Picasso Picabia. La peinture au défi (extrait)

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Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coéditions Véronique Balmelle Coordination éditoriale Belle Page Conception graphique Gilles Beaujard, Julie Lecœur [juliegilles] Contribution éditoriale Anne-Marie Valet Traduction de l’anglais vers le français Annie Pérez Suivi iconographique Lolita Wotin Fabrication Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros

978-2-7572-1413-8 Dépôt légal : juin 2018 Imprimé en Union européenne

Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition « PICASSO PICABIA. La peinture au défi » présentée au musée Granet, Aix-en-Provence, du 9 juin au 23 septembre 2018, et réalisée par le musée Granet – Ville d’Aix-en-Provence et la Fundación MAPFRE, Barcelone, seconde étape de cette manifestation (12 octobre 2018 - 13 janvier 2019). Cette exposition est organisée dans le cadre de « Picasso-Méditerranée », manifestation culturelle internationale qui se tient de 2017 à 2019. Plus de soixante-dix institutions ont imaginé ensemble une programmation autour de l’œuvre « obstinément méditerranéenne » de Pablo Picasso. À l’initiative du Musée national Picasso-Paris, ce parcours dans la création de l’artiste et dans les lieux qui l’ont inspiré offre une expérience culturelle inédite, souhaitant resserrer les liens entre toutes les rives.

© Somogy éditions d’art, Paris, 2018 © Musée Granet, Aix-en-Provence, 2018 © ADAGP, Paris 2018 pour : Man Ray, Francis Picabia, Marius de Zayas, Pic Roger, Daniel Buren, Bertrand Lavier, Paul Burty-Haviland © Administration Picasso, Paris 2018 © The Bancroft Library, Californie 2018 pour Thérèse Bonney © Éditions Gallimard, Paris 2018 pour : André Breton et Philippe Soupault © Estate Brassaï © Estate of Martin Kippenberger, Cologne 2018 © Museum Folkwang, Allemagne 2018 pour Germaine Krull © Pierre Legrain © Atelier Lucien Clergue, SAIF, 2018 © Photo IZIS Bidermanas

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Sous la direction d’Aurélie Verdier

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Commissariat général Bruno Ely, conservateur en chef, directeur du musée Granet Commissaire Aurélie Verdier, conservatrice au Musée national d’art moderne, Centre Georges-Pompidou assistée de Marie Merio

ORGANISATION Ville d’Aix-en-Provence Maryse Joissains-Masini Maire d’Aix-en-Provence Vice-président de la métropole Aix-Marseille-Provence Président du conseil de territoire du Pays d’Aix Marie-Pierre Sicard-Desnuelle Adjoint au maire, déléguée aux musées et au Patrimoine Bernard Magnan Directeur général des services Philippe Pintore Directeur général adjoint des services Culture, Patrimoine, Musées et Attractivité

Cette exposition est organisée avec le soutien exceptionnel du Musée national Picasso-Paris à l’occasion du projet « Picasso-Méditerranée » Elle est réalisée grâce au soutien de la Fondation Crédit Agricole ainsi que de celui de Mercadier. En partenariat avec : Connaissance des arts – Le Figaro – France 3 Provence Alpes Côte d’Azur – France Bleu Provence – France Inter

Scénographie : Pascal Rodriguez et Perrine Villemur et Mateo Baronnet pour le graphisme

Isabelle Loriant-Guyot Directeur de l’Information et de la Communication Musée Granet Bruno Ely — directeur, conservateur en chef Michel d’Orloff — directeur administratif et financier Jérôme Fabiani — conservateur adjoint Francine Robinson — responsable des expositions et du développement culturel et Delphine Bastet Paméla Grimaud — attachée de conservation Johan Kraft — responsable de la communication Naïs Barrial et Marielle Magliozzi, assistantes aux expositions Stéphanie Lardez — régisseur des œuvres Hélène Bon — assistante à la régie des œuvres Patrick Munoz — responsable de la sécurité Lisa Gati-Bonnet — responsable de l’accueil et des réservations Fabienne Vandamme — responsable de la billetterie Bastien Portelli — responsable de la régie des recettes Élisabeth Granier — assistante de direction

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L’ensemble de l’équipe du musée Laurent Adamik, Claude d’Addetta, Jamel Arab, Raphaël Avenel-Mestre, Rupert Barcourt, Joël Bernard, Mélanie Bernuz, Mélina Bertrand, , Baptiste Bouchouk, Bérénice Camoin, Sophie Careno, Brigitte Caton, Laetitia Chaib-Edour, Marie Debals, Myriam Djidel, Stephen Farait, Gwendoline Ferré, Alain Filippi, Christophe Fort, Séverine Holer, Isabelle Joux, Tarik Karabi, Émilie Kassentini, Jean-François Lanet, Mylène Margail, Sébastien Matheudi, Bruno Maurisseau, Isabelle Moirand, Pierre Morrazani, Julie Nguyen Emmanuel Ollivier, Donia Ouggad, Caroline Pagni, Serge Pelenq, Alexandra Pitault, Maria Ruta, Pascal Reynaud, Brigitte Ronzier, Valérie Santiago, Luc Schmeltzer, Malika Sebaa, Patricia Souiller, Véronique Staïner, Fabrice Tachdjian, Caroline Trifilieff ainsi que Marion Ogna et Christiane Rey pour la boutique de l’office du tourisme.

GÉNÉRIQUE Musée national Picasso-Paris Laurent Le Bon Président Erol Ok Directeur général Guillaume Blanc Direction des publics et du développement culturel Matthieu Chapelon Direction des ressources et des moyens Claire Garnier Direction des collections et de la production Leslie Lechevallier Direction de la communication, du mécénat et des privatisations Guillaume Gaillard Direction du bâtiment, de l’exploitation, de la sécurité et des systèmes d’information L’équipe dédiée à l’exposition Audrey Gonzalez Régisseuse des expositions Vidal Garrido Monteur installateur Le projet « Picasso-Méditerranée » Émilie Bouvard Conservatrice, responsable des éditions — coordinatrice scientifique « Picasso-Méditerranée » Sophie Daynes-Diallo Chef du département de la production — chargée de la production « Picasso-Méditerranée » Camille Frasca Chargée de mission, chef de projet « Picasso-Méditerranée »

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Remerciements

Ce projet n’aurait pu être mené à bien sans l’attention et le soutien de nombreuses personnes. C’est à Maryse Joissains-Masini, maire d’Aix-en-Provence, président du conseil de territoire, que s’adresse ici et en premier lieu notre gratitude pour sa confiance et son soutien constant à la politique d’expositions du musée.

L’expression de notre profonde reconnaissance s’adresse également et tout particulièrement à Laurent Le Bon, président du Musée national Picasso-Paris, pour son soutien à notre projet et les nombreux et généreux prêts consentis. Que les équipes du Musée national Picasso-Paris soient vivement remerciées pour leurs constants aide, soutien et patience au cours des deux dernières années, tout particulièrement Claire Garnier, Émilie Bouvard et Camille Frasca. Notre gratitude s’adresse aussi à la Fundación MAPFRE, seconde étape de cette exposition : Pablo Jimenez, directeur, Nadia Arroyo, responsable des expositions, Monica Fuentes Santos, coordinatrice d’expositions ainsi que l’ensemble des personnels de cette institution pour leur agréable et efficace collaboration sur ce projet. Que soient également vivement remerciés Catherine Hutin et les membres de la famille Picasso, M. Claude Ruiz-Picasso ainsi que M. et Mme Bernard et Almine Ruiz-Picasso qui ont consenti des prêts essentiels et exceptionnels ainsi que la Picasso Administration et Christine Pinault pour son aide précieuse et fidèle. Notre gratitude va aussi à Beverley Calté, présidente du Comité Picabia, pour son soutien à notre projet. Nous voulons également exprimer toute notre gratitude et nos remerciements les plus chaleureux aux mécènes de l’exposition, sans lesquels elle n’aurait pu voir le jour : Michel Bonnes, président du conseil d’administration du Crédit Agricole Alpes Provence et Thierry Pomaret, directeur général du Crédit Agricole Alpes Provence, Marie et Xavier Grindel, fondateurs du groupe Mercadier. Nous remercions bien sincèrement les très nombreux collectionneurs et institutions privées qui ont, avec générosité, accepté de nous confier leurs œuvres, et tout particulièrement : Collection Gale et Ira Drukier Collection Lucien Bilinelli, Bruxelles et Milan Collection Natalie et Léon Seroussi Collection Patrice Trigano

Olivier Malingue, Londres Collection H.L.T.M. Hunting, Eindhoven, courtesy Paul Van Esch Partners, Amsterdam Collection Nahmad, Monaco Collection Pierre et Franca Belfond, Paris Collection Thérèse Eude Collection Ursula Hauser, Suisse Comité Picabia Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte, Madrid Fundacion MAPFRE, Madrid Fundació Palau, Caldes d’Estrac (Espagne) Galerie Buchholz, Cologne Galerie 1900-2000, Paris Collection Valérie Roncari Bibliothèque Paul Destribats Galerie Haas AG, Zurich Isabelle et Hervé Poulain Michael Werner Gallery, Märkisch Wilmersdorf, Cologne et New York The Bluff Collection The William Rubin Legacy Collection

ainsi qu’aux prêteurs qui ont préféré garder l’anonymat et aux responsables des collections publiques suivantes : ESPAGNE Barcelone, Museu Picasso — Emmanuel Guigon Madrid : — Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía — Manuel Borja-Villel — Museo Thyssen-Bornemisza — Guillermo Solana et Paloma Alarco ÉTATS-UNIS La Nouvelle-Orléans, New Orleans Museum of Art— Susan M. Taylor et Lisa Rotondo McCord Washington, National Gallery of Art— Earl A. Powell et Harry Cooper FRANCE Alès, Musée— Bibliothèque — Carole Hyza Belfort, musée d’Art moderne de Belfort— Marc Verdure Grenoble, musée de Grenoble— Guy Tosatto Marseille, musée Cantini— Xavier Rey et Claude Miglietti Orléans, musée des Beaux-Arts — Olivia Voisin Paris : — Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet — Isabelle Diu et Christophe Langlois — Bibliothèque historique de la Ville de Paris — Emmanuelle Toulet — Bibliothèque nationale de France — Laurence Engel

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— Centre Pompidou, Musée national d’art moderne — Centre de création industrielle, Paris — Serge Lasvignes, Bernard Blistène, Brigitte Léal, Didier Schulmann et Jonas Storsve — Musée d’Art moderne de la Ville de Paris — Fabrice Hergott et Sophie Krebs — Musée d’Orsay— Laurence des Cars et Isabelle Loutrel — Musée national Picasso-Paris — Laurent Le Bon, Claire Garnier, Emilie Bouvard et Isabelle Rouge-Ducos Saint-Étienne, musée d’Art moderne — Aurélie Voltz Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Seine-Maritime), Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC)— Nathalie Léger Strasbourg, musée d’Art moderne — Estelle Pietrzyk GRANDE-BRETAGNE Londres, Tate— Frances Morris ITALIE Turin, GAM-Galleria Civica d’Arte Moderna et Contemporanea — Carolyn Christov-Bakargiev et Virginia Bertone PAYS-BAS Amsterdam, Stedelijk Museum — Karin Van Gilst SUISSE Genève, Musée du Petit Palais — Professeur Claude Ghez Kunsthaus Zürich , Bibliothek — Dr Christoph Becker, Dr Cathérine Hug et Esther Braun

Les commissaires remercient sincèrement et chaleureusement tous ceux qui ont contribué à la préparation de cette exposition, et tout particulièrement et pour leur aide précieuse Stéphanie Ansari, Thomas Chaineux. Anne-Claire Duperrier, et Marcel et David Fleiss. Ainsi que Marie-Laure Bernadac, Philippe Dagen, Christopher Green, Bertrand Lavier, Bernard Marcadé et Simon Marginson pour leur contribution au catalogue. Merci enfin à l’association des Amis du musée Granet, à son président Jean-Claude Reviron, aux membres du conseil d’administration, pour leur soutien, et à l’ensemble de ses membres qui participent au rayonnement du musée. Nos remerciements s’adressent aussi à tous ceux qui ont manifesté leur intérêt pour cette exposition en apportant leur aide et leur soutien : Erika Abad, Damarice Amao, Violette Andres, Sophie Annoepel-Cabrignac,

Dany Ardouin, François Bellet, Jessica Cavalero, Inès Cabanne, Nathalie Cissé, Judith Cline, Nathalie Coilly, Macha Daniel, Nathalie Ernoult, Pierre Eugène, Anna Fabregas, Georgia Gilbert, Claire Giraudeau, Audrey Gonzalez, Sue Hartley-Young, Julie Jones, Isis Jourda, Marjorie Klein, Sanne Klinge, Gina Kehayoff, Timea Andrea Lelik, Alison Leslie, Robin Lety, Isabelle Loutrel, Lisa MacDougall, Olga Makhroff, Karin Marti, Alice Moulinier, Irene Nunez, Nathalie Petitdidier, Emilia Philippot, Monique Pomey, Zoé Renaudie, Rodica Sibleyras, Jeanne-Yvette Sudour, John Tittensor et Isabelle Varlotteaux. Aurélie Verdier tient à remercier tout particulièrement Beverley Calté, présidente du Comité Picabia, pour son amitié et le soutien constant qu’elle a apporté à ce projet, ainsi que William Camfield, Candace Clements, Suzanne Nagy et Nelly Da Costa pour leur aide précieuse. Pour son soutien sans faille, elle tient à remercier Laurent Le Bon, qui a accueilli ce projet dès sa première formulation, de même que Bernard Blistène, Brigitte Léal et Jonas Storsve pour leur soutien précieux. Sa gratitude va au Museum of Fine Arts de Houston pour la généreuse attribution d’une bourse de recherche Dora Maar à la Maison Dora Maar, à Ménerbes. Enfin, pour leur soutien, leur intérêt et les nombreuses conversations autour de ce projet elle remercie chaleureusement Patrice Allain, Marie-Laure Bernadac, Yve-Alain Bois, Esther Braun, Vincent Broqua, Benjamin H.D. Buchloh, Elizabeth Cowling, Bice Curiger, Jim Dine, Haris Epaminonda, Paul B. Franklin, Susan Grace Galassi, Cathérine Hug, Frauke Josenhans, Pepe Karmel, Annette King, Marilyn McCully, Jean-Hubert Martin, Hanspeter Marty, Francis Nauman, Joachim Pissarro, Rémy Ricordeau, Jean Rosston, Natalie Seroussi, Rodica Sibleyras, Robert Storr, Gwen Strauss, Vérane Tasseau, Anne Umland, Matthew S. Witkovsky, Elle adresse un remerciement tout particulier à Alexandre Poltoratzsky.

