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Que soient remerciés tous les auteurs qui ont participé à la rédaction de cet ouvrage, Anne-Marie Wohrer, Carole Fraresso, Émilie Énard, Fabien Ferrer-Joly, Pascal Mongne, Gérard Priet ainsi que tous les collaborateurs du musée des Jacobins pour leur aide et leur grande implication. Que soient également remerciés le musée du quai Branly – Jacques Chirac son président Stéphane Martin et son équipe pour leur précieuse collaboration, ainsi que les différents musées et bibliothèques dont les œuvres figurent dans cet ouvrage. Un grand merci également à Gérard Priet et son épouse Catherine pour leur participation désintéressée et leur générosité à l’égard du musée des Jacobins.
© Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée des Jacobins, Auch, 2016 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Emmanuelle Levesque Conception graphique : François Dinguirard Contribution éditoriale : Nicole Mison Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN Somogy : 978-2-7572-1163-2 Dépôt légal : octobre 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)
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Plumes visions de l’Amérique précolombienne
Sous la direction de FABIEN FERRER-JOLY
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SOMMAIRE
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PRÉFACE FRANCK MONTAUGÉ Sénateur-Maire d’Auch
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LES COLLECTIONS PRÉCOLOMBIENNES DU MUSÉE D’AUCH : UN SIÈCLE D’HISTOIRE FABIEN FERRER-JOLY Conservateur du musée des Jacobins
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TEXTILES ET PLUMES DIVINES DU PÉROU ANCIEN CAROLE FRARESSO Docteur en archéomatériaux - Expert-consultant Art précolombien & Joaillerie
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LES OISEAUX, LES PLUMES ET LE DUVET DANS LES MANUSCRITS PICTOGRAPHIQUES ANNE-MARIE WOHRER Chargée de conférences à l’École du Louvre et à l’École pratique des hautes études
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PLUMES, IDENTITÉ DE L’AMÉRIQUE PRÉCOLOMBIENNE
FABIEN FERRER-JOLY
LA MESSE DE SAINT GRÉGOIRE : UN MESSAGE MÉTISSÉ PASCAL MONGNE Archéologue et historien de l’art américaniste
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LES TECHNIQUES DE LA PLUMASSERIE AZTÈQUE PASCAL MONGNE
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LES PLUMES DE LA RÉSISTANCE FABIEN FERRER-JOLY GÉRARD PRIET
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L’INDIEN « EMPLUMÉ » OU LA CARICATURE D’UN CONTINENT PASCAL MONGNE
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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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PRÉFACE
FRANCK MONTAUGÉ Sénateur-Maire d’Auch
Le goût des autres, l’appel du large, le désir d’inconnu, la soif de découverte, voilà autant de passions humaines qui, depuis que l’Homme s’est mis debout et qu’il a pu porter son regard sur l’horizon, ont contribué à établir des passerelles, parfois improbables, souvent à sens unique, entre des peuples qui auraient pu ne jamais se rencontrer. Au fil des millénaires et des siècles, l’humanité s’est ainsi construite et continue de se construire, non pas sur les décombres de civilisations englouties, mais en suivant ce lent et fascinant processus de connexions, assimilations, digestions, restitutions, recréations. À ceux qui s’étonneraient de trouver à Auch, en plein cœur de la Gascogne, le fief des mousquetaires, le pays de l’armagnac et du foie gras, l’une des plus belles collections de France d’art précolombien, on répondra qu’il n’y a pas de mystère moins épais que celui-ci. C’est bien le désir d’aventure d’un habitant de notre ville qui, à la fin du XIXe siècle, fut à l’origine de la première collection rapportée à Auch. On ne sait rien des motivations réelles de Guillaume Pujos lorsqu’il acquit, au Chili et ailleurs, ces pièces magnifiques. On ne sait rien non plus des conditions dans lesquelles il les a acquises. Ce que l’on sait en revanche, et qui nous en dit presque assez sur la nature de l’homme, c’est qu’à peine rentré en Gascogne, il eut le désir de les faire connaître et de partager ce que l’on imagine être son propre émerveillement. Émerveillement de quoi direz-vous ? Ce qu’il y a de merveilleux dans ces objets, c’est leur caractère à la fois extrêmement lointain et étonnamment proche. Lointains dans l’espace mais également lointains dans le temps, on les regarde d’abord comme des reliques pleines de mystères et puis soudain, on les entend qui nous parlent de nous. Même si l’on ignore parfois encore leur usage ou les pouvoirs que leur attribuaient les hommes ou les femmes qui les ont fabriqués, ces objets nous parlent comme nous parleraient des trésors familiaux. C’est la grande découverte qu’ont fait tous les voyageurs au long cours : aussi étrange soit l’étranger, aussi loin qu’on l’ait rencontré, il est notre frère humain, un autre nousmême, pétri des mêmes peurs, pris des mêmes vertiges, nourri des mêmes espoirs et qui rêve, rit et pleure, et qui cherche, invente et crée, et se donne ainsi de belles raisons de vivre. C’est cette expérience-là, celle du voyageur au long cours se découvrant en l’autre qu’il croyait autre, que le musée nous donne à vivre. Fortes aujourd’hui de plus de dix mille objets, les collections du musée des Jacobins nous montrent aussi ce que produit le choc de deux civilisations lorsqu’elles se rencontrent en terme de domination de l’une sur l’autre, de l’assimilation de l’une dans l’autre. Les œuvres de la période précolombienne nous parlent de cette ère d’avant PLUMES
