Musée du quai Branly Stéphane Martin Président Karim Mouttalib Directeur général délégué Jérôme Bastianelli Directeur général délégué adjoint Yves Le Fur Directeur du département du patrimoine et des collections Anne-Christine Taylor Directeur du département de la recherche et de l’enseignement
Dominique Arrighi Directeur comptable Fabrice Casadebaig Directeur des publics Elvire de Rochefort Directeur-conseiller auprès du président pour le mécénat Hélène Fulgence Directeur du développement culturel Claire Hébert Directeur de l’administration et des ressources humaines Catherine Menezo-Mereur Directeur en charge du contrôle de gestion Nathalie Mercier Directeur de la communication François Stahl Directeur des moyens techniques et de la sécurité
Un artiste voyageur en MicronÊsie L’univers flottant de Paul Jacoulet Sous la direction de Christian Polak et Kiyoko Sawatari
Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition
Un artiste voyageur en Micronésie L’univers flottant de Paul Jacoulet présentée dans la galerie suspendue Est du musée du quai Branly du 26 février au 19 mai 2013 L’exposition « Un artiste voyageur en Micronésie. L’univers flottant de Paul Jacoulet » est organisée à l’occasion de la donation de la plus grande partie de la collection de l’artiste Paul Jacoulet faite au musée du quai Branly par Mme Thérèse JacouletInagaki, fille adoptive de l’artiste, ainsi que les trois autres héritiers-donateurs, Messieurs Chisei Ra, Louis Young Whan Rah et Shozo Tomita. La donation comprend plus de 2 950 pièces : estampes et matrices de bois nécessaires à leur impression, aquarelles, dessins, études et autres documents et objets. L’acte officiel de transfert de propriété sera signé le jour de l’inauguration de l’exposition. Commissariat Christian Polak, docteur en droit, spécialiste de l’histoire des relations franco-japonaises, spécialiste de l’œuvre de Paul Jacoulet
Production – Direction du développement culturel – musée du quai Branly
Avec la collaboration de Julien Rousseau, responsable scientifique des collections Asie, département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly
CATALOGUE Céline Martin-Raget, responsable du service des éditions
Conseillers scientifiques Kiyoko Sawatari, superior researcher au Yokohama Museum of Art, Japon, spécialiste de l’œuvre de Paul Jacoulet Sébastien Galliot, spécialiste du tatouage en Micronésie Scénographie Agence NC Conception graphique C-Album
Hélène Fulgence, directrice Cécile Renault, adjointe à la directrice
Pôle papier Christine Maine, coordination éditoriale Pôle image Audrey Lagrue, gestion de base de données iconographiques Almudena Hitier, production images EXPOSITION Delphine Davenier, responsable de la régie des expositions, coordination Équipe projet Jorge Vasquez, régie des œuvres Fanny Delamare Deboutteville, production Guillaume Fontaine et Marc Henry, audiovisuel
Conception lumières Vyara Stefanova
Note au lecteur Les titres donnés par Paul Jacoulet présentent des toponymes anciens, datant de la création des œuvres. Ci-dessous, la correspondance des noms couramment cités par l’artiste (les noms actuels sont entre parenthèses) : Truck ou Truk (Chuuk) Célèbes (Sulawesi) Palaos (Palau) Îles Bonin (îles Ogasawara) Menado (Manado) Ponape (Pohnpei) Kusaie (Kosrae) Angur ou Angour (Angaur) Mogomog (Mogmog)
Les directeurs d’ouvrage ont fait le choix d’utiliser la méthode Hepburn pour la transcription du japonais vers le français. Les patronymes japonais sont quant à eux hiérarchisés à l’occidentale : le prénom suivi du nom. Le sceau de Jacoulet reproduit dans les légendes d’œuvres de la partie « Sélection représentative des œuvres de la donation Paul Jacoulet » indique que l’œuvre est reproduite en grand format dans la partie « Paul Jacoulet, artiste et voyageur du Japon aux mers du Sud » ou dans la partie « Œuvres choisies ».
Remerciements du commissaire Historien des relations franco-japonaises, le professeur Kunitarô Takahashi, qui a orienté ma vie, me fait découvrir Paul Jacoulet à notre deuxième rencontre à Tokyo, il y a quarante ans. Quelques années plus tard, un ami m’offre l’estampe Mon ami Francesco Ogarto, Saipan (1935), la première de ma future collection. Séduit par ses couleurs et son trait, débute alors une passion pour l’œuvre de Paul Jacoulet et sa vie au Japon. À la fin des années 1980, mes recherches me mènent jusqu’à son assistant, Jean-Baptiste Rah (Hiroshi Tomita), et sa fille, Thérèse, adoptée par l’artiste français. Ignoré dans son pays natal, je rêve de le faire connaître auprès du public français au travers d’une grande exposition; mon enthousiasme se heurte rapidement à l’incompréhension des directeurs de musées parisiens, malgré le succès des expositions de Pasadena en Californie (1982 et 1989), de Yokohama (2003) et de Séoul (2006). En 2008, désireux de concrétiser les souhaits de Paul Jacoulet, les héritiers me font part de leur volonté de faire don à la France de l’essentiel du fonds conservé dans la maison de l’artiste à Karuizawa, soit près de trois mille œuvres (estampes, aquarelles, dessins, esquisses, matrices de bois et objets personnels divers). Michèle Polak, libraire et amie de longue date, me suggère, fin 2009, de contacter le musée du quai Branly, en la personne de son président, M. Stéphane Martin, qui se rend début 2010 à Tokyo pour rencontrer les héritiers et découvrir le fonds, dont la partie micronésienne le séduit particulièrement. Un premier accord de donation est signé à Paris le 19 mai 2010 entre le musée du quai Branly et Mme Thérèse Jacoulet-Inagaki, représentant les trois autres héritiers-donateurs – un accord qui comprend le projet d’une exposition au musée du quai Branly trois ans plus tard. Mon rêve se réalise aujourd’hui avec l’exposition « Un artiste voyageur en Micronésie. L’univers flottant de Paul Jacoulet ». Chargé de deux lourdes responsabilités, celle de commissaire et celle de codirecteur de cette publication, rien n’aurait été possible sans le soutien indéfectible de l’ensemble de l’équipe qui a participé à cette aventure. Ainsi, que soient ici remerciés en premier lieu avec ma profonde reconnaissance : M. Stéphane Martin, président du musée du quai Branly, qui a soutenu ce projet avec détermination et sensibilité, les héritiers-donateurs, MM. Chisei Ra, Louis Young Whan Rah, Shozo Tomita, et particulièrement Mme Thérèse Jacoulet-Inagaki, pour leur exceptionnelle générosité, leur délicate attention, ainsi que pour leur coopération et leur patience à toute épreuve dans la préparation de cette exposition comme de cet ouvrage. À Mme Kiyoko Sawatari, conseillère scientifique de l’exposition et codirectrice de cet ouvrage, vont mes remerciements particulièrement chaleureux pour sa compétence indispensable et sa force infinie dans le travail. Que soit également remerciés vivement Mme Hélène Fulgence, directrice du développement culturel, qui a su nous conseiller avec finesse et élégance sur certains choix difficiles, M. Julien Rousseau, responsable scientifique des collections Asie, pour sa collaboration perspicace et inventive auprès du commissaire, M. Sébastien Galliot, conseiller scientifique, spécialiste du tatouage, qui a partagé sa riche compétence avec enthousiasme, ainsi que les auteurs M. Donald H. Rubinstein, Mme Wakako Higuchi, M. Bart Suys, M. Manuel Rauchholz, Mme Beatriz Moral, Mme Kiyoko Sawatari, M. Kendall H. Brown et M. Shigeru Shindô qui ont su apporté les éléments essentiels qui replacent l'œuvre de Paul Jacoulet dans son contexte historique et artistique. Que soient bien sûr remerciés Mme Hélène Maigret-Philippe et M.Vaimu’a Muliava, du Patrimoine et des collections, et aussi tous les membres de l’équipe des expositions pour leur bienveillance et leur écoute attentive devant nos exigences, et pour leur grand professionnalisme : Mme Delphine Davenier, responsable de la régie des expositions, M. Jorge Vasquez, responsable de la régie des œuvres, Mme Fanny Delamare-Deboutteville pour la production, MM. Guillaume Fontaine et Marc Henry pour l’audiovisuel, sans oublier l’Agence NC pour la scénographie, Mme Vyara Stefanova pour la conception des lumières, ainsi que tous les installateurs, encadreurs et éclairagistes dont nous avons apprécié les qualités et le dévouement. Nous adressons des remerciements particuliers au service de presse indispensable à la promotion de l’exposition et de l’œuvre de Paul Jacoulet, en particulier à Mmes Magalie Vernet et Lisa Véran. Enfin, des remerciements spéciaux de profonde gratitude s’adressent à toute l’équipe si efficace de l’édition de cet ouvrage, à Mme Céline Martin-Raget, responsable du service des éditions, qui par sa rigueur a suivi dans tous les instants la progression du projet, à Mme Christine Maine pour la coordination éditoriale, rôle primordial tenu avec passion, dévouement et compétence, sans oublier sa patience amicale devant nos exigences, à Mmes Audrey Lagrue et Almudena Hitier, pour le pôle images, indispensables pour préserver la qualité des reproductions, sans oublier l’équipe de la maison d’édition Somogy sans laquelle ce splendide livre de référence n’aurait pu voir le jour. Puissent cette exposition, cet ouvrage et ce fonds Paul Jacoulet séduire le public non seulement parisien, français mais aussi européen et faire du musée du quai Branly le centre mondial de recherches sur l’œuvre de Paul Jacoulet ! Christian Polak
Préface Stéphane Martin Président du musée du quai Branly
C’est à la fin du XIXe siècle, alors qu’il n’est qu’un enfant, que Paul Jacoulet arrive au Japon, un pays qui le fascinera sa vie durant et dont il fera sa terre d’adoption. Passionné par les arts et la culture du Japon, Paul Jacoulet s’initie dès son plus jeune âge aux arts graphiques et à la musique traditionnels. Doté d’un véritable talent, il deviendra l’un des derniers grands maîtres de l’ukiyo-e, mouvement artistique comprenant, entre autres, les estampes japonaises gravées sur bois. À travers l’exposition « Un artiste voyageur en Micronésie. L’univers flottant de Paul Jacoulet », le musée du quai Branly se propose de faire découvrir au public une autre facette de l’œuvre de cet artiste. En effet, pour la première fois en Europe est réuni un ensemble remarquable des travaux graphiques de Paul Jacoulet, tous issus de la très généreuse donation de Mme Thérèse Jacoulet-Inagaki, fille adoptive de l’artiste, au musée du quai Branly. Baigné depuis sa plus tendre enfance dans la culture japonaise et ses traditions, Paul Jacoulet a adopté des techniques ancestrales pour la réalisation de ses œuvres, nous offrant ainsi une série de portraits rares, à la frontière des grandes civilisations asiatiques et des archipels du Pacifique. L’exposition « Un artiste voyageur en Micronésie. L’univers flottant de Paul Jacoulet » présente une sélection de plus de cent soixante dessins, croquis, aquarelles et estampes, majoritairement exécutés en Micronésie, mais également en Corée et au Japon, entre les années 1920 et 1950. Certaines de ces pièces constituent une occasion unique pour le public de découvrir les peuples des îles de la Micronésie, à une époque où celles-ci étaient difficilement accessibles. Je souhaiterais tout d’abord adresser mes remerciements les plus chaleureux me à M Thérèse Jacoulet-Inagaki et à sa famille pour leur très grande générosité. En effet, le don exceptionnel d’estampes, de matrices en bois, de nombreuses aquarelles, de dessins et de documents préparatoires représente l’essentiel de la collection de son père adoptif. Je tiens à leur faire part de toute ma reconnaissance pour cette donation d’une valeur inestimable. Je remercie également très sincèrement M. Christian Polak, commissaire de l’exposition, qui par son implication, son enthousiasme, son amour et sa profonde connaissance du Japon et de l’histoire des relations franco-japonaises, a rendu possible ce projet. Je tiens, en outre, à remercier pour leur travail remarquable les deux conseillers scientifiques, Mme Kiyoko Sawatari, conservateur au Yokohama Museum of Art, et M. Sébastien Galliot, spécialiste du tatouage en Micronésie, ainsi que la libraire, Mme Michèle Polak. Je souhaiterais enfin exprimer toute ma gratitude aux auteurs du catalogue de l’exposition pour la qualité de leurs textes, lesquels, je l’espère, constitueront les prémices de nombreuses autres publications et recherches sur l’œuvre de Paul Jacoulet.
Paul Jacoulet faisant le portrait d’un ami à Mito, département de Shizuoka, Japon, première moitié des années 1910 Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
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Séjours de Paul Jacoulet dans les îles des mers du Sud 7 mars > début juin 1929 7 février > 28 août 1930 7 mars > 25 mai 1931 Début mars > août 1932
MONGOLIE 45°
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MER DU
JAPON
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Voyages de Paul Jacoulet dans les îles des mers du Sud, depuis Yokohama, sur les paquebots de la compagnie Nippon Yusen Kabushiki Kaisha (NYK) : en 1929 sur le Yamashiro-maru, en 1930 et 1932 sur le Kasuga-maru, en 1931 sur le Chikugo-maru.
