Catalogue de l’exposition « Poupées et tabous, le double jeu de l’artiste contemporain » Maison de la Culture de Namur, 19 mars – 26 juin 2016.
© Somogy éditions d’art, Paris, 2016 www.somogy.fr © Province de Namur, 2016
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Conception graphique : François Dinguirard Contribution éditoriale : Renaud Bezombes Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-1100-7 Dépôt légal : mars 2016 Imprimé en Union européenne
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Poupées tabous
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ALICE ANDERSON ARMAN HANS BELLMER MARIANNE BERENHAUT PASCAL BERNIER DINOS ET JAKE CHAPMAN NIKI de SAINT PHALLE MELISSA ICHIUJI MARIETTE PIERRE MOLINIER MICHEL NEDJAR OLIVIER REBUFA CINDY SHERMAN PASCALE MARTHINE TAYOU
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sommaire p. 7 Histoire de la poupée, objet culturel de l’enfance de l’Antiquité à la Première Guerre mondiale Michel Manson p. 19 Poupées et tabous, le double jeu de l’artiste contemporain Isabelle de Longrée p. 95 Variations sur les poupées Véronique Bergen p. 98 Biographies
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Michel Manson
Histoire de la poupée, objet culturel de l’enfance Un jouet pas comme les autres
7 (détail)
Nous ne prendrons pas dans cet aperçu de l’histoire de la poupée les aspects autres que ceux du jouet d’enfant. Poupées magiques, statuettes nommées, à tort, « poupées » ne nous intéressent pas ici. Nous voulons juste cerner les grands traits de l’histoire d’un jouet qui n’est pas comme les autres, parce qu’il est anthropomorphique et le plus souvent articulé, favorisant des mises en scène ludiques d’animation. Ce caractère anthropomorphique permet à l’enfant d’investir dans ce jouet de forts sentiments qui laisseront des traces durables dans l’imaginaire individuel et collectif. C’est un jouet qui accompagne l’enfant de l’âge de nourrisson à celui de la puberté, et, complété par des accessoires (vêtements, mobiliers, dînettes, etc.), il permet des jeux de rôles qui pendant longtemps ont favorisé l’apprentissage des conduites féminines stéréotypées. Car il s’agit, traditionnellement, d’un jouet de fille, qui souvent a fonctionné comme un marqueur du genre féminin. Il est donc évident que l’histoire d’un tel jouet est portée par son contexte, c’est-à-dire par l’histoire de l’enfant, l’histoire des petites filles et du genre, et l’histoire du jouet. Nous avons évoqué cette histoire, de l’Antiquité à la Révolution française (Manson, 2001), en cherchant à comprendre les aspects économiques (production et commercialisation des objets) et les aspects culturels exprimés dans le système de représentation de la société à chaque moment de son histoire (représentations littéraires et iconographiques). Nous voudrions utiliser la même démarche pour présenter ici l’histoire de la poupée, qui fait partie des quelques jouets « pérennes » ou pluriséculaires de l’histoire occidentale, et on aura bien compris que notre optique n’est pas celle des collectionneurs, et qu’il ne s’agit pas de décrire minutieusement les objets-poupées dans la longue durée, même si certaines pourront être concrètement évoquées. Sur une si longue période, nous ne pouvons que donner des aperçus sur la fabrication et la vente des poupées, sur les discours et fictions qu’elles suscitent, sur leur place dans l’iconographie. Chaque grande période donne sens à ces documents, c’est pourquoi nous examinerons successivement l’Antiquité, l’Ancien Régime et le xixe siècle, découpage chronologique conventionnel et commode, mais qui ne manque pas de signification profonde pour l’histoire du jouet et de la poupée en particulier.
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Les poupées de l’Antiquité grecque et romaine (ve siècle avant J.-C.-ive siècle après J.-C.) Toutes les périodes de l’histoire ne fournissent pas des sources attestant l’existence de poupées, ce qui ne veut pas dire que les fillettes ne disposaient pas de ce type de jouet : elles pouvaient se les fabriquer avec des végétaux ou des chiffons, comme l’ethnographie et le folklore en témoignent. Ces matériaux périssables ne subsistent que très rarement, dans des conditions climatiques exceptionnelles, comme en Égypte où nous connaissons des poupées de chiffon d’époque romaine. Ce que les archéologues découvrent le plus souvent dans l’Antiquité, ce sont des objets qui ont résisté au temps, en terre cuite, en os, en ivoire, statuettes avec des membres mobiles, et qu’ils ont appelés des poupées à cause d’une relative ressemblance avec des objets plus récents. Mais comment déterminer si cette interprétation est bonne et s’il ne s’agit pas de statuettes religieuses ou décoratives ? Il faut réunir plusieurs conditions pour s’assurer de leur statut de jouet. D’abord, le contexte archéologique de découverte doit mettre ces objets en relation avec l’enfance : c’est le cas quand on les trouve dans des tombeaux d’enfants. Il faut ensuite s’assurer que le mobilier funéraire d’un enfant peut, au regard des croyances de l’époque, comprendre des objets ludiques, et que ceux-ci soient attestés par ailleurs. Ainsi, des objets miniatures peuvent se trouver dans des tombes d’adultes des deux sexes et avoir une fonction symbolique, et des dînettes, des récipients de petites tailles peuvent être aussi dans des tombes d’adultes. Pour la Grèce, la tombe de la fillette d’Érétrie atteste l’usage de la dînette à l’époque hellénistique (vers 325-300 avant J.-C.) et les exemples romains sont encore plus nombreux. On peut aussi se poser la question de savoir si des jouets en terre cuite ont vraiment servi comme jouets où s’ils sont les représentations des jouets réels : le débat reste ouvert parmi les archéologues (Dasen, 2012, p. 11-12). Même s’il s’agit bien de poupées, le dépôt funéraire transforme la signification du jouet, dont le choix parmi le mobilier funéraire dépend des parents et peut correspondre à une identité sociale qu’ils entendent donner à leur enfant mort. Il faut donc que d’autres sources, textuelles et iconographiques, confortent notre interprétation. Quelques textes nous permettent d’assurer que les fillettes grecques et romaines jouaient à la poupée. Dès le viie siècle avant J.