N° 73
Décembre 2013
Revue de recherche et d’information publiée sous l’égide de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU), avec le soutien de la Direction générale des patrimoines, de l’École du Louvre et de l’Institut national d’histoire de l’art
Ouvrage édité avec le concours du Centre national de la recherche scientifique
SOMMAIRE DU N°73 – Décembre 2013 Objets sacrés 3
Claire Barbillon, Sophie Mouquin Introduction
PersPectives
9
Anne-Françoise Jaccottet Sacrifice en image ou image de sacrifice ? L’autel dit de Vespasien à Pompéi
15
Madeleine Blondel Conserver et exposer l’objet sacré : l’expérience du musée d’Art sacré de Dijon
27
Pierre Alain Mariaux Du trésor au musée. Notes pour une histoire de l’exposition des reliquaires au trésor de Saint-Maurice d’Agaune
Études
39
Bilal Annan « Parce qu’il a entendu sa voix, qu’il le bénisse » : représentations d’orants et d’officiants dans les sanctuaires hellénistiques d’Oumm el-‘Amed (Liban)
53
Émilie Roffidal-Motte Autour de l’urne d’Allesandro Algardi (1634) : art, dévotion et pouvoir à la basilique royale de Saint-Maximin
65
Thibault Boulvain Des palais du Tsar aux palais du Peuple : Tsarskoié-Sélo en révolution, 1917-1941
75
Isabelle Jacqueline Sur l’exposition Trésors des églises de France, 5 février-24 mai 1965 : quelle avancée ?
85
Fanny Fouché Exposer le patrimoine religieux : un défi muséographique ? Le cas du « trésor d’orfèvrerie » du musée de Cluny
97
Kunsang Namgyal Lama Du sacré produit en masse : les tsha tsha du monde tibétain
105
Ludovic Jouvet L’image dans le texte. La commande des retables en Provence à la fin du Moyen Âge
117
Benoît Manauté La manufacture Mauméjean, un acteur essentiel du renouveau de l’art sacré
129
Fanny Drugeon Les multiples formes sacrées des Nouvelles Images
137
Lucile Roche Symboles, reliques ou ex-voto d’une nature sacralisée : la nature et ses fossiles dans les illustrations de la Physique sacrée de Johann Jacob Scheuchzer (1732)
149
Émilien Bruneau L’ere ibeji et le culte des jumeaux chez les Yoruba
159
Damien Delille Le langage des anges. Charles Filiger et les instruments de sublimation magiques
MÉthode
169
Wolf Dieter Heilmeyer La « déesse de Berlin » : histoire et réception d’une statue grecque archaïque
varia
publiés en ligne sur le blog de l’APAHAU Gabrielle Heywang Le Parc Montsouris, un parc haussmannien inforMations
181 190
Résumés/Abstracts Auteurs ayant participé à ce numéro
introduction
À l’origine du thème de ce numéro, soulignons quelques considérations liées à l’actualité de l’histoire de l’art comme à celle de la production artistique elle-même. Peu de temps avant la parution du présent numéro, on aura pu découvrir en librairie l’ouvrage d’Isabelle Saint-Martin, directrice d’études à l’EPHE et directrice de l’Institut européen en sciences des religions (IESR) : Art chrétien, art sacré : regards du catholicisme sur l’art, France, XIXe-XXe siècles 1, dans lequel sont retracées les différentes étapes du regard que le monde catholique a porté sur l’art pendant les deux derniers siècles. Quelques mois auparavant, au musée du Quai Branly, Aurélien Gaborit, responsable des collections Afrique, présentait une exposition consacrée à l’initiation dans les forêts guinéennes, Bois sacré 2, qui faisait découvrir au public des masques de cérémonies d’initiation émanant de sociétés secrètes guinéennes, ivoiriennes et libériennes. D’une manière presque concomitante, Madeleine Blondel, conservatrice honoraire du musée d’Art sacré de Dijon, dont elle conçut et théorisa la muséographie, fut à l’origine, avec Dominique Dendraël au musée du Hiéron de Paray-le-Monial, d’une exposition novatrice invitant dix-huit femmes artistes à explorer, avec leur identité féminine, la notion de spiritualité 3. Ces œuvres présentées en contrepoint de sculptures ou de tableaux des siècles précédents, questionnaient le statut des objets sacrés, l’investissant même d’une manière puissamment novatrice (rappelons, par exemple, la création d’Hélène Mugot, Du sang et des larmes, gouttes de verre rouge et de cristal clair, 2004). Horizons divers, démarches intellectuelles différentes, mais convergence vers une même question : celle de l’objet sacré, qui ne saurait totalement se confondre avec celle de l’art religieux, même si elle y prend naturellement place. L’histoire de l’art religieux se développe considérablement à la fin du xxe siècle, comme en témoigne le bilan bibliographique, du reste exclusivement consacré aux travaux portant sur les époques moderne et contemporaine, publié en 2006 par Jean-Michel Leniaud et Isabelle SaintMartin 4. Elle comporte, comme par le passé, une forte dominante architecturale, avec une mention spéciale liée à l’art du vitrail. Mais se ressent le besoin d’outils propres à l’étude des arts liturgiques, dont rend compte la publication, en 1996, du Dictionnaire des arts liturgiques de Bernard Berthod et Elisabeth Hardouin-Fugier 5. Le fait de considérer le patrimoine religieux comme une des composantes du patrimoine culturel, qui va de pair avec le phénomène de sécularisation des lieux de culte, devenus lieux de patrimoine, déplace et élargit imperceptiblement la perspective, ce que précise, à la même période, le colloque Forme et sens, organisé à l’École du Louvre en cette même année 1996 : de nouvelles confrontations entre cultuel et culturel s’y révèlent 6. Placer la problématique des « objets sacrés » à la croisée de l’histoire de l’art, de l’anthropologie, de l’ethnologie et de la théologie, est ainsi le moteur de nouvelles recherches, au moins en histoire de l’art. L’ouvrage d’André Chastel, consacré au retable d’autel, déploya le champ d’étude en démontrant que l’évolution même de la forme du tableau d’autel témoignait d’une unification à la fois narrative et spatiale et rendait aux œuvres toute leur portée liturgique et symbolique 7. À sa suite, d’autres historiens de l’art se sont engagés dans des travaux qui renouvellent les connaissances sur la matérialité des œuvres 8 et surtout sur l’espace liturgique et sacré, notamment ceux de Frédéric Cousinié. Ce dernier ambitionnait, il y a déjà vingt ans, de susciter une nouvelle HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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approche du regard : « Qu’en est-il en effet du lieu privilégié de présence du sacré ? […] S’agit-il même seulement de ‘voir’ ? Le sacré est-il bien un objet pour le regard […] ? Porté nécessairement vers l’étude du visible et de ses « formes », l’historien de l’art a trop négligé […] ce qui n’est que peu visible mais qui pouvait être la préoccupation première des fidèles : les reliques, […] les ‘saintes’ images – le Sacré » 9. Quelques travaux reflètent un état de la question, notamment dans une perspective anthropoethnologique ; ou encore dans une perspective théologico-liturgique. Alors que les premiers concernent surtout les cultures extra-occidentales, les seconds sont presque exclusivement tournés vers l’Occident chrétien et consacrés à la question des reliques. Les pratiques liées aux objets sacrés, et aux liens étroits entre culte et objet, intéressent au plus haut point les chercheurs. Le postulat à l’origine de la table ronde organisée, les 14 et 15 avril 2005, à l’université de Paris-Ouest la Défense, était explicite : « quelle est la place de l’objet créé, c’est-à-dire de l’artefact fait de main d’homme, dans le domaine du sacré, censé être le plus étranger à l’homme, différent et séparé de lui, et des pratiques impliquant de tels objets dans les relations des hommes avec le sacré ? » 10 Si l’on remonte un peu en amont, au milieu du xxe siècle, force est de constater que la question de la spiritualité a longtemps dominé les études des « objets sacrés », et qu’elle a peut-être, en partie tout du moins, favorisé une approche essentiellement théologique et liturgique. La célèbre revue dominicaine L’Art Sacré, fondée en 1935, a fait l’objet de plusieurs études universitaires, notamment la thèse de Sabine de Lavergne, Art sacré et modernité. Les grandes années de la revue « L’Art sacré » (1992) ou encore celle de Fanny Drugeon, auteur d’un article dans le présent volume, Incarnation sans figures ? L’abstraction et l’Église catholique, 1945-1965 (2007) 11. Ces travaux académiques sont complétés par la réédition, en 2008, des ouvrages du père Couturier, Art et liberté spirituelle et Se garder libre. Journal 1947-1954 ; et par la publication en 2004 des actes du colloque, Marie-Alain Couturier, un combat pour l’art sacré 12. Plus récemment encore, l’ouvrage de Françoise Caussé, La Revue « L’Art Sacré », Le débat en France sur l’art et la religion (1945-1954), issu de sa thèse de doctorat soutenue en 1999, apporte des éléments nouveaux sur la revue elle-même, certains de ses principaux acteurs et surtout sur les débats qui ont animé une France catholique souvent déchirée, au lendemain de la seconde guerre mondiale et à l’aube du Concile Vatican II 13. L’intérêt porté au lien entre la création artistique et le religieux, entre image et art sacré ne se dément pas, comme en témoignent, en France, des initiatives aussi diverses que la création en 2009 d’une revue bimestrielle Arts sacrés 14, la publication en 2012, sous la direction de Fanny Drugeon et d’Isabelle Saint-Martin, d’un ouvrage sur L’art actuel dans l’église de 1980 à nos jours 15, le dynamisme du blog « rencontre patrimoine religieux » 16, ou encore les opérations de recherche de mécénat lancées par la Junior Entreprise de l’École du Louvre et la Sauvegarde de l’Art Français dans le cadre du projet Le plus grand musée de France 17. Après les questions liées à l’image, aux liens entre spiritualité et créativité, et à la création contemporaine suscitée par la foi, ce sont les reliques qui ont suscité la production la plus abondante de la part des chercheurs. Dans les années 1980-1990, l’ouvrage de Patrick-J. Geary, Furta Sacra: Thefts of Relics in the Central Middle Ages, paru en 1978 et traduit en français sous le titre Le Vol des reliques au Moyen Âge en 1993, et l’étude magistrale d’Hans Belting, Bild und Kult: eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, publiée en 1990 puis en français en 1998 sous le titre Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, ont considérablement renouvelé la recherche 18. L’intérêt des historiens de l’art pour les reliques est ancien, et fut longtemps porté par des approches plus théologiques et historico-politiques – comme les travaux d’Arnold Angenendt et Anton Legner 19 – qu’artistiques ou muséologiques, mais bénéficie d’une certaine actualité. Si les reliques et les reliquaires chrétiens ont fait l’objet de plusieurs publications savantes, comme celle, fondatrice, de Joseph Braun en 1940 20, c’est surtout dans le dernier quart du xxe siècle que les études se sont multipliées. En dresser la liste exhaustive n’est pas de notre sujet et serait impossible ici, mais il faut citer pour l’époque, les travaux de Jannic Durand et Holger A. Klein 21 ; et pour la période médiévale ceux de Jean-Pierre Caillet, Pierre Alain Mariaux, Bruno Reudenbach et Gia Toussaint, Élisabeth Taburet-Delahaye, Susanne Wittekind 22. À ces publications, s’ajoutent, essentiellement depuis la fin des années 1980, des expositions 23. Plus rares sont les chercheurs qui se sont intéressés à la période moderne ou contemporaine, même si quelques travaux, volontiers plus théologiques ou anthropologiques, y font référence 24. Quelques ouvrages, récents là aussi, démontrent cependant toute la richesse du sujet pour des périodes plus contemporaines comme celui d’Yves Gagneux, consacré aux reliques et reliquaires des xixe et xxe siècles 25. 4
C’est souvent grâce à d’autres disciplines que les recherches, en histoire de l’art, se sont développées. Comme le relève Nicolas Brock, « l’ouverture de l’histoire de l’art vers l’anthropologie, initiée par Hans Belting dans ces mêmes années [1980], a stimulé le renouvellement des méthodes » 26. Plus encore même, « le champ des reliques, objets relationnels par excellence, est ainsi un chantier modèle d’une anthropologie sociale et artistique de l’objet » 27. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les contributions des chercheurs du Centre d’anthropologie religieuse fondé par Alphonse Dupont à l’EHESS, puis particulièrement les travaux de Philippe Boutry et Pierre-Antoine Fabre 28. Si l’anthropologie enrichit les méthodes des historiens de l’art, le phénomène inverse s’observe également et explique que les anthropologues 29, les ethnologues et les spécialistes de cultures extra-occidentales, aient peu à peu investi le domaine des reliques et des objets sacrés, dans une perspective qui tient compte de la matérialité des œuvres tout autant que de leur sens, de leur signification et de leur perception. L’exposition réalisée par Yves Le Fur, La mort n’en saura rien au musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO) en 1999, fut, à ce titre, exemplaire 30. Elle affrontait des questions fondamentales, notamment comment « le musée, ce sanctuaire des valeurs laïques et républicaines, peut-il au nom des droits de l’homme, se transformer en sanctuaire religieux ? » On ne saurait oublier les ouvrages destinés à définir les conditions de la protection et de la conservation du patrimoine religieux. Si certains portent exclusivement sur les bâtiments (églises, temples, synagogues, mosquées, ermitages 31…) ou les orgues, d’autres concernent précisément les objets religieux. En France, les questions de conservation préventive ou curative, plus que celles qui concernent à proprement parler la muséographie, ont fait l’objet de tables-rondes et de colloques, ou encore de publications régionales, qui témoignent des réflexions théoriques et pratiques nées des prescriptions déontologiques et techniques 32. Plus récemment, et dans un champ plus large que celui de la recherche, la question a été revivifiée en France par l’introduction de l’enseignement de l’histoire des arts dans l’enseignement primaire et secondaire, dans la mesure où l’enseignement du fait religieux, qui l’avait précédé, se trouvait confronté à cette nouveauté. La question est parfois prise à rebours et interroge la place du patrimoine artistique dans l’enseignement des faits religieux 33. En décembre 1994, il y a quasiment vingt ans, paraissait le 28 e numéro de la revue Histoire de l’art, intitulé : L’art et le sacré. Il serait inexact de prétendre que nous avons voulu célébrer un anniversaire. Mais un rappel succinct du contenu de ce numéro n’est pas inutile, car il permet de mesurer les évolutions et les écarts, d’une courte génération à l’autre. Le monde de la recherche en histoire de l’art n’aborde en effet pas ce type de sujet de la même manière aujourd’hui et hier. En 1994, le numéro de la revue comprenait un article dans la rubrique « perspectives », six études et une tribune. Paul-Louis Rinuy, dans la première contribution, étudiait la part de la sculpture dans la « querelle de l’Art Sacré », à l’origine de laquelle se trouvait le Christ de Germaine Richier, réalisé en 1951 pour la chapelle du plateau d’Assy. À partir de l’étude de quelques exemples de représentations sculptées du Christ ou de personnages qui lui sont liés, notre collègue montrait qu’elles avaient suscité une forme d’iconoclasme que des œuvres relevant d’autres techniques (peinture, vitrail, architecture...) n’avaient jamais déclenchée, ce que pouvait expliquer l’idée, admise dans différentes cultures, mais au premier chef dans celle de l’Occident chrétien, selon laquelle « la sculpture est naturellement faite pour la représentation des dieux » 34. Les études portaient, comme l’a toujours souhaité la rédaction de la revue, sur différentes périodes et touchaient à différents domaines de notre discipline : l’architecture et le Moyen Âge étaient présents grâce à une monographie d’édifice « La chapelle Saint-Hubert à Chauvirey-Le-Châtel » par Sandrine Rosier, la peinture et la période moderne par l’étude que Frédéric Cousinié consacrait au maître-autel des Minimes de la place Royale de Paris et à sa description par JeanFrançois Niceron (« Voir le Sacré : perception et visibilité du maître-autel au xviie siècle »), le grand décor peint au xixe siècle et ses enjeux idéologiques étaient représentés par l’article de François de Vergnette (« Anticléricalisme et naturalisme au Panthéon : le décor de Jean-Paul Laurens »), le vitrail et l’architecture religieuse au xxe siècle enfin par les articles respectivement consacrés par Françoise Caussé et Nicolas Nogue à « La commande de vitraux de l’église de Bréseux à Manessier » et à « La contribution de Bernard Laffaille à l’architecture religieuse des années cinquante ». Pour clore ce numéro, Dominique Ponnau laissait un vibrant appel à la sauvegarde, à l’étude et à HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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la conservation du patrimoine cultuel en France, lui qui, outre la direction de l’École du Louvre, assurait alors la présidence de la Commission nationale pour la sauvegarde et l’enrichissement du patrimoine cultuel. Un seul article, parmi tous ceux-là, portait sur des objets extra-occidentaux : celui de Frédérique Servain-Riviale, qui traitait des « statues funéraires en terre cuite du Mexique occidental », type d’objets très présent dans les collections d’art précolombien, trop souvent considéré comme relevant des représentations anecdotiques et profanes, alors qu’une étude plus approfondie permet de déceler leur place dans le registre du sacré (symbolique astrale, pratiques invocatoires et propitiatoires…). L’examen de ce sommaire comparé à celui du présent numéro fait apparaître, à lui seul, les déplacements de points de vue, les évolutions méthodologiques et historiographiques qui se sont manifestés pendant les deux dernières décades. Les manques aussi. Car malgré l’actualité des musées – avec l’inauguration du département des arts de l’Islam au musée du Louvre en septembre 2012, la multiplication des musées dans la région du Golfe, la richesse et la variété de la programmation du musée d’Art et d’histoire du judaïsme, ou encore celles du musée Guimet ; malgré le développement des travaux sur l’art juif, notamment ceux de Dominique Jarrassé 35, les objets des cultes musulman, juif ou même bouddhique, sont absents. Mais ces absences ne doivent pas éclipser la diversité des approches. En effet, traversant quatre thématiques assez larges – la dévotion (Bilal Annan, Émilie Motte-Roffidal, Thibaut Boulvain), l’exposition (Isabelle Jacqueline, Fanny Fouché), la production (Kunsang Namgyal Lama, Ludovic Jouvet, Benoît Manauté, Fanny Drugeon) et l’imaginaire sacré (Lucile Roche, Émilien Bruneau, Damien Delille), les jeunes chercheurs qui ont contribué à la rubrique « Études » sont moins centrés sur la France, ou même l’Europe, que leurs aînés : un article est consacré à l’antiquité orientale, un autre à l’Afrique et aux transferts culturels afro-américains, un autre encore à des statues tibétaines. Le rapport entre objets naturels et objets sacrés, qui s’inscrit dans la perspective plus générale du dialogue entre sciences et arts, fait l’objet d’une contribution, et les questions de présentation, donc de muséographie, voire d’expographie, font l’objet de deux articles, reliés du reste à ceux de la rubrique « Perspective », dans laquelle deux spécialistes de la réflexion sur le sacré et le musée livrent leur point de vue (Madeleine Blondel et Pierre Alain Mariaux), après la contribution d’une spécialiste d’histoire de l’art romain, Anne-Françoise Jaccottet, qui questionne la mise en image du sacrifice à Pompéi. Le numéro s’enrichit de la traduction de l’article de Wolf-Dieter Heilmeyer, posant un certain nombre des questions clés relatives à la réception d’une statue du panthéon grec archaïque. On n’omettra pas de signaler, en varia, et en édition électronique, un article consacré à l’art des jardins, « Le parc Montsouris, un parc haussmannien », par Gabrielle Heywang. Le thème des objets sacrés, qui permet de convoquer de nombreuses disciplines et de faire dialoguer histoire matérielle et histoire culturelle, anthropologie, théologie et histoire de l’art, n’a pas encore exploré tous les champs de recherche : la question du statut des objets sacrés, celle des modes d’acquisition ou encore des modes de présentation ou de monstration restent encore sousexploitées. Le présent numéro de la revue Histoire de l’art démontre, par la diversité des approches et des méthodes, la richesse d’un sujet qui mérite encore que la recherche s’y consacre.