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le voyage, celles de la période dite hispano-américaine nous montrent les effets de la colonisation. Et l’on assiste au mélange en train de se faire de l’imagerie chrétienne des colons à celle des cultes millénaires des peuples andins ou mexicains. On y voit comment la religion se fait instrument de domination et d’intégration, comment aussi la culture locale réussit à imprimer sa marque et à conserver une part d’elle-même au sein de l’ordre nouveau. Le fil conducteur de l’ouvrage que vous tenez entre vos mains est la plume. Ce symbole est universel car il n’est d’homme sur terre qui n’ait vu un oiseau voler sans rêver de pouvoir s’élever avec lui. La plume tient une place de choix dans les cultures mésoaméricaines et andines, mais elle parle aussi aux peuples gascons comme à tous les autres peuples de la Terre. Elle est l’indispensable alliée de celui qui veut voyager sur les ailes du temps. Notre responsabilité aujourd’hui vis-à-vis des objets que nous a ramenés Guillaume Pujos et des nombreux autres que nous ont apportés au fil des ans de généreux donateurs, n’est pas que de les conserver à l’abri des outrages du temps. Elle est avant tout de les rendre visibles et intelligibles aux publics d’aujourd’hui et de demain. Notre responsabilité de gardiens d’une des plus grandes collections de France est aussi d’être une référence et un moteur pour les 170 musées français dans lesquels sont dispersés 22 000 objets des Amériques répertoriés par Pascal Mongne. Toute collection a vocation au partage. Ainsi, grâce à la diffusion du savoir, grâce à la multiplication des échanges, l’humanité apprend d’elle-même et continue de progresser. Que toutes les plumes contenues dans cet ouvrage vous élèvent et vous rendent la vie plus légère.
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PRÉFACE
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LES COLLECTIONS PRÉCOLOMBIENNES DU MUSÉE D’AUCH Un siècle d’histoire
FABIEN FERRER-JOLY
L’histoire des musées a ceci de particulier qu’elle évolue au gré de ses collections, quitte parfois à prendre des directions inattendues. Quand le 16 décembre 1793, un arrêté du Directoire du Gers promulgue la création d’un musée à Auch, personne ne pouvait en effet se douter que, plus de deux cent vingt ans après, celui-ci serait surtout connu pour la richesse de ses collections précolombiennes ! Pourtant à Auch pas de tradition portuaire ni de grands explorateurs. Et les seules cimes que l’on perçoit à l’horizon ne sont pas celles des Andes mais bien celles des Pyrénées. Cependant quelques voyageurs téméraires n’ont pas hésité à tenter l’aventure de l’Amérique. Parmi eux, figure un certain Guillaume Pujos [2], né en 1852 à Auch, dont le nom est aujourd’hui à jamais associé à celui du musée pour être à l’origine de la collection américaine. Malheureusement nous ne connaissons que peu de chose sur ce personnage et les motivations qui les poussèrent, lui et sa sœur, à quitter le Gers pour le Chili. Seule indication, une inscription sur une des céramiques qu’il rapporta de ses voyages mentionne l’année 1879. Il semble donc être parvenu à Santiago du Chili [1] avant cette date pour y rester probablement jusqu’au moment du terrible tremblement de terre de 1906. Sur place, Guillaume Pujos fait preuve d’un grand intérêt pour l’histoire locale. Il s’intéresse aux civilisations anciennes et rassemble au cours des nombreux voyages en Amérique du Sud une collection très homogène composée d’une centaine de pièces. On y trouve principalement des terres cuites des plus grandes cultures andines (Mochica, Nasca, Chimu, Chancay, Inca), mais aussi des objets ethnographiques (cultures Araucanes et Yaghan notamment) ainsi qu’un ensemble très rare d’art sacré latino-américain provenant des pays de la Cordillère (Équateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine). En amateur d’art averti, Guillaume Pujos ne s’est pas trompé sur la qualité et l’intérêt des pièces qu’il a rassemblées dès son arrivée au Chili. On observe par exemple un très bel ensemble de céramiques Mochica à anse en étrier dont un très beau vase portrait caractéristique ou encore une magnifique représentation d’animal mythique de couleur ocre sur fond blanc [3-5]. Ses choix dénotent tous un goût sûr et une très bonne connaissance de ces civilisations anciennes. Certaines pièces par exemple proviennent de sites cérémoniels majeurs de l’archéologie andine comme la Huaca de la Luna près de Trujillo dont les fouilles révéleront bien plus tard l’importance.
