© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Régine van den Broek d’Obrenan, pour ses œuvres © Christian Coiffier, pour son texte © Thierry Renard, pour la carte p. 4-5 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination et suivi éditorial : Sarah Houssin-Dreyfuss, assistée de Justine Gautier Conception graphique : Audrey Hette Contribution éditoriale : Anne-Sophie Gache Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
ISBN 978-2-7572-0892-2 Dépôt légal : novembre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)
RÉGINE VAN DEN BROEK D’OBRENAN Une artiste à bord de La Korrigane
BIOGRAPHIE
TEXTE
Christian Coiffier
ÎLES DE L’A M I R AU T É 08 au 18.09
Fleuve Sépik
Rabaul 13.08 au 04.09 Madang
NO U V E LLE - GUI NÉ E 21.09 au 20.10.1935
Bougainville Nouvelle-Bretagne Tulagi ÎL ES SAL O M O N
Port Moresby
06.08 au 08.08
M
É
L
A
N
É S
MER DE CORAIL
Rennell
12 au 19.07
I
E
Townsville
AU STRALI E
N
500 km
Brisbane
O CÉ AN
PAC IF IQU E
Santa-Cruz 28.06 au 01.07 Vanikoro
Malakula
NO UVE LLE S -HÉ B RI DE S (Vanuatu) 21.05 au 25.05
Port Vila
Suva FIDJI
Île de Lifou
05 au 17.04.1935
Nouméa NOU V E L L E - C A L É DONI E 24.04 au 19.05
Ci-contre : Carte générale de la Mélanésie. En rose, le parcours du yacht La Korrigane, du 5 avril au 26 octobre 1935.
OCÉAN
PAC IF IQU E
Double page suivante : Homme Big nambas de l’île Malakula. Cette photo est placée depuis de nombreuses années sur la cheminée dans la salle à manger de Régine van den Broek. Portrait d’un homme du Sépik, village de Mindimbit.
SOMMAIRE
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Avant-propos, par Alain van den Broek d’Obrenan Remerciements Introduction
Une famille particulière 19 32 44 54
Une petite enfance durant la Belle Époque La Grande Guerre et les années d’adolescence Des vacances à Rivaulde Formation artistique à l’époque des Années folles et mariage avec Charles van den Broek d’Obrenan (Charlie)
Les grands voyages 71 78 84 144 150 158
Un voyage de noces à Tahiti (1931) La préparation d’un long voyage Deux années dans les mers du Sud sur La Korrigane (1934-1936) Le retour à Marseille (17 juin 1936) Expositions à Paris et travail au musée de l’Homme (1936-1939) Troisième et dernier séjour à Tahiti (1939-1942)
Une œuvre iconographique 173 178 186 202
Un voyage en bande dessinée Des poissons multicolores en guise de modèles Un carnet de voyage illustré de croquis de terrain Dessins et peintures ethnographiques
Souvenirs d’une extraordinaire aventure 219 232 236
Les difficultés de l’après-guerre Vente des objets rapportés par La Korrigane Souvenirs du passé et reconnaissance d’une œuvre oubliée
246
Conclusion
253 260
Bibliographie Index des noms de lieux
Abréviations utilisées dans le texte CvdB : Charles van den Broek, RvdB : Régine van den Broek, AMG : agenda de Monique de Ganay, MNHN : muséum national d’Histoire naturelle, MQB : musée du quai Branly, MNAAO : Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie.
Avant-propos Par-delà le voyage sur La Korrigane, qui constitua la grande épopée de sa vie, ma mère, par ailleurs extrêmement discrète à propos d’elle-même vis-à-vis de ses proches, a sans cesse fait montre d’un talent artistique aussi original que personnel, tout en couleur et en mouvement. Le carnet de dessins réalisés lors de sa navigation à bord de La Korrigane, présentant des personnages en tenue traditionnelle dans différentes îles de l’Océanie, la « bande dessinée » du voyage, d’un humour toujours actuel, ainsi qu’en témoigne la reproduction sur des assiettes qu’en fit mon épouse, Marie-Christine, sont servis par un coup de crayon très sûr. Ses aquarelles de poissons tropicaux à peine sortis de l’eau près de différentes îles du Pacifique fixent l’œil en vertu de la fidélité de leurs coloris. En dehors de quelques peintures à l’huile et aquarelles, son moyen d’expression préféré a toujours été le pastel sur des papiers de couleur. Le mouvement et le costume des personnages croqués lors de fêtes ou de danses à Bali et à Tahiti, les chevauchées aux Marquises, quelquefois reproduits de mémoire et bien après la guerre, interpellent et fascinent. Plus tard, elle a continué à peindre des scènes de rue et des paysages au Maroc et à Venise. Bien plus tard encore, elle a repris ses pastels pour représenter les arbres de Rivaulde et initié avec passion son petit-fils Charles-Noël au pastel et à la couleur. Ainsi donc, cette personne d’une extrême bonté et d’une grande élégance d’esprit, qui ne s’est jamais plainte ni des hasards de la vie ni des maux du grand âge, a laissé une œuvre iconographique tout aussi remarquable qu’intemporelle. L’immense mérite de Christian Coiffier est d’avoir reconstitué avec une infinie persévérance à la fois le parcours personnel de ma mère et la grande épopée de La Korrigane. Cette dernière, il la connaît mieux que personne pour avoir il y a près de vingt ans organisé l’exposition de 2001 et avoir personnellement revisité la plupart des sites d’où ont été rapportés des objets et qui ont inspiré l’œuvre iconographique de ma mère. Citant toujours ses références, il a composé un livre à plusieurs voix. La toile de fond, fort bien documentée, il l’a lui-même déployée, en prenant soin, par une présentation typographique claire, de la distinguer des récits personnels de chacun, rapportés avec fidélité à partir de multiples entretiens. Nous espérons que, grâce à lui, la mémoire de ma mère et la synthèse de son œuvre se trouveront ainsi préservées de l’oubli. Alain van den Broek d’Obrenan
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Remerciements L’auteur tient à remercier tout particulièrement madame Régine van den Broek d’Obrenan pour la confiance qu’elle lui a accordée depuis plus de quatorze ans en lui transmettant ses souvenirs et en lui donnant accès à ses archives personnelles. De nombreux entretiens, au fil des années, lui ont permis de recueillir des anecdotes originales relatives à son voyage à bord du yacht La Korrigane. Plus récemment, ce sont des souvenirs plus lointains, plus intimes aussi, ceux de son enfance, qu’elle lui a révélés. Cette relation de confiance a permis de reconstituer l’histoire de sa jeunesse que son éducation et sa nature réservée l’avaient empêchée de raconter à ses propres enfants. L’auteur s’est donc petit à petit transformé en biographe. C’est avec l’accord de Régine van den Broek et de sa famille qu’il a utilisé la première personne pour rendre plus vivant le chapitre concernant le voyage sur La Korrigane. Or il est certain que Régine van den Broek n’aurait jamais écrit de cette manière, car sa façon privilégiée de s’exprimer était le dessin. Les extraits des écrits de Régine van den Broek et les transcriptions de ses entretiens ont été mis en italique pour éviter toute confusion. La troisième personne utilisée dans les autres chapitres permet de conserver la distance nécessaire avec la véracité du discours de l’héroïne, que nous appellerons plus simplement Régine. Si ce récit de vie est bien fondé sur des faits réels, la narration du voyage n’engage que l’auteur, excepté les passages en italique. Cet ouvrage n’est donc pas une autobiographie. L’auteur se doit également de remercier les deux fils de Régine van den Broek d’Obrenan, François et Alain, ainsi que leurs épouses Isabelle (aujourd’hui décédée) et Marie-Christine, qui l’ont, depuis sa première rencontre avec leur mère et bellemère, en 1997, encouragé et aidé dans ses recherches sur l’histoire familiale. Il n’oublie pas d’adresser ses remerciements à ses neveux et nièces, les enfants de son frère Étienne, Françoise de Barbot, Aliette Lavaurs, et Gérard de Ganay, ainsi qu’à
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René Ratisbonne, qui ont toujours collaboré avec lui en acceptant volontiers de lui prêter les précieuses archives concernant le voyage sur La Korrigane ainsi que des photographies familiales. L’aide d’Anna Carré, dame de compagnie de Régine van den Broek, a été particulièrement précieuse au moment du recueil des souvenirs d’enfance de celle-ci. L’auteur remercie également Charles-Hubert de Brantes qui lui a, lui aussi, aimablement donné accès aux écrits et aux archives de son père Louis de Brantes. Le texte a été relu par Françoise de Barbot, Charles-Hubert de Brantes, Dominique Schneider, René Ratisbonne, Alain van den Broek d’Obrenan et Régine van den Broek d’Obrenan, qui y ont chacun apporté diverses corrections. Cet ouvrage n’aurait pu être aussi bien illustré sans l’étroite collaboration et le talent de Jean-Christophe Domenech qui a patiemment photographié l’ensemble des œuvres présentées ici. Outre la collaboration entretenue avec la famille de Régine van den Broek, nombre d’informations contenues dans cet ouvrage sont le résultat d’une rencontre fructueuse avec diverses autres personnes : Jean Coiffier, Juliane Cordes, Bernard Dupaigne, Geneviève Hédal, Suk Jin Jeon, Emmanuel Kasarhérou, Michel Kulbicki, Stéphanie Malphette, Didier Pougy, René Ratisbonne, Christophe Thevenot, Fanny-Wonu Veys… Nos remerciements s’adressent tout particulièrement à Michèle Lenoir, directrice de la bibliothèque du muséum national d’Histoire naturelle et à Stéphane Martin, président du musée du quai Branly, qui tous deux nous ont permis d’utiliser à titre gracieux l’iconographie provenant des institutions qu’ils dirigent. Guy-Alain et Christiane Thiollier ont donné leur accord pour l’utilisation de l’ouvrage Les Korrigan autour du monde qu’ils ont publié à l’Asiathèque en 1984. Nous les remercions également, ainsi que tous ceux qui ont permis que cet ouvrage puisse voir le jour.
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Page de gauche : La Korrigane toutes voiles dehors, 1934. Ci-dessus : Portrait de Régine à 3 ans par sa mère, Zélie, 1912, mine de plomb et pastel, 17,50 cm de diamètre.