Claire Barbillon, université de Poitiers Sophie Mouquin, École du Louvre, université Lille III
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NOTES 1. I. Saint-Martin, Art chrétien, art sacré : regards du catholicisme sur l’art, France, XIXe-XXe siècles, F. Boespflug (préface), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. 2. Bois sacré, initiation dans les forêts guinéennes, exposition au musée du quai Branly, 4 mars-18 mai 2014. 3. Une spiritualité au féminin, exposition aux musées d’Art sacré de Dijon et du Hiéron de Paray-le-Monial, 20 mars30 décembre 2013. 4. J.-M. Leniaud et I. Saint-Martin, Historiographie de l’histoire de l’art religieux en France à l’époque moderne et contemporaine : bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives, Turnhout, Brepols, 2006. 5. B. Berthod, É. Hardouin-Fugier, Dictionnaire des arts liturgiques, XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions de l’Amateur, 1996. 6. Forme et sens (actes de colloque : Paris, 1996), Paris, La Documentation française, 1997. 7. A. Chastel, La Pala ou le retable italien des origines à 1500, Paris, L. Levi, 1993. 8. Voir notamment, récemment, la thèse de Daniele Rivoletti, consacrée aux Retables « mixtes » en Toscane et Ombrie à la Renaissance (École Normale supérieure de Pise et Université de Picardie, 2011). 9. F. Cousinié, « Voir le Sacré : perception et visibilité du maître-autel au xviie siècle », Histoire de l’art, décembre 1994, no 28, p. 37-38. Voir également F. Cousinié, Le Saint des saints : maîtres autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006. 10. T. Granier, « Charles Delattre (dir.), Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 2007, mis en ligne le 18 septembre 2008, consulté le 25 juin 2014. Url : http://crm.revues.org/3813. 11. S. de Lavergne, Art sacré et modernité. Les grandes années de la revue « L’Art sacré », Namur, Culture et Vérité, 1992. La thèse de Fanny Drugeon est en cours de publication, sous le titre Sacrées abstractions. Abstraction et Église catholique en France, 1945-1965. 12. M.-A. Couturier, Art et liberté spirituelle, Paris, Éditions du Cerf, 2008 ; M.-A. Couturier, Se garder libre. Journal 1947-1954, Paris, Éditions du Cerf, 2008 ; A. Lion, MarieAlain Couturier, un combat pour l’art sacré, [Nice], Serre, 2004. 13. À ce sujet, voir notamment É. Fouilloux, « Autour de Vatican II : crise de l’image religieuse ou crises de l’art sacré ? », dans O. Christin et D. Gamboni (éd.), Crises de l’image religieuse-Krisen religiöser Kunst, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 263-280. 14. Créée par les éditions Faton, en septembre 2009, elle se donne pour objectif de « revivifier l’intelligence de la culture religieuse à partir de la tradition et des grands moments de la création contemporaine ». 15. F. Drugeon et I. Saint-Martin, L’Art actuel dans l’église de 1980 à nos jours, Paris, Éditions Ereme, 2012. 16. http://rencontre-patrimoine-religieux.blogspot.fr/.
17. http://leplusgrandmuseedefrance.com/. 18. P.-J. Geary, Furta Sacra: Thefts of Relics in the Central Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1978 ; P.-J. Geary, Le Vol des reliques au Moyen-Âge, Paris, Éditions Aubier, 1993 ; H. Belting, Bild und Kult: eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, C.H. Beck, 1990 ; H. Belting, Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, Éditions du Cerf, 1998. 19. A. Angenendt, Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes vom frühen Mittelalter bis zur Gegenwart, Munich, C.H. Beck, 1995 et A. Legner, Reliquien in Kunst und Kult: zwischen Antike und Aufklärung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995. 20. J. Braun, Die Reliquiare des christlichen Kultes und ihre Entwicklung, Fribourg-en-Brisgau, Herder & Co, 1940. 21. Voir notamment J. Durand, « À propos des reliques du monastère du Podrome de Pétra à Constantinople : la relique de saint Christophe de l’ancien trésor de la cathédrale de Cambrai », Cahiers archéologiques, 1998, 46, p. 151-167 ; id., « Le projet de corpus des reliques et reliquaires byzantins en France », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2002 (2008), p. 152181 ; id., Byzance et les reliques du Christ, XX e Congrès international des Études Byzantines, 19-25 août 2001, Paris, Association des Amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2004 ; id. et P. Gasnault, « À propos de reliques byzantines : la translation d’une relique de saint Mammès de Langres à Sceaux en 1726 », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2002, p. 270286 ; J. Durand et J. Thirion, « Autour des reliques de saint Hydulphe de Moyenmoutier », Cahiers archéologiques, 2006, 51, p. 65-92 ; H. A. Klein (éd.), Sacred Gifts and Worldly Treasures, Cleveland, Cleveland Museum of Art, 2007 ; H. A. Klein, Byzanz, der Westen und das « wahre » Kreuz: Die Geschichte einer Reliquie und ihrer künstlerischen Fassung in Byzanz und im Abendland, Wiesbaden, Reichert, 2004 ; H. A. Klein, « Eastern Objects and Western Desires: Relics and Reliquaries between Byzantium and the West », Dumbarton Oaks Papers, 2004, 58, p. 283-314. 22. J.-P. Caillet, « Reliques et architecture religieuse aux époques carolingienne et romane », dans E. Bozóky, A.M. Helvétius (éd.), Les Reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, Brepols, 1999, p. 169-197 ; P. A. Mariaux, « Trésor et reliques, ou l’effet collection », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 2010, 41, p. 27-36 ; B. Reudenbach et G. Toussaint, Reliquiare im Mittelalter, Berlin, Akademieverlag, 2005 ; É. Taburet-Delahaye, « Reliquaires de Saintes Épines données par saint Louis : remarques sur l’orfèvrerie française du milieu du xiiie siècle », Cahiers archéologiques, 1999, 47, p. 205-214 ; S. Wittekind, Altar – Reliquiar – Retabel: Kunst und Liturgie bei Wibald von Stablo, Cologne / Weimar / Vienne, Böhlau, 2004. 23. Notamment : Ornamenta Ecclesiae: Kunst und Künstler der Romanik (Cologne, 1985), Regalia : les instruments du sacre des rois de France, les Honneurs de Charlemagne (Paris, musée du Louvre, 1987-1988), Le chemin des reliques : témoignages précieux et ordinaires de la vie religieuse à Metz au Moyen Âge (Metz, musée de la Cour d’or, 2000), Reliques et reliquaires du XIIe au XVIe siècle. Trafic et négoce des reliques dans l’Europe médiévale (Saint-Riquier, musée départemental de l’Abbaye, 2000), The way to heaven: relic veneration in the Middle Ages (Amsterdam, Nieuwe Kerk et Utrecht, Museum Catharijneconvent, 2000-2001), HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Le Trésor de la Sainte-Chapelle (Paris, musée du Louvre, 2001), ou plus récemment encore Treasures of heaven: saints, relics and devotion in medieval Europe (Londres British Museum, Cleveland Museum of Art, Baltimore Walters Art Museum, 2010-2011) et Le trésor de l’abbaye Saint Maurice d’Agaune (Paris, musée du Louvre, 2014). A. Legner, Ornamenta Ecclesiae: Kunst und Künstler der Romanik, Cologne, Schnütgen-Museums, 1985 ; D. GaboritChopin, Regalia, les instruments du sacre des rois de France, les Honneurs de Charlemagne, Paris, RMN, 1987 ; J. Durand et M.-P. Laffitte, Le Trésor de la Sainte-Chapelle, Paris, RMN, 2001 ; I. Bardiès-Fronty, Le Chemin des reliques : témoignages précieux et ordinaires de la vie religieuse à Metz au Moyen Âge, Metz, Édition Serpenoise, 2000 ; M. Caille, Reliques et reliquaires du XIIe au XVIe siècle : trafic et négoce des reliques dans l’Europe médiévale, Saint-Riquier, Musée départemental de Saint-Riquier, 2000 ; H. von Os, The Way to Heaven: Relic Veneration in the Middle Ages, Baarn, de Prom, 2000 ; M. Bagnoli, H. A. Klein, C. G. Mann, J. Robinson, Treasures of Heaven: Saints, Relics and Devotion in Medieval Europe, Londres, Walters Art Museum, 2010 ; É. Antoine-König et P. A. Mariaux, Le Trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, Paris, Somogy, 2014. 24. Citons notamment : S. Boiron, La Controverse née de la querelle des reliques à l’époque du concile de Trente (15001640), Paris, PUF, 1989 ; J. Dillenberger, Images and Relics: Theological Perceptions and Visual Images in Sixteenth-Century Europe, New York, Oxford University Press, 1999 ; K. Pomian, Des saintes reliques à l’art moderne : Venise – Chicago, XIIe – XXe siècle, Paris, Gallimard, 2003 ; Y. Gagneux, Reliques et reliquaires à Paris : XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2007 ; A. Serra, « Transferts de reliques et circulation des dévotions (milieu xive - milieu xviiie siècles) », Sanctorum, 2008, 5, p. 300-305 ; P. Boutry, P.-A. Fabre et D. Julia, Reliques modernes, Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, EHESS, 2009 ; M. Caillat, « Les cheveux de sainte Thérèse, ou le sacré comme dispositif », Cahiers de l’École du Louvre, 2013, 2, revue en ligne. Url : http://www.ecoledulouvre.fr/revue/numero2/Caillat.pdf. 25. Y. Gagneux, Reliques et reliquaires à Paris : XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2007.
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26. N. Bock, « Reliques et reliquaires, entre matérialité et culture visuelle », Perspective, 2010 (2011), 2, p. 361-368. 27. P. Cordez, « Les reliques, un champ de recherches. Problèmes anciens et nouvelles perspectives », Bulletin d’information de la Mission Historique Française en Allemagne, 2007, 43, p. 102-116. 28. P.-A. Fabre, P. Boutry et al., Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux Révolutions, 2 vol., Paris, EHESS, 2009. 29. Marcel Mauss fit, en ce domaine, figure de pionnier. Voir notamment M. Mauss, La Fonction sociale du sacré, Paris, Éditions de Minuit, 1968. 30. Y. Le Fur (dir.), La Mort n’en saura rien, reliques d’Europe et d’Océanie, Paris, RMN, 1999. 31. 1905-2000. Les Édifices religieux du XXe siècle en Île-deFrance, Paris, Beaux-Arts Éditions, 2013. 32. On notera par exemple, parmi les plus récentes dans chacun de ces deux genres : Regards sur le patrimoine religieux : de la sauvegarde à la présentation (actes de colloque : Bourg-en-Bresse et Belley, 3 sept-2 oct. 1999), Paris, Actes Sud, 2000 et M.-L. Grunenwald, Les Objets mobiliers du patrimoine spirituel des communes : guide pratique d’aide à la conservation, à la protection et à la mise en valeur, Dijon, Conseil général de la Côte d’Or, 2006. 33. I. Saint-Martin, « Le patrimoine artistique dans l’enseignement des faits religieux », dans J. Lalouette, X. Boniface, J.-F. Chanet, I. Eliott (dir.), Les Religions à l’école. Europe et Amérique du nord, XIXe-XXIe siècles, Paris, Letouzey et Ané, 2011, p. 173-185. 34. P.-L. Rinuy, citant E. de Thubert, « La sculpture aux Salons », La Douce France, juin-juillet 1920, no 23, p. 219 dans « La sculpture dans la ‘querelle de l’Art Sacré’ (1950-1960) », Histoire de l’art, no 28, déc. 1994, p. 13. 35. D. Jarrassé et C. Bismuth-Jarrassé, Synagogues de Tunisie : monuments d’une histoire et d’une identité, Paris, Esthétiques du divers, 2011 ; D. Jarrassé, Existe-t-il un art juif ?, Paris, Adam Biro, 2006 ; D. Jarrassé, Synagogues. Une architecture de l’identité juive, Paris, Adam Biro, 2001.
PersPectives
Anne-Françoise Jaccottet
Sacrifice en image ou image de sacrifice ? L’autel dit de Vespasien à Pompéi*
Que se passe-t-il lorsque le sacré est transcrit en images ? Comment représente-t-on des scènes rituelles ? Quels choix dans les moments ou les actes sont opérés par la mise en image ? Pourquoi et pour quoi représente-t-on des scènes rituelles ? Un monument pompéien bien connu permet, en lui-même et par son contexte, de reprendre et d’expliciter ces questions, tout en posant quelques bases de réflexion sur l’usage méthodologique des images de rituel. L’autel dit de Vespasien (fig. 1) se trouve encore aujourd’hui in situ dans le sanctuaire qui borde le forum sur son côté est, directement au nord du complexe d’Eumachia. L’autel, malgré son appellation actuelle d’autel de Vespasien, est unanimement reconnu comme étant d’époque augustéenne vraisemblablement érigé entre 10 avant et 10 après J.-C. ; suite aux dégâts subis en 62 lors du tremblement de terre il a été réparé à l’époque flavienne ou peu avant 1. Il a donc été conçu pour prendre place dans un complexe augustéen, vraisemblablement le sanctuaire du Génie d’Auguste (Genius Augusti), et a gardé sa place et sa fonction, une fois réparé, devant le nouvel édifice cultuel construit sous les Flaviens, un peu plus d’un demi-siècle plus tard. Cet autel est célèbre avant tout pour le relief extrêmement bien conservé qui orne sa face principale et s’offre directement à la vue du visiteur qui pénètre dans l’enceinte (fig. 2). On reconnaîtra au premier coup d’œil une scène sacrificielle dirigée par un officiant 2 agissant capite velato, la tête recouverte d’un pan de sa toge, selon l’usage
Fig. 1. Pompéi, Autel dit de Vespasien, devant les vestiges du temple © cliché de l’auteur. Fig. 2. Pompéi, Autel dit de Vespasien, relief de la face principale © cliché de l’auteur. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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du rite romain. Par la mise en parallèle de ce relief avec d’autres représentations romaines de sacrifices et avec des textes antiques, il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d’une praefatio, soit la libation qui marque le début du rite sacrificiel en ouvrant la communication avec les dieux 3. La figure centrale procède à cette libation en versant rituellement le contenu de sa patère sur le foculus, foyer portatif à trois pieds. Occupant toute la droite du relief, deux victimarii amènent et maintiennent la victime du sacrifice, un taureau. Le victimarius présenté de face devant le taureau est vêtu de la popa qui caractérise sa fonction et porte sur son bras gauche la dolabra qui servira à assommer la victime. Directement derrière le foculus apparaît un tibicen, jouant de la tibia, ou double « flûte », dont la présence – en pleine action – évoque et garantit tout à la fois le silence sacré imposé par la musique et requis pour assurer l’efficacité et la validité du rite effectué. Si l’on ne distingue que la tête et une fraction des faisceaux des deux licteurs derrière la figure de l’officiant, leur présence est capitale en ce qu’elle exprime et représente l’officialité de la cérémonie, effectuée dans le cadre public et garantie par les insignes du pouvoir. Le jeune homme et l’enfant qui occupent la partie gauche du relief sont les deux assistants du sacrifice. Le plus jeune tient dans la main droite une cruche (urceus) et une coupelle à manche (polubrum) dans la gauche, alors qu’il porte autour de son cou une serviette rituelle, ou mantele, trois ustensiles nécessaires aux rites purificatoires auxquels doit se soumettre l’officiant avant la cérémonie. Le plus âgé, au second plan, dans le rôle du camillus 4, assistant du grand-prêtre, prélève de sa main droite dans le récipient réservé à cet effet (molucrum) de la mola salsa, composition à base de céréale (épeautre) et de sel destinée à « immoler » la victime, c’està-dire à la consacrer au dieu à travers ce rituel avant sa mise à mort 5. On l’aura constaté, le relief met en scène des objets précis, des figures investies d’autant de fonctions particulières, des gestes, des vêtures, des attitudes, que l’on peut nommer de leur nom antique, connaître et re-connaître. Reconnaître si l’on se place dans l’optique du spectateur antique qui peut s’appuyer sur son expérience directe de pratiques vues et vécues. Connaître en regard de notre position moderne, par le détour de l’étude des témoignages croisés et combinés d’autres documents antiques, qu’ils soient textuels ou figurés 6. Ce relief peut ainsi être lu, au premier degré, sous son aspect « informatif », dans notre optique comme une pièce importante d’un puzzle que l’on s’efforce de compléter pour « décrire et comprendre le sacrifice » 7. Les deux faces latérales de l’autel semblent alors s’insérer dans cette même dynamique informative. Seuls des objets, flottant dans l’espace au-dessous d’une guirlande, ornent chacun des deux côtés de l’autel, mais des objets directement impliqués dans les actes rituels sacrificiels. Un urceus, une patère et un simpulum, sorte de louche à puiser, sur le côté gauche (fig. 3), qui représentent le « nécessaire » de base de la libation. Et sur le côté droit (fig. 4) un mantele, lié à la purification rituelle des mains dans les
Fig. 3. Pompéi, Autel dit de Vespasien, face latérale gauche © cliché de l’auteur. 10
SACRIFICE EN IMAGE OU IMAGE DE SACRIFICE ? L’AUTEL DIT DE VESPASIEN À POMPÉI
Fig. 4. Pompéi, Autel dit de Vespasien, face latérale droite © cliché de l’auteur.