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Picasso-Méditerranée Mettre en valeur la richesse des liens unissant Picasso et la Méditerranée, au sens large, en programmant de 2017 à 2019 un cycle culturel dynamique, multiforme et pluridisciplinaire est au fondement du projet « PicassoMéditerranée ». Il s’agit d’imaginer une cartographie et un réseau d’institutions liés au monde picassien. Cette manifestation se définit avant tout comme une série d’expositions et un projet scientifique dans une dimension à la fois patrimoniale et contemporaine. L’ambition est de créer une synergie, afin que chacun puisse développer son projet tout en gardant sa singularité dans une démarche qui se veut fédératrice. Aujourd’hui, le réseau comprend plus de soixante-dix institutions issues de neuf pays se coordonnant pour construire une communication commune au travers notamment d’un label, d’une charte graphique, d’un site internet et d’une publication. Des comités de pilotage sont organisés régulièrement, et la manifestation est ponctuée par des séminaires de recherches rassemblant la communauté picassienne dans des lieux prestigieux. Plus de quarante-cinq expositions sont d’ores et déjà programmées : monographiques, thématiques, en dialogue avec des contemporains de Picasso ou des artistes d’aujourd’hui, focus sur une technique, une période, un lieu de vie ou de création, elles offrent toutes une approche singulière et renouvelée de l’œuvre picassienne sous le prisme méditerranéen. À l’initiative du Musée national Picasso-Paris, ce parcours dans l’œuvre de l’artiste et dans les lieux qui l’ont inspiré offre une expérience culturelle inédite, souhaitant resserrer les liens entre toutes les rives. Le partenariat avec le musée Granet d’Aix-en-Provence à l’occasion de « PICASSO PICABIA. La peinture au défi » est une nouvelle fois la preuve du dynamisme du réseau « Picasso-Méditerranée ». Nous sommes aujourd’hui heureux de contribuer à ce majestueux dialogue. Que toutes celles et tous ceux qui ont participé à la réalisation de cet évènement soient chaleureusement remerciés. LAURENT LE BON Président du Musée national Picasso-Paris

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Picasso, Picabia : l’âme sur la toile Aix-en-Provence est une ville riche d’émotions, de sensations, une ville de culture qui partage et offre sans retenue. Dans le cadre ambitieux de la manifestation culturelle internationale « Picasso-Méditerranée 20172019 », elle accueille donc cet été dans son musée le dialogue intense et stimulant qui, tout au long du xxe siècle, a uni, fécondé, intrigué et parfois opposé deux amis, deux peintres parmi les plus singuliers et protéiformes de l’art moderne, Pablo Picasso et Francis Picabia. Une fois encore, une fois de plus, le musée Granet d’Aix-en-Provence va donc confirmer sa place parmi les grands musées français et européens, ceux qui ont la capacité d’ouvrir au public de passionnantes fenêtres sur l’art et de proposer des expositions autour d’artistes exceptionnels mis en perspective. Picasso et Picabia sont assurément de ceux-là. Et si le génie de Picasso n’est plus discuté, la belle diversité de la peinture de Picabia, présentée ici, en étonnera plus d’un. L’un comme l’autre ont traversé leur siècle avec éclat et le constant défi de peindre. Proposée par les commissaires de l’exposition Aurélie Verdier et Bruno Ely, l’évocation de leur échange artistique, sans doute plus méfiant que complice, témoigne de la richesse et de la profondeur de leurs inspirations. Ce qui fascine avant tout, au fil des salles et des époques, c’est qu’en chaque instant créatif Picabia comme Picasso ont refusé ce que l’on attendait d’eux. Ils ont tracé leur chemin, unique, vaille que vaille, en accompagnant parfois mais le plus souvent en précédant et en dépassant leurs contemporains, les courants, les modes, les styles. « Le pire ennemi d’un peintre, c’est le style » aimait d’ailleurs à affirmer l’hôte de Vauvenargues. Le style comme un enfermement de plus, auquel il est vital d’échapper pour dire son état intérieur, pour exprimer, pour émouvoir, pour vivre.

Et pour transcrire ces « idées » de l’artiste, tout est bon, mais paraît rapidement illusoire ou vain. Tout s’agite, se succède ou s’entremêle. Académisme, cubisme, orphisme, dadaïsme, photographie, readymade, surréalisme, abstraction, Picabia et Picasso semblent constamment à la recherche de leur propre langage pour transcrire leur tumultueux état intérieur. Ces deux-là peignent leur âme sur la toile et transportent le public au fil de leurs expériences artistiques dans le grand tourbillon de l’art moderne. Aussi est-il logique de constater que peu d’expositions donnent tant à voir, matière à tant de contrastes et d’interrogations. Nous sommes là en présence de deux œuvres singulières et pour autant c’est tout l’art du xxe siècle qui semble s’offrir et se dérouler sous nos regards. Alors, profitons de ce moment de grâce artistique, laissons-nous transporter, convaincre et émouvoir. On est à Aix… MARYSE JOISSAINS MASINI Maire d’Aix-en-Provence Président du conseil de territoire du Pays d’Aix Vice-Président de la métropole Aix-MarseilleProvence

Dans un foisonnement formel époustouflant, Picasso et Picabia ont renoncé à s’arrêter, à se contraindre ou à s’affadir. Voilà qui apparaît pleinement dans cette exposition d’une richesse remarquable. Certes à des degrés divers, Picasso et Picabia ont partagé cette même quête de vie et d’absolu, cette course effrénée au dépassement de soi. « Tu peux photographier un paysage, mais pas les idées que j’ai dans la tête » résumait Picabia. Capturer, faire vivre la complexité et l’urgence émotionnelle de l’instant… tout en se résignant à les voir filer et se transformer.

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Picasso et Picabia chez Cézanne « PICASSO PICABIA. La peinture au défi » trouve son sous-titre dans la publication en 1930 d’un essai sur la peinture de Louis Aragon. Dans la ville de Cézanne, peintre que Picasso admirait tout particulièrement, cette exposition est une autre façon de poursuivre l’exploration de l’œuvre protéiforme de l’artiste espagnol au regard de la création du tout ou rien de Francis Picabia. Il y a quarante ans, Aix-en-Provence n’était pas la ville de Cézanne, ou plutôt elle était la « ville sans Cézanne ». Picasso, qui venait de mourir quelques années plus tôt, en était si absent qu’il semblait ne pas y avoir existé. Rendre Cézanne présent, devenir la « ville de Cézanne » a été, dès lors, un objectif majeur pour Aix et le musée Granet. Grâce à Jacqueline Picasso, le musée présentait, en 1981, « Tout l’œuvre linogravé » de l’artiste espagnol. La route était encore longue pour que Picasso y fût aussi présent. En 1984, l’État dépose au musée huit peintures du Maître d’Aix et Jacqueline Picasso, toujours attentive, prête onze œuvres exceptionnelles de sa collection personnelle. Elle tenait à ce que celles-ci soient un hommage de Picasso à celui qu’il n’appelait, disait-elle, que « Monsieur Cézanne ». Elle avait aussi voulu, en avril 1973, que Picasso soit enterré, non loin d’Aix, au château de Vauvenargues, au pied de la montagne Sainte-Victoire. C’est là que l’artiste avait choisi de vivre de 1959 à 1961. Venu pour s’approprier la puissance tellurique de la montagne cézannienne, il y avait retrouvé son Espagne perdue. Avec Cézanne, Picasso imposait ainsi sa présence, longtemps occultée, dans le paysage aixois. En 2000, une première toile de Picasso, Femme au balcon de 1937, entre au musée Granet avec le dépôt permanent de la plus grande partie de la collection Philippe Meyer. L’intérêt de Picasso pour Cézanne, qui avait motivé son installation dans ce coin protégé de la Provence intérieure, devient en 2009 le sujet d’une exposition internationale au musée Granet intitulée « Picasso - Cézanne ». Catherine Hutin, fille de Jacqueline Picasso, fidèle à la mémoire de sa mère, est non seulement un prêteur majeur de l’exposition, mais encore accepte généreusement d’ouvrir, pour la première fois, au public le château de Vauvenargues, conservé en l’état depuis la disparition de l’artiste. À la suite de cette exposition qui a permis d’accueillir plus de 370 000 visiteurs, les liens tissés alors avec la Fondation Jean et Suzanne Planque aboutissent à la création de « Granet XXe ». Cette extension du musée accueille depuis 2013 le fonds constitué par le collectionneur suisse Jean Planque dans la double admiration pour Cézanne et Picasso. Deux aquarelles de Cézanne et une vingtaine d’œuvres de Picasso, entre 1917 et 1970, témoignent notamment de l’importance de cette collection. C’est ainsi que, lorsque Laurent Le Bon

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et le Musée national Picasso-Paris ont proposé leur grand projet de « Picasso-Méditerranée », le musée Granet a souhaité s’y associer activement. En présentant cette exposition avec Aurélie Verdier comme commissaire, conservatrice au Musée national d’art moderne-Centre Georges-Pompidou, une des meilleures spécialistes de Picabia, le musée Granet entend soumettre au plus large public une libre et pertinente interrogation sur la vie et la mort annoncée de la peinture au XXe siècle. L’importance et la qualité de ce projet ont été partagées dans un partenariat fructueux avec la Fundación MAPFRE à Barcelone. Ni Picasso ni Picabia n’ont rencontré Paul Cézanne. Pourtant, l’un et l’autre auraient pu avoir l’occasion de le faire. Dès son arrivée dans la capitale française, Picasso expose très tôt, en 1901, dans la galerie d’Ambroise Vollard, devenu depuis 1895 « le » marchand de Cézanne. On sait les soirées que le marchand organisait dans sa cave en recevant les artistes qui lui étaient proches. Lorsque Cézanne peint le célèbre portrait de Vollard en 1899, son atelier se trouve à la Villa des Arts, 15 rue HégésippeMoreau, ratant de peu, manifestement, l’installation de Picabia dans un de ces ateliers d’artistes, dès 1900. Cézanne, « ce primitif d’un art nouveau », est le peintre que cite le plus souvent Picasso. À l’instar de Matisse, Picasso disait : « Cézanne ! Il était comme notre père à nous tous. C’est lui qui nous protégeait » Collectionneur de plusieurs œuvres majeures du Maître d’Aix, il confiait au photographe Brassaï, fin 1943 : « Si je connais Cézanne ! Il était mon seul et unique maître ! Vous pensez bien que j’ai regardé ses tableaux. J’ai passé des années à les étudier » La position de Picabia vis-à-vis de Cézanne est plus critique, particulièrement, comme on peut s’en douter, à l’époque de Dada. Picabia réalise en 1920, pour une soirée du groupe, un curieux assemblage intitulé Tableau Dada. L’œuvre, aujourd’hui perdue, est connue par une photo publiée dans la revue 391. Un singe en peluche prend sa queue entre ses jambes et autour de lui courent les inscriptions : Portraits de Cézanne, de Renoir, de Rembrandt, Natures mortes. Dans son « tableau animé » initialement envisagé, Picabia aurait voulu que le singe soit vrai. André Breton, iconoclaste, dans la préface de l’exposition de Picabia aux galeries Dalmau, en 1922, à Barcelone, défend la force de l’invention face au Cézanne des natures mortes, qu’il affuble d’un « cerveau de fruitier » ! La même année, Picabia se sépare de Dada et, après avoir moqué Cézanne pendant près de dix ans, il confie tout de même : « Nous ne voulons pas que Dada subisse le sort de Cézanne. Celui-là fut un beau peintre, un œil, une main, de la matière incomparable. Mais ils sont deux mille qui refont les pommes de Cézanne, et cela est haïssable. Cézanne, naïf, convaincu, original, est adorable,