ci-dessus [1] Portrait de Guillaume Pujos Chilli, Santiago Entre 1879 et 1906 Photographie Documentation – Musée des Jacobins – Auch page suivante
Une des originalités de cette collection est la présence d’un très bel ensemble d’art sacré latino-américain des XVIIe et XVIIIe siècles [7-8]. Il comprend 65 sculptures polychromes et quelques peintures représentant des personnages de l’hagiographie catholique. Ces pièces, relativement rares en France, sont à rapprocher pour certaines de l’école de PLUMES
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[2] Portrait de Guillaume Pujos Peint par Maxime Dastugue, circa 1875 Huile sur toile ; 92 × 72,5 cm Musée des Jacobins – Auch – no inv. 975.1601
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Mais ce qui marqua définitivement l’inclination américaine 2 du musée d’Auch fut l’exceptionnelle acquisition de la Messe de saint Grégoire qui restera à jamais le joyau de ses collections. Il s’agit d’un exceptionnel tableau de plumes réalisé en 1539 à Mexico et redécouvert à Paris en 1985, après quatre siècles et demi d’oubli [14]. Une œuvre à nulle autre pareille qui représente à la fois un des tout premiers tableaux chrétiens du Nouveau Monde et probablement une des dernières productions de l’art aztèque. L’histoire de cette œuvre qui a traversé les siècles nous est malheureusement inconnue. Réalisée seulement vingt ans après l’arrivée de Cortés au Mexique, elle disparaît totalement pour refaire surface à Paris, près de quatre cent cinquante ans plus tard. Aujourd’hui, il reste difficile de retracer son parcours et les raisons de son oubli durant tout ce temps. À cette pièce exceptionnelle sont venus s’ajouter le dépôt en 2010 du Triptyque de la Vierge à l’Enfant [15 p. 66] du Musée-château de Saumur, l’acquisition en 2013 d’une Sainte Trinité – Sainte Famille [17 p. 69] et dernièrement en 2015 d’un médaillon de plumes du XVIIIe siècle représentant sainte Rose de Lima [19 p. 71], faisant du musée d’Auch une des principales collections de plumasseries mexicaines en Europe.
[13] Vase globulaire polychrome Culture Nasca, Pérou, côte sud (100-650 apr. J.-C.) Terre cuite ; 14 × 14 × 14 cm Dépôt du musée du quai Branly – Jacques Chirac – Paris (ancienne collection du musée des Eyzies-de-Tayac) – no inv. 71.1930.19.86 Déposé au musée des Jacobins – Auch 2. MONGNE Pascal, Trésors américains, collections du musée des Jacobins, Éditions du Griot, Boulogne-Billancourt, 1988. PLUMES
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[14] La Messe de saint Grégoire Pierre de Gand (sous la direction de) Mexique, Mexico, 1539 Mosaïque de plumes sur bois Musée des Jacobins – Auch – no inv. 86.1.1 Un texte en latin difficilement déchiffrable borde la composition : « Paulo III pontifici maximae en magna Indiaru[m] urbe Mexico co[m)posita d[omi]no Didaco guberna tore cura fr[atr]is Petri a Gante minoritae AD [Anno Domini] 1539 ». « [Pour] Paul III, pape, dans la grande ville des Indes, Mexico, [la mosaïque] composée [sous l’autorité] de Don Diego [Huanitzin], gouverneur, [et] par les soins du frère Pierre de Gand, Minorite, AD [l’année du Seigneur] 1539 ».