rites préliminaires, une acerra, petit coffret contenant l’encens pour les rites de praefatio (libation initiale) et un lituus, insigne par excellence des augures. Nous aurions ainsi tout un vocabulaire sacrificiel sur cet autel, vocabulaire articulé en une certaine syntaxe si l’on considère la cohérence des groupes d’objets présentés sur chacune des deux faces latérales, renvoyant par leur mise en commun à des moments ou des étapes du rite sacrificiel et si l’on regarde encore leur mise en scène, en actes et en gestes sur la face principale. Mais en marge de cette lecture « informative » et directe – ou faussement directe – des reliefs de cet autel, j’aimerais proposer un autre point de vue, une lecture qui s’appuie sur d’autres questions : qu’est-ce qui est véritablement proposé à notre regard sur ces reliefs ? Comment cela nous est-il montré ? Et dans quel but ? Avec quelle intention ces combinaisons d’objets et cette scène rituelle ont-ils été composés ? Comment a donc été construite l’image et comment pouvonsnous, devons-nous la lire et la comprendre ? Nous l’avons vu, la scène principale renvoie au rite de la praefatio signifiée par l’acte de libation sur le foculus, foyer portatif. Mais cette définition sommaire, ce titre donné à l’épisode, ne suffit pas à rendre compte de tous les éléments présents sur le relief. Comme souvent sur les images, nous avons affaire ici à une conflagration de moments différents du rite sacrificiel. Le jeune garçon tout à gauche de la scène, qui tient la serviette rituelle, la cruche et la coupelle à manche, évoque la purification rituelle qui a déjà eu lieu au moment de la praefatio ou libation d’ouverture proprement dite. Les deux victimaires avec le taureau et la hache ou maillet servant à assommer la victime annoncent quant à eux la mise à mort qui aura lieu. Et le camillus qui prélève la mola salsa renvoie par la ritualité qu’il suggère à l’immolatio ou consécration de la victime qui prendra place entre la praefatio, représentée au centre de la scène, et l’abattage suggéré par le groupe de droite entourant la victime. Présent de la praefatio, passé de la purification (lavatio), futur proche de la consécration de la victime (immolatio) et futur plus lointain de l’abattage : le relief met ainsi en scène, en un seul tableau, une temporalité éclatée du sacrifice. Des remarques similaires peuvent être faites si l’on passe de la temporalité évoquée à la spatialité contenue dans la scène. Le prêtre officie, comme de juste dans le cadre de la praefatio, sur un foyer portatif, le foculus, point central du relief. Mais le sacrifice qui est annoncé par les victimaires et le taureau nécessite un autel stable sur lequel seront brûlés les exta, une partie des viscères et abats de la victime. Cet autel, ara, indispensable au rite sacrificiel, n’est pas représenté. Il est éludé sur le relief bien qu’annoncé par le taureau et les victimaires. Mais cela ne signifie pas que cet autel soit absent. Il est là bien sûr, c’est lui qui porte la scène figurée de cette praefatio à la temporalité augmentée. La mise en abyme de l’autel fixe (ara) est ainsi évitée par la complémentarité entre la représentation, centrée sur le foculus, et le support, qui renvoient chacun à deux phases distinctes de la temporalité du sacrifice. C’est la combinaison du relief et de l’autel qui le porte qui permet HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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d’exprimer l’entier de la spatialité des rites sacrificiels ; c’est en retour cette dialectique spatiale qui donne son ancrage physique au déroulement temporel complet de l’acte rituel. Nous pouvons avancer d’un pas encore dans la compréhension de l’ordonnancement spatial de la scène représentée. Les actes rituels effectués ou annoncés sont placés devant un édifice tétrastyle placé en arrière-plan et dont on remarque la décoration faite de tentures, de guirlandes et de boucliers. A-t-on affaire à la façade d’un temple, à une portion de la colonnade d’un portique du sanctuaire ? Peu importe finalement pour la lecture de la représentation. Il n’est pas nécessaire, pour l’efficacité du message iconographique, qu’une représentation reproduise fidèlement un bâtiment auquel elle renvoie 8. La dynamique d’une représentation figurée n’est pas celle d’une reproduction photographique, même si des éléments « réels » entrent dans les composantes de l’image 9. Il n’y a donc pas lieu d’attendre du relief qu’il montre la réalité exacte ; il suffit qu’il évoque de façon convenue un cadre attendu. Le spectateur antique identifiait immanquablement cette représentation au sanctuaire dans lequel il se trouvait, quel que soit le degré de réalisme de la représentation de l’édifice ; seule la fonction est pertinente dans le message figuré. Et le fait que cet édifice soit décoré renvoie à son ancrage dans une fête et ainsi à sa fonctionnalité « en action ». Il est d’ailleurs généralement admis que la scène sacrificielle représentée renvoie à un moment précis, à une célébration particulière, celle de la dédicace du temple et de l’ensemble ; qu’elle y renvoie, encore une fois, tout comme pour l’édifice représenté, et non qu’elle la représente fidèlement. La présence de cet édifice décoré en arrièreplan de la représentation de la praefatio sur le relief rappelle encore, aux chercheurs que nous sommes, que l’autel n’est pas un « objet d’étude flottant » mais bien un élément d’un tout, qu’il a une place déterminée dans un ensemble, architectural et surtout fonctionnel et qu’il a été conçu en fonction de cet environnement. La réflexivité du relief par rapport au cadre de l’action représentée nous mène ainsi à combiner la spatialité et la temporalité de la représentation figurée dans son contexte ou plutôt ses contextes emboîtés. Nous avons vraisemblablement représenté ici un sacrifice « historique », un sacrifice fondateur qui ouvre un cycle rituel nouveau. Mais loin de rester cantonnée à l’évocation d’un seul moment rituel précis et unique, la représentation élargit la portée de cet acte ponctuel et inaugural, par son inscription dans ses différents contextes. Prenons tout d’abord les faces latérales de l’autel, qui portent en gravure les instrumenta, les ustensiles de la célébration (fig. 3-4). Il ne s’agit pas d’un lexique rituel à l’intention des archéologues, historiens des religions ou autres spécialistes de l’Antiquité, pas plus que pour les spectateurs antiques, bien au fait des usages et des objets nécessaires au rite. Ces instrumenta ont une double fonction. Ils disent tout d’abord le respect des usages et des règles par l’emploi approprié des bons objets. Chaque objet représenté, seul ou en combinaison, implique des gestes, des actes rituels essentiels, entre purification et libation. Le lituus, insigne des augures, convoqué ici, prend un sens fort : il assure, par le renvoi à la présence d’un augure, la légitimité et la solennité du processus fondateur 10. Les faces latérales insèrent le sacrifice premier dans une juste ligne de pratiques conformes qui lient passé, présent et futur. Par là même – et c’est la seconde dimension qu’on peut leur reconnaître – ils dilatent l’événement unique représenté en une pratique régulière, régularisée. Nous passons ainsi de l’événement historique ponctuel à la pratique rituelle régulière, du particulier au générique. La face postérieure de l’autel complète encore le message en focalisant le message autour de la figure d’Auguste (fig. 5) : les deux lauriers en pied renvoient à Apollon, divinité particulièrement mise en exergue par Auguste, et plus précisément encore aux deux lauriers érigés de part et d’autre de l’entrée de la maison d’Auguste sur le Palatin ; la couronne civique (corona civica) faite de feuilles de chêne et entourée de bandelettes est inscrite sur un bouclier (clipeus) qui fait référence au clipeus virtutis, bouclier décerné, tout comme la couronne civique, par le Sénat à Auguste pour célébrer ses quatre vertus. Ainsi, tant les lauriers que la couronne et le bouclier renvoient à un moment précis, l’année 27 avant notre ère, qui vit le Sénat accorder non seulement le titre d’Auguste à Octavien, mais encore ces trois insignes honorifiques qui deviendront l’emblème de son pouvoir légitime. Le relief postérieur inscrit donc le rite, institué et entré dans la pratique régulière, dans la sphère des honneurs rendus à l’empereur. Le rite sacrificiel représenté sur la face principale peut dès lors être perçu dans toutes ses nuances, dans l’enchâssement de ses contextes et du jeu multiple de spatialités et de temporalités plurielles. L’autel, par ses quatre faces, combinées, exprime la mise en place, légitime et conforme, 12
SACRIFICE EN IMAGE OU IMAGE DE SACRIFICE ? L’AUTEL DIT DE VESPASIEN À POMPÉI
Fig. 5. Pompéi, Autel dit de Vespasien, face postérieure © cliché de l’auteur.
des honneurs cultuels à l’empereur. En faisant dialoguer le foyer portatif représenté (foculus) et l’autel (ara) qui le porte, de même qu’en combinant, sur la représentation, divers temps du rituel, c’est le jeu de spatialité et de temporalité interne au rite sacrificiel qui est offert au spectateur. Le dialogue entre la face principale et les faces latérales ôte à l’événement historique ponctuel son caractère unique pour le faire entrer dans la norme et le calendrier régulier. Quant à l’inscription de l’autel dans le cadre du sanctuaire, elle dit l’unité finale du temps et du lieu, par l’entremise du rite réel, répété. C’est dans cette direction, me semble-t-il, qu’il convient de lire ce relief sacrificiel et de chercher le pour-quoi de sa présence. Présence tout sauf anecdotique, narrative, informative en tant que telle. L’objectif premier de cet ensemble représentatif et fonctionnel est bien d’ancrer une pratique religieuse, nouvelle, dans une temporalité et une spatialité qui lui confèrent une légitimité. Peut-on dès lors et malgré tout utiliser ce relief, sur une base méthodologique, pour reconstituer une pratique sacrificielle antique ? La question est délicate et appelle une réponse nuancée. Le relief principal et les faces latérales nous donnent bien un certain « vocabulaire » rituel : les objets mis en scène(s) sont à n’en pas douter reproduits de façon réaliste, tout comme certaines attitudes et certains gestes. La mise en parallèle des documents antiques, figurés et textuels, nous permet de les « reconnaître » et de reconstituer ainsi certains éléments, surtout matériels, à l’œuvre dans le rite. Ces éléments réalistes ne sauraient pourtant faire du relief une représentation exacte et fidèle d’un rituel. Ce que nous voyons représenté, c’est un consensus rituel bien plus qu’un compte rendu rituel. Le rite est un moyen d’exprimer un message. Celui du bon ordre, de la légitimité et ainsi de la communication bien menée et donc efficace avec le divin, garantissant la sauvegarde de la société : la pax deorum est respectée et soigneusement entretenue. L’utilisation d’une scène rituelle n’est jamais en elle-même un enjeu communicatif, mais bien un outil pour dire quelque chose d’autre. Nous avons bel et bien avec cet autel pompéien un cas de figure idéal pour l’exploitation de l’image rituelle dans un but informatif : tous les contextes peuvent être déterminés, les caractéristiques « réalistes » de ce genre de reliefs sont largement reconnues et nous pouvons faire dialoguer les « données » recueillies sur cet autel avec d’autres documents figurés et avec des textes. Que demander de mieux sur le plan méthodologique ? Peut-être simplement la prise en compte de l’essence et du statut d’une image. Même dans ce cas de figure idéal, même si la scène renvoie à un événement précis, il convient de reconnaître que ce que nous voyons représenté n’est pas un rituel mais du rituel ; non pas du particulier mais du générique ; du conventionnel, du consensuel, dont le code représentatif est certes suffisamment vrai-semblable pour créer la re-connaissance du spectateur antique, mais qui s’inscrit dans un HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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discours généralisant et légitimant qui ôte à la représentation toute relation d’immédiateté par rapport à un rituel qu’on tenterait de re-construire sur cette base. Peut-être suffit-il simplement de reconnaître que nous avons là, comme avec toutes les représentations de ce style, non pas un sacrifice en image, mais une image de sacrifice.
Après une une thèse consacrée aux associations cultuelles dionysiaques (dir. Claude Bérard 1997), Anne-Françoise Jaccottet a enseigné l’archéologie classique aux Universités de Lausanne, de Neuchâtel, de Zurich et de Bâle ; elle a également été Directeur d’études invitée à l’EPHE (sciences religieuses, Nicole Belayche, 2006). Elle est depuis 2010 nommée à l’Université de Genève. Ses principaux axes de recherche sont le dialogue entre texte et image et la resémantisation par les Chrétiens de schémas iconographiques « classiques ».
NOTES * Cette lecture de l’autel dit de Vespasien à Pompéi est une reprise de la partie introductive – ou prolégomènes méthodologiques – d’une étude présentée à l’EPHE dans le cadre du séminaire de madame Nicole Belayche, le 20 mars 2013, et portant sur l’expression de rituels, entre texte et image, sur des stèles anatoliennes. 1. Sur l’analyse structurelle et stylistique de l’autel pour assurer sa datation augustéenne, cf. J. D. Dobbins, « The Altar in the Sanctuary of the Genius of Augustus in the Forum at Pompeii », Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts (Römische Abteilung), 1992, 92, p. 251-263. 2. Nous n’aborderons pas plus largement ici la question de l’identification de cet officiant : un magistrat de la colonie, un prêtre, ou l’empereur lui-même sacrifiant à son génie ou son numen ? L’ambiguïté de la représentation n’est sans doute pas innocente, cf. ibid., p. 254 et 260-261. 3. Sur les différentes phases du sacrifice romain et les documents antiques qui nous permettent de les reconstituer, on se référera aux articles synthétiques suivants du Thesaurus Cultus et Rituum Antiquorum (ThesCRA) : AA.VV., « Le sacrifice dans le monde romain », vol. 1, Los Angeles, The Paul Getty Museum, 2004, p. 183-235 (avec le catalogue qui suit) ; AA.VV., « Personnel de culte : monde romain » et « Kultinstrumente », vol. 5, Los Angeles, The Paul Getty Museum, 2005, respectivement p. 66-146 et p. 147-418 (avec les catalogues qui suivent). Voir également J. Scheid, Quand faire c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Paris, Flammarion, 2005 ; F. Prescendi, Décrire et comprendre le sacrifice. Les réflexions des Romains sur leur propre religion à partir de la littérature antiquaire, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2007 (en particulier « La description d’un modèle », p. 31-51) ; V. Huet, Le Sacrifice romain sur les reliefs historiques en Italie, thèse de doctorat sous la direction de John Scheid, EHESS, 1992. 4. Sur l’identification des camilli et leur distinction par rapport aux pueri patrimi matrimique, cf. F. Fless, Opferdiener und Kultmusiker auf Stadtrömischen historischen Reliefs, Mayence, 1995, Verlag Philipp von Zabern, p. 4351. Si le plus âgé des deux jeunes assistants semble bien être un camillus, le plus jeune doit plutôt être considéré comme un représentant des pueri patrimi matrimique ; je 14
suis en cela l’avis de John Scheid et Valérie Huet (articles du ThesCRA cités supra note précédente). 5. Que l’immolatio dérive étymologiquement de mola et soit donc liée non à la mise à mort proprement dite mais à la consécration de la victime aux dieux, c’est ce que laisse voir la littérature antiquaire et notamment Festus (Paul.-Fest. 97 L : immolare est mola, id est farre molito et sale, hostiam perspersam sacrare). Cf. Prescendi, Comprendre et décrire le sacrifice, p. 36-37 et note 141. 6. A. V. Siebert, Instrumenta sacra : Untersuchungen zu römischen Opfer-, Kult- und Pristergeräten, Berlin/New York, W. de Gruyter, 1989. 7. Selon le titre de l’ouvrage de Francesca Prescendi cité supra note 3. 8. Les exemples de divergences entre un « modèle » réel et sa figuration sur des reliefs ou des monnaies abondent. Je ne citerai à titre d’exemple, et pour rester à Pompéi, que le temple de Jupiter Capitolin, représenté avec quatre colonnes sur le relief du laraire de L. Caecilius Iucundus qui met en scène les dégâts du tremblement de terre de 62, alors que le temple « réel » en compte six en façade (cf. V. Huet, « Le laraire de L. Caecilius Iucundus : un relief hors norme ? », dans M.-O. Charles (éd.), La Norme à Pompéi (I er siècle avant - I er siècle après J.-C.), Studi della Soprintendenza archeologica di Pompei 21, Contributi di Archeologia Vesuviana III, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 2007, p. 142-150 particulièrement p. 144 sur ce point). 9. « La tentation est grande de croire à un réalisme quasiphotographique de la ‘narration en image’, alors que l’image seule possède sa propre réalité, son propre espace-temps, synthèse d’éléments plausibles, reflet nécessairement décalé par rapport au monde pompéien tel qu’il était et fut », ibid., p. 144, à propos du relief du laraire de L. Caecilius Iucundus. 10. Sur le lituus et sa signification (notamment sur les monnaies), cf. Y. Berthelet, « La crosse et la cruche. Symboles de légitimité de l’imperium ou symboles de l’augurat ? », Cahiers « Mondes Anciens » [En ligne], 2013, 4 [http://mondesanciens.revues.org/index1037.html]. Sur les augures, cf. id., Gouverner avec les dieux. Divination publique, pouvoir et autorité, sous la République romaine et au début du Principat, Paris, Les Belles Lettres (Collection « Mondes anciens »), à paraître en 2015.
SACRIFICE EN IMAGE OU IMAGE DE SACRIFICE ? L’AUTEL DIT DE VESPASIEN À POMPÉI
PersPectives
Madeleine Blondel
Conserver et exposer l’objet sacré : l’expérience du musée d’Art sacré de Dijon
Inauguré en 1980, le musée d’Art sacré de Dijon est, selon la charte culturelle de 1975, un dépôt d’objets d’art sacré. Reconnu en 1993 par la Direction des musées de France, il précise alors son champ patrimonial qui s’oriente vers la vie des communautés religieuses féminines. L’histoire de l’aventure qui a conduit à son ouverture et de son développement est éclairante sur l’évolution des pratiques en matière de sauvegarde du patrimoine religieux et de restitution au public.
I - Un dépôt d’objets d’art sacré Dès les années 1930, l’Association pour la conservation des édifices religieux anciens de la Côted’Or (ACERACO), sous l’impulsion d’Albert Colombet (1911-1986), étudie minutieusement le mobilier des églises rurales et organise à partir de 1933 une excursion annuelle pour les visiter 1. En 1936, le conservateur du musée des Beaux-Arts, Pierre Quarré (1909-1980), présente une collection d’art religieux, la collection Dard, dans la chapelle des Élus du palais des États de Bourgogne 2, et monte dès lors régulièrement des expositions sur le patrimoine religieux de la région3. Parallèlement, le prestigieux Festival des nuits de Bourgogne s’accompagnait d’expositions d’art sacré présentées à Dijon dans l’église Saint-Philibert désaffectée 4. À partir de 1968, le service régional de l’Inventaire général, sous la houlette d’Yves Beauvalot, présente le résultat de ses enquêtes dans une salle du musée des Beaux-Arts dite « salle de l’inventaire » 5, assumant ainsi sa mission de faire connaître ce patrimoine. Car les enquêtes en révèlent la richesse certes mais aussi la vulnérabilité : à l’occasion, des œuvres sont sauvées in extremis 6. Ces hommes se mobilisent pour sauvegarder et faire connaître le patrimoine religieux. Par ailleurs, en 1955, l’évêque de Dijon, Mgr Sembel (1937-1964), crée la Commission diocésaine d’art sacré (CDAS) 7 dont la mission est de « veiller à la conservation du patrimoine artistique appartenant à l’Église catholique… d’en dresser l’inventaire et d’en assurer la conservation » 8. En effet, les visites hebdomadaires de ses membres dans les églises révèlent un état d’urgence : de nombreuses œuvres sont en danger en raison de la négligence des hommes certes mais aussi de la vulnérabilité des édifices et des conditions atmosphériques souvent déplorables. Des prêtres éclairés 9 font la guerre aux démolisseurs 10, rejoignant ainsi les missions du service régional de l’Inventaire qui collabore étroitement avec cette commission. Ainsi, l’abbé Louis Ladey (19102003) récupère in extremis chez le maréchal-ferrant du village une statue polychrome en bois du xve siècle représentant saint Sébastien 11 ; cet artisan était en train de la scier consciencieusement pour alimenter son poêle. Dès 1957, Pierre Quarré siège à cette commission en tant que conseiller technique. Il est rejoint en l961 par le conservateur des Antiquités et Objets d’art, l’architecte des bâtiments de France et l’historien du diocèse le chanoine Jean Marilier (1920-1991). Ainsi société civile et société ecclésiale se rassemblent pour un même combat.