Ouvrage sous la direction de Christian Polak et Kiyoko Sawatari 11
Paul Jacoulet, artiste et voyageur du Japon aux mers du Sud
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Paul Jacoulet, l’autre Utamaro Christian POLAK, docteur en droit, spécialiste de l’histoire des relations franco-japonaises, Japon
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Paul Jacoulet et ses paysages rêvés des mers du Sud Donald H. RUBINSTEIN, docteur en anthropologie, professeur d’anthropologie, University of Guam, États-Unis
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Paul Jacoulet et la Micronésie sous mandat japonais, 1929-1932 Wakako HIGUCHI, docteur en histoire, Pacific and Asian History School of Culture, History and Language, The Australian National University, Australie. Micronesian Area Research Center (MARC), University of Guam, États-Unis
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Parures et accessoires en Micronésie. Réalités et sublimation jacoulienne Bart SUYS, responsable de la communication, Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles
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Aspects ethnographiques de la Micronésie Manuel RAUCHHOLZ, docteur en philosophie, Akademischer Mitarbeiter, Institut d’anthropologie, Heidelberg University, Allemagne, professeur adjoint d’anthropologie. Micronesian Area Research Center (MARC), University of Guam, États-Unis
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L’intime Beatriz MORAL, docteur en anthropologie sociale, consultante indépendante, spécialiste de la Micronésie
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L’art du tatouage en Micronésie Sébastien GALLIOT, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, spécialiste des tatouages, France
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L’art de Paul Jacoulet. Vivre au Japon Kiyoko SAWATARI, conservateur au Yokohama Museum of Art, spécialiste des estampes, Japon
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Au-delà des mers : Paul Jacoulet et les estampes du milieu du XXe siècle au Japon Kendall H. BROWN, docteur en histoire de l’art, professeur d’histoire de l’art asiatique, California State University, Long Beach, États-Unis
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De l’estampe ukiyo-e à celle de Paul Jacoulet. Procédés de fabrication Shigeru SHINDÔ, membre permanent du conseil d’administration de l’International Ukiyo-e Society, conférencier dans plusieurs universités au Japon
149
Œuvres choisies
243
Sélection représentative des œuvres de la donation Paul Jacoulet
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Annexes (Chronologie de la vie et de l’œuvre de Paul Jacoulet par Christian POLAK, p. 323 ; notes et références bibliographiques des auteurs, p. 329 ; bibliographie générale, p. 343)
Paul Jacoulet, artiste et voyageur du Japon aux mers du Sud
Paul Jacoulet, l’autre Utamaro Christian Polak
L’ENFANCE FEUTRÉE D’UN GARÇON MALADIF Paul Jacoulet naît prématuré à Paris le 23 janvier 1896 1. Le médecin de famille donne peu d’espoir de survie à ce bébé chétif ; sa mère Jeanne l’entoure des plus grands soins et le sauve. Paul restera toute sa vie d’une santé très fragile ; il prendra très jeune l’habitude de cacher son teint blafard sous une couche très légère de poudre de riz, sans oublier du pourpre sur les lèvres et les joues. Il quitte la France à l’âge de trois ans avec sa mère pour aller rejoindre au Japon son père, Paul Frédéric Jacoulet, professeur de français à l’École des hautes études commerciales de Tokyo, actuelle université Hitotsubashi, ainsi qu’à l’École militaire des officiers. Confortablement installé dans la grande maison du quartier d’Ushigomenishikokenchô à Tokyo, Paul Jacoulet, sous l’impulsion de sa mère, commence à l’âge de cinq ans son éducation à domicile avec de nombreux tuteurs européens, japonais et français. Il apprend le japonais, l’anglais, le dessin, la musique et les disciplines générales ; c’est un enseignement exceptionnel qu’il reçoit et qui répond aux goûts et aux dispositions de cet enfant unique. Vers 1902, en relative meilleure santé, Paul est envoyé à l’école primaire toute proche dépendant de l’École normale de Tokyo puis à son collège secondaire. Il est le premier Occidental à avoir suivi cette scolarité japonaise, maîtrisant parfaitement la langue écrite et parlée, comme ses brillants camarades de classe. En 1907, son père l’emmène pendant plusieurs mois en France pour lui faire découvrir son pays, sa culture, ainsi que les peintres Courbet, Millet, Matisse, Gauguin et Picasso. De retour au Japon, Paul oublie vite son passage au pays natal et se replonge dans l’atmosphère artistique nippone, s’intéresse à la beauté des sciences naturelles, aux insectes, aux plantes et aux papillons ; il se passionne pour les visages des hommes, des femmes, des enfants, pour leurs costumes et leurs habitudes. Il apprend la calligraphie, d’abord avec le Pr Hyakusen Yoda, puis avec l’assistant de son père, Eitarô Mochizuki, qui lui fait découvrir les gravures sur bois ou estampes ukiyo-e. Paul prend ses premiers cours particuliers de dessin à l’institut Hakuba-kai (Société du cheval blanc), avec Seiki Kuroda (1866-1924), célèbre peintre à l’occidentale ayant fait ses études en France. Paul apprend aussi la danse, le récit chanté gidayu en s’accompagnant au shamisen (sorte de luth à trois cordes). Il suit les leçons particulières du peintre Keiichirô Kume (1866-1934) qui lui apprend à maîtriser les techniques de la peinture occidentale (huile et pastel). Vers 1909, Paul est envoyé par sa mère chez deux maîtres de la peinture classique japonaise, Terukada Ikeda (1886-1921) et son épouse Shôen (1888-1917), dont il deviendra le disciple. Avec eux, il se concentre sur la technique des bijinga (peintures de beautés féminines).
Paul Jacoulet au shamisen (sorte de luth à trois cordes), à la maison, 1935 Photographie Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
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Une santé toujours fragile oblige Paul à interrompre par intermittence sa scolarité. Gardant souvent la chambre, il continue cependant à recevoir ses leçons particulières. Cet adolescent doué devient rapidement un peintre accompli, un excellent calligraphe qui sait jouer aussi bien du violon que du shamisen. De cette période date son goût pour les collections, celle de papillons et celle des estampes ukiyo-e, qui impressionnent non pas par leur quantité mais par la qualité des Utamaro (vers 1753-1806), Chôki (fin du XVIIIe-début du XIXe siècle) ou Kiyonaga (1752-1815) qu’il a lui-même choisies. FACE AUX CRUELLES RÉALITÉS La Première Guerre mondiale éclate un an après que Paul Jacoulet a terminé ses études secondaires. Commencent les difficultés financières ; son père a été mis en non-activité à l’université, sans salaire de 1915 à 1918. À la fin de l’année 1914, toute la famille doit déménager dans une maison du quartier d’Azabu, et Mme Jacoulet est obligée de trouver du travail pour subvenir aux besoins quotidiens. Mobilisé, le père rejoint la France en octobre 1916 pour combattre l’avancée des Allemands. Il se distingue sur le front de Verdun et rentre au Japon en 1919, non sans avoir été affaibli par les gaz toxiques inhalés lors des combats. Paul continue à dessiner et à peindre des beautés féminines dans le style d’Utamaro dont un certain nombre ont été conservées par ses amis, datées des années 1915 à 1917. Les revenus de sa mère ne suffisant plus à couvrir tous les besoins, Paul décide de chercher du travail. Il est embauché comme traducteur à l’ambassade de France à Tokyo vers 1920. il sera licencié de l’ambassade en 1922, mais continuera à y travailler à temps partiel jusqu’au début de l’année 1929. Abandonnant ses crayons et ses pinceaux, il travaille sans enthousiasme. Paul et sa mère déménagent dans le quartier d’Akasaka. Séparé, le chef de famille meurt subitement en 1921 et, quelques mois après, Mme Jacoulet retourne en France, laissant son fils seul pour la première fois de sa vie. Après le travail, Paul côtoie les milieux artistiques, les acteurs de kabuki, assiste aux spectacles de nô et de bunraku, ou joue du tambour dans un petit orchestre d’amis, le « Tokyo Musical ». Il se rend souvent à Kanda, quartier des librairies de livres anciens, à la recherche d’estampes. Il s’entoure de nombreux amis dont il prend l’habitude de faire le portrait à l’aquarelle dès 1927. Le goût pour une vie d’artiste devient de plus en plus fort. Paul reste toujours passionné par l’art des estampes, dominé dans les années 1920 par le mouvement Sôsaku-hanga qui demande à ses membres de graver leurs planches et d’imprimer eux-mêmes leurs estampes. Mais Paul va s’en éloigner, estimant que les artistes ne maîtrisent pas suffisamment les techniques de la gravure pour prétendre tout faire eux-mêmes, et qu’il vaut mieux faire appel à la longue expérience et au talent des graveurs et des imprimeurs d’ukiyo-e. Après sept ans de séparation, Paul retrouve sa mère qui revient de Paris en février 1929, avant de partir en Corée à la fin octobre rejoindre son nouveau mari, le médecin Hiroshi Nakamura, professeur à l’université impériale de Séoul. VIVRE SA VIE D’ARTISTE
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Décidé à vivre sa vie d’artiste, Paul Jacoulet abandonne définitivement son travail à l’ambassade et part pour un premier voyage en Micronésie au mois de mars 1929
avec son ami Yûjirô Iwasaki. Il peint de nombreuses esquisses et aquarelles qu’il date, ce qui permet ainsi de suivre son itinéraire : Saipan et Truk (Chuuk). Chaque année, jusqu’en 1932, il passe le printemps dans les îles Mariannes (Saipan), les Carolines (Yap, Truk et Ponape), les Palaos, les Marshall (ces territoires sont sous mandat du Japon à l’initiative de la Société des nations, de 1920 à 1945), et Menado aux Célèbes. En 1930, il fait son premier voyage en Corée, alors colonie du Japon. Il y retournera régulièrement jusqu’en 1940 pour revoir sa mère. L’artiste prend conscience de la fragilité des populations de Micronésie, mais aussi de celles de Corée, auxquelles il s’attache ; il fixe sur le papier ces scènes évanescentes de vies pleines de charme. Hommes, femmes, enfants, objets de la vie quotidienne, parures, tatouages, bijoux ou accessoires deviennent des sujets ou objets artistiques, qu’il replacera plus tard dans ses estampes sans prétendre à un regard ethnologique. LA GRAVURE SUR BOIS UKIYO-E COMME MOYEN D’EXPRESSION : L’INSTITUT DE GRAVURE JACOULET
Paul Jacoulet déménage en décembre 1931 dans le quartier d’Akasaka au 12, Nakanomachi, avec l’intention d’y installer un atelier. Il fait la rencontre d’un jeune Coréen, Jean-Baptiste Rah, qui devient son assistant et fait venir ses trois frères, dont Louis qui sera le deuxième assistant de l’artiste. Jean-Baptiste et Louis travailleront auprès de Paul Jacoulet pendant trente ans. Jean-Baptiste se mariera plus tard, prendra le nom japonais de Hiroshi Tomita et aura, en 1946, une fille – Thérèse – que Paul Jacoulet adoptera en 1951. L’admiration que le jeune artiste porte aux estampes, et particulièrement à celles d’Utamaro, l’amène à choisir la gravure sur bois ukiyo-e comme moyen d’expression privilégié. En 1933, la maison est transformée en « Institut de gravure Jacoulet » malgré l’opposition de sa mère qui lui envoie régulièrement de l’argent pour survivre et qui devra financer en partie ce projet. L’artiste s’attache d’abord comme maître graveur Kazue Yamagishi et comme maître imprimeur Eijirô Urushibara. L’équipe ainsi formée produit en 1934 la première estampe, Jeune fille de Saipan et fleurs d’hibiscus – Mariannes, un personnage des îles avec une fleur, sur fond de poudre de mica. Cette première œuvre, signée au crayon, avec le sceau du graveur Yamagishi dans la marge (comme ce sera le cas pour toutes celles qui suivront), est exposée en juin à la galerie Kato et présentée au grand magasin Mitsukoshi de Ginza 2. C’est un franc succès qui confirme son choix à l’artiste. Paul Jacoulet va s’attacher de nouveaux collaborateurs, les imprimeurs Shûnosuke Fujii, Tetsunosuke Honda, Matajirô Uchikawa, Fusakichi Ogawa, Yoshizô Onodera, et plus tard l’un des meilleurs maîtres graveurs, Kentarô Maeda, qui travaillera pour lui toute sa vie. Chaque année verra la sortie de nombreuses estampes, exposées en 1936 dans plusieurs grands magasins de Tokyo, d’Osaka, mais aussi à Séoul, à Hawaï en 1937, puis à Kôbe en 1938 et à Yokohama en 1939. Forte de cette renommée, l’« Atelier Jacoulet » entame sa période la plus productive. Cette réputation facilite les ventes qui résolvent les quasi éternels problèmes financiers. Très méticuleux dans son travail, Paul Jacoulet observe chaque stade de la fabrication, pouvant rejeter facilement une estampe imparfaite. Il reste dans l’atelier