malgré que n’étant point parfait. Mais ceux qui l’ont imité, jusque dans ses pires défauts, sont inexcusables… Nous défendons toute personnalité vraie, sincère, qui est soi, et non d’autres. […] Nous sommes pour les isolés, les incompris, les anonymes, qui, hors de la mode de leur époque, caractérisent avec puissance cette époque. » Cézanne, le premier, peint des tableaux non finis sur lesquels la toile apparaît, par endroits, non peinte. On lui reprochera, alors, de ne pas savoir « réaliser » en peinture. Ce blanc évidemment fascine et induit par la suite toutes sortes d’expériences. André Breton, dans la même préface de l’exposition aux galeries Dalmau, écrit : « Un autre peintre qui est, avec Picabia et Duchamp, peut-être l’homme à qui nous devons le plus, Picasso, me disait l’autre jour qu’en présence d’un de ses tableaux dans lequel il avait laissé quelques parties de toile non recouvertes, estimant que l’absence de couleur était encore une couleur, ses amis n’avaient qu’une voix pour déplorer que le tableau restât inachevé. Il était obligé de leur affirmer que le blanc de la toile était peint de sa main. » Picasso surenchérit en 1945, expliquant : « [Ä] je mets de moins en moins de couleur et laisse de plus en plus la toile vierge jouer son rôle. Si cela continue, j’arriverai bientôt à ceci : je mettrai ma signature et la date sur les toiles absolument vierges. C’est si beau, n’est-ce pas, une toile vierge » À l’époque Dada, Picabia affirmait : « Aussi, l’œuvre achevée, cette convention perdue de vue, elle m’est inintelligible, et du reste ne m’intéresse plus. Elle est du passé. » Dans son « Manifeste du bon goût », en 1923, Picabia racontait encore : « Lorsque j’ai montré une toile blanche intitulée : Portrait de Guillaume Apollinaire, personne ne pouvait dire que ce portrait n’était pas ressemblant, tandis que si j’avais reproduit les traits du poète, toute discussion devenait possible. » Picasso encore, à la fin de sa vie, comparant Le Tintoret et Cézanne, dit à Hélène Parmelin : « Tandis que si tu prends une toile de Cézanne (et c’est visible encore plus dans les aquarelles) dès qu’il commence à mettre une touche la toile est déjà là. » Ainsi va la peinture… BRUNO ELY

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Notre Fondation mécène de l’exposition « PICASSO-PICABIA. La peinture au défi » Par ses origines, le Crédit Agricole Alpes Provence est une banque coopérative attachée à son territoire et à ce qui contribue à sa richesse économique, patrimoniale et culturelle. Pour agir dans ce sens, elle a créé en 2006 une Fondation d’entreprise. Depuis plus de dix ans, près de 350 projets ainsi ont été soutenus dans des domaines aussi différents mais complémentaires que la santé, la solidarité, l’éducation et bien sûr la culture. Pour 2018, et parmi toutes les initiatives accompagnées par la Fondation, l’exposition « PICASSO-PICABIA. La peinture au défi » s’est imposée comme une évidence. À l’occasion de la manifestation culturelle internationale « Picasso-Méditerranée 2017-2019 », cet événement rassemblera pour la première fois des œuvres exceptionnelles de deux figures phares de la modernité, moins antagonistes qu’il n’y paraît. Un tandem inédit de l’histoire de la peinture du XXe siècle que le grand public aura plaisir à découvrir au musée Granet à travers des peintures, des dessins ou encore des photographies. Le Crédit Agricole Alpes Provence est fier de soutenir cet évènement culturel de premier plan qui va marquer l’année 2018 et formule le souhait que le plus grand nombre puisse venir admirer cette exposition portant sur un demi-siècle d’une production artistique foisonnante et ininterrompue. Riche d’une collection considérable, le musée Granet est un écrin exceptionnel pour les amateurs d’art. Cette alliance donnera naissance à l’un des plus grands temps forts culturels de la saison, positionnant Aix-en-Provence comme ville des arts.

MICHEL BONNES Président du conseil d’administration du Crédit Agricole Alpes Provence

THIERRY POMARET Directeur général du Crédit Agricole Alpes Provence

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L’heure actuelle. Picabia-Picasso et retour Aurélie Verdier 19

« C’est de moi qu’il s’agit » : Picabia, Picasso et Apollinaire, 1907-1914 Philippe Dagen

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La fabrique du dessin. Picabia, Picasso, 1915-1924 Christopher Green 37

« Francis Picabia est un Espagnol ! » Simon Marginson

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Monstres délicats. Été 1925, Picasso avec Picabia Aurélie Verdier 54

I. Cubismes 1907-1915 II. Vers l’objet 124 III. Classicisme et machinisme 146 IV. Dada : Vie et mort de la peinture 154 V. Espagnoles et hispanités 170 VI. Décoration : abstraction et opticalité 182 VII. Monstres et métamorphoses. Le surréalisme infidèle 208 VIII. Liberté ou réaction. Les années 1930 et 1940 236 IX. Fins de partie 90

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Chronologie Marie Merio 262 Repères bibliographiques 270 Liste des œuvres 276 Crédits photographiques 250

« Picasso, magie noire. Picabia, magie blanche » Marie-Laure Bernadac

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« La postérité est une belle salope » Quelques remarques en marge de la fortune artistique et critique du couple Picabia-Picasso Bernard Marcadé

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« Picasso je l’admirais, Picabia je l’adorais » Entretien de Bertrand Lavier avec Aurélie Verdier

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Fig. 1 : Francis Picabia, La Pomme de pins, n° 2, 25 mai 1920, n.p. (détail)

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— Introduction

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L’heure actuelle. Picabia-Picasso et retour

« – Picasso : Eh, Max, qu’est-ce que tu fais ? – Jacob : Je cherche un style. Picasso (s’en allant) : Il n’y a pas de style ! »1

Dans son roman Aurélien, Louis Aragon dépeignait le Paris mondain et les avant-gardes au sortir de la Première Guerre mondiale. Le héros éponyme était un jeune homme désabusé qui évoluait au sein d’une société bourgeoise désireuse, après des années de privations, de jouir des derniers snobismes de l’art. En 1920 à Paris, l’heure était à l’apothéose cubiste – et Pablo Picasso en était son précurseur et son meneur naturel. Dans le même temps arrivait Dada, ce mouvement « boche » lancé par quelques agitateurs à Zurich, ville de tous les pacifismes en temps de guerre ; l’entregent et le talent d’agitateur de Francis Picabia avaient donné une grande partie de son éclat à sa version parisienne. Publié en 1944, l’ouvrage d’Aragon faisait revivre les rivalités entre différentes factions des avant-gardes à la fin d’une autre guerre. Dans ce roman « à clé », Picabia était Zamora, peintre fantasque « brun comme un Espagnol qu’il était », artiste « persuadé que le talent est affaire d’intelligence », jaloux « de toute gloire établie ». En un contrepoint cruel, Picasso – désigné par son nom véritable – était ce « petit homme aux cheveux noirs, au visage illuminé d’un évident génie ». Zamora, écrivait encore Aragon, s’était cru « le rival de Picasso, et cela l’avait jeté au dadaïsme, histoire de le dépasser »2. S’il y avait eu rivalité, il ne faisait pas de doute pour Aragon que celle-ci avait été à sens unique.

Aurélie Verdier

Il n’est pas anodin qu’Aurélien et son éloge du « génie » de Picasso ait été publié l’année de son adhésion au Parti communiste, le peintre trouvant dans ce ralliement « œcuménique » (comme le nomma Pierre Daix) une proximité renouvelée avec Aragon. Picabia aurait difficilement pu prendre une telle décision, lui qui dès les années 1920 s’était illustré par une condamnation sans appel du communisme, arguant de son inaltérable individualisme3. Avec cette adhésion au « parti des fusillés », Picasso était doublement entré dans l’histoire : en consolidant d’abord son statut d’artiste universel, puis en devenant une vigie face aux soubresauts de l’histoire. Le mauvais rôle avait été donné à Picabia, le bon, à Picasso : la subjectivité du romancier et le recours à la fiction aidant à recomposer le réel, Aragon avait fait revivre dans Aurélien ce tandem de frères ennemis.

Pôle sud - pôle sud Pablo Ruiz Picasso (1887-1973), né à Málaga, et François Marie Martinez Picabia y Davanne (1879-1953), né à Paris d’une mère française et d’un père hispanocubain, furent des contemporains. Le premier reçut de son père peintre un héritage artistique ; le second, une aisance financière qui fut déterminante pour son art durant la première partie de sa vie. Dès 1901, Picasso exposait ses œuvres au sein des galeries modernes à Paris tandis que Picabia acquérait une notoriété rapide grâce à des œuvres de style postimpressionniste qui plaisaient aux collectionneurs, tout en louant les « consciencieux » et la sincérité du faire4. S’il est vrai qu’un même individualisme et un dédain pour tout corporatisme devaient les réunir, leur opposition fut grande dès leurs débuts – notamment face à l’héritage du passé. Ainsi, le mythe d’un peintre « né tout armé » commença très tôt au sujet de Picasso et Gertrude Stein pouvait écrire de son rapport à la peinture qu’« il était né en sachant tout d’elle »5. Les incursions dans l’histoire de l’art de ce jeune prodige espagnol qui « s’absorbait tout » lui furent aussi reprochées : « On démêle aisément, outre les grands ancêtres, mainte influence probable, Delacroix, Manet (tout indiqué, lui qui vient un peu des Espagnols), Monet, Van Gogh, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Degas, Forain, Rops peut-être… Chacune passagère, aussitôt envolée que captée : on voit que son emportement ne lui a pas laissé le loisir encore de se forger un style personnel. »6 La critique mettait aussi en garde Picasso contre le risque d’une trop grande prolixité. Ainsi, sa première exposition chez Ambroise Vollard en 1901 lui valut cet avertissement : « N’empêche qu’il est doué mais je lui conseillerai pour son bien de ne pas faire plus d’une

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Cf. LeRoy C. Breunig, « Max Jacob et Picasso », Mercure de France, déc. 1957, p. 595. Louis Aragon, Aurélien, [1944], Gallimard, Paris, 1972, p. 244, 342 et 248. Cf. notamment de Francis Picabia, « Ondulations cérébrales » (1922), « Picabia contre Dada ou le retour à la raison » (1927) ou encore « La Fosse des anges » (1929), in F. Picabia, Écrits critiques, éd. C. Boulbès, La mémoire du livre, Paris, 2005. Cf., dans le présent ouvrage, le texte de Philippe Dagen, « C’est de moi qu’il s’agit. Picabia, Picasso et Apollinaire, 1907-1914 », p. 28. Gertrude Stein, Picasso, [1938], Christian Bourgois, Paris, 2006, p. 12. Félicien Fagus, « L’Invasion espagnole : Picasso », La Revue blanche, t. XXV, mai-août 1901, p. 464-465. Repr. in P. Daix et G. Boudaille, Picasso 1900-1906, [1966], Ides et Calendes, Neuchâtel, 1988, p. 333.