Cet ouvrage rapporte l’histoire de la vie d’une femme bornée par deux images qu’un siècle sépare ; d’une part, le portrait de Régine de Ganay réalisé par sa mère lorsqu’elle n’avait que 3 ans, en 1912, l’année du naufrage du Titanic, et une photographie prise récemment, en 2012, à Rivaulde, dans sa demeure de vacances. Même si Régine de Ganay, issue par sa mère de l’une des plus célèbres familles d’industriels du XIXe siècle, a toujours été une femme discrète et effacée, le voyage qu’elle a accompli dans sa jeunesse sur le yacht La Korrigane l’a placée au rang des grandes voyageuses de son temps. Ce voyage représente en effet l’une des dernières grandes aventures maritimes du siècle dernier en Océanie, avant que les progrès de l’aéronautique ne révolutionnent les transports intercontinentaux et ne modifient en profondeur les coutumes des populations insulaires. À la suite des peintres illustrateurs des grands voyages du XIXe siècle, Régine a réalisé des centaines de croquis et dessins pour illustrer les moments les plus marquants de son périple. Son ouvrage Les Korrigan autour du monde (RvdB 1936, 1984) est avant-gardiste dans la mesure où, dès 1936, il présentait aux lecteurs les différentes étapes de son parcours autour du monde dans un style proche de celui de la bande dessinée humoristique qui n’avait pas encore acquis, à cette époque, la popularité qui est la sienne aujourd’hui. L’auteur s’est appliqué à présenter la singulière ambiance familiale dans laquelle Régine de Ganay a grandi, afin de faire comprendre les difficultés d’adaptation qu’elle connut durant cette expédition. En effet, avec ses compagnons, elle se trouva confrontée à des cultures totalement différentes de celles qui avaient bercé sa jeunesse. Cet ouvrage ne présente cependant qu’un résumé de la grande saga de la famille Schneider et de l’épopée des Forges du Creusot, car d’autres auteurs l’ont déjà fait (Dredge 1900, Roy 1962, Brissac P. 1972, Saint-Martin 1980, Beaucarnot 1986, Schneider 1995, Debary 2002, Brissac E. 2007). Ce résumé a cependant paru indispensable pour situer le contexte très particulier dans lequel le voyage sur La Korrigane
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Régine assise sur le pont de La Korrigane, 1934-1935.
a été organisé. Les croquis et les peintures réalisés par Régine van den Broek d’Obrenan constituent une importante source d’informations qui s’ajoutent aux photographies1 prises par son mari Charles van den Broek d’Obrenan, par son frère Étienne et par Jean Ratisbonne durant ce voyage. Force est de constater que tous ces documents sont devenus, avec le temps, des témoignages inestimables sur les modes de vie des insulaires avant que la guerre du Pacifique ne vienne les bouleverser. Ces deux ensembles (dessins et photos) permettent ainsi de documenter utilement la riche collection d’objets ethnographiques rapportés en France par l’expédition de La Korrigane en 1936, dont environ un tiers se trouve, aujourd’hui, conservé au musée du quai Branly. Si quelques-uns des croquis de Régine van den Broek ont déjà été publiés, cet ouvrage constitue la toute première présentation ordonnée d’une grande partie de son œuvre iconographique. Régine de Ganay van den Broek a vécu un nombre impression– nant d’événements historiques ; la Belle Époque, la Première Guerre mondiale et la révolution bolchévique, les Années folles, l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le Front populaire, la Seconde Guerre mondiale, le vote des femmes en France, la révolution étudiante de Mai 1968, l’entrée dans un nouveau millénaire, le 11 Septembre 2001 et plusieurs crises économiques. Soit un ensemble d’événements qui s’inscrivent dans les mandatures d’une vingtaine de présidents de la République française et le pontificat de dix papes. Mais la grande aventure de sa vie demeure son extraordinaire périple de deux ans sur le yacht La Korrigane à la découverte des peuples et des arts du Pacifique. Cet ouvrage est donc divisé en quatre parties qui présentent le contexte familial dans lequel elle grandit et la formation artistique qu’elle y reçut ; ses grands voyages dans le Pacifique ; son œuvre iconographique puis, enfin, le temps des
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Portrait de Régine à Rivaulde, été 2012. Régine présentant une de ses œuvres, 2005.
souvenirs et de la reconnaissance. Les notes que sa cousine et bellesœur Monique de Ganay a laissées dans ses agendas et ses courriers, les livres de bord de La Korrigane tenus par son frère Étienne et les dessins de Régine nous permettent de retracer le quotidien des voyageurs. De nombreuses anecdotes viennent compléter celles qui n’ont pas été rapportées dans l’ouvrage de Charles van den Broek, Le Voyage de la Korrigane (1939). L’évocation des événements qui ont suivi le retour de l’expédition constitue un témoignage supplémentaire sur les années de bouillonnement culturel qui virent naître le musée de l’Homme peu avant la Seconde Guerre mondiale. Certains des souvenirs évoqués par Régine ont été recueillis par l’auteur lors d’entretiens réalisés en 1997 et 1998 au moment de la préparation d’une exposition (Coiffier 2001). Ceux-ci n’avaient pas pu être publiés in extenso dans le catalogue. Si certains d’entre eux, qui y figuraient, sont repris ici, de nouveaux extraits sont insérés, après avoir été adaptés pour en rendre la lecture plus aisée. Les informations concernant la petite enfance de Régine proviennent d’un cahier dans lequel elle avait consigné de sa propre main, en 2008, ses souvenirs les plus marquants émaillés de nombreuses anecdotes que sa propre famille ignorait. L’auteur a souhaité donner aux lecteurs, grâce à de nombreuses notes en fin d’ouvrage, les informations nécessaires pour connaître l’identité des personnes que cite Régine. Ces notes révèlent leurs origines familiales ou certains faits marquants de leur carrière. Ces informations ont été, pour la plupart, collationnées sur le Web avant d’être croisées puis vérifiées à l’aide d’une bibliographie spécialisée. Des extraits de critiques parues dans la presse concernant l’œuvre de Régine sont reproduits in extenso, ce qui permet de comprendre comment ses peintures et ses dessins avaient été appréciés à l’époque de leur monstration dans les années 1930. Les cartes postales envoyées à sa famille par Monique de Ganay, durant le voyage sur La Korrigane, donnent une vision instantanée de diverses escales. Certains souvenirs d’enfance de Régine de Ganay sont corroborés et complétés par ceux de son cousin Louis de Brantes2, de quelques années son aîné. L’iconographie du présent ouvrage provient de sources variées : des photographies des œuvres réalisées spécialement pour cet ouvrage, des clichés d’objets, divers documents faits pour l’exposition au musée de l’Homme en 2001 et des documents anciens issus d’archives familiales privées. 1. Celles-ci sont actuellement conservées dans la médiathèque du musée du quai Branly. 2. Louis de Brantes était le fils de la tante maternelle de Régine van den Broek. Marguerite Schneider, marquise de Brantes (cf. infra).
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UNE FAMILLE PARTICULIÈRE
Une petite enfance à la Belle Époque
Page de gauche : Gérard-Ernest de Ganay, père de Régine, l’année de son mariage. Ci-dessus : Zélie Schneider-de Ganay, la mère de Régine, l’année de son mariage. Double page suivante : Zélie et ses cinq enfants. De gauche à droite : Henriette, Solange, Régine, Yvonne et Étienne.
Rien ne prédestinait Régine de Ganay, issue par son père d’une grande famille aristocratique de la noblesse de robe et par sa mère d’une des plus prestigieuses familles d’industriels français du XIXe siècle, à devenir une artiste doublée d’une aventurière. Cependant, son histoire familiale permet de comprendre un peu mieux sa destinée. Régine, Marie Madeleine vit le jour, le 12 août 1909, au 137 faubourg Saint-Honoré dans la demeure de sa grand-mère maternelle, veuve d’Henri Schneider depuis une dizaine d’années. Elle était la cadette de cinq enfants (Yvonne, Henriette, Étienne et Solange) du comte Gérard Ernest de Ganay et de Marie Constance Zélie Schneider comtesse de Ganay, demi-sœur d’Eugène Schneider II, le petit-fils d’Eugène Schneider Ier, l’un des deux fondateurs, en 1836, avec son frère Adolphe, de la dynastie industrielle Schneider Frères qui devint ensuite Schneider et Cie1. « Les deux frères s’étaient partagé les tâches, Adolphe, l’aîné, dirigeait la branche commerciale de l’usine, et Eugène la branche technique […] [il] venait à Paris suivre des cours aux Arts et Métiers » (Brantes 1981, 8). Lorsqu’Adolphe, le frère aîné, décéda accidentellement en 1845 d’une chute de cheval, il laissa une veuve2 et trois enfants dont un fils, Paul3. Son frère cadet, Eugène, devint alors l’unique gérant de la Société Schneider et Cie. « Il allait pouvoir déployer toutes ses qualités de technicien et d’homme d’affaires de grande envergure. Ce fut lui qui contribua à constituer, le 15 février 1864, le Comité des Forges dont il fut le premier président » (Brantes 1981, 9). Eugène Ier se maria à Constance Lemoine des Mares (18171889)4 en 1837, tandis qu’il avait une maîtresse, Marie-Eudoxie Marguerite Asselin5. Il eut deux enfants, une fille, Félicie, qui se mariera avec son cousin germain Alfred Deseilligny 6, et un fils, Henri (1840-1898), né au Creusot et qui épousa successivement les deux filles de madame Asselin.
