Ratcliff Carter et Olson Stanley soulignent l’élégance de Sargent, une élégance à laquelle Helleu n’est pas insensible : « Ils avaient les mêmes goûts pour les vêtements ; Helleu détestait lui aussi la nonchalance vestimentaire de ses camarades et refusait de porter des pantalons de velours larges, resserrés aux chevilles, des cravates de soie souple, des chapeaux en feutre. Helleu et Sargent se distinguaient par… leur manière de s’habiller […], on aurait pu croire qu’ils étaient frères. »


LA VIE DE PAUL-CÉSAR HELLEU 19

Buste de jeune femme, 1880 Plat de Deck, diam. 60 cm Chicago, Art Institute of Chicago, don de Harry et Maribel Blum, inv. 2001.114

Jeune femme à la collerette de dentelle, 1885 Plat de Deck, diam. 60 cm Collection particulière

Fille cadette de Helleu, Paulette Howard-Johnston raconte : « Un après-midi d’avril, en 1876, John S. Sargent, alors âgé de vingt ans, et son ami Paul Helleu, âgé de dix-sept ans, décidèrent d’aller à la seconde exposition du groupe impressionniste chez Durand-Ruel, 11, rue Le Peletier. Là, ils furent si enthousiasmés par les peintures exposées qu’ils y restèrent jusqu’à la tombée de la nuit et, reconnaissant Monet, Sargent l’aborda en lui disant : “Est-ce vraiment vous, vous, Claude Monet ?” Invités par Sargent, ils allèrent dîner tous les trois au Café du Helder. De ce moment naquit entre eux une amitié qui ne devait cesser qu’avec leur mort » (L’Œil, mars 1969). Helleu se souviendra plus tard : « À l’École des beauxarts, quand j’avais quinze ans, j’étais le seul à aimer Manet et Monet, et j’avais pour cela soixante camarades clabaudant à mes trousses. » Au cours de la période 1876-1878, il va d’ailleurs se lier avec les hommes les plus représentatifs des nouveaux mouvements artistiques, qu’il s’agisse de Français ou d’étrangers, ceux-ci étant nombreux à être attirés par l’effervescence qui se manifeste alors à Paris. Français, outre Monet, des peintres tels qu’Edgar Degas et Jean-Louis Forain, des sculpteurs comme Auguste Rodin ou encore des écrivains comme Paul Bourget. Venus d’horizons divers, l’Italien Giovanni Boldini, les Espagnols Raimundo Madrazo y Garreta et Rafael de Ochoa, le Belge Alfred Stevens, les Américains James Abbott McNeill Whistler et surtout John Singer Sargent. C’est pour partager l’atelier de ce dernier au 41, boulevard Berthier, dans un local qu’occupera Boldini par la suite, plus commode, que Paul Helleu quitte celui qu’il occupait précédemment, rue Notre-Dame-des-Champs, et où il est, écrit-il en 1882 à sa mère, « très bien installé ». Ses ennuis d’argent continuent et il poursuit sa missive en disant : « Je vais tâcher de vendre des peintures et des pastels pour pouvoir manger quand je n’aurai plus d’argent. Ta lettre m’a fait

beaucoup de peine. Je ne mérite pas que tu me grondes tant. Je vaux beaucoup mieux que tu le crois. » Sargent et Helleu travailleront quelque temps ensemble puis, sans que cela entache en rien leur amitié, se sépareront, le second louant alors l’atelier d’Alphonse de Neuville, peintre spécialisé dans les sujets militaires. En 1883, le critique Duez remarque et apprécie deux œuvres exposées par le jeune Helleu au Cercle des arts libéraux, une peinture montrant La Plage du Pouliguen (pour laquelle, écrit-il à sa mère, il a « acheté un cadre de 50 F ») et un pastel, Femme lisant. Cette même année, le peintre effectue un second voyage en Hollande, cette fois avec Belleroche et Sargent ; il a fait acheter à ce dernier un tableau inachevé lors de la vente Manet. Ses démêlés d’argent avec sa mère se poursuivent, celle-ci lui écrivant en septembre 1884 : « Je vous aurais donc envoyé en un mois 270 F. Il est honteux d’agir ainsi à mon égard. Je me lève à 5 heures du matin, je me prive de toutes espèces de choses, et vous, vous gaspillez l’argent comme un fils de riche famille. […] Quand […] on me remet vos lettres, je suis toujours remplie d’angoisse car toutes ne contiennent que des demandes d’argent. Tâchez donc de vous suffire. […] Quand on peut travailler comme vous, on devrait avoir la dignité de ne pas être une charge si lourde pour sa mère. » Le vouvoiement qu’utilise Marie-Esther Helleu en dit à lui seul long sur l’affection qu’elle porte à son fils…

LES DÉBUTS D’UNE CARRIÈRE La période couvrant les années 1884-1886 apparaît comme une étape charnière dans la vie de l’artiste, tant sur le plan personnel que sur celui de son travail. Tout d’abord, il rencontre, chez son ami Ochoa, les Louis-Guérin, qui ont demandé à ce


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HELLEU IMPRESSIONNISTE LA GARE SAINT-LAZARE Laure-Caroline Semmer Lorsque, en 1874, le jeune Helleu découvre en compagnie de sa mère Le Chemin de fer de Manet, nul doute que la liberté de la touche, l’innovation de ce personnage féminin qui nous invite dans la toile, l’intérêt porté à la vapeur au second plan bouleversent le jeune homme. Tant d’audace ! Il le sait : il deviendra peintre. Et ce n’est pas son maître d’atelier aux Beaux-Arts, Gérôme, qui l’empêchera de suivre la voie de ces impressionnistes qui bousculent toutes les conventions plastiques. D’ailleurs, la même année que son entrée aux Beaux-Arts, en 1876, il se rend avec son ami Sargent à la seconde exposition impressionniste et se lie, jusqu’à la mort, d’amitié avec Monet. En 1885, quelque huit années après le maître impressionniste, Helleu s’intéresse au motif de la gare Saint-Lazare. Dans un style typique du mouvement, destiné à saisir le motif sur l’instant, il montre son intérêt porté aux effets de vapeur qui obsédaient tant Monet. Par le cadrage très innovant avec son jeu de verticales, il rappelle également les influences exercées par la photographie sur d’autres peintres du mouvement comme Degas ou Caillebotte. Mais c’est surtout

Édouard Manet, Le Chemin de fer, 1873 Huile sur toile 93,3 × 111,5 cm Washington DC, Courtesy of The National Gallery of Art, réf. 1956.10.1

Claude Monet Le Pont d’Europe, gare Saint-Lazare, 1877 Huile sur toile 64 × 81 cm Paris, musée Marmottan, inv. 4015

dans cette captation du moment présent que le peintre commence à révéler ce qui deviendra son style singulier : jeu entre des contours clairs et limpides, attachement

DOUBLE PAGE SUIVANTE :

à la ligne qui s’oppose à un fond souvent évanescent, à peine suggéré par quelques

La Gare Saint-Lazare, ca 1885

coups de pinceau. Style que l’on retrouve, dès lors, dans ses portraits, mais aussi dans

Huile sur toile 103 × 160 cm Londres, Nevill Keating Gallery

ses marines et dans ses séries de Versailles.


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Mme Helleu de profil, 1892 Pointe sèche 27,3 × 7,3 cm Collection particulière

dernier de faire leurs portraits ; à Helleu, le couple passe commande de celui de leur fille Alice, ravissante rousse alors âgée de quatorze ans. L’artiste se met au travail et envoie au Salon de 1885 deux pastels, Portrait de Mlle Alice Louis-Guérin et La Gare Saint-Lazare. Les deux font l’objet d’articles élogieux de la part de Joris-Karl Huysmans, Roger Marx ou Octave Mirbeau, qui écrit à leur propos : « L’un est un portrait de jeune fille. Grande, mince, vue de profil, le visage est pâle, encadré dans l’or roux. […] Les ondes de ces magnifiques cheveux tombent en cascade sur une robe noire. Tout cela est très simple, très personnel. […] Le second pastel […] représente la gare Saint-Lazare. Les trains en partance, ceux qui arrivent, essoufflés, lourds, dévorant les rails, surgissent de la gueule noire que simulent les arches des ponts. Des tourbillons énormes de fumée, vomie par le tuyau des locomotives, remplissent le tableau, flottent sur les parapets, tachent le ciel, rampent le long des maisons. Un parfum de charbon, âcre, se dégage de tout cela. On sent l’air déchiré par l’haleine des pistons et la toux des machines. Le tableau est dans une tonalité bleue, d’un bleu-gris dans lequel se noie la fumée et que troue le point rouge des disques allumés. En somme, l’impression est excellente. » L’accueil de la critique importe certes à Helleu, mais moins qu’un événement d’ordre beaucoup plus intime et personnel : le séduisant Paul, que bien plus tard Henri Bidou décrira « beau comme un pirate arabe », tombe en effet amoureux de son délicieux modèle, lequel, en retour, ne demeurera pas insensible au charme de son portraitiste. Un article du Figaro décrira dix ans plus tard (en 1905) Alice comme « mince avec des yeux de pervenche qui parlent, un nez légèrement retroussé, Madame Helleu est le type de la Parisienne tel que son mari le transmet à la postérité ». Très épris, Helleu confiera à sa mère : « C’est la première fois depuis que je suis né que je pense à la même personne depuis deux ans ; je dine deux fois par semaine chez la jeune rousse, Mademoiselle Guérin, boulevard Maillot, et je n’aime qu’elle. Je travaille depuis deux ans en ne pensant qu’à elle et elle est la vraie cause de mes progrès » ; dans une autre lettre, il


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ajoute : « Je l’adore, elle devient très belle. Je n’aime qu’elle, elle est très bonne, très bien élevée, très distinguée surtout et je n’ai qu’une peine, c’est que je n’ai pas assez d’argent pour l’épouser. » L’année suivante, les jeunes gens décident pourtant de se fiancer. Toutefois, stipulent les parents d’Alice, celle-ci devra avoir fêté ses seize printemps avant que le mariage ne soit célébré et ajoutent à celui-ci deux conditions : le jeune ménage habitera chez eux pendant deux ans et Alice devra terminer ses études.

DÉCOUVERTE DE LA POINTE SÈCHE Si les fiancés doivent obéir à ces oukases, le soupirant sait mettre à profit le délai qui lui est imposé en s’essayant à la pointe sèche, technique de l’estampe la plus délicate puisqu’il s’agit, à l’aide d’une pointe en diamant, de graver directement une plaque de cuivre ; en outre, le procédé rend toute retouche impossible et exige donc une main parfaite de sûreté. Il a les meilleurs des « parrains » pour l’assister et l’encourager dans ses premiers pas : James Tissot, dévasté par le décès de sa maîtresse Kathleen Newton (qui était aussi son modèle favori), s’est détourné de cette technique et lui offre sa première pointe, cette fameuse pointe de diamant, instrument anglais très supérieur à celles en acier utilisées en France et que lui envient beaucoup d’artistes. Walter Sickert se charge de faire mordre sa première planche gravée par Helleu. Toujours en 1885, la recommandation de son maître Gérôme lui vaut d’être retenu par un commanditaire britannique comme décorateur pour travailler à un Panorama, sur lequel aucun renseignement ne nous est parvenu.

LES COULEURS DE LA TAMISE Pour la réalisation de ce Panorama à Londres, Helleu doit passer six semaines en Grande-Bretagne ; il part accompagné d’Ochoa et muni de lettres de recommandation rédigées par Stevens, Madrazo y Garreta et Gérôme. Il a reçu une avance de deux

cents francs et va gagner vingt-cinq francs par jour, somme modeste mais qui lui permet d’annoncer avec fierté à sa mère : « La vie est très chère […] mais ce sera le premier mois où je ne te coûterai rien. […] Je reviendrai souvent à Londres. Il n’y a pas tant de peintres et l’on paye plus cher les tableaux. » Il tiendra parole. De ce premier séjour date sa passion pour ce pays, une anglomanie qu’il partage avec Jacques-Émile Blanche, dont il fait à cette époque la connaissance dans l’atelier de Gervex. Le ton des lettres qu’il lui adresse prouve qu’une amitié virile s’est très vite établie entre eux : « J’ai deux, même trois aventures charmantes et le temps est partagé agréablement », lui dit-il le 19 août 1885, lui décrivant une sortie dans une autre lettre : « Beaucoup de pelotage et nous avons dessiné toutes ces petites couchées sur l’herbe. » Blanche se souviendra des nombreux voyages qu’ils ont faits à Londres avec « une bande de peintres dont Helleu qu’attirait son ami Sargent, le voisinage de Whistler à Tite Street et peutêtre… la divine Princesse de Galles ; mais davantage encore, je le crois, la Tamise. […] Les grisailles chaudes de Helleu avaient une distinction surprenante, une pointe d’étrangeté faite pour retenir les amateurs. Je crois que son amour de la Tamise […] fut contagieux. Si Claude Monet et beaucoup de faux impressionnistes ont peint la Tamise, aucun […] n’en a exprimé mieux que Helleu la lumière à la fois diaprée et monochrome, lourde, impalpable et fugace, qui supprime plans et valeurs. […] À Londres, le soleil n’est jamais où, selon l’horloge, il devrait être. De désespoir Helleu effaçait : que sont devenues ses toiles de Londres ? » Effectivement, on regrette de ne savoir pratiquement rien de ces œuvres. Blanche se souviendra encore de l’admiration que provoque Helleu chez ses contemporains : « Personne n’aura vidé autant de tubes géants de blancs, de laque, de garance rose, ni usé autant de grattoirs. Selon nous, jeunes rapins, ses cadets, il était le plus habile, le plus doué ; Manet, Monet, Renoir le croyaient, comme nous. De surcroît, il nous semblait aussi intelligent que spirituel ; nous étions subjugués par une sorte d’éréthisme verbal qu’il


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avait, fait d’enthousiasme et de mépris ; la sureté de son jugement en art nous attachait à ce fanatique de la peinture. Quelles bassesses n’eussions-nous pas commises pour regarder ses études à l’huile dans ce mystérieux logement du boulevard Pereire, où personne ne pénétrait à part ces rousses à la peau verte, maîtresses et esclaves, qui disaient : “Si vous saviez ce qu’il y a là-dedans, c’est du génie, à un type comme ça on ne peut rien refuser.” » Charmantes jeunes et jolies créatures, que l’on imagine volontiers fort aptes à apprécier des talents autres que picturaux !

PREMIERS SUCCÈS L’année 1886 se résume pour Helleu en un « non » et deux « oui ». Tout d’abord, et sans doute par fidélité à Monet, qui s’est abstenu d’y participer du fait de sa mésentente avec Paul Gauguin, il décline l’invitation que lui adresse Degas et ne figure donc pas à la 8e Exposition des impressionnistes. En revanche, il accepte d’envoyer deux œuvres – Portrait de Mlle de Béchevet et Femme à l’éventail – au Salon ; les critiques Roger Marx et Edmond Jacques les accueillent très favorablement, le premier dans le Voltaire, le second dans L’Intransigeant, où il écrit : « Il [Helleu] va conquérir la renommée, c’est une révélation. » De fait, la renommée prend dans un premier temps les malicieux traits d’une caricature, celle d’Helleu que publie Caran d’Ache dans Le Figaro du 22 mai ! À la même époque, nommé membre de la Société des pastellistes, Helleu expose chez Georges Petit « cinq ou six panneaux carrés, bordés d’une mince baguette. Ces pages, comme on disait alors, ont une saveur toute nouvelle. Entre autres se font remarquer le portrait ravissant de Mlle de Béchevet et celui d’une autre jolie personne, nièce d’Arthur Meyer. […] Ces deux pastels ont été peints à la lumière du soir. […] Chez Helleu, ce n’étaient pas de ces éclairages trop chatoyants et vulgaires […] mais une recherche de couleurs délicates, comme d’une Berthe Morisot whistlérienne, nuances de subtilité que le pastel n’avait pas encore su rendre » (Jacques-Émile Blanche).

Couronnement d’un début d’année faste, on célèbre enfin, le 29 juillet, en l’église Saint-Pierre de Neuilly, le mariage d’Alice et de Paul. Marie-Esther Helleu n’en a été prévenue qu’au dernier moment. À la vérité, elle n’a en rien facilité les choses à son fils. Pourtant, la mère de Jacques-Émile Blanche, qui le connaît bien pour l’avoir maintes fois reçu à Dieppe, lui a dit : « Moi je signerais bien un certificat, mais oui, vous feriez un excellent mari. » De même, Mme Guérin s’est ralliée à l’idée de ce mariage et, décidée à en faire avancer le projet, a souhaité rencontrer Marie-Esther « à cause de votre fils Paul que l’incertitude dans laquelle il vit rend malheureux » ; plus loin, elle insiste, disant à propos de sa fille : « J’aurais voulu la marier beaucoup plus tard, mais je vois que cela ne pourra guère se prolonger bien longtemps. Surtout à cause de votre Paul que cette attente rend de jour en jour plus nerveux. » Quant à Paul, il multiplie les arguments, écrivant à sa mère : « J’adore la jeune fille que tu as trouvée charmante et qui l’est réellement. […] Tu ne donnes rien, je n’ai rien et je me marierai tout de même. […] Tu pourras partir en paix et tu me sauras soigné si je devenais malade. » Si l’on doute que ce dernier trait ait été de nature à emporter l’adhésion de Marie-Esther, le mariage ne s’en célèbre pas moins. Respectant les engagements exigés par les Louis-Guérin, le jeune ménage habite chez les parents de la mariée, soit au 7, rue Ancelle à Neuilly (Helleu y exécute Le Jardin bleu), soit dans la villa Saint-Augustin à Bénerville (lieu de villégiature voisin de Deauville), ce dont profite l’artiste pour peindre des scènes de plage. À la veille d’un voyage, il écrit à sa belle-mère à propos d’Alice : « Je l’adore et je suis tout à fait heureux. Si heureux qu’il y a des moments où j’ai peur de mon bonheur. »

Londres,Trafalgar Square au crépuscule, 1885 Huile sur toile, 75 × 63 cm Collection Paulette Howard-Johnston, legs au musée Bonnat-Helleu, Bayonne, inv. 2010-1-19


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Mlle de Béchevet, 1886 Pastel, 119,4 × 106,7 cm Collection particulière


Un homme du monde au travail

L

a décennie suivante se partage entre travail et rencontres, amicales ou mondaines, tandis que se profilent les premiers succès professionnels et que son ménage a la joie, le 4 septembre 1887, d’accueillir Ellen, le premier des quatre enfants qu’aura le couple. Quelque temps plus tard, l’heureux père raconte avec fierté à Marie-Esther Helleu, dans une lettre accompagnée d’un dessin de sa fille : « Ellen pèse quinze livres. Elle ne pleure jamais, mais jamais. Je ne l’ai pas entendue se plaindre depuis quinze jours. Tout le monde la trouve charmante. Ce croquis n’est pas très ressemblant. Elle est bien plus jolie. » Dans la même lettre, il ajoute : « J’expose en ce moment au Palais-Royal de Bruxelles trois pastels. J’ai reçu beaucoup d’articles de journaux mais Alice les collectionne, sans quoi je te les enverrais. » La même année, six de ses œuvres, certaines prêtées par la mère de Jacques-Émile Blanche ou par le compositeur Emmanuel Chabrier, sont présentées au Salon des pastellistes (chez Georges Petit), dont deux portraits d’Alice et une Tête d’Espagnole, celle-ci dans l’esprit de certaines œuvres de Manet, elles-mêmes inspirées par celles de l’école espagnole, ce que notera le critique de La République française (le 4 avril) : « Mr Helleu est un artiste très personnel, très original. […] Il procède surtout des maîtres espagnols au faire large et libre, et, s’il ne les avait pas fréquentés, il ne nous aurait certainement pas donné cette tête de femme brune dont la lèvre en fleur sourit d’une manière si piquante. »

Dans le même temps, il rencontre Robert de Montesquiou, en qui Proust, pâmé comme à son habitude devant tout ce qui porte un titre, voit le « professeur de beauté » d’une génération. Nettement moins enclin à la révérence, Léon Daudet le perçoit comme « un précieux ridicule, bien trop abondant et digressif, insupportable mais singulier » (dans ses Souvenirs littéraires). Encore plus elliptique et avec son sens de la formule bien connu, Jean Lorrain aura vite fait de le surnommer « Grotesquiou1 » ! C’est le début d’une longue amitié qui ne s’éteindra qu’à sa mort ; Montesquiou, qui admire le travail d’Helleu, lui achète six pointes sèches.

PARIS – LONDRES – PARIS En 1889 et 1890, les Helleu se rendent en Grande-Bretagne et effectuent deux séjours à Fladbury, chez Sargent, qui demande à Paul des pointes sèches afin de les exposer et de les vendre aux États-Unis. Au cours du premier séjour, les deux artistes font plusieurs études d’Alice et Helleu, enthousiasmé, écrit à Blanche : « Je suis chez Sargent avec ma femme et ma petite fille depuis une semaine, dans une délicieuse grande maison rouge à moitié recouverte de lierre, avec jardin en pelouse descendant à la rivière. C’est l’endroit le plus délicieusement anglais que je n’aie jamais vu. Nous avons plusieurs bateaux de formes charmantes 1. La paternité de ce sobriquet fut attribuée par erreur à Forain et Daudet.