1 – Un fondateur
Le porteur du projet est le chanoine Jean Marilier qui, dès 1967, est un membre zélé de la commission régionale et du comité départemental d’Inventaire qui n’hésite pas à accompagner les HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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premières campagnes de l’inventaire sur le terrain, initiant ainsi une étroite collaboration avec le service régional de l’Inventaire général 12. À partir de 1970, le chanoine reçoit une mission d’État en devenant conservateur des Antiquités et Objets d’art (CAOA) 13. Son érudition, sa compétence et son autorité d’homme d’Église en font d’emblée un acteur efficace. Par ailleurs, sa connivence avec la communauté intellectuelle et le moment même de cette entreprise, au lendemain du Concile de Vatican II, démultiplient l’efficacité de son action. Mais que faire des œuvres sauvées ? Dijon ne possède pas de Trésor de cathédrale qui, selon les termes de la loi de 1913 sur les Monuments historiques, doit recueillir ce patrimoine. Le chanoine Marilier décide alors de demander à Pierre Quarré d’accueillir ses collectes dans les réserves du musée des Beaux-Arts 14. Mais il s’agit là d’une solution temporaire… car l’objectif est d’exposer les œuvres. Où trouver le lieu adéquat ? Le maire de Dijon propose alors la chapelle Sainte-Anne 15.
2 - Un lieu
La chapelle Sainte-Anne, classée Monument historique en 1945, est acquise par la ville de Dijon en 1950. Au début du xixe siècle, elle accueillait déjà les œuvres provenant des monastères détruits à la Révolution comme l’autel à baldaquin de Jean Dubois (1625-1693) provenant du monastère de la Visitation fondé dans la ville natale de Jeanne Frémyot en 1622. En 1933 s’ouvre une exposition organisée par des Parisiens, Les Expositions d’art religieux. En 1938, un projet d’installer un musée des Hospices de Dijon s’avère sans lendemain. Chapelle ardente pour les victimes des bombardements de 1944 puis des combats de la Libération de Dijon, elle remplit cette fonction pour les guerres d’Indochine et d’Algérie avant d’être fermée 16. L’idée d’y installer un musée d’Art sacré séduit : ce projet répond à une attente et rejoint la politique de réhabilitation du patrimoine bâti de la ville 17. À la suite de la signature de la charte culturelle en 1975, des travaux commencent et un dispositif de sécurité performant est mis en place ; un coffre-fort-vitrine est offert par le service des Monuments historiques et un gardien logé sur place. Une exposition de préfiguration est inaugurée en 1979 puis le musée ouvre l’année suivante. Dans le guide, le maire rappelle la mission de l’établissement : « Le musée d’Art sacré est le lieu d’accueil des chefs-d’œuvre glorieux ou plus modestes qui ont perdu leur écrin d’origine, et qui, à Sainte-Anne, pourront de nouveau être montrés au public, [des œuvres sont confiées] par des élus et des desservants, inquiets du devenir de leur patrimoine ». Onze vitrines, disposées dans le chœur des religieuses, le vestibule et la chapelle du Saint-Sacrement, reçoivent les œuvres.
3 - Des collections
Depuis 1974, vêtements liturgiques et bâtons de procession notamment s’accumulent dans les réserves du musée des Beaux-Arts, partenaire privilégié de cette entreprise, et en 1980, la collection s’élève à cent huit pièces. Si les acquisitions à titre onéreux demeurent l’exception, l’année 1981 en enregistre soixante-neuf ; elles sont faites dans l’espoir de faire reconnaître le musée par la Direction des musées de France (DMF), mais cette volonté ne s’accompagne ni d’un inventaire règlementaire ni d’un projet scientifique. En effet, le chanoine Marilier donne toute la mesure de son efficacité dans le sauvetage des œuvres mais aucune trame narrative n’induit le parcours muséographique. La mission de l’établissement reste de facto un dépôt diocésain sans pour autant que soient prévus des espaces pour des réserves. Les objets s’accumulent ou sont exposés au gré des espaces disponibles. Un guide décrit les œuvres les plus remarquables tandis que les vitrines s’accompagnent d’une fiche descriptive 18. Enfin en 1987, une exposition de pièces d’orfèvrerie provenant de collectionneurs permet au chanoine Marilier d’insister sur le fait que si ces pièces appartiennent aujourd’hui à des particuliers, c’est qu’elles sont passées par le marché de l’art 19, autre forme d’hémorragie du patrimoine religieux. Le chanoine Marilier quitte ses fonctions en 1990 ; il est alors remplacé par le chanoine Gagey. Mais des difficultés surgissent, notamment avec le service des Monuments historiques. La gestion d’un tel établissement nécessite la présence d’un conservateur du patrimoine pour mettre en œuvre une stratégie plus globale, établir des inventaires réglementaires et bénéficier des subventions de l’État. Le maire de Dijon décide alors de le rattacher au musée de la Vie bourguignonne-Perrin de Puycousin installé dans le cloître voisin depuis 1982 : une nouvelle étape est franchie. 16
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II - Un musée de France La proximité d’un musée de société, où la démarche élargit le champ patrimonial non seulement à la culture immatérielle mais aussi à toute documentation enrichissant la compréhension de l’objet, a des effets directs sur la méthode à mettre en œuvre : une démarche plus globale, proche de l’anthropologie religieuse, ne se limitant plus au seul sauvetage de l’objet et à sa présentation dans un lieu sécurisé. Dans cette optique est réalisée, en partenariat avec le Centre d’anthropologie religieuse européenne, une recherche pluridisciplinaire sur le culte et la dévotion à la patronne de la Bourgogne, sainte Reine, qui aboutit en 1998 à une publication Reine au Mont-Auxois qui fait toujours autorité 20. Cette nouvelle démarche oblige à optimiser la connaissance des collections.
1 - Des outils de gestion
L’établissement d’un inventaire, selon les normes préconisées par la Direction des musées de France 21, s’est avéré prioritaire. Il fallait ouvrir des dossiers-collections éclaircissant la situation juridique des œuvres (pièces juridiques justifiant leur statut, convention de dépôt, arrêté de classement), élaborer des fiches descriptives informatisées avec photographies, marquer chaque œuvre d’un numéro d’inventaire, constituer des dossiers-objets permettant de restituer le contexte de l’œuvre, et relier des registres d’inventaire (acquisitions et dépôts). Il était également nécessaire de rassembler les informations laissées par le chanoine Marilier 22 et de reprendre contact avec les cent trente-deux communes déposantes. La plupart des maires ignoraient ces dépôts dont le souvenir flottait vaguement dans la mémoire de quelques anciens du village. Les affectataires faisaient écho à ces imprécisions car ces collectes appartenaient déjà à des temps reculés. Tout un travail d’archéologie de mémoire est entrepris pour retrouver les circonstances de ces déplacements, établir un consensus entre commune propriétaire et prêtre affectataire afin de déterminer l’année d’entrée au musée nécessaire pour établir le numéro d’inventaire. Respecter cette chronologie permettait d’entrevoir l’évolution des mentalités en matière de sauvegarde du patrimoine religieux. Ce travail a permis d’estimer la collection, allant de l’œuvre exceptionnelle à l’objet de série, et de la chiffrer : 43,68 % de vêtements et linges liturgiques, 14,28 % de pièces d’orfèvrerie, 12,94 % d’objets de dévotion, 6,73 % de sculptures en pierre et bois doré ou polychrome, 5,85 % de peintures sur bois ou sur toile, enfin 5,15 % de livres liturgiques et pièces d’archives, soit une très grande disparité.
2 - Des outils juridiques
Ce travail a également montré combien la gestion du patrimoine religieux génère d’interrogations, notamment auprès des élus souvent éloignés de ces préoccupations patrimoniales. Toute une pédagogie s’est alors mise en place afin de répondre au mieux à leurs questions 23 avec une volonté de transparence auprès des différentes instances : mairie, affectataire, CAOA, Monuments historiques, évêché. Émerge alors le besoin de se munir d’outils juridiques. Pour chaque objet déposé, est établie une convention entre la Ville de Dijon et le propriétaire : douze articles précisent les modalités de gestion et d’exploitation de l’œuvre. Chaque dépôt d’objet est précédé d’un accord écrit du prêtre affectataire car ce dépôt ne constitue pas une désaffectation : il est consenti pour une durée de cinq ans renouvelables par tacite reconduction. Si une restauration s’avère nécessaire, elle ne se réalise qu’après avoir reçu l’accord du propriétaire. Pour les objets bénéficiant d’une protection au titre des Monuments historiques, une convention cadre est signée en 1994 24 entre la Ville de Dijon et l’État ; elle précise les modalités de gestion. Constat d’état, conditions de conservation, de présentation et de transport, valeur d’assurance de l’œuvre, autant d’informations soigneusement consignées. En cas de restauration, le conservateur régional des Monuments historiques en accord avec le conservateur des Antiquités et Objets d’art choisit un restaurateur et définit la nature de l’intervention en collaboration avec le conservateur du musée. À partir de 2003, conformément à la loi Musée, est créée une commission 25 qui statue en matière de restauration ; les dossiers sont alors montés en partenariat avec le conservateur des Monuments historiques. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Ces conventions permettent ainsi d’assurer une politique concertée. Propriétaire, affectataire, évêché, et service des Monuments historiques pour les œuvres classées ou inscrites, possèdent désormais, pour chaque œuvre déposée, un dossier comprenant la copie de la convention accompagnée d’une fiche descriptive illustrée. À la demande des Monuments historiques, le musée accueille aussi temporairement des œuvres en cours de restauration ou qui attendent l’achèvement de travaux dans une église ou l’installation d’un dispositif de sécurité. Pour des cas extrêmes, où des œuvres laissées in situ s’avèrent en danger, ils peuvent exiger le dépôt : le musée joue alors le rôle d’un Trésor de cathédrale 26.
3 – Conservation préventive et réserves
Autre paramètre : la prise en compte des normes de conservation préventive dans les salles d’exposition et dans les réserves. De vastes chantiers sont alors ouverts. L’exposition permanente n’occupant que le rez-de-chaussée de l’église, des espaces annexes sont destinés aux réserves : tribunes, étage au-dessus de la sacristie des religieuses, chambre du prédicateur. Les textiles sont stockés dans une réserve équipée de chasubliers et chapiers récupérés dans des sacristies qui, une fois restaurés et munis de cartons neutres, accueillent les pièces dépoussiérées ; chapes, chasubles, étoles, manipules et voiles de calice, bannières sont stockés à plat afin d’éviter des tensions inhérentes à leur poids provoquant la cassure des fibres. De petits boudins 27 sont alors glissés aux pliures ; les pièces sont classées par couleur séparées par du carton neutre ; les bourses sont glissées dans des pochettes de papier non acide. Aubes, surplis, cottas sont suspendus à des cintres rembourrés, protégés de la poussière par une housse en toile de coton. Tous les textiles sont classés par ordre chronologique de numéro d’inventaire afin de les retrouver facilement. Chaque pièce d’orfèvrerie, après nettoyage, est glissée dans une housse en tissu antioxydant spring imprégné d’argent afin de faire barrière aux sulfures qui provoquent des oxydations ; elle rejoint alors le coffre-fort installé dans la sacristie des religieuses. Pour le support papier, des montages sur papier non acide sont réalisés avant le stockage dans des boîtes placées à l’iconothèque. Enfin deux réserves (peintures et sculptures) sont aménagées dans les annexes où les œuvres sont classées par format sur des râteliers. Dans tous ces espaces, le contrôle de la température et de l’hygrométrie est assuré, tandis que sur les vitres sont posés des films anti-UV.
4 - Des restaurations
Comme ces œuvres sont souvent entrées au musée en raison de leur dégradation, l’état sanitaire de la collection était préoccupant. Un bilan, portant notamment sur les matériaux sensibles, est alors dressé ; des campagnes de constat d’état sont effectuées avec l’équipe du musée pour les textiles, avec un restaurateur pour les autres matériaux (quatre campagnes entre 1997 et 1998 pour l’orfèvrerie ; six campagnes entre 2000 et 2003 pour les peintures ; une campagne en 2000 pour les cires ; une campagne en 2001 pour les sculptures). Ces campagnes ont permis d’optimiser la mise en réserve et d’élaborer un programme de restauration ambitieux grâce à un partenariat avec les Monuments historiques. Aujourd’hui, il reste une œuvre majeure à remonter (l’autel à baldaquin de Jean Dubois), et deux autels à retable 28 à restaurer. Par ailleurs, pour satisfaire au goût de l’époque, lors des restaurations de peintures, réalisées en 1980, les cadres avaient systématiquement été supprimés : des campagnes d’encadrement ont permis soit de retrouver le cadre d’origine 29 soit d’en faire réaliser de nouveaux. Aujourd’hui, la plupart des peintures et sculptures exposées ont bénéficié de ces campagnes. Enfin, certaines pièces d’orfèvrerie ont pu être restaurées et un bichonnage systématique a été fait pour les autres pièces sur les recommandations d’un restaurateur.
III - La spiritualité au féminin La reconnaissance par la Direction des musées de France obligeait également à préciser le champ patrimonial afin de s’inscrire en complémentarité avec les autres musées d’art sacré de France. 18
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Or, le site des Bernardines, où les musées sont installés, induit un thème : celui des communautés religieuses féminines, donnant ainsi une résonance toute particulière au patrimoine bâti où vécurent de 1624 à 1792 des cisterciennes.
1 - Un lieu de mémoire pour la famille cistercienne
Le monastère des Bernardines est l’héritier de l’abbaye Notre-Dame de Tart, première maison féminine de l’ordre de Cîteaux. Si nous sommes loin de l’esprit qui a présidé aux chantiers ruraux du xiie siècle, un esprit régénéré souffle dans les cloîtres dès la fin du xvie siècle et aboutit à des installations urbaines qu’illustre avec pertinence le monastère de Dijon. Durant soixantequinze ans, les cisterciennes construisent ce monastère qui s’achève par l’édification de l’église dédiée à l’Assomption de la Vierge et à Etienne Harding, fondateur de la communauté. Si les Bernardines sont chassées en 1792, les détournements de fonction des xixe et xxe siècles génèrent des modifications qui gênent alors la compréhension du site sur lequel se dressent encore église, cloître et maison des sœurs tourières. Comment restituer l’esprit des lieux ? En 1998, lors des célébrations du ixe centenaire de la fondation de Cîteaux, est proposé un parcours ponctué de quarante 30 effigies de moniales restituant sens et fonction des espaces car, outre les bâtiments, un seul tableau ayant appartenu aux Bernardines est conservé ; tous les objets de la Communauté ont disparu. Une présentation de l’histoire des bâtiments est alors proposée dans deux salles et une troisième accueille une installation suggérant le cheminement d’une moniale de sa prise d’habit jusqu’à son dies natalis. Les sept voies proposées à la postulante dans le Cérémonial pour les vêtures 31 sont alors mises en espace avec un objet-sens ; point de cartels mais un parcours de lumière ; sur le sable, suggérant le désert propice à toute conversion, s’inscrit la phrase : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » 32 tandis que monte l’encens et résonne le Veni Sancte Spiritus. Ainsi, la scénographie évoque des parcours de vie où le quotidien s’organise entre oraison et méditation. Si l’exposition temporaire permet ce type d’installation, aujourd’hui la présence des moniales est plus discrète : les effigies sont transformées en quarante cartels. Un plan de 1792 33 montre l’ordonnance des bâtiments et les dépendances détruites (bûcher, poulailler, boulangerie...). Sont restaurés des détails, comme l’ouverture pour donner la communion où un ciboire est exposé, le tour de la sacristie, l’ermitage du jardin, les caveaux de la fondatrice et des abbesses ; une vitrine montre les objets nécessaires pour donner l’extrême-onction avec les prières afférentes à ce sacrement ; ainsi est rappelé que ce lieu est un grand reliquaire puisque les corps de ces femmes sont dans les caveaux. Enfin l’accès aux sacristies des religieuses et des prêtres et aux tribunes permet de mieux comprendre l’interpénétration des espaces et la circulation des personnes : moniales, prêtres, pensionnaires et laïcs.
