Association « Peindre en Normandie » aLain tourret président de la collection « peindre en normandie » aLain tapié directeur de la collection « peindre en normandie » steen Heidemann « Le Flux des arts », collaborateur de la collection sopHie JaveL Graphisme et communication
L’association « peindre en normandie » est une association loi 1901 créée en 1992. sous l’égide du conseil régional de Basse-normandie, elle a constitué une collection qui rassemble environ cent quarante tableaux.
© somogy éditions d’art, paris, 2013 © association « peindre en normandie », 2013 ouvrage réalisé sous la direction de somogy éditions d’art Conception graphique : atelier rosier Fabrication : michel Brousset, Béatrice Bourgerie, mathias prudent et mélanie Le Gros Contribution éditoriale : anne-sophie Hoareau-Castillo et anne-marie valet Suivi éditorial : marie thomas et sarah Houssin-dreyfuss isBn : 978-2-7572-0661-4 dépôt légal : avril 2013 imprimé en italie (union européenne)
SOMMAIRE
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préface par aLain tourret Président de la collection « Peindre en Normandie »
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avant-propos par aLain tapié Directeur de la collection « Peindre en Normandie »
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entre Le pLein air et L’ateLier, des paysaGes pour Le saLon, pour Le marCHé, pour L’amateur par aLain tapié
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pHysique de La nature, pHysique de La peinture par aLain tapié
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La Ferme saint-siméon
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Bords de mer – viLLéGiature
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Bords de mer – LaBeurs
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La terre normande
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Le LonG de La seine
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aCquisitions réCentes
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annexes Liste des œuvres de la collection « peindre en normandie » Bibliographie
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PRÉFACE Le conseil régional de Basse-normandie a décidé, en 1992, la création d’une collection, « peindre en normandie », couvrant la période de 1750 à 1950. pendant près de vingt années, nous avons parcouru les salles des ventes, les galeries pour rassembler plus de cent vingt tableaux de peintres français ou étrangers qui ont peint la normandie, ses plages, ses paysages, ses natures mortes, ses habitants. Ces peintres illustres ou inconnus ont été séduits par la normandie, ses couleurs, ses nuages, produisant ainsi leurs plus belles œuvres aux temps de l’impressionnisme et du fauvisme. Les expositions « esquisses peintes en normandie (1850-1950) » et « Les personnages d’elstir, proust et la peinture » ont révélé, sous le commissariat d’alain tapié qui reste le directeur artistique de la collection, le rôle principal de la normandie dans l’histoire de la peinture. plusieurs entreprises, Frial, La poste, soutiennent cette collection, permettant ainsi au mécénat de rejoindre l’action de la collectivité publique. L’abbaye-aux-dames, siège du conseil régional de Basse-normandie, abrite la collection, qui bénéficie ainsi d’un lieu prestigieux, visité par plus de dix mille personnes par an. La collection a été exposée en France et notamment dans les salons de l’assemblée nationale. elle est également messager de la France à l’étranger. Ces dernières années, elle a été accueillie dans les pays scandinaves à Copenhague en présence du prince Henrik de danemark, à Bergen et Helsinki, puis dans les pays baltes, à tallinn et à riga en présence du chef de l’état. au printemps 2010, elle se trouve à minsk où les ministres des affaires étrangères et de la Culture lui ont réservé le meilleur accueil. des dizaines de milliers de personnes ont ainsi pu rencontrer la culture française, la peinture normande. Ces expositions tenues dans des musées magnifiques, le Kumu à tallinn, les musées des Beaux-arts à riga et à minsk, permettent à la France de montrer sa force culturelle. La collection « peindre en normandie », avec renoir, monet, Boudin, Géricault, vuillard, Courbet, Corot, dufy et tant d’autres, est devenue l’ambassadrice des régions normandes, un véritable pôle d’excellence. aLain tourret Président de la collection « Peindre en Normandie »
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AVANT-PROPOS Les relations entre la normandie et la peinture sont désormais célèbres, connues du grand public, étudiées par les historiens. La géographie semble bien être le creuset où se formulent pour les peintres les traits marquants d’une attirance irrésistible vers cette région dès les premières années du xixe siècle. tout commence avec les voyages pittoresques des aquarellistes anglais Joseph William turner, richard parkes Bonington, qui traversent la manche pour s’adonner à l’étude des paysages, ruines et monuments. Leur aptitude à traduire dans l’instant la vérité et la vitalité naturelle du paysage est, pour les peintres français qui côtoient leur art, un modèle. Les anglais leur parlent de la normandie, de sa lumière, de ses formes riches qui exaltent les sens et vont susciter le goût du voyage, de l’expérience visuelle et du sujet d’après nature. parce que la normandie a été le lieu de cette première rencontre, elle est devenue, grâce au progrès du chemin de fer, le rendez-vous des artistes « parisiens » entre eux : Jean-Baptiste Corot, Gustave Courbet, Constant troyon, et avec ceux dont la vocation doit tout au terroir normand, tel eugène Boudin. Honfleur, Le Havre et plus tard rouen, ces noms symbolisent des moments d’intense création et d’échange autour des grandes innovations de la modernité naissante que l’on appelle l’impressionnisme, le fauvisme… de Claude monet à Johan Barthold Jongkind, d’albert Lebourg à Joseph delattre, d’albert marquet à raoul dufy, ce sont autant de rencontres qui pendant plus d’un siècle ont conféré à la normandie, à côté de la provence et de l’Île-de-France, l’image emblématique du bonheur de peindre. derrière la normandie des historiens de l’art, il en existe une autre, secrète et peu connue bien qu’à la source d’expressions artistiques de grande puissance : cette normandie est dense et grave. Les microcosmes naturels générés par la terre, le vent, la mer et la brume possèdent une personnalité physique à l’origine des inventions du peintre avant même que celui-ci ne soit attaché à traiter les anecdotes du paysage. il y a dans cette normandie une rusticité intense, expressive, que sont parvenus à saisir les peintres qui ont dépassé la mondanité et le pittoresque, visiteurs célèbres, mais aussi et surtout peintres du cru qui se sont nourris du lyrisme naturel de leur pays. Le patrimoine normand, et tout particulièrement celui de notre région, peut et doit encore s’enrichir des œuvres nécessaires d’artistes qui devraient côtoyer celles inspirées par le pays profond. À cet égard, élus de la région, chefs d’entreprise et historiens de l’art se sont engagés dans la création d’une collection dédiée aux relations entre la peinture et la normandie. en 1988 se tenait au musée des Beaux-arts de Caen l’exposition à bien des égards fondatrice : « esquisses peintes, normandie 1800-1850 ». elle a été relayée en 1993 par une manifestation originale réputée impossible à faire et qui pourtant a tenu ses promesses : « Les figures d’elstir, marcel proust et la peinture », puis en 1994, « désirs de rivage », toutes deux à l’initiative du conseil régional de Basse-normandie. derrière ces deux thèmes, l’attention portée à l’acte créateur comme à la réception du spectateur dépasse largement les questions de style et d’atelier. il en ira de même pour les paysages conçus autour de la manche de la fin du xviiie siècle au début du xxe siècle. ils sont proches de cette esthétique baroque si manifeste dans l’europe du xviie siècle : la recherche de supports de méditation, comme l’irrésistible attirance vers les détails pittoresques, s’appuie sur le croisement entre les sources locales et les figures de style à vocation globale. depuis vingt ans, les œuvres de cette collection croissante sont présentées régulièrement dans les musées de normandie, elles font aussi œuvres d’ambassade de cette grande région en italie, aux états-unis, au Japon, en Corée, dans les pays scandinaves et, aujourd’hui, dans les pays baltes, la Biélorussie et l’ukraine. Leur présentation rencontre un succès profond qui va bien au-delà de l’engouement pour l’impressionnisme. Ce rapport fusionnel que la normandie donnait à vivre et à voir au xixe siècle entre la physique de la nature et la physique de la peinture fait partout l’objet d’une compréhension immédiate. aLain tapié Directeur de la collection « Peindre en Normandie »
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ENTRE LE PLEIN AIR ET L’ATELIER, DES PAYSAGES POUR LE SALON, POUR LE MARCHÉ, POUR L’AMATEUR