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Une famille particulière 53
Formation artistique à l’époque des Années folles et mariage avec Charles van den Broek d’Obrenan (Charlie) La Grande Guerre représenta une rupture totale avec le passé et elle eut, entre autres, pour conséquence l’apparition d’idées nouvelles venues d’outre-Atlantique. Le statut des femmes commença à changer du fait du rôle primordial qu’elles avaient tenu dans l’économie de guerre. Elles exprimèrent alors plus librement leur personnalité. Régine avait depuis sa petite enfance un goût prononcé pour le dessin, goût qu’elle avait vraisemblablement hérité de sa mère (cf. supra). L’ambiance parisienne des Années folles (années 1920) fut propice au développement de son passe-temps favori. Elle était encore adolescente quand elle eut sa première grande émotion esthétique en découvrant le plafond de la chapelle Sixtine, peint par Michel-Ange, lorsqu’elle visita la bibliothèque vaticane, avec ses parents, au cours d’un voyage en Italie. Il faut dire que l’intérêt pour les arts graphiques remontait dans sa famille déjà à plusieurs générations. Le fondateur de la dynastie, Eugène Ier, possédait une belle collection de peintres flamands que ses héritiers décidèrent de vendre, après sa mort, à l’Hôtel Drouot en 1876, soit 52 tableaux et presque autant de dessins77. La famille Schneider conserva cependant une vision très conventionnelle de la peinture, comme les choix de Jean Joseph Constant78 ou Édouard Dubufe79, auxquels elle passa commande pour la réalisation de portraits officiels, peuvent en témoigner. Antoinette Schneider, épouse d’Eugène II, fut peinte par Giovanni Boldini80 en grande mondaine et c’est Aimé Morot81, peintre des élites, qui représenta, en 1909, Eugène II en compagnie de ses fils. Du côté paternel, la famille Ganay avait également la réputation d’éprouver un intérêt artistique marqué pour les œuvres d’art. Le marquis Charles-Alexandre de Ganay, arrière-grand-père paternel de Régine, et son fils Anne-Étienne de Ganay, se firent peindre par James Tissot 82 avec dix autres membres du Cercle de la rue Royale83. Ce fut Rodolphe Hottinguer qui devint l’heureux propriétaire de cette œuvre par tirage au sort. La séparation en deux clans rivaux, suite au différend entre l’oncle de Régine et ses fils, en 1924, avait terni l’atmosphère familiale. Et la quiétude de celle-ci fut définitivement rompue en 1925 par le décès de son père, Gérard Ernest de Ganay, âgé seulement de 56 ans. Régine n’avait alors que 17 ans lorsqu’elle s’est retrouvée, mineure, sous la tutelle de sa mère et de son frère. Ce dernier, Étienne84, de dix ans son aîné, quitta alors la Royale pour revenir auprès de sa famille.
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Le Cercle de la rue Royale, par James Tissot, où l’on reconnaît Charles-Alexandre de Ganay, grand-père paternel de Régine (cinquième à partir de la droite) et son fils Anne-Étienne de Ganay (troisième à partir de la gauche), 1868, musée d’Orsay, Paris.
« À Paris, j’avais pour amie Suzanne Hottinguer 85 qui faisait un journal dans lequel j’écrivais. Elle m’invitait au château de Guermantes 86 avec Gisèle Journet 87. Elle peignait et a fait des expositions. Sa mère avait un atelier et un professeur avec lequel j’ai appris à peindre pour la première fois. Elle venait à un cours de danse que ma mère avait organisé à la maison, 5 rue François Ier, avec madame Baraduc 88. Son frère Jean Conrad venait aussi ainsi que Jean Poniatowski. Elle a écrit un opuscule sur Guermantes » (RvdB 2008, 15). Outre la lecture et le dessin, Régine avait un loisir chéri, la danse. Elle commença à l’apprendre très tôt car, dans son milieu, mieux valait faire bonne figure lors des bals qui offraient l’occasion de rencontrer un futur mari de son rang (RvdB 2008, 15). Elle notait scrupuleusement sur un « carnet de bal » les noms de ses cavaliers qui devaient obtenir l’agrément de sa famille. Son cavalier attitré, lorsqu’elle avait 18 ans, était Jean Reille89 (RvdB 2008, 11). C’est à cette époque que les jeunes femmes ont commencé à utiliser les tubes de rouge à lèvres modernes aux couleurs très vives. Ils eurent un grand succès dans les salons. Régine apprit également très jeune, avec son père, à monter à cheval en amazone durant ses séjours à Rivaulde, mais elle délaissa vite ce genre de loisir pour passer, à 18 ans, son permis de conduire les voitures automobiles. Après la fin de la Grande Guerre, l’Art Nouveau avec ses formes
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LES GRANDS VOYAGES
Un voyage de noces à Tahiti (1931) « Mon mari et moi avons passé après notre mariage un an en Indonésie parce que sa famille était d’origine coloniale, de Java. Nous avons donc passé plusieurs mois dans des sucreries qui appartenaient à sa famille et chez des cousins 1 qui résidaient dans cette île. Et, comme nous étions en Indonésie, nous en avons profité pour faire un voyage à Sumatra, un voyage de plusieurs semaines en remontant le fleuve Barito à Bornéo, sur un tout petit bateau à moteur, où j’avais même attrapé une violente crise de paludisme. Nous avons continué en visitant Bali. Et puis nous sommes revenus à travers l’Australie et Tahiti où nous avons passé deux mois. Et nous avons rêvé d’en voir un peu plus en Océanie. Mon frère, de son côté, rêvait également de faire un voyage dans cette région. »
Chevauchée aux îles Marquises, 1949, pastel, 47 × 32 cm.
Régine et Charlie avaient donc l’un et l’autre 22 ans au début de l’année 1931, lorsqu’ils se sont embarqués pour leur voyage de noces de près d’une année en Extrême-Orient et dans le Pacifique. À cette époque, les voyages au long cours se faisaient en bateau, ce qui nécessitait de disposer d’un certain temps. Ils se rendirent d’abord aux Indes néerlandaises où Régine réalisa ses premières peintures, sur le motif, de maisons javanaises perdues au milieu des cocotiers. Le couple poursuivit son chemin vers les îles voisines de Sumatra, Bornéo et Bali. Charlie prit de nombreuses photos de guerriers Dayak2. De son côté, Régine réalisa un joli pastel représentant les maisons bordant le fleuve Barito et une série d’embarcations. Dans l’île hindouiste de Bali, ils eurent l’occasion d’assister à une cérémonie étrange de crémation de rats destinée à conjurer les esprits des hommes susceptibles de s’être réincarnés dans ces animaux (CvdB 1939, 248249). Après Bali et ses cérémonies hautes en couleurs, ils décidèrent
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de rentrer en France par le chemin des écoliers. Ils voguèrent vers l’Australie où Régine réalisa un curieux pastel du pont de Sydney en construction3 vu du ciel. Ils continuèrent de naviguer vers Tahiti où ils séjournèrent deux mois. La Polynésie française, que l’on appelait à l’époque « Établissements français d’Océanie », était bien différente de ce qu’elle est devenue avec le développement du tourisme. Papeete n’était encore qu’un petit port perdu dans la torpeur tropicale. Mais ces quelques semaines suffirent pour leur donner le goût de l’exotisme et les inciter à revenir un jour dans ces lieux enchanteurs. Lorsqu’ils rentrèrent en France après un retour en bateau de plus d’un mois, ils trouvèrent une situation très différente de celle qu’ils avaient laissée à leur départ car la crise économique s’était étendue à de nombreux secteurs de l’industrie et l’Exposition coloniale était déjà terminée. L’année 1932 fut marquée par les mariages de Solange (1902-2003)4, la sœur de Régine, avec le comte Charles de Breteuil (1905-1960), et par celui de son frère, Étienne (1899-1990), qui épousa sa cousine Monique Schneider (1908-1995), fille de Françoise de Rouvre5 et de Jacques Schneider. Régine avait beaucoup d’admiration pour sa sœur Solange, de sept ans son aînée, et c’est elle qui a développé son goût pour l’exotisme. En effet, Solange avait déjà fait deux voyages en Afrique en compagnie de son mari Charles de Breteuil, de son frère Étienne et d’une autre de ses sœurs, Henriette, mariée à l’industriel Jean Lebaudy6, qui financera quelques années plus tard une mission dirigée par Marcel Griaule7. C’est donc en participant à des chasses en Afrique8 que Solange avait découvert sa nouvelle passion, l’ethnologie. Elle fréquenta alors le musée d’Ethnographie du Trocadéro et les cours de Marcel Mauss9 à l’École pratique des Hautes Études, avant de faire la connaissance de Marcel Griaule à son retour de la mission Dakar-Djibouti en 1933 (Calame-Griaule 2003, 169). C’est donc
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Campagne javanaise, 1931, pastel, 60 × 40 cm (collection particulière).
Embarcations sur le fleuve Barito, 1931, pastel, 60 × 46 cm (collection particulière).
Les grands voyages 73
La préparation d’un long voyage Il nous fallut plusieurs mois pour préparer notre voyage. Étienne se mit à la recherche d’un yacht à acheter après avoir vendu son voilier l’Isthar au capitaine de vaisseau Benoit. Il acheta un ancien morutier terre-neuvas16 dénommé La Korrigane17 à un capitaine au long cours à la retraite, Roger Bertaud du Chazaud. Ce dernier l’avait déjà fait transformer en un confortable et luxueux yacht de plaisance en 1928 et il en avait changé le nom d’origine qui était initialement La Revanche. C’est notre grandmère Eudoxie qui accepta de financer seule l’achat de La Korrigane18. Elle ne pouvait rien refuser à son petit-fils Étienne, malgré sa réputation de femme sachant tenir de près les cordons de la bourse. Les parents de Charles refusèrent par contre d’aider leur fils pour payer sa quote-part dans cette entreprise qui leur paraissait beaucoup trop aventureuse à leur goût (François van den Broek 2001, 30)19. À cette époque, seule Monique de Ganay disposait d’une partie de l’héritage de ses parents décédés récemment, son père en 1928 et sa mère en 1931. Madame Henri se fit donc un plaisir d’offrir ce cadeau au fils de son gendre préféré, Gérard de Ganay, d’autant plus qu’elle avait personnellement eu l’expérience d’un tour du monde réalisé au tout début du siècle. Il faut donc bien convenir que l’expédition de La Korrigane n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aimable compréhension de madame Henri Schneider.