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« C’est de moi qu’il s’agit » : Picabia, Picasso et Apollinaire, 1907-1914

Villa des Arts et Bateau-Lavoir

Philippe Dagen

Picasso et Picabia dans les premières années du XXe siècle : deux peintres qui n’ont rien en commun. Tout les oppose, œuvres et modes de vie, qui sont indissociables. D’un côté, Francis Picabia, né en 1879 dans une famille bourgeoise parisienne cultivée et à la fortune considérable, vit en conséquence et exécute des paysages dans le style postimpressionniste qu’il vend aisément à l’occasion d’expositions largement commentées dans la presse. De l’autre, Pablo Picasso, né en 1881 en Espagne dans une famille aux moyens bien moindres, est venu vivre à Paris très modestement, dont le nom et l’œuvre ne sont encore appréciés que d’un cercle restreint et dont les travaux ne sont visibles que dans une petite galerie, elle-même connue de peu d’amateurs. Deux comparaisons pour indiquer l’étendue de ce qui les sépare. En 1907, Picabia vit depuis 1901 au 15, rue Hégésippe-Moreau, dans le XVIIIe arrondissement, Villa des Arts, où Paul Cézanne, Eugène Carrière, Paul Signac ou Léon Lhermitte ont eu ou ont leurs ateliers. Résider là est, en soi, le signe d’une certaine aisance matérielle et d’une reconnaissance professionnelle tout aussi certaine. Picasso habite également dans le XVIIIe arrondissement mais plus haut, sur la butte Montmartre, au Bateau-Lavoir, depuis 1904. Autant la Villa des Arts se caractérise par une architecture solide et commode, autant le Bateau-Lavoir est mal aménagé : ateliers exigus, peu ou point d’eau, chauffage déficient. Les « étrangers » y dominent, Italiens, Espagnols ou Néerlandais. Certains sont surveillés par la Sûreté générale en raison de leurs opinions présumées anarchistes, dont Kees Van Dongen et Picasso. Nombreuses sont les anecdotes sur la quasi-misère dans laquelle ce dernier vit en compagnie de Fernande Olivier jusqu’aux premiers achats de Gertrude Stein et de ses frères. Seraientelles exagérées dans le genre bohème, elles suffisent à établir que le mode de vie de Picasso n’a rien de comparable à celui de Picabia. Ce dernier achète sa première voiture en 1900 et part fréquemment en villégiature avec sa compagne Ermine Orliac : Saint-Tropez en 1900, Séville en 1902, la côte méditerranéenne de façon quasi annuelle ensuite, le Pays basque espagnol et l’Andalousie en 1907 avec une nouvelle automobile achetée grâce aux ventes de sa deuxième exposition galerie Haussmann en février de cette année-là. En comparaison, le voyage de Fernande Olivier et Picasso à Gósol et Barcelone en train et diligence, à l’été 1906, est peu de chose, aussi peu que leur villégiature à La Rue-des-Bois à Verneuil,

département de l’Oise, durant l’été 1908. Leurs amis ne sont pas plus riches qu’eux. Aussi Fernande détaille-t-elle à Guillaume Apollinaire les prix du train et de la diligence pour aller de Paris à La Rue- des-Bois, en troisième classe, pour 2,50 francs. « Si vous voulez faire des économies, c’est-à-dire ne pas dépenser plus qu’à Paris, vous devrez prendre les repas avec nous, car il y a dans le pays un seul marchand de vin, qui vous volerait dans les grands prix. »1 Cette même année, Picabia donne 5 000 francs pour un monument à la mémoire d’Alfred Sisley. La seconde confrontation porte sur ce que sousentend le nom de Sisley. En 1907, les références esthétiques de Picabia relèvent de l’impressionnisme et du postimpressionnisme paysagistes, autant dans la sélection des motifs – bords de rivières et de mers, arbres, brumes et couchers de soleil – que dans la technique, qui oscille entre Sisley, Pissarro, Monet et Signac : des références qui datent des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix du siècle précédent. Les succès critiques et commerciaux de Picabia s’expliquent ainsi. Il propose à partir de 1905 des peintures qui ne déconcertent ni la critique – au sein de laquelle Louis Vauxcelles, dont on sait combien il est hostile à Matisse, Picasso ou Braque –, ni des amateurs aux goûts prudents, tel Raymond Poincaré qui acquiert une toile en 1905, un an avant d’être ministre des Finances, trois avant d’être élu à l’Académie française. Cette année-là, ce que l’on nomme, d’après le mot railleur de Vauxcelles, « fauvisme » se déclare au Salon d’automne, auquel Picabia participe avec une vue du Pont de chemin de fer (Moret) qui n’a rien en commun avec ce que Matisse et Derain ont rapporté de Collioure. En 1907, alors que Picasso a décidé de laisser dans l’état où on la connaît la toile nommée aujourd’hui Les Demoiselles d’Avignon, Picabia en est encore à des « effets d’automne » sur le Loing qui témoignent de son allégeance à Signac et Pissarro néo-impressionnistes, seize ans après la mort de Seurat. De Gauguin et de Cézanne, qui sont décisifs pour Matisse, Derain et Picasso, on cherche en vain des traces dans ses paysages aimables. À supposer que l’un d’entre ces trois les ait regardés alors, il n’a pu y voir qu’une formule obsolète par rapport à ce qu’ils risquent, et d’autant plus rentable du point de vue mercantile. Circonstance aggravante : Picabia, pour sa première intervention dans

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Fernande Olivier, Lettre à Guillaume Apollinaire, 21 août 1908, in Pablo Picasso et Guillaume Apollinaire, Correspondance, Gallimard, Paris, 1992, p. 69. « Le paysage contemporain : l’opinion de quelques paysagistes, M. F. Picabia », Le Gaulois du dimanche, 9-10 février 1907 ; in Écrits critiques, Mémoire du livre, Paris, 2005, p. 37.

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La fabrique du dessin. Picabia, Picasso, 1915-1924 Christopher Green

Le meilleur point de départ est de confronter deux célèbres images. En dernière page du premier numéro du journal proto-dada de Francis Picabia, 391, publié à Barcelone en janvier 1917, on pouvait voir sa riposte au premier portrait réaliste classique postcubiste de Picasso, le Portrait de Max Jacob de juin 1915 [Cat. 38], paru le mois précédent dans le journal parisien L’Élan ; pour ce dessin, l’artiste avait utilisé une mine de plomb dure dans une volontaire imitation d’Ingres. Réagissant au dessin de Picasso, Picabia proposait une variante maladroite [Cat. 39] d’une reproduction floue d’un prétendu cliché « Kodak » de la tête de Max Goth, son assistant éditorial, collée sur le contour grossièrement dessiné à la plume et à l’encre du corps du modèle assis dans une pose conventionnelle. Au-dessous, un court texte, « Picasso repenti », tournait en ridicule la décision de Picasso de « retourner à l’École des beaux-arts » et désignait le cliché « Kodak » de Goth comme « le signe solennel » de la fidélité de Picabia à Picasso, l’épigone d’Ingres. La confrontation entre Picabia et Picasso a été, selon certains historiens d’art, un jeu à somme nulle, dont Picabia serait sorti gagnant du fait de sa prescience de l’emprise accrue de la culture populaire via la reproduction mécanique, à laquelle il se confrontait ; et dont Picasso serait le perdant, piégé qu’il était dans l’âge de la mine de plomb et de la peinture à l’huile par son habileté et ses prétentions de Grand Artiste1. Pourtant, la première chose à souligner concernant Picabia et le dessin dans les années qui ont suivi la publication de « Picasso repenti » est, comme on le verra, qu’il n’a pas cessé de dessiner à la main et avec beaucoup de savoir-faire. Mon objectif ici est de réinterroger l’écart entre Picasso et Picabia en me concentrant sur les périodes 19151917 et 1920-1923, alors que le néoclassicisme de Picasso était à son apogée et que Picabia traînait dans Paris un dadaïsme épuisé. Le fossé entre eux n’a pas toujours été très profond, et non pas dans tous les domaines, tout en restant infranchissable. Vers la fin de cet essai, je montrerai comment deux persona attachées à Picabia et à Picasso peuvent éclairer la façon dont ils se rapprochent tout en s’éloignant l’un de l’autre dans leur pratique du dessin. L’une de ces figures est Arlequin2, auquel les historiens d’art comparent fréquemment Picasso, l’autre est celle du « rastaquouère », cet aventurier fabulateur auquel Picabia s’est lui-même identifié. L’une des entrées possibles est la caricature. Après tout, Picabia répond au Portrait de Max Jacob de Picasso par une sorte de caricature qui

se moque de son ingrisme. Le dessin de Picasso est sans doute très éloigné du genre, pourtant d’autres dessins de lui, particulièrement entre 1919 et 1921, s’en sont approchés – comme le portrait bien connu d’Erik Satie [Fig. 1]. Un aspect n’a quasiment jamais été étudié auparavant : les portraits que Picabia a publiés en 1915 dans 291, prédécesseur new-yorkais de 391, qui attachent les noms de ses amis et de ses collaborateurs à des copies retravaillées de publicités

Fig. 1 : Pablo Picasso, Portrait d’Erik Satie, 19 mai 1920, crayon graphite sur esquisse au fusain estompé sur papier à dessin vergé, 62 × 48 cm, Musée national Picasso-Paris

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Cette formule reprend, en l’accentuant, la position de Rosalind Krauss dans son essai justement célébré, « Picasso/Pastiche », in R. Krauss, Les Papiers de Picasso, Éditions Macula, Paris, 2012, p. 82-191. Concernant la figure de Picasso-Arlequin, voir l’essai d’Yve-Alain Bois, « Picasso the Trickster », in Yve-Alain Bois (éd.), Picasso Harlequin, 1917-1937, cat. exp. Complesso del Vittoriano, Rome/Skira, 2008-2009, p. 19-35.

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« Francis Picabia est un Espagnol ! »

Contrefaçon I. Hispanité de Picabia

Simon Marginson

Francis Picabia n’a pas combattu durant la Grande Guerre, on le sait. Espérer d’un homme qu’il « fasse son devoir » relevait pour lui de l’abomination et il n’eut jamais l’intention de risquer sa vie pour sa patrie, la France. Mais avant de déserter, Picabia a, semble-t-il, choisi d’embellir son uniforme militaire d’un chapeau de toréador1. Bien qu’il soit né et élevé à Paris, sa famille paternelle était d’origine espagnole2. La mère de Picabia était française mais son père était originaire de Cuba, alors territoire espagnol, et, selon les sources, il pouvait prétendre soit à la nationalité espagnole, soit à la nationalité cubaine. Ce couvre-chef hispanisant lui servit à affirmer visuellement la prédominance de ses « ancêtres espagnols sur sa citoyenneté française »3. Mais les vérités d’hier ne sont pas celles de demain, et ce couvre-chef n’était que la projection transitoire d’une identité. Étant donné son hostilité envers toutes les formes de patriotisme et son refus de tirer parti de la possibilité de prendre une autre nationalité, il est peu probable que la terre de ses ancêtres paternels lui ait inspiré une allégeance sincère. Sans doute ce chapeau indiquait-il le désir d’être reconnu comme espagnol, mais cette identification doit être replacée dans le contexte de son opposition au service militaire, répondant surtout à des circonstances historiques spécifiques. Plutôt que d’exhiber fièrement une identité hispanique préexistante, Picabia tentait de la créer. Que le fait de se coiffer ainsi soit une stratégie de construction de soi ou la déclaration d’une identité profondément ressentie, l’artiste est toujours resté extrêmement fier de ses origines espagnoles, source, selon lui, de sa mélancolie, de son donjuanisme et même, de ses petits pieds. Mais de façon plus importante encore, l’Espagne a joué un rôle crucial dans son œuvre. Les images de corridas et de toréadors apparaissent tout au long de sa carrière. Des souvenirs de Séville influencèrent certaines de ses peintures cubistes clés. Et c’est à Barcelone qu’il publia son journal 391. Des motifs repris de fresques catalanes peuplent ses premières Transparences. Mais c’est dans les omniprésentes Espagnoles que cette affinité avec l’Espagne s’affirma le plus ouvertement. Si Picabia a toujours peint des Espagnoles – images kitsch de femmes en costume folklorique –, ce fut par intermittence ; il les exposa pour la première fois en décembre 1920 à la galerie La Cible à Paris. Ces toiles ont un statut à part dans son œuvre et on y voit souvent, à tort, le symptôme de sa trahison supposée de l’avant-garde. Avant d’analyser

la comparaison de ces Espagnoles avec les mécanomorphes dada, il convient d’approfondir la question de l’hispanité de Picabia. De la fin de la Première Guerre à l’exposition à la galerie La Cible, l’identité de l’artiste fit l’objet d’un débat public. Son choix d’exposer les Espagnoles ne peut pas être dissocié de ce contexte. Durant toute l’année 1920, la double origine de Picabia et son engagement discutable pendant la guerre suscitèrent de nombreux soupçons. Ses ancêtres naguère jugés exotiques n’étaient plus en phase avec le nouveau consensus politique. La période d’après-guerre, celle du « retour à l’ordre », était culturellement conservatrice et d’un nationalisme agressif. En peinture, on assistait au renouveau du classicisme. On préconisait le retour à la rationalité, à la structure, afin de rectifier l’expérimentation moderniste. On dénonçait les artistes d’avant-garde, en particulier les étrangers, comme étant des espions allemands, des sympathisants bolcheviques ou des conspirateurs juifs. Origines ethniques et peinture s’affrontaient dans le plus grand désordre. Les attaques n’étaient pas seulement verbales. Ainsi, en mai 1920, lors du Festival Dada à la salle Gaveau, un ancien combattant décoré tenta d’agresser Picabia, dans lequel il voyait le meneur de Dada, criant : « Vous n’êtes pas des Français ! À bas les métèques ! »4 Des journalistes hostiles ciblèrent aussi ses origines. Le Merle blanc publia un article qui déclarait ouvertement : « nous demandons qu’on reconduise Picabia à la frontière espagnole »5. Picabia répliqua à cette hostilité dans la presse par une lettre ouverte à Rachilde (pseudonyme de la romancière et auteur de théâtre Marguerite Vallette-Eymery) qui avait

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Nancy Ring, New York Dada and The Crisis of Masculinity: Man Ray, Francis Picabia and Marcel Duchamp in America, 1913-1921, UMI Dissertation Services Ann Arbour, Michigan, 1998, p. 21. Pour l’analyse la plus complète à ce jour des origines familiales de Picabia, se reporter à William A. Camfield et al., Francis Picabia: Catalogue raisonné, volume I, 1898-1914, Fonds Mercator, Bruxelles, 2014, p. 36-38. N. Ring, New York Dada, op. cit., p. 21. Germaine Everling, L’Anneau de Saturne, Fayard, Paris, 1970, p. 125. Le Merle blanc, Paris, 29 janvier 1921, p. 1. Cité dans William A. Camfield, Francis Picabia: His Art, Life and Times, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1979, p. 159.