La naissance de la peinture moderne telle qu’elle apparaît dans le paysage est le fruit de mutations lentes ou brutales qui rencontrent parfois de quoi faire trace dans l’histoire, telle cette Charrette de foin1 peinte par John Constable (1776-1837) et vue à paris au salon de 1824 par des artistes qui cherchaient des solutions pour sortir du chaudron de la tradition comme modèle. en 1874, l’exposition des indépendants dans le studio du photographe nadar comportait un tableau de Claude monet, Impression, soleil levant, peint en 1872, qui aurait dû passer inaperçu comme tant d’autres audaces de paul Huet, de Charles daubigny ou de Claude monet lui-même s’il ne s’était trouvé un critique pour repérer moins l’œuvre que le titre encore romantique qui l’accompagnait et pour décréter que « impression » évoquait après tout un vrai courant de sensibilité et soulignait justement l’unité de la problématique visuelle de ces artistes. Ceux-là se voyaient indépendants, intransigeants même, ils se rassemblaient en expositions parallèles au salon officiel, souvent trop difficile à conquérir. La sociologie comme l’économie du marché de la peinture après le vrai tournant qui est non pas la première exposition impressionniste chez nadar mais la guerre de 1870 et ses conséquences oblige à regarder cette production artistique à la mesure de trois occurrences : ce qui va pour le salon, soit que les conditions de sujet et de manière soient réunies, soit que la tolérance ou la chance joue son rôle ; ce qui va pour les marchands et les galeries, qui savent étendre les critères de goût à la mesure d’une clientèle en constant accroissement ; ce qui va pour l’amateur éclairé, échanges confidentiels d’esquisses, de pochades, de tableaux ratés ou de chefs-d’œuvre inconnus laissés pour compte dans l’atelier. Le salon officiel sera accompagné progressivement de divers avatars qu’il conviendra de rappeler pour mieux fixer la topographie de la représentation. de même seront présentés les principales galeries et leurs marchands, grands et petits, qui se sont partagé et ont accaparé la part grandissante et problématique, et volontiers polémique, de la production de paysages. enfin, avec la circulation ou l’accumulation confidentielle de quantité de tableaux et d’esquisses, œuvres inachevées non assumées par les artistes, oubliées par les amateurs éclairés, négligées par les galeries, refusées par les salons, bon nombre resurgiront comme des chefs-d’œuvre inconnus ou de géniales anticipations qui bouleverseront les catégories établies par des critiques avides de nominations et qui se considèrent alors comme les détenteurs de l’écriture de l’histoire. dans la peinture de paysage au xixe siècle, les circonstances qui permettent la présentation au public ont une influence fondamentale non seulement sur l’établissement du sujet, mais sur le format, sur l’idée de fini et la modération de la touche, sur le chromatisme, qui peut être plus vif qu’on ne le croit pour attirer l’attention. Les exigences du jury du salon ne sont pas les mêmes que celles des marchands. À partir des années 1870, elles interfèrent fortement sur le libre jeu de la peinture. pour ceux-là, les œuvres laissées en rebut, les fonds d’atelier sont importants. ils illustrent l’audace autant que l’échec, ils révèlent aussi l’existence de bon nombre de ces artistes indépendants qui n’atteindront pas la renommée, ces irréductibles de l’art animés par une volonté d’être, une rage tranquille de peindre, une originalité sans maniérisme dont Georges michel est le prototype absolu, suivi d’un adolphe-Félix Cals jusqu’à Charles angrand. Leur liberté, leur frugalité, leur sévérité les placent d’emblée en avant-garde par le simple fait de l’isolement et de l’incompréhension qu’ils suscitent, non tant pour leur audace formelle que pour leur dérangeante délicatesse. Le lien étroit du paysage, genre dominant durant tout le xixe siècle, avec le marché de l’art laisse présager que le centralisme parisien fera la loi sur les sujets comme sur les manières. pourtant, il faut reconnaître que la peinture de paysage prend ses sources à des époques différentes dans trois milieux géographiques. de 1825 environ, qui voit le romantisme émerger de sa gangue littéraire et académique, à 1885 lorsque les marchands ont
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définitivement retrouvé l’assise financière qui leur permet de s’assurer auprès des peintres la production de tableaux en série, la terre, le ciel et la mer de la normandie l’emportent par des sujets où la physique de la nature répond à la physique de la peinture dans un mélange souvent brutal de labeurs et de villégiatures. de 1850 à 1900, en Île-de-France, à paris et ses environs, il faut considérer au nord les bords de l’oise et le groupe des peintres de L’isle-adam2, à l’inspiration élégiaque et aux frilosités harmonieuses, et au sud, dans la forêt de Fontainebleau, ce que l’on appellera l’école de Barbizon3. Cette dernière restera en marge de notre panorama. elle naît plus tôt et porte encore d’innombrables traces d’un pittoresque esprit littéraire où sens de la mesure, perspective chromatique dans la tradition du réalisme hollandais, approche conceptuelle et idéologique en font un réservoir de liberté cependant tenu à l’écart de cette nouvelle culture de l’expression qui caractérise le paysage dans la nouvelle peinture. édifiant et identitaire, le groupe de Barbizon se retrouverait volontiers dans cette déclaration de théodore rousseau en 1834 : « Je brûle de remplir la tâche difficile de donner sur une toile une idée de l’immensité qui m’environne pour en répandre les bienfaits sur les moins heureux que moi. » 4 Les paysages de l’Île-de-France sont source de nouveautés dans l’appréhension débridée du sujet. La touche et le chromatisme bénéficient souvent des audaces élaborées ailleurs et plus tôt dans les ferments d’une nature sauvage et profondément rurale. au bord de la seine, les jeux et les plaisirs se mêlent aux activités naissantes de l’industrie. au cœur, paris, ses boulevards, ses terrasses, ses foules pressées, ses figures singulières à la déambulation nonchalante, loin du miroir naturel des sentiments et des impressions, réalisent en des images rapides comme la vie moderne des tableaux dans lesquels figure le désir visuel de ceux qui s’en porteront acquéreurs. Comme la scène normande, qui a transformé le romantisme en une substance physique héroïque, l’Île-de-France fut le terrain d’une nouvelle fonction politique et sociale de la peinture dans sa capacité à forger une identité typiquement française. enfin, de 1870 à 1910 apparaissent les paysages de provence avec L’estaque, La Ciotat puis la montagne sainte-victoire que domine magistralement Cézanne. ici, la touche ne vibre pas, c’est le rôle de la couleur ; et le sujet ne trouve sa place que dans le dépouillement. trois milieux géographiques sont ainsi, à travers l’offrande de leurs paysages, lieux de naissance différents et différés de la peinture moderne. dans la représentation, les caractères topographiques sont certes imprégnés de faits de société. toutefois leur présence tend à se dissoudre dans le traitement profondément naturaliste du paysage normand, à se multiplier dans l’espace réaliste de la voie parisienne et de ses banlieues champêtres, à disparaître dans l’espace formaliste de la provence. Ces trois dynamiques relèvent de la perception esthétique, c’est-à-dire sensible, du monde. elles agissent comme des teneurs, des dominantes, même si elles circulent et se contaminent d’un territoire à l’autre à travers l’activité de peintres qui, dans leur relation au paysage, s’acharnent souvent à faire surgir bien plus que l’impression, l’expression, dont l’énergie fait se rejoindre les attentes de l’auteur, les exigences du sujet et les puissances plastiques de l’objet. naturalisme, réalisme, formalisme sont comme le romantisme des caractères d’écriture qui peuvent, nous le disions, se fondre entre eux et dont l’intensité varie suivant l’artiste, le lieu ou l’époque. Le naturalisme représente dans le temps – on peut en ressentir d’exceptionnels effets dans les paysages de rubens – l’exploitation de la physique des modèles naturels : le grain, la texture, le cheminement de la lumière intérieure dans la confusion des éléments végétal et minéral, ou bien encore dans la pénétration visuelle de toutes les surfaces offertes à la perception, transparence, opacité, irisation des flux, développements organiques des plis et des strates, sédiments et accidents que portent les objets et les corps dans un détachement relatif de l’image comme lieu premier de la signification. Le réalisme représente dans le temps – l’art de van eyck comme celui du Caravage en donnent les traits exemplaires – l’attachement à la présentation des figures, des objets et des espaces construits à l’aide de procédés narratifs ou descriptifs plus que conceptuels, porteurs de faits sociaux plus qu’historiques, dans l’immédiateté plus que dans la distance symbolique. Le tableau se présente comme une séquence qui enchaîne les éléments du sujet en mettant en valeur les rapports. Le modelé de ces figures, objets, espaces souvent illusionniste s’appuie sur des principes d’observation sans allégeance aux règles et conventions posées par l’académie. L’esthétique formaliste vise essentiellement l’établissement de la composition dans la séparation des plans, des masses colorées et du dessin. elle supporte volontiers le concept et le message allégorique. elle tend à libérer l’œuvre d’art de l’expression du peintre au profit d’une pure sensation visuelle. C’est ce même terme qu’emploie Cézanne à propos de sa recherche 5.