-C., Sapho s’adressant à Aphrodite la prie ainsi : « Ne méprise pas le voile pourpre de mes poupées (plaggonôn) ; c’est moi Sapho qui te consacre ces précieuses offrandes 1. » La poétesse Erinna (fin du ive siècle ou début du iiie siècle avant J.-C.) évoque ses jeux à la poupée : « Devenues fillettes, nous nous attachions dans nos chambres à nos poupées (numphè), semblables à de jeunes mamans, sans l’ombre d’un souci 2. » À l’époque romaine, nous avons le témoignage de Plutarque, qui, dans la Consolation qu’il écrit à sa femme pour la mort de leur fillette de deux ans, rappelle qu’elle « demandait à sa nourrice de présenter et de donner le sein non seulement aux autres enfants, mais encore aux objets personnels et aux jouets (paignia) qu’elle aimait 3 ». Et Pausanias témoigne quant à lui de l’existence d’un mobilier de poupée, un petit lit en ivoire qu’il raconte avoir vu à Olympie, dans le temple d’Héra, patronne des mariages, et qu’on lui a rapporté être un des jouets (paignia) d’Hippodamie, fille d’Œnomaos, roi de Pise en Élide (Pausanias, V, 20, 1). Cela pourrait correspondre à une offrande de ce jouet à la veille du mariage, car les fillettes grecques gardaient leurs poupées et leurs jouets jusqu’au mariage, comme le dit un texte hellénistique : « Au moment de se marier [pro gamoio], Timarèta, déesse de Limnes, t’a consacré ses tambourins, le ballon qu’elle aimait, la résille qui retenait ses cheveux ; et ses poupées, elle les a dédiées, comme il convenait, elle vierge, à la déesse vierge, avec les vêtements de ces petites vierges [kopa]. En retour, fille de Lêto, étends la main sur la fille de Timarètos et veille pieusement sur cette pieuse fille 4. » Le jeu de mots sur la déesse vierge (Artémis), la jeune fille vierge (Timarèta) et les petites vierges que sont les poupées tient au fait que c’est le même mot korè qui est utilisé. Les poupées symbolisent cette virginité de la future épouse, elles représentent donc l’enfance des filles. De la même façon, à Rome, la poupée trouvée dans la tombe de la vestale Cossinia, à Tibur, seul mobilier funéraire (Manson, 1991b, 1992), montre qu’elle a bien conservé jusqu’à un âge avancé sa virginité d’enfant, ce qui était une obligation de sa fonction. À l’époque romaine, il semble que les
1 Poupée grecque de Béotie, ive siècle av. J.-C. terre cuite
Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire 1. Fragment transmis par Athénée, IX, p. 410, E. 2. Erinna, La Quenouille, trad. Paul Collart, cité par Dasen, 2012, p. 11. 3. Plutarque, Consolations à sa femme, 2, trad. Jean Hani, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France (CUF). 4. Auteur inconnu, Anthologie palatine, VI, 280, Paris, Les Belles Lettres, CUF, t. III, p. 140.
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2 Poupée romaine en ivoire, fin iiie ou début ive siècle apr. J.-C. tombe d’enfant
Tarragone, Museu Nacional Arqueològic 5. Perse, Satires, II, 69-70, trad. Auguste Cartault, Paris, Les Belles Lettres, CUF, p. 26.
fillettes n’attendaient pas forcément le mariage pour consacrer leurs poupées, mais elles pouvaient le faire aux dieux lares de la maison, à la puberté. Elles pouvaient aussi consacrer à Vénus leur poupée, si l’on en croit Perse : « Que fait l’or à la sainteté ? Sans doute la même chose qu’à Vénus les poupées consacrées par une vierge 5 . » Ces textes montrent bien que les significations de ces objets appartiennent à plusieurs registres : celui du ludique, celui du religieux et celui du symbolique. Les enfants jouent avec ces poupées, qui se transforment en objets funéraires à leur mort. Elles sont consacrées aux divinités pour favoriser le passage à l’état de femme et de mère, et peuvent aussi être investies par les parents d’un pouvoir magique de protection de l’enfant, comme les poupées de Kertch avec un sexe articulé (Manson, 1978, p. 57-77). Elles symbolisent l’enfance des filles, leur virginité, mais en grec korè et en latin pupa ont la même ambiguïté que le mot français « poupée ». Il s’agit d’une jeune fille ou d’une fillette, et aussi d’une femme trop fardée, d’une prostituée. En fait, la femme-objet est comme une poupée-jouet, on l’habille, on la déshabille, on s’en joue comme Pygmalion le fait avec sa statue (Manson, 1982a). En tant que jouets, ces poupées étaient offertes aux enfants lors de la fête des Anthestéries à Athènes, lors des Saturnales à Rome (journée des sigillaria), et lors des anniversaires des enfants (dies natalis) (Manson, 1975). Les objets retrouvés dans le Bassin méditerranéen se comptent par centaines et de nouveaux exemplaires surgissent encore des fouilles. Nous avions pu réunir un ensemble de près de cinq cents poupées uniquement pour la période romaine, du iie siècle avant J.-C. au ive siècle après J.-C. Alors qu’elles sont de matériaux divers, géographiquement très dispersées, leur hauteur rentre dans une courbe de Gauss, ce qui prouve que ce groupe d’objets a bien une unité fonctionnelle, celle du jeu, et leurs dimensions moyennes de 15 à 16 centimètres correspondent bien aux possibilités de manipulation d’un enfant (Manson, 1992, p. 55). Quels sont les types de poupées que nous connaissons ? À de très rares exceptions, ce sont des adultes, essentiellement des femmes. Les poupées grecques sont presque toujours en terre cuite. Celles d’époque classique (ve-ive siècles avant J.