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Monstres délicats. Été 1925, Picasso avec Picabia

« Il y a longtemps que j’ai tout vu et dans la nature il n’y a pour moi qu’une chose qui compte, c’est le soleil. » Francis Picabia, Caravansérail1

« Ainsi les différentes époques de la peinture de Picasso correspondent à différentes hantises qu’il a eues du monde extérieur. » Léon Pierre-Quint, « Doutes et révélations dans l’œuvre de Picasso »2

Peinture fraîche

Aurélie Verdier

À l’image des hivernants fortunés de la Riviera, Francis Picabia s’était installé à Cannes au début de 1924 durant quelques mois. Loin de n’être qu’un fait biographique sans conséquence, ce séjour, qui fut suivi de sa décision de s’établir sur la Côte d’Azur l’année d’après, allait influencer puissamment ses dernières peintures baptisées du nom générique de Monstres. Durant ce séjour, Picabia avait indiqué à son ami Pierre de Massot l’imaginaire qui l’inspirait : « Je travaille beaucoup au milieu du tourbillon Baccara, du tourbillon jambes, du tourbillon fesses, du tourbillon jazz. Je fais des tableaux de Carême, des amoureux, des tableaux confettis où la richesse de la soie à 40 sous est exprimée par le Ripolin. »3 Au même moment, il décrivait encore ce nouveau climat à Robert Desnos : « Je travaille beaucoup en ce moment, comme récréation je joue au Baccara et je perds ; mais de plus en plus pour le moment j’aime cette atmosphère vide et malsaine des Casinos. »4 Une peinture exécutée en 1924 avait ainsi été dénommée Veglione [Fig. 1], du nom de ces fêtes et veillées costumées (qui désignent aussi parfois les carnavals de carême de la Côte d’Azur), montrant un couple d’amoureux sur fond rose ripoliné. La femme était une beauté monstre aux yeux écarquillés, ourlés de cils comme des bâtons. Picabia semblait donner là une version peinte de cette « grande femme blonde, assez jolie, portant un collier de perles fausses et des dents magnifiques – ou le contraire » décrite dans Caravansérail, son premier roman écrit quelques mois plus tôt.

« Homme de plaisir et de dépression »5, Francis Picabia s’était lassé des intrigues de Dada parisien, avec lequel il avait rompu par voie de presse au mois de mai 1921. En mélancolique hanté par la crainte de l’ennui, il faisait se succéder les styles de la manière éclectique et libre qui était depuis toujours sa signature. En 1922, il avait mis au point une nouvelle abstraction d’inspiration optique et mécanique lors de son exposition aux galeries Dalmau de Barcelone, à laquelle il avait juxtaposé des aquarelles figurant des Espagnoles au charme léger. L’année suivante, il interpellait le public du Salon des Indépendants avec de grands formats peints au Ripolin en aplats colorés et aux sous-textes sarcastiques tel Le Dresseur d’animaux (1923), œuvre cryptée tournant en dérision la prise de pouvoir d’André Breton sur le futur groupe surréaliste. La « ligne claire » de ces peintures de Salon était formellement encore fort éloignée des Monstres ; mais les couleurs vives rendues par le Ripolin – cette laque industrielle que Picabia utilisa régulièrement à compter de 1923 – avaient tout de la « peinture fraîche » dont parlait Marcel Duchamp pour définir alors la production de son ami6. Picabia avait été rattrapé par sa lassitude du parisianisme, à qui il imputait les diktats d’un art moderne selon lui déjà vieux et le mercantilisme qui y régnait. Son goût pour les fortes chaleurs et la superficialité mondaine – qu’il pouvait ainsi critiquer de l’intérieur – l’avait convaincu de s’installer dans le Sud avec sa compagne, Germaine Everling. Ils avaient acquis un terrain sur les hauteurs de Mougins et fait bâtir une demeure baptisée Château de Mai dont « la vue s’étendait du village à la pointe de l’Estérel, de l’autre vers la chapelle romane de Notre-Dame-de-Vie, encerclée de cyprès sombres »7. Dans la presse, Picabia évoquait

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Francis Picabia, Caravansérail [1924], éd. Luc-Henri Mercié, Belfond, Paris, 2013, p. 51. Documents, no 3, 2e année, 1930, in rééd. Jean-Michel Place, Paris, 1991, p. 135. Lettre à Pierre de Massot, s.d. [janvier-mars 1924], signée « Francis Picabia artiste peintre », Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris. Lettre à Robert Desnos, 16 janvier 1924, Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris. François Chapon, Jacques Doucet ou l’art du mécénat, Perrin, Paris, 1996, p. 280. Rrose Sélavy [Marcel Duchamp], préface au catalogue de la vente d’œuvres de Francis Picabia, collection Marcel Duchamp, Hôtel Drouot, 8 mars 1926. En 1919, Picabia utilise le Ripolin pour Le Lierre, Unique Eunuque. Germaine Everling, L’Anneau de Saturne, Fayard, Paris, 1970, p. 162.

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« Picasso, magie noire. Picabia, magie blanche »1

« J’aime les hommes, non pour ce qui les unit, mais pour ce qui les divise, et des cœurs je veux connaître ce qui les ronge. »

Marie-Laure Bernadac

C’est par cette phrase d’Apollinaire (citée en exergue) que Michel Leiris2 introduit la comparaison qu’il tente entre deux protagonistes essentiels de la scène artistique de la fin des années 1920, Picasso et Picabia. Durant cette période, il existe en effet des relations entre les deux peintres, directes ou indirectes, influences réciproques dont font état certaines œuvres3. La réflexion de Leiris semble s’appliquer parfaitement à l’analyse des portraits de femmes de l’un et de l’autre, au cours des années 1930-1940. Car, malgré leurs profondes divergences, les femmes sont chez tous deux omniprésentes tant dans leur vie que dans leurs tableaux. Peindre une femme pour un artiste n’est jamais neutre et révèle les sentiments qu’il porte au modèle, femme aimée ou détestée, muse inspiratrice ou modèle professionnel, ou femme du monde. Le portrait est le genre figuratif par excellence que dadaïstes et surréalistes, Picabia le premier, se sont efforcés de démonter ou de déminer, soit par la mécanisation, soit par le pastiche ou l’ironie4. Si, de son côté, Picasso reste tant attaché à « l’humain, trop humain »5, c’est parce qu’il peint avec son cœur, avec son sang, avec l’humeur de l’instant et qu’il peint plus ce qu’il voit, ce qu’il ressent face à la femme, que la physionomie du sujet. Le portrait est désormais pour lui une « transcription des réactions personnelles face à son modèle »6. Chez Picasso, le visage de la femme devient nature morte, animal, pelote de laine, mandragore, toile d’araignée, construction de formes plastiques agencées contre nature, mais dans laquelle on peut toujours reconnaître ici un nez, des yeux, là une bouche, librement réparties sur la surface. Le sujet se transforme donc au gré des passions et des circonstances, mais est souvent reconnaissable et toujours expressif, malgré ou grâce aux déformations. L’analyse comparée des portraits de Picasso et de Picabia pendant cette période tourmentée permet- elle donc de définir ce qui les divise et surtout « ce qui les ronge » ? Est-ce l’amour, la peinture ou bien encore l’amour de la peinture ? Picasso Les années trente de Picasso sont rythmées par de très nombreux portraits de femmes que l’on peut classer en deux catégories, les portraits de ses deux muses Dora Maar et Marie-Thérèse

Walter, aisément reconnaissables par leurs attributs, leurs couleurs et leurs signes caractéristiques, et les portraits de femmes « non identifiées » le plus souvent coiffées d’un chapeau fantaisiste ou assises dans un fauteuil. C’est cette seconde catégorie qui nous intéresse ici, car ces portraits de femmes au visage démonté, déformé, défiguré, amorcés dès 19297, trouvent un aboutissement tragique – à la suite de La femme qui pleure (1937) – pendant la guerre et révèlent une invention formelle, une audace particulière dans le traitement expressionniste du genre. Picasso, on l’a dit, est sans aucun doute le grand portraitiste du XXe siècle ; ce genre irrigue toute sa production, depuis ses débuts jusqu’à la fin de sa vie, et aborde tous les styles et toutes les catégories : autoportraits, portraits d’hommes, de femmes, d’enfants, cubistes, néoclassiques, expressionnistes, surréels, faits d’après ou sans modèle, visages, bustes, portraits en pied… L’art de Picasso étant essentiellement autobiographique, la plupart du temps les modèles sont ses femmes, ses enfants, ses amis poètes, leurs femmes, et lorsque le nom n’est pas inscrit, tous les historiens d’art s’ingénient à dénicher l’identité cachée du modèle, caractérisé souvent par des teintes ou des signes plastiques particuliers, ou bien encore identifiables par le contexte biographique ou historique. Pourtant Picasso peignait rarement d’après modèle mais de mémoire. « À force de peindre les visages par l’intérieur, il m’est impossible de n’être plus qu’un portraitiste… D’ailleurs je ne peux pas faire le portrait de n’importe qui… Il y a longtemps que je ne prends plus de “modèle” au sens où les gens l’entendent. »8

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Michel Leiris, Journal, novembre 1927, Gallimard, Paris, 1992, p. 129. La date de 1927 est significative, c’est celle de la rupture avec le surréalisme et, pour Picasso, la période radicale et « informe » de la revue Documents. Id. Cf. l’article d’Aurélie Verdier, « L’Hainamoration. Picabia avec Picasso », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 124, été 2013, p. 56-83. Cf. Picabia, Natures mortes : Portrait de Cézanne, Portrait de Rembrandt, Portrait de Renoir, 1920. Picabia, lecteur de Nietzsche, est aussi à sa manière obsédé par l’humain. William Rubin, « Réflexions sur Picasso et le portrait », in Picasso et le portrait, cat. exp., sous la dir. de W. Rubin, RMN/Flammarion, Paris, 1996, p. 13. Cf. Buste de femme, 1929, Succession Picasso. Picasso à Geneviève Laporte, Si tard le soir, Plon, Paris, 1973, p. 139-140 ; cf. Picasso, Propos sur l’art, Gallimard, Paris, 1998, p. 132.

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« La postérité est une belle salope »1 Quelques remarques en marge de la fortune artistique et critique du couple Picabia-Picasso

« Picabia m’a toujours à la fois plus horripilé et plus intéressé que Duchamp. Plus horripilé, parce qu’il a eu, en tant qu’individu, certaines positions totalement inacceptables à certains moments de l’histoire. Mais comme artiste, il a eu des positions qui, dans les faits, allaient beaucoup plus loin que celles de Duchamp. La révolution de Duchamp est, d’une certaine manière, assez confortable, assez conservatrice. Il a finalement créé, en dépit de ses intentions, un certain style. […] Picabia, par contre, a poussé la dérision tellement loin que, sauf à regarder la signature, il est a priori impossible, entre sa série “mécanomorphe” et sa série “algérienne”, de deviner qu’il s’agit du même artiste. Sur le plan de l’éthique, Picabia est allé, dans sa production, plus loin que Duchamp. Il a eu le courage d’aller jusqu’à la vulgarité et ceci en connaissance de cause. »2

Bernard Marcadé

Ces remarques de Daniel Buren en 1986 sont symptomatiques du regain d’intérêt pour l’œuvre de Francis Picabia dans les années 1980. Que des artistes comme David Salle, Eric Fischl ou Sigmar Polke puissent à l’époque, plus ou moins explicitement, se revendiquer de l’esprit et de l’attitude de F. P. est dans la logique d’une époque qui fait désormais fi des injonctions et des puritanismes esthétiques issus de l’idéologie moderniste. Dans sa monographie dédiée à Picabia de 1975, Yve-Alain Bois consacre quatre-vingt-dix pages sur quatre-vingt-quinze aux œuvres du peintre, allant de ses années postimpressionnistes (autour de 1905) à Dada ( jusqu’en 1922), quatre pages aux années 1923-1924, treize lignes à la période des Transparences et des Monstres, douze lignes à celle des années 1930 à la période de la guerre et huit lignes pour la période de 1949 à 19533. Un an plus tard, la rétrospective de Picabia au Grand Palais, qui montre la panoplie complète de l’artiste, provoque l’ire de la critique, globalement soucieuse de séparer le bon grain (la période dada) de l’ivraie (la fameuse période de l’Occupation, mais aussi les Transparences )4. Que dix ans plus tard un artiste comme Daniel Buren réhabilite les œuvres réputées jusqu’alors les plus douteuses de Picabia, opposant même la démarche du peintre à celle de Marcel