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Origines du naturalisme La vision romantique du monde puise sa vérité dans la nature la plus immense. L’absorption du regard du spectateur dans le tableau, déjà évoquée par diderot, provoque l’effusion sensible. La nature dans sa mesure divine devient délectable même dans ses tourments, et les orages sont désirés. Les éclats de lumière qui s’ensuivent inquiètent et rassurent, on les rencontrait déjà chez les précurseurs hollandais rembrandt, ruysdael, van Goyen. dans la mise en place de cette conformation esthétique, l’influence allemande est essentielle sur les romantiques, en France comme en angleterre. Les allégories particulières qui circulaient dans le paysage du xvie siècle flamand se sont fait sentiment général diffus dans la Hollande du xviie siècle. À la fin du xviiie siècle, la libération de l’emprise académique et de ses formules néoclassiques laisse se propager une véritable spiritualisation du paysage. avec david Caspar Friedrich (1774-1840), l’identification de l’artiste à la nature est totale, le paysage est sacré, dieu semble être dans la nature. sans qu’il en ait tiré les conséquences formelles dans sa manière de peindre, Friedrich est peut-être le premier à annoncer ce qui fait le fondement de la culture de l’expression dans le paysage au xixe siècle : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en dehors, mais aussi ce qu’il voit en lui-même ; s’il ne voit rien en lui, qu’il cesse donc de peindre ce qu’il devant lui. »6 une telle philosophie ne cesse de nourrir cette pensée du paysage que l’on retrouvera encore chez moritz von schwind (1804-1871) dans sa Méditation du voyageur où le peintre et le spectateur sont confondus dans un même sentiment de solitude de l’homme, le besoin de contempler et de méditer la création. en marge de ce romantisme radical, qui de notre point de vue tient jusqu’au dernier quart du xixe siècle, court la veine littéraire nourrie de nostalgie médiévale et renaissante dont les traces sont idéalisées afin de répondre à un besoin d’identité. La mode troubadour – ses évocations historiques fourmillent de traits pittoresques – occupe une partie du temps et de l’œuvre d’artistes tels eugène delacroix, paul Huet, eugène isabey, richard Bonington, par ailleurs adeptes profonds d’une conception sublime du paysage. L’histoire de l’art nous incite à toujours rattacher les mouvements, quelles que soient leur lenteur et leur profondeur, à des faits précis. Celui de la découverte au salon de 1824 de la Charrette de foin traversant un guet de John Constable en est un, il aurait frappé delacroix. il convient pourtant de se tourner vers un artiste dont les œuvres auront été peu vues en France, mais dont la situation esthétique, la vision et le changement de manière auront joué un rôle majeur dans la transformation du paysage en europe autour de la scène française : Joseph mallord William turner. dans son essai sur « L’essence du paysage », K. nicholson cite Gérard de Lairesse et la définition qu’il donne du paysage en 1707 : « [il] est en art l’objet le plus délicieux, et il a des qualités très puissantes, lorsque, en respectant la vue, par une douce harmonie de couleurs et une manière élégante, il divertit l’œil et l’enchante. quoi de plus satisfaisant que de parcourir le monde sans aller au dehors ? […] et comme cette vision doit être apaisante pour le tempérament le plus mélancolique. » 7 dans ce texte apparemment anodin, trois thèmes majeurs apparaissent. avant d’être une réalité physique, le paysage est une construction de l’esprit à travers l’œil et la main, l’idéal classique est toujours à l’œuvre. Cependant, les deux autres thèmes ici induits vont changer la donne. La veduta pittoresque peut se renverser en une vision du monde dès lors qu’elle s’ouvre à d’autres horizons. enfin, la pure délectation que préconisait poussin se charge d’effet lorsque le paysage est en mesure de refléter l’état d’âme. turner est peut-être l’acteur majeur de cette mutation. avant de s’offrir en miroir de l’âme, ses paysages représentent le plus vaste champ de mutations plastiques. ils sont fruit d’une activité scientifique d’observation, ils portent la philosophie de l’idéal, ils ouvrent la boîte de pandore de l’expressivité, du geste et de la matière. mais leur vertu principale est peut-être d’avoir ordonné le passage entre l’imitation de la manière des grands maîtres – pour turner, ce sera Claude Gellée – et l’absorption des œuvres de la nature. turner voyait le paysage comme une peinture d’histoire. il défie les maîtres anciens lorsqu’il fabrique des pendants pour une marine de Willem van de velde et pour une autre de Claude Gellée. mais déjà dans la copie, turner préfère l’atmosphère. Lorsqu’il fut employé à la copie de dessins anciens de la collection du dr thomas monro en compagnie de thomas Girtin puis à l’étude des aquarelles de John robert Cozens, « Girtin traçait les contours et turner réalisait les effets à l’aquarelle », recréant un Cozens encore plus atmosphérique8. progressivement, dès 1800, turner mine de l’intérieur les traditions italiennes et nordiques, le double héritage, imitation des maîtres et nouvelle voie tracée par les aquarellistes dès 1770, où, lorsque l’on regarde la nature avec ses propres yeux, lumière et atmosphère apparaissent dans l’essentiel. Cependant, son lieu de nais-
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sance artistique est l’appartenance à la royal academy, pour laquelle il donne des conférences sur la perspective à partir de 1811. il doit composer avec cette force de transmission qu’est la grande institution anglaise, bien plus puissante et efficace mais comparable au salon officiel de la scène française, émanation de l’académie des beaux-arts. « Choisir, combiner et concentrer ce qui est beau dans la nature et admirable dans l’art concerne autant le peintre de paysage dans sa propre voie que dans d’autres domaines de l’art. »9 C’est pourquoi le Flamand paul Bril ou le vénitien Francesco Zuccarelli vivront longtemps dans ces paysages nourris de pragmatisme depuis leur maître à tous richard Wilson (1714-1782). La structure de composition dite classique dans l’équilibre des repoussoirs et des percées, dans le fin dosage des fluides de l’éther et des solides minéraux et végétaux, se laisse tranquillement contaminer par l’irrésistible besoin de laisser vivre et proliférer les éblouissements, les turbulences, les inquiétudes qui domineront toute la deuxième partie de son œuvre. vers 1810, dans sa manière plus agressive, il était devenu juste le contraire du Lorrain10. pragmatique encore, la manière de turner laisse paraître ses sources – rembrandt, titien, Le Lorrain –, mais elle est « solidement enracinée dans les aspirations et les pratiques de son époque »11. de façon plus calme, sans polémique, la scène anglaise expose, à travers la figure emblématique qu’est turner, les enjeux des trois entités présentes : le modèle des maîtres et le détachement idéal du monde du côté de la royal academy, les fulgurances optiques de la main, de l’œil et de la matière dans la solitude devant le motif et dans l’atelier, et, au centre, le goût du public, souvent stimulé, secoué par l’activité du marché. un compromis de qualité se fait jour en France comme en angleterre : le modèle d’écriture spatiale, la clarté du coloris, la vivacité gestuelle du fa presto mettent le tout en relation – nous parlons bien sûr du modèle vénitien. on trouvera les premiers frémissements