-C.) d’abord au corps plein fait avec un seul moule (poupées dites « corinthiennes »), puis faites avec deux moules, au modelé de plus en plus réaliste (fig. 1). Elles tiennent souvent des crotales ou castagnettes, représentant donc des danseuses vêtues d’un chiton court et coiffées d’un haut polos. Mais elles peuvent aussi être nues, bras et jambes coupés pour être remplacés par des membres en tissus rembourrés, comme sur la stèle d’Avignon (Manson, 1991b, p. 61). Les poupées hellénistiques et romaines en terre cuite (fin ive siècle avant J.-C.-iiie siècle après J.-C.) utilisent une autre structure pour l’articulation des membres, les bras sont le plus souvent fixes et les jambes pendant dans le corps en forme de jupe ouverte vers le bas. Les personnages représentés sont variés : musiciens divers, soldats romains, Amazones guerrières (femmes gladiatrices), danseurs du culte d’Attis, porteurs d’offrandes pour la divinité, jongleurs, etc. Ces types iconographiques sont inscrits dans des cultures locales, on en trouve en Italie méridionale, en Asie Mineure, en Crimée, dans le royaume de Kertch, et ce ne sont évidemment pas des objets d’un jeu de maternage. Ils correspondent à des types sociaux, comme nos poupées mannequins ou figurines des univers Playmobil. Cette variété typologique s’inscrit dans une même structure d’objet, et dans les mêmes dimensions, ce qui va dans le sens de l’interprétation comme matériel ludique, mais l’historien reste impuissant à savoir comment les enfants jouaient avec ces poupées. Dernier groupe typologique, les poupées romaines sculptées, en bois, os ou ivoire, du ier au ive siècle après J.-C. Certaines, d’Asie Mineure, n’ont que les bras articulés, d’autres les bras et les jambes, parfois même les épaules, les coudes, les hanches et les genoux (Manson, 1992, p. 55, 56). Nous connaissons les âges de certains des petits propriétaires de ces poupées romaines : Crepereia Tryphaena, âgée d’environ quatorze ans (Mura Sommella, 1983), Hermofilis, qui meurt à un an trois mois et quatorze jours, une fillette de Tarragone âgée de cinq à six ans (fig. 2), une autre, momifiée, trouvée à Grotta Rossa (Rome, Tomba di Nerone), vers sept-huit ans : c’est bien un jouet qui
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Isabelle de Longrée
Poupées et tabous
10 Hans Bellmer La Demi-Poupée, 1971 techniques mixtes, 124,46 × 30,48 × 25,40 cm
collection particulière, Bruxelles 1. Cette traduction, donnée par Marie Bonaparte en 1933 (Gallimard, coll. « Essais »), est communément admise aujourd’hui bien qu’elle ne reflète pas complètement la signification de Das Unheimliche, intraduisible en français. La note liminaire de l’édition Gallimard de 1985 (Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais) rappelle qu’il s’agit d’un « adjectif substantivé formé sur la racine Heim (anglais home, « chez soi »), précédée du préfixe privatif un », et que la traduction de Marie Bonaparte comporte plusieurs défauts qui pourraient se résumer comme suit : « 1. elle est une glose bien plus qu’une traduction, de ce fait elle anticipe d’emblée sur le raisonnement de Freud ; 2. elle élimine complètement le Heim de la maison, de la familiarité ; 3. elle supprime le Un de la censure ». 2. Il donnera le thème du dernier opéra de Jacques Offenbach, Les Contes d’Hoffmann, qui lui apportera une consécration posthume. 3. Sigmund Freud (citant Friedrich von Schelling), L’Inquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Folio essais, 2006. p. 246. 4. Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, éd. Galilée, 1981.
Ce texte, et l’exposition qui l’accompagne, est le fruit d’une double constatation. D’une part, il témoigne de la présence récurrente de la poupée dans le champ de l’art contemporain. De l’autre, il montre que ces jouets ainsi détournés en projet artistique véhiculent souvent un propos transgressif à l’encontre des normes en vigueur dans la société. Pourquoi la poupée serait-elle plus qu’un autre objet, propre à tutoyer le domaine de l’interdit ? Sans aucun doute est-ce dû à son essence même. La poupée relève de l’Unheimlich, cette « inquiétante étrangeté 1 », étudiée à l’origine par le psychiatre Ernst Jentsch dans Zur Psychologie des Unheimlichen, en 1906, puis théorisée treize ans plus tard par Freud dans son essai. Jentsch, comme Freud, invoque E.T.A. Hoffmann et son célèbre conte L’Homme au sable 2 dont le protagoniste principal, Nathanaël, tombe éperdument amoureux d’Olympia, une jeune femme qu’il épie de son balcon, sans s’apercevoir qu’il s’agit en fait d’un automate. Si les deux théoriciens s’accordent pour faire d’Hoffmann le maître incontesté de l’inquiétante étrangeté, ils divergent cependant sur l’effet qui permet d’arriver à ce résultat. Pour Jentsch, ce sentiment est produit plus particulièrement par des objets – poupées et autres automates – dont on ne sait s’ils sont véritablement vivants. À travers une subtile analyse du regard, Freud l’identifie comme le « retour du même, du semblable » et le lie au complexe de castration infantile. Il fait ainsi du phénomène « quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti 3 ». Objet transitionnel par excellence, la poupée dans sa tradition occidentale est vouée à une fonction d’imitation. On sait qu’un enfant agit avec sa poupée comme sa mère avec lui. Son statut extra-européen est autre. Selon les diverses traditions, celle-ci agit sur le monde comme un talisman, en lieu et place du réel : elle devient le réel. L’évolution semble plaider en sa faveur et la remet régulièrement sous les feux de l’actualité. Dans une tentation toute prométhéenne, l’homme la substitue à l’être humain : c’est le devenir-machine. Sa similitude en fait pourtant un objet à part. De son ambiguïté découle un paradoxe. Alors qu’il est aisé d’admettre que toute action communément défendue à l’encontre d’une personne ne l’est guère sur une poupée, son apparence réaliste sème le trouble et pose d’emblée des interrogations d’ordre éthique. C’est la question plus large du simulacre 4 , qui continue de susciter les débats enflammés dans les champs les plus divers.