« Pour l’achat du bateau, nous avions mis toutes nos économies 20. Nous étions deux couples, plus Jean Ratisbonne qui a donc participé et nous avions une mission du muséum d’Histoire naturelle pour rapporter des objets et faire des photos. Étienne de Ganay avait une mission hydrographique pour faire des études des fonds marins. Le professeur Rivet nous avait donné une mission afin de rapporter des objets pour ce qui allait devenir le musée de l’Homme » (RvdB 1998). Étienne conserva le nom de La Korrigane, car selon les superstitions des marins, changer le nom d’un bateau était susceptible de lui porter malheur. Il le fit immatriculer au Yacht Club de France et assurer à la Lloyds après l’avoir fait homologuer par le bureau Veritas21. Il compléta l’aménagement intérieur en créant trois chambres et un dortoir pour l’équipage et fit doubler la coque de plaques de zinc pour protéger celle-ci des tarets qui sont la plaie des mers tropicales pour les bateaux de bois. Le projet échafaudé par mon frère consistait à réaliser une circumnavigation en partant vers l’ouest pour visiter les îles les moins connues de l’océan Pacifique après avoir traversé le canal de Panama
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La Korrigane sous voiles (1934).
et revenir ensuite par l’est par le canal de Suez. « Mon frère avait tracé un itinéraire très précis avec tous les mouillages en fonction des vents dominants » (RvdB 1998). Cet itinéraire suivait la route habituelle des grandes croisières de l’époque. Notre intention était de rapporter de ces îles lointaines les objets les plus curieux et les plus rares que nous pourrions encore y trouver. Nous avions pris contact avec diverses institutions qui se montrèrent très intéressées par notre projet, si bien que la presse22 annonça que nous avions l’intention de collecter des objets ethnographiques pour le futur musée de l’Homme que Paul Rivet 23 et Georges-Henri Rivière24 s’activaient à mettre en place. Nous nous sommes tous plongés dans la littérature de voyage et dans les quelques livres scientifiques disponibles à cette époque pour préparer notre périple. Puis nous avons décidé de donner aux cinq membres de notre expédition le nom de Korrigans.
« Personnellement, j’avais lu des ouvrages comme Rarahu de Pierre Loti, À la poursuite du soleil et L’Évangile du soleil d’Alain Gerbault, Erromango de Pierre Benoît, Le Sortilège malais de Somerset Maugham et The Mutiny of the Bounty de James Norman Hall et Charles Nordhoff. Nous avions lu plusieurs récits de bateaux anglais qui étaient allés dans certaines de ces îles, et particulièrement un de ces ouvrages que nous consultions tout le temps, mais dont j’ai oublié le nom Les grands voyages 79
culte King Kong de Meriam Cooper et Ernest Schoedsack qui illustrait de façon prémonitoire la volonté de superpuissance de nouveaux dirigeants de grands États, comme Hitler et Staline. King Kong, sorte d’énorme gorille humanoïde, est capturé dans une île lointaine, Skull Island, « l’île des Crânes », située quelque part entre la Malaisie et la Nouvelle-Guinée, où il est considéré comme la divinité d’une tribu de « cannibales ». Nous avions tous vu ce film et nous savions que nous partions à la découverte d’îles assez semblables où existaient peut-être encore cannibalisme et chasse aux têtes, ce qui avait un côté assez effrayant mais aussi excitant. Très peu d’Occidentaux vivaient alors dans les archipels du Pacifique. L’industrie touristique commençait à peine à se développer avec la compagnie Burns Philps de Sydney qui proposait depuis quelques années des croisières à bord de bateaux à vapeur. De son côté, la Compagnie française des Messageries maritimes desservait Tahiti et la Nouvelle-Calédonie. Cependant, bien peu de Français avaient voyagé dans les mers du Sud, mais des romans et de nombreux récits d’aventures les avaient fait rêver comme celui de l’aristocrate austro-hongrois, le comte Festétics de Tolna (Antoni et Boulay 2007) qui voyagea en compagnie de sa femme, à la fin du siècle dernier, sur son yacht le Tolna ou celui de Jack London qui navigua deux années (1907-1908) sur le Snark en compagnie de son épouse Charmian et d’un équipage. Quelques Américains disposant de temps et de moyens financiers conséquents avaient
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Itinéraire du voyage de La Korrigane imprimé à l’intérieur de la carte de vœux de 1937 (cf. p. 151 et 153).
déjà accompli quelques voyages comme celui que nous projetions de faire. C’étaient tous des hommes d’affaires, ou de riches héritiers, comme William Vanderbilt35 en 1922, Cornélius Crane36 en 1928 ou Julius Fleischmann37 en 1931 (Newton 2001, 12-13). Le Danois Axel Bojsen-Moller, avec huit autres compagnons, venait de partir de Copenhague, le 14 octobre 1933, sur un ancien bateau de pêche38, le Monsunen, pour une expédition similaire à la nôtre (Stensager 2012, 74). Nous retrouverons l’épave du Monsunen fracassée sur les récifs de Vanikoro l’année suivante (cf. infra). Les voyages de découverte scientifique étaient à la mode. La mission Dakar-Djibouti de Griaule venait de s’achever en 1933, après les succès de la Croisière noire en Afrique (1924-1925) et de la Croisière jaune en Eurasie (1931-1932). Paul-Émile Victor explora quant à lui le Groenland de 1934 à 1937. Toutes ces missions rapportèrent de très nombreux films et photos, ainsi que de multiples objets ethnographiques qui vinrent compléter les collections du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Nous avons donc chargé sur La Korrigane toutes sortes d’objets de traite pour nos échanges : « On emportait à bord des marchandises pour pouvoir faire du troc avec les naturels : toute une pacotille, rouleaux de cotonnades de Mulhouse avec une brasse de laquelle les indigènes se fabriquent des pagnes : toute une garderobe ! et aussi des sacs de riz, des caisses de bâtons de tabac, des haches, ainsi que beaucoup de verroteries » (O’Reilly 1984, 1).
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Deux années dans les mers du Sud sur La Korrigane (1934-1936) Le contexte socio-économique international était très incertain et mon mari et moi n’avions pas encore 25 ans lorsque nous nous sommes embarqués sur La Korrigane, le 28 mars 1934, peu de temps après les graves incidents parisiens de février. Mais nous avons très vite oublié les soucis parisiens et ceux de la vieille Europe pour nous plonger tout à fait dans notre grande aventure. Nous avions laissé à nos proches une liste d’adresses39 : hôtels, banques, postes restantes, pour qu’ils puissent éventuellement nous joindre par courriers ou par télégrammes. La Korrigane quitta le port de Marseille avec les cinq membres de l’expédition, Étienne et Monique de Ganay, Charles van den Broek et moi-même ainsi que notre ami, Jean Ratisbonne (CvdB 1939, 7) plus neuf hommes d’équipage : Jules Brandilly, le maître d’équipage et les matelots, Victor Degaraby, Jean-Claude Le Vourche, Jean Servin et Francis Thomas, les mécaniciens Georges Couly et Victor Raoulx, le cuisinier Jean Puntis et le maître d’hôtel, Lucien Demesster. Nous avions embarqué deux chats dont un noir et un perroquet baptisé Lorito.
« Sur les coupures de presse on voit un perroquet que nous avons eu à bord et qui nous avait été remis aux Canaries. Il a fait presque deux ans de voyage avec nous. À toutes les escales, il grimpait dans la mâture, il racontait beaucoup d’histoires et il attirait beaucoup de gens sur les quais qui s’amusaient à l’écouter. Un beau jour, il est tombé à l’eau, il s’est noyé » (RvdB 1998). Mon frère Étienne, le plus âgé des membres de l’expédition, le capitaine du bateau, avait la lourde responsabilité de la navigation et de l’équipage. Mon mari s’occupait de l’intendance, mais il comptait également réaliser des films et écrire des articles pour publier ensuite un ouvrage sur notre aventure. Il avait d’ailleurs emporté une machine à écrire. De mon côté, j’étais l’artiste de l’expédition. Monique, ma belle-sœur, qui avait suivi les cours de la Croix-Rouge, ferait office d’infirmière du bord et devrait rédiger les fiches des objets achetés en suivant les Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques (Leiris et Griaule 1931) que nous avait transmis Solange. Quant à Jean Ratisbonne, il avait été désigné comme photographe officiel de l’expédition. Jean, Étienne et Charles étaient équipés chacun d’un appareil photographique, Leica et Rolleiflex (Daynes 2005, 7). Jeunes et épris d’aventures, nous parlions tous l’anglais, appris dès
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Les cinq membres de l’expédition : Étienne de Ganay, Régine van den Broek, Charles van den Broek, Monique de Ganay et Jean Ratisbonne (archives famille Ganay), photographie extraite du New Zealand Herald, 7 mars 1935.
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En haut : Une bonne pêche, encre sur papier, RvdB 1937, p. 12h. En bas : Étienne et les deux Américains du Cimba, Richard Maury et Russell Dickinson.
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Sur le pont de La Korrigane avec des amis de Tahiti. De gauche à droite : Monique de Ganay, le comte de Chantérac, le comte Micard, trois charmantes Tahitiennes, madame Salzani de Couville, Régine van den Broek et Étienne de Ganay. Page de droite : Cueillette des ananas à Tahiti, pastel, 52 × 36 cm.
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Villageois de l’île de Lifou en costume de fête, encre sur papier, 27,5 × 20 cm.