À côté de ces merveilles d’art colonial, le musée a réussi durant ces dix dernières années à développer ses collections précolombiennes de façon remarquable. Grâce aux exceptionnelles donations de mesdames Lions, Stresser-Péan, Roullet et des époux Lafuste, Réparaz, Cottier, Priet-Gaudibert, Cougard-Fruman [15-21], le musée des Jacobins conserve désormais une collection riche de plus de dix mille pièces provenant principalement du Pérou, d’Amérique centrale et de Méso-Amérique, constituant ainsi le plus important fonds d’art précolombien en région. Elles offrent un panorama très complet des civilisations andines, depuis la période formative jusqu’à la période impériale inca, et apportent un éclairage utile sur les arts du textile, de la céramique, de l’orfèvrerie ou de la sculpture. Elles permettent également d’aborder les grandes cultures d’Amérique centrale et de Méso-Amérique (Maya, Zapotèque, Teotihuacan, Chupicuaro, Huaxtèque, Aztèque). 17 –
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LES COLLECTIONS PRÉCOLOMBIENNES DU MUSÉE D’AUCH
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TEXTILES ET PLUMES DIVINES DU PÉROU ANCIEN
CAROLE FRARESSO
INTRODUCTION Dans l’ancien Pérou, les textiles sont – au même titre que l’or et l’argent – des matériaux de choix utilisés pour exprimer une vision de l’esprit et mettre en scène les croyances et les codes des peuples. Omniprésentes dans l’art péruvien, l’utilisation de la plume et les représentations d’oiseaux font partie du système complexe de la cosmovision andine. Aussi, leurs significations ne peuvent être comprises sans évoquer les autres animaux qui symbolisent le monde tripartite des sociétés précolombiennes. Présenté par les mythes comme un don des ancêtres divinisés, le tissage a été, de 3000 av. J.-C. à nos jours, un des principaux moyens d’expression artistique des sociétés traditionnelles du Pérou. Marqueur de rang social, témoin d’appartenance, objet singulier d’échange ou de tribut, les civilisations précolombiennes nous ont légué, dans
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LES OISEAUX, LES PLUMES ET LE DUVET
dans les manuscrits pictographiques
ANNE-MARIE WOHRER
Étroitement liés à la vie de la société méso-américaine, en particulier mexica, ils sont partout présents dans les manuscrits pictographiques précolombiens ou coloniaux sous une forme généralement réaliste, parfois imaginaire. Oiseaux, plumes et duvet apparaissent dans un contexte soit économique sous forme de marchandises-tributs, soit géographique (dans la toponymie), soit historique (dans l’anthroponymie). Dans le domaine du sacré, tel qu’il s’exprime dans les manuscrits divinatoires, ils apparaissent à profusion. Dans les textes en langue nahuatl en caractères latins du XVIe siècle, oiseaux, plumes et duvet sont aussi très présents, en particulier dans le domaine de l’affect, car plume et oiseau, surtout le quetzal, sont des métaphores qui désignent l’enfant aimé. L’ÉCONOMIE L’Empire aztèque perçoit à des dates régulières de nombreux tributs de plumes et d’oiseaux précieux que lui envoient les royaumes conquis. Ces tributs sont consignés dans des registres comptables, en particulier dans deux manuscrits coloniaux, le Codex Mendoza 1 et la Matrícula de Tributos, qui sont en partie des copies de manuscrits précolombiens. Des quantités précises 2 de plumes, de duvet, d’oiseaux morts ou vivants, d’objets en plumes, sont payées à la capitale de l’Empire. Les oiseaux les plus représentés dans ces tributs proviennent des terres chaudes et parmi eux, le quetzal (Pharomachrus neoxenus), l’ara (Ara macao et Ara militaris), le cotinga (Cotinga amabilis) ainsi que différents perroquets. Le contenu du folio 47r du Codex Mendoza [1] consacré aux tributs payés par la riche province méridionale de Xoconochco, située sur le versant pacifique, illustre bien l’importance des tributs en plumes et oiseaux. Deux fois par an 3 la province paie, comme il apparaît sur les troisième et quatrième rangées en partant du haut, dix « bottes » de plumes à raison de 400 unités dans chaque botte (la plume schématique fichée au milieu de la botte représentant le nombre 400) de couleur turquoise, rouge, verte et jaune. Les plumes les plus grandes sont celles du quetzal. Des dépouilles de cotingas, à raison de deux fois 80 unités (le glyphe du drapeau blanc représente le nombre 20), complètent ce tribut, dans lequel figurent aussi d’autres produits locaux comme les peaux de jaguar, les ballots de fèves et les jarres de cacao, l’ambre, les objets en or… LA TOPONYMIE Les représentations d’oiseaux ou de plumes entrent en composition avec d’autres éléments pour transcrire des noms de localités. Ils sont très nombreux, 26 dans le seul Codex Mendoza et autant dans les manuscrits précolombiens comme le Codex Nuttall. La plupart de ces noms ont subsisté dans la toponymie contemporaine. PLUMES