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À LA COUR DE MONTESQUIOU Francesca Dini Robert de Montesquiou voit le jour le 19 mars 1855, dans la demeure parisienne de son grand-père, l’hôtel de Béthune, au 60 de la rue de Varenne. Il est le descendant d’une des plus grandes familles françaises, dont les origines remontent aux rois mérovingiens. Au fil des siècles, la famille a produit un grand nombre d’hommes illustres dont le plus connu est Charles de Batz de Castelmore, seigneur d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi sous Louis XV. Robert de Montesquiou est l’arbitre des élégances et du bon goût du Tout-Paris. Intellectuel raffiné et décadent, il aime à se définir comme « le souverain des choses transitoires ». Il est entouré d’une véritable « cour » regroupant des mondains, des peintres (Whistler, Helleu, Boldini et La Gandara), des musiciens (Debussy et Fauré) et des hommes de lettres (Verlaine et Rimbaud, Proust, Edmond de Goncourt, José Maria de Heredia, Stéphane Mallarmé, Anatole France, Gabriele d’Annunzio), tous jouissant de sa somptueuse hospitalité. L’éclectisme lié au concept moderne de l’art de vivre constitue l’un des aspects centraux de son esthétique, une sorte d’émotion artistique qui l’amène à vivre au contact permanent avec l’œuvre d’art, cette dernière n’étant selon lui pas conçue pour être dans les musées mais pour agrémenter la vie quotidienne. Cette émotion naît aussi des objets, d’où le penchant de Montesquiou à minimiser la différence entre les produits Portrait du comte Robert de Montesquiou, 1890 Pointe sèche 67 × 53 cm « Tiré à 10, planche détruite » reproduite dans l’ouvrage de Robert de Montesquiou, Helleu peintre et graveur, éd. H. Floury, 1913, pl. VI Collection Paulette HowardJohnston, legs au musée BonnatHelleu, Bayonne, inv. 2010.1.229 Quelques heures après, l’eau-forte, que je tiens pour un des chefs-d’œuvre d’Helleu, était accomplie. Il est rare que les orgueilleux soient satisfaits de leurs images. Moi je le suis de la mienne (Robert de Montesquiou).

du haut artisanat et les œuvres proprement artistiques. Dans ses diverses demeures – le pavillon Montesquiou près de Versailles, puis le pavillon des Muses à Neuilly et enfin le Palais rose au Vésinet (édifié en 1899 à l’imitation du Trianon) –, il donne des fêtes somptueuses, démonstration de son émotion artistique permanente. Le Tout-Paris y prend part ainsi que le gratin venu de l’Europe entière et d’outre-Atlantique, le « prince de la décadence » offrant à ses hôtes des fruits rares, des gourmandises issues de recettes anciennes et servies dans de la vaisselle précieuse, tandis qu’un orchestre caché accompagne de célèbres interprètes du répertoire wagnérien et que des poèmes sont déclamés par des actrices aussi célèbres que Sarah Bernhardt ou Ida Rubinstein avec, en musique de fond, des mélodies de Gabriel Fauré.


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Placer ainsi l’art au centre de la vie témoigne d’une grande modernité, ce qui rend très intéressantes les conceptions esthétiques de Montesquiou. Il incarne un type que l’on imaginait disparu depuis la fin du xviiie siècle évoqué tant par Baudelaire que par Gautier, c’est « l’arbitre du goût ». Il exerce une réelle influence sur la mode et, peut-être à cause de cela, ce Narcisse moderne, aussi distingué que cultivé et bel homme, adore se faire portraiturer. Ses manies et ses névroses inspirent à Joris-Karl Huysmans le personnage de l’intellectuel décadent du roman À rebours et à Marcel Proust celui du baron de Charlus de La Recherche. Toutefois, celui qui illustre le mieux ses vers mélancoliques est le peintre Paul-César Helleu, celui qui partage sa passion pour les fleurs d’hortensia. Le gracieux portraitiste de la société élégante de son temps crée pour lui l’illustration de la couverture du livre Les Hortensias bleus et, en retour, Montesquiou lui fait cette dédicace : « Vous m’avez mon cher Maître/ À l’Ami le plus bleu/ fait le précieux don de cette fleur frontale/ qui sur mon livre emballé, s’azure et s’étale/ Soyez en donc remercié, subtil Helleu. » Un portrait très différent est dédié à « Hortensiou » – comme l’a ironiquement surnommé Jean-Louis Forain – par le peintre Giovanni Boldini, qui partage lui aussi l’univers du poète. D’après Montesquiou, le portrait individuel, à la différence du portrait photographique, mêle l’œuvre de son auteur à l’identité de son modèle ; par voie de conséquence, le portrait moderne doit confirmer l’adhésion du représentant et du représenté au goût de leur époque, cela à travers l’importance accordée aux détails vestimentaires. C’est ainsi que Boldini fait apparaître un personnage à la fois méphistophélique et un gentleman vêtu avec élégance d’une redingote dont les formes aiguës et tranchantes – également soulignées par Gustave Geffroy – reflètent la minceur de ce modèle obsédé par le raffinement.

Vase d’hortensias dans un cache-pot à croisillons, ca 1913 Pastel sur papier, 63,5 × 79 cm Inscription : Mr de Montesquiou Collection Paulette HowardJohnston, legs au musée BonnatHelleu, Bayonne, inv. 2010-1-35 « Peintures et pastels, je possède sept panneaux d’hortensias jardinés par Helleu et dont les corymbes glauques en bondissant mirent en plateaux d’argent comme des bouquets de turquoises mortes et ces hortensias bleus sont pleins de rêves. » (Robert de Montesquiou).


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Le comte Robert de Montesquiou, la comtesse Ghislain de Caraman-Chimay, le prince de Sagan, le prince Edmond de Polignac, la comtesse Greffulhe, M. de Saint-Maurice à Dieppe, 1886 Photographie argentique

et plusieurs modèles. Je pense y rester au moins un mois pour tâcher de réussir mes peintures et mes projets de pastels. » Dans Sargent, his portrait, Olson Stanley note : « Il [Helleu] n’oublia jamais sa dette envers John et cela se transforma en une réelle affection réciproque. John l’appelait “Leuleu” et Helleu gardait toujours sur lui une lettre de Sargent, tel un porte-bonheur. Sa dévotion envers John était totale malgré son caractère difficile. » À Londres, en 1889, Helleu exécute le portrait d’un exilé de marque, Henri Rochefort, personnage alors d’une considérable notoriété (auteur, en 1868, de la célèbre formule « La France compte trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement », le polémiste a été condamné par contumace avec le général Boulanger et l’a suivi d’abord à Bruxelles puis à Londres). Il a été peint par Courbet en 1874 et Manet en 1881, sculpté par Dalou et Rodin en 1888 et vers 1887, et photographié par Disdéri et Nadar. Dans une lettre à Alice, l’artiste évoque ainsi son travail : « Rochefort pose très bien mais je n’ai plus l’habitude de tels hommes, ses cheveux sont beaux, mais il a un nez terrible, des yeux et un menton. Il est très gentil. […] Il a une petite bonne anglaise qui ne sait pas un mot de français et à qui ils ont fait croire que Rochefort est un roi de France renvoyé, fichu à la porte par son peuple et elle le croit et en a une peur horrible. » Dans une autre lettre, il lui raconte : « Hier soir dîner chez Rochefort. Comme je trouvais son portrait bien, j’ai fait une esquisse de sa nièce qui s’est trouvée mal. […] Je vais encore traverser le Park pour travailler et voir les belles rousses (mais non…). Je suis fou des cheveux des amazones, c’est exquis. Il y a ici tant de jolies choses à faire. Oh, je voudrais bien y avoir des commandes. » Que le peintre se rassure : très vite, les plus jolies femmes de la gentry le supplieront de faire leur portrait ; quant aux jolies rousses, il y en aura plus d’une dans la vie de cet impénitent séducteur, qui ne se montrera constant qu’à propos de la teinte de leurs cheveux…

PREMIERS PAS DANS LA SOCIÉTÉ En 1891, la comtesse Greffulhe, qui lui a déjà acheté des dessins, le reçoit au château du Bois-Boudran. Il la représentera à maintes reprises au pastel, portraits que Degas souhaitera lui voir présentés car il considère Helleu comme l’un des plus doués de sa génération. Notons que, après les liens noués avec Montesquiou, ceux qui s’établissent par son intermédiaire avec sa cousine, la comtesse Greffulhe (Élisabeth Greffulhe, née Caraman-Chimay, a une mère née Montesquiou), s’apparentent à une consécration sociale car, chacun à sa manière, les deux cousins « règnent » sur la société parisienne, aucun aspect de la vie artistique ou mondaine de la capitale ne leur étant étranger. Et, si Proust l’immortalisera quelques années après en « duchesse de Guermantes », la belle Élisabeth Greffulhe a déjà inspiré de nombreux artistes. D’ailleurs, on sait des représentations de son élégante silhouette par plusieurs d’entre eux, dont Eugène Lami, Antonio de La Gandara ou Philip de Laszlo, tandis que son buste a été sculpté par Franceschi. À propos de Bois-Boudran, Gabriel-Louis Pringué se souviendra : « Les milliers d’hectares de forêts, de bois et de terres qui entouraient le château du Bois-Boudran réunissaient, pour les tirés, les meilleurs fusils autour des souverains et des potentats d’Europe qui étaient les hôtes du ménage Greffulhe, qui faisait venir par train spécial l’Opéra et ses ballets, la ComédieFrançaise, les grands artistes des autres théâtres, pour les réceptions qu’il offrait à ses invités de marque dont les plus assidus étaient le roi Édouard VII de Grande-Bretagne, le roi don Carlos du Portugal et le roi Alphonse XIII d’Espagne. Les serres d’orchidées, d’œillets géants, les qualités du chef, la somptuosité des fêtes qui s’y donnaient rendaient les séjours à BoisBoudran une sorte de paradis terrestre. » Helleu brosse aussi un portrait de la comtesse Greffulhe dans le salon blanc de son hôtel parisien de la rue d’Astorg, le haut


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Le Billard. La comtesse Greffulhe, 1891 Lavis sur papier 37 × 46 cm Collection particulière

de la toile finissant, selon ses propres mots, « par une applique Empire ». Son modèle tentera d’organiser une exposition de ses œuvres à Berlin, mais le projet n’aboutira pas. Plus tard, Lucien Corpechot écrira : « Qui n’a pas connu la châtelaine de BoisBoudran à l’époque où Helleu la peignait sous la fumée de ses cheveux frisés haut et s’éventant d’un blanc éventail géant […] ne sait point ce qu’il nous restait encore de “sociabilité décorative” et de “mondanité ornementale”. » Pour n’être pas tout à fait faux, ce portrait n’en est pas moins réducteur car la comtesse Greffulhe est une véritable ambassadrice des arts ; Clemenceau lui dira en 1914, en toute immodestie : « Il ne reste plus en France que deux personnes intelligentes : vous et moi ! » Peu après, la princesse Edmond de Polignac, née Winnaretta Singer – immensément riche et mécène de nombreux musiciens –, songe à faire exécuter par Helleu le portrait de toutes ses amies. Son union avec le prince a été arrangée par la comtesse Greffulhe et Robert de Montesquiou (son précédent mariage, qui a brièvement fait d’elle la princesse Louis de Scey-Montbéliard, avait été annulé). L’alliance de ces deux homosexuels notoires, quoique discrets, fera dire à la mère de Jacques-Émile Blanche qu’il s’agissait là de l’hymen « de la machine à coudre et de la lyre » ! La Vie parisienne signale le projet envisagé : « Une jolie mode, faire faire le portrait de toutes ses amies par Helleu à la pointe sèche. L’artiste détruit ses planches et on a un album unique au monde, il est vrai que, pour passer

ce caprice, il faut avoir une fortune princière. » Fidèle comme à son habitude, Sargent s’entremet, content d’aider son ami, d’autant que la princesse « est en train de contrarier Londres en prenant avec elle une petite personne décolletée jusqu’au nombril et d’une vulgarité effrayante. Elle ferait mieux de l’emmener dans son harem. C’est extraordinaire qu’elle vous fasse attendre si longtemps votre argent. Voulez-vous que je la secoue un peu ? Sur un signe de vous je le ferai avec plaisir. » Las ! L’intéressée est aussi une femme d’argent : jugeant effectivement que ce caprice lui coûterait trop cher, elle charge Tissot de dire à Helleu qu’elle y renonce – c’est là une marque de courtoisie inhabituelle de la part d’une dame aux propos souvent si acerbes qu’ils lui ont valu le sobriquet de « Vinaigretta ». Tissot écrira à Helleu, qui se trouve à Jersey : « Je comprends votre folie pour Cowes. C’est unique, le cadre, les gens ; sans doute Jersey est plus fade, surtout en revenant de l’île de Wight. […] Elle [la princesse de Polignac] me paraît (c’est bien entre nous) désappointée à propos d’affaires en Amérique qui la dérangent dans ses projets de budget, nous arrangerons tout cela à votre retour, à la satisfaction de chacun j’espère. » Mais, malgré les bons offices de Tissot, l’album ne verra jamais le jour. Helleu, quant à lui, se console de cette commande avortée en prévoyant d’envoyer au Salon des pastellistes le pastel de la comtesse Greffulhe (celui réalisé rue d’Astorg) accompagné d’un portrait de Montesquiou.


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Église Saint-Jacques de Dieppe ou La Rosace, 1897 Pointe sèche 41 × 31 cm Collection particulière

LE TEMPS DES CATHÉDRALES L’année suivante, Helleu est, avec Caillebotte, le témoin de Claude Monet lorsque ce dernier, veuf depuis 1879, décide d’épouser Alice Hoschedé, qui est probablement sa maîtresse depuis 1875, ce qui en dit long sur les relations amicales mêlées d’admiration réciproque. Helleu entame sa série des cathédrales, travaillant huit heures par jour dans Notre-Dame de Paris. Blanche se souvient : « Il me confesse avoir ce goût et avoir travaillé à Chartres, à Reims, à Notre-Dame qu’il a habitée, la matinée, presque deux années, visitant tous les coins et recoins des tours, au milieu de ces anges suspendus dans le ciel, […] et il nous parle d’une fête où, peignant au milieu des chants, des roulements de l’orgue, au son des cloches en branle, il donnait des coups de pinceau sur la toile, à la façon d’un chef d’orchestre ! » Si Monet se concentre sur les jeux de lumière à l’extérieur de la cathédrale de Rouen, Helleu se penche davantage sur l’intérieur de sanctuaires divers et plus encore sur la lumière filtrant à travers leurs vitraux, peignant la basilique de Saint-Denis, les cathédrales de Chartres, Rouen, Reims ou, à Paris, Notre-Dame ; il enverra d’ailleurs ces deux dernières toiles respectivement aux Salons de 1892 et 1893. Les tableaux exposés en 1892 lui vaudront des compliments de la part d’Alfred Stevens : « Je tiens à vous féliciter de votre tableau envoyé au Champ de Mars. C’est exquis […]. Dans votre art, je le répète, il y a tant de goût, de distinction, l’œil est si délicat et joli que je me sens prêt à essuyer vos défauts, qui n’en a pas ? Vous êtes un artiste et un vrai. » En 1894, Monet lui écrit : « Je serais très curieux de voir Intérieur de cathédrale. Ce doit être très bien. » Cependant, traiter le même thème que celui adopté par Monet et parallèlement à lui ne présente pas que des avantages ; Helleu s’en montre conscient, écrivant à Robert de Montesquiou : « Je prends la détermination, ayant appris qu’un de mes amis des plus célèbres se met à faire le même sujet, d’exposer deux Cathédrales au Champ de Mars, pour ne pas être accusé dans la suite de copier. Je voudrais entre les deux tableaux vos

Hortensias à l’huile qui font très bien à côté des rosaces car ils sont d’un bleu différent. » Les œuvres d’Helleu n’échappent pas au critique Gustave Geffroy, qui se montre assez séduit par elles, tout en y relevant quelques faiblesses : « La virtuosité et le goût peuvent […] être aperçus çà et là en rentrant dans les salles de peinture, et ce sont, à bien prendre les mots dans leur vrai sens, qualités qui ne courent nullement les rues, comme on veut bien le dire. Il est facile de reconnaître une grâce native, une adresse jolie à exprimer les sensations reçues dans ces effets de vitraux étudiés dans la basilique de Saint-Denis et dans la cathédrale de Reims par M. Helleu. La construction granitique n’est pas assez présente, l’esprit voudrait la profondeur, la hauteur, la solidité, et le jour de mystère des admirables monuments. […] Il a su faire apparaître les fulgurantes verrières, comme il a su aussi faire fleurir sur une autre toile la douceur de la fleur de l’hortensia » (Gustave Geffroy, « Salon de 1892 au Champ de Mars », La Vie artistique, p. 307-308).


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D’HELLEU À MONET LES CATHÉDRALES Laure-Caroline Semmer

Si, en 1892, Monet et Helleu s’intéressent, chacun de leur côté, au motif de la cathédrale, si la question de la lumière est bien au cœur des deux projets, les œuvres diffèrent. Variations lumineuses à travers les vitraux, jeu iridescent pour Helleu, contemplation du temps qui passe et des subtils changements de la journée pour Monet. Exposées au Salon du Champ de Mars en 1893, les Cathédrales d’Helleu attirent l’attention. Pour Gustave Geffroy, « le kaléidoscope inattendu, l’éblouissement du vert et du violet, de bleu et de rose, a évidemment ébloui et enchanté l’artiste et il a manifesté pour nous son ravissement. Il a su faire apparaître les fulgurantes verrières ». Quant à Octave Mirbeau, qui compte au panthéon des soutiens indéfectibles de Monet, il écrit à propos des Cathédrales d’Helleu : « Le soleil frappe les vitraux de la cathédrale de Saint-Denis, et dans la chapelle, sur les piliers, les murs, c’est un ruissellement de clartés jaunes, rouges, vertes, un frisson de lumières changeantes et tremblantes qui colorent les architectures et qui tombent en pluie multicolore, sur les tombeaux où des personnages de marbre sont allongés. » Par le jeu de lumière traversant les vitraux, Helleu


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Vitraux ou Les Vitraux de Saint-Denis, 1892 Huile sur toile 92,4 × 72,7 cm Collection Paulette HowardJohnston, legs au musée BonnatHelleu, Bayonne, inv. 2010.1.47

Claude Monet Cathédrale de Rouen, portail de la tour Saint-Romain, effet matinal, 1893 Huile sur toile 106 × 73,2 cm Paris, musée d’Orsay, inv. RF 2001 DOUBLE PAGE SUIVANTE :

Intérieur de la basilique Saint-Denis, 1891 Huile sur toile 194 × 155 cm Boston (Massachusetts), Isabella Stewart Gardner Museum, inv. P28e15

a su mettre en valeur toute la sérénité propre aux lieux de recueillement. Saisi par

Intérieur de la cathédrale de Reims,

accusé dans la suite de copier ». Que le peintre se rassure, de copie, il n’est nullement

1892 Huile sur toile 201,3 × 131 cm Rouen, musée des Beaux-Arts, inv. 1922-1-30

question. Aucun doute d’ailleurs pour Monet, qui, dès 1893, demande à Helleu de

la peur d’être comparé à Monet, dont il connaît le projet, Helleu lui-même écrit à Robert de Montesquiou, expliquant son intention d’exposer afin « de ne pas être

venir lui montrer ses Cathédrales afin qu’ils puissent deviser ensemble de leurs projets si différents.