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auprès des imprimeurs, donnant ses instructions, exigeant le maximum d’efforts et d’attention pour atteindre la perfection. Paul Jacoulet contribue au renouvellement de la tradition de l’ukiyo-e et à son dépassement dans une nouvelle forme et dans un style inédit, avec des lignes sobres et des couleurs vives. Il utilise le crayon, en maniant habilement, avec puissance, plusieurs épaisseurs qui expriment d’un seul trait les contours des visages, des corps, des mains, les plis des vêtements. L’artiste innove aussi en utilisant des pigments naturels et des tons saturés avec des poudres de végétaux, de métaux divers, de mica ou de nacre, afin de parvenir à des effets naturels ; ses couleurs pures et intenses réussissent à transposer la lumière, à exprimer une émotion ou à symboliser un rêve. La sensualité se dévoile dans les lignes des corps et dans les yeux qui regardent le spectateur, comme pour engager un dialogue. Paul Jacoulet utilise un papier de qualité très supérieure, résistant aux nombreux passages et laissant apparaître par son épaisseur les volumes sans contour. Ce papier résistant, le kizuki hosho, est une création du grand maître Kihei Yamaguchi qui travaillait dans le village d’Okamoto dans le département de Fukui. Les initiales de l’artiste apparaissent en filigrane sur la bordure. PORTRAITS ÉVANESCENTS Tout en gardant la maîtrise des techniques traditionnelles de la gravure sur bois, Paul Jacoulet intègre la modernité de son époque par l’introduction de nouveaux sujets, de personnages anonymes, de scènes de la vie quotidienne. Son travail se concentre sur les portraits qui s’inspirent des estampes d’acteurs de kabuki ou des personnages d’Utamaro, dont il emprunte la composition et le monde flottant sans perspective. L’artiste cherche à fixer les derniers moments des traditions et coutumes des régions qu’il parcourt (Izu, Oshima, Hokkaido, Nagano, Sado, Chiba, Kyoto, les îles de Micronésie, la Corée, la Mandchourie) et de leurs habitants, jeunes filles, beaux garçons des îles à moitié nus, jeunes Coréens en costume traditionnel, vieillard aïnou, belle Chinoise, tous portraits évanescents. La mort soudaine de sa mère en octobre 1940 inspire à l’artiste la célèbre série des cinq Princesses de Mandchourie, imprimée en 1942. Cette publication met fin à la première partie de la vie d’artiste de Paul Jacoulet avec une production de quatrevingt-cinq estampes. La guerre du Pacifique, qui a commencé avec l’attaque surprise de la Marine impériale contre Pearl Harbor le 7 décembre 1941, va interrompre son travail pendant cinq longues années. Paul Jacoulet reste à Tokyo malgré les bombardements mais, finalement, en 1944, il décide de se réfugier avec ses assistants dans les montagnes du département de Nagano, à Karuizawa, station d’été où les nantis de la capitale fuient les grandes chaleurs. L’APRÈS-GUERRE ET LA RENOMMÉE AUX ÉTATS-UNIS
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À l’automne 1946, dans sa maison de location de Karuizawa, Paul Jacoulet reçoit la visite d’un vieil ami, Henry Smith-Hutton, assistant du général MacArthur ; il lui apporte en cadeau une valise de papiers à croquis. Paul reprend le travail et envoie ses originaux à son graveur Maeda et à ses imprimeurs Honda et Uchikawa à Tokyo qui ont tous les trois survécu aux bombardements. Smith-Hutton fait la promotion
des estampes de son ami parmi ses connaissances des forces d’occupation. Trois expositions sont organisées sur deux bases américaines au Japon dès 1946. Paul Jacoulet achète un grand terrain et une maison à Karuizawa, au numéro 1245, où il emménage en mars 1948 après y avoir fait réaliser des réparations ; l’année suivante, il fait construire une nouvelle grande maison : c’est maintenant un véritable ensemble avec une grande résidence, un atelier indépendant, une maison d’habitation pour les graveurs et les imprimeurs qui viennent s’y installer par période, ainsi qu’un entrepôt pour les bois de cerisier 3. Paul Jacoulet ne reviendra jamais vivre à Tokyo où la maison qu’il louait a été réduite en cendres par les bombardements. L’entreprise Jacoulet renoue avec la croissance : quinze estampes paraissent en 1948, trois l’année suivante, puis au rythme de trois à six par an jusqu’en 1960. Les expositions à l’étranger se succèdent, Guam en 1947, puis Los Angeles en 1950, New York en 1951, Helsinki en 1952 et Perth en Australie en 1955, pour n’en citer que les principales. La renommée est de retour après avoir traversé le Pacifique. En 1953, la santé de l’artiste se détériore, les premiers symptômes du diabète se manifestent, mais le malade reste toujours aussi rétif aux conseils de ses médecins. D’octobre 1954 à avril 1955, Paul Jacoulet entreprend un long voyage avec sa fille Thérèse et son assistant Louis Rah, périple qui les mène à Hong-Kong, Singapour, en Australie, à Tahiti et aux Antilles, les portes des États-Unis leur restant fermées car ils n’ont pu obtenir de visa. De retour à Karuizawa, l’artiste prépare un grand projet de cent vingt estampes sur les peuplades d’Asie et du Pacifique en voie d’extinction. Malgré des souffrances insupportables, Paul Jacoulet travaille sans relâche depuis sa chambre qu’il ne quitte presque plus. Le 9 mars 1960, il meurt d’un diabète qu’il n’avait pas voulu soigner, sans avoir pu achever ce grand projet. Il est enterré auprès de son père Frédéric au cimetière d’Aoyama à Tokyo. De son vivant, inconnu dans son pays natal, Paul Jacoulet a trouvé sa place aux États-Unis, au Japon et en Corée, qui lui ont consacré de nombreuses expositions, en particulier depuis les années 1980. Cette exposition au musée du quai Branly en 2013 est la première grande manifestation en France consacrée à cet artiste après celle de la Bibliothèque nationale de France en 2011. Puisse le public français être séduit !
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PAUL JACOULET ET SES PAYSAGES RÊVÉS DES MERS DU SUD Donald H. Rubinstein
L’APPEL DES MERS DU SUD Par une journée de printemps de 1928, dans le quartier de Sannoshita, à Tokyo, la rencontre fortuite de Paul Jacoulet avec un jeune homme est à l’origine de la passion durable de l’artiste pour la Micronésie – qu’il préférait désigner sous le nom de « mers du Sud ». Dans un entretien donné quinze ans plus tard, il rapporte l’épisode en ces termes : « Un jour, je fus surpris à Tokyo par une averse presque tropicale. N’ayant pas de parapluie, je remontai mon col et me hâtai de rentrer chez moi. Soudain, j’entendis derrière moi quelqu’un qui m’appelait : “Moshi, moshi.” Me retournant, je vis un garçon à l’aspect étrange qui se tenait là et qui m’offrait son énorme parapluie, un modèle datant de l’époque de nos grands-pères. Ce garçon, âgé d’environ treize ou quatorze ans, était remarquablement bien bâti et décemment vêtu. Il avait la peau marron pâle et de grands yeux sombres. À l’évidence, ce n’était pas là le visage d’un habitant de Tokyo, et, après m’être glissé sous son parapluie protecteur, je lui demandai avec curiosité d’où il était. Il me répondit quelque chose comme “Truk” ou “Ruk”. Pensant qu’il ne m’avait pas compris, je répétai ma question. J’entendis de nouveau ce mot étrange, “Truk”. Il n’existait, à ma connaissance, aucun pays du globe portant ce nom. Impatienté, je finis par lui demander sa nationalité. Pour la énième fois, je m’entendis répondre “Truk”. Désormais à bout de patience, je m’écriai : “Mais bon sang, qu’est-ce que c’est que Truk ?” Eh bien, quelques mois plus tard, je débarquais sur l’île de Truk, dans les mers du Sud, sur l’invitation de Pierre Nedelec, le père de mon exotique connaissance. Nedelec avait autrefois servi dans la marine française et s’était retrouvé dans les îles des mers du Sud quelque cinquante ans plus tôt… Il avait épousé une beauté locale, mère de mon jeune ami 1. » Le garçon avec qui Jacoulet s’est lié d’amitié s’appelle Enis Nedelec ; c’est un jeune homme intelligent et vif, dont le père français, à en croire les récits familiaux, avait été débarqué d’un baleinier à Pohnpei pour avoir dérobé une tente dans l’équipement du navire et l’avoir donnée à sa petite amie de l’île 2. Dans sa version des faits à propos de sa rencontre avec le jeune Enis, Jacoulet raconte s’être pris d’intérêt pour lui et l’avoir aidé pour ses études. Pourtant, quelques mois plus tard, l’adolescent solitaire rentra chez lui 3. Peu après, Jacoulet reçoit une invitation de Pierre Nedelec, père du jeune homme atteint du mal du pays, qui lui exprime sa gratitude et l’engage à rendre visite à sa famille dans leur demeure insulaire du lagon de Chuuk 4. Cette invitation arrive à point nommé dans la vie de l’artiste. En effet, peu de temps après, en février 1929, sa mère Jeanne rentre en France, fraîchement
Femme de Fais. Pluie de fleurs. Ouest Carolines 1935
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remariée à un brillant jeune médecin, Hiroshi Nakamura, qui a fait ses études à Tokyo et pris des leçons de français chez Jeanne Jacoulet en 1920, venant tout juste d’achever ses recherches à l’institut Pasteur de Paris. Grâce au soutien de son nouvel époux, la mère de Jacoulet dispose désormais des moyens nécessaires pour financer les voyages que Paul projette de faire. Aux yeux de Jeanne, le séjour de Paul sous les tropiques est pour lui l’occasion d’échapper à l’hiver de Tokyo et, avec un peu de chance, d’améliorer une santé qui l’a toujours inquiétée car il souffre depuis longtemps d’asthme. Du point de vue de Paul, les motivations de ce voyage dans les îles des mers du Sud sont plus complexes. Il y voit en partie une occasion de mettre un terme à la corvée d’un travail de près de dix ans comme traducteur auprès de l’ambassade de France à Tokyo ; il s’agit aussi « d’être plus libre, d’avoir une vie plus intelligente et plus intéressante, sans idées préconçues 5 ». Jacoulet s’inscrit par ailleurs dans les pas d’un autre célèbre artiste français, Paul Gauguin, qui, à l’âge de quarante-trois ans, s’est aventuré à Tahiti et a ensuite construit sa notoriété sur une œuvre inspirée des mers du Sud. Jacoulet admire Gauguin, dont les voyages et les visions exotiques lui offrent un modèle séduisant. Il faut aussi tenir compte de son intérêt pour le jeune Enis et de l’invitation reconnaissante du père de ce dernier. VOYAGES ET RENCONTRES AU FIL DES ÎLES
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Pierre Nedelec fait partie des nombreux « chercheurs d’épaves » du Pacifique, des Européens qui, au XIXe siècle, montaient sur des navires et s’installaient dans les îles. Il était arrivé à Pohnpei au début des années 1890, à bord d’un vaisseau français, et après avoir travaillé pendant une décennie pour un autre « chercheur d’épaves », le marchand allemand Frederick Narruhn, il avait acheté sa propre goélette et ouvert un commerce à Chuuk. À l’époque où Jacoulet fait sa connaissance, en 1929, il est devenu un homme d’affaires prospère ; il réside sur l’île d’Uman, dans le lagon de Chuuk, possède des terrains sur l’île voisine de Fefen et travaille comme marchand de copra pour la Nanyo Boeki Kaisha (Compagnie commerciale des mers du Sud 6). Son fils, Enis, est né sur l’île d’Uman, mais il s’est ensuite installé dans la propriété familiale de Fefen, une île que Jacoulet visite lors de ses premiers voyages à Chuuk. Enis et d’autres membres de la famille Nedelec apparaissent sur plusieurs des premières aquarelles réalisées en Micronésie par Jacoulet. Lors des voyages de l’artiste dans les îles, les familles en partie européennes comme celle des Nedelec – riches et cosmopolites au regard des critères insulaires des années 1930 – tiennent lieu d’hôtes et d’amis, mais aussi de guides pour la vie villageoise. Souvent représentés sur ses premières esquisses, peintures et photographies, plusieurs de leurs membres servent de modèles à ses gravures sur bois publiées. Outre la famille française des Nedelec, Jacoulet fut, à Chuuk, l’hôte de la famille allemande des Hartmann, liée aux Nedelec par mariage. Le marchand August Hartmann avait débarqué à Fidji, où il épousa une autochtone qui lui donna quatre fils ; en 1866, il s’installa en Micronésie, résidant d’abord à Kosrae, puis à Pohnpei et dans les Mortlocks, et enfin à Fefen, près des Nedelec 7. Plusieurs aquarelles et deux gravures sur bois de Jacoulet, Jeune fille de Fidji et Fleurs de soir, Truck-Toloas, représentent les enfants de Hartmann, au charmant mélange de sang allemand et fidjien, insulaire et français.