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perdu toute sa famille, morte de faim, un jeune rat se mit à pleurer au bord de la falaise lorsqu’un poulpe vint à passer et lui proposa son aide pour traverser la mer jusqu’à Lifou. Le rat grimpa sur sa tête. Pendant le voyage, le rat observa la surface luisante de celle-ci qui brillait au soleil et il éclata de rire. Le poulpe lui demanda la raison de sa joie. Le rat lui rétorqua que c’était la perspective d’arriver sain et sauf sur la terre ferme. Mais une fois débarqué et hors de portée du poulpe, l’ingrat lui cria que son rire était en fait provoqué par la vision de sa tête chauve et de ses longs bras. Furieux, le poulpe lui lança une de ses tentacules qui transperça le rat pour devenir sa queue » (extrait de la légende collectée par les Korrigans). Cette légende permet de comprendre pourquoi les pêcheurs locaux utilisent un leurre constitué d’un coquillage rond auquel ils ajoutent une queue et quatre pattes, en feuilles de cocotier, pour lui donner l’apparence d’un rat. L’objet, attaché à une ficelle, permet de pêcher les poulpes dans les rochers. Après notre visite de l’île, où nous fûmes accueillis avec beaucoup de sympathie, la chorale des habitants de Chépénéhé exécuta, spécialement pour nous, des chants polyphoniques. Les archives de la mission conservent une lettre adressée par une diaconesse (religieuse protestante) à sa famille où elle décrit avec enthousiasme la visite de « deux véritables comtesses » de passage sur leur yacht89. Nous avons quitté Lifou en direction du condominium francobritannique des Nouvelles-Hébrides et c’est dans ce pays que j’ai sérieusement commencé à réaliser mes premiers croquis ethnographiques. Le 21 mai, La Korrigane mouilla dans la rade de la capitale, Port Vila. Deux jours après notre arrivée, madame Collardeau90 nous emmena à la plantation de Bellevue, propriété de l’avocat Gabriel Gomichon des Granges, avant d’aller saluer Monseigneur Doucere91 à la mission catholique. Maître des Granges nous fit cadeau, pour le nouveau musée de l’Homme en construction, de neuf objets92 dont une grande sculpture anthropomorphe turu kuru peinte en bleu, à charge pour nous de l’envoyer en France à Georges-Henri Rivière dont il était un ami de longue date (Coiffier et Huffman 2011). Elle fut emballée et immédiatement chargée sur un bateau des Messageries maritimes.
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En haut, à gauche : Mariage à Lifou, croquis préparatoire, 26 × 18 cm. Ci-dessus : Mariage à Thosip (Lifou), 1935, pastel, 26 × 19 cm (collection particulière).
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Page de gauche : Danse dans le cadre d’un mariage dans le nord de l’île de Malakula, 1949, pastel, 52 × 36 cm (collection particulière). Ci-dessus : Danse à Malakula, 1949, pastel, 52 × 36 cm (collection particulière).
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Mariage dans le nord de l’île de Malakula, 1969, aquarelle, 26 × 20 cm (collection particulière).
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huit mètres cubes de caisses93 contenant tous les objets achetés durant notre séjour aux Nouvelles-Hébrides (CvdB 1939, 114).
« Le transport de ces objets était assuré de chaque escale importante. Nous gardions tous les objets à bord jusqu’à ce qu’on fasse des caisses et qu’on les envoie en France. […] Nous devions envoyer tous ces objets au fur et à mesure au Muséum […] Nous faisions faire des caisses et nous avions des étiquettes spéciales pour coller dessus lors de leur transport » (RvdB 1998). Nous avons profité des quelques jours d’attente pour emballer nos objets et rendre visite à des colons français demeurant dans la région : Jean-Claude Ballande, monsieur Petrignani, Paul Mazoyer, le docteur Fabre ainsi que Léo Hagen, et son frère, Tiby, que nous avions quitté quelques jours plus tôt à Nouméa. Nous avons déjeuné avec le commandant Vigier, capitaine du La Pérouse. Charles tira quelques conclusions assez amères sur les Nouvelles-Hébrides : « Elles possèdent aussi les pires aventuriers blancs du monde. L’appât du gain a amené ici de dangereux individus et le métier de recruteur de main-d’œuvre a provoqué bien des abus. Les anciens négriers n’ont pas agi de pire façon » (CvdB 1939, w). Nous avons quitté cet archipel en apercevant à l’horizon les îles Banks et nous sommes arrivés, quelques jours plus tard, par une matinée pluvieuse, le mardi 25 juin 1935, devant la passe du naufrage de La Pérouse. L’arrêt à Vanikoro était en effet obligatoire car c’était le lieu de départ officiel de notre séjour aux îles Salomon. « Longeant les brisants, Ganay nous pilote avec autant d’adresse que d’audace à travers les méandres de la passe Dillon. C’est à Vanikoro que La Pérouse a sombré, et nous avons sans cesse l’impression que les massifs de corail, presque à fleur d’eau, vont écorcher la coque de La Korrigane » (1939, 117). Finalement, nous sommes arrivés en vue du village de Peou aux villas blanches construites sur pilotis. Étienne mouilla La Korrigane au ponton de la Kaori Timber Compagnie94. L’officier de district britannique, Mr Crawford, vint immédiatement nous visiter à bord pour contrôler nos papiers et un médecin nous réclama nos livrets de santé. Nous fûmes ensuite invités à descendre à terre où nous avons été chaleureusement accueillis par la petite colonie européenne travaillant pour la Kaori Timber. Mr Crawford nous conduisit dans sa résidence située au sein d’un joli parc aux allées bordées de fougères arborescentes que l’auteur de cet ouvrage retrouvera en 2008, soit soixante-treize ans plus tard, totalement enfoui dans la brousse tropicale. Le lendemain soir, nous avons dîné avec le trader Jones95 qui nous donna de nombreux renseignements au sujet de nos prochaines escales. Il était
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alors le meilleur connaisseur de l’art local. C’est certainement durant ces conversations que Charles apprend que des petites statuettes dukna existaient encore dans des maisons à deux heures de marche de Nolé dans l’île de Ndende, la plus vaste de l’archipel des Santa-Cruz. Jones nous montra des photos96 et évoqua les recherches effectuées pour retrouver des traces des survivants du naufrage de La Pérouse. Il en profita pour nous vendre divers objets locaux97. Ce jour-là, Monique avait une forte fièvre, mais elle arriva cependant à rédiger du courrier : une lettre pour Georges-Henri Rivière et une autre pour G. Marinoni destinée à lui demander des informations au sujet de la sculpture de l’Homme bleu de Malo offerte par Gomichon des Granges (Coiffier et Huffmann 2011, 380). Le jeudi 27 juin, Mr et Mme Crawford sont venus à bord nous dire au revoir98 et, vers 17 heures, La Korrigane, poussée par une brise favorable, quitta le mouillage par la passe la plus à l’est, ce qui nous permit d’apercevoir l’épave du bateau scientifique danois Monsunen qui s’était échoué sur le récif l’année précédente99. Notre navire doubla ensuite une grande croix métallique plantée dans un socle de béton posé sur le récif par Jean-Pierre Gontrand de Poncins à la mémoire des naufragés des deux navires de La Pérouse. La Korrigane quitta alors l’île de Vanikoro pour se diriger vers l’île de Ndende dans l’archipel des Santa-Cruz. Lorsque nous arrivâmes au mouillage de Near, La Korrigane fut immédiatement entourée par une dizaine de pirogues conduites par des indigènes qui souhaitaient échanger des produits avec nous. Dès le lendemain, nous nous sommes empressés, avec Charles, de partir à la recherche d’une de ces fameuses statuettes de dieu-requin dont nous avait longuement parlé Jones. Nous avons fini par en trouver une dans le village de Nimbelowi (cf. infra)100, mais son acquisition s’avéra plus difficile que nous l’avions souhaité :
« Nous avons laissé La Korrigane et nous sommes partis avec deux indigènes dans une pirogue jusqu’à une petite île où se trouvaient plusieurs de ces dieux-requins dans de petites cabanes montées sur pilotis. Ces “dieux” appartenaient à une famille. Chaque famille 112 Régine van den Broek d’Obrenan
À gauche : Place de danse à Vao, encre sur papier dessin, 27,5 × 20 cm. À droite : Interprétation du dessin pour le décor du socle du Globe d’or, grand prix du Yacht Club de France, réalisée par Gustave Alaux. Ci-dessous : Régine, Etera, Étienne et Charles sur le pont de La Korrigane.
Situation d’origine de la statuette dukna, encre sur papier, RvdB 1937, p. 51.
Ci-dessus : Crâne sur monnaies de plumes, tau ou téa, réf. MQB 71.1962.1.140 et MQB 71.1961.103.115. En haut : Statuette dukna entourée de monnaies de plumes, tau et de crânes ancestraux au village de Nonnia, archipel des Santa-Cruz, îles Salomon, croquis no 25 dans le carnet de voyage de Régine. Ci-contre : Le « dieu-requin », sculpture dukna de l’île de Nendö (îles Salomon), réf. MQB 71.1969.51.25. Les grands voyages 115
De haut en bas et de gauche à droite : Notable tatoué du village de Kungava, portant une lance tao hakasanisani, île de Rennell, encre. Notable de l’île voisine de Bellona en 1988 (îles Salomon). Notable du village de Kungava, portant une lance tao hakasanisani, île de Rennell, encre et gouache (dossier sur l’île de Rennell, archives MNHN). Bâton, gakau, représenté sur la planche suivante, île de Rennell, no de dépôt D.39.3.403 (collection particulière). Planche représentant divers objets achetés par les Korrigans sur l’île de Rennell, encre (dossier sur l’île deden Rennell, MNHN). 118 Régine van Broekarchives d’Obrenan
Ci-dessus, à gauche : Élément de poupe (gelatataua) de pirogue de l’île de Nouvelle-Géorgie, réf. MQB 71.1961.103.49. Ci-dessus, à droite : Élément de proue (butugela) de pirogue de l’île de Nouvelle-Géorgie, réf. MQB 71.1961.103.336.
Ci-dessus : Proue nguzunguzu (ou totoishu) en bois incrusté de nacre, achetée au chef Kasa, île de Nouvelle-Géorgie (collection particulière). Ci-contre : Proues de pirogue des lagunes de Roviana et de Marovo, croquis no 58 dans le carnet de voyage de Régine.
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En haut, à gauche : Veuve portant une coiffe particulière, kamumpal, île de Pak, archipel des îles de l’Amirauté, 1935, craie grasse sur papier à dessin, 44 × 27 cm (collection particulière). À droite : Veuve portant une coiffe particulière avec un brassard, île de Pak, archipel des îles de l’Amirauté, 1935, encre sur papier à dessin, 27,5 × 20 cm. Ci-dessus, à gauche : Veuve portant la coiffe kamumpal, des baudriers sur la poitrine et un brassard, île de Pak, archipel des îles de l’Amirauté, 1935. À droite : Coiffe de veuve kamumpal, île de Pak, archipel des îles de l’Amirauté, réf. MQB 71.1962.1.73. Page de droite : Veuve et son enfant. Elle porte la coiffe kamumpal, île de Pak, archipel des îles de l’Amirauté, 1935. 122 Régine van den Broek d’Obrenan
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À gauche : Coupe en bois, man, des îles de l’Amirauté, réf. MQB 71.1961.103.163. À droite : Détail d’un motif sculpté.