2 - De nouvelles collections
Si l’étude des collections a montré qu’elles provenaient essentiellement des églises du diocèse, on y trouve cependant un patrimoine provenant des communautés religieuses dijonnaises. Ce sont tout d’abord les sœurs de Sainte-Marthe, fondées à Dijon en 1628 et fusionnées en 1967 avec la congrégation de la Charité et de l’instruction chrétienne de Nevers, qui recueillent, pendant la Révolution, les corps des suppliciés pour leur donner une sépulture ; après 1905, elles créent une clinique là où elles avaient une petite école ; en 1974, des aménagements les obligent à déposer au musée un autel-retable et deux statues de la fin du xviiie siècle représentant sainte Marthe et sainte Madeleine 34. Puis en 1979, le carmel de Dijon se délocalise à Flavignerot ; certains tableaux, mis au grenier en 1968 lors de l’aménagement de la chapelle, doivent trouver un lieu de conservation ; c’est ainsi qu’entre un Chemin de croix de Paul Deschwanden (1811-1881) 35. Enfin en 1986, le monastère de la Visitation se délocalisant à Vaugneray (69) vide ses bâtiments : soixante-quatre pièces de vêtements sont données au musée qui achète le tableau L’Exaltation de saint François de Sales commandé par la Communauté à Francart lors de la béatification du saint 36 en 1664. Là encore, seul le sauvetage de l’objet préside à ces collectes réalisées dans la précipitation d’une fermeture ou d’une délocalisation ; elles enregistrent cent quatre-vingt-onze dons et onze acquisitions. Mais ces objets, à part des œuvres prestigieuses comme l’autel-retable de Sainte-Marthe ou le tableau de Francart, ne sont pas exposés car trop disparates, ils ne sont pas représentatifs d’une famille spirituelle. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Depuis lors, d’autres collections sont entrées à la suite de la fermeture des carmels d’Autun et de Beaune 37 et sont exposées dans la sacristie des religieuses. Lors de la fermeture d’un monastère, la première difficulté est de faire prendre conscience aux moniales elles-mêmes du caractère exceptionnel de leur patrimoine car ces ensembles relèvent de rites qui ont nourri des dévotions sur la longue durée. Cependant prélever quelques spécimens n’est-ce pas aussi mutiler ces ensembles dont les moniales seules détiennent les subtilités du langage ? Ainsi, pour le carmel de Beaune, d’autres dépôts sont consentis aux archives et à la bibliothèque municipale. Des objets partent dans d’autres carmels : ainsi la canne attribuée à Thérèse d’Avila, apportée par sa fille spirituelle Anne de Jésus lors de la fondation de Dijon en 1605, part à Beaune à la Révolution. À la fermeture du carmel de Beaune, elle est restituée à la communauté de Dijon délocalisée à Flavignerot : les objets ont la mémoire longue ! La statuette du petit Roi de Grâce avec sa garde-robe est offerte à la paroisse Notre-Dame car les Beaunois restent attachés à cette dévotion. Un enfant Jésus est donné au musée du Vin car son dais a été fabriqué par un tonnelier beaunois, M. Groselier ; enfin certains objets sont vendus à un collectionneur, donc perdus pour la mémoire de la Communauté, tandis que d’autres restent dans les locaux car les bâtiments sont repris par la communauté des Béatitudes 38. Reste sur place le patrimoine lié à la liturgie, car des offices sont toujours célébrés à la chapelle ; à l’histoire de la Vénérable Marguerite du Saint-Sacrement avec ses effets personnels ; à la crèche qui devient outil pédagogique pour l’activité pastorale de la nouvelle Communauté. Face à cette dispersion, pour préserver la mémoire de ces ensembles, dresser des inventaires s’impose : reliques (descellement des caisses avec le chancelier diocésain) constituées des effets personnels de Marguerite du Saint-Sacrement (on y a retrouvé son enfant Jésus et sa statuette de Louis XIV enfant 39, offerte en 1638 par la reine Anne d’Autriche) ; mobilier utilisé par Marguerite du Saint-Sacrement ; crèche 40. Or ces inventaires ne peuvent se réduire qu’à une description matérielle des objets ; pour en comprendre la fonction, il faut entrer davantage dans la connaissance des rites et usages carmélitains d’où un travail d’enquête qui dure depuis dix ans et qui n’est pas encore achevé.
3 - Comment exposer le sacré ?
Cette question revient sans cesse dans l’esprit du conservateur car il s’agit d’un patrimoine diversifié, exposé dans une église elle-même chargée d’histoire. Les œuvres sont actuellement déployées dans les espaces afin d’en faire émerger un sens : ainsi tableaux et statuaire liés à la Vierge sont disposés sous la lumière de la rotonde vouée à l’Assomption ; les objets attachés au culte de saint Bernard sont présentés dans la chapelle Saint-Benoît. D’ailleurs certaines œuvres comme le reliquaire de saint Bernard de l’orfèvre lyonnais Armand Calliat 41 n’ont pas perdu leur usage puisque, chaque année, il participe aux célébrations faites dans sa maison natale à Fontainelès-Dijon. Parfois la présentation est chronologique, comme dans le chœur des religieuses, ce qui permet d’appréhender l’évolution des styles et donc des sensibilités. Les vêtements liturgiques sont présentés par roulement pour ménager leur fragilité et font écho au tableau de la Procession de Grégoire le Grand d’Horace Le Blanc 42 sur lequel on les voit dans leur contexte d’utilisation ainsi qu’un bâton de procession. Cette muséographie s’accompagne aussi d’outils de médiation : textes, cartels, documents d’aide à la visite, livrets-jeux apportent des clés de compréhension 43. Et le patrimoine provenant des communautés religieuses, comment l’exposer ? Le passage de la clôture – du caché/secret réservé à l’initiée – à la lumière des galeries du musée se fait-il sans éroder le sens, sans violation de l’intime ? Comment restituer la geste de ces femmes dans l’espace laïc ? Comment la muséographie peut-elle prendre en compte le mystère ? La simple exposition de l’objet n’en livre pas sa biographie. Ainsi, l’enfant Jésus de sœur Thérèse de Saint-Augustin, fille de Louis XV et de Marie Lesczinska entrée au carmel de Saint-Denis, disparaît à la Révolution pour revenir au carmel d’Autun en 1855 ; à sa fermeture en 2000, il est confié au musée d’Art sacré. C’est dire la longévité de ces mémoires murmurées ou consignées sur de petits papiers de dévotion qui échappent souvent aux collectes. Que disent ces objets au visiteur d’aujourd’hui sans leur histoire ? Et comment réactiver la curiosité pour le sacré ?
4 – Oser le contemporain
Une aventure partagée avec le musée du Hiéron de Paray-le-Monial débute en 1998 lors du montage de l’exposition évoquée plus haut rappelant que le musée d'Art sacré est installé dans 20
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l'église d'un monastère cistercien ; une scénographie épurée tentait alors de retracer la geste d'une liturgie intime. Plus puissante que l'accumulation, la suggestion avait une autre force et interpellait puissamment le visiteur. Ce lieu est empreint de féminin car dans l'intime de cette architecture, deux cryptes conservent le corps des moniales faisant de ce lieu un grand reliquaire. Dans les collections, des œuvres témoignent de la dextérité des moniales qui, à partir de matériaux modestes, comme la paille ou le papier, fabriquent des reliquaires, ces jardins clos de l'âme suggérant l'incarnation du divin. Dans le silence des cellules, ces mains laborieuses, en ruminant la Parole, exécutent broderies pour orner la table du Seigneur et vêtements liturgiques : ainsi sont fixées des plaques d'or sur lesquelles s'accroche furtivement la flamme d’une chandelle générant un jeu d'ombre et de lumière exprimant finalement mieux que les mots ce que peut être le combat spirituel. Dans sa corbeille à ouvrages, la moniale choisit le blanc pour orner ce linge liturgique délicatement parfumé comme nous le rappellent les Constitutions ; elle emprunte aussi à l’arc-enciel ses couleurs pour colorer ce jardin clos dans lequel elle choisit des fleurs pour composer un bouquet spirituel en peinture à l’aiguille. Dans la mise en perspective des musées d’art sacré se pose d’emblée le problème de « l’impossibilité de définir le spirituel, et même la ruse de ne pas l’attendre, pour se donner quelque chance de le laisser nous surprendre » (Jérôme Alexandre). Certes dans nos pratiques, émergent de façon récurrente les limites du donner à voir. Mais faut-il pour autant s’arrêter là ? Oser faire sauter le verrou des codes iconiques, que d’ailleurs le visiteur d’aujourd’hui ne comprend plus, pour explorer une écriture plastique d’aujourd’hui qui tente d’exprimer la quête des personnes, en l’occurrence des femmes, ne serait-ce pas aussi une façon de sonder le sacré ? D’aller au-delà des apparences ? De réactiver une curiosité avec un vocabulaire plus contemporain, rappelant ainsi que le sacré irrigue toujours la création ? L’exposition Une spiritualité au féminin (mars-décembre 2013), élaborée en étroite collaboration avec la directrice du musée du Hiéron Dominique Dendraël, tentait d’examiner ces possibles. Elle proposait une pluralité de lectures à travers le choix d’un ensemble d’œuvres – dont certaines inédites – d’artistes explorant avec leur singularité féminine la notion de spiritualité. En effet, si l’on veut « s’interroger sur la manière dont les femmes voient et vivent leurs images, c’est bien au cœur de leur création qu’une partie des réponses pourrait être trouvée » explique Michèle Perrot. Les œuvres de dix-huit artistes ont alors trouvé leur place dans chaque espace. Elles sont d’une grande diversité puisqu’on y trouve des sculptures, des installations, des photographies, de la vidéo, des peintures, des travaux d’aiguille... diversité qui exprime aussi la richesse du propos et son absence de limites. Les œuvres choisies sont alors intégrées dans les collections permanentes, dialoguent avec elles, éclairent tel ou tel détail, réactivent un sens de lecture. Elles sont autant de réponses et proposent une lecture différente des lieux. Ces lieux sont nos ancrages, ils indiquent des possibles, induisent des propositions et deviennent le creuset de nos interprétations. Ainsi à Dijon, dans le vestibule, le visiteur était accueilli par Tehilim de Carole Benzaken, Psaumes en hébreu. Cette œuvre monumentale est composée de dessins de paysages, d’arbres dénudés massicotés et assemblés dans un ordre abstrait. « Tenture ou voile, dévoilant et masquant l’origine des lieux représentés, les scansions et les rythmes du dessin coupé, laminé, forment une partition qui entraîne l’œil dans une musicalité silencieuse ascendante et descendante » explique l’artiste. La tablette rétro-éclairée Saviv Saviv [Autour, Autour] est inspirée du récit d’Ézéchiel (37, 1-14) qui, poussé par la main de Dieu, se rend dans une vallée pleine d’ossements qui deviendront autant de vivants. Ce basculement de la mort à la vie est amplifié par la lumière évoquant le souffle qui, en hébreu, est aussi esprit (Ruah). Puis l’espace se dilate en rotonde, s’élève jusqu’à une coupole logée à plus de 30 mètres ; le tambour est rythmé par quatre baies simples et quatre géminées qui font pénétrer une lumière qui anime les œuvres inscrites dans la monumentalité. Cette lumière évoque la voie anagogique dont parle le pseudo-Denis conduisant « aux choses invisibles par des choses visibles » comme pour éloigner les ténèbres. Ainsi, les formes minimales aux surfaces réfléchissantes d’Aliska Lahusen invitent à la méditation. Les plis des feuilles de carbone, matière liée à l’écrit, de Cécile Marie évoquent le secret et entraînent vers une métaphore du temps. L’Échelle de Jacob en tesselles de verre de Valérie Colombel s’élance vers la coupole afin d’accéder à des sphères plus lumineuses qu’a déjà empruntées l’ange porteur de fleurs. La couronne en vieux ceps de vigne d’Hélène Mugot Pour la gloire… évoque la souffrance par leur torsion et leurs extrémités blessées pansées de cire rouge. Ces œuvres s’offrent dans leur monumentale fragilité et ouvrent le temps du silence vibrant de l’intime. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Dans les chapelles, de dimensions plus humaines, c’est la rencontre avec les êtres de papier en errance de Claudine Drai. Comme pour mieux explorer un monde qui échappe à la matérialité, un parfum d’Émilie Coppermann, Présence, emplit l’espace, tandis qu’en contrepoint l’émouvante Visitation du sculpteur Jean Dubois parle d’une heureuse rencontre : celle de deux femmes, Marie et Élisabeth, en puissance de maternité. La vidéo de Tania Mouraud est présentée au sol dans la chapelle du SaintSacrement. La foule, dans un mouvement lent et régulier, semble s’acheminer vers l’autel où s’opère le salut de l’humanité. Initialement créée en 2004 pour l’exposition Marie-Madeleine contemporaine à Toulon 44, et filmée en Israël, cette œuvre juxtapose une foule ascendante, métaphore de la quête spirituelle, et des vues du Lac de Tibériade dont les eaux baignaient le bourg de Magdala, lieu de naissance de Myriam Hamagdalit (Marie-Madeleine en hébreu). Femme liée au rite de la mort, elle se rend au tombeau pour embaumer le corps de Jésus, or il est vide. Marie-Madeleine annonce aux apôtres la résurrection de Jésus qui figure dans la partie sommitale du retable. Une bande-son enrichit les images d’une palette sonore qui se déploie majestueusement dans l’espace en un chant œcuménique. Plus confidentielle, la sacristie des prêtres accueille le triptyque de Rossella Bellusci Sdoppiamento (Dédoublement), effacement des êtres dans l’éblouissement de la lumière tandis que la dalle de verre qui permet d’accéder au caveau recueille les larmes des abbesses pour reprendre la belle expression d’Hélène Mugot. Puis un couloir lumineux aboutit à une photographie de Valérie Belin Sans titre montrant la robe de Mme de Fontanelle auréolée de papier de soie dans une boîte de conservation… technique mise en œuvre pour mieux défier le temps dans les musées dont les collections parlent de disparus… Présences absentes qui renvoient aussi aux moniales qui abandonnent leurs atours pour prendre l’habit monastique. Prologue à la sacristie qui accueillait sept fois par jour les moniales venues enfiler leurs manteaux de chœur pour chanter l’office. Dans cette sacristie dédiée à la mémoire carmélitaine, s’exposent de petits trésors contemporains : vêtements opalescents en monnaies du pape d’Isabelle Tournoud, empreintes du corps dans des vêtements déshabités devenus porcelaine de Nadia Sabourin ; ces œuvres, reliées à l’enfance où affleure l’innocence, évoquent l’intemporalité de l’Enfance spirituelle. La féminité est aussi suggérée par les créations textiles : Marjolaine Salvador-Morel transforme le fil de nylon en dentelle à l’aiguille : un Cocon en attente de devenir… Le dévider renverrait aux fils de la vierge qui parsèment la prairie à l’aube automnale quand le soleil joue avec la rosée ; filaments soyeux, transparents, légers qu’emprunte la moniale pour peindre à l’aiguille son bouquet spirituel. Krystyna Dyrda-Kortyka donne à voir un Jardin du silence où Zoé Vida-Porumb cueille des Fleurs pour l’âme. Toujours dans le silence, Nadia Sabourin tire son aiguillée pour auréoler la fragilité d’un bouquet de lys tandis qu’un même fil d’or clôture des boutons scellant ainsi l’impossible épanouissement... Jardin clos. Dans sa blancheur ombrée, Noce de papier d’Amarante suggère un foisonnement et renvoie à ces bandes de papier roulées par les moniales qui, après avoir doré à l’or fin leur tranche pour donner l’illusion des filigranes d’or, les disposent savamment entre des reliques. Car leur vœu de pauvreté est compensé par savoir-faire, dextérité, inventivité et dans un temps suspendu, rien n’est trop beau pour parler, dans le silence du cloître, du paradis. Dans le sillage d’elle. Quand se déploie le Polyface retable de Cécile Marie, la surface peinte vibre et fait jouer des reflets qui éclairent les secrets de l’intime. Puis dans la galerie qu’empruntent les moniales, Transmutation pascale d’Annick Roubinowitz décline les instruments de la Passion comme pour rappeler la permanence de la souffrance dans l’aujourd’hui du monde. Enfin le chœur des religieuses, longue salle voûtée d’arêtes que ferme la grille de clôture, accueille La Rosée : un bénitier déborde de lumière qui s’éparpille en cent huit boules de verre aux reflets d’or. Naguère ici même, psalmodiaient les moniales « Votre amour est une brume du matin Une rosée d’aurore qui s’en va » (Osée). Leurs ossements qui jonchent encore la crypte renvoient à ces vanités, que l’on retrouve dans les peintures du xviie siècle. Cette installation d’Hélène Mugot se complète des Petites nymphes, du Liber, de l’Autoportrait en sainte : kaléidoscope d’un Corps en lumière. Mettre des mots là où il n’est question que d’indicible et vouloir échapper à leur diktat, n’estce pas là une mission impossible ? Les échanges ô combien riches avec les artistes ont fait naître d’autres mots. Les explorer génère des perspectives de lieux, de temps convoquant intériorité, silence et méditation. Alors entre deux piles d’une cage d’escalier, ces mots sont calligraphiés en lettres rouge, la couleur du sang, par Marc Jeanclos sur du papier Japon ; quels mots ? Jardin, enfance, clos, sillage, terra, consumée, transmutation, temps, feu, être, brûlant, silence, corps, intimité, présence, monde, cœur, lumière, incognita, spirituelle, larmes, absence, mendiant, don, 22
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force, reflet, métamorphose, fragile, éblouissement, inachevé, invisible, chemin, transparent, combat, rencontre, révélation, parole, déchirure, pèlerin, pauvreté… des mots échangés avec les artistes et qui s’envolent désormais comme des papillons vers la lumière… une façon d’habiter aussi ces lieux trop longtemps condamnés au silence… À chaque visiteur de choisir le mot qui résonne en lui ou d’en inventer d’autres inspirés par ce qui lui a été donné à voir… à méditer. Ces créations n’introduisent-elles pas aussi à leur manière les œuvres d’hier ?
Quelques remarques en guise de conclusion Impossibilité de conclure tant la pratique d’un conservateur est plurielle et tente d’explorer tout registre susceptible d’amener à l’indicible en butant continuellement contre sa fragilité. Cependant ces pratiques permettent quelques constats. Pour le patrimoine des églises, deux temps émergent dans ce sauvetage. Tout d’abord les années 1970-1990. À cette époque entre au musée essentiellement le patrimoine venant des églises du diocèse ; cette politique de dépôt a certes été féconde mais implique un désintérêt de la collectivité, voire une amnésie dont on a mesuré l’ampleur lors de l’élaboration des inventaires dans les années 1990. Gérer aujourd’hui cet héritage interroge : doit-on tout conserver notamment ces chasubles faites en série, ou ces linges liturgiques sans caractère collectés dans l’urgence ? Puis, à partir de 1993, le programme scientifique s’oriente vers la vie des communautés religieuses féminines mais le musée d’Art sacré, créé pour répondre à une situation de terrain, ne pouvait se désintéresser du patrimoine des paroisses. S’est donc engagée, en étroite collaboration avec la Commission diocésaine d’art sacré, la mise en œuvre du chantier « Inventaire des sacristies » afin que chaque collectivité connaisse son patrimoine, se le réapproprie, voire le présente lors des Journées du patrimoine rappelant ainsi que l’église est lieu de mémoire de la communauté villageoise. Un exemple illustre cette démarche : lors de l’inventaire de la sacristie de la commune de Saint-Apollinaire, en 2000, est découvert un devant d’autel brodé de perles polychromes suspendu dans la cage d’escalier d’un foyer à proximité de l’église ; le maire, soucieux de son patrimoine, est alerté, le fait restaurer puis l’expose lors des Journées du patrimoine de 201045. Après une étude dans les archives, ce devant d’autel aurait été fait par les Ursulines de Dijon qui possédaient alors le château de Saint-Appolinaire ; il est désormais exposé dans la chapelle dudit château aujourd’hui siège de la mairie. Quant au patrimoine provenant des communautés religieuses, force est de constater qu’il a la mémoire longue mais, à la suite de la fermeture des communautés, la dispersion de leurs collections pose question ; dresser des inventaires semble un pis-aller et seront-ils assez éloquents pour l’historien de demain ? Par ailleurs, si le dépôt paraît une solution qui ménage l’avenir, ces œuvres peuvent être reprises à tout moment par leur propriétaire 46. Or traiter ces objets demande des investissements lourds tant au niveau intellectuel qu’en restauration ou en matériaux de conservation préventive ; aujourd’hui, on peut se demander dans quelle mesure les musées pourront assurer cette mission compte tenu de l’actualité de nos institutions. Cependant en exposant même maladroitement ce patrimoine, le musée tente d’assumer son rôle de passeur de mémoire. Face au Génie du christianisme, le conservateur en serait-il réduit à avouer ses échecs ? Ce faisant si le nombre de visiteurs augmente, c’est bien que l’exposition-médiation répond à une attente. Car finalement jouer de la complémentarité de deux musées (musée de la Vie bourguignonne), c’est susciter une réflexion sur la société d’aujourd’hui en y incluant le sacré.