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S’interroger sur la fonction transgressive des poupées créées par les artistes des xxe et xxie siècles ne peut se faire sans étudier au préalable l’archéologie de l’objet (voir le texte de Michel Manson) et ses fonctions primitives. Retracer son parcours historique, c’est relever que la poupée accompagne aussi bien l’évolution technologique que sociale. D’une schématique et abstraite anatomie, elle adopte au fil du temps une physionomie de plus en plus vraisemblable, en accord avec les progrès techniques de l’époque (la mise au point de nouvelles matières comme le silicone, par exemple) autant qu’avec les mœurs de son temps. La première poupée sexuée n’apparaît qu’en 1951, et les exégètes de la plus célèbre d’entre elles, Barbie, noteront que pour arriver au modèle que nous connaissons tous, il fallut transgresser certaines conventions morales. Elle y aura ainsi gagné en souplesse (et peut désormais écarter les jambes) au grand dam des ligues de vertu. En convoquant la poupée – objet a priori réservé au domaine de l’enfance et aux planagologistes 5 – l’artiste questionne ainsi deux notions essentielles en art – la mimesis et son corollaire le simulacre. Il semble donc logique que les artistes d’une modernité qui a rompu définitivement avec le concept d’imitation dirigent plus volontiers leur propos vers les grands débats qui agitent la société depuis les cent dernières années : perversions sexuelles, essor de la chirurgie esthétique, clonage, multiculturalisme, identités transgenres, reconfiguration de la famille traditionnelle, etc. Vu la diversité thématique du sujet, nous avons décidé d’étudier uniquement la poupée 6 et d’écarter ainsi les marionnettes, mannequins 7 et autres automates de notre exposé, en dépit du fait que l’essence de cette panoplie d’objets à figure humaine s’y confonde parfois. Face à l’impossibilité d’être exhaustif, il a été décidé d’opérer une sélection subjective, plus modeste, des pratiques étonnantes choisies pour leur pertinence dans l’optique spécifique de la transgression. Afin de parvenir de manière cohérente à cerner plus précisément le sujet, nous allons tout d’abord nous référer à l’étymologie 8 du mot poupée qui vient du latin classique pupa et qui signifie « petite fille » mais aussi « figurine humaine servant de jouet ». Un deuxième sens symbolique vient baptiser récemment et de façon péjorative les « jolies femmes ». Le mot poupée donnera également poupon/ poupin, « joli, mignon », mais aussi pépée, au sens de « jeune fille ou femme au physique agréable ». Ces définitions associent d’emblée la poupée au féminin 9 – mais aussi à l’enfance et à une certaine « joliesse ». L’apparence humaine de la poupée inscrit celle-ci plus particulièrement dans une thématique du corps qui est l’une des pierres angulaires de l’art féministe et qui revient plus généralement au centre des préoccupations artistiques à partir des années 80. Il paraît ainsi intéressant d’en appeler notamment aux théories de genre pour comprendre de quelles façons les artistes utilisent la poupée pour critiquer le discours dominant. Dans une approche contextuelle (celle de l’histoire de l’art) que nous ferons commencer essentiellement avec l’exemple fondateur de Hans Bellmer, nous étudierons de quelle façon la poupée « bellmérienne » est née et quelle interprétation lui donner. Face à la libération des mœurs et au bouleversement sociétal qui intervient dans les années 60, de nombreuses femmes artistes se font entendre. Parmi elles, plusieurs créent des poupées. Comment ces créatrices se positionnent-elles par rapport à un objet dont la logique freudienne de fétichisme induit un discours phallocrate réduisant l’essentiel à des questions de castration et d’envie du pénis ? Les débats actuels sur la question du genre font du « jouet poupée » son emblème assigné 10. Aujourd’hui, nombre d’artistes utilisent la valeur culturelle du jouet au centre de leur travail. Au-delà du genre, c’est donc la question plus vaste de l’identité qui est posée. Ainsi l’universalité de la poupée s’invite dans un débat sur le multiculturalisme et la question du moi à travers des œuvres qui renvoient aux vocations primitives de la poupée.