Ci-dessus : Divers types de motifs sculptés sur des coupes en bois, man, des îles de l’Amirauté (cf. Reichard 1969, pl. VIII à pl. XV).
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À gauche : Déséchouage de La Korrigane avec l’aide de plusieurs bateaux, encre sur papier, RvdB 1937, p. 68. Ci-dessous : Déchargement des gueuses par les marins de La Korrigane. En bas : La Korrigane sur le fleuve Sépik, entourée par les pirogues des riverains.
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Masques à long nez de la région de Kaningara, encre sur papier, RvdB 1937, p. 67.
Page de gauche : Partie supérieure de la grande maison cérémonielle Kaneyawi du village de Kaningara. Ci-contre, en haut : Partie supérieure d’une des grandes maisons cérémonielles du village de Kaningara, dessin à l’encre, 27,5 × 20 cm. Ci-contre, en bas : Masques à long nez dans une nouvelle maison cérémonielle du village de Kaningara, 2007. Les grands voyages 131
Le retour à Marseille (17 juin 1936) Une fois arrivées à Marseille, nous sommes vite remontées vers Paris, où je fus très heureuse de retrouver mon fils François qui m’attendait avec impatience depuis des mois chez mes beaux-parents. Il avait bien changé depuis que je l’avais quitté voilà presque deux ans. Il avait alors 4 ans et il était devenu un petit garçon très vif. Je souhaitais faire une surprise à mes compagnons de voyage pour leur retour et me mis à préparer une exposition de mes dessins et de mes peintures. Je pris alors les contacts nécessaires, peu de temps avant de mettre au monde, le 26 avril 1936, un second garçon auquel Charles et moi avions décidé de donner le prénom d’Alain. Ma sœur Solange accepta d’en être la marraine. Je télégraphiai immédiatement l’heureuse nouvelle à mon mari qui se trouvait alors en mer Rouge. L’information lui parvint quelques jours plus tard, à son arrivée à Suez. C’est à cette même époque que je dus gérer l’arrivée des caisses contenant les objets envoyés de nos différentes escales ; je fus donc en contact épistolaire avec Anatole Lewitzky149 du musée du Trocadéro. Lorsque j’appris par un télégramme que La Korrigane était en Méditerranée, à quelques jours des côtes françaises, je me suis réjouie et je suis partie en voiture pour Marseille par la Nationale 7. C’est finalement le 17 juin 1936 qu’eurent lieu nos retrouvailles tandis que tout le pays était dans l’effervescence de l’arrivée au pouvoir du Front populaire après les élections du 3 mai. Les Korrigans furent particulièrement surpris de retrouver une telle ambiance en France :
« Je suis arrivée à Marseille pour accueillir le retour du voyage. C’était quelque chose d’extraordinaire […] Pour l’arrivée du bateau, il n’y avait pas de foule comme on peut le voir maintenant lors de l’arrivée de certains navigateurs […] Il y avait beaucoup d’agitation, à Paris, d’inquiétude et on se demandait comment cela allait tourner » (RvdB 1998). « Les sirènes ont marché une grande partie des journées, les drapeaux rouges flottaient sur les navires, des autos remplies d’agitateurs se sont promenées sur les quais mercredi dernier. Tout cela est bien triste150. » Les membres de la famille Schneider étaient très inquiets au sujet de la situation sociale en France. Cependant, il n’y eut aucune grève durant la période du Front populaire dans les entreprises de la société familiale, ce qui est un fait remarquable et le fruit d’un paternalisme consensuel. Mais le nouveau gouvernement de Léon Blum fit perdre à la Société l’un des plus beaux fleurons de ses productions, l’artillerie. En effet, la loi du 11 août 1936 nationalisa la fabrication de l’armement de guerre151.
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Retour de La Korrigane à Marseille, RvdB 1937, p. 81.
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Expositions à Paris et travail au musée de l’Homme (1936-1939) Le retour de La Korrigane fut fêté par diverses institutions auxquelles le frère de Régine, Étienne, appartenait, comme le Yacht Club de France166 et la Société de Géographie167. Dix jours seulement après le retour du yacht à Marseille la Société de Géographie exposa, du 24 juin au 11 juillet 1936, un ensemble des œuvres réalisées par Régine durant ses années de voyage autour du monde. Elle pensait faire une bonne surprise aux Korrigans pour fêter leur retour, mais ils n’apprécièrent pas spécialement son initiative. La préface du petit catalogue rédigée par le maréchal Franchet d’Esperey168, président de la Société de Géographie, était très élogieuse à son égard : « Aussi les toiles de Mme van den Broek d’Obrenan sont-elles non seulement l’expression d’un talent agréable et sûr, mais encore de précieux documents notamment en ce qui concerne les îles du Pacifique dont l’artiste a su fixer la physionomie si particulière. » La première de couverture de ce catalogue reproduisait, en noir et blanc, son pastel Danse sur la plage à Tahiti. L’exposition était composée essentiellement de dessins, de peintures à l’huile, de pastels et d’aquarelles avec présentation de quelques objets rapportés par l’expédition « pour accentuer l’atmosphère que dégagent si bien les tableaux », comme le précise la préface qui annonçait une exposition à venir au musée de l’Homme. Selon O’Reilly (1984, 1), « y figuraient des scènes de danse, des liturgies sauvages, des rituels de passage, des paysages rencontrés ». Quelques spécimens naturalisés de la faune aquatique du Pacifique y furent également exposés dans un aquarium. La presse commenta abondamment cet événement très parisien qui eut lieu dans l’ancien hôtel particulier du prince Roland Bonaparte169. Ces commentaires reflètent bien l’esprit de l’époque : « Mme d’Obrenan rapporte une collection de tableaux et de pastels qui seront exposés à partir d’aujourd’hui à la Société de Géographie170 » ; « Ayant beaucoup vu, Mme van den Broek a beaucoup retenu […] Si l’on en croit les amusants dessins de cette exposition, le tour du monde des passagers de La Korrigane fut riche en aventures inédites. C’est ainsi que nous faisons connaissance avec le dernier anthropophage, que nous contemplons des phoques effrontés gravissant l’échelle de coupée, que nous apprenons comment on déguste certaine liqueur faite avec du jus de racines mâchées par des vierges, etc.171. » Paris Midi du 25 juin 1936 rapporte dans un article intitulé « La Moisson autour du monde » : « Mme Van den Broek d’Obrenan expose […] une suite de peintures à l’huile, de pastels ou d’aquarelles représentant des vues, des types ou des scènes pittoresques croqués au cours de cette randonnée : avec un talent très personnel, très fin, plein d’une élégance racée, quelquefois ironique, la voyageuse nous montre des paysages océaniens, des danses, des cérémonies à Bali,
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Couverture du catalogue de l’exposition des œuvres de Régine à la Société de Géographie en juin-juillet 1936 (archives de la famille Ganay).
En haut : Portrait de Régine van den Broek d’Obrenan. Ci-dessus : Carton d’invitation pour le vernissage de l’exposition à la Société de Géographie (archives de la famille Ganay).
à Java, à Bornéo, des spécimens de poissons splendides de couleur et tourmentés de forme. » Le Figaro du 26 juin annonce « le vernissage des œuvres de Mme van den Broek d’Obrenan, qui furent faites au cours du voyage autour du monde de La Korrigane ». Le critique de L’Intransigeant du 1er juillet 1936, dans sa rubrique Expositions, écrit à ce sujet : « On peut voir [...] une soixantaine de ces œuvres, aussi intéressantes au point de vue documentaire que curieuses au point de vue de l’art. Il semble qu’au contact de tant de peuplades primitives, l’artiste ait senti le besoin d’une technique dépouillée et simple, presque naïve, mais heureusement sensible aux grands rythmes élémentaires. » Une autre exposition fut organisée par la Société de Géographie, du 12 au 28 février 1937, pour présenter les photographies réalisées par Étienne de Ganay, Charles van den Broek et Jean Ratisbonne. C’est à cette occasion que Régine donna un de ses pastels représentant Une danse sur le feu à Tahiti au musée des Colonies. Le jour de l’inauguration, Charles donna une conférence intitulée « Périple de La Korrigane aux îles peu connues du Pacifique ». Le Journal des débats du 18 février 1937 commenta ainsi l’événement : « Les photographies qu’ils rapportent sont marquées d’une empreinte personnelle, curieuse, souvent hiératique. Les paysages, les ciels, les rivages de l’Océanie sont reproduits avec un charme et une vigueur très particulière, sous des éclairages savants et variés. Les portraits d’indigènes, les reproductions de cases, de villages, de scènes rituelles de danse ou de magie offrent un intérêt exceptionnel au point de vue ethnologique ou ethnographique. La réunion de ces images d’une grande beauté forme un ensemble particulièrement saisissant. » Dans sa chronique172, André de Fouquières écrit : « L’intérêt de ce voyage était accru du fait qu’ils ont pu aborder à certaines îles qui, ne se trouvant pas sur les itinéraires habituels des “longs courriers” et des caboteurs, ne sont presque jamais visitées par les Blancs. Ils ont pu y étudier des autochtones dont les mœurs ancestrales n’ont pas encore été modifiées par notre civilisation. » Les Korrigans se sont alors attelés à préparer une grande exposition dont l’inauguration était prévue pour l’ouverture du nouveau musée de l’Homme dans l’aile Passy du palais de Chaillot. Le nouveau jeune ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, Jean Zay, venait récemment d’en signer le décret de création. À l’occasion de cette nouvelle année 1937, les Korrigans firent imprimer par la société Sapho une carte de vœux à deux volets qu’ils envoyèrent à tous les amis et personnes qui les avaient accueillis durant leur périple autour du monde. Une belle photographie de La Korrigane, sous voiles, ornait la couverture ainsi que les dates de départ et d’arrivée : mars 1934, juin 1936. À l’intérieur, un petit mot de remerciements : « De retour en France, La Korrigane vous envoie ses meilleurs souhaits pour 1937. Ses passagers se souviendront toujours de votre bon accueil et se rappellent à votre amitié. » Un dessin de Régine représentant le visage d’un élégant jeune homme