Couple d’indigènes de Mortlock. 1934
Le Papa Guiltamag. Indigène de Yap 1935
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À Saipan, Jacoulet est l’hôte d’un personnage important, Gregorio Sablan, fils d’une Chamorro et d’un prêtre espagnol en mission à Guam, qui s’est installé à Saipan après que les États-Unis eurent pris possession de Guam, en 1898 8. Sablan parle cinq langues, et sa vaste bibliothèque est remplie de livres espagnols et allemands 9. Comme il est à Saipan l’un des Chamorro les plus instruits et ayant le plus voyagé, il est connu pour accueillir les hôtes étrangers. Ses cinq enfants – Mathilde, Rosalia, Rita, Vicente et Jesus – apparaissent tous sur des esquisses et des aquarelles de Jacoulet datant du début des années 1930, et Rita servit de modèle à l’une de ses premières gravures sur bois, Mlle Rita Sablan-Diaz, Chamorro de Guam, 1934 (p. 229). À Yap, Jacoulet est l’invité d’une famille d’émigrés russes, les Tretnoff, arrivés depuis peu. Originaire de Moscou, Alex Tretnoff avait travaillé à Vladivostok, où il rencontra son épouse. S’étant retrouvé du mauvais côté de la révolution bolchevique, il s’était enfui avec sa famille au Japon, pour s’établir ensuite à Yap et y tenir une boulangerie 10. Ses filles, Lucia et Adriana, apparaissent sur des esquisses de Jacoulet, et une photographie prise à l’occasion d’un de ses voyages montre l’artiste posant avec des membres de la famille Tretnoff, devant leur grande maison. Plusieurs des esquisses de Jacoulet réalisées à Yap portent la mention « Fait à Tarang », en référence à l’île du même nom, à Tomil Harbor, où résidaient les Tretnoff. Seul un aperçu des expériences vécues par Jacoulet en Micronésie se traduit à travers l’examen des rares photographies qui restent de ses voyages dans les îles, l’étude des esquisses au crayon et des aquarelles réalisées in situ parvenues jusqu’à nous, et leur comparaison avec les gravures sur bois publiées. Lorsque je commençai mes recherches en vue de l’exposition organisée à Guam en 2007, « Paul Jacoulet’s Vision of Micronesia 11 », mes enquêtes auprès des amis et des descendants des familles qui avaient accueilli Jacoulet à Saipan, à Chuuk et à Yap, ne me permirent pas de retrouver des personnes ayant posé pour lui ou se souvenant l’avoir rencontré. L’artiste lui-même ajoute à cette confusion par son « penchant notoire à l’exagération 12 », et dans les entretiens qu’il accorde, le nombre de ses voyages annuels en Micronésie varie de huit à quatorze, voire à « des douzaines 13 ». Il avait l’habitude de noter au crayon des noms et des dates en bas ou au verso de certaines de ses esquisses et de ses aquarelles. Ces notes offrent les meilleurs indices pour la reconstitution de ses voyages à travers les îles, bien qu’elles puissent aussi induire en erreur les chercheurs. Comme Jacoulet copie et retravaille ses premiers croquis et aquarelles, il ne fait pas toujours la distinction entre ceux faits in situ et ceux faits de mémoire ou reproduits plus tard dans l’atelier. Les noms de sites dans les îles ont été aussi crayonnés sur des œuvres d’atelier. De même, dans les villes portuaires de Micronésie, Jacoulet rencontre des insulaires en voyage et ses annotations au crayon peuvent aussi bien décrire l’île d’origine du personnage que l’endroit où le portrait a été fait. Aujourd’hui, s’appuyant sur des documents de voyage officiels associés à des entretiens personnels avec les proches de Jacoulet, les chercheurs sur l’artiste s’accordent pour affirmer que ses voyages dans les îles se sont concentrés de 1929 à 1932 14. Ses voyages le conduisent vers tous les ports d’escale des lignes maritimes de la compagnie NYK (voir carte p. 8). Bien que Chuuk ait été le premier lieu à l’attirer, à la suite de sa rencontre avec le jeune Enis Nedelec et son père Pierre, il passe l’essentiel de son temps à Saipan et à Yap, et c’est là qu’il produit la plus grande partie de son œuvre. De toute évidence, il ne demeurera que peu de temps à Palau
et à Pohnpei, et ses visites de Kosrae et de Jaluit n’auraient duré qu’un jour ou deux. Guam est souvent évoquée dans les récits de ses voyages publiés par des journaux et des magazines, et il la mentionne comme lieu d’origine de plusieurs de ses modèles des îles Mariannes ; cependant, il n’existe aucune preuve qu’il y ait jamais mis les pieds. Dans les années 1930, l’entrée à Guam exige en effet l’autorisation de la marine américaine ; en revanche, Jacoulet peut circuler plus librement dans les îles de Micronésie sous mandat japonais. Si les dates et les lieux des séjours de Jacoulet se précisent, il est encore difficile de connaître la nature de ses expériences quotidiennes. Comment dialogua-t-il avec ses amis insulaires et européens ? Quels furent ses sentiments et ses pensées, ses antipathies et ses désirs, envers les personnes dont les portraits remplissent ses carnets d’esquisses et ses cahiers d’aquarelles ? La question de savoir s’il nota les impressions nées de ses voyages en Micronésie dans des lettres ou des journaux – comme l’avait fait Gauguin dans son journal intime tahitien, Noa Noa (1893), et ses mémoires, Avant et après (1903) – a tourmenté les chercheurs. Jacoulet luimême fait allusion à une telle possibilité dans une lettre à son premier biographe sérieux, Stewart J. Teaze : « Maman était tout pour moi… nous étions tout simplement comme de bons amis… pendant plus de vingt ans, je lui ai écrit tous les deux jours, et elle a fait de même 15… » Cette correspondance de deux décennies aurait inclus : les années cruciales allant d’avril 1919 (date du retour au Japon, après son service militaire en Europe, du père de Jacoulet, Frédéric) à 1921 (année de la mort de Frédéric), et au retour en France de sa mère, peu de temps après ; le séisme dévastateur de la région du Kanto, en 1923, qui troubla profondément le jeune homme et lui fit prendre conscience du caractère transitoire de la vie ; son sentiment croissant d’échec et de frustration lors des cinq années suivantes, durant lesquelles il poursuivit son travail à l’ambassade de France ; enfin, ses voyages joyeux et libérateurs dans les îles et ses toutes premières années de succès artistique, de 1934 au décès de sa mère, à la fin de l’année 1940. La question de savoir si cette correspondance au long cours entre une mère et son fils existe toujours n’a pas été résolue par les biographes de Jacoulet. Trois lettres dactylographiées datant de ses séjours en Micronésie sont connues. Elles se révèlent tour à tour gaillardes, romantiques ou philosophiques, et regorgent de détails pittoresques sur les spectacles et les bruits des îles. Elles pourraient constituer une sorte de littérature de voyage personnelle et donnent un aperçu unique des sentiments de l’artiste et des relations qu’il noua lors de ses voyages dans les îles. La première de ces lettres, rédigée à bord du Yamashiro, où Jacoulet voyageait en compagnie de son ami Yuji 16, décrit au passage une bourrasque orageuse. Jacoulet observe deux grandes mouettes qui suivent le navire et volent contre l’ouragan. Plus tard dans la nuit, debout sur le pont avec Yuji, il constate que les mouettes sont encore visibles, et qu’elles se lancent des appels tout en se laissant porter par le vent. La lettre se transforme alors en triste soliloque sur la nature de l’amour et de la loyauté, et l’auteur médite sur la mort future des deux oiseaux, en tête à tête sur une plage lointaine. La deuxième, non datée et rédigée à Yap, décrit une excursion d’une journée, en canoë et sur des sentiers, à destination d’un village isolé où Jacoulet esquissa des portraits d’indigènes pendant plusieurs heures. Rencontrant en route l’assistant du prêtre espagnol local, espagnol lui aussi 17, il en donne une description fort peu
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Indigène tatoué d’Oleai, Ouest Carolines. 1931
Runabai et Mio. Élégants de Rull à Yap, Ouest Carolines. 1942
flatteuse – « grand, maigre, les sourcils très noirs, de petits yeux enfoncés qui louchaient un peu, un nez relevé du bout, sur des lèvres très minces, les joues bleues et mal rasées » – qui forme un contraste saisissant avec les termes admiratifs dont il se sert pour parler de ses compagnons originaires de Yap : « Mes amis, leurs grands peignes tenant leurs superbes cheveux huilés, avaient tous des lèvres très rougies, et étaient couverts de bijoux. Leurs jolis corps, brûlés par le soleil, étaient rehaussés de ceintures rouges, blanches et noires… ils étaient tout parfumés, et cette forte odeur me grisait. » Ce contraste finit par tourner à la comédie, lorsque Jacoulet et son groupe d’accompagnateurs et d’accompagnatrices originaires de Yap, sur le chemin du retour, rencontrent soudain à nouveau le moine espagnol, qui « fait panpan avec Maria l’idiote ». Jacoulet ordonne alors à ses compagnons d’étouffer leurs rires et de garder un visage impassible en passant près du moine espagnol, et lorsque ce dernier balbutie qu’il « enseignait oune nouvaine » à cette handicapée mentale âgée de quarante ans, Jacoulet conclut sa lettre sur un ton sardonique : « C’était assurément vrai… car un religieux espagnol ne ment jamais… Je crois même que son zèle alla jusqu’à asperger Maria d’eau bénite… car son goupillon encore raide pointait sous sa soutane noire. » Dans la troisième lettre rédigée à Chuuk, Jacoulet décrit une scène nocturne idyllique, sur la plage au clair de lune, en compagnie de son jeune ami Vicente, « chantant de sa voix triste, couché tout nu à mes pieds, sa fine tête couronnée de fleurs, posée sur mes genoux […]. Après chaque couplet ses beaux yeux de gazelle se tournaient vers moi… Je lui disais : “Continue”, et ce triste chant reprenait… cette voix, presque féminine, [se] fondait dans l’espace de la nuit, m’enveloppait d’une torpeur langoureuse ». Jacoulet décrit ensuite son étonnement à la vue d’un crabe géant qui escalade un cocotier, s’empare d’une noix de coco, la jette au sol, puis redescend et décortique le fruit avec soin, remonte la noix ainsi dépouillée, la laisse à nouveau retomber et se briser sur les rochers, et redescend enfin profiter de sa prise, du doux liquide et de la chair gélatineuse qu’elle contient. Cette rencontre nocturne de Jacoulet, pleine d’un respect mêlé de crainte, avec ce « monstre […] noble et grandiose », s’achève sur une note d’humour pleine de suffisance. L’auteur conclut en effet sa lettre en ces termes : « Il devait être déjà bien plus tard, car, ne me voyant pas revenir, plusieurs personnes inquiètes vinrent nous chercher… on attrapa le crabe. Le lendemain nous le mangeâmes bouilli dans du lait de coco, rehaussé de bananes frites… ce fut excellent… mais je sentis encore son sourire diabolique dans mon ventre pendant plusieurs jours. » PAUL JACOULET ET SA VISION DE LA MICRONÉSIE
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Le Pacifique a toujours exercé une attirance particulière sur les artistes, les voyageurs et les écrivains européens. Depuis l’ouvrage pionnier de l’historien de l’art Bernard Smith 18, publié il y a cinquante ans, nous pouvons apprécier la manière dont ces artistes projetèrent leur propre vision de la culture et de la nature, ainsi que leurs idéaux esthétiques, sur la toile que constituait pour eux l’océan Pacifique. De tous les artistes étrangers qui visitèrent la Micronésie et représentèrent ses habitants et ses îles, Jacoulet est celui qui a produit l’œuvre la plus abondante et obtenu la plus grande renommée. L’ironie de l’histoire veut qu’il soit resté très peu connu dans sa France natale 19. Il avait coutume de dire : « Il y a trois Paul : Paul Gauguin,
Paul Cézanne et Paul Jacoulet 20. » Lors de ses voyages en Micronésie et dans les visions qu’il en offrit, il se voyait lui-même comme une sorte d’âme sœur artistique de Gauguin, et les îles micronésiennes devinrent pour lui l’équivalent du Tahiti de son prédécesseur. Il commence sa carrière d’artiste et se fait une réputation de graveur grâce à son premier portrait d’un insulaire de Micronésie, et sur la totalité de sa production, ses estampes inspirées des mers du Sud sont largement plus nombreuses que ses estampes à sujets coréens, chinois ou japonais 21. Après ses premiers voyages en Micronésie, il fait souvent remarquer : « Les couleurs des mers du Sud sont inconcevables tant qu’on ne les a pas vues, et même alors, elles restent inconcevables 22. » En choisissant des pigments et des tons saturés, il s’est efforcé de transmettre ce rêve de couleurs tropicales inondées de soleil. Comme l’a noté son biographe Stewart Teaze : « Durant les cinq années qu’il passa dans les îles, il ne découvrit pas seulement sa propre couleur, mais la couleur en général, sa force expressive et sa capacité à symboliser un caractère. Il s’appuyait sur les couleurs pour exprimer sa propre force et il exigeait qu’elles fussent pures, et aussi riches que le permet la gravure sur bois 23. » Dans sa vision de la Micronésie, Jacoulet associe le regard de l’artiste à l’intérêt du naturaliste pour les papillons, les fleurs et les insectes. Parmi ses tout premiers dessins inspirés des îles, des détails méticuleux de fleurs et de plantes tropicales sont accompagnés d’une indication de leur provenance (p. 32). De manière analogue, il dessine des visages d’autochtones et consigne les traits distinctifs des physionomies, des coiffures, des lobes d’oreilles étirés, des tatouages, des vêtements et des ornementations corporelles (p. 28 à gauche). Tout au long de ses voyages, il prête attention aux différents détails d’apparence physique, de langage et de caractère qui caractérisent la complexe mosaïque culturelle de la Micronésie. Ses esquisses et ses aquarelles, surtout dans ses premières années, lorsqu’il étudiait soigneusement ces mœurs traditionnelles insulaires, offrent une documentation ethnographique et historique de grande valeur. Les fleurs qui apparaissent sur ses œuvres inspirées des mers du Sud sont souvent d’une taille grossie à l’excès ou anormalement altérées, produisant ainsi un effet qui évoque Alice au pays des merveilles. Sur une aquarelle de 1935 (ci-contre) représentant une Polynésienne aux seins nus, originaire du minuscule atoll de Kapingamarangi, à sept cent cinquante kilomètres au sud-ouest de Pohnpei, les anthuriums et l’insecte ont des dimensions irréalistes. Dans l’estampe de 1949 intitulée Sous les bananiers, Tomil, Yap, Jacoulet a greffé sur un cocotier, d’une manière assez incongrue, des feuilles et des fleurs de bananier. (La date de publication de l’estampe, un 1er avril, pourrait expliquer ce mystère comme un espiègle poisson d’avril : dans une lettre à l’un des souscripteurs 24, il engage les spectateurs à accorder une attention particulière à cet arbre « exotique ».) Dans l’essai qui accompagne l’importante exposition d’œuvres de Jacoulet dont elle a été la commissaire en 2003 au Yokohama Museum of Art, le Pr Kiyoko Sawatari écrit : « Même si les visages aux yeux écarquillés, les courbes sensuelles et les gestes que Jacoulet décrit dans ses œuvres créent une impression inoubliable, ils pourraient aussi provenir d’un sentiment d’altérité ou d’étrangeté. Dans notre analyse du caractère unique des estampes en couleurs de l’artiste, il nous faut examiner leurs conditions de production, leurs origines et la manière dont elles se distinguent du travail des autres artistes 25. »