Les jeux sexuels de la poupée Grâce à l’engouement que suscite la poupée de mode, ou poupée mannequin qui devient l’emblème du chic à la française, la poupée commence peu à peu à acquérir un statut d’œuvre d’art. Les artistes
5. Nom donné aux collectionneurs de poupées. 6. Nous entendons par là l’objet à figure humaine dédié au jeu (et non animé) dans notre culture européenne mais aussi le fétiche tribal dont la fonction symbolique est transposée dans le contexte euro-américain. Enfin, toutes les œuvres identifiées spécifiquement comme poupées par leur créateur, même celles qui confinent à l’abstraction, ont retenu notre attention. 7. À ce titre, voir l’excellent ouvrage consacré au sujet par Jane Munro (dir.), Mannequin d’artiste, mannequin fétiche, Paris Musées, musée Bourdelle, 2015. 8. Voir Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, vol. 3, Le Petit Robert, Paris, 1999, et Le Petit Larousse illustré, Paris, 2006. 9. À l’inverse par exemple du mannequin qui provient du néerlandais Mannekijn, petit homme (dans le sens universel mais aussi genré). 10. Comme l’illustre encore le titre de ce livre de Jean-François Bouvet, Le Camion et la poupée : L’homme et la femme ont-ils un cerveau différent ?, Paris, Flammarion, 2012.
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9 Oskar Kokoschka La Poupée, Munich, 1919 tirage argentique, 10,4 × 14,7 cm
University of Applied Arts Vienna, Collection and Archive, Inv. Nr. 16.627/F 11. Réalisée en cire et habillée de vrais accessoires, La Petite Danseuse fut présentée sous cloche en 1881, par Degas, qui affirmait par là son statut d’œuvre d’art. Elle fut incomprise par le public qui cria au scandale face au « vérisme » de ce petit rat qui illustrait une certaine misère sociale. 12. Le mot fétichisme est lui-même un mot valise qui a connu plusieurs variations de sens au cours du xxe siècle et dont il serait trop long de résumer toute la subtilité ici. Notons tout de même trois interprétations fondamentales : dans un premier temps, il est à relier, selon l’anthropologue Edward Tylor, à l’artisanat et aux arts magiques. Il connaît une première extension de son sens avec Karl Marx qui l’utilise pour caractériser le mécanisme par lequel une marchandise ordinaire est élevée au rang de valeur absolue dans le cadre du capitalisme. En 1887, Alfred Binet transpose la notion de fétichisme à celui de la psychologie et à une forme d’érotomanie. Peu après, Freud le liera au complexe de castration, lui donnant son sens courant : c’est-à-dire le remplacement de l’objet sexuel par un fétiche (qui est un objet ou une partie de corps non sexuelle). Voir Paul-Laurent Assoun, Le Fétichisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2002 ; Émilie Notéris, Fétichisme postmoderne, Paris, La Musardine, 2010. 13. Particulièrement lucide sur la difficulté d’être une femme artiste, Hannah Höch connaissait également le mépris dans lequel on tient tout ce qui touche aux « travaux de dames » et dont assurément la poupée fait partie. 14. Paris-Berlin, p. 134 ; cité dans Pierre Dourthe, Bellmer, le principe de perversion, Paris, Jean-Pierre Faur éditeur, 1999, p. 12. 15. Voir Rainer Maria Rilke, Poupées, suivi de La Morale du joujou de Charles Baudelaire, Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivages Poche/ Petite Bibliothèque », 2013.
s’en servent d’abord, au même titre que le mannequin, comme un outil d’atelier. Elle conserve alors le caractère inachevé de l’ébauche et sert encore d’étude préparatoire. Avec Edgar Degas et sa Petite Danseuse de quatorze ans à la charge érotique assumée 11 (1881), elle adopte un nouveau statut ambigu qui préfigure en quelque sorte la célèbre Poupée de Bellmer. Au début du xxe siècle, une déferlante de poupées, mannequins et autres effigies humaines envahit les comptoirs et vitrines d’Europe, répondant au fétichisme marchand marxien 12. En Allemagne plus particulièrement, la poupée devient l’emblème contestataire de la déshumanisation à grande échelle opérée avec la Grande Guerre. Pensons au mouvement dadaïste et plus particulièrement à Hannah Höch qui expose deux poupées (réalisées vers 1916) à la première foire internationale Dada à Berlin en 1920. Réalisées en tissu, laine et perles 13 , elles servent notamment à critiquer la misogynie de la presse et le rôle stéréotypé assigné à la femme par les journaux. Hannah Höch sera bientôt suivie par Emmy Henning et Sophie Taeuber dont la pratique du « collage » fait écho à la période troublée et déstructurée de l’entre-deux-guerres et à son avenir incertain, comme le soulignait Raoul Hausmann dans un article de 1921 : « C’est dans cet espace entre deux mondes, au moment où nous n’avons pas encore rompu avec l’ancien monde et où nous ne sommes pas encore en mesure de donner forme à un monde nouveau, que vient se situer la satire, le grotesque, la caricature, le clown et la poupée et ces formes ont pour but de révéler à quel point la vie est devenue mécanique, comparable à des marionnettes ; l’engourdissement apparent et réel doit nous permettre de deviner et de sentir une autre vie 14. » Parmi les premières poupées d’artistes, il y a aussi celles, remarquées, de Lotte Pritzel, créatrice bien connue à Berlin, qui inspira notamment Rilke dans son recueil de poèmes dédiés 15 , mais aussi le peintre autrichien Oskar Kokoschka. Ce dernier, afin de surmonter la séparation douloureuse avec sa maîtresse Alma Mahler, demande à Lotte Pritzel de créer une poupée – un « fétiche » (fig. 9) – à l’effigie de l’amante chérie. Devant les grandes attentes de Kokoschka – inévitablement vouées à déception – et peu habituée à réaliser des poupées de taille humaine, Pritzel déclinera la commande. La costumière de théâtre Hermine Moos la remplacera dans cette tâche ardue et complexe qui sera encadrée par de strictes directives épistolières, Kokoschka ayant une idée bien précise de ce à quoi ce double devait ressembler. Comme prévu, l’artiste autrichien fut amèrement déçu du résultat qui ne pouvait que différer