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1. Le Codex Mendoza a été réalisé autour de 1541 (Nicholson, 1992, I, 10). En papier indigène, il se compose de trois parties, l’une historique (histoire des Aztèques), la seconde économique (liste des tributs payés à l’Empire aztèque). La dernière partie est consacrée aux faits de société. La Matrícula, incomplète, est probablement contemporaine du Codex Mendoza. 2. Selon L. M. Mohar Betancourt (1990, II, 124-125), il y a trois différentes mesures de tributs : le quetzalmaitl (« main » – poignée – de plumes de quetzal), le quetzalilpilli (« bouquet » de plumes de quetzal) et le quetzaltanahtli (« panier » de plumes de quetzal). 3. Aux dates signalées à droite et à gauche du feuillet, glyphes des mois d’Ochpaniztli et de Tlacaxipehualiztli.
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[1] Extrait du Codex Mendoza, folio 47r : tributs Fac-similé, musée du quai Branly – Jacques Chirac – Paris
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PLUMES, IDENTITÉ DE L’AMÉRIQUE PRÉCOLOMBIENNE
FABIEN FERRER-JOLY
Quel curieux destin que celui de la plume. Ne représentant que peu de valeur face à la convoitise des conquistadores, elle a pourtant fini, contre toute attente, par conquérir l’Occident et s’imposer aux yeux de tous comme le symbole du Nouveau Monde. Quel curieux destin en effet, que le parcours de cette petite plume qui, tombant du ciel, aurait fécondé la déesse Coatlicue pour donner naissance à Huitzilopochtli, le dieu tutélaire des Aztèques, littéralement « l’oiseau mouche de la Gauche » [1]. Lui qui, sous l’aspect d’un aigle ou d’un colibri, indiquera aux Mexicas l’emplacement de leur future capitale, la grande Mexico-Tenochtitlan. Quel curieux destin, enfin, a voulu que Quetzalcóatl [2], le célèbre serpent à plumes ou « Serpent – Plume précieuse » de son vrai nom, naisse avec un physique disgracieux et que Coyotlinahual, le dieu patron des amantecas (plumassiers), lui ait confectionné un masque et une barbe parés de plumes ? C’est un fait, la cosmologie méso-américaine regorge d’allusions à ce matériau dont la symbolique est particulièrement forte et ancienne. C’est même une constante. Les oiseaux sont les maîtres des cieux. Ils représentent le monde de l’au-delà dans bien des civilisations et les plumes sont présentes dans tous les événements qui rythment la vie de la cité. Les sculptures des dieux comme les victimes des sacrifices en sont parées. Elles ornent les présents diplomatiques, servent à la confection des vêtements de cérémonie du Tlatoani 1, accompagnent les guerriers au combat et constituent une part essentielle des tributs versés par les cités assujetties par les Aztèques. L’utilisation des plumes dans les vêtements et parures reste une composante forte de la rhétorique symbolique méso-américaine. Elle renvoie aux récits mythologiques et aux attributs des différentes divinités [3-6]. C’est pourquoi l’art de la plumasserie (amantecayotl) joua un rôle majeur dans les sociétés précolombiennes. Plus précieuse que l’or et porteuse d’une forte charge symbolique, la plume revêtait dans l’Amérique précolombienne une dimension sacrée. C’est pourquoi son commerce, son travail et son usage étaient particulièrement réglementés. Par exemple, nul ne pouvait tuer de quetzals sous peine de lourds châtiments. Elle était l’apanage des plus grands, à tel point que cette technique était enseignée aux enfants de l’aristocratie. Diego Durán 2, dans son Histoire des Indes, dit même que « La plume est l’ombre des nobles et des rois ». Malheureusement, en raison de leur grande fragilité, très peu d’entre elles nous sont parvenues et rares sont les exemples datant véritablement d’avant la conquête. En effet PLUMES
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[1] Figurine de Huitzilopochtli Culture Aztèque, Mexique (1350-1521 apr. J.-C.) Roche métamorphique de couleur verte ; 6,7 × 4,2 × 4,7 cm Musée du quai Branly – Jacques Chirac – Paris no inv. 71.1930.100.43 page suivante [2] Serpent-Quetzalcóatl Culture Aztèque, Mexique (1350-1521 apr. J.-C.) Roche volcanique de couleur rosâtre ; 30 × 54 × 54 cm Musée du quai Branly – Jacques Chirac – Paris no inv. 71.1887.155.1 1. Le Tlatoani, littéralement « celui qui parle » en nahuatl, désigne le plus haut dirigeant aztèque. Représentant l’autorité militaire et religieuse, il est souvent mentionné en Occident sous le terme de roi ou d’empereur. 2. Diego Durán (Séville vers 1537-1588) : moine dominicain ayant vécu en Nouvelle-Espagne. De 1576 à 1581, il rédige l’Histoire des Indes de Nouvelle-Espagne et des îles de la Terre Ferme.