Jeune femme de Greenwich. Fleurs d’anthurium, Est Carolines 1935
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Maria, Sagag, Tazough, ĂŽles Mariannes et Carolines. 1930
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Rufina Pangelinam. Couturière chamorro de Saipan. 1930
Portrait de Tazough, femme tatouĂŠe de Mogmog, Ouest Carolines. 1933
Francisco (Kiku) Ogarto, un bon ami de Saipan. 1930
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À la section suivante, quelques thèmes récurrents d’œuvres de Jacoulet inspirées des mers du Sud sont proposés, en guise de réponse à l’appel lancé par le Pr Sawatari. EXPRIMER LA SENSUALITÉ À TRAVERS LES YEUX ET LES CORPS Jacoulet est avant tout un portraitiste, et son art insiste sur la figure humaine, en se concentrant de préférence sur un seul sujet. Dans ses portraits de personnages des mers du Sud, il accorde une attention particulière aux yeux de ses modèles, qu’il représente souvent regardant directement le spectateur, et qui s’engagent ainsi dans une confrontation et un dialogue avec lui – alors que Jacoulet fait en général détourner les yeux à ses modèles asiatiques. En agrandissant à l’excès la taille des yeux de ses personnages, il intensifie la théâtralité du contact visuel intime avec ses modèles. Par exemple, en soulignant leurs yeux au moyen d’ombres, de rehauts argentés ou d’étranges modulations chromatiques, comme il l’a fait de manière très frappante dans une gravure sur bois de 1940, Les Enfants aux yeux jaunes, Ohlol. (p. 61 à droite). Les lèvres charnues et rougeoyantes des deux garçons, leurs yeux d’un jaune orangé saisissant et leur regard franc défient le spectateur tout en attirant son attention 26. Cet effet de contact visuel se retrouve dans plusieurs autres aquarelles de Jacoulet (p. 18 ; p. 29 à gauche ; p. 31). Il avait certainement observé la manière dont les insulaires communiquent par le regard : un rapide soulèvement des sourcils exprime l’assentiment ; un lent roulement vers le côté, la désapprobation ; un clin d’œil, la coquetterie ; un regard direct, l’affection. La sensualité déclarée de sa vision de la Micronésie est frappante dans ses portraits de couples enlacés, par exemple une estampe de 1938, Yagourough et Mio, qui montre deux jeunes filles de Yap s’étreignant avec affection, ou encore une estampe de 1941, Calme, Truck, qui représente un couple d’amants enlacés sur la plage de Chuuk, échangeant des regards d’amour éperdu. Jacoulet livre plusieurs versions de cette scène 27. La plus naturaliste et la plus réussie est une aquarelle de 1934 (p. 21) : deux amants sont étendus sur une natte à la plage, parfaitement à l’aise l’un avec l’autre, la tête du garçon reposant sur la cuisse de la fille. Les deux fruits du premier plan, les deux collines en forme de poitrine du plan intermédiaire et les deux oiseaux volant au-dessus du lagon renforcent le thème du couple uni des deux jeunes amants. Dans ces variations sur un même thème, Jacoulet représente des manifestations d’affection en public assez inhabituelles chez les couples micronésiens, qui ne s’enlacent jamais en présence d’autrui. De telles privautés sont réservées à des moments d’intimité que les couples partagent en tête à tête, en général tard dans la nuit ou dans quelque lieu isolé. La lettre de Jacoulet envoyée de Chuuk relate son agréable souvenir d’un rendezvous de ce genre avec son jeune ami Vicente, sur la plage au clair de lune, mais il aurait eu peu de chances d’assister dans la journée aux scènes que représentent ses estampes. BEAUTÉ, INTIMITÉ ET PAYSAGES IDÉALISÉS
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Il a souvent été demandé à Jacoulet « si les insulaires des mers du Sud étaient vraiment aussi beaux qu’il les avait peints 28 » ; à quoi il aurait sans doute répondu,
comme il l’écrit dans une lettre adressée à Teaze : « Je montre toujours les gens tels qu’ils sont et tels que je les vois […] c’est ma façon de travailler. Je n’embellis jamais les choses et mon imagination n’entre pas en ligne de compte 29. » Les portraits des insulaires de Jacoulet sont d’une beauté frappante, comparés à ceux de ses contemporains japonais qui visitèrent la Micronésie 30. En effet, les artistes japonais accentuent souvent l’altérité des Micronésiens en exagérant les différences physiques qui les séparent des Japonais et des Européens, en leur conférant une peau plus sombre, des visages plus larges et des corps plus lourds. Jacoulet adopte une approche opposée : il donne à ses modèles des nez plus pointus, un teint plus clair, des visages plus européanisés, et la représentation qu’il en offre est plus proche des idéaux esthétiques européens. Il apprécie la beauté des corps et des visages des insulaires, et il exprime cette vision dans des gravures sur bois représentant des jeunes femmes, par exemple Belle de Palaos ou Belle de Yap. La même sensualité et le même charme se dégagent de ses portraits de jeunes gens – notamment une estampe de 1936, Le Chant des vagues, Ponape, où il accorde une attention particulière aux détails des yeux, à la musculature de la poitrine et des abdominaux d’un jeune homme qui porte un grand coquillage triton à son oreille. Dans une estampe de 1958, Le Nautilus, Yap, il montre un jeune homme idéalisé tenant un splendide et brillant coquillage nautilus près de ses lèvres, avec des traces dorées de curcuma sur le bout des doigts, les joues, les paupières et les lobes d’oreille. De même, le fait qu’il ait pris pour sujets les vieillards comme les jeunes enfants témoigne de sa sensibilité au charme des Micronésiens (ci-contre ; p. 38 ; p. 40). Dans son œuvre persiste également un processus d’interprétation, rendant ses modèles plus jeunes et plus beaux sur le papier que dans la réalité 31. Par exemple, une esquisse au crayon de 1935 (p. 22) montre un homme de Yap au visage taillé à la serpe et s’accompagne de l’indication « Le Papa Guiltamag ». En 1935, Jacoulet peint un portrait à l’aquarelle d’un jeune homme de Yap aux yeux sensuels (p. 39 à droite). Ce jeune homme est dans la même pose de trois quarts, a le même contour du visage et le même chignon que le vieillard. Il apparaît ainsi que Jacoulet a reimaginé ce dernier sous l’aspect d’un jeune et bel androgyne 32. L’étude de l’élaboration des portraits de Jacoulet, depuis les esquisses et les tableaux d’après nature jusqu’aux gravures sur bois définitives, met en lumière sa méditation sur le processus naturel du vieillissement et de la perte de beauté de ses amis insulaires, à mesure qu’il transpose ses modèles dans un corps plus jeune, ou peut-être plus vieux, que dans la vie réelle. Jacoulet se distingue aussi de ses contemporains par la focale très caractéristique de ses portraits. La Micronésie d’avant-guerre inspira la plupart du temps aux artistes japonais des scènes qui permettent au spectateur d’observer les Micronésiens à une distance confortable, comme s’il occupait la position d’un visiteur invisible, à l’orée du village. Jacoulet au contraire nous propulse à l’intérieur de l’espace personnel de ses modèles ; nous voyons parfaitement leurs yeux et pouvons compter tous leurs cils. Ses estampes expriment le rapport d’intimité qui le lie à ses modèles ; il les appelle d’ailleurs souvent par leur nom ou « mon ami ». Dans les entretiens qu’il accorde, il précise en effet : « Tous mes modèles sont mes amis. Les insulaires sont très timides, et il faut beaucoup de temps pour nouer avec eux des liens d’amitié. Mais ils me font confiance et sont nombreux à me demander de faire leur portrait 33. »
Gaog, vieillard d’Angour, Ouest Carolines 1932
Cidro Ogarto, fils de Kiku, Saipan, Mariannes 1930
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Quelques fleurs des ĂŽles, ĂŽles Mariannes et Carolines. 1929
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Les Deux SĹ“urs Blanco (Chamorros de Guam), Mariannes. 1935
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Dans les années 1930, les voyageurs qui visitaient la Micronésie pouvaient observer deux mondes culturels très différents. Dans les villages de Yap, Jacoulet vit des femmes aux seins nus portant des jupes de feuilles et des hommes vêtus de pagne, dont les corps étaient fardés de curcuma doré, tatoués de motifs anciens et ornés de bijoux en coquillage. En revanche, des villes comme Koror, à Palau, et Garapan, à Saipan, étaient déjà des places commerciales débordant d’activité, dont les populations s’accroissaient d’un flux important d’émigrants japonais, qui travaillaient comme pêcheurs, comme fermiers et comme ouvriers dans les usines à sucre. En 1930, dans les îles Mariannes, les Japonais étaient désormais plus de quatre fois plus nombreux que les Chamorro et les Caroliniens 34. Toutefois, sur les estampes de Jacoulet, aucune trace de l’essor modernisateur que la Micronésie connaissait alors n’est visible. En limitant étroitement ses images des mers du Sud à des portraits, dont il remplit les arrière-plans de décorations florales gigantesques ou de paysages tropicaux de cartes postales, Jacoulet peut masquer les réalités du colonialisme japonais et offrir à son public une vision de la Micronésie chargée d’exotisme et de nostalgie. Il ne fut pas le seul, parmi ses contemporains japonais, à poursuivre une « nostalgie romantique d’une vie primitive 35 », mais il fut peutêtre celui qui en obtint la vision la plus pure. Comparons, par exemple, sa représentation d’Angaur à celle qu’en donna Toshiko Akamatsu. Angaur est, à Palau, un petit plateau calcaire surélevé. Dans les années 1930, la roche de phosphate y était extraite du corail, pulvérisée et traitée ; des centaines d’ouvriers micronésiens y occupaient des logements exigus, sur une île sillonnée d’étroites voies de desserte, dans un vacarme assourdissant de « cheminées d’usines crachant leur fumée et de glissières vomissant de la poudre de phosphate sur des cargos de fret 36 ». La vue d’Angaur proposée par Akamatsu 37 se présente sous l’aspect de la masse de corps noirs et bruns tatoués que forment des hommes de Yap en pagne, blottis les uns contre les autres dans la cale d’un navire. Sur son estampe de 1949 intitulée Dans la nature, Angaur, Jacoulet montre au contraire une magnifique femme nue étendue sur une plage de sable rose à la Gauguin, près d’une clairière remplie d’orchidées et d’autres fleurs exotiques – dont la plupart n’existent pas en Micronésie. Jacoulet recherche des insulaires « à l’état de nature » ; le jeune modèle de ce sublime paysage rêvé est en réalité originaire de Pohnpei et non pas d’Angaur. Le même thème est repris sur la dernière estampe que lui inspire la Micronésie, Dans l’isle de Tinian, Mariannes, achevée en 1960, l’année de sa mort. Tinian est une plateforme calcaire surélevée en terrasse, à peine plus petite que sa proche voisine Saipan, à cinq kilomètres au nord-est. À l’époque où Jacoulet séjourne dans les Mariannes, il n’y a pratiquement plus aucun Micronésien à Tinian, que l’on surnommait « l’île du sucre » et qu’occupaient environ six mille colons japonais travaillant dans les champs de canne à sucre et dans les usines de raffinage 38. Le modèle plantureux et large d’épaules de cette estampe est déjà apparu sur une aquarelle réalisée par Jacoulet en 1933, sur laquelle il a écrit : « Portrait de Nancy, belle des îles Truck (Toloas) ». Une comparaison de l’aquarelle de 1933 avec l’estampe de 1960 permet de conclure que Jacoulet inséra cette figure, légèrement embellie, dans une vue de Tinian imaginaire. Le biographe de l’artiste, Stewart Teaze, décrit la jeune femme comme « une enfant de la nature exempte de mœurs corrompues et vivant dans un paradis qui n’appartient qu’à elle 39 ». En réalité, elle