Conservateur en chef honoraire du patrimoine, Madeleine Blondel a été directrice des musées de la Vie bourguignonne (1982-2013) et d’Art sacré de Dijon (1993-2013). Commissaire d’expositions portant sur des thèmes variés (de l’ethnographie urbaine et rurale à la lecture anthropologique du costume régional, du patrimoine religieux à la mémoire des communautés religieuses), elle est l’auteur d’articles et de catalogues raisonnés embrassant des champs tout aussi vastes, pour partie consacrés à des questions de muséologie, discipline qu’elle a enseignée à l’université de Bourgogne. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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NOTES 1. Née sous les auspices de l’Académie des arts, sciences et belles-lettres de Dijon, de la Commission des antiquités de la Côte-d’Or et des Sociétés savantes de Beaune, Châtillon-sur-Seine et Semur-en-Auxois, l’ACERACO aura fait visiter à ses membres 293 églises entre 1933-1938 et 1951-1986. Lors de l’excursion à Arcenant en 1971, un Voile de la passion, signé Jeanne Luillié et daté 1643 est repéré ; il entrera dans les collections du musée en 1991 (inv. D991.6.1) : il était alors conservé chez une paroissienne, Mme Albert Trapet. Dès 1965, René Jeanneret en avait fait une étude qu’il avait envoyée en tant que correspondant à Albert Colombet, qui agissait également comme membre de la Commission de linguistique et de folklore de l’Académie des arts, sciences et belleslettres de Dijon (archives du musée, fonds Colombet, b o î t e 1 3 b i s ) . C e v o i l e a b e a u c o u p s ou f f e r t d e l’humidité de l’église où il servait chaque année à voiler le grand crucifix durant le temps de la Passion ; cette pratique a perduré jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. De 2007 à 2010, une importante restauration est entreprise par Patricia Dal Prà en partenariat avec le C2RMF ; ce voile est régulièrement exposé au musée lors de la semaine sainte. 2. F. Marion, Musée de Dijon : objets religieux exposés. Chapelle des Élus, Cour de Flore, [s.l., s.d.]. Cette présentation reste dans la chapelle des Élus jusqu’en 1969 (carte postale inv. 83.100.13). 3. 1949, présentation de sculptures provenant des églises du département ; 1952, présentation des sculptures conservées dans les musées de Bourgogne ; 1971, Statuaire d’art populaire en Châtillonnais. 4. 1957, Art sacré en Bourgogne et Comté ; 1958, Art sacré en Bourgogne ; 1963, Art sacré rhénan ; 1977, Signes du sacré au XXe siècle. 5. À partir de 1972, les expositions ont lieu dans les trois salles d’expositions temporaires du musée donnant alors sur la place de la Libération. Ces expositions, intitulées « Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France », ont fait l’objet de catalogues : 1968, Canton de Sombernon ; 1970, Cantons de Pouilly-en-Auxois, Saint-Seine-l’Abbaye et Sombernon ; 1973, Cantons de Montigny-sur-Aube et Recey-sur-Ource ; 1975, Cantons d’Aignay-le-Duc et de Châtillon-sur-Seine ; 1978, Cantons de Baigneux-lès-Juifs et de Laignes. Outre la sculpture, dont Pierre Quarré était l’un des spécialistes internationaux, sont présentées des pièces d’orfèvrerie et des ornements liturgiques. Cf. Introduction du catalogue de 1978 : Yves Beauvalot dresse un bilan de dix ans d’activités du service de l’Inventaire Général. 6. En 1969, lors d’une campagne du canton de SaintSeine-l’Abbaye, Yves Beauvalot sauve du bûcher une statue de saint Paul en bois, du xvii e siècle, pulvérulente (inv. 971.1.1) ; cette statue a ser vi pour expérimenter le durcissement des bois par la méthode du rayonnement Gamma, mis au point par l’ingénieur Louis de Nadaillac au Centre d’études nucléaires de Grenoble. Cette méthode consiste en la polymérisation par le rayonnement de cobalt d’un monomère liquide introduit par pression dans 24
la pièce de bois. Elle a pour effet de durcir les bois pulvérulents voués à la destruction. 7. L’évêché n’est créé qu’en 1731. Jusqu’à cette date, le territoire qui forme le département actuel de la Côte-d’Or était réparti entre quatre diocèses : Besançon, Autun, Langres et Chalon-sur-Saône. Le diocèse compte aujourd’hui 61 paroisses et 830 lieux de culte. 8. Article 7 des statuts de la CDAS. 9. En 1946, l’Association des amis des arts organise avec le Chanoine Bordet (1878-1959) dans la salle de Flore du palais des États de Bourgogne une exposition « L’art pour l’Église ». 10. En 1971, le ministre des Affaires culturelles Jacques Duhamel lance une campagne contre les vols dans les églises ; le journal Le Bien Public dans son édition du 23 novembre 1971 recense déjà huit vols dans les églises du département : « L’érosion du patrimoine artistique : une statue du xive siècle volée à l’église de Saint-Thibault ». En 1973, le journal Les Dépêches dans son édition du 1 er février 1973 titre : « Pour lutter contre les vols d’objets d’art, créera-t-on en Côte-d’Or un ‘centre de regroupement’ ? » 11. Inv. MAS 2003.3.3 ; cette statue a perdu son pied dextre et sa jambe senestre qui devaient reposer sur une terrasse ; elle est restée au presbytère de l’abbé Louis Ladey, à Renève, jusqu’à sa mort. Très proche de Joseph Pichard, créateur de la revue Art chrétien (1956-1967), puis revue Art sacré (1935-1939 / 19451968 / 1977-1984), fondateur des salons d’Art sacré, l’abbé Louis Ladey fait venir pour la première fois en province, en 1977, le 11e salon d’Art sacré et organise des journée d’études sur « L’art contemporain dans la liturgie à l’abbaye de Labussière ». Il entre à la CDAS en 1962, dont il sera le secrétaire de 1976 à 1995. De 1977 à 1994, il est membre du Comité national d’art sacré. Cf. R. Moineau (dir.), Le Défi de l’art sacré, [Paris], Spiritualité et art, 2002. 1 2 . Yv e s B e a u v a l o t e s t s e c r é t a i r e r é g i o n a l d e l’inventaire général ; Yves Beauvalot, De l’inventaire général à l’ASERU 21 : itinéraires, Dijon, ASERU 21, 1992, p. 7-28 (ASERU : Association pour la sauvegarde des édifices ruraux de la Côte-d’Or). 13. Il effectue alors des collectes : entre 1970 et 1973, six communes déposent essentiellement des vêtements liturgiques ; où sont-ils conservés ? 14. Lors d’une tournée dans le Châtillonnais avec Yves Beauvalot, le chanoine Marilier constate la disparition de deux chasubles du xviii e siècle qu’une sacristine zélée avait brûlées. Les deux listes de dépôts datées de 1974 conser vées dans les archives du musée d’Art sacré concernent exclusivement des vêtements liturgiques. 15. La chapelle Sainte-Anne est l’ancienne église de l’abbaye Notre-Dame de Tart transférée à Dijon en 1623. 16. En 1961, des œuvres sont rapatriées dans la chapelle Sainte-Anne : deux torchères exposées naguère dans la chapelle des Élus (inv. D961.1.1 1 et 2) et deux statues provenant de la cathédrale SaintBénigne (inv. D961.2.1 ; inv. D961.2.2).
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17. À l’occasion du 9 e congrès de la Fondation des villes d’art, le ministre des Affaires culturelles, Maurice Druon, visite le « secteur sauvegardé » ; alors qu’il est photographié devant la chapelle Sainte-Anne, la presse annonce que celle-ci deviendra le musée d’Art sacré (Le Bien Public, 29 octobre 1973 : « Dijon : ‘quelle ville !’ »). 18. Une présentation de l’architecture de la chapelle Sainte-Anne est rédigée par Yves Beauvalot. Ce guide est réédité en 1985 avec un rappel de la mission du musée. Une nouvelle édition sortira pour la saison 1987-1988 avec une iconographie renouvelée ; enfin est publié Le Musée d’art sacré de Dijon par le chanoine Marilier, constitué d’un livret de 15 pages accompagné de 12 diapositives réalisées par H. Guenego (Dijon, CRDP, 1985). 19. Quatre siècles d’orfèvrerie religieuse XVI e- XX e siècles, Dijon, musée d’Art sacré, 1987. 20. P. Boutry, D. Julia (dir.), Reine au Mont-Auxois : le culte et le pèlerinage de sainte Reine des origines à nos jours, Dijon, Éd. du Cerf, 1997. 21. Un premier inventaire, dit inventaire Planche, avait été établi partiellement dans les années 1990 : il ne respectait pas les normes de la DMF. 22. L’ensemble des éléments a été rassemblé dans un Recueil des textes de références (1950-1984) ; il comprend l’acte de vente de la chapelle Sainte-Anne, deux inventaires dressés par le chanoine en 1981, deux listes des ornements liturgiques déposés au musée des Beaux-Arts en 1974 et 1975 et le registre des dépôts (1979-1984). Des recherches ont été menées dans les dossiers du CAOA et du service de l’Inventaire à la DRAC. Enfin la Bibliothèque municipale conserve un fonds Marilier qui a été soigneusement dépouillé. 23. Des documents, dits Fiches des sacristies, ont été élaborés et envoyés à toute personne en faisant la demande. Le jeu de fiches comprend les thèmes suivants : Statut juridique des églises et des biens conservés dans les églises ; Maires et prêtres affectataires, vos interlocuteurs ; Comment faire l’inventaire d’une sacristie ? ; L’entretien des objets liturgiques ; Les objets de sacristie : petit vocabulaire ; Iconographie : comment reconnaître décor, symboles et représentations. Puis le Conseil général de la Côte-d’Or prend le relais et publie en 2005 Les Objets mobiliers du patrimoine spirituel des communes. Guide pratique d’aide à la conservation à la protection et à la mise en valeur. Ce guide sera distribué à tous les maires du département. Il est consultable sur internet (www.cotedor.fr, rubrique Actualité/ Guides). 24. Cette convention est reformulée en 2013 pour la mettre en conformité avec le Code du patrimoine : art. L410-1 à L 452-4 (musées) ; art. L 611-1 à L 6431 (MH). L’article 4 prévoyait notamment la création d’une commission pour programmer les restaurations. Elle se réunit deux fois par an et est présidée par le maire de Dijon ou son représentant ; elle est constituée par le directeur régional des Affaires culturelles ou son représentant, l’évêque ou son représentant, le conservateur régional des Monuments historiques, l’inspecteur des Monuments historiques,
le conservateur des Antiquités et Objets d’Art et le conservateur-délégué, le directeur du service des Affaires Culturelles de Dijon, le conservateur du musée d’Art sacré et le conseiller pour les musées à la DRAC. Cette commission ne s’est en fait réunie que deux fois. 25. Arrêté du 23 février 2003. 26. Trois reliquaires provenant de l’église de SaintThibault ont été déposés au musée en 2012 (inv. MASD2012.1.1 à MASD2012.1.3) afin d’entreprendre des restaurations en urgence en raison de la présence de corrosion active. 27. L’ensemble des éléments utilisés pour la mise en réserve des collections est en matériaux neutres : ouate polyester et coton prélavé, papier et carton neutres. 28. Autel-retable provenant du couvent de la congrégation des sœurs de Sainte-Marthe, classé MH en 1980 (inv. 974.2.1.1) ; autel-retable provenant de l’église Saint-Florent de Til-Châtel, classé MH en 1980 (inv. 979.7.2). 29. Un tableau provenant du carmel de Dijon, r e p r é s e n t a n t M a r i e - M a d e l e i n e d e P a z z i ( i n v. D988.1.1), avait perdu son cadre ; à la suite du déménagement des réserves du musée des Beaux-Arts, le cadre ancien a été retrouvé, restauré et remis avec sa toile d’origine. 30. Le monastère a été conçu pour accueillir quarante religieuses. 31. Cérémonial pour les vêtures des religieuses de l’abbaye de N. Dame de Tart, ordre de Citeaux, Dijon, J. Ressayre, 1705. Il restitue les prières, chants et dialogues qui s’instaurent entre le prêtre et les religieuses ; lors de la prise d’habit, le prêtre répond à l’engagement de la postulante par cette oraison : « Jetez un regard de miséricorde sur votre ser vante qui renonce aujourd’hui à toutes les pompes d’une vie mondaine pour se consacrer à vous dans le Saint Ordre afin que par la grâce de ce regard favorable, elle vous soit soumise par humilité, dévouée par la pénitence, dirigée par la justice, conduite par la persévérance, gouvernée par la dévotion, attachée par la pureté et unie par la charité ». Ces sept voies permettent à la postulante, avec le secours de la grâce, d’accéder à l’idéal de perfection religieuse. 32. Jean (8, 1). 33. Copie du plan dressé par Francois Pisser ; original conservé aux Archives départementales (cote Q 430). 34. Inv. 974.2.1, 1 à 3. 35. Inv. 979.1.1, 1 à 14. 36. Inv. 986.2.1 ; cette acquisition comporte aussi un crucifix et deux chasubliers aménagés pour ranger les vêtements liturgiques. 37. Autun ferme en 2000, Beaune l’année suivante. 38. Les bâtiments appartiennent à l’Association immobilière de la rue de Chorey qui les a prêtés pour dix ans, par contrat commendataire, à la communauté des Béatitudes ; ce contrat est arrivé à expiration en juin 2011, les Béatitudes n’étant plus présentes à HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Beaune. Aujourd’hui, une fraternité des sœurs de la Sainte-Enfance occupe les lieux. 39. L’Art du XVII e siècle dans les carmels de France (cat. exposition : Paris, 1982-1983), Paris, impr. Y. Rocher, 1982, notice 59. 40. M. Blondel, « Peut-on éviter la rupture d’une mémoire longue ? Des communautés religieuses au musée », dans C. Labeille, G. Thivolle, I. Darnas et al., Regards sur le patrimoine des congrégations religieuses, Paris, Actes sud, 2012, p. 199-210 ; ead., « Un nouveau Bethléem. Les enfants Jésus et la crèche du Carmel de Beaune », Arts sacrés, nov.-déc. 2013, no 26, p. 24-31.
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41. Inv. D995.6.1. 42. H. Le Blanc, Procession de Grégoire le Grand (MAS, 2004,1.1. 1 et 2). 43. Revue Arts sacrés, sept.-oct. 2011, no 13, p. 54-63. 44. Sur une initiative d’« Espace-Temps ». 45. Histoire d'un jardin clos : antependium conservé à Saint-Apollinaire, livret édité par la Ville de SaintApollinaire, 2011. 46. Vingt-cinq pièces ont été restituées à leurs propriétaires qui souhaitaient en faire bénéficier de nouvelles fondations religieuses.
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PersPectives
Pierre Alain Mariaux
Du trésor au musée. Notes pour une histoire de l’exposition des reliquaires au trésor de Saint-Maurice d’Agaune
Dans la perspective du redéploiement de son trésor, l’une des manifestations majeures prévues à l’occasion du jubilé célébrant le 1500e anniversaire de la fondation de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, la communauté canoniale s’est engagée dans une réflexion muséographique, qui vise à corriger les dispositifs de présentation, devenus caducs, et à améliorer tant les conditions d’accueil et de sécurité du public que les conditions de conservation des objets qui ne sont plus suffisamment garanties, tout en tenant compte de l’usage régulier du trésor et de sa fonction patrimoniale. Préalable à ce réaménagement, la réflexion – menée en concertation avec des spécialistes de la restauration, de la conservation préventive, de l’histoire de l’art, de l’histoire culturelle et de la muséographie – cherche à expliciter les attentes et les pratiques du lieu, où s’imbriquent fortement le religieux et le touristique. Cette opération préalable ne peut se dérouler sans tenir compte du devenir des enjeux portés par un trésor sacré, a fortiori par un trésor sacré vivant comme celui de Saint-Maurice : l’enjeu liturgique et l’enjeu patrimonial. Cet impératif pèse sur la muséographie, et pose donc avec acuité la question de la monstration de l’objet sacré, de ses modes d’exposition, de son devenir en « situation muséale », et de la réception des dispositifs. Outre les contraintes auxquelles doit répondre ce redéploiement – amélioration des conditions de visibilité des « expôts », création d’un espace de monstration tenant compte de la vénération du public, composé en majorité de pèlerins, mais aussi de l’usage liturgique de plusieurs des reliquaires conservés régulièrement convoqués dans le rite –, il s’agit de rapprocher au mieux le dispositif actualisé des fonctions originales du trésor, tout en répondant aux préoccupations légitimes d’une meilleure conservation préventive. Le lieu dans lequel sont conservés les objets n’est pas un musée d’art sacré, encore moins un musée, et la communauté, par la voix de son abbé, prévient toute méprise par un argument d’autorité : relayant une conception certes surannée du musée compris comme un cimetière d’objets, elle défend malgré tout le caractère vivant du trésor. Le discours n’est pas original : au milieu du xiie siècle, Eudes de Deuil, décrivant le comportement des croisés qui entraient dans les églises de Constantinople pour les piller, distinguait déjà les « voyeurs » des fidèles qui approchent le sanctuaire dans un but de vénération. Il précisait en effet, dans une paraphrase libre d’un verset du livre des Nombres (4, 20), que les uns pénétraient « animés par la curiosité, les autres par la dévotion » (alii curiositate videndi, alii veneratione fideli) 1. Dans sa chronique de la seconde croisade, rédigée en 1148, Eudes explicitait ainsi deux raisons antagonistes mais essentielles qui motivent, autrefois comme maintenant, la visite d’un sanctuaire et de son trésor : la vénération et la curiosité 2. Dans la perspective du redéploiement, nous analysons cette ambivalence en termes d’équilibre discret, qu’il s’agit de préserver, entre la contemplation conçue comme prélude à la méditation et à la prière, et la contemplation esthétique qui ne saurait se substituer à la précédente. C’est là le lieu d’une forte tension, effective ou présumée, entre ce qui relève du muséal et ce qui relève du sacral 3. Pour aider à résorber cette tension, il importe d’ignorer les chatoyantes enveloppes d’or ou d’argent, recouvertes de pierres précieuses ou non, les émaux, les soieries, etc. ; au centre du propos muséographique assurément se tiennent les reliques, support de la vénération et objet de toutes les dévotions. Ainsi, avant toute chose donc, il convient de s’attacher au sort des reliques. Les archives abbatiales conservent de nombreux témoignages qui n’ont pas tous été exploités de manière systématique, et dont les leçons nourrissent pourtant les réflexions muséographiques. En 1832, le chanoine HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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François-Marie Boccard compile les sources abbatiales et les réunit dans son Histoire de la Légion thébéenne et monuments historiques sur l’antique et royale abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, en deux tomes ; il y reviendra à plusieurs reprises jusqu’à sa mort en 1865, corrigeant ici et là des erreurs d’appréciation, complétant ses impressions premières par d’utiles précisions 4. Dans son envoi au lecteur, Boccard explique qu’il a suivi la leçon de son prédécesseur le chanoine Joseph Hilaire Charles, auteur, dans la seconde moitié du xviie siècle, du premier inventaire systématique des archives abbatiales. Boccard précise qu’il n’a corrigé cette leçon « qu’après un mûr examen, une sévère critique et après avoir consulté les monumens [sic] les plus authentiques » 5. Les premières pages du second tome de son ouvrage concernent les reliques et le trésor. La synthèse est correcte dans l’ensemble, même si les découvertes consécutives aux fouilles archéologiques, mises en œuvre dès la fin du xixe siècle, permettraient de corriger quelques erreurs de détail commises par l’érudit. Boccard débute par une enquête relative à l’emplacement du trésor, qu’il estime ne pas avoir changé entre la restauration de l’abbaye par le roi Sigismond (515) et le déplacement des reliquaires à l’époque baroque, sous l’abbatiat de Georges Quartéry (1618-1640). Son travail guidera nos pas dans la première partie de cette enquête, où nous reprendrons la leçon des documents qu’il a compilés.