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Hans Bellmer La Poupée, 1935-1936 bois peint, papier mâché collé et peint, cheveux, chaussures, chaussettes, 61 × 170 × 51 cm collection Centre Pompidou
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Pierre Molinier Le Podex d’amour, 1969 tirage argentique d’époque, 17,7 × 12,8 cm courtesy Galerie Christophe Gaillard
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Pierre Molinier Curieuse (variante), vers 1968 tirage argentique d’époque, 13,7 × 12,6 cm courtesy Galerie Christophe Gaillard
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Pierre Molinier Le Triomphe des tribades ou Sur le pavois, 1967 tirage argentique d’époque, 14 × 11 cm courtesy Galerie Christophe Gaillard
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Pierre Molinier Lenah, vers 1966 tirage argentique d’époque, 13,6 × 10,5 cm courtesy Galerie Christophe Gaillard
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Niki de Saint Phalle Be My Frankenstein, 1964 peinture, grillage, objets divers sur contreplaqué, 65 × 80 × 25 cm courtesy Niki Charitable Art Foundation et galerie G.-P. et N. Vallois, Paris
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Olivier Rebufa Narcisse et Écho, 2001 tirage argentique, 65,5 × 85 cm courtesy Galerie Baudoin Lebon
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Olivier Rebufa Vaudou, 1990 tirage argentique, 58,5 × 81,5 cm courtesy Galerie Baudoin Lebon
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Pascal Bernier Beach Girl, 2002 plexiprint photography, éd. 3, 160 × 80 cm courtesy Pascal Bernier
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Pascal Bernier Hysterical Red Doll, 2004 plexiprint photography, éd. 3, 140 × 120 cm Bruxelles, collection Bob Coppens
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Melissa Ichiuji School Girl, 2006 collants, cubes, coton et dents, 25,4 × 61 × 50,8 cm collection Famille Servais
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Melissa Ichiuji Shape Sorter, 2009 nylon, tissu, métal, bois, techniques mixtes, 130 × 100 × 100 cm collection Famille Servais
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Marianne Berenhaut Tout collant, 1970 techniques mixtes, 60 × 60 × 80 cm collection de l’artiste
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Marianne Berenhaut La Mère et l’enfant, 1970 techniques mixtes, 60 × 60 × 80 cm collection de l’artiste
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63-66 Mariette Poupées en mal d’enfantement, 2005-2013 techniques mixtes, formats divers courtesy de l’artiste
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73 Alice Anderson Bound, 2011 bois et fils de cuivre, 345 × 248 × 248 cm Vue de la galerie Saatchi, Londres 181 Kilometres, 2015 sculpture réalisée après performances, fils de cuivre, 200 cm courtesy Alice Anderson Studio
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Véronique Bergen
VARIATIONS sur les poupées « Dans son regard absent et son iris Absinthe dis-je / je lis le vice de baby doll / Et je pense à Lewis Carroll. » Serge Gainsbourg
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Dans le règne des choses du monde, sa place est indécise, flottante, ses fonctions multiples. L’ambiguïté des désirs troubles qu’elle éveille se redouble dans son statut. Son existence trans-historique, universelle convoque deux attributs : anthropomorphisme et simulacre. En amont de la poupée, on trouve totems, ex-voto, figurines cultuelles. En son aval, elle se prolonge dans des créatures mutantes, cyborgs, androïdes and Co. Imitant le corps humain, elle conjugue un anthropomorphisme de principe et de fait aux souffles de l’animisme. Marionnette devenue autonome, elle migre de Kleist à Hans Bellmer, décline ses pouvoirs sous le signe du double, de l’alter ego. D’être prises dans la sphère du jeu, les poupées jouent avec les polarités fondamentales, bousculent les tabous. Tout, en son être, brouille les frontières, celles entre l’animé et l’inanimé, la vie et la mort, l’homme et la machine, la nature et la culture. Qui dit poupée dit objet fétiche à la croisée de la loi et de l’interdit, lequel objet permet d’explorer les tabous et s’anime sous les doigts de l’officiant. Le tabou surgit dans l’ombre du totem. Une circularité vicieuse emporte les pôles de la loi et de la transgression. Les épîtres de saint Paul arrivent des siècles plus tard chez Lacan : c’est la loi qui crée le péché. Le réel est trop étroit, l’imaginaire soulevé par les poupées le féconde. En leur généalogie, toutes sont des variétés de matriochkas : en arrière de la Poupée de Bellmer, on bute sur l’automate Olympia de L’Homme au sable de Hoffmann, en arrière d’Olympia, on tombe sur les machines humaines, Pinocchio, Galatée forgée par Pygmalion, en arrière de Galatée à qui la déesse Aphrodite insuffla vie, on rencontre le Golem, les poupées vaudoues. D’emblée, son réalisme est surréaliste. Idéalisée, maltraitée, soumise à des permutations anagrammatiques, la créature de Hans Bellmer s’invente une autre anatomie, à l’écart de la grammaire codée des organes, se construit un corps qui fait voler les normes en éclats. Femme-enfant, femme-putain ripostant à un réel morcelé, la Poupée de Bellmer reconfigure les cartes des désirs, dans une libération des pulsions sauvages, une réactivation des noires délices de l’enfance, inceste d’Éros et de Thanatos. Sea, sex and dolls… Réceptacle des peurs, surface de projection des affects, passerelle-talisman pour apprivoiser un monde implosé, qu’elle soit intégrée dans un climat religieux ou profane, la poupée dresse un cérémonial où se rejouent l’identité, le jadis, la maternité, les traumatismes, les tabous fondateurs. Les limites du soi deviennent mirages, le double est premier, acquiert la primauté de l’original dont nous ne sommes plus que la copie. Sur le mode d’un ludisme plus léger, le monde des poupées danse sur les volutes de Gitanes de Gainsbourg chantant Sea, sex and… dolls au pays des lolitas karaokant sur « Poupée de cire, poupée de son ».