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Statue dans le parc de Versailles, Flore, 1894 Huile sur toile, 128,5 × 54 cm Collection particulière

Statue de l’Air dans le parc de Versailles, 1894 Huile sur toile, 100 × 75,5 cm Inscription : Parc de Versailles Provenance : collection du Dr Marette Collection particulière

LES JARDINS DE VERSAILLES Au Salon de 1894, changement de thème : Helleu y envoie Les Grandes Eaux de Versailles au bassin de Latone. Après avoir exploré le thème des cathédrales, il se tourne vers l’extérieur et vers un tout autre sujet, les jardins du palais de nos rois : « M. Helleu s’est attaqué à un sujet assez embarrassant, en raison même de sa complexité, il a voulu rendre l’infini jaillissement des eaux de Versailles, fixer sur la toile ces jeux de lumière, ces pluies de diamants, toute la somptuosité de ces cascades dont le ruissellement faisait partie intégrale de la décoration de Versailles au temps du grand roi. S’il n’a pas tout à fait réussi à saisir l’insaisissable, du moins a-t-il envoyé au Palais des Arts libéraux une large et puissante étude, une véritable toile de Musée » (propos du critique Le Serne dans Ménestrel du 6 mai 1894). Pour sa part, Helleu décrit à Montesquiou une « Vénus dans le brouillard se détachant sur des feuilles dorées ». Dans son Journal, Goncourt évoque une soirée hivernale chez la princesse Mathilde, soirée à la fin de laquelle « arrive Helleu, qui a passé toute la journée à peindre par ce froid les statues de Versailles, à demi ensevelies sous la neige, parlant de la beauté du spectacle et du caractère de ce monde polaire » ; plus loin : « Le palais endormi, ses parterres, ses bosquets mélancoliques se réveillent, la canne noire à pommeau d’argent de Helleu fait jaillir l’eau des fontaines oubliées. » Trois ans plus tard, Montesquiou écrira à propos de ces tableaux : « Tous les brouillards de l’automne pittoresquement décrits par la Sévigné, Helleu les a souvent peints dans ses toiles enchantées. Octobre y pleure des larmes d’or sur des Olympiens désolés ; et ce sont des automnes plus anciens dont s’attardent les reflets sur les groupes de ce bassin où des feuillages jaunes se sont défilés comme les grains de chapelet d’un abbé musqué, les perles mortes d’un collier de favorite » (Le Gaulois, 4 mai 1897). Même s’il ne saisit pas tout à fait l’insaisissable, ce type de tableaux apparaît suffisamment commercial au marchand Boussod pour qu’il s’intéresse à plusieurs œuvres d’Helleu explorant ce thème.



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Le Feu, 1893 Huile sur toile Diam. 95 cm Londres, Nevill Keating Gallery

DU PARC DE VERSAILLES AUX SALONS PARISIENS Le travail n’empêche cependant pas la vie sociale. Helleu, qui fréquente le salon de la princesse Mathilde, y a rencontré, nous l’avons vu, Edmond de Goncourt, dont il grave les traits en 1894. À cette effigie, l’écrivain répond en brossant un portrait du peintre « les yeux fiévreux, une physionomie tourmentée et, avec cela, la peau et les cheveux du noir d’un corbeau ». C’est le début d’une amitié, Goncourt lui achetant « un tas » de pointes sèches. Toujours en 1894, Helleu en expose cent vingt à New York et déclare à Montesquiou en avoir gravé pas moins de deux cent soixante au cours de cette année, concluant : « Je ne suis pas content, mais il me semble que je fais des progrès. » Retournant une nouvelle fois en Grande-Bretagne, Helleu y rencontre le prince de Galles, le futur Édouard VII ; plus tard, il gravera le portrait de la reine Alexandra, épouse du monarque. Cette année-là, Robert de Montesquiou présente Helleu à Marcel Proust dans le salon de Madeleine Lemaire, peintre de fleurs surnommée « l’Impératrice des roses » et dont Dumas

disait qu’elle « créa le plus de roses après Dieu ». Ayant un salon assez bigarré, elle reçoit, au cours de fêtes « mélancoliques et sans entrain », une société mêlant les artistes aux gens du monde. Proust s’inspirera d’elle pour le personnage de Mme Verdurin dans À la recherche du temps perdu. Les goûts musicaux de Madeleine Lemaire semblent sujets à caution à en croire Philippe Jullian dans sa biographie de Jean Lorrain : « Herman Bemberg appartenait à une opulente famille argentine originaire de Cologne. Il vivait avec un faste tempéré par la parcimonie et composait une musique fade, du sous-Reynaldo Hahn. Mais Madeleine Lemaire en raffolait ; il lui achetait des éventails et elle faisait jouer dans son atelier […] sa musique de scène pour une “Jeanne d’Arc” à qui [selon Jean Lorrain] “on aurait pu épargner ce four après le bûcher” ! » L’entente entre l’écrivain et le peintre semble avoir été immédiate ; ils vont, jusqu’à la mort de l’écrivain, se croiser dans divers salons et entretenir une amitié solide. La plus cocasse de leurs rencontres se produit de façon très peu formelle, en 1908, dans le parc de Versailles, où l’écrivain s’est fait conduire


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Fontaine à Versailles, bassin des Amours au Grand Trianon, 1897 Huile sur toile, diam. 85,5 cm Provenance : ancienne collection Mme Gaston Palewski, née Violette de Talleyrand-Périgord Collection particulière

et, raconte Céleste Albaret, « s’était fait arrêter devant un endroit où, justement, un homme, accompagné d’une jeune personne, était posté avec son chevalet pour rendre le paysage sur sa toile. C’étaient Helleu et sa fille. Et M. Proust s’était trouvé bien pris au dépourvu ; car, comme d’habitude en pareil cas, lorsqu’il décidait soudain ce genre de sortie avec Odilon [son chauffeur], il ne s’habillait pas, ne se rasait pas ; il passait tout juste un pantalon rayé et sa pelisse sur sa chemise, avec un foulard autour du cou. Il avait dit à Odilon : “Je ne peux me dérober. Ils m’ont vu et reconnu, et me voilà, à ma grand’ honte, pour ainsi dire en chemise de nuit !” Finalement, il était descendu de voiture et il avait parlé un long moment au peintre et à Mlle Helleu. Peu de temps après, il avait vu arriver boulevard Haussmann la peinture en question, achevée et montée dans un magnifique cadre ancien sculpté. Il l’avait renvoyée avec une lettre expliquant que c’était bien trop beau pour que Helleu lui en fit cadeau ». Rendons la parole – si l’on ose dire ! – à l’écrivain dont voici la dithyrambique missive : « Je suis stupéfait de la grandeur de votre générosité, je vous trouve sublime, vous avez le grand cœur de

Rubens, de tous les grands artistes. Seulement, comprenez-moi, comprenez que je ne peux prendre cela, dites-vous que si vous me le laissiez acheter, ce serait peut-être encore plus généreux de votre part, parce que, en comblant ma joie vous m’ôteriez ce sentiment cruel de ne pas pouvoir garder cela. Et vraiment, je ne le pense pas. Je vous dirai de cette œuvre merveilleuse où il y a tout, tout le ciel, tous les arbres, toute la force, toute l’eau, toute l’ombre, toute la lumière, mais qui est femme aussi ce que d’une femme disait un grand poète : “Nous serions malheureux ensemble Bien qu’innocents tous deux. ” Je serai malheureux avec cette belle chose. Mais si vous me permettez de payer la rançon de sa captivité, jamais esclave d’une beauté aussi merveilleuse n’aura reçu plus de respect et d’adoration. Il y a quelques fois une suprême délicatesse à condescendre aux scrupules d’autrui. En me permettant cette solution vous me seriez même plus grand, plus généreux que vous n’êtes. Votre admirateur reconnaissant. »


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Trois femmes dans le parc de Versailles, 1908 Huile sur toile 130 × 76 cm Inscription : à mon ami Marcel Proust Brest, musée des Beaux-Arts, inv. D.975.1.2

Femme à l’éventail, 1890 Pastel 60 × 40 cm Collection particulière

Laissons à la fidèle Céleste le soin de conclure : « Mais le tableau était revenu, cette fois avec la mention signée : “À mon ami Marcel Proust” pour qu’il ne pût pas la refuser » (Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont, 1973, p. 313). Au cours de l’année 1893, Helleu participe à plusieurs expositions dont celle du Salon du Champ de Mars, où il montre des pointes sèches et une toile que va citer Gustave Geffroy, rendant compte de la manifestation dans La Vie artistique : « Les vitraux de Notre-Dame, où cette année encore Mr. Helleu exerce sa virtuosité ». Toujours généreux à l’égard de ceux qu’il aime et admire, l’artiste fait présent à Monet d’une nature morte peinte par Cézanne, cadeau dont le récipiendaire regrettera de n’avoir pu

remercier le donateur de vive voix. Il expose aussi à Londres et à Munich, effectue un séjour à Jersey et grave plusieurs portraits de son ami Whistler. L’un de ces derniers, rapportera le Times quelques années plus tard (le 5 février 1905) en annonçant l’exposition de la Royal Society of Painter Etchers, à laquelle va participer Helleu, est exécuté lors « d’un déjeuner chez Boldini auquel participaient aussi Whistler et Forain ; au départ de ce dernier, Helleu et Boldini prirent leur matériel de travail, l’un un cuivre, l’autre du papier, et dessinèrent le portrait de leur ami. L’estampe d’Helleu est un brillant travail ». Carnet rose : la famille Helleu s’agrandit avec, le 29 septembre 1894, la naissance de Jean, seul fils de l’artiste.


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Titre de l’œuvre, 1884 Huile sur toile, 00 x 00 cm Lieu de conservation Collection


Portrait de l’artiste dans l’intimité

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elleu apparaît à maints égards comme l’homme de toutes les contradictions : volage mais toujours épris de son épouse, n’aimant pas spécialement les enfants mais nourrissant une passion pour les siens, homme à femmes cultivant de solides amitiés masculines, âpre quand il s’agit de négocier ses œuvres et follement généreux à l’égard de ceux qu’il aime, d’un tempérament coléreux qui le porte parfois à une certaine brutalité tout en étant par ailleurs capable de se montrer d’une délicatesse raffinée, aimant les voyages et tout autant son intérieur… Montesquiou ne se prive d’ailleurs pas de le morigéner : « Le mal, c’est votre caractère superficiellement dénigrant, banalement potinier, légèrement, je dirais presque allègrement ingrat. » Le poète, célèbre pour son art de se faire des ennemis, n’aurait-il pas gagné à méditer sur la paille que l’on voit dans l’œil d’autrui et la poutre qu’on ignore dans le sien ? Mais, s’il est difficile de brosser un exact portrait d’Helleu, homme aux facettes si multiples, peut-être le cernera-t-on mieux en l’observant, au moment où sa carrière prend son véritable essor, sous trois angles différents, en famille dans son intérieur, dans les relations qu’il entretient avec les artistes qu’il côtoie, dans la société au sein de laquelle il évolue. Portrait de Mme Helleu, ca 1890 Dessin aux trois crayons 37,1 × 31,1 cm Collection particulière

DANS L’INTIMITÉ FAMILIALE Comme mentionné plus haut, Helleu a très tôt une liaison avec une modiste parisienne à l’origine de sa rupture avec sa mère, aimable personne que suivent bien d’autres charmantes créatures, le plus souvent aux chevelures rousses ou auburn, et dont le catalogue n’aurait rien à envier aux mil e tre dont Leporello dresse la liste à propos de Don Juan. Son mariage, contracté alors qu’il est fort jeune, ne le prive jamais de mener, presque sans s’en cacher, une vie des plus libres. Mais ses intenses activités extraconjugales ne le détournent jamais ni de son épouse, à qui il manifeste sans cesse un indéfectible attachement, ni de ses enfants, visà-vis desquels il se montre constamment un père des plus attentifs et aimants. Toujours merveilleusement habillée (parfois par Worth et Doucet, le plus souvent par Mme Chéruit et, plus tard, par Chanel, deux couturières qu’Helleu représentera souvent), la ravissante Alice a un charme auquel peu d’hommes, de Montesquiou à Goncourt, se montrent insensibles, ce dernier écrivant qu’elle « ne pouvait faire un mouvement qui ne fût de grâce et d’élégance et dix fois par jour il [Helleu] s’essayait à surprendre ces mouvements dans une rapide pointe sèche ». Goncourt dit vrai : si plusieurs des peintres que côtoie Helleu ont maintes fois représenté Alice, lui-même la prend, elle seule, ou elle et ses enfants (mais aussi ces derniers seuls), comme modèle privilégié, et une incroyable quantité de portraits


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Mme Helleu portant Paulette, 1906 Dessin aux trois crayons 47,3 × 31,1 cm Collection particulière

c’est ma femme et ma fille dans ce Retour du Bois”. Bonnard, dans un grouillement de foule, n’avait pas négligé la ressemblance de ses personnages. » Et, au cas où le pinceau, le crayon ou le burin n’y auraient pas suffi, il écrit en 1921 à sa fille Paulette, à propos d’une pointe sèche la représentant et très admirée aux États-Unis, où il se trouve alors : « Ta gravure a eu un succès étonnant. C’est que je t’aime beaucoup et que cela a dû être gravé par moi en la faisant. » L’expression de son amour prend parfois un tour étonnant, on le mesurera à cette missive envoyée vers la fin de sa vie à Alice : « Je n’ai que toi. Je n’ai jamais eu que toi. Je ne t’ai jamais trompée qu’en te disant que je l’avais fait. Voilà la vérité. Tu es la douceur, la santé, la gentillesse, la bonté et mon cœur est bien vieux mais n’a jamais aimé que toi. Ton mari qui t’aime » ; voilà qui en dit long et sur le couple et sur l’intelligente tolérance de celle à qui s’adressait cette curieuse déclaration !

LE GOÛT HELLEU

peints, dessinés ou gravés en témoigne. L’ensemble détaille avec une minutieuse tendresse tous les aspects de la vie familiale de l’artiste et suffit à mesurer l’intensité de ses sentiments à l’égard de ses proches. Notons pour l’anecdote qu’Alice et Ellen sont prises pour modèles sans qu’elles le sachent, ainsi que le rapporte Vollard dans ses Souvenirs d’un marchand de tableaux : « J’eus de Bonnard une série de lithographies en couleurs de Vues de Paris. Un jour Helleu s’amusait à les regarder. “Mais, s’écria-t-il tout à coup,

L’attention constante manifestée par Helleu à l’égard de sa famille va de pair avec le soin qu’il apporte toujours à créer pour elle un cadre de vie mieux que plaisant. Ses diverses installations frappent ses contemporains par leur originale élégance, laquelle tient pour partie à une innovation : l’emploi du blanc. À une époque où prévaut la mode des intérieurs sombres et quelque peu étouffants, Helleu choisit dès 1888 de peindre ses murs en blanc (une dizaine d’années plus tard, la décoratrice Elsie de Wolfe imposera à son tour des teintes claires et lumineuses outre-Atlantique ; ne lui en aurait-elle pas « emprunté » l’idée ?). Par la suite, ce goût perdurera, le blanc s’étendant aux rideaux et à la couverture des sièges qu’il fera tapisser d’un damas blanc provenant d’une décoration réalisée dans une église pour un mariage. Le 2 mars 1902, le critique Georges Bal écrit dans le New York Times à propos de l’appartement d’Helleu : « C’est le triomphe du blanc, non pas le blanc


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Mme Helleu lisant Dessin aux trois crayons 69,5 × 53 cm Collection particulière

banal des appartements au goût du jour, mais un blanc spécial, “le blanc Helleu”, dont quelques ors éteints, cadres sans toiles, fragments de guirlandes, relèvent l’uniformité, et les sofas Récamier, les canapés et les fauteuils Directoire en bois tout blanc un peu empoussiérés avec leur satin crémeux de la teinte même des toiles dont on recouvre généralement les sièges en attendant mieux. » Le critique fait preuve d’un œil remarquable en évoquant ces sièges « un peu empoussiérés » car Paulette racontera bien plus tard (Gazette des beaux-arts, avril 1967) : « Je me souviens d’avoir un jour surpris mon père, une pelle à la main, pleine de cendres refroidies qu’il prenait dans la cheminée et qu’il répandait sur le satin blanc d’un canapé qui venait d’être recouvert, déclarant que le ton était trop dur, et qu’il fallait lui donner une patine ! » Constante, la couleur blanche sert donc d’écrin à ses tableaux, objets et meubles. Mais que sont donc ces derniers ? On notera d’abord qu’ils forment un décor sans ostentation puisque, alors qu’il connaît pourtant déjà Helleu de longue date, un aussi fin observateur que Proust reconnaîtra : « Je ne m’étais pas douté que les choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des merveilles longtemps désirées par lui, qu’il avait suivies de vente en vente, connaissant toute leur histoire jusqu’au jour où il avait gagné assez d’argent pour pouvoir les posséder. » Les photographies d’époque conservées laissent entrevoir un mobilier d’un classicisme de bon aloi, égayé de plaisants bibelots. Sur les murs, tableaux et estampes, anciens ou modernes, et… des cadres vides ! Comme le marquis de Biron, grand amateur au tournant des xixe et xxe siècles, et plus tard Van Dongen, Helleu apprécie en effet ces derniers pour eux-mêmes ; ainsi, sur une photographie, on le voit près d’un meuble d’entredeux d’époque Empire, dont le plateau de marbre supporte un grand cadre Louis XVI (probablement d’Infroit), dans l’ouverture duquel apparaît un petit cadre ovale, lui aussi avec une « lunette » vacante. Mais de tels éléments demeurent trop fragmentaires pour ne pas laisser le curieux sur sa faim.

Or, presque jour pour jour un an après le décès du peintre, les 28 et 29 mars 1928, Me Lair Dubreuil, le grand commissairepriseur parisien de l’époque, procède, dans les salles 9 et 10 de l’hôtel Drouot, à la vente de la collection formée par Paul Helleu. Les experts sont MM. Schoeller (pour les œuvres modernes), Paulme et Lasquin (pour les œuvres anciennes). Précis, le catalogue de 221 numéros mentionne les provenances, souvent prestigieuses, des lots : la vente après décès de Boudin pour plusieurs de ses études de ciel au pastel, la dispersion de l’atelier Degas pour deux dessins du maître et la collection de celui-ci pour des Études de draperies par Ingres, la célèbre vente des Goncourt pour une estampe d’après Watteau, celle de Hoentschel pour deux grands cadres Louis XVI, celle de l’antiquaire Mme Lelong pour un miroir datant du même règne ou encore celle de Victorien Sardou pour des reliures ; quant aux meubles, une table de salle à manger de la fin du xviiie siècle proviendrait du château de Malmaison, un meuble d’entre-deux a été acquis à la vente du duc de Talleyrand, Valençay et Sagan…


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Élégante assise, dite par Giovanni Boldini Dessin aux trois crayons, 71,1 × 58,4 cm Collection particulière Ce dessin a été attribué à Boldini en raison de la signature, mais Paulette Howard-Johnston l’a authentifié en 1996 comme une œuvre de son père, dont on reconnaît aisément le style.

Mis à part des œuvres modernes sur papier par Boldini, Boudin, Corot, Degas, Jongkind ou Meissonier, des tableaux par Boldini, Boudin, Monet ou Stevens, et son originale collection de cadres, le catalogue laisse supposer qu’Helleu cultivait des goûts assez classiques, ceux de la société élégante de son temps : estampes, dessins et tableaux anciens par Boucher, Fragonard, Greuze, Rigaud, Hubert Robert ou Watteau, Liotard ou Monnoyer. L’éclat de l’orfèvrerie et le blanc crémeux des céramiques de Pont-auxChoux font écho et au goût de leur propriétaire et aux tonalités de ses œuvres. Les objets d’art, en revanche, témoignent de son goût pour le décor, notamment par la présence de plusieurs motifs sculptés en bas-relief de fleurs ou de trophées, d’instruments de musique ou d’un globe céleste en métal peint datant de 1800 ; les meubles sont, quant à eux, d’époque Louis XVI ou Empire, d’un raffinement tenant plus à l’élégance des lignes et des volumes qu’à la préciosité de leur ornementation. La collection Helleu remporte un vrai succès, pratiquement aucun lot ne restant invendu. Parmi les acheteurs, des musées (le musée Rodin pour le plâtre, dédicacé à Helleu par le sculp-

teur du Baiser, et le musée des Arts décoratifs pour une petite console d’applique d’époque Louis XV), des professionnels (Cassirer : six études de draperies par Jean Auguste Dominique Ingres et un dessin par Gabriel de Saint-Aubin), les experts de la vente (qui ont dû enchérir sur commission d’acheteurs souhaitant demeurer anonymes), mais aussi de gens du monde. Ainsi, le général Barès achète Le Petit Berger, un rare cliché-verre de Corot ; la princesse de Poix, née Courval, une sanguine de Watteau montrant cinq têtes de chien et un cadre Régence ; André Boas, des Barques à Pourville par Monet (46 000 francs pour cette toile de 1882) ; le comte de Gramont, un grand cadre d’époque Régence ; Mme Léon Orosdi, belle-mère d’Ellen Helleu, un baromètre Louis XVI ; enfin, la comtesse de Béhague, légendaire amateur (des fractions de ses vastes collections font aujourd’hui l’orgueil des plus grands musées), achète plusieurs lots, dont une Étude de voiliers à la sanguine par Watteau, un cadre circulaire d’époque Régence et les deux grands cadres Louis XVI provenant de la vente Hoentschel (les payant 5 700 francs alors qu’ils avaient coûté 2 100 francs à


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Mme Helleu dans l’atelier de son mari Huile sur toile 81,3 × 67,7 cm Collection particulière

Helleu en 1919), et encore, aux armes de Bertin, lieutenant général de police de la Ville de Paris, une reliure Louis XV provenant de la vente de Victorien Sardou. La vente constitue un brillant hommage rendu à l’amateur et à l’artiste par la société proustienne, dont il fut l’un des meilleurs illustrateurs. Comme souvent en pareil cas, les héritiers d’Helleu ont une attitude différente, Ellen et Jean décidant aussi de vendre l’appartement de la rue Émile-Ménier ; plus tard, il sera divisé et leur sœur Paulette en rachètera des années après une partie, celle qui servait d’atelier à son père, comme elle s’était attachée lors de la vente aux enchères à acquérir plusieurs des objets choisis avec discernement par Helleu et dont il avait eu plaisir à s’entourer. L’intérêt que porte Helleu au mobilier transparaît dans bon nombre de ses œuvres – céramiques de Pont-aux-Choux,

harpe, globe terrestre, chaise lyre… y figurant, ce que ne manque pas de remarquer Montesquiou, les comparant avec une réjouissante méchanceté à celles de Sargent : « Bénissez le ciel quand il vous met sous les yeux un Sargent dénué d’accessoires ou quand ils se borneront à ces vilains sièges sur lesquels l’artiste a la manie d’asseoir ses modèles, bergères et canapés faux Louis XV évidemment fabriqués au Faubourg Saint-Antoine. […] Il ne me semble pas possible que Mr. Sargent réussisse à obtenir pour ces bois cet aspect truqué en travaillant d’après des meubles authentiques. Oh ! La laideur des meubles de cet “intérieur vénitien” ! Ce ne peut être que le palais […] reconstitué par la princesse Edmond de Polignac ! À moins que la comtesse René de Béarn n’ait, elle aussi, un pied-à-terre à Venise. Regardez les indications


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John Singer Sargent Portrait de Paul Helleu, 1880 Huile sur toile 72,2 × 49,7 cm Mme Ellen Orosdi, don au musée Bonnat-Helleu, Bayonne, inv. CMNI 617

LE PREMIER CERCLE, LES ARTISTES

de meubles dans un tableau de Boldini ou d’Helleu. Ce sont des bibelots, des bijoux ; ils sentent Madame Lelong [grande antiquaire de la fin du xixe siècle] d’une lieue. Ces deux derniers artistes exagèrent même presque, en ceci qu’ils détournent l’attention du collectionneur et la prennent au modèle pour la reporter sur le siège où il est assis. Devant eux l’œil d’un Biron [amateur célèbre de l’époque] hésite entre la jolie femme et la jolie chaise. » Mesure-t-on la chance qu’a Helleu de trouver grâce aux yeux d’un observateur si vipérin ? Les quelques notations qui précèdent lèvent un peu le voile sur l’homme dans l’intimité de son cadre familial, mais elles ne sauraient prétendre cerner à elles seules une personnalité qui trouve aussi son épanouissement dans la fréquentation de ses pairs et de la société parisienne.