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LA MESSE DE SAINT GRÉGOIRE Un message métissé 1
PASCAL MONGNE
Des quelque cent quatre-vingts œuvres coloniales de la Nouvelle-Espagne réalisées en plumes, et aujourd’hui comptées dans le monde (calices, tabernacles, croix, statues de saints, scènes bibliques en trois dimensions, vêtements liturgiques, mitres et chasubles), les images sacrées sont les plus nombreuses. Parmi celles-ci, La Messe de saint Grégoire du musée des Jacobins d’Auch tient une place toute particulière, non seulement dans l’histoire des arts coloniaux du Nouveau Monde, mais surtout dans l’histoire du métissage culturel entre la vieille Europe et l’Amérique indigène 2. LES MATIÈRES DE LA MESSE La Messe de saint Grégoire du musée des Jacobins d’Auch [3] repose sur un panneau de bois de 68 par 56 cm. C’est sur ce support que l’ensemble de l’œuvre a été constitué selon les techniques propres de la mosaïque plumassière. Une dizaine de couleurs peuvent être ainsi notées dont le bleu, couvrant une grande partie du tableau (cotingas ?), et le vert (colibris et quetzals ?). Le tableau était à l’origine bordé d’un cadre qui fut probablement démonté pour en récupérer le métal précieux. De l’or, ou pour le moins du cuivre existait aussi sur l’œuvre elle-même, figurant divers objets (casque de Romain, deniers, calice, tiare, clous, ananas, etc.). Le métal fut à une date inconnue arraché puis remplacé par une pâte ou résine peinte en jaune ocre. UN TEXTE EN LATIN L’image proprement dite est bordée d’un texte réalisé également en plumes. Ce texte, en latin, signale que l’œuvre fut composée à Mexico, sous le pontificat de Paul III et la gouvernance de Don Diego Huanitzin (gouverneur aztèque placé par le vice-roi Mendoza), en 1539, par les soins du frère Pierre de Gand. Ce texte est un document d’une importance primordiale puisqu’il localise et date l’œuvre, et en identifie les commanditaires : les Franciscains et plus particulièrement le fameux Pierre de Gand, créateur de l’école de San José de Los Naturales et protecteur des arts indigènes 3.
PAULO III PONTIFICI MAXIMALE – IN MAGNA INDIARUM URBE MEXICO – COMPOSITA DOMINO DIDACO GUBERNA – TORI CURA FRATRIS PETRI A GANTE MINORITAE A.D. 1539
LA MESSE DE SAINT GRÉGOIRE ET SA LÉGENDE Comme le pape Grégoire le Grand (540-604) [2] présentait les Espèces durant une messe, un des participants mit en doute la Présence du Christ dans l’hostie consacrée. Alors, à la demande du saint Pontife apparut le Christ, entouré des instruments de la Passion. Ce miracle fameux est pourtant apocryphe et tardif. Aucune des vies de saint Grégoire n’en fait mention avant le XIIIe siècle. L’origine du thème pourrait être orientale : l’apparition en songe d’un Christ « de Pitié » à l’évêque d’Alexandrie, sous les traits d’un PLUMES
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1. Cet article est un résumé traduit de l’espagnol d’un texte publié par Pascal Mongne, « La Huella de los Tlacuilos », in Baessler-Archiv, 2013/2014, p. 7-27. 2. MARTINEZ DEL RIO DE REDO, 1992, 1993 ; MONGNE, 1994, 2004, 2013, 2014 ; RUSSO et al., 2006, 2015. 3. GARCIA ICAZBALCETA, 1972 ; KIECKENS, 1880.