de cette synthèse dans l’œuvre de richard Wilson, celui qui a donné aux anglais le goût du paysage, qui transmet à J. r. Cozens et à t. Girtin, compagnon de turner, par l’aquarelle cette manière rapide vénitienne, renouvelant par là même la consommation d’un « vedutisme » assagi par les répétitions12. depuis lors, l’aquarelle ne cessera d’être le mode de représentation privilégié pour les deux courants romantiques, descriptif et littéraire, analytique et organique. par sa transparence et sa légèreté, elle garde l’esprit de l’effusion ; par la spontanéité qu’elle exige, elle porte le bonheur de l’expression, elle donne la sensation que la perfection peut s’obtenir sans labeur, elle se joue de la forme, c’est la qualité première que lui trouvait turner. elle donne les moyens de réaliser le grand renversement, modèle des maîtres contre modèle de la nature, dans une nouvelle spiritualisation de la matière que Constable appelait de ses vœux quand il affirmait, lors de cours dispensés en 1833 à la royal academy sur l’histoire du paysage, que « le ciel est la source de la lumière dans la nature et gouverne toute chose » 13. Lui-même met en pratique ces fortes suggestions nouvelles pour l’œil et pour l’esprit que sont les matières et les touches épaisses, chaudes, massives, émaillées de notations sténographiques de la lumière, où se reflètent les grands remous de la passion. richard Bonington (1802-1828) expose lui aussi au salon de 1824, sa manière virtuose l’initiait à s’essayer sur plusieurs sujets : architectures vénitiennes, falaises normandes, scènes historiques. il a pour la France l’immense mérite d’avoir partagé l’atelier de delacroix. Les paysagistes français ont immédiatement partagé ces techniques et ces visions libérées, nées au sein de l’institution académique tranquillement renversée de l’intérieur. La force du motif rendait superflu tout effet de stylisation, l’usage dominant du pinceau et de la couleur confère à la ligne sa relativité, le site importe peu pourvu que l’heure et la saison soient au rendez-vous. dans cette nouvelle fusion artistique qui s’établit de part et d’autre de la manche, dans un principe généralisé d’échanges et de voyages après la paix d’amiens en 1802, se propagent, selon l’analyse capitale de Jean Leymarie, « la culture de la nature et la foi dans la science [qui] aboutissent à la généralisation de la méthode expérimentale et positiviste. La peinture devient, selon l’expression de Constable, une branche de la philosophie naturelle. La fidélité de l’observation sur nature qui se développe d’abord dans le paysage est une obligation esthétique et morale entraînant une prise de conscience sociale. »14 Les entités en place dans la représentation du paysage en 1830 sont le naturel, le réel, le travail sur le motif, la reprise en atelier. La plupart de ces œuvres qui ont suscité l’enthousiasme et l’espoir de théophile Gautier ne relèvent ni d’une culture collective et encore moins d’une culture de masse. L’individu domine, qu’il s’agisse du peintre dans sa vision, de l’amateur ou de l’acheteur dans son désir. tandis que le salon tente de maîtriser par la censure cette prolifération croissante – Léon rosenthal nous dit qu’il y avait 2 219 œuvres en 1835 et 5 180 en 184815 –, le marché, à travers les galeries naissantes, s’apprête à absorber le gros de la production. Cependant, une grande
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partie des œuvres continuent à encombrer les fonds d’atelier. Les mêmes enjeux sont en position cinquante ans plus tard lors de la première exposition des impressionnistes en 1874. toutefois, l’équilibre diffère : la puissance d’intervention du salon officiel s’amoindrit, les marchands montent en ligne dans une efficace concurrence entre petits et grands qui se partagent l’entretien confortable du goût du public comme celui devenu primordial de la découverte. Les thèmes réalistes et urbains se renforcent au détriment d’un naturel rural et sauvage qui en a constitué le socle et le ferment. selon duranty, « le mouvement, en effet, a déjà ses racines. il est au moins d’avant-hier, et non pas d’hier seulement. C’est peu à peu qu’il s’est dégagé, qu’il a abandonné le vieux jeu, qu’il est venu au plein air, au vrai soleil, qu’il a retrouvé l’originalité et l’imprévu, c’est-à-dire la saveur dans les sujets et dans la composition de ses toiles. »16 néanmoins, le travail en atelier l’emporte, il permet d’arranger la vérité du motif dans le sens du goût du public transmis par les marchands. Le mouvement impressionniste, ses artistes indépendants, constitués en association par degas mais baptisés ainsi par le journaliste Louis Leroy, poursuit, dans les conditions nouvelles énoncées plus haut, sa marche dans l’optimisation des moyens plastiques, engagée depuis cinquante ans vers une conception du paysage toujours plus sensorielle. L’engouement et la fascination que suscitent les impressionnistes après 1874 représentent la sanction d’un marché qui, une fois encore, fait Histoire. pour autant, tant d’artistes, de Corot à manet, sont venus progressivement à la palette claire, se défaisant de la rhétorique du contraste des valeurs. ils ont en commun depuis turner, Georges michel et delacroix les impressions fugaces. Lorsque les marchands n’étaient pas encore là pour le soutenir, Corot concevait pour le salon officiel des bosquets embrumés ornés de nymphes et se réservait les esquisses les plus audacieuses dans l’attente d’un ailleurs ou d’un monde futur. Les études sur nature comme celles que Huet et Courbet pratiqueront en normandie sont des ébauches par nécessaire vérité. on reprochera cet inachevé à Courbet lors du salon de 1852. Ce leitmotiv ne prendra fin qu’avec l’avènement de la technique pointilliste ou de la logique de la réserve chez Cézanne. C’est là la dure loi du motif à laquelle tous se sont pliés, dessinant dans la valeur puis dans l’affirmation de leur indépendance dans la couleur lors des expositions de groupe en opposition au salon officiel. Comme l’ont fait les organisateurs des deux premières expositions impressionnistes chez le photographe nadar en 1874, puis deux ans plus tard à la galerie durand-ruel, la représentation des artistes restait très ouverte : aux côtés de ceux dont la notoriété avait déjà fait son chemin – monet, pissarro, renoir, sisley – figuraient Cals, Lépine, Boudin, Jongkind, moins connus mais fondateurs, dont duranty disait qu’ils avaient doublé « le Cap de Bonne-espérance de l’art » et découvert « des passages nouveaux »17. audacieux inventeurs d’épures et de formidables combats entre touches et couleurs, dont les œuvres sont restées « confidentielles » selon l’appellation de William rubin, ils n’ont pas été considérés par les marchands comme susceptibles d’ouvrir et d’étendre le goût du public. Chez les grands maîtres du courant naturaliste comme chez les petits maîtres de l’impressionnisme social jusque dans les cartons d’un Cézanne ou d’un Braque, la production confidentielle représente, nous le rappelons, un réservoir d’innovations, de vérités poétiques et d’efficacité plastique insuffisamment exploré à ce jour, parce qu’inscrit dans la longue durée latente de l’histoire. il existe bien durant tout le xixe siècle une distinction à faire entre l’œuvre officielle et l’œuvre intime ou confidentielle, bien souvent animée de l’esprit de l’esquisse. rares sont ceux qui, prétendant exposer au salon s’y sont vus refusés, n’avaient tenté de se plier aux exigences et au goût des membres du jury.