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Barbara Bonzi
ALICE ANDERSON Née en 1972 à Londres où elle vit et travaille. Artiste vidéaste, plasticienne et performeuse, Alice Anderson a vécu en Algérie, en France et en Angleterre. Elle s’inscrit à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et est lauréate du prix Gilles Dusein en 2001. Diplômée en 2004 du Goldsmiths College de Londres, elle a depuis participé à de nombreuses expositions et festivals de films. Toute son œuvre pose la question de la mémoire. D’abord la sienne, à travers des œuvres qui revisitent son enfance et les relations mère-fille. Le fil cuivré est emblématique de son travail et devient entre autres un symbole du cordon ombilical. Une série d’expositions, notamment « Miroir, miroir » (musée national Marc Chagall à Nice) en 2008, et son courtmétrage The Night I Became a Doll en 2009 en attestent. En 2011, le Freud Museum à Londres organise sa première exposition personnelle et expose les objets qui se trouvent dans ses films. La préparation de cette exposition marque un tournant important dans son parcours. La découverte du métier à tisser d’Anna Freud lui fait reconsidérer tout son travail antérieur qu’elle qualifie désormais d’œuvre de jeunesse. Parallèlement, elle réalise les Power Figures qui sont des poupées-sculptures réalisées en fils de soie. Depuis, elle privilégie une démarche d’archivage des objets qu’elle « momifie » avec des fils de cuivre. Dès lors la question de la mémoire n’est plus individuelle mais devient collective.
ARMAN Né Armand Fernandez en 1928 à Nice – décédé en 2005 à New York. Artiste franco-américain, peintre, sculpteur et plasticien renommé pour ses accumulations, il est l’un des premiers à utiliser des objets manufacturés comme matière première. En 1946, il intègre l’École des arts décoratifs de Nice dans laquelle il restera deux ans. Durant cette période, il rencontre, lors d’un cours de judo, Yves Klein et Claude Pascal qui deviennent des amis proches. Arman rejoint l’École du Louvre à Paris en 1949 et, deux ans plus tard, compose ses premières œuvres abstraites qu’il signe simplement de son prénom. Il expose pour la première fois en 1956 à Paris. Durant cette période il gagne sa vie en vendant des meubles et en donnant des cours de plongée. En 1958, il devient définitivement Arman suite à une faute de frappe sur le carton d’invitation de son exposition chez Iris Clert. C’est en 1959 qu’il fait ses premières accumulations et réalise ses Poubelles. En 1960, il intègre le mouvement des Nouveaux Réalistes auprès, entre autres, de Niki de Saint Phalle et de Jean Tinguely. En 1961, la série Le Massacre des Innocents renvoie le spectateur à une cruauté plus grande, celle qui se trouve hors-champs. Dans les années 80, Arman est alors au sommet de sa carrière ; il expose énormément et reçoit beaucoup de commandes privées et publiques. En 1995, il dévoile sa plus grande œuvre, Espoir de paix, à Beyrouth, dans laquelle il a accumulé une trentaine de chars d’assaut, coulés ensuite dans du béton. L’œuvre à elle seule pèse plus de 6 000 tonnes et mesure 30 mètres de haut. Derrière les titres humoristiques de ses œuvres, on retrouve des références à des périodes cruelles et innommables de l’Histoire. Par exemple, l’œuvre La Vie à pleines dents consiste en une accumulation de dentiers qui évoque les biens pris aux Juifs par les nazis.
HANS BELLMER Né en 1902 à Katowice en Silésie (Pologne actuelle) – décédé en 1975 à Paris. Hans Bellmer est un artiste français d’origine allemande. À la fois peintre, photographe, sculpteur, graveur et dessinateur, il est l’une des figures majeures du surréalisme. Son père tyrannique l’envoie d’abord à la mine avant de l’inscrire en 1923 à l’Université technique de Berlin. Il y rencontre George Grosz qui l’encourage à dessiner et à porter un regard critique sur la société. Sous son influence, il renonce à ses études et commence une formation de typographe chez Malik-Verlag. En 1925, il participe aux expositions du mouvement surréaliste. Quand Hitler accède au pouvoir en 1933, Bellmer décide de ne plus rien faire qui puisse servir l’État et réalise son œuvre la plus célèbre, La Poupée, à l’érotisme troublant. Il fuit le nazisme en 1938 et se réfugie en France où il travaille comme dessinateur et graveur. En 1939, il est enfermé avec Max Ernst au Camp des Milles. Il finit par s’en échapper et, ne pouvant s’exiler aux États-Unis, devient clandestin. Sa première exposition personnelle a lieu en 1943 à la librairie Trentin de Toulouse. Suivront de nombreuses participations à des expositions internationales du mouvement surréaliste. En 1949, il crée la seconde Poupée, et en publie des photographies dans l’ouvrage Les Jeux de la poupée accompagnées de textes de Paul Éluard. En 1953, il rencontre Unica Zürn qui deviendra sa femme et sa muse. Ensemble, ils travaillent l’anagramme plastique. Il publie en 1957 Petite anatomie de l’inconscient physique, traité qui témoigne de sa démarche artistique et dans lequel il entretient les doubles sentiments d’attraction et de répulsion du lecteur. En 1969, un accident vasculaire cérébral le rend hémiplégique pour le restant de sa vie. Il décède seul d’un cancer de la vessie en 1975