Duchamp, qualifiée en filigrane de plus conventionnelle – plus du côté du bon goût, c’est-à-dire plus bourgeoise –, est moins banal et très intempestif. Daniel Buren a en effet conscience que les artistes qui, à l’époque, se revendiquent du peintre (la vague du « retour à la peinture » des années 1980) ne sont pas de sa famille esthétique. C’est donc au-delà des questions formelles que Buren apprécie Picabia. Il reconnaît le pouvoir subversif de son attitude artistique, et surtout le fait que son œuvre ne puisse pas être cantonné à un style. John Armleder analyse parfaitement la réception quasi cyclothymique de l’œuvre du peintre : « La peinture de Picabia est redevenue populaire de façon cyclique – presque toujours par rapport à un type d’œuvres, exclusivement et à tour de rôle. Quand j’étais plus jeune, on disait : “Chez Picabia, ce qui est intéressant, c’est Dada, les dessins mécaniques”, puis on a trouvé que les Transparences étaient formidables, ensuite les portraits mondains et les Nus… En fait, si l’on regarde l’ensemble de son œuvre, il a toujours tout fait, ou presque, sans faire de hiérarchie entre un type de travail et un autre. Ce que je retiens, c’est cette stratégie de nivellement à laquelle bien des artistes ont recours aujourd’hui. »5 Pour Mike Kelley, autre grand amateur de l’œuvre, la démarche de Picabia ne peut néanmoins pas être considérée comme postmoderne. « Dans les années 80, Picabia est devenu un précurseur de la nouvelle peinture, il était au

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Lettre de Marcel Duchamp à Jean Crotti du 17 août 1952 ; repris in Affectionately, Marcel. The Selected Correspondence of Marcel Duchamp, éd. établie par F. M. Nauman, Ludion Press, Gand, 2000, p. 320. Daniel Buren, entretien avec Bernard Marcadé, in Luxe, Calme et Volupté. Aspects of French Art, 1966-1986, cat. exp., Vancouver Art Gallery, 1986 ; repris in Daniel Buren, Les Écrits, vol. 1 : 1965-2012, Flammarion, Paris, 2012, p. 1145. Dans sa monographie, Yve-Alain Bois évoque les « portraits lamentables que Picabia a faits pendant la guerre, dans le pire des styles montmartrois, images faites en série tels ces portraits de poulbots que l’on vend encore près de Notre-Dame », in Picabia, Flammarion, Paris, 1975, p. 95. Pierre Restany lui-même, étrangement, évoque à cette occasion les « nus léchés, réalistes et fessus », dans « I like Picabia al Limone con Funghi », XXe siècle, no 46, septembre 1976, p. 12. John Armleder, propos recueillis par Hans-Ulrich Obrist in Francis Picabia. Singulier idéal, cat. exp. musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2002, p. 41-42.

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« Picasso je l’admirais, Picabia je l’ adorais »1

Aurélie Verdier : Bertrand Lavier, j’ai voulu vous interroger sur ce rapprochement opéré entre Picasso et Picabia parce qu’ils ont chacun à leur façon traversé votre œuvre et parfois vos déclarations – leurs noms plus encore que leurs travaux. Je commencerai cet entretien en rappelant que vous vous décrivez souvent comme un artiste de « chantiers ». Ce sont des séquences de travail ouvertes que vous reprenez à l’envi et qui caractérisent votre façon de faire depuis vos débuts, en 1969, dans des techniques très variées. De cette manière de travailler en séquence, cette comparaison vous est venue par laquelle j’aimerais commencer : « Je n’ai pas une période rose, je n’ai pas une période bleue. Après une période bleue, j’ai une période rose, une période bleue, une période jaune puis une rose. »

Entretien de Bertrand Lavier avec Aurélie Verdier

Bertrand Lavier : Oui ! Il y a probablement une logique dans les périodes bleues ou roses. Même si, quand Picasso est dans la bleue, il n’a aucune idée de ce que sera la rose. Il n’empêche qu’après, cela s’impose à lui. Dans mon cas, je ne sais pas du tout quel chemin je vais prendre, mais je m’autorise à revenir sur des chantiers que j’avais ouverts. J’en ai même un exemple très récent. Il y a plus de trente ans, j’ai fait Rouge Géranium par Duco et Ripolin, qui sont des marques de peinture industrielle. À l’époque, je n’étais pas moi-même une « marque » – je dis ça avec énormément de modestie, c’està-dire que mon nom ne disait rien à quiconque. J’ai refait aujourd’hui Rouge Vermillon par Golden, Pebeo et Bertrand Lavier, autrement dit j’ai signé ce tableau avec les logos de ces deux marques industrielles et ma signature, à parts égales. C’est comme une sorte de triptyque dans le titre. Évidemment, je n’aurais jamais fait cela il y a trente-cinq ans. Et retrouver l’excitation pour une chose que j’ai faite à cette époque en la faisant rebondir sur la question de la marque déposée et du problème de la couleur, ça montre bien que ce chantier-là a une permanence qui a couru à mon insu. A. V. : Cela signifie-t-il que vous êtes devenu une marque ? B. L. : Disons que je me suis amusé à m’en approcher. En tout cas, mon nom signifie quelque chose aujourd’hui alors qu’il ne signifiait rien du tout à l’époque. J’ai joué un peu cette carte pour mon exposition à Beaubourg, qui s’intitulait Bertrand Lavier, depuis 1969 . Mais ce n’est pas tant une marque qu’une maison, Maison Lavier. Et je pense que ça répond en partie à cette idée de période rose, bleue. Il y a des chantiers qui sont comme ça, qui dorment et qui se réveillent lors des péripéties de la vie.

Fig. 1 : Bertrand Lavier photographié par le Studio Harcourt, coll. de l’artiste

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Pontus Hultén, « Un billet de mille francs enfermé meurt de faim » (Picabia), in Francis Picabia, cat. exp. Galeries nationales du Grand Palais, Centre Pompidou, Paris, 1976, p. 5.

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Fig. 6 : Bertrand Lavier, Walt Disney Productions 1947-1997, n° 15, 1997, cibachrome sur aluminium, diamètre : 125 cm, court. the artist and Kamel Mennour, Paris/Londres

Fig. 5 : Pablo Picasso, Grande nature morte au guéridon, Paris, 11 mars 1931, huile sur toile, 195 × 130,5 cm, Musée national Picasso-Paris

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Cubismes

1907-1915 Durant les années 1910, Picasso et Picabia n’ont pas de relation de peintres, comme le premier en noue très tôt avec Matisse, par exemple. Exposant dans la même galerie en 1904 tout en évoluant dans des sphères très éloignées, leurs trajectoires se croisent peu durant les années d’innovations plastiques radicales du « laboratoire » cubiste entre 1907 et 1914. Alors que, dès 1906, le langage de Picasso s’affranchit de la représentation naturaliste et du vieux carcan mimétique, Picabia réalise encore des paysages sur le motif inspirés des maîtres de l’impressionnisme, qu’il remplace progressivement par l’usage de la carte postale. Il inaugure ainsi le détournement intensif de l’image photographique qu’il va pratiquer sa vie durant. À l’été 1908, pendant un séjour dans le village de La Rue-des-Bois dans l’Oise, Picasso peint des paysages aux volumes simplifiés et géométriques – « sans air » dira justement Pierre Daix – dont la palette se réduit à des tons d’ocre, de vert et parfois d’un rouge flamboyant comme ce Paysage daté du mois d’août. Un Paysage aux deux figures, réalisé à l’automne, confirme la simplification volumétrique caractéristique des jungles du Douanier Rousseau et de l’imbrication des formes facettées chère à Cézanne, que le cubisme poussera jusqu’à la dissolution dans sa phase analytique à partir de 1910. Pour Picasso, le cubisme « est un art qui traite principalement de formes », soulignant le processus métamorphique et organique qui préside à sa peinture : « lorsqu’une forme est réalisée, elle est là pour vivre sa propre vie ». La Jeune fille à l’allure espagnole de 1912 de Picabia est une œuvre de style encore « primitif » qui emprunte la vision rapprochée et la construction en facettes d’une œuvre de Picasso comme la Tête d’homme de l’automne 1908. Il faudra attendre l’année suivante pour que Picabia s’aventure sur de nouveaux territoires modernes et adopte un lexique affranchi de l’orthodoxie cubiste. Entre 1912 et 1913, ce dernier progresse vers une compréhension abstraite du cubisme, affirmant le primat d’une peinture comme expression du souvenir, traitant de thématiques centrées sur le mouvement et la danse. La véritable rupture a lieu au début de 1913, lors d’un voyage fondateur à New York alors que Picabia se rend à l’Armory Show, comme en témoigne l’abstraite Danseuse étoile sur un transatlantique, souvenir d’une traversée mémorable. Cette importante exposition moderne consacre ses dernières grandes œuvres « orphiques », exposées aux côtés de celles de Picasso. Le public américain y découvre La Procession, Séville, de 1912, qui reprend la composition pyramidale du cubisme de 1908-1909, mais sa palette chromatique, à dominante froide et bleutée, est singulière. Au contact des impressions que lui procure la vibrante métropole moderne, Picabia réalise des aquarelles d’une vivacité presque musicale (New York, 1913) et qu’il poursuit en France (Embarras et En badinant, 1914). Le cheminement de Picabia au sein du cubisme aboutit à une abstraction « sensorielle » que Picasso aura toujours refusée, contestant le primat de l’idée en peinture : « Je n’attache aucune importance au sujet mais je tiens à l’objet. Respectez l’objet. » A. V.

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1 PABLO PICASSO, Tête de femme rouge trois quarts droite (Le Sauvage rouge)

1907, huile (gouache) sur couvercle de boîte en bois,

15,5 × 17,5 cm, Collection particulière


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3 Francis Picabia, La Procession, Séville,

1912, huile sur toile,

121,9 × 121,9 cm, National Gallery of Art, Washington


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Vers l’objet

En 1913, Guillaume Apollinaire publie Les Peintres cubistes qui s’ouvre sur un chapitre consacré à Picasso, dont « l’objet réel ou en trompe-l’œil est appelé à jouer un rôle de plus en plus important », et s’achève sur un chapitre sur l’art de la « surprise » et de la « mobilité » de Picabia. Mais la prééminence est claire : c’est grâce à la conquête de l’objet au sein du laboratoire cubiste picassien qu’il est désormais possible de « peindre avec ce que l’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, […], des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux ». Fin 1912, Picasso élabore ses premiers assemblages et ses papiers collés, en écho à ceux entrepris par Georges Braque. Une œuvre comme Bouteille et violon sur une table (fin 1912) fait figurer une coupure de journal en forme de bouteille, dont la lecture est partie intégrante de cette nouvelle vision. Le tableau-relief Bouteille de Bass daté du printemps 1914 mêle l’huile et le fusain qui trace le mot (« Bas ») désignant l’objet. Un élément exogène de bois cloué sur le support du tableau en trois dimensions confirme ce qu’Aragon disait de Picasso dans un texte intitulé La Peinture au défi : « l’extrême, l’arrogante pauvreté des matériaux l’a toujours enchanté ». À partir de 1914, Picabia réunit avec son épouse Gabrielle Buffet des œuvres de Picasso et de Braque, vendant notamment à Alfred Stieglitz un bel exemple de ces papiers collés de la fin 1912, aux qualités architectoniques caractéristiques (Bouteille et verre de vin sur table, The Metropolitan Museum of Art, New York), que l’on trouve un peu plus tard dans une œuvre comme Bouteille de vin et dé (1914). En 1910, le caricaturiste Marius de Zayas fait un séjour à Paris comme émissaire du photographe Alfred Stieglitz, demeuré à New York, et rencontre Picabia et Picasso. Devenu un passeur capital dans la diffusion de leurs œuvres (montrées notamment à la galerie 291 de la Cinquième Avenue), de Zayas élabore dès 1913 des « portraits abstraits » des deux artistes, proposant de rendre le « moi matériel » par l’objet – en des « équivalents géométriques » et des formules d’algèbre. Imprégnée de cette réflexion, la « leçon de l’objet » sera retenue par Picabia d’une manière différente de celle de Picasso durant les années 1912-1915. C’est certainement à travers le titre donné aux œuvres qu’advient sa réflexion sur une forme « readymade » de l’objet. Picabia franchit une étape capitale en 1914 en détournant le mot par le biais de locutions issues du dictionnaire. En 1915, la ressemblance mimétique achève d’être entièrement discréditée. Sur la couverture d’un numéro de sa revue 291, une ampoule est baptisée Américaine. Une « lampe électrique devient pour Picabia une jeune fille » comme le note Aragon, qui conclut : « on voit que les peintres ici se mettent à employer vraiment les objets comme des mots ». En imposant un nouveau mode déductif au sein de l’image, le mot et l’objet introduisent, entre 1912 et 1917, rien de moins qu’une nouvelle modalité de saisie du réel. A. V.