vit dans un paradis créé par Jacoulet, un paysage tropical rêvé hors du temps, où cohabitent de fortes femmes aux seins nus, de magnifiques jeunes hommes et une nature intacte. UN LANGAGE DE FLEURS Les îles de Micronésie sont de véritables jardins de plantes luxuriantes, et les hommes comme les femmes s’ornent chaque jour de fleurs odorantes, qu’ils tressent en couronnes pour leur tête et en guirlandes pour leur poitrine, ou qu’ils placent simplement dans les cheveux ou derrière l’oreille. Dans les îles périphériques de l’archipel de Yap, l’expression « une fleur sur mon oreille » est une métaphore récurrente de l’amour, couramment utilisée dans les chansons sentimentales que les parents composent à propos de leurs enfants, ou dans les chansons d’amour que les amoureux chantent sur l’élue de leur cœur 40. Les portraits de Jacoulet illustrent bien cet usage omniprésent des fleurs pour la parure, en particulier chez les habitants des îles Carolines. Ses estampes inspirées par la Micronésie, et notamment ses portraits de femmes des îles (vingt-deux estampes sur vingt-sept), incluent en général des fleurs servant d’ornement corporel ou d’élément dominant de l’arrière-plan. Aux yeux de Jacoulet, les fleurs sont en effet du genre féminin. Par ailleurs, sa connaissance des traditions de l’ukiyo-e lui permet d’avoir conscience des valeurs symboliques des fleurs, et il les emploie dans ses compositions pour exprimer le caractère de ses modèles et les relations existant entre eux. Ainsi, une aquarelle datée de 1942 (p. 25) montre deux élégants jeunes hommes appartenant à la haute société de Yap, engagés dans une conversation intime. Il est intéressant de noter que leurs tatouages occupent des zones corporelles strictement complémentaires : l’un est en effet tatoué du cou à la taille et aux coudes, l’autre, de la taille à la cheville et du coude au poignet – de sorte que c’est seulement lorsqu’ils sont associés qu’ils forment un tatouage corporel complet. À gauche de ce très beau couple, et débordant sur l’espace qui les sépare, une treille de passiflores pourpres reprend le symbole de l’homosexualité masculine au Japon depuis le début de la période Tokugawa. Sur une aquarelle datée de 1935 (p. 33), deux élégantes femmes chamorro sont assises sous l’arche formée par une fenêtre percée dans un mur de brique, et leurs postures – l’une lance un regard furieux et cherche la confrontation, l’autre se détourne en partie – laissent apparaître qu’elles se sont laissées entraîner dans une dispute. Un vaste treillage de melons amers envahit la composition, menaçant d’encercler la femme de gauche, et un melon mûr pend juste au-dessous d’elle. Par son choix du melon amer, Jacoulet renforce l’impression qu’une affaire déplaisante est venue séparer les deux femmes. Dans ses descriptions d’insulaires âgés, il utilise les fleurs pour symboliser la beauté et la jeunesse perdues, et pour rappeler le caractère éphémère de la vie. Une aquarelle de 1930 (p. 28 à droite), intitulée Rufina Pangelinam. Couturière chamorro de Saipan, représente une femme âgée regardant fixement sur le côté. Derrière elle, un kapokier dénudé ne porte qu’une seule petite fleur rouge, la dernière restée sur l’arbre. Jacoulet a réutilisé cette femme âgée, des années plus tard, pour la figure de la mère sur une estampe de 1947 (ci-contre), Joaquina et sa mère au sermon du père Pons, Rota, qui constitue elle-même une méditation sur le vieillissement et
Joaquina et sa mère au sermon du père Pons, Rota, Mariannes Décembre 1947
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la notion de perte ; elle fut dédiée à la mémoire d’un ami de l’artiste, le père Juan Pons, récemment décédé, qu’il avait rencontré plus d’un quart de siècle auparavant à Yap. Jacoulet semble ici contempler les effets du vieillis-sement sur les insulaires, en opposant la beauté et la jeunesse rayonnantes de Joaquina à l’aspect sévère et imposant de sa mère. Les fleurs de frangipanier que Joaquina tient à la main et qui gisent à côté d’elle symbolisent l’évanescence de la beauté et de la vie ; comme ces fleurs se fanent très vite après avoir été cueillies, certaines cultures asiatiques les associent à la mort. Autre exemple de cette utilisation symbolique des fleurs, une aquarelle de 1931 (p. 24) donne à un habitant âgé de Saipan, dans les îles Carolines, une apparence peu flatteuse, qui évoque l’épuisement ou l’ébriété : yeux injectés de sang, menton appuyé sur la poitrine, pagne en train de se dénouer. Il s’agit là d’une représentation d’insulaire très inhabituelle chez Jacoulet, qui confère presque toujours de la dignité et du sang-froid aux habitants des îles. La plante située derrière l’homme est une orchidée, fleur que l’artiste reprend souvent en pleine floraison. Il la présente ici de manière atypique, dépouillée de ses fleurs, comme si le modèle et la plante avaient tous les deux perdu leur éclat. Dans ses portraits d’habitants des mers du Sud, Jacoulet se sert aussi des fleurs pour introduire des allusions sublimées à la sexualité et à la sensualité des insulaires. Sur une estampe de 1937, Le Réveil, Saipan 41 (p. 79 à gauche), deux garçons ébouriffés aux yeux ensommeillés se réveillent sur une plage ; celui qui est allongé regarde fixement celui qui est assis. Jacoulet fait allusion au lien étroit qui les unit en plaçant de manière suggestive, sur les genoux du garçon assis, une fleur rouge qui, mise en rapport avec celle à l’oreille de son ami, laisse imaginer que le garçon couché vient de lever la tête des genoux de son compagnon, où il s’était endormi. Une autre estampe de 1937, intitulée Premier amour, Yap, représente Yagourough, le modèle favori de l’artiste à Yap, allongée, sa jupe d’herbe fendue de manière à dévoiler une partie de sa cuisse, dans une pose provocante plus conforme aux conventions artistiques européennes qu’aux critères micronésiens de pudeur féminine. Elle tient l’extrémité d’une longue tresse de fleurs blanches, qui disparaît entre ses jambes pour réapparaître derrière elle, parmi les feuilles de sa jupe d’herbe, tel un long rébus floral – qui donne un double sens au titre Premier amour. Une estampe de 1948, Jeune fille de Polowat, montre une ravissante fille aux yeux innocemment grands ouverts, originaire de Polowat, un petit atoll situé à deux cent quatre-vingts kilomètres à l’ouest de Chuuk. Elle ne porte qu’un petit paquet de feuilles, et des baies rouges couvrent son pubis. Appelé harit dans les îles les plus éloignées autour de Yap, ce vêtement est porté en public par les filles prépubères ; or, le modèle est ici de toute évidence adulte, comme le révèlent aussi les tatouages à l’intérieur de ses cuisses. Afin de souligner la sexualité de la jeune fille, Jacoulet a placé derrière elle un treillis tourbillonnant de clitoria (petits pois). DES FLEURS, DES FEMMES FATALES ET UN PARADIS ÉVANESCENT
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Dans ses associations de femmes et de fleurs des mers du Sud, Jacoulet choisit souvent des fleurs dotées de propriétés toxiques bien connues. Il aborde ce thème dès sa première gravure sur bois, Jeune fille de Saipan et fleurs d’hibiscus (1934), où une jeune femme des îles Carolines, seins nus, est assise avec, en fond, du mica argenté
Dames de charité à l’église, Saipan. Mai 1930
Jeune homme de Rull, Yap. 1934
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Une belle de Palaos et son ami. Santiago et Isabella. Mars 1929
Santiago, jeune indigène de Yap, Ouest Carolines. 1935
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Portrait du jeune Joachim Illo, 16 ans, chez moi, Saipan 1931
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brillant et, à côté d’elle, une gigantesque fleur d’Allamanda cathartica jaune 42. Parmi les estampes de l’artiste sur le même thème, un très bel exemple est offert par Les Aristoloches géants, Tondano, Célèbes, où l’on voit une superbe femme se tenant au milieu d’entrelacs suspendus tourbillonnants, qui l’encerclent presque et menacent de la prendre au piège. Les fleurs d’aristoloche sont hautement aromatiques et la partie intérieure du tube de leur périanthe leur sert à attraper les mouches. Cette plante contient une néphrotoxine potentiellement létale, l’acide aristolochique, et ses propriétés médicinales sont connues depuis des temps très anciens. Autre estampe, Fleurs du soir, Truck-Toloas (p. 228)représente elle aussi une très belle femme se tenant près d’un treillage grimpant qui surgit derrière elle et semble croître sous nos yeux. Ce treillage porte de grandes fleurs blanches de Nerium oleander, une plante modérément toxique. Les grandes toiles d’araignées argentées que Jacoulet a ajoutées à la composition renforcent les associations entre beauté féminine, attirance fatale et piège. Parmi les dessins préparatoires et les peintures à l’aquarelle réalisés par l’artiste pour son projet de Série de nus, inachevé à sa mort, on trouve une jeune femme de Chuuk, à quatre pattes sur les coudes et sur les genoux (p. 81). Voulant ici suggérer que la beauté féminine, en Micronésie, peut se révéler enivrante au point de conduire à une addiction, Jacoulet a placé en face du modèle une feuille gigantesque de nicotinia, une plante de la famille des solanacées, qui comprend plusieurs espèces toxiques pouvant créer une dépendance, en particulier le pied de tabac. Le langage visuel floral de Jacoulet suggère aussi, subtilement, que le paradis des mers du Sud est éphémère et qu’il finira par disparaître. À l’arrière-plan de ses portraits d’insulaires aux yeux écarquillés, aux expressions d’une tristesse ineffable ou apparemment perdus dans leurs méditations, l’artiste a disposé des feuilles et des fruits tachés et endommagés par les insectes – symboles du caractère éphémère de la vie et de la fin d’une époque. Par exemple, dans une aquarelle de 1932 (p. 31 en haut) représentant un vieillard originaire d’Angaur, où l’exploitation du phosphate avait entraîné le déplacement des populations locales et la dévastation du paysage, Jacoulet a placé son modèle sous un Terminalia catappa (amandier tropical), dont les feuilles sont déchirées et décolorées, et les fruits abîmés. Il a sans doute remarqué qu’il s’agit là d’un des rares arbres tropicaux dont les feuilles changent de couleur à mesure qu’elles vieillissent et meurent, lui fournissant ainsi une métaphore visuelle pertinente du déclin et de la disparition d’un mode de vie. Dans les premières décennies du XXe siècle, les étrangers étaient en effet largement convaincus que la façon de vivre des insulaires, voire les insulaires euxmêmes ne tarderaient pas à disparaître. Lorsqu’il vit les premières estampes publiées de Jacoulet, les sept femmes chamorro de la série L’Arc-en-ciel, le poète et critique d’art Yone Noguchi fit la réflexion suivante : « S’il existe une tristesse, une mélancolie sous-entendue chez les femmes de cette série, c’est parce qu’elles appartiennent à une typologie en voie de disparition dans les mers du Sud […] de même que le pont irréel des sept couleurs dans le ciel 43. » La vision de la Micronésie proposée par Jacoulet assimile certainement cette sensation de perte imminente, et dans les entretiens qu’il accorde aux journaux et aux magazines, il fait souvent allusion aux populations « en voie d’extinction » de l’Asie et du Pacifique. Il craint que les habitants et la culture de Yap, les plus intéressants de toute la Micronésie à ses yeux, puissent ne plus exister dans un délai de huit à dix ans 44. Cette préoccupation
se reflète dans son attention ethnographique pour la précision des détails des tatouages, des vêtements et des ornements, comme s’il avait voulu préserver ces images à l’instar des magnifiques papillons qu’il collectionnait et encadrait. RÊVES D’ÎLES Paul Jacoulet ne retourna jamais en Micronésie après ses voyages annuels au début des années 1930. Dès la fin de la guerre, il put reprendre son art, et au début des années 1950, sa réussite financière et sa reconnaissance artistique atteignirent leur apogée 45. Pendant ce temps, la Micronésie se remettait lentement des traumatismes du conflit. Les îles où Jacoulet avait passé l’essentiel de son temps – Saipan, Yap, Chuuk et Palau – avaient en effet constitué d’importants champs de bataille. La plupart des constructions japonaises modernes qu’il avait si soigneusement exclues de sa vision étaient désormais réduites à l’état de décombres. Les États-Unis héritèrent de toutes les îles sous mandat japonais et, durant les premières années, ces dernières furent placées sous l’autorité de la marine américaine. En 1951, leur administration passa au ministère américain de l’Intérieur, celui-là même qui avait depuis toujours exercé sa tutelle sur les réserves et les parcs des Indiens d’Amérique. Tout au long des années 1950, ce ministère pratiqua une politique de « non-intervention » – que Jacoulet aurait sans aucun doute approuvée – et les insulaires reprirent peu à peu leurs vies en main. Enis Nedelec, le jeune ami de Jacoulet, à l’origine de l’intérêt de l’artiste pour la Micronésie, était maintenant un homme d’affaires prospère. Jeune adulte sous la domination japonaise, il avait rejoint la société d’import-export de son père quelques années après la fin de la guerre, il devint membre du conseil d’administration de la Truk Trading Company, chargée des opérations d’achat de copra. Enis se distingua aussi, dans les années 1950, lorsqu’il fut élu à la plus haute magistrature de l’île de Fefen et qu’il fit face aux premières urgences du gouvernement local de l’archipel ; il demeura un des principaux hommes d’affaires de Chuuk jusqu’à la fin des années 1970. Jacoulet envisagea-t-il de retourner dans les îles de Micronésie ? Richard Miles, son biographe le plus dévoué, nous apprend qu’il « rêva souvent d’un dernier voyage à Truk, à Rota ou à Tinian, où il avait vécu de tels moments de bonheur à collectionner les papillons et à faire des esquisses 46 ». Il évoque avec beaucoup d’enthousiasme, dans une lettre à son ami Teaze du 21 juillet 1954, un grand voyage qu’il comptait faire à « Hong-Kong… Singapour et plusieurs autres îles où je pourrai dessiner… toute l’Indonésie, y compris Bali, le paradis des artistes… la NouvelleGuinée et ses magnifiques papillons… un mois en Australie, en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande aussi… les Samoa, les Fidji, la Nouvelle-Calédonie, les îles Marquises, Tahiti 47 »… Il ne réalisa qu’une partie de ce projet, en compagnie de sa fille adoptive de dix ans, Thérèse, et de Louis Rah, son secrétaire, l’oncle de Thérèse ; ils revinrent au Japon au milieu de l’année 1955. La Micronésie ne figurait pas sur leur itinéraire. Toutefois, jusqu’à la toute fin de sa vie, Jacoulet continua à revisiter les scènes micronésiennes dont il avait gardé trace des décennies plus tôt sur ses esquisses et ses aquarelles. Une de ses dernières gravures sur bois fut Dans l’isle Tinian, portrait rêveur d’un de ses modèles originaires de Chuuk, qui contemple ici un coquillage avec nostalgie, face à l’arrière-plan atemporel que forment l’île, la mer et le ciel.