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LES TECHNIQUES DE LA PLUMASSERIE AZTÈQUE
PASCAL MONGNE
LES SOURCES SUR L’ART PLUMASSIER MEXICAIN La principale source en ce domaine doit être recherchée dans la Historia general de las cosas de Nueva España (Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne), rédigée entre 1540 et 1585 par des informateurs aztèques sous la conduite du franciscain Bernardino de Sahagun. L’ouvrage, connu également sous le nom de Codex Florentino, est en fait une véritable encyclopédie sur le monde aztèque et peut être considéré comme le premier recueil ethnographique dédié à cette culture. LES OISEAUX DE LA PLUMASSERIE AZTÈQUE Des quelque dix mille espèces d’oiseaux comptées par les ornithologues dans le monde, plus de quatre mille habitent les Amériques 1, les plus nombreuses et les plus « spectaculaires » se trouvant dans les zones tropicales humides. De ce nombre impressionnant, seule visiblement une petite partie fut – et est encore – utilisée en plumasserie traditionnelle. C’est notamment le cas pour l’Amérique moyenne (sud du Mexique et Amérique centrale) où, sur mille cinq cents espèces abritées dans cette région (chiffre approximatif), fort peu semblent avoir été employées en plumasserie d’apparat. Si l’on s’en tient à la principale source en la matière : l’inventaire ornithologique du Livre XI du Codex Florentino de Sahagun, des 125 types d’oiseaux identifiés dans le Mexique central, seule une vingtaine a été utilisée par les plumassiers aztèques. La liste ci-dessous les présente très sommairement 2 : – Quetzal ou couroucou (Pharomacrus mocinno) : Quetzaltototl, en nahuatl (« Oiseau [aux] belles plumes longues et vertes »), l’oiseau le plus célèbre de la plumasserie mexicaine, caractérisé par ses deux longues plumes caudales (pour les mâles). – Trogon mexicain (Trogonus mexicanus) : Tzinitzcan (« Celui aux plumes noires comme l’obsidienne »). – Cotinga (Cotinga amabilis) : Xiuhtototl (« Oiseau turquoise »). – Oropendola de Montezuma ou cassique de Montezuma (Gymnostinops montezuma) : Zaquan (ou Zacuan). – Cassique ou oiseau tisserand (Cassidrix Palustris) : Tzanal (ou Tzanatl). – Motmot (Momotus Lessonii) : Xiuhquechol (« Oiseau turquoise au cou en mouvement »). – Ara rouge (Ara Macao), aussi appelé papagayo ou guacamayo : Alo en nahuatl. – Ara bleu ou arara (Ara ararauna), peut-être plus vraisemblablement l’ara militaire (Ara militaris) : Cuitlatexotli (« bleu argenté »). – Perruche aztèque (Aratinga azteca) : Quiliton. – Perroquet à front blanc (Amazona alfibrons) : Cocho ou Cochohuitl.
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1. BirdLife International, 2004. 2. MONGNE, 2012.
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LES PLUMES DE LA RÉSISTANCE
FABIEN FERRER-JOLY GÉRARD PRIET
Les civilisations Aztèque et Inca présentent dans leur histoire bien des similitudes. Toutes deux connurent un rapide développement et virent leur hégémonie s’étendre sur d’immenses territoires avant de s’effondrer brutalement face à l’arrivée des conquistadores. Un destin similaire et tragique qui pourtant va révéler des différences notables dans le processus d’acculturation mené par les Espagnols. En effet, les deux vice-royautés se distinguent par une approche sensiblement différente qui peut s’expliquer en partie par la personnalité des deux conquérants, Hernán Cortés et Francisco Pizarro. Dans sa conquête du pays des Mexicas, Cortès était porteur d’un projet de civilisation. Pour cela il a souhaité très tôt confier l’évangélisation de ces nouvelles terres au clergé régulier et notamment aux franciscains dont il était très proche par sa famille. Très tôt, dès 1523, trois moines franciscains parviennent des Flandres à Mexico. Parmi eux, un certain Pierre de Gand dont l’action fut déterminante dans l’éclosion d’une nouvelle société aux contours métissés. L’attitude avisée mais néanmoins ferme de Cortès face à l’idolâtrie des Indiens contribua à l’abandon des principaux cultes indigènes et à l’adoption de la religion chrétienne. Après une période iconoclaste où la destruction des temples et des idoles fut une priorité, les frères ont semble-t-il évolué dans leur pratique. Ils comprennent que la meilleure façon d’ancrer la nouvelle religion auprès de la population indigène est d’amener les Indiens à se l’approprier. Dès lors les religieux adoptent une attitude plus