Une chapelle du XVe siècle La localisation du trésor des reliques au cours du temps est relativement aisée à suivre, même s’il ne reste, à notre connaissance, que de rares traces archéologiques d’une salle du trésor avant le xve siècle 6. Le témoignage des sources écrites est donc essentiel, notamment celui du chanoine Guillaume Bérody qui, à Sion en 1666, publie une Histoire du glorieux sainct Sigismond martyr, roi de Bourgongne très informée, grâce à laquelle nous pouvons imaginer la salle du trésor bâtie par le roi Sigismond, fondateur de l’abbaye 7. La salle, située « proche du grand Clocher au fond de la grande Eglise », est placée sous bonne garde. Les reliques des saints majeurs – Maurice, Exupère, Candide, Victor – sont colloquées fort honnorablement dans une grande Niche, faite a la façon d’une garderobbe, sur l’autel de la dite Chapelle, & les autres furent cachées dedans des grands Coffres, au dessus de la dite Niche, laquelle se ferme avec deux grandes portes, & avec deux fortes serrures. Et au devant de l’autel a la distance de deux toises, & demy, ou environ, il y fit enchasser dans les deux murailles des tres-puissantes grilles de fer, lesquelles se fermoient avec des fortes serrures (lesquelles maintenant sont aussi mises en la Chapelle nouvelle, pour la conservation des sainctes Reliques qu’on y a transportées). Il y a encore a l’entrée de cette antique Chapelle un grand portail, qui se ferme avec deux portes de bois doublées, & couvertes de grosses plaques de fer, qui se ferment en dehors avec une forte serrure, & au-dedans avec une grosse barre de fer, qui s’accroche a un aneau de fer qui entre dans une autre serrure, qu’on appelle le secret, qui se ferme avec une grande clef, & ce secret estant fermé, & adiusté, il est impossible de le pouvoir ouvrir avec aucune industrie humaine : tout cela a esté fait pour empescher les larrons de faire une vollerie. Et oultre tout cela sainct Sigismond, suivant le Decret des Evesques, fit establir une forte garde de bons, & fidelles hommes, si bien arméz pour garder jour, & nuict la dite Chapelle. Cette saincte Chapelle estoit vulgairement appellé par le Peuple le S. Thresor des Reliques, laquelle Dieu a tousiours conservée en son estre, & integrité, ce qui est digne d’admiration : Car encore que le Monastere, & la vielle Eglise, ont esté souvent brusléz, ruinéz & destruicts, tant par les guerres, que par des autres accidents. Neantmoins elle est restée entiere, sans aucune fraction, ny aucun mal que ce soit 8.
Si l’on se fie au témoignage de l’historien, la chapelle de Sigismond est reprise en sous-œuvre dans les années 1440, au moment où Amédée VIII de Savoie, antipape sous le nom de Félix V (1439-1449), jugeant celle-ci trop basse et trop obscure, fait rehausser les murailles et reconstruire une nouvelle voûte, comme en témoignent les clés de voûte ornées des armes pontificales et de la Maison de Savoie 9. Cette chapelle restaurée subsiste à l’extrémité ouest du collatéral sud de la basilique du xie siècle (fig. 1) : longue de quatre travées voûtées d’ogives, avec des arcs formerets reposant sur des culots sculptés, la chapelle fermait par un portail à deux battants de bois, bardés de plaques de fer, mais les transformations postérieures empêchent de se faire une idée plus précise de ses extrémités à l’est comme à l’ouest. Selon Guillaume Bérody, le dispositif original n’aurait pas été modifié par l’intervention de Félix V. Que les reliques des saints majeurs soient distinctes des autres laisse sous-entendre qu’elles sont distribuées dans autant de reliquaires. Selon toute vraisemblance, ces reliquaires sont rangés dans une armoire murale, située au-dessus et derrière l’autel à la façon d’une niche (d’une abside ?) ; 28
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Fig. 1. Saint-Maurice, Abbaye, vue de la chapelle de Félix V, vers 1440 © cliché de l’auteur.
deux éléments permettent d’émettre cette hypothèse. Premièrement, Bérody parle d’une « concavité », large de quatre pieds et haute de deux, située derrière l’autel sous l’armoire, dans laquelle le roi Sigismond aimait à prier et où il s’endormait parfois ; deuxièmement, il rend compte des dévotions des fidèles qui allaient « a genoux en Procession tout autour de l’Autel, avec des chandoiles allumées de cire, & leur chappellet en main, avec humilité, & devotion » 10. Cette armoire ferme à l’aide de deux « grandes portes, & avec deux fortes serrures » ; au-devant d’elle, à une distance d’environ 4 mètres et demi, se trouvait une puissante grille de fer. Quant à la disposition des reliquaires dans l’armoire, sur laquelle il reste vague, nous pouvons croiser la leçon de Bérody avec le témoignage de l’abbé Jean Miles (1550-1572), qui dégage trois registres, de haut en bas, dans la description du trésor qu’il rédige vers 1560 11. In summo ordine, il mentionne la présence de trois châsses : les châsses de l’abbé Nantelme et de saint Sigismond et de ses enfants, toutes deux conservées, ainsi qu’une troisième, située entre elles, décrite comme « alia nigra quadra circumquaque claviculis referta in qua reliquie sancti Ursi signiferi et Victoris ». Apparemment, cette châsse de couleur noire n’a pas été conservée, mais comme la description de la châsse de saint Sigismond et de ses enfants s’interrompt brutalement, nous ne sommes pas en mesure de dire s’il y avait plus de trois châsses sur ce registre supérieur (fig. 2). Ainsi, l’inventaire de Jean Miles pose avec acuité la question de l’existence ou non, à la fin du xvie siècle, de la châsse de saint Maurice, troisième grande châsse actuellement conservée dans le trésor abbatial, et qui ne paraît pas être mentionnée dans le texte de manière explicite : il semble difficile, bien que non impossible, de reconnaître cette châsse dans deux articles de l’inventaire précité, placés in secundo ordine 12. Malgré ce doute, l’opinion commune comprend ce reliquaire comme un remontage baroque, ou du moins comme un objet qui aurait subi des modifications à cette époque ; cette impression est renforcée par le fait que le xviie siècle est une période de renouveau et de travail scientifique au sein du monastère agaunois : études historiques et liturgiques, reconnaissance des reliques, acquisition ou création de nouveaux reliquaires, voire (peut-être) réparation d’anciens récipients. Dans cette appréciation, le rôle de l’abbé Pierre Maurice Odet (1640-1657) est jugé décisif, puisqu’une source pratiquement contemporaine précise qu’il a fait réaliser à ses propres frais une « capsa nova argentea » peu après son élection 13. Cependant, une seconde source contemporaine permet d’apprécier différemment les réalisations de l’abbé. Dans ses notes réunies sous le titre Historia eclesiae sancti Mauritii, Gaspard Bérody, frère du précédent, mentionne aussi cette nouvelle châsse en argent dans laquelle l’abbé dépose de nombreuses reliques, et qui est toujours conservée dans le trésor : il s’agit d’une petite châsse ornée de deux médaillons sur la face principale 14, tandis qu’une liste des reliques qu’elle conserve se déroule sur la face secondaire 15. Et ce n’est pas non plus l’heureuse présence à Saint-Maurice d’un orfèvre bourguignon, Jean Rosset, entre 1639 et 1641, qui plaidera en faveur d’une création moderne de la châsse de HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Fig. 2. Saint-Maurice, Archives, AASM CHA 64/1/12 : inventaire de Jean Miles, vers 1560 © Fondation des archives de l’abbaye de Saint-Maurice.
saint Maurice : si Gaspard Bérody mentionne les travaux de l’orfèvre à la paroisse Saint-Sigismond, il ne dit rien de ses éventuelles interventions conduites à l’abbaye. À tout le moins, la fabrication, voire la restauration d’une châsse contenant les reliques de martyrs thébains n’aurait sans doute pas laissé le chroniqueur indifférent ; son silence est donc éloquent : Jean Rosset n’a pas fabriqué la châsse de saint Maurice 16 ! Au sein même du trésor abbatial, le brassage des reliques d’un reliquaire à un autre, qui s’accompagne du déplacement des authentiques, n’aide pas à clarifier la situation. Le corps de Maurice repose dans la châsse dite de Nantelme depuis 1225, puis est transféré au xviie siècle dans la châsse éponyme avec son authentique originale gothique. Conséquence de ce transfert mené par Jean Jodoc Quartéry, ce sont les corps des saints Candide et Innocent qui se retrouvent dans la châsse de Nantelme ; le premier est identifié par deux authentiques, l’une du xiiie siècle, l’autre datée du 20 août 1659 ; le second saint est identifié par une authentique datée du 26 août 1659 17. Certes, le chanoine Boccard répète, en 1832, que la châsse de saint Maurice a été réalisée vers 1650 par l’abbé Pierre Maurice Odet ; mais il se ravise par la suite et biffe l’information d’un trait de plume 18. On comprend aisément ce revirement : Pierre Maurice Odet, si prompt à magnifier ses donations, par exemple dans son inventaire daté de 1645, complété par lui-même au fil des années, ne mentionne aucunement la grande châsse de saint Maurice comme l’une de ses réalisations, contrairement entre autres à la petite châsse d’argent mentionnée plus haut, à un nœud de crosse ou à une situle liturgique 19. Dans le premier dispositif dont nous conservons témoignage, il apparaît que certaines reliques sont déposées dans de grands coffres (des châsses ?) au-dessus de la niche, d’autres dans des reliquaires rangés dans cette dernière. Si on ne peut rien en tirer de plus sur le dispositif décrit par Guillaume Bérody, son texte éclaire cependant la leçon du premier inventaire du trésor : Jean Miles parle sans doute de rangées ou d’étagères, sur lesquelles sont disposés les objets, en distinguant trois ordres. Le premier ordre, on l’a vu, désigne selon toute vraisemblance la partie supérieure de l’armoire, où sont conservées des châsses ; les deux autres, assurément dans l’armoire, offrent deux étagères. Cette répartition serait-elle liée à la taille des objets, comme le soupçonne Daniel Thurre 20, à leur valeur symbolique ou à leur exemplarité formelle ? En l’absence de description plus précise, il est difficile de répondre à cette question. Le trésor des reliques de l’abbaye de Saint-Maurice présente cette particularité qu’il ne s’agit pas d’une simple salle de trésor, mais d’une chapelle accessible aux fidèles souhaitant vénérer les reliques. Les instruments liturgiques semblent écartés, l’inventaire de Jean Miles les rejetant in archa vestiarii, hors dispositif en somme. Il importe donc que la visibilité comme l’accessibilité des reliquaires demeurent garanties. Dès lors que l’on déplace le trésor dans la nouvelle basilique, à l’automne 1638, Guillaume Bérody se plaint du refroidissement des dévotions que le nouveau dispositif entraîne, car il interdit précisément ce contact rapproché des reliques 21. 30
DU TRÉSOR AU MUSÉE. NOTES POUR UNE HISTOIRE DE L’EXPOSITION DES RELIQUAIRES AU TRÉSOR DE SAINT-MAURICE D’AGAUNE
La chapelle des reliques de 1638 La translation par l’abbé Georges Quartéry de cinquante-cinq reliquaires de la salle du trésor gothique dans la chapelle Saint-Maurice de la nouvelle basilique a lieu le 24 octobre 1638. Avant d’être déposé dans le nouveau trésor, l’ensemble des reliquaires est solennellement porté en procession tout autour de la ville : le corps de Maurice ouvre le cortège, suivi du fondateur et de ses fils, des Thébains, et d’une cohorte de saints. La chapelle du nouveau trésor est située à l’extrémité méridionale du collatéral est de la nouvelle basilique. Elle est fermée par une grille en direction du collatéral, toujours visible sur des photographies et des cartes postales de la fin du xixe siècle (fig. 3), et par une porte de bois du côté du chœur 22. À la lecture des comptes rendus de visite de la période baroque, nous pouvons nous faire une idée plus précise de la manière dont se présentaient les reliquaires au sein du nouveau trésor. Ainsi, l’abbé Jean Jodoc Quartéry (1657-1669) visite les reliques et le trésor entre le 30 mai et le 28 août 1659, peu après avoir été confirmé à la charge abbatiale ; son témoignage renseigne de manière assez précise sur le dispositif à l’intérieur de la nouvelle chapelle 23. Des coffres sont situés sous l’autel du trésor, « inferiores arcae sub altari thesauri » 24, dans lesquels l’abbé trouve plusieurs reliques sans les identifier, sinon comme Thébains : il s’agit de deux coffres (« cistae », châsses ?), tous deux pleins de reliques, dont le plus remarquable (« nobilior »), par son décor ou par son ancienneté, est situé à droite du côté de l’épître. Du côté de l’évangile est par ailleurs présent un petit coffret (« cistula »), à moitié plein des ossements rapatriés de l’autel dédié à Marie-Madeleine. Plus loin, l’abbé mentionne un troisième coffre (« cista »), le plus long de tous, dans lequel Pierre Maurice Odet, son prédécesseur, déposa les reliques thébaines de l’église Saint-Laurent, rapatriées à l’abbaye. C’est le seul objet que l’abbé qualifie d’argenté, tout en insistant sur le fait qu’il est sorti du trésor 25. Malheureusement, il ne parvient pas à déchiffrer l’authentique des reliques qu’il trouve à l’intérieur, dont l’écriture est très effacée en raison de l’antiquité du document. Nous ne sommes pas convaincu que l’abbé décrive ici les grandes châsses du trésor abbatial. Ces coffres sont les seuls reliquaires que le compte-rendu de visite permet de localiser dans la chapelle, à proximité de l’autel. Plus loin, l’abbé mentionne dans cet ordre le coffret reliquaire de Teudéric 26, la statue équestre de saint Maurice, l’anneau de saint Maurice, le vase dit de saint Martin, l’aiguière dite de Charlemagne, les trois bras reliquaires, la châsse (« cista ») de l’abbé Nantelme, contenant les reliques des saints Candide et Innocent. Suit une courte liste de reliques, sans aucune mention de contenant : la sainte épine, offerte par Louis IX, deux dents de sainte Apollonie, le pouce de saint Antoine. De nouveaux reliquaires apparaissent enfin : la châsse (« arca ») de saint Sigismond et de ses enfants, le buste reliquaire de saint Victor, la petite châsse d’argent réalisée par Pierre Maurice Odet, la bourse carolingienne, les quatre reliquaires que Jean Jodoc fit faire, le coffret reliquaire de Jean Dominge, le couteau de saint Martin, le chef reliquaire de saint Candide, la crosse de saint Amé, et une lampe en terre cuite provenant de la catacombe de saint Sébastien de Rome.
Fig. 3. Saint-Maurice, Église abbatiale, vue de la chapelle Saint-Maurice, fin xixe siècle. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Fig. 4a-4b. SaintMaurice, Abbaye, Alexandre Mayer, Petit trésor ouvert, fin xixe siècle © Trésor de l’abbaye de SaintMaurice.