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MARIANNE BERENHAUT Née en 1934 à Uccle. Elle vit et travaille entre Bruxelles et Londres. Artiste visuelle, elle utilise principalement des objets du quotidien ou récupère du tissu pour créer. Ses premières œuvres sont les Maisonssculptures, des constructions élémentaires et ouvertes, faites de fer à béton, de jute et de plâtre, qui seront malheureusement détruites lors d’un déménagement. En 1968, suite à une incapacité de travailler et affaiblie physiquement, elle remet son travail en question. Ne pouvant plus porter de matériaux lourds, comme le plâtre, elle utilise alors des bas nylon qu’elle rembourre avec de la laine, et d’autres tissus. Ses amis sont perplexes face cet assemblage qu’ils trouvent visuellement horrible. Pourtant, l’intuition d’être sur la bonne voie se confirme quand elle voit une exposition d’Edward Kienholz qui la marque durablement. Elle se lance alors dans la sculpture molle et crée les Poupées-poubelles, qu’elle expose pour la première fois dans les années 70. Des années 80 à 2000, elle donne à l’ensemble de son œuvre le titre général de Vie privée. Elle fait dialoguer les objets entre eux comme dans Le Grand Bleu, 1989, La Famille, 2009, ou encore La Rencontre en 2013. Avec ces titres, l’artiste donne une indication mais laisse au spectateur le soin d’imaginer et de raconter l’histoire de l’œuvre. Dans l’exposition « La robe est ailleurs » qui se tient en 2014 au Musée juif de Bruxelles, elle met en scène de façon épurée des objets chargés émotionnellement. En 2011, la réalisatrice belge Violaine de Villers consacre deux films à son travail : Poupées-poubelles et Les Familles de Marianne Berenhaut.
PASCAL BERNIER Né en 1960 à Bruxelles où il vit et travaille. En 1978, il entame des études en arts plastiques à l’école Saint-Luc de Bruxelles, mais les abandonne deux ans plus tard pour faire un régendat en mathématiques, science et chimie à la haute école Saint-Thomas. C’est en autodidacte qu’il se lance dans l’art plastique, la photographie et la vidéo. Il se fait connaître à partir des années 90 en même temps que les Young British Artists dont il est proche par son esprit pop et insolent. Ses matières premières sont alors des jouets d’enfance comme les Barbies et les petits soldats. Il crée ensuite une série qui met en scène des peluches récupérées sur des brocantes. Abîmées et abandonnées, il réactive leur grande charge émotionnelle. Il les recouvre de bandages, momifiant par cet acte les rêves de l’enfance. C’est en tombant sur un faon empaillé qu’il commence la série Les Accidents de chasse. Comme il l’a fait avec les « nounours », il bande ces animaux naturalisés. Son désir est de nous parler de la manipulation affective qui est là partout et nous piège tous à un moment ou à un autre. Il revisite aussi le thème des vanités, avec ses squelettes et crânes entourés de confettis et présentés de manière humoristique et provocante. Au début des années 2000, il réalise les Poupées hystériques, mélange entre photographie et peinture. De 2001 à 2003, il est maître de conférences à l’école des arts visuels de La Cambre. Le travail de Pascal Bernier relate tout le paradoxe de notre monde contemporain. À travers des œuvres à la fois pop, colorées, et volontairement kitsch, il questionne quelques fléaux de la société actuelle : crise économique, maladies, omniprésence de la violence et de la pornographie.
LOUISE BOURGEOIS Née en 1911 à Paris– décédée à New York en 2010. Artiste franco-américaine, à la fois plasticienne, sculptrice et peintre, son travail est résolument tourné vers son vécu et ses souvenirs d’enfance. Elle ne prête aucun but thérapeutique à sa démarche mais réinventer son passé lui permet de parler de la féminité, du couple et de la sexualité. Au début des années 30, elle commence des études à la Sorbonne en géométrie et mathématique, mais s’oriente finalement en 1936 vers les Beaux-Arts et l’École du Louvre. En 1937, elle rencontre l’historien d’art Robert Goldwater avec qui elle se marie et part vivre aux ÉtatsUnis un an plus tard. En 1947, apparaît dans sa peinture un thème majeur ; la femme-maison qu’elle développera aussi bien dans ses sculptures des années 80 que dans ses installations des années 90. C’est d’ailleurs à cette période qu’elle crée les Araignées qui font référence à sa mère et au métier de tisserand qu’elle exerçait avec son mari. L’artiste aimait faire peur avec certaines de ses œuvres, comme par exemple La Destruction du père, scène de dépeçage et d’horreur ou encore Red Room (Parents), qui est une scène conjugale dramatique. En 1950, le mal du pays lui donne l’inspiration pour ses Totems qui représentent sa famille et ses amis. Elle attend la mort de son père pour prendre la nationalité américaine en 1955. Au début des années 60, son travail change de style, elle utilise des matériaux comme le latex, le caoutchouc et le plâtre. Elle s’intéresse aux combats féministes et ses œuvres se font plus ouvertement sexuelles. En 1968, elle réalise Fillette, une sculpture représentant un pénis en érection. Dans une photographie désormais célèbre, elle pose pour Robert Mapplethorpe avec cette sculpture sous le bras Reconnue mondialement, elle reçoit un Lion d’or à la Biennale de Venise en 1999, la Légion d’honneur en 2008 et, en 2009, est honorée par le National Women’s Hall of Fame pour avoir marqué l’histoire des États-Unis.
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