Assez tôt parvenu à une enviable notoriété, Helleu ne reniera jamais les liens, souvent anciens car datant de son passage dans l’atelier de Gérôme, qu’il a avec ses pairs, pas plus qu’il ne variera dans son admiration – son goût pour Watteau le prouve – envers les maîtres du passé. Il s’attire même le sobriquet de « Watteau à vapeur », sobriquet dont l’origine prête à controverse. Se référant à Proust, Paulette Helleu écrit : « Comme Elstir, Helleu “restitue la grâce du xviiie siècle, mais moderne, […] c’est un Watteau à vapeur”, phrase faussement attribuée à Degas (qui l’a toujours farouchement niée dès 1902). Elle serait de Léon Daudet, dont mon père reconnaissait l’intelligence, mais qu’il ne pouvait pas supporter parce qu’il chantait à table ! Mon père n’avait pas toujours un caractère facile et, sachant dire parfois durement ce qu’il pensait, avait reproché sa tenue à Léon Daudet ; celui-ci ne l’oublia pas et trouva “le Watteau à vapeur”. » Paulette a raison d’employer le conditionnel, car dans son livre sur Degas (Fayard, 1990), Henri Loyrette attribue le mot à Michel Manzi… Déjà, dans ses Souvenirs d’un marchand de tableaux, publiés en 1937, Vollard déclarait : « Si pour fixer ses silhouettes féminines […] l’artiste avait le trait rapide, du moins ses dessins n’offraient nullement le caractère précipité que pourrait faire supposer le mot […] “Helleu c’est un Watteau à vapeur”. » Le sobriquet « collera » malgré tout durablement au peintre, à qui Boldini écrira en 1912 : « Faites peu de portraits mais qu’ils soient tous bons et pas à la vapeur ! » S’agissant des contemporains, plusieurs artistes comptent au nombre de ses plus proches amis ; toutes rivalités professionnelles s’effacent ici devant le plaisir d’être ensemble et de s’amuser. Car nos rapins n’engendrent probablement pas la mélancolie, surtout quand ils ont pour nom Sem ou Boldini, qui forment avec Helleu un inséparable trio. Il a rencontré le second dans l’atelier de Gérôme, fréquenté aussi par nombre d’artistes avec qui il restera lié sa vie durant, tels Sargent ou Forain. Le trio Helleu-Boldini-Sem sera célèbre au point d’être chanté en vers de mirliton par Willy, le premier mari de Colette :


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Sem La Valse chaloupée Encre de Chine 43 × 30 cm Collection particulière

Sem dessinant, Whitney Warren et Mme Helleu sur le pont d’un yacht Photographie Collection particulière

« Ils viennent à la queue leu-leu Boldini, Sem, Helleu Tous trois contemplant l’infini Helleu, Sem, Boldini Et l’un s’en va, l’autre idem Boldini, Helleu, Sem. » Beaucoup d’entre eux font preuve d’un esprit passablement ravageur, Sem et Forain en particulier. Le premier, périgourdin, est passé par Bordeaux et Marseille avant d’arriver en 1900 à Paris, en pleine possession de son moyen d’expression, la caricature ; son premier album sur les gens du monde surprend par la faculté qu’y démontre son auteur de saisir le trait distinctif d’une physionomie et fait de lui un témoin de son temps. Forain, peintre et illustrateur, passé comme Helleu par l’atelier de Gérôme, est, comme Sem, l’un des grands satiristes de son époque ; à quelqu’un qui demandait le pourquoi de l’acidité

de Forain, narre Goncourt, un interlocuteur répondit : « C’est qu’il a mangé de la vache enragée », tandis qu’un autre ajoutait : « Il n’en a pas seulement mangé, il l’a épousée ! » Sem et Forain ne partagent pas seulement un alerte crayon, tous deux faisant volontiers preuve d’un humour et d’un sens de la repartie également ravageurs. Ainsi, à un quidam qui venait d’acheter un titre de noblesse au pape et lui demandait quelle devise adopter, le premier répondit : « Pas de quartiers ! », tandis que le second ajoutait : « La couronne que j’enverrai pour votre enterrement sera, elle, vraie ! » En Boldini, évoluant lui aussi avec succès dans la même société, Helleu aurait toutes les raisons de ne voir qu’un rival. Plus âgé et affligé d’un caractère difficile, Boldini peut même franchir les limites de l’odieux, comme le relate Henry Bidou, rapportant qu’il montra un jour à Helleu « le portrait commencé d’une femme qui n’était plus parfaitement jeune, lui disant : “Je suis content de la figure. On voit bien qu’elle a


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John Singer Sargent Étude en plein air, Paul Helleu peignant et sa femme, 1889 Huile sur toile, 65,9 × 80,7 cm New York, Brooklyn Museum, inv. 20.640

un râtelier” », propos d’autant plus cruel que, ajoute Bidou, « le modèle était assez proche pour l’entendre » ! Mais la laideur autant que la méchanceté de l’Italien amusent Helleu (qui surnomme Boldini « le Monstre »), lequel, note René Gimpel dans son Journal, « est aussi rosse que ses amis Boldini, Sem et Degas », rappelant par exemple : « Helleu disait de Clemenceau qu’il parlait d’art comme un calicot ! » On imagine volontiers les propos échangés par les trois inséparables compagnons qu’ont été Helleu, Boldini et Sem ! Bien sûr, tous ces artistes ne se bornent pas à partager leurs amusements ; tous se passionnent pour leur travail et s’intéressent à celui de leurs pairs, le plus souvent en lui portant une attention bienveillante, voire admirative. Beaucoup de correspondances échangées entre eux montrent la curiosité qu’ils éprouvent à l’égard de leurs travaux respectifs. De ce point de vue, les relations régulières entretenues avec Sargent, autre membre du premier cercle de ses amis, apparaissent plus significatives que les missives de Boldini ou de Sem, amis proches qu’il voit constamment à Paris et qui n’ont donc pas de raison de lui écrire souvent. En revanche, où qu’il soit, Sargent garde

Helleu peignant et sa femme Alice chez John Singer Sargent, 1889 Photographie argentique Collection particulière

un contact régulier avec Helleu. Leur amitié est ancienne, ce dernier le confie à Goncourt, qui s’empresse de le noter : « […] le trouvant souffreteux et découragé, Sargent lui dit : – Venez avec moi à Nice. – Mais je n’ai pas le sou ! – C’est ça qui vous fait me refuser ? Eh bien voici un pastel que bien certainement on vendra dans quelques années mille francs. Les voilà les mille francs, et faites votre malle ! » Rapporté en 1894, ce trait date des débuts d’Helleu, mais Sargent ne cessera de se montrer plein de sollicitude à son égard, lui transmettant les compliments d’un de ses modèles et lui disant : « Comme je suis content que vous travailliez bien ! » ; lui assurant : « Je suis heureux que votre exposition ait du succès » ; l’encourageant à peindre : « Vous vous sentirez un homme libre et vous ferez de belles choses en vous remettant à la peinture » ; le félicitant : « Grand Central est une grande chose », ou encore : « Je trouve vos pointes sèches ravissantes, délicieuses. Whistler est venu me voir hier et je crois qu’il a été charmé. Il en a emporté pour les montrer à sa femme » ; lui trouvant des clients : « Il y a à Paris cet hiver une Américaine un peu cousine


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à moi. […] Elle est assez belle. Drôle de physionomie, peut-être pas assez jeune pour votre goût – mais amusant – elle s’appelle Mrs. Potter. » De même, Sargent se charge de vendre aux ÉtatsUnis un tableau de Watteau découvert par Helleu à Drouot, et de le faire payer rapidement pour éviter que les variations des taux de change ne lui fassent perdre de l’argent ; il propose de faire le portrait d’Ellen Helleu et de le lui offrir en cadeau pour son mariage, et partage les soucis d’Helleu à propos des ennuis de Monet… Voit-on souvent un ami si sûr et fidèle ? Helleu, trop souvent connu sous l’étiquette réductrice de portraitiste mondain et sans nul doute avant tout un peintre impressionniste, doit, on l’a vu, sa vocation d’artiste au choc qu’il a ressenti en voyant Le Chemin de fer de Manet. Comme Forain, il entretiendra les meilleures relations avec plusieurs de ses contemporains et représentera certains d’entre eux, notamment Boudin, à maintes reprises. De même, parmi les impressionnistes, il connaîtra Renoir, sera proche de Degas et intime de Monet. En dehors de ceux-ci, il est, au moins une partie de sa vie, très lié à Blanche, dont il partage à plusieurs reprises l’atelier en Normandie et avec qui il se rendra souvent en Grande-Bretagne, pays que tous deux apprécient. Cependant, leurs rapports s’envenimeront du fait, on se doit de le reconnaître, du caractère entier d’Helleu. Un jour, en effet, où tous deux se trouvent en bateau sur la Tamise, il jette à l’eau une toile de Blanche qu’il jugeait mauvaise ! Helleu ne peut se targuer d’avoir un caractère facile ; mais, prompt à la colère, il oublie ses éclats… parfois plus vite que ceux qui en sont victimes ; chassé de son esprit, l’incident marque en revanche celui de Blanche, qui en garde très vif le souvenir, et les rapports entre les deux hommes s’en ressentent fortement, l’offensé battant dès lors froid à l’iconoclaste… sans pour autant se départir de l’admiration qu’il manifeste toujours à l’égard de son talent. Font aussi partie du cercle amical d’Helleu une pléiade d’artistes étrangers qu’il rencontre soit à Paris, soit au cours de ses voyages en Grande-Bretagne ou aux États-Unis : ainsi Tissot,

Sickert, Ochoa, Madrazo y Garreta, Whistler, Gay, Stevens et tant d’autres. À maintes reprises, ces peintres se représentent les uns les autres, nous laissant ainsi de nombreuses preuves de la cordialité de leurs rapports. À ce cercle somme toute d’ordre professionnel, et se confondant partiellement avec lui à l’occasion, s’ajoute celui des gens du monde, l’expression incluant l’aristocratie de naissance ou d’argent, les gens de théâtre, les écrivains et les personnalités du monde scientifique, ceux dont Helleu partage le quotidien, ceux dont il fait le portrait fréquemment et dont beaucoup ont avec lui des relations dépassant largement celles qui se peuvent nouer entre un artiste et son modèle dans un cadre strictement professionnel.

LE « GRAND MONDE » D’HELLEU La vie d’Helleu correspond à la période de prospérité, à nulle autre pareille, que connaît le monde entre la fin du Second Empire et la Première Guerre mondiale et qui se prolonge aux États-Unis jusqu’à la crise de 1929, deux ans après sa mort. Bien qu’amputée d’une partie de son territoire, la France continue à rayonner sur les arts tandis que l’empire de la GrandeBretagne s’étend sur tous les continents et que les États-Unis mettent en valeur des richesses semble-t-il inépuisables. C’est la Belle Époque ou, dans les pays anglo-saxons, le Golden Age. En fait, seule une poignée de privilégiés, ceux figurant aux premiers rangs grâce à leur statut social, leur fortune ou leur talent, profite véritablement de cette Belle Époque. GabrielLouis Pringué, qui est leur commensal, évoque ainsi, et non sans indulgence, ce groupe à partir duquel la société tout entière se hiérarchise : « La société accessible, libérale, intelligente, compréhensive, sceptique, ironique, voluptueuse, affable, bouleversante d’agréments luxueux et spirituels, ne connaissant nulle morgue tant qu’on ne lui manquait pas était la haute aristocratie […] par le fait de mariages et d’intérêts réciproques, associée à la grande industrie et à la finance, qui se flattaient de


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Portrait de la princesse de Ligne, ca 1900 Pastel 128 × 98 cm New York, collection Spencer et Marlène Hays

lui vouloir ressembler et l’imitaient assez bien. » Assez fermé, ce milieu étroit n’en accueille pas moins « tout ce qui l’attirait, le charmait, le distrayait, c’est-à-dire les vedettes : qu’elles fussent du cœur ou de l’esprit, de l’Académie de médecine ou du barreau, de la scène ou des arts. Tout ce qui avait une réputation dans les annales de la célébrité y était reçu à bras ouverts ». À ce groupe s’agrège celui formé par les étrangers – essentiellement diplomates ou particuliers fortunés –, qui se confond presque avec lui, l’assimilation étant d’ailleurs favorisée par les unions matrimoniales, une « société cosmopolite […] qui calquait sa manière d’agir sur les façons du gratin et de la finance qu’elle vénérait comme Dieu le Père ». Bien que subdivisé par de subtiles nuances, celles qu’analysera Proust avec la précision d’un entomologiste, cet amalgame formait « le monde », terme auquel on préfère alors « le gratin », composé de gens « dans le train », la brillante minorité que décriront aussi Paul Bourget, Henry James ou Edith Wharton, que peindront Helleu, Boldini ou Blanche et que caricatureront Sem ou Forain. Le même constat s’applique à la Grande-Bretagne, à la réserve près que la présence d’un monarque y implique cependant une organisation plus rigide encore de la société. Hérissée de couronnes, servie par d’innombrables domestiques portant encore la livrée, courant de salon en salon selon les « jours » de telle ou telle maîtresse de maison, assistant à de brillantes réceptions avec le même enthousiasme qu’aux premières de théâtre, aux vernissages ou aux concerts, cette société futile et brillante déploie aussi une grande activité. Pour mondains qu’ils soient, les nombreux amis que compte Helleu dans ce groupe savent aussi user à bon escient de leurs privilèges et atouts ; c’est ainsi qu’ils exercent souvent une influence déterminante dans tous les domaines artistiques et même, quoique dans une moindre mesure, ne restent pas indifférents au progrès des sciences. Aux États-Unis, pays qu’Helleu va bien connaître, la société se présente très différemment de ses contreparties européennes. Dans cette démocratie qui se veut égalitaire a émergé, à partir

du milieu du xixe siècle, une minorité qui inspire à Veblen sa Théorie de la classe de loisir et qu’il caractérise par sa consommation et son gaspillage. Ici, la stratification sociale se fonde sur l’argent. Souvent dénués de tout scrupule, des hommes ont récemment bâti de véritables empires dans l’immobilier, le pétrole, les mines, la banque d’affaires ou les chemins de fer, le tout assorti de fortunes colossales et fort peu taxées. Ces magnats estiment qu’ils se doivent d’afficher leur richesse, d’où une « surenchère d’ostentation » (John Kenneth Galbraith), parfois même au détriment de la qualité et du style. Ils forment une oligarchie qui rêve de s’amalgamer à la haute société du Vieux Continent et lui envoie ses héritières lestées des dollars qui permettent de redorer bien des blasons et d’amorcer une certaine unification entre des mondes par ailleurs si différents. Les Américains ne cherchent pas qu’à établir leurs filles en Europe. Les y attire aussi un art de vivre qu’ils pastichent, par exemple en bâtissant chez eux des édifices inspirés avec plus ou moins de bonheur de ceux qu’ils découvrent. Plusieurs d’entre eux éprouvent aussi la curiosité de s’initier à des us et coutumes qui leur sont étrangers. À cet égard, deux pays les attirent de préférence aux autres : la Grande-Bretagne a pour elle le prestige de la royauté et ils apprécient de pouvoir en parler la langue ; la France possède d’autres avantages, car elle règne sur les arts, la mode, la joaillerie ou la bonne chère et… laisse espérer aux messieurs des femmes réputées faciles. À ce monde, qui pour n’être pas encore la « Cafe Society » se révèle déjà largement cosmopolite, appartient pleinement Helleu, tant par les relations amicales qu’il y noue que par les modèles qu’il y trouve. Il s’en fait l’illustrateur avec tant de succès que ses effigies féminines, dont l’estampe permet de multiplier les images, occultent presque les autres aspects de son travail. À cette société à laquelle il doit son éclatant succès, il doit aussi sa relative infortune posthume : les générations qui suivront ne verront en effet trop souvent en lui que le portraitiste d’une époque, oubliant qu’Helleu est un peintre dans toute l’acception du terme.



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ELSTIR Aurore Le Pogam-Laloy Elstir, dont le nom semble être l’enchâssement de ceux d’Helleu et de Whistler, est la figure du peintre d’À la recherche du temps perdu de Proust. Proust a sans aucun doute été inspiré par plusieurs artistes pour composer son personnage d’Elstir à l’œuvre tantôt mythologique, japoniste, réaliste ou impressionniste : tels Moreau, Whistler, Blanche, Degas, Manet, Renoir, Bonington, Boudin, Monet ou Helleu. Mais une seule silhouette élégante et fiévreuse correspond à la description du peintre, et c’est celle de Paul Helleu : « Un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. » Helleu était l’aîné de Proust, comme Elstir est plus âgé que le narrateur. Il a d’ailleurs un rôle d’initiateur puisque c’est dans son atelier que le narrateur rencontre Albertine : « Quand j’arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d’abord que Mlle Simonet n’était pas dans l’atelier. Il y avait bien une jeune fille assise, en robe de soie, nu-tête, mais de laquelle je ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint et où je ne retrouvais pas l’entité que j’avais extraite d’une jeune cycliste se promenant coiffée d’un polo, le long de la mer. C’était pourtant Albertine. » Et c’est dans son atelier encore que le narrateur va faire une découverte majeure qui sera à l’origine de l’esthétique proustienne : « Un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence profonde sur ma vision des choses, Elstir. » En effet, figure contrastée du roman, perçu au départ comme antipathique sous les traits de l’agaçant Biche ou Tiche, comme le surnomme parfois Mme Verdurin, Elstir n’en demeure pas moins fascinant par son authentique vision de l’art et de la vie, et sa forte personnalité. Sa relation apaisée à la souffrance comme mal nécessaire à la création, comme terreau d’une imagination fertile, en fait un véritable maître à penser : « On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner. » Mais la véritable révélation qui permet à Proust de formuler sa théorie littéraire et artistique est celle d’une vision impressionniste de la réalité. Une réalité subjective, et non plus objective. Un temps présent qui s’ouvre pour accueillir par petites touches


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successives les sensations du passé qui se superposent comme un mille-feuille de la réalité. Le « je » devenu un lieu d’émotions et non plus un objet expérimente ainsi l’apaisement dans ses propres souvenirs d’un temps retrouvé, sublimé. Elstir, au-delà du peintre et de l’artiste, est la figure du créateur, celui qui est capable de surprendre l’essence de la beauté. Le narrateur ne souhaite-t-il pas qu’Elstir lui peigne des aubépines, pour en saisir la beauté à travers ses yeux à lui ? Proust sur son lit de mort, 1922

Helleu était passé maître dans l’art de capturer cette magie de l’instant. Peintre de

Pointe sèche 41,1 × 59,8 cm Collection particulière

l’instantané, il saisissait en un seul regard la beauté et la retranscrivait en quelques traits. Peintre du désir aussi. Et Proust ne désire-t-il pas en regardant ?