Origines du réalisme La place réelle du Salon Les membres de l’académie royale de peinture et de sculpture, dans le règlement de 1663, ont l’obligation de montrer leurs œuvres. Cette exposition se tiendra à partir de 1699 dans le salon carré du Louvre, qui donnera son nom à la manifestation18. L’intérêt dont elle fait l’objet au cours du xviiie siècle est symbolisé par « les salons » de diderot, qui associe à l’art la critique littéraire, sociale et politique. de fait, des hommes politiques, tels adolphe thiers et François Guizot, commenteront les quelques salons de leur temps. alfred de vigny puis théophile Gautier croient profondément à leur rôle. Ce dernier, vigilant, objectif, soutient régulièrement l’admission difficile de delacroix dont il disait que « toutes les poésies contemporaines ont jeté leurs teintes sur sa palette »19. L’influence
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de la critique le dispute à celle du jury dont le rôle est d’incarner l’esprit de l’académie et de sanctionner les faiblesses de conception et d’exécution, l’atteinte à la morale, le risque politique. dans la diversité, dans la vivacité des heurts, le spectacle de ces manifestations artistiques attire une société désormais habituée aux bouleversements de la modernité. Grâce au salon qui se tient au palais de l’industrie depuis 1857, la production picturale se concentre sous les feux de l’actualité. Le salon devient un divertissement populaire. parlant du « gros public », Hippolyte taine nous dit en 1867 : « il vient là comme à une féerie ou comme à une représentation du cirque. il demande des scènes mélodramatiques ou militaires, des femmes déshabillées et des trompe-l’œil. on lui fournit des batailles, des autodafés, des égorgements de cirque, des andromèdes sur leur rocher, des histoires de napoléon et de la république, des cruches et des vaisselles qui font illusion. » Le salon était aussi ce lieu d’attirance, Georges pillement nous le rappelle, pour les amateurs fortunés, « et les artistes qu’il ne mettait pas à l’honneur étaient voués sinon à l’échec du moins à la pauvreté »20. Les anathèmes et les refus que le salon pratique et provoque dans le public participent de la richesse du territoire artistique, invitant spectateurs, critiques et peintres à observer les connivences et les ruptures entre manières traditionnelles et effets de la modernité. L’attitude du jury académique est à l’origine de situations fortes et fructueuses. C’est là un des nombreux paradoxes de la modernité d’engendrer simultanément le progrès et le conformisme. Le salon va certaines années enregistrer jusqu’à quatre mille numéros. Cependant, l’exclusion de ceux que Baudelaire appelle les « vrais chercheurs » favorise paradoxalement la liberté créatrice, dès 1855 lorsque Courbet ouvre son pavillon du réalisme, avant la création du salon des refusés en 1863 par napoléon iii21. Les grandes figures de la modernité, Courbet et édouard manet, avaient alors par leur intransigeance poussé à cette rupture solitaire. Jusqu’à cette multiplication des circonstances d’exposition pour les peintres – Bazar Bonne-nouvelle à partir des années 1880 et salons de Louis martinet entre autres –, le conflit est permanent entre un jury dont on connaît l’attachement aux convictions académiques et les artistes les plus en dialogue avec le goût et le marché en développement. on l’aura compris, de 1870 à 1880, au plus fort du mouvement impressionniste, les feux de la querelle sont presque éteints : l’un persiste, les autres s’arrangent. pour saisir toute la violence du conflit et sa portée quasi idéologique, il faut remonter au plus fort du grand mouvement naturaliste, lorsque les paysages cherchaient à incarner les valeurs du sublime et de l’absolu dans le dépassement du sujet rural et social, au temps de ce romantisme héroïque et physique incarné, rappelons-le encore, par delacroix, Huet, isabey, Corot, daubigny et Courbet. À l’époque, rousseau et Huet étaient refusés au salon de 1840, delacroix à celui de 1845. Corot se lamenta pendant quinze ans d’être accroché en des endroits peu accessibles : « Hélas ! je suis encore cette année dans les catacombes ! »22 significative et moins connue est l’attitude goguenarde des jeunes artistes, ceux qu’on appelle « les rapins ». ils assistent à l’arrivée des œuvres pour l’accrochage. La chronique nous dit que les nymphes dénudées étaient accompagnées d’exclamations suggestives, les paysages trop verts déclenchaient la harangue : « artichauts, mes beaux artichauts ! », autour d’un tableau religieux se formait un chœur « esprit saint, descendez en nous »23. deux autres faits achèvent de discréditer progressivement l’institution. Le dévoiement mondain, d’une part : il n’était guère question d’impression artistique mais de « se frayer un passage à travers dix à douze mille coudes, une forêt de lorgnettes, des gens qui se regardent, se reconnaissent, s’égarent en cherchant dans le livret à bâtons rompus les arbres, les marines, les chevaux de leurs connaissances ou de leur parenté »24. dévoiements plus graves d’autre part sont les nombreux cas d’ordonnances de tableaux aux couleurs arrangées faits pour répondre aux attentes ou se faire remarquer dans la jungle de l’accrochage. réactionnaire mais foisonnant, le salon a mis en évidence le goût du public pour le paysage et la scène de genre. au bord de la fusion, ces catégories vont rejaillir en deux esthétiques point toujours distinctes. La peinture d’atmosphère naît de l’impression visuelle et de la mémoire sensorielle, tandis que la peinture de caractère se forme dans l’objectivité du regard social et la synthèse plastique. en 1870, le refus par le salon d’accueillir monet entraîne la démission de deux membres du jury, Corot et daubigny. Lorsqu’en 1874 Gérôme fut primé, le marché sentit le danger d’enfermement et prit la main sur l’actualité à travers la multiplication de galeries d’exposition et l’accélération de la synthèse entre le naturalisme d’inspiration romantique et le réalisme rural et urbain, image, et bientôt icône, d’une identité nationale française qui, en forme de miroir de l’histoire, naît dans paris et l’Île-de-France. pendant ce temps, la société se fait plus libérale : en abandonnant
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en 1880 sa compétence dans l’organisation du salon, l’état le condamne à la concurrence. Les marchands, grands et petits, qui se tiennent prêts depuis les années 1850 entrent en jeu pour façonner à leur tour la modernité en s’appuyant sur le réalisme impressionniste. Les galeries et les marchands Les huit expositions impressionnistes, qui se sont tenues entre 1874 et 1886, manifestent un goût prononcé pour l’intransigeance et l’indépendance, au point que seul pissarro saura préserver les bonnes grâces de chacun et participer ainsi à toutes. La véritable unité se construit dans l’évolution du marché. du marginal atelier de nadar, les artistes se produisent ensuite chez le marchand durand-ruel pour s’exhiber enfin en 1886 dans le très célèbre et populaire pavillon du panorama. depuis L’Œuvre d’émile Zola, ouvrage publié en 1886, la situation du marché de l’art au xixe siècle a fait l’objet de nombreuses études25. Le commerce de tableaux se développe après 1830, la prolifération de sujets de paysage en est une des origines. À l’époque, deux métiers se confondent le plus souvent, marchand de couleurs, marchand de tableaux, comme si, dans une dynamique artisanale qui rappelle la première moitié du xviie siècle et le temps des corporations, la marchandise partait du produit brut pour aller vers le produit fini. paysages, bouquets, natures mortes et scènes de genre participent de ces nouveaux plaisirs de vie au sein de la bourgeoisie. on trouve en 1845 dans le catalogue de la jeune galerie durand-ruel des tableaux de delacroix, prud’hon, decamps, dupré, diaz, marilhat. une partie de ces tableaux est recyclée après avoir été refusée par le salon officiel. À la même époque, adolphe Goupil, marchand d’estampes, ouvre une section consacrée aux tableaux. Ce commerce en pleine expansion est prêt à répondre aux besoins d’une nouvelle économie de marché qui se doit de fixer l’investissement sur des valeurs potentielles. Grâce aux marchands, le mouvement impressionniste est là fort opportunément pour les accompagner. après 1870, les petits marchands, encore pittoresques et proches de la matérialité de leur métier d’origine – on les appelle le père tanguy et le père martin –, glanent des tableaux auprès des artistes à qui ils vendent des couleurs en les démarchant sur leur lieu de travail. ils ont souvent le courage d’acquérir des œuvres réputées difficiles, celles austères de Cals, celles hermétiques de Cézanne. de son côté, la maison durand-ruel a grandi ; elle achète souvent en association avec un autre marchand, Hector Brame par exemple, toute la production d’une période d’un peintre, voire la collection d’un amateur. Le fait est important, car il renvoie à la lumière du jour ce qu’il y a d’inachevé, de maladroit, mais aussi l’intuition géniale ou l’invention inexplicable. se recycle alors cette fameuse production confidentielle qui n’avait pas attiré l’attention du salon ou des critiques, que leur appréciation soit positive ou négative. Le principe de l’achat en masse est banal. il permet de revendre plus tard et plus cher tout en gardant la maîtrise des prix pendant les périodes creuses. dans cet exercice généreux et quasi passionnel, la maison durand-ruel se mettra en difficulté financière. « À l’automne 1885, [durand-ruel] reçut une invitation de l’American Art Association pour organiser une grande exposition à new york. il s’embarqua en mars 1886 avec trois cents tableaux dont cinquante monet, quarante-deux pissarro, trente-huit renoir, trente-trois degas, dix-sept manet, quinze sisley… Le 10 avril s’ouvrit l’exposition, à madison square. La presse américaine prédit : “Ce devrait être l’événement culturel de l’année”, se montrant enthousiaste du “projet missionnaire” de durand-ruel autant que des tableaux. et durandruel put écrire à Fantin-Latour, le 21 août : “ne croyez pas que les américains soient des sauvages. ils sont au contraire moins ignorants et moins routiniers que nos amateurs français. J’ai eu beaucoup de succès avec des tableaux que l’on a mis vingt ans à faire apprécier à paris.” »26 L’exemple que donne cette galerie montre que le succès de l’impressionnisme est une affaire où se mêlent la conviction, l’audace, l’esprit de décision et de marché. il est question non plus de laisser faire le salon et d’accepter que le goût du public prenne son temps mais d’instaurer une méthode où le tableau doit bénéficier d’un pedigree de collection, d’une exposition individuelle ou collective, d’un article et du soutien d’un critique. La conjonction des choix entre les protagonistes professionnels reconnus garantit la qualité et la pertinence d’écriture des œuvres repérées. pour autant, l’historien ne doit pas focaliser son attention sur ce seul matériau de l’histoire. pour conforter cette activité de recyclage et d’établissement de nouvelles valeurs, d’autres galeries, comme celle de Georges petit, n’hésitent pas à récupérer ici et là dépôts en gage – paiements en nature – des œuvres d’artistes qu’ils ont en pension.