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Troisième et dernier séjour à Tahiti (1939-1942) Depuis son retour à Paris, Charles avait de nouvelles envies de voyages et souhaitait repartir à Tahiti. Il déposa donc auprès du ministère des Colonies un projet de mission207 aux Établissements français de l’Océanie, pour l’été 1939, avec une demande de subvention de 20 000 francs. Quelques mois auparavant son père Franz avait rencontré des membres du cabinet de Georges Mandel, le ministre des Colonies, au sujet de l’affaire de Sheikh-Saïd208. Charles comptait effectuer des recherches à Tahiti, Moorea et aux îles Marquises. Il mit en avant le fait que son épouse l’avait toujours secondé lors de ses dernières expéditions depuis 1931 et que, depuis 1937, elle avait travaillé auprès de lui au musée de l’Homme. Il ajoutait qu’au retour de l’expédition de La Korrigane elle avait contribué à classer et à rédiger les fiches descriptives de tous les objets rapportés. Avant son départ, Charles laissa dans les tiroirs de la photothèque du musée de l’Homme sa collection de photographies réalisées au cours de son voyage de noces et durant l’expédition de La Korrigane. Il donna diverses consignes à un assistant, Mariani, pour la bonne marche du département d’Océanie durant son absence209. Vers la fin de 1938, le couple emménagea au 21 boulevard Richard-Wallace à Neuilly dans un immeuble acheté par les parents de Charles. Alain, leur fils cadet, se souvient très bien, malgré son jeune âge à l’époque, de sa mère, très élégante, tenant un long fume-cigarette au volant d’une Hotchkiss. Au mois d’août 1939, ils quittèrent le 21 boulevard Wallace pour s’embarquer sur un bateau de ligne, en espérant parvenir à destination avant la déclaration d’une Seconde Guerre mondiale. C’est en arrivant à Panama qu’ils apprirent par la presse la déclaration de guerre. Ils avaient confié leurs deux enfants François et Alain, âgés de 7 et 3 ans, à leurs grands-parents paternels auxquels ils laissaient la charge et la responsabilité de leur éducation. Charles, dont c’était le quatrième voyage à Tahiti, était chargé d’une mission d’études ethnographiques et archéologiques par le ministère des Colonies, l’inventaire des sites à protéger aux îles Marquises210. Paul Rivet lui remit une lettre de recommandation211 pour les autorités locales. Une jeune femme, Madeleine de Bellescize, ayant travaillé au musée de l’Homme212, les rejoignit à Panama et fit route avec eux jusqu’à Tahiti. Elle eut de grandes difficultés pour vivre à Papeete. Elle aurait été accueillie dans une famille locale et, après avoir été la secrétaire de Charles213, aurait participé à l’inventaire de la maison royale des Pomaré. Jean Ratisbonne fut mobilisé, dès 1939, durant la « drôle de guerre », au 145e régiment d’artillerie lourde hippomobile, avant d’être fait prisonnier
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et envoyé en Allemagne d’où il ne rentrera que deux ans plus tard. Étienne de Ganay fut mobilisé quant à lui dans la Marine et rejoignit la flotte à Toulon. Il fut affecté à la détection des sous-marins, mission pour laquelle il sera décoré de la Légion d’honneur. Il demeura avec sa famille à Toulon jusqu’en 1941 avant de rentrer à Paris, 51 rue Bugeaud ; ses enfants Françoise et Gérard furent envoyés à Fougerette jusqu’en 1945. Solange, la sœur de Régine, s’engagea comme ambulancière de la Croix-Rouge. Ce qui lui vaudra plus tard d’être décorée de la Croix de guerre avec cette citation : « Conductrice volontaire d’énergie, d’un courage et d’une endurance dignes des plus grands éloges. A prodigué ses efforts pour ravitailler et évacuer malades et blessés, civils et militaires, dans les zones les plus menacées, sans aucun souci du danger » (Calame-Griaule 2003, 170). Madame Wilhelmine de Vogel van den Broek, la grand-mère de Charles, décéda à l’âge de 77 ans au début de l’année 1940 dans son appartement de Neuilly, au 21 boulevard Wallace. Lors de l’armistice du 22 juin 1940, la France fut partagée en deux par une ligne de démarcation et le domaine de Rivaulde de même que celui du Plessis-Fortias à Huisseau-en-Beauce se retrouvèrent alors dans la zone nord occupée. Le château de Rivaulde fut réquisitionné par les Allemands. Madame Henri Schneider partit s’installer dans le château des Juigné en Normandie. La vie continuait dans la capitale occupée et, le 12 avril 1940, Monique fut sollicitée par Patrick O’Reilly pour donner une conférence sur la religion de Rennell devant les membres du Centre d’Études océaniennes214. Avec l’aide de Marie-Charlotte Laroche215, Maurice Leenhardt accepta, en 1940, la responsabilité de chargé du département Océanie laissée vacante par le départ de Charles. Monique vint elle-même chercher au département une trentaine d’objets provenant de La Korrigane pour l’exposition216 « La France d’outre-mer » qui eut lieu d’avril à juin 1940. Peu de temps après, comme de nombreux Parisiens, les parents de Charles, Franz et Atja van den Broek, durent fuir vers le sud de la France avec leurs deux petitsfils durant l’exode de mai-juin 1940. Après un séjour à Castillonnes, ils allèrent s’établir à Cannes jusqu’au débarquement allié en Afrique du Nord qui provoqua l’invasion de la zone libre par les troupes allemandes et italiennes. Au printemps 1943, ils retournèrent vivre au château du Plessis à Huisseau-en-Beauce avec leurs petits-enfants. Dès leur arrivée217 à Tahiti, Régine et Charles s’attelèrent à la réorganisation du musée qui dépendait de la Société des Études océaniennes. Charles donna une série de conférences dans le cadre de cette Société dont il était devenu membre bienfaiteur depuis plusieurs années218. Il se rendit aux îles Marquises pour effectuer la mission qui lui avait été confiée par le ministère des Colonies auquel il fit transmettre un rapport par l’intermédiaire d’un commandant de navire. Au début
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UNE ŒUVRE ICONOGRAPHIQUE
Un voyage en bande dessinée
Couverture de l’ouvrage Les Korrigan autour du monde, 1937.
Les dessins de Régine van den Broek les plus originaux sont ceux qu’elle a réalisés directement sur le terrain. Ils lui ont permis d’exprimer ses impressions au quotidien en 170 petits croquis à l’encre : « Pour l’album des Korrigans autour du monde, j’ai réalisé les différents dessins au fur et à mesure des traversées » (RvdB 2001). Mis les uns à côté des autres, dans l’ordre chronologique, ils constituent une sorte de bande dessinée. Il est probable que Régine ait été influencée par la mode du moment car les premières années de 1930 correspondent à l’apparition de héros de bandes dessinées qui vont devenir très célèbres dans le monde entier. La souris Mickey Mouse de l’Américain Walt Disney commençait à être connue en France dans les journaux pour la jeunesse et au cinéma. Le dessinateur belge Hergé publiait à cette époque dans Cœurs vaillants la première aventure de Tintin et le Français Jean de Brunhoff profita de l’ouverture de l’Exposition coloniale de 1931 pour faire paraître dans le Jardin des modes l’histoire d’un petit éléphant, Babar, qui connaîtra également un succès international. Régine a rempli, au jour le jour, ce carnet de petits croquis qu’elle décrit (1937, 1984, 4) comme « un aide-mémoire dressé entre les escales dans le but de constituer un souvenir synthétique de ce que j’ai vu autour du monde ». Curieusement, aucun croquis ne concerne son séjour en NouvelleZélande. Elle a fait le choix d’épurer ses dessins à l’extrême pour ne pas transformer en pensum sa tâche quotidienne de reporter-illustratrice. Elle a choisi plusieurs motifs pour servir de fils conducteurs d’un bout à l’autre de l’ouvrage. La représentation du yacht La Korrigane, que l’on retrouve une vingtaine de fois, plus ou moins à l’identique, la proue tournée, soit vers la droite soit vers la gauche, permet de donner un rythme correspondant aux différentes étapes du voyage. Mais ce sont principalement les deux petits personnages, héros
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Ci-dessous : Interprétation de la pêche aux cailloux comme décor d’une assiette de faïence (par Marie-Christine van den Broek). En bas : Hommes et femmes resserrant la barrière tressée en feuilles de cocotier durant une pêche aux cailloux à Bora-Bora.
En haut : Pêche aux cailloux, RvdB 1937, p. 35. Ci-dessus : Pêche aux cailloux, RvdB 1937, p. 36. Page de droite, en haut : Les poissons sont poussés vers la barrière en feuilles de cocotier durant une pêche aux cailloux, 1935, pastel (collection particulière). Page de droite, en bas : Pêche aux cailloux, 1969, aquarelle, 26 × 23 cm (collection particulière).