Mer, bateaux, voyages

M

Le Yacht Étoile, 1908 Huile sur toile 81 × 65 cm Collection particulière

ontesquiou, qui a déjà introduit Helleu dans le grand monde parisien, mettra ses relations à la disposition du peintre lorsque celui-ci envisagera de se rendre aux États-Unis. Plus que lui cependant, Sargent s’est déjà employé à faire connaître Helleu à ses compatriotes, et ceux-ci le découvriront mieux grâce à une exposition à New York, organisée par la galerie Keppel, le critique du New York Herald concluant ainsi son article louangeur à propos de cette exposition : « Ces pastels et ces pointes sèches de Helleu sont intéressants en ce qu’ils sont typiques de la grâce et de la beauté des Françaises. » Le Journal de l’Aisne se montre beaucoup plus réservé à propos des envois d’Helleu au Salon du Champ de Mars de 1895, assurant qu’il « refuse de s’associer aux admirateurs de ces insuffisantes ébauches trop impressionnistes » ; on ne saurait contester au critique le droit de ne pas apprécier l’impressionnisme, mais on ne peut que saluer sa perspicacité : il rattache Helleu à ce mouvement… Notation exacte à laquelle bien d’autres, à l’époque ou par la suite, auraient dû prêter plus d’attention. Toujours en 1895, Helleu expose à Londres ses estampes, à la galerie Rembrandt de Robert Dunthorne ; sur sa demande, Goncourt a préfacé le catalogue « avec grand plaisir, ne me cachant cependant pas la difficulté grande à bien parler de vos pointes sèches, à la fois si légères et si colorées, d’une égratignure sur le cuivre si artiste » ; plus loin, il ajoute : « Votre œuvre c’est […] une sorte de monographie de la femme dans


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Passeport

toutes les attitudes intimes […] dans le renversement de la tête sur le dos d’un fauteuil, dans son agenouillement devant le feu d’une cheminée. […] Non je ne sais pas d’autre mot pour les baptiser, ces pointes sèches, qu’instantanés de la grâce de la femme. » « Rien ne pouvait me faire plus de plaisir et d’honneur », confie l’artiste à Montesquiou, en se déclarant « enchanté » d’une exposition au cours de laquelle, note un journal britannique, « Mr. Dunthorne a eu l’honneur de montrer à la Princesse de Galles des pointes sèches de M. Paul Helleu » ; la princesse en achètera quatre. Quant à la formule « instantanés de la grâce de la femme », elle sera reprise par Le Figaro du 17 octobre 1899, annonçant l’imminente parution d’un numéro (no 115, octobre 1899) du Figaro illustré consacré à l’artiste et dont le texte sera rédigé par Montesquiou. Éprouvant, à l’habitude, la plus grande peine à contenir son acrimonie, Goncourt note : « Helleu, qui est arrivé de Londres hier et qui repart pour l’Angleterre demain, vient me remercier de la Lettre-Préface que je lui ai écrite pour son exposition. Il montre une joie, une joie un peu enfantine, de l’argent qui lui est tombé là-bas. Oui, il a vendu pour 14 000 francs de pointes sèches, disant qu’à sa première exposition chez Durand-Ruel il en avait vendu pour 30 francs. Ce peuple anglais, comme “moutons de Panurge”, est extraordinaire. Du moment que la princesse de Galles a pris sous sa protection le talent de l’aquafortiste, tout Londres a sauté à la suite de la princesse de Galles. Et à l’heure présente Helleu retourne à Londres pour faire des portraits de femmes de la “high life” ne lui accordant que deux heures de

pose et lui payant 1 000 francs. Il en fera deux par jour : total 2 000 francs. » Le 14 octobre 1896 naît la seconde fille d’Helleu, prénommée Alice, comme sa mère. L’heureux père effectue un nouveau voyage à Londres en compagnie de son ami Étienne MoreauNélaton. Sans rejeter l’intérêt qu’ont porté et son grand-père et son père à Delacroix, ce normalien (de la même promotion que Bergson et Jaurès) ne se considère pas comme un artiste mais se passionne pour les impressionnistes et ses donations enrichiront considérablement nos musées. Pour Helleu, il s’agit aussi d’essayer de distraire cet ami qui vient d’être cruellement atteint par les décès de sa mère et de son épouse lors d’un drame qui a bouleversé le monde entier, l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, qui a fait plus de cent vingt victimes, nombre d’entre elles appartenant au groupe social dans lequel évolue l’artiste. L’année suivante, le malheur frappe encore, atteignant cette fois directement Helleu, en lui enlevant sa seconde fille, âgée de dix-huit mois à peine, tuée au bois de Boulogne par deux chevaux emballés tandis qu’il se trouve avec Raffaëlli. Dans « la stupeur de l’accident aveugle et atterrant » (Montesquiou), tous les amis du ménage, de Degas à Mirbeau, de Raffaelli à Drieu La Rochelle ou encore de Jules Claretie à Cécile Sorel et de Jean Lorrain à James Tissot, manifestent leur compassion car, écrit Proust, « s’il y a des gens qu’on aurait rêvé de voir toujours heureux, c’est bien Madame Helleu et vous. Et on sentait si bien que vous souffririez du malheur mille fois plus qu’un autre, qu’on espérait qu’il serait à jamais


Helleu regardant plier une voile Photographie Collection particulière


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Le yacht Brunette, 1908 Photographie Collection particulière

éloigné de vous ». Bien sûr, « tout cela, dans l’absolu de votre affliction ne signifie guère, et pourtant, il nous est impossible de ne pas céder au douloureux élan de vous prendre la main à tous deux » (Mallarmé). Le poète a raison de mesurer le faible pouvoir des mots face à un chagrin dévastateur : inconsolable, l’épouse du peintre sombre dans la dépression. Pour tenter de l’en sortir et en tout cas pour la distraire, Helleu loue un yacht, le Barbara, le premier d’une longue série. Il a découvert le yachting un peu plus tôt, comme en témoigne une lettre adressée à Monet au cours de l’été 1896 : « Nous avons passé un mois à Guernesey chez Madame Hugo (ancienne Madame Daudet). Un ami avait un yacht et j’ai été de Cherbourg à Saint-Malo et de tous les côtés. J’ai bien essayé de peindre des yachts mais cela est trop difficile. Il faut les étudier comme les chevaux de course et encore ils bougent tout le temps. » Dès lors, il va se passionner pour la mer et la plaisance, passant désormais sur l’eau les mois d’été, naviguant de Deauville à Cowes pour assister aux régates et recevant à son bord ses amis peintres ou écrivains ainsi que de nouveaux modèles. L’année suivante, il naviguera sur le Bird, le premier yacht qu’il possède, d’ailleurs peu de temps car il achète L’Étoile en 1900 puis, en 1908, Brunette. De toute cette flottille se détache L’Étoile, précédemment propriété d’un officier anglais mort au Transvaal ; la beauté de ce bateau frappe les contemporains. En 1901, Le Figaro illustré publie un numéro entier intitulé « Le yachting » dédié

à Helleu avec un texte de Gabriel Mourey. L’année suivante, un journal évoque « ce yacht d’Helleu, si blanc, si vernissé, si clair, c’est toute la joie, la clarté, l’élégance insouciante des promenades en mer et des traversées, […] c’est toute la musique de la vie maritime. […] Des jeunes femmes en robes blanches, aux ombrelles abaissées comme des boucliers de soie contre les feux obliques du soleil couchant, […] parachèvent cette inattendue et rare élégance. […] Helleu quitte ses dessins pour faire visiter son yacht dont il a la passion. Avec des palpements [sic] d’amoureux il montre le poli rebord circulaire, savonné et lisse, d’un grain de peau féminine. […] Et l’artiste à chaque pas se révèle jusque dans ce soin, cet amour de son navire, cette recherche du “japonais” dans le ton et le poli des bois. […] Et c’est une impression très japonaise en effet. D’un japonisme élégant ». De même, lorsque Helleu reçoit la Légion d’honneur (en 1904), c’est à bord de L’Étoile que le croque Sem et, à sa mort (en 1927), un journal – confondant peut-être en fait L’Étoile et Brunette, dernier des yachts possédés par le peintre – s’interroge : « Que va devenir L’Étoile, le yacht d’Helleu ? Les habitants de Deauville le regretteront. Ils ne reverront plus dans le bassin ce long voilier ponté, au plancher raclé, savonné, qui offrait au soleil d’août un ton de natte japonaise et des cuivres éblouissants. Parmi tous les bateaux de plaisance on en eût vainement cherché un autre […] qui offrît cet aspect soigné, qui eût cet air impeccable. » C’est entre 1896 et 1913, sa période la plus féconde, qu’il peint l’essentiel de ses marines mais aussi de ses natures mortes, principalement des fleurs. Évoquant ces natures mortes, le critique Henri Bidou écrit : « Tout le monde consent qu’il soit le témoin d’une époque. Il a de ses mains fébriles créé un visage humain dont la grâce lui appartient. Mais quand sur une toile, où des pêches de pourpre sombre se reflètent dans une assiette d’argent, on admire la richesse, le mouvement et la pulpe de la couleur, ce n’est plus l’esprit d’un temps qu’on reconnaît dans son œuvre, mais le miracle de la peinture pure. »


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Le yacht Bird en mer, 1899 Photographie Collection particulière

LE YACHTING AU TEMPS D’HELLEU L’intérêt que manifeste Helleu pour le yachting s’inscrit dans un mouvement entamé depuis plus d’un demi-siècle. L’histoire de la navigation de plaisance débute « officiellement » outreManche en 1815 avec la fondation, à Cowes, sur l’île de Wight, d’un club qui deviendra en 1833 le très élégant Royal Yacht Squadron (RYS). Dès lors, la pratique du yachting apparaît comme un complément de vie obligé pour une certaine élite sociale et les régates sur le Solent (bras de mer séparant la Grande-Bretagne de Wight) attirent d’abord la haute société britannique, puis le monde entier. Les régates proprement dites se déroulent dans l’après-midi et les propriétaires n’y participent en principe pas, laissant les manœuvres aux bons soins d’équipages rémunérés ; on réserve les soirées aux plaisirs d’une intense vie mondaine. En 1851, portant un rude coup à l’orgueil d’Albion, les Américains gagnent les régates. Pour faire revenir la coupe, le prince de Galles incite le richissime Thomas Lipton à se lancer dans l’aventure, lui faisant miroiter divers avantages dont une publicité importante pour ses produits aux États-Unis, l’ouver-

Yacht Barbara à Cowes, 1898 Photographie Collection particulière

ture des portes de la gentry et même… une éventuelle admission au RYS ! Si Lipton, malgré des fortunes dépensées, ne réussit pas à faire revenir la fameuse coupe en Grande-Bretagne, il parviendra à ses autres fins ; quelques années plus tard, ulcéré de se voir lui aussi snobé par les membres du RYS, l’empereur Guillaume II feindra de s’étonner et demandera : « Depuis quand mon oncle navigue-t-il avec son épicier ? » Les Américains privilégient, quant à eux, une autre forme de yachting. L’oligarchie locale possède des yachts – « vous pouvez faire des affaires avec n’importe qui, mais pour faire du bateau il faut n’être entouré que de gentlemen », déclare John Pierpont Morgan – mais se refuse, time is money, à dépendre des caprices du vent et préfère donc naviguer sur des bateaux à moteur. Ceux-ci deviennent de véritables palais flottants avec salons meublés dans les grands styles français et aménagements d’un luxe extravagant, la palme revenant ici à James Gordon Bennett, fils du fondateur du New York Herald, qui dépensera 18 millions de dollars en 1901 pour Lysistrata, dont les cent mètres abriteront entre autres un bain turc et… deux vaches dans une étable équipée d’une trayeuse électrique !


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En France, M. Lebaudy crée le premier club de régates d’Europe continentale, la Société des régates du Havre (SHR), et, dès 1840, organise des compétitions. L’arrivée du chemin de fer au Havre (en 1847) favorise la pratique de ce sport et 1867 voit la création de la Société d’encouragement pour la navigation de plaisance, qui associera son nom à celui du Yacht-Club de France dont le Dr Jean-Baptiste Charcot, ami d’Helleu, deviendra président en 1913. Goncourt dit alors de lui : « On affirmait que Charcot se rasait les tempes pour avoir l’air d’un penseur ! » Les Parisiens régatent pour leur part sur le bassin d’Argenteuil, où Guy de Maupassant barre le Bel Ami. En 1880, Le Temps

observe : « Il s’est formé une aristocratie. On connaît la passion des Parisiens pour la campagne, ceux qui vont en villégiature au bord de la Seine y ont joint celle de l’eau. Du simple canot à rame, leur ambition a grandi jusqu’au bateau à voile, quelquesuns même sont allés jusqu’au bateau à vapeur. » Helleu, Monet, Renoir ou Caillebotte brossent sur la toile les scènes nautiques et en sont d’ailleurs souvent les acteurs. En 1868, la Société des régates parisiennes devient le Cercle de la voile de Paris (ou CVP) et installe en 1877 à Argenteuil le premier club-house français ; l’année suivante voit la naissance de la revue Le Yacht. Gustave Caillebotte, membre du CVP depuis 1877, possède Condor, le dériveur le plus rapide du plan d’eau ;


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À bord, 1897 Huile sur toile 65 × 81,5 cm Collection particulière

Le yacht Néreus en rade à Cowes, 1899 Huile sur toile 65 × 81 cm Paris, musée d’Orsay, inv. 1975-22

par la suite, il aura aussi Cul Blanc, ainsi nommé par grivoiserie ; il finance le chantier naval d’Argenteuil, que dirige Maurice Chevreux, formé aux chantiers Augustin Normand puis en Écosse. Caillebotte, en panne d’équipier, embarquera un jour Paul Signac qui, enthousiasmé par cette expérience, achètera successivement par la suite pas moins de trente et un bateaux et fondera le yacht-club de Saint-Tropez. En 1890, il est question de construire un pont pour faire passer les égouts de Paris vers les plaines d’Achères, ce qui barrerait le plan d’eau ; le projet reste sans suite mais, en 1893, un pont de chemin de fer contraint les régatiers à émigrer vers Meulan, où mène le chemin de fer Ouest-État, dans un wagon spécial dont la portière porte l’écusson du CVP.

À BORD À l’époque, la garde-robe des yachtsmen est minutieusement codifiée, des insignes et boutons que les membres des clubs sont autorisés à coudre sur leur blazer jusqu’à leurs tenues de gala. Les épouses et amies de ces sportmen font de leur côté assaut d’élégance, vêtues d’étoffes claires et légères, chapeautées, munies d’ombrelles et voilées de fines mousselines préservant la pureté de leur teint. Rien de tout cela ne vise au pratique, mais le coup d’œil est d’un inimitable chic ! Autant de détails qui ne déplaisent certainement pas à Helleu, soucieux depuis son plus jeune âge de correction vestimentaire… Son goût du yachting et sa passion pour le ciel et la mer l’entraînent à peindre beaucoup de marines. Pour Blanche, Helleu « se sentait à l’aise autour de l’île de Wight dans la rade de Portsmouth. Les hauts voiliers de course sur le Solent, leurs ailes frémissantes comme des mouettes d’argent, se penchent sur les flots ou s’élèvent vers la voûte d’un ciel plus clair que le blanc pur. Une poésie toute à lui se dégage de ces peintures de Helleu, jalousement cachées au public, et qu’il donnait, brusquement, à ses amis. L’argent, métal qui reflète en toute pureté les couleurs, devenait pour lui un symbole. Il s’y

référait infatigablement. » Sans mettre en cause le propos de Blanche, ni le goût qu’a toujours manifesté Helleu pour la mer et les bateaux, bornons-nous à relever que les régates de Cowes constituent alors un temps fort de la vie sportive et mondaine en Grande-Bretagne, et qu’il a aussi là l’occasion de rencontrer maints modèles appartenant à la société la plus huppée et… d’en recevoir des commandes. Notons cependant que les toiles d’Helleu montrant des marines sont aujourd’hui encore trop souvent mal connues, fait regrettable car il s’agit là d’une des parties les plus séduisantes de son œuvre. Peut-être faut-il en voir l’origine dans la propension qu’avait l’artiste, toujours insatisfait et mécontent de son travail, à cacher ou à effacer ces tableaux, qui n’ont pratiquement jamais été montrés de son vivant, sauf peut être à quelques proches amis.


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Duchesse de Marlborough, 1901 Pointe sèche 54,5 × 33,5 cm Collection particulière

CONSUELO Dans le même temps, Helleu, toujours soucieux de son indépendance, refuse de passer contrat avec des marchands, même aussi prestigieux que Durand-Ruel ou Bernheim. En 1900, il effectue un nouveau voyage en Grande-Bretagne, se rendant à Blenheim, où il représente (deux pastels, cinq estampes et plusieurs dessins) la duchesse de Marlborough, née Consuelo Vanderbilt, un de ses modèles favoris et une des « étoiles » de la société, tant en Grande-Bretagne qu’aux ÉtatsUnis. Son mariage avec le duc de Marlborough, comme – la même année – celui d’Anna Gould et du comte Boniface de Castellane, constitue l’un des plus célèbres exemples d’une longue suite d’alliances qui unissent les noms les plus prestigieux du « Vieux Continent » aux fortunes les plus éclatantes de la « jeune » Amérique, ces dernières ayant sur les premiers le bénéfique effet d’une transfusion sanguine à un grand blessé : en 1900, la Grande-Bretagne comptera ainsi pas moins de quarante pairesses importées du Nouveau Continent ! Consuelo, à qui une silhouette fine et élancée vaut d’être surnommée « l’Épingle à chapeau », sera maintes fois représentée par divers artistes dont Carolus-Duran, Sargent (en 1905, avec son époux et ses fils) et, avec son fils Ivor, par Boldini, que lui a fait rencontrer Helleu, l’année suivante. Helleu se souviendra de son séjour à Blenheim et de son modèle : « Elle posait au printemps, dans une vaste pièce dont une grande tapisserie de Boucher occupait le fond : L’Entrée de Psyché dans le Temple. Quelquefois, appuyée à cette tenture, elle paraissait se confondre avec les personnages auxquels elle ressemblait. Ses yeux seuls brillaient. » Consuelo, à en croire ses Mémoires, conserve un souvenir plus mitigé de ses rapports avec le peintre, qu’elle dit avoir rencontré à Paris dans les dernières années du siècle : « L’artiste Paul Helleu qui avait réalisé tant de belles gravures de femmes américaines. Il me demanda de poser pour lui, ce que j’acceptai – jusqu’au jour où je découvris qu’il entretenait en cachette un commerce florissant avec les nombreux pastels, gravures et dessins qu’il faisait de moi et

qu’il refusait de me vendre. Helleu était un personnage sensible et angoissé, prompt à se plonger dans les affres communes aux tempéraments artistiques. Il se considérait un peu comme un don Juan ; sa barbe noire, ses lèvres expressives et son regard fiévreux lui conféraient l’allure requise, mais sa sensibilité était trop grande pour le rôle. À considérer la façon dont il recroquevillait sa longue silhouette maigre et nerveuse, pour appuyer sur sa pointe sèche, on se disait qu’il eût été plus à son aise sur le pont du yacht qu’il adorait barrer. » Consuelo Vanderbilt, duchesse de Marlborough, illustre de la façon la plus éclatante un certain rapprochement entre la vieille Europe et la jeune Amérique, un pays qu’Helleu va à présent découvrir.