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Paul Jacoulet et la Micronésie sous mandat japonais, 1929-1932 Wakako Higuchi
Sur les milliers d’œuvres que Paul Jacoulet laisse à sa mort, un grand nombre de dessins au crayon et d’aquarelles ont pour sujet les mers du Sud 1. En 1936, l’artiste prétend s’être rendu à quatorze reprises en Micronésie alors qu’elle était sous mandat japonais 2. Si tel est le cas, comment expliquer sa fascination pour ces îles ? Est-il réellement possible qu’il y soit allé autant de fois ? De quelle nature furent ses relations avec les Micronésiens ? Estimant qu’il est difficile de définir le lien spécifique que Jacoulet entretint avec les îles et leurs habitants, Christian Polak précise toutefois que, « tous les ans », l’artiste y prend « ses quartiers d’hiver » pour « s’y rétablir 3 ». S’appuyant sur des documents d’archives conservés au Japon et diverses pièces administratives japonaises, le présent essai se propose d’apporter un nouvel éclairage sur les raisons qui poussèrent Jacoulet à multiplier ses voyages en Micronésie. LE MANDAT JAPONAIS En 1914, au début de la Première Guerre mondiale, le Japon s’empare des colonies allemandes de Micronésie, qui regroupent les îles Mariannes (à l’exception de Guam), Carolines et Marshall. En 1919, à la conférence de la Paix organisée à Versailles, ces îles sont classées dans la catégorie « C » des territoires sous mandat de la Société des nations et le Japon est désigné comme puissance mandataire. L’État nippon crée alors une agence gouvernementale locale, le Bureau des mers du Sud, et administre la Micronésie jusqu’à sa capitulation en 1945. Cette zone géographique, que le Japon considère bientôt comme l’un de ses territoires, est en général connue sous le nom d’« Îles des mers du Sud » (Nan’yo Gunto). Toutefois, à l’instar d’autres étrangers, Jacoulet n’emploie pas ce terme : dans une interview qu’il accorde en 1936 à un journal japonais 4, il parle de « territoire sous mandat japonais », laissant ainsi entendre que ce sont principalement les populations autochtones qui l’intéressent et non les Japonais émigrés ; il représentera d’ailleurs très peu ceux-ci dans ses œuvres. L’administration japonaise distingue deux groupes ethniques parmi les insulaires des mers du Sud : les Chamorro et les Kanaks. liés par des mariages mixtes à des Espagnols, des Philippins et des Mexicains, les Chamorro ont profondément subi l’influence des missionnaires catholiques. Les Kanaks, qui vivent aux Carolines et aux Marshall, ont en revanche conservé la culture de leurs îles respectives – descendance matrilinéaire et système clanique, langue maternelle, mœurs et coutumes –, répandue sur la quasi-totalité de la Micronésie. Il importe donc d’étudier les œuvres de Jacoulet, en prenant en compte les noms des îles figurant dans leur titre. Par un heureux hasard, il se trouve que l’artiste découvre ces îles à la fin des années 1920, date à laquelle le Japon transfère son autorité de l’administration
Portrait de Mio le sourd. Élégant de Rull. Yap, Ouest Carolines 1930
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militaire navale à l’administration civile, et met en place une politique de libre circulation des étrangers, favorisée par le relâchement des tensions internationales. En outre, l’arrivée massive de colons japonais se produit surtout à Saipan 5 ; la politique de japonisation conduite par le Bureau des mers du Sud ne touche donc qu’une petite part de la population, dont le style de vie traditionnel n’est pas encore, dans l’ensemble, mis à mal par les autorités japonaises. C’est ce qui permet à Jacoulet de rencontrer ces « peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne », tels que les décrit le pacte de la Société des nations. Cependant, il faut bien admettre que si l’artiste peut séjourner à de nombreuses reprises dans des îles d’une telle importance économique et géostratégique pour le Japon, c’est parce que tous les étrangers y sont étroitement surveillés par les autorités – Jacoulet ne faisant pas exception à la règle. LES VOYAGES DANS LES ÎLES
Jacoulet en mer, 1930 Photographie Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
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Le premier voyage de Jacoulet en Micronésie remonte au mois de mars 1929. On raconte qu’il fut la conséquence de sa rencontre fortuite, à Tokyo, avec un jeune Français habitant à Truk (Chuuk). Si certains documents attestent en effet la fréquentation par un élève provenant de Truk d’une école religieuse de Tokyo entre 1928 et 1929, plusieurs questions restent en suspens 6. Dans la mesure où Pierre Nedelec, de nationalité française et père du jeune garçon en question, avait séjourné au Japon un an auparavant, il est tout à fait possible que Jacoulet, qui travaillait alors pour l’ambassade de France, ait fait sa connaissance et celle de son fils à cette époque (les résidents étrangers des îles des mers du Sud signalaient en général leur présence à l’ambassade de leur pays lorsqu’ils se rendaient au Japon 7). Mais une telle quantité de voyages doit trouver d’autres explications. Jacoulet mène une vie solitaire après le décès, en 1921, de son père, Paul Frédéric Jacoulet, sa mère étant, quant à elle, retournée en France. En 1929, il quitte son emploi de « dactylographe » à l’ambassade (qu’il occupe depuis 1920) – à l’en croire, à la suite des difficultés causées par sa « liaison passionnée » avec l’épouse de l’ambassadeur, Paul Claudel (novembre 1921-février 1927). Il donne ensuite « des cours particuliers de français » avec Eitarô Mochizuki, l’ancien secrétaire personnel de son père, mais un rapport de police mentionne qu’« il y a chez lui des allées et venues continuelles de jeunes hommes et de jeunes femmes ». On raconte aussi qu’il « se promène souvent maquillé comme une femme ». Un jour, il est agressé dans le quartier de Ginza par de jeunes militants d’extrême droite, qui se moquent de son travestissement. C’est en raison de cet incident qu’en décembre 1926 son nom figure dans un dossier de la police japonaise, sur une liste d’individus exerçant des « activités non conformistes » et ayant une « moralité douteuse 8 ». Malgré son goût pour l’art, Jacoulet refuse une invitation à se rendre à Kyoto pour y étudier auprès du célèbre peintre Seiho Takeuchi. Le 7 mars 1929, un mois après le retour de sa mère au Japon, il quitte Yokohama pour les îles des mers du Sud. Les années consécutives à la mort de son père marquent donc un tournant dans sa vie : Jacoulet découvre alors dans ces îles demeurées à l’état naturel et auprès de leurs habitants une existence pleine de beauté qui nourrira sa peinture.
Bien que l’artiste ait prétexté auprès de la police japonaise son besoin de partir en « convalescence », les îles des mers du Sud n’offrent pas le climat propice à un quelconque rétablissement : à la chaleur et à l’humidité qui rendent l’air peu salubre, il faut ajouter le taux élevé de mortalité dû à la dysenterie amibienne et à la dengue, ainsi qu’un terrible sous-équipement. Mais tous ces inconvénients n’affaibliront pas la volonté de Jacoulet de s’y rendre à de multiples reprises. Il prépare ses itinéraires avec soin, de manière à éviter les trop fortes sécheresses (qui touchent particulièrement les Mariannes dans les années 1930) et les typhons de fin d’été, qui perturbent nécessairement la navigation et causent de grands dommages. De constitution suffisamment robuste pour supporter la longueur et l’inconfort de la traversée sur un vieux navire à vapeur 9 sans souffrir du mal de mer, Jacoulet profite pleinement du charme des petites îles. L’étude croisée des routes maritimes de la compagnie Nippon Yusen Kabushiki Kaisha, des dates et des lieux des dessins et aquarelles de Jacoulet et de divers documents officiels japonais a permis de reconstituer avec précision ses itinéraires : Séjours de Paul Jacoulet dans les mers du Sud 1929
1930
1931
1932
Janvier
7 mars
Yokohama 12 mars
Palau Angaur Yap
Yokohama
7 mars
Yokohama Saipan
14 mars
Saipan
Tokyo mars
Yokohama Saipan 1 er mai
10 mai
Ponape
Jaluit
15 mai
3 mai
Tonoas
Kusaie 25 mai
Yokohama
début juin
Yokohama
Janvier
Corée
7 février
1933/1934/1935
juillet
Saipan Yap 28 août
Yokohama
5 mai
Ponape 8 mai
Truk 15 mai
Palau Yap 2 -10 septembre
Tokyo – Shimoda 25 décembre10 janvier
Corée
27 août10 septembre 1933
Tokyo – Corée
15 septembre
Tokyo – Corée 13 octobre
Tokyo
Source : tableau établi par l’auteur du présent essai.