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1. Achevée en 1821, 130,2 x 185,4 cm, Londres, National Gallery, NG1207. 2. On note parmi eux Honoré Daumier, Jules Dupré, Camille Flers, Achille Oudinot, Le Prieur. S’en rapprochent les peintres de Sceaux et de la vallée de la Bièvre : Bracassat, Antoine Chintreuil, Cibot, Flandrin, Léon-Germain Pelouse.
14. Jean Leymarie, La Peinture française. Le XIXe siècle, Éditions Albert Skira, Genève, 1962. 15. Léon Rosenthal, Du romantisme au réalisme. La peinture en France de 1830 à 1848, Macula, 1987, p. 36.
3. Les principaux acteurs en sont Narcisse Diaz de la Peña, Jean-François Millet, ou Théodore Rousseau, Théodore Caruelle d’Aligny, Alexandre-Gabriel Decamps.
16. Louis-Edmond Duranty, La Nouvelle Peinture, Éditions du Boucher, 2002, p. 12.
4. Cité par Pierre Miquel, Le Paysage français au XIXe siècle, Éditions de La Martinelle, 1975, vol. 3, p. 437.
18. Pour un historique du Salon, voir Gérard-Georges Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Klincksieck, 2004.
5. A. Tapié, Peindre en Normandie, XIXe-XXe siècles, Conseil régional de BasseNormandie, Paris, 2001, p. 13.
19. Stéphane Guégan et Jean-Claude Ivon, Théophile Gautier, la critique en liberté, cat. exp., Paris, musée d’Orsay, RMN, 1997, p. 10.
6. Cité dans René Huyghe, L’Art et l’homme, vol. 3, 1957, p. 273.
20. Georges Pillement, Les Pré-Impressionnistes, Les Clefs du Temps, 1974.
7. Cité dans Kathleen Nicholson, « Turner, le Lorrain et l’essence du paysage », dans Turner et ses peintres, cat. exp. Londres, Paris, Madrid, 2010, p. 63 et note 1 p. 75. 8. Ian Warrel, « Allusions volées. Turner, copiste, collectionneur et “croqueur” de tableaux de maîtres anciens » dans Turner et ses peintres, 2010, p. 46 et note 5, p. 59. 9. Ian Warrel, op. cit., p. 51 et note 24, p. 60. 10. David Solkin, « Turner et les maîtres : glaner pour exceller » dans Turner et ses peintres, 2010, p. 24 11. Ian Warrel, op. cit., p. 58. 12. Philippa Simpson et Martin Myrone, « L’académie et le “grand style” », dans Turner et ses peintres, 2010, p. 134.
17. Louis-Edmond Duranty, op. cit., 2002, p. 13.
21. Alain Tapié, Peindre en Normandie à l’époque impressionniste, Somogy éditions d’art, 2010, p. 37. 22. Cité par Pillement, op. cit., 1974, p. 26. 23. Anne Martin-Fugier, La Vie d’artiste au XIXe siècle, Hachette, coll. Pluriel, 2007, p. 144. 24. Le Corsaire du 3 mars 1837, cité dans Anne Martin-Fugier, op. cit., 2007, p. 145. 25. Notamment Léon Rosenthal, op. cit., qui décrit l’organisation du métier, et Pierre Miquel, La Peinture en France au XIXe siècle, vol. 6 : Art et argent, Éditions de La Martinelle, 1987. 26. Anne Martin-Fugier, op. cit., p. 208.
13. « The sky is the “source of light” in nature – and governs everything. »
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Paul Huet (Paris, 1803 – 1869)
La Cabane du passeur à Trouville 1851 Huile sur toile, 46,3 x 67,5 cm Dimensions avec cadre : 80 x 102 cm Numéro d’inventaire : PN 996.2.1
Paul Huet est bien ce peintre qui va assurer la relation entre les artistes anglais qui, dès la fin du xviiie siècle, découvraient par l’exploitation systématique des possibilités de l’aquarelle les horizons nouveaux d’une peinture sans contraintes, et les peintres autour de Barbizon, inventeurs d’un réalisme de la nature. Huet est aussi ailleurs. Il est le premier paysagiste dont le naturalisme total, utilisé comme une méthode d’introspection, s’unit à la ferveur romantique. Peu après sa mort, Théophile Gautier dit de lui «qu’il mêle les tristesses de l’âme aux tristesses des choses, la nature semble souffrir et se plaindre de quelque plainte secrète», cela explique son attirance pour les profonds tourments, les sombres nuages, les rafales, les profondeurs mystérieuses des vallons. La peinture de Paul Huet représente à son époque une terre d’indépendance et d’expérience à la fois. Étienne Delécluze dans son Journal des débats semblait l’avoir compris paradoxalement en donnant cette critique du peintre : «Aux expositions précédentes, il y avait encore cinq ou six peintres qui vivotaient avec des imitations des paysages de Watteau; mais M. Paul Huet leur a coupé l’herbe sous le pied, et lui seul, à présent, a acquis le droit de peindre des pays, des arbres, des ciels fantastiques et imaginaires. Il est fâcheux que les petites débauches d’imagination de M. Huet parées, il faut dire, d’un coloris fort et brillant, ne soient au
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fond, comme nous l’avons dit, qu’une continuation de la manière de Watteau. Tout étrange, bizarre et faux même que soit le goût de Watteau, on l’accepte momentanément… et que quelques personnes présentent cet artiste [Huet] comme appelé à ouvrir un champ nouveau à l’art du paysage, lui qui rétrograde de plus d’un siècle et va ressusciter une mode passagère de l’art dont tous les bons esprits ont fait justice il y a longtemps, c’est ce que l’on a peine à comprendre. Cependant, c’est ce qui a lieu.» Paul Huet, par ses libres allers-retours entre tradition et modernité, trouble le jeu. Ainsi cette Cabane du passeur «maritime et rustique» comme eût dit Baudelaire, dont la composition tend au pittoresque décoratif – comme l’artiste saura en produire pour l’ornement de salon – mais qui garde pourtant, pour reprendre encore Baudelaire dans son «Salon de 1859», «légèreté, richesse et fraîcheur […], un caractère amoureusement poétique». On remarquera, comme chez Daubigny, cette belle et productive contradiction entre un espace très ouvert et la montée pleine et dense du premier plan qui fait se profiler figures et objets sur l’horizon. Le naturalisme de Paul Huet est bien la transcription en peinture, par des motifs à l’origine pittoresque, de ce que Philippe Burty nomme «la rêverie agissante… l’amour du brouillard et des longs crépuscules… le spectacle de la nature sauvage5 ».
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Théodule Ribot (Saint-Nicolas-d’Attez, 1823 – Colombes, 1891)
Huîtres et timbale Vers 1859 Huile sur toile, 32,5 x 40,5 cm Dimensions avec cadre : 48 x 56 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 996.5.2
Exact contemporain de Boudin, élève de Glaize, présent dans la première génération des peintres réalistes, artiste à la manière libre et à l’esprit ouvert, Théodule Ribot avait tout pour adhérer aux grands thèmes de la peinture moderne et devenir, par l’énergie et la fougue de sa technique, un des artistes les plus remarquables de sa génération. La pratique régulière de la copie, la fréquentation passionnée de la galerie espagnole de Louis-Philippe au Louvre, vinrent alourdir dans les années 1860 son itinéraire prometteur. Malgré une manière expressionniste, celle de Paul Huet, de Charles Daubigny qui, loin des feux de l’actualité de la critique, touche à l’essence, Ribot ne se départit pas de son goût pour le clair-obscur, pour les sujets religieux et les compositions dans l’esprit et la manière de Ribera. Il y a pourtant quelque forte vérité paysanne saisie dans ces Huîtres et timbale peintes probablement lors d’un séjour à la ferme Saint-Siméon en 1861 en compagnie de Boudin, l’ami de toujours qu’il connaissait depuis dix ans déjà. Comme Antoine Guillemet, Ribot est l’ami des peintres novateurs, tel Monet qu’il rencontra en 1864 à Honfleur, mais il reste profondément attaché à la tradition du Salon où il continue d’exposer régulièrement.