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EN AMÉRIQUE Il y part à la fin de 1902, et son voyage est annoncé par Le Figaro du 26 décembre : « Il s’embarque samedi au Havre. La traversée le tente sans doute plus que l’Amérique. Car cet exquis artiste est un amoureux des embruns et des houles. Il trouve autant de joie à courir grand largue à bord de son joli cotre Étoile, dont la blancheur fine étincelle chaque été le long des quais de Deauville, qu’à caresser d’un burin léger la planche de cuivre où il fait naître la grâce. […] Peu d’artistes sont aussi goûtés outre-mer et l’exposition d’Helleu, à peine annoncée là-bas, enfièvre déjà toutes les femmes. » Comptant passer trois mois à New York, où Montesquiou, invité à y donner des conférences, doit le rejoindre, Helleu traverse l’Atlantique pour honorer une commande de l’éditeur Russell, lequel souhaite le voir réaliser un album regroupant les portraits des vingt plus jolies femmes de New York. On imagine bien ce qu’un tel projet suscite de rivalités et de jalousies ! Dès son arrivée, Helleu se trouve plongé dans un tourbillon de mondanités qu’il raconte dans ses lettres à Alice, tandis que pleuvent les commandes. Il s’organise fort bien : « Quand je n’ai pas de séances de commandés, je fais téléphoner et tout de suite arrive une jolie actrice, danseuse ou jeune fille du monde qui pose pour mon album de vingt Américaines. » Mais, demeurée en France avec sa mère, Ellen attrape la typhoïde. Alice attend pour en avertir son époux : « Après bien des hésitations, écrit-elle à Montesquiou, je me suis décidée il y a trois jours à télégraphier à mon mari qu’Ellen avait la fièvre typhoïde. Pour diminuer son inquiétude, j’avais ajouté qu’il était tout à fait inutile qu’il revienne. » Mais Helleu n’hésite pas un seul instant à écourter son séjour. Il confiera plus tard : « Aujourd’hui encore quand je me rappelle, […] c’est comme si j’avais fait un cauchemar. […] Ma fille unique […] avait la typhoïde. Cette nouvelle faillit me rendre fou. […] Je suis parti précipitamment, abandonnant mes gravures, commandes, amis et tous mes espoirs derrière moi. »

Ellen guérie, il remercie Montesquiou, qui lui a adressé des vœux pour le rétablissement de celle-ci, en lui avouant : « J’ai cru mourir de chagrin avant de partir et les neuf jours de mer ont été terribles. » Toujours sensible au charme féminin, Helleu est transporté par la beauté des Américaines, déclarant qu’il n’a « jamais vu de plus beaux corps, plus blancs […] du beau marbre bien travaillé » (Jean Adhémar). Juste avant son départ, il accorde une interview au New York Herald, confiant : « Je ne suis resté que quelques semaines, mais je ne les oublierai jamais. Je n’aurais jamais imaginé que je ressentirai autant de satisfaction et qu’il me serait fait un tel triomphe. […] J’ai eu le temps de faire le portrait à la pointe sèche de Miss Warren, Mrs. Edmund Jones, Mrs. James A. Burden, Mrs. LivingstonBeckman, Mrs. Robert J. Collin, Mrs. Charles Dana-Gibson, Mrs. Philip Lydig, Mrs. Ethel Barrymore et Mrs. Maxine Elliot. J’ai également eu le temps de faire les portraits de Mrs. Gould et de ses trois enfants, de Mrs. Mackay et de Mrs. Astor » ; plus loin, parlant des Américaines, il ajoute : « Elles sont les plus raffinées, élégantes, magnifiquement habillées. Je résume mon opinion grâce à cette équation : une belle Française plus le chic d’une Anglaise font une Américaine ! » De tels propos ne peuvent que plaire aux lecteurs du journal et préparent le retour de l’artiste aux États-Unis. Il a promis que ce dernier serait rapide, sans imaginer que dix ans passeront avant qu’il ne puisse tenir sa promesse.

LES PORTRAITS De retour en France, heureusement délivré du souci de la santé d’Ellen, il installe sa famille (en 1903) au 55, rue Émile-Ménier, dans un décor blanc à l’image des précédents. L’année suivante, Helleu est nommé chevalier de la Légion d’honneur et refuse de se présenter à l’Institut. Le 25 septembre naît Paulette, qui aura pour marraine Rita Lydig, une des femmes dont il vient de faire le portrait aux États-Unis.



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Les Américaines, 1912 Neuf dessins aux trois crayons dans un même montage 47,7 × 65,4 cm Collection particulière Les Américaines 2, 1912 Six dessins aux trois crayons dans un même montage, New York 56 × 75 cm Collection particulière

Apparentée à la famille d’Albe et épouse du capitaine Lydig, un « clubman whartonesque », la belle Rita de Acosta Lydig fascine de nombreux artistes, de Rodin à Sorolla y Bastida et de Bourdelle à Zuloaga, pour qui « il n’y avait personne comme Rita. Aucune femme de sa distinction, de son style ou de son esprit, […] une vraie Espagnole dans le meilleur sens du terme ». Collectionneuse, recevant Sarah Bernhardt, Enrico Caruso ou Arturo Toscanini lors de leurs tournées aux États-Unis, et surtout célèbre pour son élégance, Rita Lydig est habillée par les sœurs Callot, qu’elle finance et qui créent pour elle les premières robes décolletées dans le dos ; quant à ses chaussures, elles sont faites à partir d’antiques et précieuses étoffes, présentées sur des embauchoirs réalisés à partir de vieux violons et, se souvient sa sœur, « si exquis qu’ils devenaient en eux-mêmes des œuvres d’art » ! Il existe d’elle des portraits par Boldini et des photographies du baron de Meyer et Gertrude Käsebier. Dans les premières années du siècle, Helleu fréquente à Paris le Palais des Glaces, qui, le dimanche matin, « était réservé à un cercle très fermé et super élégant que présidait la baronne Henri de Rothschild. S’y rencontraient les plus jolies femmes de Paris, dont la belle Mme Henri Letellier, née [Marthe] Fourton, la reine de la mode d’alors, qui patinait empanachée de plumes, enroulée de renards bleus dans un rayonnement de luxe souriant ; le comte Max de Beauregard, le baron d’Astier de la Vigerie, M. Franz van den Broek, monoclé, vêtu à la dernière mode, accompagnaient ces dames que, appuyés à la balustrade, dessinait Helleu et caricaturait Sem » (Gabriel-Louis Pringué). La ravissante Mme Letellier brille si peu par son intelligence qu’on la surnomme « la Cruche cassée ». Helleu la représente, buste nu, sur un dessin reproduit, à l’insu de l’artiste, sous le titre de Portrait de Mme X., ce qui lui vaut – se souvient Paulette Helleu – une sévère algarade. À l’ébahissement du peintre, le modèle lui déclarera : « Lorsque le sujet est si beau, on indique le nom ! » Une telle sortie se passe de tout commentaire et on comprend qu’un tel personnage ait titillé l’incisif crayon de Sem…

En 1905, Helleu grave une vingtaine de portraits, dont celui de la comtesse Mathieu de Noailles. En réalisant ce dernier, il s’inscrit dans la longue liste de ceux de la poétesse, auteur du Cœur innombrable : on connaît son buste par Rodin et des images d’elle par Forain, Antonio de La Gandara, Kees Van Dongen, Blanche ou Philip de László, tandis que sa caricature par Sem semble illustrer le propos de Sacha Guitry, qui lui trouvait « l’air d’un petit perroquet noir toujours en colère ». Plus aimable, Boni de Castellane complète ainsi le portrait : « Elle ressemble à un oiseau des îles au bec pointu et au verbe délié. Elle a le cerveau aussi rempli que le bazar de Stamboul et l’on y découvre des perles d’un Orient merveilleux. » La même année, Helleu illustre l’album de Lucie Félix Faure-Goyau, Chansons simplettes pour les petits enfants. Amie de jeunesse de Proust, Lucie, auteur d’ouvrages d’inspiration religieuse, est la fille de l’ancien président de la République, mort à l’Élysée d’avoir, selon la presse du temps, « trop sacrifié à Vénus » ; ce décès, dans les bras de sa maîtresse Marguerite Steinheil, a déchaîné les sarcasmes. Chacun le sait, le prêtre mandé par Mme Faure se serait enquis : « Le Président a-t-il encore sa connaissance ? », et se serait entendu répondre : « Non, elle est sortie par l’escalier de service ! » Au surplus, les pratiques supposées (ce genre d’activité se passant en principe sans témoin…) des deux amants ont fait dire de lui : « Il voulait être César et ne fut que Pompée » et ont valu à Marguerite le sobriquet de « la Pompe funèbre » ! Laissons le mot de la fin à Clemenceau : « Cela ne fait pas un Français de moins mais une place à prendre » et « En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui » ! On comprend que Lucie se soit cantonnée dans la rédaction de livres à caractère édifiant… Quoi qu’il en soit, les illustrations d’Helleu représentent Violette Dauriac, que nous retrouverons en compagnie de la jolie Madeleine Carlier, autre modèle du peintre, à bord de L’Étoile, l’un de ses yachts. Cet album est commandé par « la phosphatine Falières », qui s’en fait l’éditeur et l’utilise pour sa publicité.


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Peintre à succès, Helleu reçoit bien d’autres demandes d’illustrations publicitaires, mais il n’en réalisera somme toute qu’assez peu. Tout au plus peut-on citer les publicités pour les parfums d’Orsay (en 1919), les montres Oméga et l’apéritif Dubonnet. Ses deux meilleures incursions dans ce moyen d’expression si particulier qu’est la publicité semblent être deux affiches datant de périodes éloignées de trente ans, la première, en 1890, pour Sagot, l’éditeur d’estampes, montrant une femme de dos admirant des gravures, et celle, dessinée en 1920 avec une intéressante mise en abîme, pour son exposition à la galerie Wildenstein de New York : on y voit une femme tenant une affiche, celle-ci annonçant le lieu et les dates de la manifestation. C’est aussi en 1905 que meurt Gabriel de Yturri. Cet Argentin qui, à ses débuts en France, a été le secrétaire d’un homosexuel notoire, le baron Doasan, rencontre Montesquiou en 1885 et en devient le secrétaire, le confident et le compagnon. À l’annonce de son décès, Helleu s’empresse d’écrire à ce dernier : « Je n’ai appris qu’hier soir la mort de ce pauvre Yturri. J’en suis très triste et très affecté, c’était une personne si curieuse et si aimable, et je penserai longtemps aux bonnes promenades le matin avec lui. » La réponse à la question de savoir si Montesquiou et Yturri étaient ou non amants importe peu et demeure incertaine… sauf pour Jean Lorrain, qui profite du décès du second pour faire une approximation d’un goût plus que douteux et bien cruelle à l’égard du premier : « Mort, Yturri, te salue, tante ! » Fin 1907, Helleu effectue un séjour à Rouen, d’où il écrit à Monet : « Vous rappelez-vous nos discussions sur la cathédrale et aussi le Charbon de Rouen ? La cathédrale est un peu abîmée mais le charbon est plus beau. […] La ville est admirable et nous sommes très heureux ici. » Une de ses toiles, de la collection Paulette Howard-Johnston, porte le titre Charbon à Rouen. En 1908, Monet l’y rejoint, comme devait le faire Proust, mais ce dernier renonce à aller en Normandie car « j’ai été plus malade que je n’avais été et de mon lit je voyais tout le temps devant moi Rouen, Helleu, Monet et j’avais bien du chagrin de ne pouvoir vous rejoindre. Je viens de rester deux mois au lit sans me lever ».

Helleu fait un portrait au pastel de la reine Alexandra. Il en a précédemment gravé le portrait à la pointe sèche, technique commençant à le lasser, avoue-t-il à Sargent : « Les temps sont difficiles et je n’ai pu lâcher ces ennuyeux portraits en gravure qui m’ennuient tant ! » En réponse, Sargent lui conseillera de se remettre à la peinture. Cependant, Helleu, « victime » de son succès, continuera à graver beaucoup de pointes sèches. Il séjourne chez Mme Straus. Fille du compositeur Jacques Fromentin Halévy, elle épouse d’abord Georges Bizet, dont elle a un fils, Jacques, ami de jeunesse de Proust ; veuve, elle épouse Émile Straus, avocat des Rothschild (on le suppose leur être parent « par la main gauche »), et tient un salon des mieux fréquentés, même si de nombreux aristocrates le désertent au moment de l’affaire Dreyfus, Geneviève Straus affichant des sympathies dreyfusardes. Proust empruntera certains des traits de son hôtesse, chez qui il a rencontré Charles Haas, pour camper deux de ses personnages, Oriane de Guermantes et Odette. Tout Paris se régale des « mots » de Mme Straus. Ainsi, à une dame avare qui portait depuis plusieurs saisons un manteau de Worth et qui lui demandait : « Comment le trouvez-vous ? », elle répondit : « Je le trouve solide ! » ; elle décrivit une autre dame qui, après avoir été belle, s’empâtait quelque peu, en disant : « Ce n’est plus une statue, c’est un groupe ! » À la fin de sa vie, quelqu’un lui suggéra de se convertir au catholicisme et se vit répondre : « J’ai trop peu de religion pour en changer ! » On comprend qu’Helleu ait eu plaisir à aller chez elle… L’envoi d’Helleu au Salon de la Libre Esthétique à Bruxelles en 1909 – une pointe sèche représentant son ami Whistler – recueille un énorme succès. L’année suivante, il publie Nos bébés, délicieux album regroupant ses enfants dans toutes leurs activités : jouant à cache-cache, prenant une leçon de piano, dessinant… Images de moments fugaces que saisit l’artiste en autant de « photographies » dessinées ou gravées d’un burin empreint de tendresse ; plus qu’un artiste, un père raconte ici ses joies familiales. Restant sur ce chapitre, Ellen, fille aînée du peintre, épouse Émile Orosdi en 1911. Fils du collectionneur Léon Orosdi (en


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Intérieur du hall de Grand Central Station avant ouverture prise à partir du balcon ouest, 1913 Photographie argentique New York, New York Transit Museum

1923, le catalogue de sa vente ne décrira pas moins de vingtdeux Sisley), Émile doit sa fortune à la maison Bourjois, une société fabriquant des produits de maquillage depuis 1862, qu’il finance à partir de 1890 et qu’il contrôlera à la mort de son second propriétaire, Alexandre-Napoléon Bourjois, lequel a lancé en 1879 la « poudre de riz de Java » pour « éclaircir le teint et velouter la peau » ; jusque-là le maquillage était réservé aux gens de théâtre et aux demi-mondaines, les dames de la bonne société n’utilisant que de la poudre « libre » ; par la suite apparaîtront les poudres compactes à rosir les joues, fards secs à l’origine du maquillage moderne et dont le succès est en partie dû aux grands magasins qui s’ouvrent à l’époque dans Paris, Orosdi ayant d’ailleurs des intérêts dans les Galeries Lafayette d’Alphonse Kahn. Dès 1897, le catalogue des produits Bourjois comptera plus de sept cents références. L’année suivante, Ernest Wertheimer rachètera 50 % de la société, et ses fils la développeront en ouvrant des filiales partout dans le monde (notamment aux États-Unis en 1910) ; deux ans plus tard, Bourjois commercialise le « fard pastel », blush sec qui prendra divers noms – « Cendres de Rose », « Rouge mexicain », « Rose de ville »… – en fonction de sa teinte. Plus tard, nous y reviendrons, Bourjois (« avec un j comme joie » selon le slogan que lancera vers 1950 Charles Trenet au bénéfice de la société qui finance l’émission de radio qu’il anime alors) se voit confier par Chanel le soin de fabriquer et de distribuer ses parfums. Retournons un an avant le mariage d’Ellen, en 1910 donc, année au cours de laquelle Helleu grave un portrait masculin, fait assez rare dans son œuvre pour mériter d’être signalé, celui d’un marchand d’art, M. Dumont. Celui-ci doit apprécier la manière dont Helleu l’a représenté car il lui envoie des clients ; il est sans doute même un excellent introducteur car l’artiste, habituellement fort éloigné de « gâcher » ses prix, fait savoir à l’un d’eux : « Monsieur Dumont m’écrit et me dit que vous désirez un portrait à la pointe sèche. Je demande 500 F pour faire un cuivre tiré à 10, mais… je le ferai bien pour 300 F tiré à 10 et planche biffée… »

GRAND CENTRAL Trois ans plus tard, en 1912-1913, Helleu retourne à New York, sur un bateau à bord duquel se trouve aussi Rita Lydig, pour y mener à bien un projet unique dans son œuvre, la décoration du plafond du hall de Grand Central, la gare de la ville. L’y convie l’agence d’architectes Warren & Wetmore, chargée de mener à bien l’ensemble de cette vaste opération. Le principal associé, Whitney Warren, a fréquenté les Beaux-Arts à Paris, un quart de siècle après Helleu, mais les liens de ce dernier avec les Vanderbilt et plus encore la notoriété dont il jouit aux États-Unis ont été probablement les motifs déterminants ayant conduit à le choisir pour mener à bien ce projet. L’artiste choisit le thème des constellations. Il détaille son projet dans une lettre à Montesquiou : « Je fais aussi un plafond, avec mon ami Warren, de 100 mètres de long. Le ciel bleu (nocturne) traversé par la ligne du zodiaque avec les animaux en or, les étoiles en or, la Voie lactée en argent et les constellations en petites lumières électriques (j’ai inventé cela et j’espère un grand succès) […]. Vous savez que je ne suis jamais content de moi, mais j’ai beaucoup de force en ce moment et à mon retour, vous verrez, vous serez content de moi (je l’espère). »


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Dans un souci de réalisme, pour représenter au mieux les constellations, les ampoules produisent une lumière d’intensité variable. Notons qu’il s’agit là d’un trait d’une remarquable originalité : en intégrant l’électricité dès la conception de ce plafond, Helleu préfigure les travaux d’artistes dont l’œuvre ne s’élaborera que dans la seconde moitié du xxe siècle… Pour en terminer avec ces étoiles lumineuses, relevons que, lors de la restauration de Grand Central, le New York Times (3 février 1996) souligne : « Contrairement à l’opinion répandue chez les voyageurs à l’époque où le plafond fut dévoilé, les étoiles ne sont pas disposées selon le thème astral de Cornelius Vanderbilt, le financier des chemins de fer… » Confiée pour sa réalisation effective à une équipe d’une cinquantaine d’assistants sous la direction de James Monroe Hewlett et Charles Basing, l’œuvre, sur fond bleu turquoise « rappelant les cieux de Grèce ou du sud de l’Italie », écriront les journaux de l’époque, a bénéficié en outre des avis d’un professeur d’astronomie à l’université de Columbia. On pense donc qu’elle pourra même servir à l’éducation des écoliers… jusqu’à ce qu’un quidam fasse remarquer que l’ensemble a été représenté à l’envers ! Mais que les constellations soient orientées vers le nord plutôt que vers le sud n’enlève rien à l’intérêt de l’œuvre, qui est fort bien reçue. Le New York Times (29 janvier 1913) rapporte qu’un officiel se réjouit de l’absence de sièges sous ce décor « sinon j’aurais eu peur que des passagers ne manquassent leur train en contemplant cette peinture » ! Toujours aussi amical, Sargent écrit pour sa part à Helleu : « Vous devez être ravi d’avoir entrepris et réussi cette grande chose, d’avoir battu des ailes pour arriver en plein ciel. » L’œuvre réalisée à Grand Central demeure donc la seule décoration murale d’envergure qu’on lui connaisse. Au cours de ce voyage, il ne travaille pas seulement à ce monumental projet. Il se doit en effet d’honorer les commandes de portraits qui affluent, émanant de toutes les beautés locales dont, écrit-il à Montesquiou, « Madame Harriman, la plus riche de toutes, cheveux gris, perles grises, robe grise ». Au cas où il

n’en aurait pas eu assez, Boldini lui écrit : « Faites un portrait à Madame Blumenthal, car elle n’est pas du tout contente du dernier que je lui ai fait ! » On ne sait si Helleu s’est acquitté de cette mission mais, à son retour, dans une interview accordée à la version française du New York Herald, il déclare : « J’ai pu exécuter soixante-deux pastels, gravures et dessins. Dans la famille Gould seule, j’ai fait cinq portraits et je rapporte en France toute une série de pastels, entre autres […] de Mademoiselle Greene. » Belle da Costa Greene, dont il dira qu’elle est « sa grande amie », est une personnalité en tout point digne de figurer dans la galerie des personnages remarquables qu’Helleu a croisé durant sa vie. Son père, Theodore Richard Greener, est avocat, le premier homme de couleur à être diplômé de Harvard, en 1870. Quand les parents de Belle se séparent, sa mère – née Ida Fleet – transforme Greener en « Greene » et, pour tenter d’expliquer par une improbable ascendance portugaise la coloration de la peau de ses enfants, fait précéder Greene par « da Costa ». Par la suite, Belle niera toujours son origine afro-américaine ; celle-ci importe heureusement peu aujourd’hui, mais il n’en va pas de même dans l’Amérique du début du siècle dernier, et le secret gardé à ce sujet explique que son ascension professionnelle ait été possible. Après de solides études, Belle, présentée à John Pierpont Morgan, est engagée en 1905 comme bibliothécaire par celuici et contribue ainsi grandement à l’édification d’un ensemble que sa formidable richesse met sur un pied d’égalité avec les plus grandes institutions de ce type. Au décès de son employeur, Belle devient directrice de la Pierpont Morgan Library. Combinant un style de vie assez bohême avec la fréquentation de l’élite culturelle et mondaine de son époque, elle entretient diverses liaisons, la plus connue avec le célèbre critique et historien de l’art Bernard Berenson. On l’interrogera souvent sur le point de savoir si elle a ou non été la maîtresse de Morgan, question à laquelle elle répondra invariablement : « Nous avons essayé » – et personne n’en saura jamais davantage ! Submergé de travail, plongé dans un tourbillon de mondanités, Helleu n’en demeure pas moins toujours aussi sensible à