Le premier, celui de 1929, qui suit la route de l’ouest (Saipan – Palau – Truk [Chuuk] – Saipan) – la plus fréquentée –, semble avoir été un voyage de repérage pour Jacoulet. Entre février et août 1930, il parcourt la route de l’est (Saipan – Truk [Chuuk] – Ponape – Saipan – Yap – Saipan), s’arrêtant quelques mois à Saipan, où il réalise « plus de trois cents peintures de paysage 10 ». L’itinéraire de son court voyage de 1931 reste flou, mais on suppose qu’il séjourne un certain temps à Saipan et à Yap. En 1932, il reprend la même route que deux ans auparavant, mais fait pour la première fois un circuit à travers les mers du Sud (Saipan – Jaluit – Kosrae – Ponape
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La Famille de Gregorio Sablan et Paul Jacoulet, vers 1930 Paul Jacoulet (à droite au dernier rang) et Gregorio Sablan (neuvième au deuxième rang) Photographie Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
Paul Jacoulet dans la résidence de Gregorio Sablan, 1931 Photographie Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
– Truk [Chuuk] – Palau – Yap – Saipan). Les nombreuses heures que Jacoulet passe chaque jour à peindre sur le pont du bateau témoignent de son enthousiasme. Alors qu’il demeure assez longtemps à Saipan et à Yap, il ne s’attarde pas sur les autres îles, se contentant parfois même d’y faire une simple escale. Jaluit se situe très loin du Japon et constitue l’atoll où les conditions de vie semblent les plus difficiles. Kosrae et Ponape sont, à en croire Jacoulet, les « îles des jolies femmes », celles-ci étant le plus souvent issues de mariages mixtes avec des Allemands, des Français et des Britanniques 11. En revanche, les appappa (robes simples et amples) que portent la plupart des femmes de Ponape et de Truk (Chuuk) ont pour lui « quelque chose de disgracieux » qui « blesse les yeux 12 ». À Koror, siège du Bureau des mers du Sud, les officiers japonais sont nombreux. Si Jacoulet ne peut pas dire quelle île « retient plus particulièrement son attention », il admet que « les mœurs des autochtones ne manquent pas d’intérêt » et mentionne les ornements des coiffures masculines, symboles de l’appartenance à telle ou telle classe sociale 13. On peut ainsi en déduire que l’île où il préfère peindre est Yap, célèbre pour ses falu/pebaey (maisons de réunions des chefs), ses monnaies de pierre, les tenues vestimentaires de ses habitants, ainsi que pour le conservatisme de ses mœurs. Les flux migratoires des groupes ethniques originaires de Saipan, de Yap ou d’autres îles des Carolines permettent à Jacoulet de mieux connaître ces îles, aux cultures différentes. À Saipan, les Chamorro vivent dans la ville de Garapan. Les Kanaks, quant à eux, résident à Tanapag, au nord de Garapan. Leurs ancêtres sont issus de l’atoll de Biserat (Pisaras, Piherararh, ou Piserach). Les familles peuplant le sud de Garapan viennent des atolls d’Elato, de Suk (Houk, Souk ou Pulusuk), d’Onon (Ulul ou Onoun), de Satawal et d’Oleai (Woleai) 14. Les Kanaks sont nombreux à Yap – l’île la plus importante de la région – et dans les atolls dispersés sur l’immense zone océanique s’étendant entre Yap et le lagon de Truk. Les jeunes gens, garçons et filles, originaires des îles lointaines, y fréquentent la kogakko (école pour insulaires) du Bureau des mers du Sud. Cet établissement offre à Jacoulet un lieu idéal pour trouver ses modèles. Loin d’isoler ces peuples de marins, les mers du Sud favorisent leurs déplacements entre les principales îles, ce qui permet à Jacoulet de représenter des modèles issus de différents atolls sans avoir à s’y rendre lui-même. « MES AMIS »
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Jacoulet affirmait que ses modèles étaient « tous [ses] amis 15 ». L’examen de plusieurs de ses lettres et de photographies montre qu’il faut donner à cette expression un sens très large et distinguer différents groupes. Le premier groupe comprend les natifs des îles Carolines ou Mariannes, en particulier ceux de Yap et de Saipan. Malgré son désir de devenir leur « ami » pour pouvoir représenter « leur physique délicat », empreint d’une « sensibilité » « noble » et « sympathique », qui lui rappelle celle des onnagata (les acteurs du théâtre kabuki interprétant des rôles féminins 16), le Français peine à établir une relation de confiance avec les habitants de Yap, de tempérament « obstiné et calme 17 ». On sait qu’à l’époque la population connaît un fort taux de mortalité dû à différentes formes de tuberculose, qui constituent un motif de préoccupation pour la Commission des mandats de la
Société des nations et pour le Bureau des mers du Sud, compte tenu des termes du mandat confié au Japon. Il existe cependant d’autres rapports sur l’état de santé des insulaires qui soulignent au contraire leur robustesse physique et leur force de travail. À Saipan, en revanche, la fréquence et la longueur relative de ses séjours permettent à Jacoulet d’entrer en contact sans la moindre réserve avec les insulaires. Connu de tous, il entretient notamment des relations amicales avec un dénommé Francisco Ogarto, dont on suppose qu’il a construit dans son village un bungalow de style vernaculaire pour l’artiste. Mais les différences de mode de vie et la barrière linguistique, associées à d’autres éléments culturels limitent l’approfondissement des échanges. Le deuxième groupe d’« amis » de Jacoulet est formé de marins et de marchands européens appelés « chercheurs d’épaves », qui se sont établis sur les îles, y ont fondé une famille et se sont intégrés à la vie locale. Pierre Nedelec, un marchand français originaire du Finistère, son parent par alliance Karl Hartmann (un immigré allemand de la deuxième génération), Alexander Tretnoff et son épouse Augusta, deux Moscovites installés à Yap, en font partie 18. Le troisième groupe de personnes avec lesquelles Jacoulet parvient à se lier comprend des prêtres espagnols, des religieuses et des moines dépendant de l’Église catholique de Saipan. Parmi elles, sœur Maria Theresa Tasso et quelques autres religieuses ont autrefois enseigné à la Tokyo Futaba Gakuen (une école de filles fondée par un ordre catholique parisien) et ont été envoyées à Saipan en 1927 et en 1928, quelques années avant la première visite de Jacoulet sur l’île 19. L’artiste se noue d’amitié avec Gregorio San Nicolas Sablan (1890-1944), fils d’un missionnaire espagnol et d’une mère chamorro appartenant à un clan prestigieux de Guam. Après s’être installé à Saipan en 1899 et avoir obtenu un diplôme au collège allemand de Tsingtao, en Chine, Sablan devient maître auxiliaire dans des écoles pour insulaires de Saipan, exerçant aussi bien durant la colonisation allemande que sous le mandat japonais. Polyglotte et cultivé, il joue également un rôle de missionnaire auprès de la population, et traduit en allemand et en chamorro des histoires des Mariannes et des Carolines écrites en espagnol. En reconnaissance de ses qualités, le Bureau des mers du Sud l’engage comme « interprète » pour renseigner et guider les voyageurs. Outre ces différentes fonctions, des documents officiels japonais montrent que Sablan se plaît à partager ses connaissances et ses centres d’intérêt avec les étrangers, et profiter ainsi de cet « air frais » venu du monde extérieur 20. À n’en pas douter, Jacoulet apprécie particulièrement la compagnie de Sablan, alors âgé de quarante ans, avec lequel il peut s’entretenir longuement sur l’art et la musique, et aime se retrouver dans l’atmosphère chaleureuse de sa famille. Ces conditions favorables laissèrent le temps à l’artiste de réaliser une série de sept gravures sur bois intitulée L’arc-en-ciel. On peut légitimement supposer que la personnalité et les conseils de Sablan ont influencé le travail de Jacoulet.
Gregorio Sablan, Saipan, 1925 Photographie G. Fritz Collection, avec l’aimable autorisation du Northern Marianas Humanities Council
Résidence de Gregorio Sablan (premier étage), 13 février 1931 Photographie et inscription au verso Avec l’aimable autorisation de Thérèse Jacoulet-Inagaki
L’ADIEU AUX ÎLES Dans une interview accordée à un journal japonais le 31 janvier 1936, Jacoulet indique que son dernier voyage remonte à « deux ou trois ans », ce qui situerait ce dernier en 1933 ou 1934 21. Toutefois, d’autres éléments développés ci-dessous conduisent à supposer que le séjour de 1932 est bien le dernier.
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Portrait de Monsieur Karl Hartmann, mĂŠtis allemand-fidji, Truck, Est Carolines. Mai 1929
M. Pierre Nedelec et sa petite-fille Liwan Hartmann, Truck, Est Carolines. 1929
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Le 2 septembre 1932, peu après son retour des îles des mers du Sud, Jacoulet prend le bateau pour Shimoda, dans le département de Shizuoka, où il réside chez les parents de son ami Yûjirô Iwasaki. Le 10 du même mois, il se rend, toujours par bateau, à Atami, une célèbre station thermale, en compagnie d’Iwasaki ; les deux amis regagnent ensuite Tokyo par le train. Le 15, Jacoulet part pour la Corée, via Shimonoseki, après avoir donné à la police comme motifs de son voyage une « opération de la gorge » dans l’hôpital de son beau-père et une « convalescence d’un mois 22 ». Toutefois, il semblerait qu’une autre raison ait motivé sa hâte à partir pour la Corée, où il avait trouvé « une atmosphère reposante et continentale » lors de son précédent séjour, en 1930 23. En 1933, il ouvre à Tokyo L’Institut Jacoulet des estampes, et travaille d’arrache-pied avec un graveur et un imprimeur japonais pour réaliser une série d’œuvres consacrées à la Micronésie et à la Corée ; il publie sa première gravure en juin 1934. Bien qu’il ait visité la Mandchourie, en mai 1934, comme « interprète » de Marcel Baeyans, un investisseur français, il entend à l’évidence élargir le champ de ses motifs d’inspiration et produit chaque mois une nouvelle gravure 24. Les témoignages du peintre japonais Shozo Akiyama, qui étudie entre 1933 et 1936 auprès de Jacoulet et de Jean-Baptiste Rah – son assistant coréen et ami de toute une vie, étayent l’hypothèse selon laquelle l’artiste ne séjourna pas dans les îles des mers du Sud en 1934 et en 1935 25. On comprendra les raisons de son renoncement si l’on se souvient des changements rapides intervenus dans la situation politique et militaire de ces îles. L’année 1933 marque en effet un tournant dans l’histoire de leur administration par le Japon. En outre, une épidémie de bronchite aiguë chronique frappe la population insulaire, faisant vingt-cinq morts à Saipan et à Yap en 1932, et soixante-quatre à Yap en 1933. Lorsque le Japon annonce, cette même année 1933, qu’il se retire de la Société des nations, la marine japonaise est amenée à adopter une politique plus dure envers les îles. Jacoulet se voit contraint de retarder son départ, prévu, comme ses précédents séjours, pour le début du printemps, car la marine, qui prépare ses premières manœuvres d’envergure dans le Pacifique Ouest où se trouve Saipan, contrôle désormais les entrées d’étrangers sur les îles des mers du Sud. En 1934, lorsque le Japon quitte la conférence sur le désarmement naval, des « zones confidentielles d’accès restreint » sont instituées partout sur le territoire insulaire, dont sont exclus « tous les étrangers ». Bien évidemment, les œuvres ayant pour sujet les îles (estampes ou photographies) sont interdites de reproduction et de publication. La promotion des séjours dans les îles des mers du Sud fait, en outre, l’objet d’une stricte réglementation. La position de la marine japonaise envers les voyageurs étrangers s’oriente vers un refus pur et simple, et les raisons que Jacoulet allègue pour justifier ses visites ne sont pas jugées acceptables. En leur qualité de territoire et de district naval japonais, les îles deviennent le lieu d’importants projets de constructions militaires défensives, et le recrutement de la main-d’œuvre insulaire destinée à leur réalisation commence en 1937. En raison de la politique de non-ingérence adoptée par la Société des nations à l’égard du Japon et des dysfonctionnements du système des mandats, les populations autochtones ne peuvent plus bénéficier de la protection prévue par les termes du mandat. Le titre d’une gravure sur bois, Le Réveil, Saipan (1937) pourrait faire allusion à ces changements de statut que les commu-nautés insulaires subissent alors, bon gré mal gré. Les voyages lointains à la recherche d’une beauté primitive cessent rapidement. Mais nombre des œuvres de Jacoulet témoignent de ses sentiments passionnés pour
la Micronésie et portent en elles ses souvenirs les plus marquants : les traversées, les rencontres, les paysages, l’inspiration profonde née d’expériences rares – et peut-être même l’irritation des autorités japonaises. Les recherches à venir permettront probablement de découvrir de nouvelles informations qui aideront à une meilleure compréhension de son œuvre. En février et mars 1944, les attaques de la marine américaine causent de graves dommages à Truk (Chuuk) et à Yap. Les bombardements qui, en juin, touchent Saipan et sa population civile, sont relatés dans la presse japonaise, et Jacoulet en prend certainement connaissance. Après avoir été secouru par les forces armées américaines, Gregorio Sablan meurt dans le camp de Susupe, à Saipan, en 1944 26. Paul Jacoulet ne reverra plus ces îles inaccessibles, gravées à jamais dans sa mémoire.
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La SĹ“ur Maria Theresa. Espagnole de Saipan, Mariannes. 1934
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Mathilda Sablan Diaz, Chamorro de Guam, Mariannes. Avril 1929
Portrait de M lle Luisa Ada. Grande dame chamorro de Guam, Mariannes. 1929
M lle Liwan Hartmann. MÊlange français, allemand et fidji, Truck, Est Carolines. 1929
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Belle de Yap et orchidĂŠes, Ouest Carolines. DĂŠcembre 1934
Un homme de Yap, Ouest Carolines. Novembre 1935 Le chignon de l’homme, la parure de cheveux et les perles bleu uni de son collier et de son oreille droite sont typiques.
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Les Enfants aux yeux jaunes, Ohlol, Est Carolines. Novembre 1940
Jeune homme de Yap, Rull, Ouest Carolines. 1935
Homme de Rull, Yap. 1930
L’homme porte une grande parure de cheveux et tient dans ses mains une ceinture noir et blanc typique, réalisée avec de petits anneaux faits de coquillages blancs ou de corail et de noix de coco.
Derrière l’homme assis, on aperçoit trois disques percés en aragonite ; ils faisaient office de monnaie. Ils sont appuyés contre le mur d’une maison communautaire.
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Portrait du sculpteur Napgoor, indigène de Yap, Ouest Carolines. 1930
Belle du village de Tomil, Yap. 1930
Le Nautilus, Yap. 1958
Portrait de Ramon, homme de Gorior, Palaos. 1933
Vieillard tatouĂŠ de Mogmog, Ouest Carolines. 1930
Jeune homme de Fais tatouĂŠ, Ouest Carolines. 1935
Le Pacifique mystĂŠrieux, mers du Sud. Juillet 1951
Souvenirs d’autrefois, Japon. Juillet 1941
Jeune femme de Tanapako, Saipan, Mariannes. 1939