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À propos du Salon de 1868, Paul Pierre parle de ses plagiats magnifiques6 comme si le peintre, si moderne, si proche de la physique de la nature dans sa touche, ne parvenait pas à représenter les sujets qui n’appartiennent pas déjà à la peinture. Voilà pourquoi Paul Mantz l’interpelle magnifiquement : «Nous demandons en grâce à M. Ribot de descendre de son petit jardin d’Argenteuil, de faire poser, en pleine lumière, le premier modèle venu et de chercher l’ombre légère, la demi-teinte attiédie, le reflet transparent. Il ne sera point déshonoré pour avoir étudié un jour ce que Véronèse adora toute sa vie7.»
Eugène Boudin (Honfleur, 1824 – Deauville, 1898)
La Ferme de Saint-Siméon Vers 1854-1857 Huile sur panneau, 18,3 x 13,4 cm Dimensions avec cadre : 31,8 x 29,2 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 2007.3.2
En cette année 1854, à moins que ce ne soit la suivante, Boudin évoque dans un croquis la présence de J.B. Jongkind, E. Van Marcke, C. Monet et A. Acardi, attablés devant la mer. Ils sont là comme au refuge d’où partent les pistes, à la recherche d’un motif, d’un angle de vue original, et sont de retour le soir, pour retrouver les amis, le dîner, le lit modeste et réconfortant. Le souvenir de la ferme SaintSiméon, parmi les plus denses, nous est donné par le récit d’Alfred Delvau, sous forme de chronique dans Le Figaro. Ce qu’il écrit le dimanche 8 janvier 1865 produit à chaque phrase l’image d’un tableau de Cals, de Boudin, ou de Dubourg : «J’ai dormi quelques nuits de cet automne bruineux, crassinant – une expression normande fort juste – dans ce château rustique, honoré de la visite d’un si grand nombre de rois de bohême, parisiens, éreintés de rouler leur rocher sisyphéen, fourbus par la rude besogne de leur existence quotidienne, qui étaient venus se mettre au vert dans ce pâturage saturé d’eau salée […]. Chaque matin en ouvrant la fenêtre de notre cellule, j’apercevais la mer, rayée çà et là par les voiles rouges et blanches des pêcheurs rentrant au port, cœur joyeux et barque pleine, et il m’arrivait aux poumons des senteurs âpres, singulièrement apéritives. Je descendais alors me mouiller les pieds, dans la rosée d’abord, puis sur les galets boueux de la grève, où se démènent à marée basse des populations bizarres, crabes et tourteaux, moules et vigneaux, poulpes et méduses et mille autres zoophytes hideux […]. Je remontais à la ferme SaintSiméon et je m’asseyais sous les pommiers rabougris à une table où m’attendait un château de pain brié, un plat de crevettes grises, un maquereau à l’oseille et un pot de cidre
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écumeux auxquels je faisais honneur ainsi qu’à deux ou trois verres de cette terrible eau-de-vie qui tue les hommes de six pieds. Le repos terminé, j’allumais une pipe et je regardais vaguement devant moi par ces échappées de feuillage durant des heures entières […]. On est en plein paysage de ce vert plantureux qui donne appétit à l’œil et qui envahit peu à peu le cerveau de façon à ruminer au lieu de penser.»
la ferme saint-siméon
La ferme Saint-Siméon est plus qu’un savoureux bouillon naturaliste. On y avait, comme le dira Boudin à la fin de sa vie, la vision d’un avenir meilleur. En 1859, le peintre en acceptait l’augure, en créant avec les ciels et leurs nuages cette joie dans le regard que reconnaîtront d’emblée Baudelaire, puis Courbet et ses compagnons du temps, du côté de la côte de Grâce, rejoints ensuite par Monet et Jongkind.
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Paul Huet (Paris, 1803 – 1869)
Trouville, « reflets d’orage » Vers 1865 Huile sur toile, 24,4 x 46,1 cm Dimensions avec cadre : 36,9 x 56,2 cm Numéro d’inventaire : PN 996.1.1
Paul Huet a du paysage une approche analytique, qu’il s’agisse d’espaces ouverts – ciels d’orage, ciels roses, la lande – ou d’espaces fermés – les brisants, reflets d’orage, le gouffre. Le peintre creuse une matière spécifique avant même de camper un sujet. Ce qui est vrai pour les esquisses, où l’intimité du geste est gage de liberté, le reste pour les œuvres publiques telles la Grande marée envoyée au grand Salon de 1838 et L’Inondation de Saint-Cloud primée à l’Exposition universelle de 1853, qui plaisait tant à Delacroix («Votre Grande inondation est un chef-d’œuvre, elle pulvérise la recherche des petits effets à la mode»). Ce ciel d’orage à Trouville, dont la date d’exécution n’est pas vraiment connue puisque les esquisses sur ce sujet se poursuivent entre 1830 et 1853, apparaît presque comme un paysage mental, une vision pourvue d’une expressivité presque héroïque. Le titre indique bien à quel point le peintre voit de l’autre côté de la réalité et qu’il capte tantôt
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des essences, tantôt des accents, des ponctuations qui déréalisent le sujet pour ne plus laisser place ici qu’à l’emportement lyrique. L’œuvre peut se rapprocher des Brisants à la pointe de Granville du musée du Louvre, présentés au Salon de 1853. Contrairement à Corot à la même époque, Huet n’emprunte de la filiation avec Bonington que l’évidence du dessin, la densité plutôt ramassée des volumes; il exploite un filon plus rubénien où la puissance des masses le dispute à l’emportement de la touche et néglige les détails. Les paysages de Huet démontrent qu’en pleine vague de réalisme, il n’y a pas deux peintures, la bonne, celle qui exalte la vérité et l’idéal autour d’un vrai sujet identifiable dans ses références à l’histoire ou aux faits des hommes, et l’autre, celle des petites esquisses, privées, qui n’a pas accès à la représentation et se voit reléguée dans le désordre de l’atelier avec les pinceaux et les palettes ou bien donnée aux intimes et à l’entourage.
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Louis-Alexandre Dubourg (Honfleur, 1821 – 1891)
Femmes dans un verger à Saint-Siméon Vers 1868 Huile sur papier marouflé sur panneau, 24,8 x 32,7 cm Dimensions avec cadre : 37,5 x 45,7 cm Numéro d’inventaire : PN 997.3.1
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Louis-Alexandre Dubourg (Honfleur, 1821 – 1891)
La Ferme Saint-Siméon Vers 1873 Huile sur bois, 29 x 41 cm Dimension avec cadre : 46,6 x 58,8 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 2005.7.4
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Adophe-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Falaises à Villerville Vers 1870 Huile sur toile, 22,5 x 33 cm Dimensions avec cadre : 36 x 47 cm S.b.g. Numéro d’inventaire : PN 2001.12.1
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Eugène Boudin (Honfleur, 1824 – Deauville, 1898)
Vue du bassin de Trouville 1865 Huile sur toile, 30 x 47 cm Dimensions avec cadre : 40,1 x 57,2 cm S.b.g. Numéro d’inventaire : PN 999.2.1
Le bassin de Trouville inspira Eugène Boudin à plusieurs reprises au cours de l’année 1865. Cette version en est une des plus belles, sans cadrage apparent, comme si le motif émergeait naturellement, ni souligné, ni apprêté, ni affecté. Sans être romantique, le regard du peintre est méditatif. L’infinie déclinaison des valeurs et la manière très concentrée en font un des chefs-d’œuvre de cet impressionnisme gris, dans le mouvement poétique d’un Jongkind qui disait lui-même à propos de la peinture du large : «La courbe sensible d’un horizon n’est pas toujours horizontale.» Boudin dépasse ici les beautés météorologiques dont il était pour Baudelaire le chantre. L’intense humilité du regard,
la ferme saint-siméon
l’attention descriptive ne servent pas le sujet mais bien une pure écriture. En cette année 1865, Boudin vit un peu mieux sa condition d’artiste. Trouville lui procure un sentiment de liberté, l’année précédente lui a valu une commande au Salon, l’engouement touristique pour les bains de mer lui donne l’occasion d’inventer ces petites scènes de plage qui lui apportent enfin la reconnaissance du public et de la critique – celles qu’il nomme lui-même dans ses lettres, par une affectueuse dérision, ses «petites poupées». La Vue du bassin de Trouville est un peu à la croisée des chemins, le format est moyen mais la vue est large et profonde. Corot est encore présent, que Boudin aimait et dont il avait acquis un petit paysage. Dans cette marine, véritable palette de valeurs, l’artiste fait preuve d’une connaissance intuitive des microstructures du paysage hollandais. Sous des dehors de simplicité, l’ambition est de rejoindre les Daubigny et Jongkind, et de conférer à la peinture un « cachet de perfection8 ».