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Couverture de l’ouvrage de Robert de Montesquiou, Paul Helleu peintre et graveur Tiré à 100 exemplaires numérotés, sur papier Japon Édité à Paris, par H. Floury, 1913 Collection particulière

l’éternel féminin. « Jamais, déclare-t-il à L’Exelsior le 22 février 1913, je n’ai vu autant de jolies femmes ! À l’hôtel Ritz, où j’habitais, je voyais tous les matins au déjeuner des exemples parfaits de la beauté féminine. Ajoutez à cela que les femmes américaines sont habillées avec une élégance et un raffinement suprêmes… » Les Américaines lui sembleraient donc parfaites « si seulement elles ne fumaient pas en public ! Pourquoi fontelles cela ? Je n’arrive pas à comprendre comment de si jolies jeunes filles peuvent se comporter de façon si stupide. Copier des attitudes si vulgaires et si ordinaires est irrationnel et de mauvais goût. J’abhorre cette manie […] chez des jeunes filles qui en dehors de cela sont charmantes ». Pendant son séjour, Helleu a même, il le raconte à un journaliste de New York, le temps de se livrer aux plaisirs d’un touriste ordinaire : « La semaine dernière j’étais sur le Brooklyn Bridge avec mon ami Sargent. La vue était superbe. La pure manifestation d’une réussite moderne. […] Nous sommes de vieux artistes, […] nous nous sommes rendu compte que la vue nous faisait penser à un Turner ou un Whistler. C’est peutêtre plus beau encore que ce qu’ils ont créé. » Cette excursion sur le pont de Brooklyn renouvelle l’attrait pour ce lieu dominant le fleuve qui l’inspire comme lors de son précédent séjour en Amérique et qu’il raconte dans une lettre : « C’est magnifique. Je voudrais faire un immense tableau, mais il faudrait au moins quinze jours et cela me coûterait au moins 300 dollars avec mon hôtel et plus avec les couleurs. »

HELLEU, PEINTRE ET GRAVEUR Revenu en France, l’artiste se consacre à une affaire susceptible de lui apporter un surcroît de notoriété, le livre Helleu peintre et graveur que publie Robert de Montesquiou avec de nombreuses reproductions de ses œuvres et une dédicace à l’épouse du peintre. Celui-ci y prend une part active, écrivant à Montesquiou : « J’ai remis à Floury [l’éditeur de l’ouvrage] 182 dessins et gravures, mais il faut qu’il s’occupe tout de suite

des autres choses. […] Il ne faut pas qu’il nous floue et nous fasse attendre des mois. Voyez-le et mettez-lui l’épée dans les reins. Il a un employé, Marty, qui m’a l’air mou et sans enthousiasme. […] Pour la couverture, je voudrais nos deux noms séparés par un hortensia que j’ai chez moi. » Lorsque paraît le livre, Alice a la surprise de constater qu’il lui est dédicacé : À Madame Paul Helleu, à la multiforme Alice dont la rose chevelure illumine de son reflet tant de miroirs de cuivre. Très touchée par ce geste d’un ami proche et confident, elle en remercie l’auteur : « Je ne peux vous exprimer toute la joie que vient de me faire le ravissant volume ! Et je tiens à vous remercier de suite de la charmante dédicace, dont je suis fière, et de toutes les jolies choses que vous avez su si bien dire ! » À la parution de l’ouvrage, Helleu est fort mécontent. Il avait souhaité que les peintures représentées soient plus importantes que les pointes sèches ou les dessins qui y figurent, il juge que Montesquiou a concédé une trop large place à ces derniers. L’auteur l’apprend et charge Alice de faire en sorte que les propos de son époux ne nuisent pas à la vente de l’ouvrage car



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PAGE DE GAUCHE :

La Chevelure dorée, 1886 Planche II extraite de l’ouvrage de Robert de Montesquiou, Paul Helleu peintre et graveur, éd. H. Floury, 1913 Le dessin original est conservé au musée du Louvre Mine de plomb, sanguine et rehauts de blanc Inscription : Mme Helleu à 16 ans Don de Paulette Howard-Johnston

Fermez les rideaux. Chansons simplettes pour les petits enfants, 1906 Dessin aux trois crayons Collection particulière « Ce fermez les rideaux est le petit chef-d’œuvre. L’enfant, à sa fenêtre, le soir, tourne invinciblement ses yeux vers l’obscurité qui l’attire et le terrifie car… En haut les rideaux dessinent un cœur. Ce vilain cœur noir, dans les rideaux roses, il semble effrayant… Entre les rideaux, vois, la nuit regarde Comme un prisonnier du fond d’un cachot. » (Robert de Montesquiou, Paul Helleu peintre et graveur, Paris, éd. Floury, 1913) Sur la grand’route, 1906 Album Lucie Félix-Faure, Chansons simplettes pour les petits enfants, Éditions d’art Phosphatine-Falières Le dessin original aux trois crayons (71 × 43 cm) est conservé au musée Bonnat-Helleu à Bayonne.

Les Préparatifs. Chansons simplettes pour les petits enfants, 1906 Dessin aux trois crayons Collection particulière


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« tout acheteur possible hésitant, il devient trop heureux de trouver à exercer une critique née d’un propos des intéressés et de rempocher sa monnaie » ! Les compliments de ses amis doivent cependant le consoler des réticences manifestées par Helleu. Ainsi, André Richard : « Vous m’avez fait bien grand plaisir en m’adressant votre ouvrage sur Helleu. […] J’en ai beaucoup admiré la présentation, le gros elzévir est bien fait pour traduire votre pensée magistrale et le caractère définitif de votre jugement. […] J’y ai trouvé un Helleu peintre que j’ignorais. » La baronne Seillière, pour sa part, ne sait pas « si j’ai pris plus de plaisir à m’arrêter devant les admirables reproductions de M. Helleu qu’à goûter l’introduction si colorée que vous nous faites de ces œuvres. Voici ma bibliothèque enrichie, grâce à vous, d’un livre dont la valeur ne le cède en rien à l’amabilité de celui qui en a préparé l’envoi. » Bien sûr informé de la parution, Proust écrit à Montesquiou : « Helleu ne m’a pas encore envoyé le livre et je suis coupable – je le serais du moins si j’étais moins malade – de ne pas l’avoir encore acheté » ; une fois en possession de l’ouvrage, il lui écrit de nouveau, l’assurant, avant de lui parler « de tout cela bien longuement (je me rappelle si bien ce que vous m’avez toujours écrit d’Helleu, et d’ailleurs tout ce que vous avez toujours écrit), j’ai voulu vous dire comme j’avais admiré ces pages vraiment supérieures ». Sept ans plus tard, alors qu’Helleu prépare son troisième voyage aux États-Unis, Montesquiou lui suggère : « Emportez quelques exemplaires de notre bouquin, je serai charmé et fier de vous accompagner dans votre triomphe. » Helleu ne tint certainement pas compte de cette demande, à en juger par la missive que lui envoie une semaine plus tard le poète : « Je regrette tout de même que vous n’ayez pas fait envoyer là-bas quelques-uns de nos volumes pour mettre dans votre exposition qu’ils auraient servi. Ils sont d’aspect séduisant, avec tant de jolies images. Et beaucoup de gens parlent le français. » Grand seigneur, Montesquiou sait veiller à ses intérêts !

DEAUVILLE Helleu rencontre Coco Chanel, alors encore modiste, au cours de la première décennie du xxe siècle. Leur amitié se noue à Deauville, endroit où, racontera-t-elle à Paul Morand, Boy Capel la force à se replier au début de la guerre. D’autres Parisiennes élégantes y séjournent pour les mêmes raisons et « il fallut non seulement les coiffer, mais bientôt, faute de couturier, les habiller. Je n’avais avec moi que des modistes ; je les transformai en couturières. L’étoffe manquait. Je taillai pour elles des jerseys dans des sweaters de lad, des tricots d’entraînement comme j’en portais moi-même. À la fin de ce premier été de guerre j’avais gagné deux cent mille francs or » ! Au moment où la modiste mue pour devenir la couturière que l’on sait, elle est donc déjà une amie pour Helleu. Homme de goût, ce dernier ne peut rester indifférent à l’originalité du talent que manifeste déjà celle qui va révolutionner le monde de la haute couture… pas plus qu’il ne peut s’empêcher de lui distiller – à leur demande, il l’a déjà fait avec Worth et Doucet – quelques conseils : ainsi, le beige tant utilisé par Chanel lui aurait été suggéré par le peintre, que séduisait le ton du sable mouillé sur la plage de Deauville. En 1921, Chanel – qui a fait l’année précédente, grâce à son amant du moment, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, la connaissance du parfumeur Ernest Beaux – commande à celuici un parfum : ce sera le mythique No 5. Au début, il sera produit dans le laboratoire que possède Beaux à La Bocca (près de Cannes) puis, à partir de 1924, Pierre Wertheimer, fils de celui qui s’est associé en 1898 à Émile Orosdi, gendre d’Helleu, et fabrique avec lui les cosmétiques Bourjois, engage Ernest Beaux et assure la production du No 5. Jean Helleu aurait été chargé de dessiner le flacon devant contenir ce parfum. Paul Helleu aurait, selon les confidences de sa fille Paulette, crayonné une ébauche de ce flacon dont l’intemporelle modernité contribuera au succès de son contenu. Chanel posera à maintes reprises pour Helleu, et il existe de nombreuses photographies les représentant ensemble, prouvant la réalité de leurs liens.


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Sem, Helleu, Boldini et Coco Chanel devant la boutique de Chanel à Deauville, 1912 Photographie argentique Collection particulière

Au chapitre des rencontres deauvillaises, il convient aussi de citer Alberto Santos-Dumont, le célèbre aviateur francobrésilien, qui figure aux premiers rangs des personnalités remarquables de l’époque. Au cours de l’année 1898, il a rallié Paris à la Creuse au terme d’un vol en ballon qui a duré vingtdeux heures, volé sur le Brazil, le plus petit ballon du monde, et fait construire son premier dirigeable par Henri Lachambre. En 1901, il remporte une compétition dotée d’un prix de cent mille francs par Henri Deutsch de La Meurthe et consistant à mettre moins de trente minutes pour aller de Saint-Cloud à la tour Eiffel. Tout cela ne l’empêche pas de se passionner pour les premières « machines volantes » de Clément Ader et des frères Wright : en octobre 1906, il vole sur une distance d’une soixantaine de mètres, exploit qu’il améliore notablement, moins d’un mois plus tard, volant sur deux cent vingt mètres à la vitesse alors élevée de… 41,3 kilomètres à l’heure ; c’est là le premier record du monde de l’aviation. Par la suite, il entreprend la fabrication des « Demoiselles », de petits monoplans motorisés ; il en offre les plans à ceux désireux de les construire.

S’améliorant progressivement, les « Demoiselles » deviendront de véritables avions de tourisme, faits de toile de chanvre et de bambou, vendus en kit, sans que leur inventeur prenne de droit de licence ; les premiers utilisateurs – Roland Garros par exemple – de ces engins sont dits « demoisellistes ». C’est aussi pour Santos-Dumont, gêné par ses vêtements d’aviateur pour consulter l’heure, que Cartier créera la première montre de poignet en cuir en 1904. Santos-Dumont, grand ami de la famille Helleu, possède une automobile blanche décapotable avec un intérieur en cuir vert. Paulette Helleu se souvient qu’un après-midi d’août 1914, elle a alors dix ans, il l’emmène à la Maison du Jouet de la rue de Paris à Trouville. Après s’être garé devant le magasin, il entre seul dans la boutique et revient quelques instants plus tard avec une poupée représentant une pêcheuse de crevettes dans son habit traditionnel, de la taille de Paulette, tout cela au grand désespoir de cette dernière, qui ne rêvait que du bateau à voile en acajou placé dans la vitrine, réplique des voiliers de son père ! On peut être héros de l’aviation et décevoir une petite fille.



Le temps des ruptures

LES ANNÉES DE GUERRE L’année 1914 s’ouvre sur d’aimables souhaits : « Stéphane Mallarmé prie Monsieur Helleu de mettre ses hommages aux pieds de Madame Helleu et d’adresser à leur gracieuse famille tous ses compliments et ses vœux pour l’année. » La courtoise carte de visite prouve qu’on peut être poète sans pour autant posséder de dons divinatoires… La guerre que l’on sait éclate en effet quelques mois plus tard. Même si l’on ignore encore l’étendue, la durée et les conséquences du désastreux conflit, l’angoisse règne déjà. Le 1er août, Alice écrit de Deauville à sa mère : « Quelle chose effrayante que cette guerre, on a mobilisé à 4 h de l’après-midi et c’était lugubre de voir tous ces hommes partir, les matelots quittant tout de suite les bateaux, et toutes les femmes en pleurs. Cette pauvre Ellen est dans un état épouvantable, ils sont arrivés ce matin ici à 5 h après avoir voyagé toute la nuit et son mari part demain à 8 h ; elle en est malade… cela se comprend et peut-être dans quelques jours on ne pourra plus avoir de nouvelles et alors, quelle anxiété. Nous allons rester ici avec elle et prendre une toute petite maison tous ensemble… Nous allons aussi faire ce qu’il y a de plus économique, demain je renvoie ma femme

Paul Helleu, 1920 Photographie argentique Collection particulière

de chambre et peut-être serai-je obligée de renvoyer aussi la cuisinière. On ne peut se procurer de l’argent que très difficilement… et il faut faire attention à ne pas dépenser un sou inutilement, car combien de temps durera cette guerre ? […] Si les troupes venaient jusqu’ici elles prendraient tout pour se nourrir et alors nous partirions avec Ellen en Bretagne, à Sarzeau. Demain matin Paul va prendre Ellen à son hôtel pour aller avec elle conduire son mari au train, ça va être déchirant […] Nous gardons bien entendu Jean avec nous et je tremble à l’idée que si la guerre continue on l’appellera aussi car il n’a été qu’ajourné. » Poignants, les sentiments qui transparaissent à travers ces lignes sont ceux qu’éprouve alors la France entière. Tant bien que mal, la vie s’organise. Même l’humour reprend ses droits, comme en témoigne cette lettre qu’adresse Louis Lacroix à Montesquiou, le 21 août 1915 : « Vous aviez eu la bonté de me promettre un croquis d’Helleu, je me permets de vous le rappeler au moment où je suis tout seul […] le cerveau hanté depuis longtemps par tant de visions tragiques […] qu’il lui serait agréable de se distraire un tantinet dans la contemplation d’une petite chose artistique. […] Je vis ici en ascète […] avec des visages boches comme œuvres d’art. Ayez pitié de ma détresse morale et pensez à la soulager, vous me ferez grand plaisir. » Helleu, qui a toujours beaucoup travaillé, reprend pour sa part pinceaux et crayons et se livre à une série d’études de


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nus, prenant pour modèle une jolie rousse, Sonia Speranza. Le peintre apprécie les rousses, un goût partagé, à en croire Paulette Howard-Johnston : « Pour faire des études de nus, Paul Helleu recherchait de préférence des rousses comme modèles et l’Aga Khan lui en amena plusieurs. Comme il [l’Aga Khan] aimait les sucreries, elles avaient toutes été vendeuses dans des confiseries ! » Si les rousses sont une des constantes de son œuvre, ce grand amateur de femmes n’a en revanche exécuté que relativement peu de nus ; quand il le fait, c’est toujours chez lui (on reconnaît les sièges sur lesquels posent les modèles ou les meubles les entourant), et il s’agit exclusivement de modèles professionnels, Marie Renard au début de sa carrière et, plus tard, Sonia Speranza, comme nous l’avons vu, ou Yolande Warin. Helleu, tout amoureux qu’il ait toujours été d’Alice, n’est pas de ces peintres qui tirent fierté de l’anatomie de leur femme au point de l’exposer aux yeux de tiers et, de surcroît, il appartient à un milieu qui n’accepterait de toute façon pas ce genre de pratique. Comme lui, d’autres trouvent refuge dans le labeur quotidien. Monet lui écrit en décembre 1915 : « Moi aussi je pense souvent à vous, au temps jadis avec Sargent, que cela est loin, quelle terrible année. Espérons que 1915 nous délivre de ce terrible cauchemar. Je vais bien malgré toutes ces angoisses et j’ai fini par me remettre au travail, ce qui est le mieux et m’empêche de trop penser. Mon fils Michel […] va partir d’ici peu. Je ne veux pas y penser. » Généreux à son habitude, Helleu se soucie des difficultés que connaissent les jeunes artistes et fait donner 20 000 francs à Albert Lebourg, manne dont ce dernier le « remercie infiniment. […] Voulez-vous me permettre Monsieur de vous offrir quelques dessins que vous aviez choisis ? […] Je ne peux pas vous dire […] toute l’admiration que m’inspire votre dévouement inlassable aux artistes français ». En 1917, il fait la couverture du magazine Femina (« numéro trimestriel de guerre », septembre 1917), qui contient un article reproduisant plusieurs de ses œuvres. Pour une de ses amies qui

veut offrir à son époux les portraits de ses filles, Proust s’enquiert auprès d’Alice du prix des pointes sèches que grave l’artiste, tout en regrettant que son état de santé ne lui permette pas de venir la voir, ajoutant : « J’aurais pourtant beaucoup souhaité avoir des nouvelles de Monsieur Helleu, […] savoir si monsieur votre fils a renoncé à son idée d’engagement. » La guerre n’empêche cependant pas tous les bonheurs. Helleu a celui de découvrir, lors d’une des ventes du comte de Lariboisière à Drouot en 1918, un tableau de Watteau qui lui coûte 3 500 francs ; en fait, l’œuvre est en mauvais état et seulement « attribuée à Watteau », mais un détail du panneau a retenu l’attention du peintre, qui après l’avoir acquise s’empresse de la nettoyer. Avec lui, tout ce qui compte dans le Paris des arts voit désormais dans cette Fête champêtre dans un parc comme un authentique Watteau, le marchand Seligmann lui en proposant même « 450 000 francs devant deux témoins » (BnF, NAF, 15328 F 155), tandis que le musée du Luxembourg souhaite aussi l’acquérir et qu’enthousiaste Montesquiou écrit un poème à la gloire du tableau. En 1921, on célèbre le deuxième centenaire du peintre, ce qui décide Helleu à mettre en vente l’œuvre à présent considérée comme une variante de deux Watteau célèbres, l’un conservé à Potsdam, l’autre à la Wallace Collection ; le fidèle Sargent s’entremet pour le faire acheter par le Fine Arts Museum de Boston, puis par le musée de Brooklyn. Aucune négociation n’aboutit, et il semble que le tableau soit retombé dans l’anonymat. Helleu avait fait des rapprochements entre deux des personnages représentés, l’un avec un personnage de L’Enseigne de Gersaint, l’autre avec un dessin figurant dans la collection de Léon Bonnat, mais ces deux arguments peuvent être retournés, un copieur ayant pu s’inspirer de Watteau pour réaliser un « à la manière de »… N’importe, c’est là un beau rêve et, au moins momentanément, une trêve au milieu des peines et des chagrins apportés par la guerre. Au printemps 1918, la mauvaise santé d’Alice nécessitant un changement d’air, son mari l’emmène sur la côte


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Diana riant, ca 1927 Dessin aux trois crayons 26,5 × 24 cm Collection particulière

basque. D’emblée, ce séjour lui déplaît et, le 16 juin, il écrit à Montesquiou : « Je suis à Biarritz depuis quatre jours et je suis triste. Depuis la mort de ma petite fille je n’ai jamais autant souffert. […] Biarritz est affreux, nous sommes dans une pension excellente et très propre, mais j’ai le mal du pays et tous les jours j’ai envie de partir. » Il fuira très vite la station, confiant, toujours à Montesquiou : « J’ai déserté Biarritz qui me semble factice et en béton armé. Je suis revenu au bout de huit jours » (BnF, NAF, 15 328 F 160-161). Le 27 du mois suivant, Alice avoue au même destinataire : « J’ai beaucoup regretté de quitter Biarritz si tôt, où cet air vivifiant me faisait du bien. Mais comme vous l’avez aussi deviné, mon mari s’ennuyait. » L’époque, reconnaissons-le, est alors bien loin d’être aux réjouissances… Helleu continue à travailler et, de retour à Paris, participe au Salon en y envoyant le portrait au pastel de « Mademoiselle Toussaint », une œuvre à propos de laquelle d’autres artistes le féliciteront et dont il est fier, comme il l’exprimera à Montesquiou : « La photographie du pastel du Salon sera dans L’Illustration et je suis certain que, si Manet et Renoir vivaient, ils l’aimeraient. Vous le verrez, mais la reproduction n’en donne pas une idée du point de vue de la couleur. » Peut-être

la notoriété de son modèle n’est-elle pas tout à fait étrangère au succès du pastel la représentant. Jeanne Toussaint, que différentes sources font naître en Belgique ou en Lorraine, a été installée à Paris dans les premières années du siècle par le comte Pierre de Quinsonas, rejoignant ainsi sa sœur aînée, pour laquelle le baron Philippe de Rothschild avait des bontés. Si elle mène la vie d’une demi-mondaine – on la surnomme « Pan Pan » ou « La Panthère » –, elle se fait vite noter par son sens inné de l’esthétique et de la qualité. À la fin de la guerre, elle rencontre Louis Cartier, lequel, outre sa beauté, a remarqué le chic des sacs qu’elle crée pour Coco Chanel, dont elle est amie. Devenu son amant, Louis Cartier la fait entrer dans la joaillerie de la rue de la Paix et celle qui semble « frêle comme un oiseau » (selon la formule de Cecil Beaton) s’y taillera une place importante, jusqu’à devenir responsable de la ligne de haute joaillerie en 1933. En 1919 survient le décès de Mme Pierre-César Helleu née Marie-Esther Guyot. Le peintre rompt alors définitivement avec la Bretagne, berceau de sa famille paternelle mais région où sa vocation de peintre s’était heurtée à l’incompréhension. « Tuant » symboliquement sa mère, il vend toutes les terres que celle-ci s’était acharnée à mettre en valeur.