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Un carnet de voyage illustré de croquis de terrain L’œuvre la plus intéressante de Régine au plan ethnographique est certainement son album de croquis dessinés à la mine de plomb (Coiffier 2014). Sur la première page est inscrit : « Croquis pris sur le vif au voyage de La Korrigane 1934-1936 ». Cet album, qui comprend 80 pages de dessins, n’illustre cependant pas l’ensemble des pays visités lors du voyage. Aucun croquis ne concerne les îles Marquises, la Nouvelle-Zélande, les îles Fidji ou la Nouvelle-Calédonie. Certaines îles semblent avoir attiré plus que d’autres l’intérêt de Régine. L’île de Malakula aux NouvellesHébrides est présentée en 22 planches, les îles Salomon en 32, dont une dizaine pour l’île de Rennell et une douzaine pour les Santa-Cruz, les îles Amirauté en 17. En revanche, seules trois planches illustrent les îles Sous-le-Vent et quatre la région du fleuve Sépik en Nouvelle-Guinée. Aucun dessin ne concerne les lieux visités avant la traversée du canal de Panama et après la descente du Sépik. La plupart de ces dessins, réalisés directement sur le motif, fournissent des informations ethnographiques des plus intéressantes quant à la situation locale d’œuvres collectées et cela d’autant plus qu’ils sont parfois complémentaires de photos faites par Étienne, Charles et Jean. La représentation de l’intérieur d’une maison des hommes (n’hamel) du village de Vîomâhta (croquis no 2) avec un groupe d’hommes assis devant une série de naloan, instruments dont les sons évoquent la voix des esprits ancestraux, est un document relativement rare. Il est possible de distinguer, suspendus au-dessus de ces naloan, dont la vue est totalement interdite aux femmes et aux noninitiés, des crânes ancestraux dont deux exemplaires ont été acquis par les Korrigans (Coiffier 2001, 129) et, au fond de l’édifice, une petite porte encadrée par deux mannequins funéraires (rambaramb). Régine a inscrit le nom de l’un d’entre eux, le chef Taimi Meran7. Il paraît étonnant, encore aujourd’hui, que les hommes de ce village aient autorisé une femme (même étrangère) à pénétrer dans ce lieu très tabou. Le croquis no 9 du pignon de la maison commune du village de Longbongalô au sud de l’île de Malakula apporte des compléments d’information aux photos prises par Charles au même endroit. En effet, on y constate la présence de coquillages tritons empalés sur les excroissances de la sculpture faîtière alors qu’ils ne sont pas visibles sur les photographies. Le grand pilier et l’extrémité de la poutre faîtière furent démontés pour être transportés sur La Korrigane (RvdB 1937, 47 et 48) avant d’être envoyés en France. Après leur présentation dans le cadre de l’exposition de 1938, ces deux pièces grandioses orneront durant plusieurs dizaines d’années la salle du restaurant le Totem du
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Intérieur d’une maison avec des effigies rambaramp et des masques, dans l’île de Malakula, RvdB 1937, p. 44. Intérieur de la maison des hommes n’hamel du village de Vîomâhta dans l’île de Malakula avec deux effigies rambaramp dans le fond, croquis no II dans le carnet de voyage de Régine.
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Ci-contre : Pignon de la maison des hommes n’hamel de Longbongalô avant dépôt du pilier central. Ci-dessous : Pignon de la maison des hommes du village de Longbongalô, croquis no 9 dans le carnet de voyage de Régine. En bas : Démontage d’un pilier à Longbongalô dans l’île de Malakula, RvdB 1937, p. 47.
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Ci-dessous : Élément terminal de la poutre faîtière, sculpté d’un visage anthropomorphe, maison des hommes n’hamel de Longbongalô, réf. MQB 71.1961.103.11. Ci-contre : Section du pilier de la maison des hommes n’hamel de Longbongalô, avec gravures de tortues, poissons et faces anthropomorphes, réf. MQB 71.1961.103.10.
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Ci-dessus : Un « mariage arrangé » chez les Big nambas, dessin à l’encre, 27,50 × 20 cm Ci-contre : Tournage d’un mariage arrangé chez les Big nambas, RvdB 1937, p. 46.
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Ci-dessus : « Mariage » chez les Big nambas, pastel, 1935, 59 × 43 cm (collection particulière). Ci-contre : Danse autour des ignames liées sur des perches, lors du « mariage » chez les Big nambas.
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Tournage d’un film réalisé par Douglas Fairbanks Senior. Son directeur de production, Chuck Lewis, avec un cameraman, Jean Ratisbonne et des villageois.
musée de l’Homme. Les illustrations d’une cérémonie de mariage dans un village Big nambas en sept séquences, à l’aide de croquis très simples, montrent la disposition des groupes de danseurs avec des plans au sol pour essayer de transcrire la scénographie. Des commentaires rédigés durant la cérémonie permettent de préciser les mouvements des danseurs. Cette cérémonie est décrite dans l’ouvrage de Charles dans un chapitre intitulé « Un mariage manqué chez les Big nambas » (CvdB 1939, 103). L’ethnologue Jean Guiart, spécialiste de la région, remet en cause sa réalité : « Le dossier de cette soi-disant cérémonie de mariage est suspect. Les mariages Big nambas sont des affaires tranquilles et n’ont pas lieu sous cette forme, la future épousée étant obtenue très tôt pour être élevée par sa belle-mère et jouer enfant avec son futur mari. Il s’agit ici de l’interprétation européenne locale des mariages canaques sur l’ensemble du Nord Vanuatu » (2003, 24 et 25). De nombreux détails rapportés par Charles ne lui semblent pas crédibles, ce qui fait écrire à Jean Guiart que les Korrigans se seraient fait manipuler soit par leur guide tahitien Rhô , soit par Tom Harrison9 (Guiart 2003, 25). La cérémonie du mariage de la fille aînée du chef des Tenmaru, décrite par Charles comme étant extrêmement rare, n’aurait été, en réalité, qu’une vaste mascarade bien organisée et destinée au tournage d’un film sous la direction de Douglas Fairbanks Senior10 et de son directeur de production Chuck Lewis11. Il existe, en effet, un certain nombre d’incohérences dans la description. Le dessin de la page 46 (RvdB 1937) intitulé On tourne chez les cannibales, où l’on voit un cameraman, sous une large ombrelle, en compagnie des « deux hurluberlus », vient accréditer la thèse de Jean Guiart12. « Les gens de Tenmaru n’ont aucun souvenir de toute l’aventure et sont formels : Harrison n’est jamais monté à Tenmaru, et il n’est jamais descendu le long de la côte plus loin qu’Espiègle Bay. Les habitants de Mantawat sont tout aussi formels, tout s’est passé chez eux » (Guiart 2013, 451). « Harrison a quitté Mantawat sur le yacht de l’acteur Douglas Fairbanks, le Caroline, avec à bord Lady Ashley » (Guiart 2013, 131).
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Page de gauche, en haut : Fabricant de monnaie de plumes utilisant un cylindre en bois en guise de métier, croquis no 23 dans le carnet de voyage de Régine. En bas : Cylindre en bois creux servant de métier sur lequel étaient fabriquées les monnaies de plumes des îles Santa-Cruz, croquis no 22 dans le carnet de voyage de Régine. Ci-dessous, à gauche : Demeure-atelier d’un fabricant de monnaie de plumes, RvdB 1937, p. 50. Ci-dessous, à droite : Plaquettes, lendu, de plumules collées les unes sur les autres sur une bande étroite de vannerie avec outils de travail, palette nopi et spatule. Oiseau (Myzomela cardinalis) dont les seules plumules rouges du jabot sont utilisées pour cette industrie. Réf. MQB 71.1961.103.113, 71.1961.103.110, 71.1961.103.112.1, 71.1961.103.131, 71.1961.103.118 (1 et 2), 71.1961.103.114. En bas : Monnaie de plumes tau ou téa provenant du village de Manjambo, réf. MQB 71.1961.103.115.
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Ci-dessous : Tisserand en train de travailler sur son métier fixé aux montants en bois de la charpente de son habitation, croquis no 31 dans le carnet de voyage de Régine. En bas, à gauche : Métier à tisser, nombû, du village de Vanga (archipel des Santa-Cruz, îles Salomon), réf. MQB 71.1961.103.106 1 à 7. En bas, à droite : Natte tissée avec des fibres de bananier (archipel des Santa-Cruz), réf. MQB 71.1962.1.130. Page de droite : Portrait d’un jeune homme de l’île de Santa-Catalina (îles Salomon), portant des disques de bois ou de tridacne dans ses lobes d’oreilles et un peigne dans ses cheveux, 1935, craie grasse, 44 × 30 cm (collection particulière).
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Ci-contre, en haut : Danse à Tahiti, 1947, pastel, 52 × 36 cm (collection particulière). Ci-contre, en bas : Marche sur le feu à Tahiti, intitulé Danse polynésienne, non daté, pastel, musée du quai Branly, réf. MQB 10173. Page de gauche, en haut : Danse sur la plage à Tahiti, 1936, pastel, 60 × 44 cm (collection particulière). Page de gauche, en bas : Marche sur le feu, RvdB 1937, p. 34m.
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SOUVENIRS D’UNE EXTRAORDINAIRE AVENTURE
Les difficultés de l’après-guerre
Visite à l’intérieur de l’île de Malakula (Nouvelles-Hébrides), 1948, pastel sur papier gris, 69 × 49 cm (collection particulière).
Après l’armistice de 1940, le château du Plessis Saint-Amand (Fortias), près de Vendôme, où vivaient les beaux-parents de Régine, se retrouva en zone occupée par les troupes allemandes. Franz van den Broek le fit inscrire, en 1943, sur la liste des Monuments historiques. Lui et sa femme participèrent activement à un réseau clandestin de résistance. Depuis le départ à Tahiti de Charles et Régine, en 1939, ils avaient la charge de leurs deux enfants, François et Alain. Franz van den Broek conseilla, en tant que maire de Huisseau-en-Beauce, à cinq jeunes gens de sa commune, de ne pas répondre à une convocation pour partir travailler en Allemagne au titre du STO. Edgard Richer se souvient qu’en juin 1943, il avait été question de leur faire traverser la Manche par un avion qui devait venir les chercher. D’après lui, ce projet aurait été échafaudé par Franz et son fils Charles résidant en Angleterre1 (Rigollet 1984, 140). Quatre de ces jeunes gens suivirent ces conseils et allèrent se cacher dans les bois. Le garde du château, René Perrin, les ravitailla régulièrement jusqu’au jour où ils durent quitter leur cache lorsque les Allemands envahirent la propriété (Rigollet 1984, 140). Le sort s’acharna sur les Van den Broek lorsque, le 5 avril 1944, Franz et Atja furent dénoncés aux autorités allemandes pour avoir accueilli des parachutages anglais dans le parc de leur propriété. En juin 1943, deux tonnes d’armes avaient été, en effet, larguées sur le territoire de la commune de Huisseau-en-Beauce2. Les époux van den Broek, leur secrétaire M. Godin et une habitante de Prunay, Blanche Foucher (Rigollet 1984, 140), furent convoqués à la Kommandantur de Blois et immédiatement arrêtés par la Gestapo. Franz y subit d’odieux traitements lors de son interrogatoire par la tristement célèbre Mona avant d’être transféré à Orléans (Rigollet 1984, 140). Les enfants, François et Alain, se retrouvèrent donc sous la seule responsabilité de
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Nouvelle version (1995) du carton proposé à la maison Hermès en 1946, aquarelle, 39 × 32,50 cm (collection particulière).
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