conciliante et acceptent un certain nombre de compromis dans leur mission évangélique. L’architecture des édifices religieux en est un des meilleurs exemples. En façade de certaines églises, une large loggia est aménagée pour accueillir l’officiant qui prêche à une assistance restée dehors sur le parvis. Une pratique qui renvoie aux rites précolombiens pratiqués à l’extérieur devant les temples. Autre exemple, l’école d’art créée à l’initiative de Pierre de Gand qui intégra très tôt des artisans aztèques comme les amantecas (maîtres plumassiers) et dans laquelle germa un art religieux métissé où se mêlent les influences occidentales et locales. Les plumasseries chrétiennes issues de cet atelier restent à ce jour les témoignages les plus emblématiques de cette période. À la différence du Mexique et du projet cortésien, les visées de Pizarro paraissent plus prosaïques et tendent à se limiter à l’exploitation des territoires conquis dans l’immense Tahuantinsuyu (Empire inca). Probablement mobilisé par les luttes intestines qui rongent son propre camp et par la forte résistance indienne, il place la conversion des populations locales au second plan et se consacre en priorité à l’administration de ses conquêtes. PLUMES
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L’INDIEN « EMPLUMÉ » ou la caricature d’un continent
PASCAL MONGNE
Par son éloignement, par sa géographie, par la nature et le passé des hommes qui l’ont peuplé, le monde américain, depuis maintenant cinq siècles, n’a cessé d’occuper une place bien particulière, marquée par l’histoire et les mentalités de l’Ancien Monde. Ainsi depuis la découverte, les Amériques ont été décrites et interprétées à l’aune des pôles d’intérêts tant politiques qu’intellectuels qui ont orienté notre Vieille Europe. Attirant les aventuriers, les conquérants et les élites, inspirant les artistes et les lettrés, fascinant les religieux, les philosophes et les hommes de science, touchant même un public populaire friand de sauvagerie, de découvertes spectaculaires et de catastrophes finales, le Nouveau Monde a donc été vêtu, recouvert, masqué de multiples façons d’une image mouvante et sans cesse renouvelée. « Image » issue des multiples témoignages venus du continent : récits de conquêtes, de voyages et d’explorations (authentiques ou inventés) ; « image » donnée par les objets rapportés par milliers dans l’Ancien Monde : œuvres « d’art » ou simples témoins de la vie quotidienne, infiniment variés par leur nature, leurs origines géographiques et culturelles ou par les conditions de leur collecte ; « image » enfin créée sur notre sol – « américaineries » pourrions-nous dire –, véritable réinvention tant par les thèmes que par les supports : gravures, peintures et photographies, sculptures et éléments d’architecture, essais philosophiques et romans d’aventures, pièces musicales et opéras, décors de spectacles, illustrations populaires, cinéma et publicité. Au sein de cette imagerie protéiforme, la plume tient une place prépondérante, majeure. Bien sûr par sa nature, par ses techniques particulières et par le rôle qu’elle a effectivement joué dans les sociétés autochtones, mais surtout par l’intérêt que l’Europe savante lui a porté. Dès les premiers contacts, la plume est devenu le symbole d’un continent et des cultures qui s’y sont développées ; symbole non unique certes mais assurément le symbole le plus visible, et que l’on retrouve omniprésent tant dans les collections d’objets que dans l’imagerie occidentale, principalement au travers des coiffes et des vêtements composés de ce matériau si surprenant 1. D’ABORD FUT L’INDIEN Ce nom, aujourd’hui universellement accepté, est comme nous le savons le résultat d’une énorme confusion, certes compréhensible mais lourde de conséquences, issue de la certitude de Christophe Colomb d’avoir atteint l’Extrême-Orient de l’Asie, les marches de l’Inde en fait ; croyance qui perdurera parmi ses successeurs pendant une trentaine d’années au moins. PLUMES
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1. D’autres symboles du continent ont également existé, sous les traits de certains animaux et certaines plantes (crocodile, tatou, perroquet, ananas, maïs, tomate, cactus, etc.) ou bien encore de coutumes jugées à l’aune de l’ethnocentrisme (nudité, cannibalisme, sacrifice humain, etc.).
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