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Adolphe-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Le Chemin du Poudreux 1873 Huile sur toile, 21,6 x 16 cm Dimensions avec cadre : 39,1 x 33 cm S.b.g. Numéro d’inventaire : PN 2002.1.4
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peindre en normandie à l’époque impressionniste
Adolphe-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Honfleur 1873 Huile sur toile, 12,4 x 37 cm Dimensions avec cadre : 19 x 43,4 cm S.b.g. Numéro d’inventaire : PN 2000.1.1
la ferme saint-siméon
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Charles Daubigny (Paris, 1817 – 1878)
Villerville-les-Graves, coup de soleil Vers 1873 Huile sur toile, 50 x 81 cm Dimensions avec cadre : 68 x 99 cm Numéro d’inventaire : PN 2004.12.1
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Adolphe-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Coucher de soleil à Honfleur Vers 1875 Huile sur toile, 22,5 x 41,5 cm Dimensions avec cadre : 35,5 x 54,5 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 2000.6.1
Adolphe-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Honfleur, la tombée du jour Vers 1875 Huile sur toile, 13 x 33,5 cm Dimensions avec cadre : 21 x 41,4 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 2000.7.1
Que depuis plus de vingt-cinq ans la meilleure critique proclame que Adolphe-Félix Cals est le véritable inventeur de l’impressionnisme ne change rien à son déficit de notoriété. Le terme a peu de sens en histoire de l’art, cependant Cals a bien empiriquement mis au point cette touche courte, régulière et surtout transparente qui restitue les vibrations de la lumière gris-bleu et donne ce sentiment d’espace et de liberté, sentiment plus humble et profond que celui procuré par le jeu des empâtements. Ce solide matiérisme diffère du
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maçonnage de Courbet et la touche de Boudin, qui s’en rapproche, est plus écharpée. Avant tout le monde, Cals peint l’humble et immédiate égalité de toutes choses. Sur le motif, il saisit la nature au travail. L’expérience de la pauvreté le conduit à saisir la vie paysanne avec une sincérité tactile qui tranche avec la virtuosité un peu affectée de Jean-François Millet sur les mêmes sujets. De la génération à laquelle il est associé, Cals est le plus âgé. Il est né en 1810. C’est pourquoi, dans sa quête solitaire, modeste et inventive des impressions méditatives, si proche du Monet des années 1880 entre Étretat et Giverny, il constitue le chaînon méconnu entre Corot et le plein impressionnisme éclatant. Il ne venait pas de la ville mais de la nature, directement. Il avait à reproduire les harmonies des sujets pauvres et austères, miroirs bien sûr d’un tempérament tendre et mélancolique. L’apprentissage chez le graveur Anselin à Paris lui profita plus que le passage dans l’atelier de Léon Cogniet. Il fit très tôt de la peinture une pratique du bonheur – ainsi le voyait son biographe Arsène Alexandre – grâce à ces petits formats qu’il maniait rituellement jusqu’à toucher dans l’infiniment petit la quintessence de l’immensité, et atteindre la plénitude. Il peignait parfois avec Daubigny autour de Paris et partageait avec lui une attirance pour les tons rompus et
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voilés. Ses débuts furent aussi ceux d’un sage portraitiste exposant régulièrement depuis 1835 portraits et paysages au Salon annuel, la plupart du temps mal placés, au point de laisser indifférents critiques et public. Il osera cependant en 1863 le Salon des refusés et se retrouvera aux côtés des intransigeants pour l’Exposition de 1879 avec Degas, Forain, Monet, Pissarro, Zandomeneghi… Des conséquences de son mariage raté et des difficultés financières à faire vivre sa femme et sa petite fille, il fut sorti par le père Martin, marchand de couleurs devenu célèbre, et par le comte Doria qui l’accueille et le protège dans son château d’Orrouy. Commence alors selon son biographe Arsène Alexandre la seconde période de sa vie. Sa manière, moins brune, est tout aussi profonde et fouillée. Les tonalités plus grises établissent le lien avec deux peintres qu’il admirait profondément, Corot et Jongkind. On trouve à cette époque beaucoup de figures absorbées dans des tâches quotidiennes, dans la grande tradition de Rembrandt et de Chardin. En 1898, Paul Lafond consacre un article à notre peintre dans la Gazette des beaux-arts. Il décrit ainsi sa manière, qui évoque si bien ses portraits : «Cals dessine par l’ombre et la lumière, il ne voit dans la nature que des teintes qui s’associent, se mêlent, se dégradent sans formes précises ni contours arrêtés. Chez lui la ligne est toujours émoussée, fondue, comme noyée ou perdue. Sa peinture très simple, douce-
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ment caressée, très enveloppée, ouatée même – si l’on nous permet de nous servir de ce mot – est pleine de repentirs, de retouches, de taches. Elle consiste en tons rompus avec des notes claires opposées aux notes foncées9.» Enfin, pour fustiger certaines expressions plus spectaculaires que l’on pouvait rencontrer chez Paul Huet, Corot ou Isabey, Paul Lafond ajoute : « Ce poète naïf et simple qui a toujours voulu subordonner l’exécution d’un morceau à l’expression de l’ensemble, à la pénétrante émotion de l’œuvre, n’avait que faire des roueries de la brosse et des jongleries du couteau à palette10.» Après le passage difficile de l’année 1870, Cals se retrouve désormais seul avec sa fille à Honfleur pour y vivre des jours heureux. Sa manière est toujours pénétrée de ce gris qui fera dire à Victor Jannesson dans un ouvrage sur Cals daté de 1913 : «Pour notre part, nous préférerions encore un léger excès de cette couleur qui est celle des temps couverts, à la profusion de violet dont certains peintres inondent aujourd’hui leurs tableaux, sous prétexte qu’on en voit partout dans la nature – eux, mais pas nous – et que cette teinte, disent-ils, est favorable à la perspective11. » Selon l’analyse d’Arsène Alexandre, les années 1870 jusqu’à la mort de l’artiste en 1880 engendrent une troisième manière, «la plus large de toutes, la plus puissante, et la plus vraiment humaine12 ». À cette période appartiennent les
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Auguste-Félix Cals (Paris, 1810 – Honfleur, 1880)
Falaises, les environs de Dieppe 1862 Huile sur toile, 21 x 34 cm Dimensions avec cadre : 39,3 x 53,2 cm S.b.d. Numéro d’inventaire : PN 997.5.1
Cals a peint les falaises de Normandie à Villerville et à Dieppe en 1862, l’année de sa rencontre avec Jongkind liée à un séjour à la ferme Saint-Siméon, et en 1874, après son retour définitif en Normandie. Beaucoup de ses œuvrettes merveilleuses ont été recueillies par son mécène, le comte Doria, et ses amis et biographes, Arsène Alexandre, Victor Vignon. Ces derniers se sont attachés à transcrire sa pensée ainsi que les données de sa technique. Le moindre petit tableau est, pour Cals, une marche vers la solitude. Indifférent à ce qui pouvait plaire au public, il
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trouvait son bonheur à faire sa peinture en toute liberté. « J’ai une sorte de passion qui me trouble, qui m’exalte, qui me fait voir toutes choses dans leur ensemble vague et, si j’ose dire, poétique, mais j’ai toutes les peines du monde à préciser quelque chose, à formuler : c’est pour moi un travail inouï où les détails ne se dévoilent que petit à petit, de la façon la plus douloureuse et en même temps avec un bonheur infini23 […]. » Plutôt claire, comme dans cette vue des falaises aux environs de Dieppe, ou plutôt sombre, il cherche avant tout la justesse dans l’harmonie et, comme ses amis des rencontres de Saint-Siméon, se méfie de l’éclat et de la sonorité. En « bon ouvrier » – le terme est de Gustave Colin –, il procède par touches juxtaposées, franches et fermes, sans accent, avec le modelé d’un dessinateur qui aurait supprimé les aspérités du crayon. La méthode de Cals est
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