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L’année suivante, Helleu se rend pour la dernière fois aux États-Unis, passant six mois à New York et y exposant à la galerie Wildenstein. En France, L’Opinion fait état de ce voyage et souligne : « Jamais il ne fut reçu avec plus de transports, […] on s’arrache ses séances de pose. » Les jolies Américaines souhaitent toutes être représentées par celui qui sait si bien mettre en valeur l’éternel féminin. Mais, comme précédemment et selon une habitude bien ancrée, le peintre choisit : seules les plus exquises créatures (pourvu, en outre, qu’elles en aient les moyens…) se voient accorder le privilège de pouvoir conserver une image pérennisant leur beauté ; parmi elles, les actrices Margaret Miller et Lilian Gish. Mais revenons à L’Opinion, dont l’enthousiasme laudateur ne faiblit pas : « Triomphe des triomphes, Helleu est devenu l’ami intime de l’Américain le plus célèbre dans toutes les parties du monde, de Charly [sic] Chaplin, de Charlot lui-même. On murmure même que nous verrons l’an prochain un film de Helleu et Chaplin, intitulé Charlot peintre. » Sous une photographie le montrant en compagnie du comédien, Helleu lui-même écrira dans Mr. Pic, une revue éditée par Sacha Guitry : « C’est un charmant artiste, distingué et souvent triste » ; il précise, et on se doute que c’était là un bien plaisant « ciment » de leur amitié : « Il m’a fait connaître une quantité de ravissants modèles. » Malgré tant de liens, le film prévu ne verra malheureusement pas le jour. Helleu conclut son article en disant : « J’ai énormément à faire et suis récompensé de quarante ans de travail. Tout vient à point à qui sait attendre. » Pourtant, s’il gagne splendidement sa vie là-bas – les journaux avancent la somme énorme de dix mille dollars par semaine –, sans doute Helleu est-il conscient du décalage qui existe entre un pays qui vit encore le Golden Age et l’Europe meurtrie par quatre années de guerre qui ont fait voler en éclats le brillant mirage de la Belle Époque.

VERS LA SOLITUDE La société qui a été la sienne est désormais moribonde, les modes ont changé, les critères de la beauté aussi, et une nouvelle esthétique commence à poindre, celle que mettra splendidement en scène l’Exposition des arts décoratifs de 1925. Remarquable illustrateur d’un monde somme toute d’une grande stabilité, Helleu ne saurait être celui de l’époque d’effervescences qui s’annonce, celle d’une génération nouvelle qui, si elle veut oublier la guerre, n’entend pas retourner vers un passé obsolète : même sa palette, toute de teintes pastel, se met à dater face à la débauche de coloris violents qu’ont mis à la mode les Ballets russes. De tout cela, l’intelligent et sensible Helleu se rend sans nul doute compte. De surcroît arrive pour lui le temps des séparations définitives. Plusieurs de ses proches meurent dans les années qui suivent la guerre, à commencer par Montesquiou en 1921 et Proust l’année suivante. L’écrivain avait demandé qu’Helleu soit chargé de dessiner son masque mortuaire, mission dont l’artiste écrira : « Oh ! C’était horrible, mais comme il était beau ! Je l’ai fait mort comme un mort. Il n’avait pas mangé depuis cinq mois, sauf du café au lait. Vous ne pouvez pas savoir comme ce peut être beau, le cadavre d’un homme qui n’a pas mangé depuis ce temps-là. Tout l’inutile a fondu. […] Sa vieille gouvernante m’a appris ce qu’il avait dit : “Quand je serai mort, qu’on appelle Helleu pour qu’il fasse mon portrait.” C’est un drôle de rendez-vous à donner. Il y tenait parce que j’avais fait Whistler, Sargent, Montesquiou. Je suis allé ce matin à l’imprimerie, je tirerai deux ou trois épreuves, aucune pour le commerce. Il était beau, il aurait fallu le mouler. » Il y aura en effet deux épreuves de l’estampe, l’une pour le Pr Robert Proust, son frère, l’autre pour Céleste, qui s’en souviendra lorsqu’elle dédicacera, bien des années plus tard, son livre de souvenirs à Paulette Howard-Johnston. En 1923, peut-être déprimé par les tristesses devenues son quotidien, Helleu détruit les plaques de cuivre de ses estampes. À tout le moins, il s’agit là d’un moyen radical d’éviter des tirages non souhaités.


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En 1925 disparaît Sargent : « Nous perdons un vieil ami. C’est bien triste et de suite ma pensée va vers vous, sachant ce que ce doit être pour vous. De tout cœur, votre vieil ami », lui écrit Monet, qui mourra lui-même à la fin de l’année suivante. Cependant, la même année, Helleu se remet à peindre dans le parc de Versailles. Puis, en 1924, il fait une série d’études de nus d’après un nouveau modèle, Yolande Warin.

DE LA BELLE ÉPOQUE AUX ANNÉES FOLLES En 1926, il a la joie d’installer, pour quelque temps non loin de son appartement, lady Redesdale et ses enfants. Avec ces derniers, c’est une amitié vieille de plus d’un quart de siècle et sur maintenant trois générations qui se prolonge, et aussi… le saut de la Belle Époque dans les Années folles, car lady Redesdale est la mère de celles qui deviendront les célèbres « sœurs Mitford ». Mais revenons en arrière et au grand-père maternel de cellesci, Thomas Gibson Bowles. Enfant naturel, il fonde en 1868 Vanity Fair dans le but avoué de dénoncer la vanité des victoriens. Paraissant jusqu’en 1914, la revue aura des collaborateurs tels que Lewis Carroll ou Evelyn Waugh, mais sera surtout célèbre pour ses caricatures qui forment une galerie des célébrités de l’époque. Plus tard, il fondera aussi le Ladies Magazine, peut-être sur une suggestion de son épouse, laquelle meurt en 1887 ; veuf et nanti de quatre enfants, il vend ses parts de Vanity Fair et se consacre de plus en plus à une autre de ses passions, la navigation de plaisance avec ses enfants, dont Sydney (qui épousera en 1902 l’Honorable David Mitford, plus tard lord Redesdale). Celle-ci se souviendra bien plus tard : « Nous entrions dans le bassin de Deauville. Le long du quai était amarré le beau schooner Étoile qui appartenait à notre ami Helleu. La famille Helleu se composait de lui, un bel homme de quarante ans à la barbe noire, Madame Helleu très élégante avec ses cheveux roux (“C’est pour ses cheveux que je l’ai épousée”, disait Helleu), Ellen âgée de seize ans et Johnny, un petit garçon au

rire contagieux. Paulette n’était pas encore née. […] Nous voyions tous les jours deux artistes qui étaient avec Helleu, Sem et Boldini. Chaque jour de jolies et élégantes dames venaient à bord faire faire leur portrait à la pointe sèche, ce qui était la spécialité d’Helleu. Ma sœur et moi, dans nos vêtements londoniens inappropriés, étions avides de voir les plus élégantes et jolies Parisiennes. […] Helleu les conduisait galamment sur le pont et la séance de pose commençait. Un ravissant chapeau était généralement porté mais, si le modèle avait des cheveux exceptionnellement beaux, il arrivait qu’il en soit dispensé. Helleu prenait sa feuille de cuivre brillant, un crayon terminé par un diamant, et commençait à mordre le cuivre avec le diamant, parfois de traits fins comme des cheveux, parfois d’entailles profondes. Une fois sur le cuivre, bien sûr, rien ne pouvait être effacé. […] Cela devint très à la mode d’avoir son portrait à la pointe sèche par Helleu, […] on pouvait en tirer une cinquantaine d’exemplaires, me semble-t-il. Quand il dessinait, il faisait d’extravagants compliments à son modèle ; ceci le mettait de bonne humeur et le faisait paraître à son meilleur. Un modèle particulièrement favori était la duchesse de Marlborough, jolie et charmante avec sa jolie tête brune et son long cou. Boldini la peignit aussi et m’agaçait beaucoup en disant : “Oui, à Blenheim on peut voir beaucoup de Helleu dans les couloirs”, ne nous laissant aucun doute sur le fait que le portrait de Boldini était, lui, accroché dans le salon. « Ce devait être le temps des impressionnistes français, mais je ne me souviens pas d’avoir entendu nos trois amis en parler beaucoup, sauf de Degas, dont ils admiraient énormément les danseuses. Un autre ami d’Helleu était Sargent. Quand il venait chez Helleu à Paris, il disait : “Il n’y a rien de laid chez vous.” L’appartement de Paris avait la première pièce toute blanche que je me souviens d’avoir vu, bien avant l’époque où cela devint à la mode à Londres. « Quand nous allions lui faire visite, Helleu ouvrait […] et nous recevait à bras ouverts. Puis venait un silence et sans aucun doute un examen attentif de nos vêtements anglais. Il


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persuada mon père de m’acheter une vraie jolie robe à Paris […] blanche, en soie épaisse bordée de satin. « Mais revenons à Deauville et aux yachts à quai. Aussi bien que ses portraits à la pointe sèche, Helleu peignait la mer et surtout les yachts […] Un jour de vent […] en raison de quelque fête, les yachts étaient parés de fanions. Helleu s’assit pour les peindre, me vit et me cria : “Ah ! Que je suis heureux, je suis au bal avec les drapeaux !” Et, réellement, c’était comme s’ils dansaient. […] « L’Étoile ne sortait pas souvent, mais quand Helleu avait son capitaine anglais, prénommé Patrick, ils avaient l’habitude d’aller à Cowes et de faire des régates. Nous avions l’habitude de passer une quinzaine de jours à Deauville et notre plaisir était grandement augmenté par ces trois artistes amis, si charmants et amusants, mais des trois c’était Helleu qui nous plaisait le plus. Ils étaient à leur meilleur tous ensemble à bord de L’Étoile et ce n’était jamais tout à fait pareil à Paris. » Cette citation semblera peut-être longue, mais n’est-elle pas évocatrice ? Bien évidemment, Helleu fait à l’époque dont parle Sydney Bowles plusieurs portraits de celle-ci, l’un au pastel, d’autres à la pointe sèche, associant son visage à celui de sa fille Ellen. Un quart de siècle plus tard, Sydney revient donc à Paris accompagnée de sa progéniture et y passe quelque temps, un taux de change favorable lui permettant de ne pas trop obérer des revenus passablement diminués. Diana, la quatrième de ses enfants, est même inscrite au cours Fénelon, avenue Victor-Hugo. On ignore ce qu’elle a appris dans ce qui n’a été certainement pour elle qu’une sorte de finishing school ; moins certainement que ce qu’elle a découvert auprès d’Helleu. La fascination est alors réciproque : charmé par l’exquise beauté de la jeune Anglaise, lui la compare à une statue grecque, tandis qu’elle adore les exposés sur la peinture et la sculpture qu’il lui dispense au cours de visites à Versailles ou au Louvre ; par lui, elle entre dans un monde de gens cultivés. Des séances de pose entrecoupent les activités mondaines ou culturelles, le tout

n’empêchant pas d’autres découvertes plus frivoles encore : ainsi Diana se fait couper les cheveux « à la garçonne » et s’initie à l’art du flirt, qu’elle juge « palpitant et merveilleux ». Type même de ces femmes grâce auxquelles on comprend qu’Hélène ait pu déclencher la guerre de Troie, la ravissante Diana, dont les aventures scandaliseront plus tard l’Europe, sera certainement l’un des derniers grands bonheurs du peintre. Car, et comme tout conte de fées, cet intermède ne dure que le temps d’un sourire, quelques mois à peine. Helleu tombe en effet brutalement malade au moment où, avec son ami Forain, il projette une grande exposition de peintures à Londres. Prémonition ? Le 24 février, il écrit à Blanche : « Je suis sûr que quand je crèverai on me rendra justice. J’en suis certain et cela me console […] J’ai trop aimé, trop travaillé, trop souffert pour ne pas être récompensé. » Il déjeune en cabinet particulier au restaurant Lapérouse avec Diana, dont il dessine deux portraits en tenue légère, et, dans l’après-midi, se sent mal : il souffre d’une hernie étranglée. Diana comprendra la gravité de l’état d’Helleu et s’en montrera atterrée, écrivant à un ami : « Personne n’est jamais mort parmi les êtres que j’aime, sauf peut-être un animal adorable. Et voilà un homme, que j’ai quasiment adoré et qui m’adore depuis trois mois, qui va mourir. Je ne le reverrai jamais, […] en sonnant à sa porte je ne l’entendrai plus jamais venir m’ouvrir d’un pas heureux. Comment le supporter ? » Il le faut pourtant : son hospitalisation décidée, Helleu refuse de quitter son domicile sans sa dernière gravure. On l’opère, trop tard selon ses proches, et après quelques jours de souffrances aiguës, le peintre succombe à une septicémie, veillé par sa fille Paulette.


Épilogue Unanime, la presse (parisienne, provinciale ou étrangère) salue l’artiste qui vient de disparaître. Avec le recul, les articles parus à ce moment semblent, en se complétant, brosser à la manière d’un kaléidoscope le portrait du « peintre des élégances féminines du début de ce siècle » (Le Matin, 29 mars 1927), qui « avait gardé de ses origines bretonnes le culte de la mer qu’il se plaisait à parcourir sur son yacht pour en fixer sur la toile les colères et les langueurs. Mais on ne le connaissait pas à Paris sous cet aspect de peintre de marines. […] La grâce languide de ses pointes sèches et de ses sanguines s’apparentait beaucoup plus au délicat dix-huitième qu’à notre époque de sport et de mouvement. Mais elles fixeront longtemps les types de la Parisienne d’avant-guerre au temps déjà lointain où les nuques féminines s’auréolaient de cheveux fous » (Le Parisien). Seul bémol à ce concert d’amabilités, l’entrefilet que publie L’Humanité : « Il eut au début de ce siècle son heure de succès en portraiturant des femmes à succès d’un crayon flatteur. Ses pointes sèches ont rejoint dans la désaffection le style métropolitain. Elles furent d’un artisan habile à fabriquer des poupées. » Inutilement cruels, ces mots n’en contiennent pas moins une part de vérité : en se refusant à montrer nombre de ses œuvres, Helleu prêta le flanc à ce type de propos. Plusieurs journalistes – soit bien informés, soit proches du peintre, comme Albert Flament – mentionnèrent de façon élogieuse les autres facettes de son travail, notant « une observation personnelle et très juste des effets les plus capricieux de la lumière » (Le Temps) ou « Il avait peint des marines d’une couleur claire azurée qui était comme un reflet du ciel sur un plat d’argent. Ces toiles il les cachait. Il ne voulait point les montrer. Il fallait l’insistance de sa femme ou de quelque ami familier pour qu’il consentit à en laisser voir quelques-unes […] Il détruisait, comme Watteau, une partie de ce qu’il avait peint parce qu’il n’était jamais satisfait de lui-même […] » (Le Figaro). Cette insatisfaction de soi honora certes Helleu mais lui nuisit en ne laissant de lui que l’image du peintre « de la mondaine d’une époque qu’est venue clore brutalement la grande tragé-

die de 1914 » (Comédie). D’ailleurs, comme le relève Lucien Farnoux-Reynaud dans Le Gaulois : « Un artiste significatif disparaît […] plus […] toute une époque se trouve close. […] Le trait précis mais vaporeux de Helleu […] se serait-il appliqué aux nuques rases, aux gestes saccadés des jeunes filles contemporaines copiant les jazz girls ? » Pour son malheur, il « constitua la galerie de l’élégance fin de siècle […] la mode d’il y a trente ans l’avait élevé chez nous au premier rang, la mode nouvelle avait vieilli sa réputation en même temps que ses jolis modèles d’autrefois » (Le Nouveau Journal). L’exposition projetée à Londres lui aurait sans doute rendu justice en offrant au public l’occasion de découvrir ce qui demeure, près d’un siècle plus tard, la face cachée de son œuvre, ce que soulignait le Times en l’annonçant. Il reste à la postérité le soin de lui rendre la place à laquelle il aspirait… Laissons le dernier mot revenir à Montesquiou, lequel fut toujours si proche de l’artiste et avait écrit, quelques années auparavant, ces quelques mots à la manière d’une épitaphe : « Homme d’un seul dieu l’Art d’un seul maître le goût d’une seule femme la sienne »


L’univers de

Paul-César

Helleu


Femme à l’ombrelle, ca 1899 Huile sur toile 80 x 64 cm Provenance : ancienne collection Olivier Sainsère Londres, Richard Green Gallery


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Les portraits Présenté par Robert de Montesquiou à sa cousine, la comtesse Greffulhe, dont il fait le portrait au pastel, Helleu devient très vite un peintre en vogue. Toutes les femmes du grand monde lui commandent leur portrait, qui devient une sorte de sésame. Son sens inné des proportions, de la grâce et de l’élégance de la silhouette lui permet de mettre en scène et en lumière ses personnages. Il est parvenu à créer un modèle auquel chaque femme voudrait ressembler. Robert de Montesquiou écrit à ce propos : « Femmesfleurs, femmes-enfants, ce sont les vrais modèles d’Helleu, rare maître des élégances. »

La Lettre, 1880 Huile sur toile 59,7 × 73,6 cm Collection particulière


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Nu debout, 1877 Huile sur toile 56 × 46 cm Signé et daté : 1877 Inscription : en bas au milieu, à l’ami P. Collection particulière Étude d’un nu réalisé à l’École des beaux-arts

Marie Renard dans un hamac, 1882 Huile sur toile 116 × 89 cm Inscription : vers le bas à droite, à Cernay Provenance : ancienne collection Paulette Helleu Collection particulière

Sieste sur un fauteuil ou Le Rocking-chair, 1881 Huile sur toile 22 × 40 cm Londres, Richard Green Gallery

Portrait de Marie Renard, 1886 Huile sur toile 126 × 60 cm Don de Jacques-Émile Blanche Rouen, musée des Beaux-Arts, inv. 1932.1.10


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Mlle Granier, 1885

Enfant au turban, 1878

Pastel, 90 × 63 cm Collection particulière Londres, Richard Green Gallery

Huile sur toile, 32,1 × 24,5 cm Collection Paulette Howard-Johnston, don au musée de la Cohue, Vannes, inv. 96.12.1



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Jeune fille au béret, 1880 Pastel sur papier bleu, double-face 40,5 × 32,7 cm Daté et signé : P. Helleu 80 Provenance : ancienne collection vicomte Paul de Rossier Londres, Trinity House Collection particulière

Portrait de jeune femme à la mantille ou La Gitane, 1887 Pastel sur papier 54 × 40 cm Provenance : ancienne collection Chabrier Collection Paulette Howard-Johnston, legs au musée Bonnat-Helleu, Bayonne, inv. 2010.1.169


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La Dernière Touche, 1885 Pastel 52,5 × 44,4 cm Memphis, Tennessee, Dixon Gallery & Gardens, 1993.7.34 Ce pastel, connu à l’origine sous le nom de Chez la modiste, était attribué à Forain. Authentifié par Paulette Howard-Johnston, il a été réattribué à Helleu.


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Mme Helleu à Fladbury chez John Singer Sargent, 1889 Huile sur toile 54 × 73 cm Provenance : ancienne collection Sargent, ancienne collection Paulette Howard-Johnston Londres, Richard Green Gallery Helleu et sa femme Alice faisaient partie des visiteurs de Fladbury Rectory sur la rivière Avon dans le Worcestershire que Sargent loua en 1889.




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Le pastel Paul-César Helleu déclarait au sujet du pastel : « Le dessin au pastel, n’est-ce pas la plus jolie chose qu’on puisse imaginer ? Sa surface ressemble à du velours, la fraîcheur et le modelage obtenus ne se retrouvent dans aucune autre technique. » Helleu, dans la représentation de ses modèles au pastel, apporte une note très personnelle, remarquée et saluée par la critique dès 1885. On y remarque la volonté de limiter les tons à des harmonies voluptueuses, veloutées et toujours délicates dans des nuances de brun, de brique et d’or, de blanc crémeux et de rose pâle, de bleu et de gris qui font émerger dans le mystère et l’étrangeté de l’atmosphère par la transparence toute la grâce et la délicatesse de son modèle.

Portrait de Marthe Letellier, 1895 Pastel sur toile 123 × 128 cm Minneapolis, Minnesota, Minneapolis Institute of Arts, inv. 70.41 Special art reserve fund and the Putnam Dana McMillan Fund



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