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28 PABLO PICASSO, Bouteille et violon sur une table,

3 décembre 1912, ou plus tard, papier journal découpé et collé, fusain sur papier,

60,96 × 46,99 cm, New Orleans Museum of Art


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32 FRANCIS PICABIA, Jeune fille,

1920, encre sur papier,

28 × 22,3 cm, Bibliothèque Paul-Destribats, Courtesy Galerie 1900-2000, Paris


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Classicisme

et machinisme Picasso peint peu sur le vif. En 1906, il soumet Gertrude Stein à d’innombrables séances de pose pour son portrait. Mais c’est en quelque sorte de « l’extérieur » que viendra durant ces années charnières 1906-1907 la solution au problème de la fin du pacte mimétique en peinture. Le recours aux formes primitives et la simplification radicale de la statuaire antique ibérique apporteront ainsi à Picasso une solution d’ordre plastique durant cette phase protocubiste de son œuvre. En 1915, il renoue avec le genre du portrait quelque peu délaissé au profit de figures génériques – des « types » plutôt que des portraits individués – qui résument bien l’impersonnalité recherchée par le cubisme de Braque et de Picasso autour de 1910-1914. Au début de cette année, Picasso, qui a accepté d’être le parrain de Max Jacob à son prochain baptême, fait le portrait de son vieil ami. Conjuguant la référence à Ingres pour la virtuosité du dessin et l’illusionnisme spatial, le portrait qu’il réalise est aussi un tribut à Cézanne par la simplicité de la posture du poète, qui se perçoit dans ce dessin comme « un vieux paysan catalan ». Peu après, une lettre de Jacob à Picabia mentionne le portrait du marchand Ambroise Vollard que Picasso a fait durant l’été 1915 « à la mine de plomb, genre Ingres, très ressemblant et très beau », et dont on sait aujourd’hui qu’il a été réalisé d’après photographie. Cette même année, Picabia effectue son second séjour à New York, affirmant désormais au contact du photographe Alfred Stieglitz et de son entourage un nouveau credo symboliste et mécanique, basé sur l’analogie homme/machine. Ce que Picabia appelle le « génie du monde moderne », et qu’il trouve à New York mieux que dans la vieille Europe, va revivifier son art durablement. C’est au début de l’année 1917 que Picabia répond par un pastiche à ce « retour au classicisme » de Picasso qui fait tant de bruit dans les ateliers parisiens. Ce dessin, publié dans sa revue 391, montre le visage du critique Max Goth, simple photographie collée sur un corps dessiné de façon rudimentaire. Avec ce qu’il nomme un « Kodak », Picabia tourne en dérision cet illusionnisme photographique du dessin de Picasso, raillant en creux le recours à l’image reproductible, lequel sera paradoxalement une constante de sa propre pratique. Durant la guerre, Picabia poursuit ses portraits « mécanomorphes » – Guillaume Apollinaire tout comme le critique acerbe du cubisme Louis Vauxcelles sont ainsi portraiturés en machines en 1917-1918. La connivence qui se joue au cours de ces années entre dessin et photographie chez Picasso et Picabia se sera donc cristallisée autour d’un modeste pastiche. Mais la réalité est à chercher sur un plan plus profond de leur œuvre, chacun ayant perçu la dangereuse et fertile proximité de la ligne classique et sa « déqualification » mécanique. A. V.

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35 PABLO PICASSO, Le Peintre et son modèle,

Avignon, été 1914, huile et crayon sur toile,

58 × 55,9 cm, Musée national Picasso-Paris


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— III — Classicisme et machinisme

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36 FRANCIS PICABIA, Le Saint des Saints, c’est de moi qu’il s’agit dans ce portrait ; Portrait d’une jeune fille américaine dans l’état de nudité et De Zayas De Zayas ! Je suis venu sur les rivages du Pont-Euxin,

dans 291, no 5-6, juillet-août 1915, revue,

44 × 29 cm, Kunsthaus Zürich, Bibliothek


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Dada :

Vie et mort de la peinture Trivial et déqualifié, l’objet en 1915 est au centre des portraits mécaniques de Picabia et anéantit toute idée de ressemblance. Ironisant sur les artistes qui, dans le sillage de Cézanne, « copient des pommes », Picabia déclare qu’il ne juge pas moins absurde l’activité consistant à copier des machines. À cette époque, peu de choses arrêtent la fièvre iconoclaste qui s’empare de lui. Lorsqu’en février 1916, alors que la guerre fait rage, des artistes de tous horizons se réunissent à Zurich sous le nom de Dada, c’est très naturellement que Tristan Tzara, l’un de ses fondateurs, se tourne vers Picabia deux ans plus tard pour tenter de propager le mouvement. Essaimant à Cologne, Hanovre, Berlin ou New York, puis implanté à Paris aux premiers jours de 1920, Dada tirera partie de l’immense pouvoir de provocation de Picabia et de son sens inné de la publicité. Bien qu’il ait suivi d’un œil assez méfiant les coups d’éclat du mouvement dans la capitale, Picasso se serait rendu « souvent aux manifestations tapageuses de Dada » (R. Penrose). Il est en tout cas bien l’un des invités du vernissage de l’exposition de Picabia à la galerie La Cible, et l’un de ceux du célèbre « Réveillon cacodylate » chez la cantatrice Marthe Chenal. À cette époque, pour provocateur et individualiste qu’il soit, Picabia se tourne néanmoins avec un peu de déférence vers Picasso – conscient du prestige que celui-ci incarne dans les rangs de l’avant-garde parisienne. Il lui fait tantôt parvenir ses derniers volumes de poésie tels ses Poèmes et dessins de la fille née sans mère (1917), le sollicite pour faire le portrait d’un ami (Pierre de Massot) ou l’engage à accueillir un artiste récemment arrivé à Paris (Serge Charchoune). S’il alterne en 1920 entre un cubisme synthétique et le classicisme sculptural de ses tableaux réalisés à Fontainebleau, Picasso ne perd jamais de vue la transgression de ses propres moyens d’expression. Un même caractère de subversion unit ainsi deux de leurs œuvres durant les années 1920. Picabia réalise l’économe Danse de Saint-Guy (Tabac-Rat) – constituée d’un simple cadre tendu de ficelles et de trois petites cartes indiquant « Danse de Saint-Guy », « Tabac-Rat » et « Francis Picabia » qui ponctuent absurdement le vide du tableau – et l’expose au Salon des Indépendants en 1922. En 1926, la Guitare de Picasso maintient la présence de l’objet et de la toile, mais l’extrême pauvreté de ses moyens – le mauvais tissu, la corde, les clous et les pitons – fait écho à son souhait exprimé un jour de « noyer des lames de rasoir dans les angles du tableau, de manière qu’on se coupe les doigts en le soulevant ». Dans La Peinture au défi, Louis Aragon revient sur l’« évanouissement » de la peinture chez Picabia, devenue vers 1920 ce « luxe exagéré », et se souvient que cette menace de mort de la peinture existait ailleurs : « Vers le même temps, il arriva que Picasso fît une chose très grave. Il prit une chemise sale et il la fixa sur une toile avec du fil et une aiguille. Et comme avec lui tout tourne en guitare, ce fut une guitare par exemple. Il fit un collage avec des clous qui sortaient du tableau. » A. V.

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— IV — Dada : Vie et mort de la peinture

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59 FRANCIS PICABIA, Danse de Saint-Guy (Tabac-Rat),

1919/1949, ficelles, encre sur carton, assemblés dans un cadre,

104,4 × 84,7 cm, Centre Pompidou, Paris, MNAM/CCI,


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60 PABLO PICASSO, Guitare,

printemps 1926, cordes, papier journal, serpillière et clous sur toile peinte,

96 × 130 cm, Musée national Picasso-Paris


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Espagnoles

et hispanités De son enfance andalouse à Málaga jusqu’à La Corogne où il arrive, dépité, à l’âge de 10 ans (« Ni Málaga, ni taureaux, ni amis, ni rien »), Picasso vivra moins d’un quart de sa longue vie en Espagne, et le reste en France. En 1895, la famille déménage à Barcelone lorsque son père don José Ruiz y Blasco y est nommé professeur de peinture. Une fois Picasso définitivement établi à Paris dès 1904, l’Espagne ressurgira souvent dans l’œuvre de l’artiste. En 1905, il peint le portrait de la belle Italienne Benedetta Canals coiffée d’une mantille d’Espagnole, avançant déjà l’idée du portrait comme une forme d’hybridité du moi. Il est possible que Picasso ait usé d’une source photographique pour ce portrait de l’épouse de son ami Ricardo Canals, et ancien modèle de Renoir et de Degas. De père hispano-cubain et de mère française, Francis Picabia grandit à Paris. Pour Gabrielle Buffet, sa première épouse, « les hérédités espagnoles sont profondes chez lui, dans son aspect et son caractère. Le teint, l’œil, les cheveux, les gestes ne le différencient pas lorsqu’il séjourne à Barcelone ou Séville chez ses cousins Picabia, des natifs du pays. » En 1901 pour la première fois sur la terre de ses ancêtres, il rencontre quelques-uns de ses cousins à Séville, les Abreu y Picabia. Un nouveau séjour en 1909 à Madrid et Séville lors de son voyage de noces avec Gabrielle Buffet fournit des thèmes qui ressurgissent un peu plus tard (La Procession, Séville, et Tauromachie, 1912). Le 18 octobre 1917, depuis Barcelone où il séjourne depuis le mois de juin, Picasso écrit à son ami Apollinaire : « Très embêté. Encore être ici. Je ne sais pas quand je rentrerais [sic]. Mais je travaille. […] J’ai rencontré Picabia dimanche aux courses de taureaux. » Le séjour dans la ville de son adolescence s’avère effectivement fructueux. L’artiste produit pas moins de dix toiles entre juin et novembre. La danseuse francomarocaine Fatma devient le modèle d’un portrait, traité sur un mode pointilliste, qui renoue avec la verve décorative de 1914, en même temps que son dessin classique le situe dans cette tradition ingresque dans laquelle il a puisé dès 1905. Peut-être l’œuvre est-elle une réinterprétation d’un portrait de 1909 par Rafael Padilla, avec qui Picasso partagea un atelier durant le séjour à Barcelone. Mais il n’y a jamais un modèle unique derrière les greffes historiques entreprises par Picasso et l’on sait que sa collection personnelle de photographies et de chromos en couleurs figurant de belles Espagnoles a pu servir dans la réalisation de cette peinture. En exposant à Paris des portraits d’Espagnoles à la galerie La Cible en 1920, Picabia renoue avec un thème qu’il a abordé dès le début du siècle, et destiné selon lui à « plaire à tous ». Chez cet adversaire de toute forme de nationalisme, la référence au pays de ses ancêtres est néanmoins souvent présente dans sa peinture et ses écrits poétiques. Le séjour qu’il effectue à Barcelone en 1917 – ville qui accueille nombre d’artistes ayant comme lui fui la guerre, et d’où il lancera sa revue 391 – ressurgit dans l’écriture : « Mon cœur aboie et bat, mon sang est un chemin de fer sans gare qui mène à Barcelone. » En 1923, à la faveur d’une rétrospective chez Danthon, quarante sur les cent vingt-trois toiles exposées renvoient à des thèmes espagnols. Certaines sont issues en droite ligne d’Ingres, sur le modèle notamment de La Belle Zélie. D’autres, plus tardives (comme cette Espagnole à la guitare, vers 1926-1927), proviennent de modèles de cartes postales. Mais comme Picabia le revendique pour sa propre personne, ces Espagnoles sont avant tout hybrides. Elles sont peut-être même, aux dires de l’artiste, des « faux ». A. V.

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66 FRANCIS PICABIA, Espagnole,

1901 [?], huile sur toile,

65 × 54 cm, Collection particulière


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— V — Espagnoles et hispanités

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67 PABLO PICASSO, Mme Canals [Benedetta Bianco],

1905, huile et fusain sur toile,

90 × 70 cm, Museu Picasso Barcelona


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Décoration :

abstraction et opticalité Après-guerre, Picasso persiste dans le profond éclectisme stylistique qui caractérise son art depuis ses débuts en faisant coexister cubisme et classicisme. Sans renoncer à la représentation humaine, il s’empare de l’objet dans sa peinture, dans une approche quasi sérielle. Dans l’atelier de Montrouge, à partir de 1918, il exploite les contrastes de textures en introduisant des éléments étrangers, comme le sable dans Pipe, verre et masque. Les formes simples sont créées par des aplats de peinture à l’huile et de sable à la palette chromatique réduite. L’anneau d’accroche au sommet de l’hexagone de la Guitare (printemps 1918) et son fond jaune « maçonné » induisent un changement optique qui annonce la Guitare de 1926 constituée d’un vieux tissu, de corde et de clous (cf. section IV). À ces tableaux de 1918 succède en 1922 une nouvelle série de natures mortes également parfaitement homogène que Picasso entreprend à Dinard. Caractérisées par des stries noires rectilignes, ces œuvres mettent en évidence des couleurs posées en aplat, simulant presque des papiers collés qui auraient été transposés à l’huile. La Composition au masque et gants de 1923, dont le sujet évoque les liens de Picasso avec le théâtre et le ballet, fait la transition entre un cubisme synthétique aux qualités décoratives et une expression surréaliste en marge de toute adhésion au mouvement. C’est après 1921 et sa rupture avec Dada que Picabia inaugure une période tournée vers l’exploration de la notion de décoratif. Cette incursion le voit renouer avec l’abstraction et se matérialise en 1922 lors d’une exposition aux galeries Dalmau de Barcelone. Picabia y montre sa dernière production d’œuvres d’inspiration mécanique, à laquelle il ne craint pas de juxtaposer des portraits d’Espagnoles à l’aquarelle, investissant comme à son habitude les pôles stylistiques les plus divergents. « Tout est décoratif » selon les mots de Picabia, qui revendique alors ce qu’il nomme le pur « plaisir optique ». Des dessins exécutés au tire-ligne, nets de tout sentiment, tels que Brouette et Décaveuse (pour lequel le décorateur Pierre Legrain fabrique un cadre hérissé de pointes), instaurent un jeu formel reposant sur le primat de la ligne et du cercle – une figure omniprésente dans le lexique visuel de Picabia. On sait aujourd’hui que ces grands dessins trouvent plus prosaïquement leur inspiration dans des schémas mécaniques reproduits dans la revue La Science et la vie. Si le caractère décoratif de ses natures mortes de Montrouge et de Dinard s’impose au regard, Picasso rejettera toujours l’abstraction au profit de l’objet conçu comme moyen de connaissance du monde. Les rayures noires de ces compositions réalisées en 1918 et en 1922 suggèrent des effets d’ombre et de lumière, dans des œuvres où l’illusionnisme et la profondeur sont abolis. Dans Conversation I et Chariot (exposés en 1922 chez Dalmau), ce jeu visuel prend chez Picabia des formes humaines, maintenues dans un équilibre quasi magnétique, qui se superposent à des bandes verticales. Autour de 1922, les œuvres de Picasso et de Picabia aboutissent, par des moyens propres et une réflexion différente, à ce que l’on pourrait qualifier de véritable éblouissement optique. M. M.

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82 PABLO PICASSO, Verre et pipe,

1918, sable, papier de verre et huile sur toile,

27 × 35 cm, Collection particulière


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84 FRANCIS PICABIA, Décaveuse,

1922, aquarelle sur carton avec un cadre de Pierre Legrain,

83 × 71 cm, The Bluff Collection


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Monstres et métamorphoses.

Le surréalisme infidèle Après Dada, Picabia renoue avec les genres traditionnels de la peinture pour mieux les subvertir. Paysages, natures mortes et portraits se succèdent dès 1923 dans des collages faits d’allumettes, de pailles, de cure-dents (La Femme aux allumettes (I), vers 1924-1925). L’artiste réutilise alors le Ripolin, jouant du potentiel de provocation contenu dans cette peinture industrielle déqualifiée dans les beaux-arts, cette laque qui se plisse et se fige au séchage que Picasso (pour qui le Ripolin était « la santé des couleurs ») avait employée dans certains tableaux cubistes dès 1911. Pour Marcel Duchamp, Picabia « aime le neuf » et « ses toiles de 1923, 1924, 1925 ont cet aspect de peinture fraîche qui garde l’intensité du premier moment ». Le faux et l’artifice sont inscrits dans son œuvre dès les débuts. Ces deux traits constitutifs de l’art de Picabia vont néanmoins prendre une tournure inédite en 1924. Caravansérail, son unique roman écrit cette année-là, semble anticiper les motifs de sa dernière série de toiles baptisée du terme générique de Monstres, inaugurant un nouveau style, radicalement différent des précédents. On croise dans cette satire de la bonne société des figures qui semblent presque voir le jour dans sa peinture, telle cette « grande femme blonde, assez jolie, portant un collier de perles fausses et des dents magnifiques – ou le contraire ». En 1925, motivé par « une grande envie de soleil », l’artiste décide de quitter Paris pour la Côte d’Azur et se fait bâtir une villa à Mougins. C’est l’époque de Femme au monocle (1924-1925), de Femme à l’ombrelle (1924-1925), des couples peints au Ripolin (Le Baiser, vers 1923-1926) dont les sources sont des cartes postales figurant des amoureux factices. En villégiature régulière avec sa famille dans la région, Picasso voit désormais Picabia l’été en voisin. Du premier séjour de Picasso à Juan-les-Pins cinq ans plus tôt date un petit paysage qui paraît mettre en place des éléments singuliers de sa production future, celle justement de 1925 : stylisation décorative extrême, palette chromatique intense, composition agencée par fragments, jusqu’au soleil que l’on retrouve assimilé au sexe féminin dans une œuvre radicale et agressive intitulée Le Baiser, que Picasso a réalisée dans la proximité de Picabia et de ses Monstres à l’été 1925. Le « cannibalisme » esthétique bien connu de Picasso, s’assimilant les influences les plus diverses pour produire un langage entièrement personnel, a pu trouver dans les étreintes monstres de Picabia une confirmation de son propre tournant décoratif inauguré dans une toile « convulsive » comme La Danse, sa grande composition d’avril 1925 (Tate). Une thématique commune des amoureux « monstres », une même préoccupation pour la circulation et l’interchangeabilité des signes plastiques, au-delà de toute proximité au surréalisme naissant (duquel tous deux se détournent), sont à l’œuvre durant cette décennie. C’est d’ailleurs exactement ce que comprenait Picasso quand il déclara à Picabia devant une de ses natures mortes au Ripolin, collage d’objets hétéroclites : « Maintenant, tu devrais faire un tableau où des fleurs figureraient des allumettes. » A. V.

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96 PABLO PICASSO, Les Amoureux,

Paris, 1919, huile sur toile,

185 × 140 cm, Musée national Picasso-Paris


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— VI I— Monstres et métamorphoses

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97 FRANCIS PICABIA, Femme aux allumettes (I),

vers 1924-1925, huile et Ripolin sur toile avec allumettes, épingles à cheveux, pièces et pince à cheveux,

92,1 x 73,3 cm, Collection particulière


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Liberté ou réaction.

Les années 1930 et 1940 Au milieu des années 1930, Picabia travaille sans relâche à sa peinture tout en organisant des galas et des fêtes mondaines à Cannes. Abandonnant progressivement le Château de Mai à Germaine Everling, il fait l’acquisition en 1935 de son deuxième bateau, Horizon II, sur lequel sa future épouse Olga Mohler et lui vont s’installer dans la rade de Golfe-Juan. Alternant langage figuratif et abstraction, il superpose par exemple dans Visage sensuel sur une composition abstraite (1938) des traits féminins à des formes curvilignes traitées en aplats colorés. Un cerne noir puissant délimite souvent les contours (Habia II, vers 1938 et 1945). Désirant alors se confronter à une peinture « plus humaine », il œuvre à l’opposé de la manière évanescente qui caractérisait sa période précédente appelée Transparences. À la même époque, les nombreux portraits que Picasso fait de son entourage féminin relèvent de ce théâtre de l’intime qui a toujours accompagné son art. En 1935, le peintre se sépare de son épouse Olga pour vivre avec Marie-Thérèse Walter. La Femme au chapeau bleu constitue un très probable portrait crypté de la femme répudiée, avec ses formes aiguës et son absurde couvre-chef. Le portrait peut aussi prendre une forme hybride, visible dans le Chapeau de paille au feuillage bleu (1936), dans lequel on devine une représentation de Marie-Thérèse Walter combinée à celle de Nusch Eluard, le peintre fusionnant les objets de son affection. La même année, Dora Maar entre dans sa vie et devient le sujet de nombreuses toiles. Même l’objet dans le tableau est doué de la vie du modèle ; ainsi, chacune se voit dotée de certaines couleurs, mobilier ou chapeau caractéristiques. Pour Picasso, « ces femmes […] sont prises au piège de ces fauteuils comme des oiseaux enfermés dans une cage ». Conscient de leur effet sériel, il explique les avoir « emprisonnées dans cette absence de geste et dans la répétition de ce motif, “cherchant” à saisir le mouvement de la chair et du sang à travers le temps ». La frontière entre récit individuel et grande histoire est toujours ténue chez Picasso et ses portraits féminins disent ainsi autant l’intimité que les soubresauts du contexte politique contemporain. En 1936, la guerre civile espagnole le préoccupe et l’on sait qu’il s’en ouvrira souvent à Picabia lors de visites à bord de l’Horizon II. En 1939, la guerre est déclarée. Le rapport au temps est bien différent dans la production de Picabia. Dans les années 1930 et 1940, sa peinture persiste dans une forme à la fois réaliste et désincarnée : comme le dit Arnauld Pierre, elle « expérimente des images, plutôt qu’elle ne fournit l’image d’une expérience ». Ces portraits féminins s’inspirent de photographies publiées dans des magazines de charme ou encore des revues diffusant les clichés de la Nouvelle Vision, telle cette Tête (féminine) (1941-1942) dont la source provient de Paris Magazine. Même si les strates de l’histoire semblent toujours recouvertes par une peinture conçue comme un maquillage, l’inquiétude de Picabia face à l’histoire transparaît malgré tout à cette période. L’artiste assume une forme d’amoralisme qui le caractérisera sa vie durant. En 1941, Picabia en résume implacablement la teneur à Gertrude Stein : « Ma peinture est de plus en plus l’image de ma vie […] – Tout ce qui a été moral en art est mort, heureusement ! C’est le seul service que le cataclysme qui nous entoure a rendu. » M. M.

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— VIII— Liberté ou réaction

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134 PABLO PICASSO, Portrait de Dora Maar,

Paris, 23 novembre 1937, huile sur toile,

55,3 × 46,3 cm, Musée national Picasso-Paris


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135 FRANCIS PICABIA, Habia II,

vers 1938 et vers 1945, huile sur carton sur toile,

61 × 49,5 cm, Ursula Hauser Collection, Suisse


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Fins

de partie Le 30 novembre 1953, Francis Picabia s’éteint à Paris. Le point final qu’il met à sa production est littéral – l’artiste ayant entrepris quatre ans avant sa disparition de nouvelles peintures appelées Les Points. Il n’est plus question de dessin ni de composition dans ces œuvres abstraites souvent de taille modeste. Ces toiles à la matière granuleuse et à la couleur saturée seraient presque des monochromes « réussis » s’il n’y avait précisément ces points qui ponctuent l’espace pictural. Après-guerre, alors qu’éclot ce que Michel Tapié nomme l’« humanisme en voie d’épuisement » de l’art informel, une jeune génération d’artistes rend hommage au pionnier de l’abstraction qu’a été Picabia dès 1913. Des peintres comme Mathieu, Yves Klein ou Pierre Soulages lui rendent visite dans l’atelier qui l’a vu naître à Paris. Le critique Michel Seuphor montre Les Points à la Galerie des Deux-Îles, à la fin de 1949, et convoque le souvenir du Picabia dadaïste. Ces quasi-monochromes le disent parfaitement : l’artiste ne recherche pas plus qu’avant l’héroïsation de la peinture ni un quelconque brio, même si c’est encore et toujours la persistance de la peinture qui transparaît dans ces œuvres opaques et fragiles (Six points, 1949). Il convient de voir dans cette ultime manière une peinture plus instinctive qu’il n’y paraît, à l’inverse de tout système : l’instinct, ce mot qu’il aura beaucoup prononcé dans une vie vécue pour l’art – mais un art compris autrement après Picabia, pour qui « il n’y a rien qui puisse plaire toute la vie, excepté la vie ». Pablo Picasso n’avait pas attendu la fin de sa longue existence pour savoir que la peinture était un monde en soi – une totalité : « Je ne dis pas tout, mais je peins tout. » Quelques années avant sa disparition le 8 avril 1973, c’est encore et toujours la figure humaine qui fournit l’inlassable sujet de sa peinture : enfants ou vieillards, femmes ou hommes (Torero à la résille, II, 1970) sont autant de « motifs » qui renvoient à une forme d’autoportrait crypté. Témoignant d’un lexique formel renouvelé, les œuvres réalisées vers 1970-1972 sont des méditations sans grandiloquence – et douées d’un sens profond du burlesque – sur la vie et la finitude. Leur graphie rythmée montre des femmes aux doigts pareils à des fuseaux, aux seins comme des cibles (Femme assise, 1971). Une forme d’animisme persiste dans sa peinture : ainsi, plus de trente ans après les portraits de Royan durant la guerre, l’objet joue à part égale avec la figure, comme lorsque les chapeaux de femme constituaient autant le sujet de l’œuvre que le modèle représenté. À près de 90 ans et presque autant de pratique de son art, la réflexion continue pour Picasso de porter sur les moyens de la peinture bien plus que sur l’artiste. À la fin des années 1960, il déclarait à Hélène Parmelin : « Le moi intérieur, il est forcément dans ma toile puisque c’est moi qui la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour ça. Quoi que je fasse, il y sera. Il n’y sera même que trop… Le problème, c’est le reste. » A. V.

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155 FRANCIS PICABIA, Déclaration d’amour,

1949, huile sur carton,

96 × 69 cm, Musée - bibliothèque PAB, Alès


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160 PABLO PICASSO, Tête d’homme,

Mougins, 23 août 1971, huile sur toile,

92 × 73 cm, Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte, Madrid


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