À la lecture de l’inventaire de 1659, nous déduisons que les grandes châsses et les reliquaires sont conservés et présentés ensemble, en trois endroits : une niche placée derrière l’autel, selon toute apparence munie d’étagères, et deux buffets sur chacun des côtés 27. Certains reliquaires paraissent placés devant les buffets, comme c’est le cas des bustes et des bras reliquaires, d’autres à l’intérieur ; cela explique sans doute le silence des documents quant au sort de certains reliquaires de plus petite taille, par ailleurs toujours conservés dans le trésor. Les réarrangements ponctuels de la chapelle du trésor, à partir de la deuxième moitié du xvii e siècle, ne semblent cependant pas avoir modifié en profondeur un dispositif figé à la période baroque, même si cela n’a nullement empêché le déplacement des reliquaires au sein des buffets. Mais il faut constater qu’il est difficile de suivre les vicissitudes du trésor au cours de la période moderne. Par exemple, le sous-préfet Nucé dresse, le 16 juin 1798, un inventaire complet des biens de l’abbaye, débutant par la chapelle du trésor. Il permet de se rendre compte de la localisation générale des reliquaires : ainsi, la châsse de saint Maurice est placée au milieu de la chapelle, tandis que les châsses de saint Sigismond et de ses enfants et celle de Nantelme, sont « à l’étage supérieur » ; le sous-préfet mentionne ensuite le buste de saint Victor et le bras de saint Bernard, puis le chef de saint Candide et un second bras reliquaire sans donner plus de détails quant à leur localisation précise. La parenté formelle laisse cependant soupçonner une disposition symétrique des reliquaires parlants, de part et d’autre de la châsse de saint Maurice ; l’ensemble de ces reliquaires semble conservé dans une armoire située au-dessus de l’autel. À droite et à gauche dans la chapelle, des buffets conservent d’autres reliquaires, mais l’inventaire ne mentionne pas les plus anciens du trésor, tel que le vase de saint Martin, l’aiguière dite de Charlemagne ou le coffret de Teudéric 28. Ont-ils été cachés par précaution, ou sont-ils à ce moment-là conservés ailleurs ? La destination originale d’une armoire réalisée en 1706 par l’ébéniste Alexander Mayer, appelée « Petit trésor », n’est pas certaine : des documents photographiques du xix e siècle, tout en la situant dans la sacristie, explicitent en effet sa fonction comme lieu de conservation des reliquaires de petite taille, mais non des châsses ; il est donc probable qu’elle remplissait cette fonction à la fin du xviiie siècle, voire peut-être dès l’origine (fig. 4a-4b) 29. D’autres interventions ponctuelles laissent entendre un renforcement du dispositif baroque. Le 18 mai 1836, le roi de Sardaigne Charles Albert, grand maître de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare, fait un don de 2 400 francs pour réparer la chapelle du trésor ; la construction du nouvel autel du trésor débute l’été suivant, les reliquaires sont placés sur des rayons entre les colonnes de l’autel 30. En 1843, la comtesse Masin de Mombelle-Borghèse fait don d’un retable pour l’autel 31 ; c’est sans doute ce même tableau que l’on déplace pour exposer à la dévotion les reliquaires qu’il cache : un compte rendu de visite du trésor de 1854 en fait mention 32. À la fin du xixe siècle encore, il semble que ce soit le même dispositif qui 32
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Fig. 5. Saint-Maurice, Abbaye, Armoire forte ouverte, 1907 © Trésor de l’abbaye de SaintMaurice.
permette de montrer les grandes châsses. En 1906, le chapitre abbatial décide de rassembler les reliquaires et les châsses dans un lieu unique, mieux protégé. Dans le prolongement de la chapelle Saint-Maurice, à l’emplacement de l’ancienne sacristie, l’abbé Joseph Paccolat (18881909) fait construire un coffre-fort (fig. 5) 33 ; la translation de l’ensemble des reliquaires a lieu le 6 mai 1907, mais on se rend rapidement compte que cette salle pose un problème de taille, car les visiteurs ne peuvent y accéder qu’en traversant le chœur, et par conséquent en gênant considérablement les offices. Jusqu’en 1949, le trésor est conservé et présenté dans cette armoire forte. La campagne d’agrandissement et de restauration de l’église abbatiale et cathédrale de Saint-Maurice entre 1946 et 1949, suite à l’éboulement de rochers du 3 mars 1942 qui emporta le clocher roman et détruisit les deux dernières travées de l’église, s’accompagne de travaux d’agrandissement du sanctuaire et de ses annexes, et notamment du réaménagement du trésor dans le corps de bâtiment le plus ancien de l’abbaye.
« Une architecture aussi précieuse que possible, glorifiant Dieu par sa richesse » Avec un projet intitulé « Plain chant », le jeune architecte Claude Jaccottet (1915-2000), qui s’était fait remarquer par sa restauration respectueuse de l’église gothique de Môtier-en-Vully (près de Morat, canton de Fribourg), « a satisfait à St-Maurice à toutes les exigences de l’archéologie » 34 et gagne le concours, qui exigeait entre autres de prévoir une chapelle pour le trésor des reliques, et de réfléchir à son meilleur emplacement au double point de vue de la sécurité et de la vénération. Dans sa décision, le jury qualifie la conception d’un cloître autour duquel sont groupés des chapelles, le trésor et les sacristies, « d’innovation heureuse » 35. Claude Jaccottet transmet en juillet 1946 un descriptif de tous les travaux qu’il envisage, notamment le réaménagement de la salle du trésor qu’il déplace de la basilique dans un lieu spécifique 36. La communauté, par la voix de sa Commission abbatiale sans doute, commente ce document dans une série d’annotations non datées, reprises pour l’essentiel dans une lettre à l’abbé Louis Séverin Haller 37. À ce moment, l’articulation entre la chapelle et l’espace dévolu au trésor proprement dit n’est pas très claire : La chapelle du Trésor sera aménagée dans une des chapelles du Martolet, donnant sur la sacristie, comme il convient, accessible d’autre part de l’église sans franchir la clôture par la porte menant aux catacombes. L’autel sera placé dans une petite abside gagnée dans l’épaisseur du mur, le trésor dans deux armoires encastrées dans les murs opposés d’une niche ; éclairage spécial dans les armoires 38. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Ce premier projet envisage ainsi la construction de trois chapelles, ouvrant sur le bras nord du cloître, et d’une salle plus petite destinée au trésor, qui en assure sans doute la sécurité mais ne permet pas sa vénération ; manifestement, la communauté ne retient pas cette proposition, qui ne répond pas à ses attentes. Il semble très vraisemblable que la commission abbatiale joue dès lors un rôle décisif, parvenant à suggérer à l’architecte l’aménagement de deux espaces étroitement liés : un lieu de recueillement, la chapelle des Martyrs, accessible par l’église, qui ouvre dans son prolongement sur un « sanctuaire » abritant les châsses et les objets précieux répartis dans différentes niches. L’avantage d’un tel dispositif est explicité dans une lettre de la commission abbatiale à l’abbé Louis Séverin Haller : La chapelle du trésor telle que décrite dans les feuilles de M. Jaccottet, ne répond pas à ce qui fut prévu en dernier lieu. On a envisagé […] de transformer tout l’espace compris entre l’église actuelle et le bras central de l’Abbaye […] pour en faire une seule grande chapelle, communiquant directement avec la sacristie et ouvrant sur l’église par une baie grillagée et vitrée. Dans le bras central de l’Abbaye, en prolongement de la dite chapelle, serait établie une chambre forte pour le trésor ; l’accès à cette chambre forte se ferait par une ou deux portes placées aux côtés de l’autel de la chapelle du trésor, lui-même surmonté d’une baie fermant avec une double porte forte ; lorsque cette baie serait ouverte, on pourrait célébrer la messe, l’office ou d’autres cérémonies, en ayant vue de la chapelle elle-même sur le trésor des reliques. Ainsi conçue, la chapelle du trésor aurait tout son intérêt et toute son utilité : […] elle constituerait un trait d’union entre l’église elle-même et les reliques 39.
Sur un plan daté du 1 er décembre 1947 (fig. 6), Claude Jaccottet traduit ce dispositif particulièrement efficace : la chapelle des Martyrs, où l’architecte a souhaité créer « une atmosphère de paix et de chaleur » 40, couverte de voûtes d’arêtes, se termine à l’ouest par un autel surmonté d’une baie vitrée, encadrée de deux colonnettes de style roman soutenant un arc en plein cintre ; sur le tympan court l’invitatoire chantée à matines lors de la fête des Saints Innocents, commune à plusieurs autres martyrs dont les Thébains : « Venite adoremus regem regum qui beatis martyribus coronam dedit gloriae ». L’ouverture donne vue sur la chambre du trésor, conçue « comme une grande châsse digne des reliques et des objets qu’elle devait contenir » et à laquelle Claude Jaccottet donne « le caractère d’un sanctuaire et d’une crypte » 41. Le soin porté à l’exposition des objets n’est pas exclusif : l’architecte insiste en effet « sur le caractère éminemment sacré du lieu, mettant tout en œuvre pour réussir une exposition impeccable des objets, tout en créant un sanctuaire dont la dignité, la beauté et l’équilibre harmonieux permettent au visiteur de se mettre spontanément dans l’attitude de respect et de
Fig. 6. Saint-Maurice, Archives, AASM BAT 300/8/28-2 : Claude Jaccottet, plan de la salle du trésor, 1947) © Fondation des archives de l’abbaye de Saint-Maurice. 34
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Fig. 7. Lausanne, Archives cantonales vaudoises, PP 546/357 : Claude Jaccottet, coupe de la salle du trésor, 1947 © Archives cantonales vaudoise.
ferveur désirables » 42. Pour cela, il privilégie un éclairage doux, tout en maintenant la chapelle dans la pénombre, et répartit les objets en plusieurs niches, divisées par de fines colonnettes (fig. 7), ce qui suscite l’attention du visiteur dévot ; enfin, par la mise en œuvre de matériaux précieux (marbre blanc, mosaïques de verre, bronze, bois de noyer) et l’utilisation des trois couleurs « préférées » du Moyen Âge (l’or, le rouge et le bleu) l’architecte poursuit l’objectif de mettre en valeur les objets afin d’obtenir une harmonie colorée (fig. 8). L’intention première révèle un aménagement de la salle en trois ensembles distincts : le premier est constitué des châsses, alignées pignon contre pignon sur un axe médian 43 ; le second rassemble les reliquaires les plus anciens dans la vitrine axiale, au sein duquel le chef de saint Candide ferme la perspective ; le dernier regroupe les objets les plus récents dans les niches latérales, apparentés typologiquement. Claude Jaccottet combine ainsi différents principes d’exposition, sans pouvoir prévenir l’accumulation progressive qui suivra. Les travaux débutent à la fin de l’année 1947 et se poursuivent pendant l’année suivante avec son aménagement 44. Même s’il ressort que la voix de la communauté est décisive dans l’organisation du trésor, le dispositif mis en œuvre par l’architecte respecte la première fonction du trésor, support de la dévotion des pèlerins comme des chanoines. Malgré un litige entre Claude Jaccottet et l’abbaye, portant sur ses honoraires d’architecte et qui trouvera une issue favorable à l’été 1954, on salue son travail 45, et l’architecte qualifie, non sans une certaine satisfaction il est vrai, l’aménagement de la salle du trésor d’« intérieur très soigné et de style » 46.
Fig. 8. SaintMaurice, Abbaye, vue générale de la salle du trésor, après 1949 © Trésor de l’abbaye de SaintMaurice. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Jusqu’à la fermeture du trésor en juillet 2013, ce dispositif n’évolue guère. On relève cependant la modernisation de la vitrine axiale en 1976 qui, sans en changer le contenu, prévoit l’ajout de plateaux mobiles permettant de faire pivoter les objets sur eux-mêmes de l’extérieur de la vitrine. Dès 2002, une seconde salle, dite salle des châsses, est aménagée en vue du retour après restauration, en septembre de cette année-là, de la châsse dite de saint Sigismond et de ses enfants 47. Ce sont les conditions de conservation qui déterminent cette délocalisation des trois reliquaires majeurs du trésor dans des vitrines climatisées. Mais ce déplacement a pour conséquence l’éloignement des châsses de l’autel de la chapelle des martyrs, ce qui renforce le caractère muséal de la présentation. Ces deux salles contigües, situées en partie sous la salle des archives et en partie sous une aile du dortoir des chanoines, seront prolongées dans le redéploiement du trésor en vue du 1500e anniversaire. Au cours de sa longue histoire, le trésor abbatial a toujours été situé dans la proximité d’un autel, au-dessus ou derrière lui. De plus, il semble que sa conservation comme sa présentation impliquent d’emblée la séparation des châsses des autres reliquaires ; une partie de ces derniers occupe ainsi un buffet ou une armoire de la chapelle du trésor, fermée par une puissante grille. Le premier changement majeur consiste en la réunion de ce qui était jusqu’alors séparé : à partir de 1907, les châsses, les reliquaires et certains instruments liturgiques sont ainsi regroupés comme ensemble au sein d’une armoire-forte. L’intervention de Claude Jaccottet, dès 1947, aura pour effet de séparer la chapelle de la salle du trésor, tout en maintenant un contact visuel. L’extension de 2002 rompt définitivement ce lien, et dans le même temps sépare ce qui était réuni. La salle prévue pour 2014 englobe et prolonge sous le local des archives et la salle capitulaire baroque la chambre du trésor du xxe siècle, mais dans le même temps exagère, même si elle replace les reliquaires au cœur même de l’abbaye, cette distance physique. Le lent processus de « muséalisation », initié à la période baroque, enrichi dans la première moitié du xxe siècle, est sur le point de s’achever : si les reliquaires des martyrs thébains forment à nouveau l’épine dorsale du trésor, dans la mise en scène à venir, si les châsses cristallisent le discours, et donc le dispositif, le trésor n’est plus relié à quelque autel que ce soit, comme si son redéploiement devait le priver du lien organique qui en justifiait jusqu’alors l’existence.
Pierre Alain Mariaux est professeur d’histoire de l’art médiéval et de muséologie à l’université de Neuchâtel depuis 2006. Après avoir travaillé sur les figures de la médiation au cours des x-xiie siècles, il poursuit des recherches sur l’histoire des collectionneurs et des collections au Moyen Âge, en particulier l’histoire des trésors. Depuis 2009, il est en charge des questions historiques et muséologiques au sein de la Commission scientifique du trésor de l’abbaye de Saint-Maurice, formée dans la perspective de son redéploiement prévu en 2015, et dont une sélection était exposée au musée du Louvre au printemps 2014.
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DU TRÉSOR AU MUSÉE. NOTES POUR UNE HISTOIRE DE L’EXPOSITION DES RELIQUAIRES AU TRÉSOR DE SAINT-MAURICE D’AGAUNE
NOTES 1. Eudes de Deuil, De profectione Ludovici VII in orientem, V. G. Berry (éd.), New York, Columbia University Press, 1948, IV, p. 64-66. 2. Voir notamment C. K. Zacher, Curiosity and Pilgrimage. The Literature of Discovery in Fourteenth-Century England, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1976. 3. Tension atténuée dans notre cas, dans la mesure où la salle du trésor se situe au cœur du complexe abbatial et permet de fait, même si nous ne nous situons pas dans une chapelle, des comportements dévotionnels qui seraient sans doute déplacés dans un contexte strictement muséal. 4. Archives de l’Abbaye de Saint-Maurice (désormais AASM) DIV 1/2/19 et 20. Toutes les sources abbatiales citées sont accessibles en ligne, à l’adresse http://www. digi-archives.org. 5. AASM DIV 1/2/20, p. 1-2. L’inventaire Charles est, aujourd’hui encore, la principale clef d’accès aux archives abbatiales. 6. L’abside dont il est question plus bas n’existe plus, remplacée par l’entrée du couloir, mais l’archéologue Alessandra Antonini, responsable du chantier d’Agaune, la restitue en fonction de l’épaisseur du mur et en symétrie par rapport à la chapelle située au nord du clocher, où l’absidiole inscrite dans un chevet plat est conservée. 7. Histoire du glorieux sainct Sigismond martyr, roi de Bourgongne, fondateur du célèbre monastère de sainct Maurice, fidellement recueillie des anciens, et nouveaux autheurs […], Imprimé à Syon, avec permission des Supérieurs, Chez Henri Louys escrivain, l’An 1666. 8. Histoire du glorieux sainct Sigismond, p. 158. 9. Histoire du glorieux sainct Sigismond, p. 159 : « Et combien que le pape Foelix de Savoye apres plusieurs Siecles par la grande devotion qu’il portoit auy sainctes Reliques, qui reposoient dans cette Chapelle, la voyant trop basse, & trop obscure, y aye fait rehausser les murailles de la mesme Chapelle, ainsi que manifestement il apparoit sur la vielle muraille, & qu’il y a aye fait faire une autre Voute, au dessus en arcade, ainsi qu’il apparoit aux armoiries Papales, & de la maison illustre de Savoye, qu’il y a fait attacher a la Voute dessus ». Voir A. Braem, « Les déplacements et réaménagements de la salle du trésor et de la sacristie depuis le bas Moyen Âge », dans P. A. Mariaux (éd.), Le Trésor abbatial, à paraître, où le lecteur trouvera des références bibliographiques supplémentaires. 10. Histoire du glorieux sainct Sigismond, p. 160. L’autel est donc suffisamment détaché du mur pour permettre d’en faire le tour. 11. AASM CHA 64/1/12. Voir la notice de Germain Hausmann dans Le Trésor de l’abbaye de Saint-Maurice (cat. exposition : Paris, 2014), Paris, Louvre éditions/Somogy, 2014, n. 7, p. 48-49. 12. AASM CHA 64/1/12, p. 2 : « Capsa sancti Mauritii cum multis cristallis aliique qui desunt impositi pixidi lignee », qui désignerait plus sûrement la petite bourse carolingienne contrairement à ce que pense Édouard Aubert, Trésor de l’Abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, Paris, Veuve A. Morel
& Cie, 1872, t. I, p. 122, ou, un peu plus bas, « Capsa lignea cum aliquott gemmis, argento auroque decora de reliquiis sancti Sigismundi ». 13. Gallia christiana, 1656, t. IV, p. 27. Plus d’un siècle plus tard, la réimpression de l’ouvrage précise que l’abbé y dépose des reliques du saint patron Maurice (Gallia christiana, 1770, t. XII, col. 801). 14. Aubert, Trésor, t. I, p. 149-150. 15. Historia eclesiae sancti Mauritii (AASM DIV 1/2/13, fol. 62v). Voir aussi P. Bourban, Chronique de Gaspard Bérody. Le mystère de saint Maurice et de la légion thébéenne, Fribourg, Imprimerie catholique suisse, 1894, p. 162163, où le chroniqueur parle clairement de trois châsses portées en procession à travers la ville le 24 octobre 1638 : la châsse contenant le corps de saint Maurice, celle contenant les corps des fils de Sigismond, et la dernière contenant des ossements des martyrs thébains, qui ne peut se confondre avec un coffre en bois que fit réaliser Pierre Maurice Odet, contenant les ossements de martyrs thébains et sur la face duquel une inscription précise « SS MM Thaebaerorum 1642 » ; par conséquent, le chroniqueur décrit les trois châsses majeures du trésor aujourd’hui conservées. 16. Daniel Thurre (L’Atelier roman d’orfèvrerie de l’Abbaye de Saint-Maurice, Sierre, Monographic, 1992, p. 78) admet un « oubli » de la part du chroniqueur ; l’argument est faible… L’auteur s’appuie sur des notes manuscrites de Léon Dupont Lachenal inédites (cf. ibid., n. 195, p. 334). 17. La châsse de saint Maurice est visitée le 17 juin 1668 par l’évêque de Sion Adrien IV de Riedmatten (AASM CHA 64/1/13) : on y retrouve l’authentique gothique, et une seconde de la main d’Adrien II de Riedmatten, abbé commendataire de Saint-Maurice (1587-1604) avant de devenir évêque de Sion (1604-1613), établissant l’inventaire des reliques qu’il avait remises dans la châsse après la saisie d’une moitié du corps de Maurice par Charles-Emmanuel Ier de Savoie en 1591. Le texte précise qu’il a remis ces reliques dans la châsse de saint Maurice, et non dans celle de Nantelme, ce qui sous-entend que la première existe déjà à la fin du xvie siècle, et qu’elle ne peut être un remontage baroque. 18. AASM DIV 1/2/20, p. 7. 19. Voir Inventarium tam sacrae quam domesticae supellectilis ac rerum omnium ad ecclesiam et monasterium Agaunensis spectantium (AASM LIB 0/0/14), en particulier fol. 3v (petite châsse d’argent) : « Item, alia capsula ex argento, a prefato reverendo domino abbate Odet collata [ajout postérieur par le même scripteur] per abbatem Odet, 1640, confecta ex proprio argento manubriorum duorum ensium quos gerebat in saeculo » ; fol. 3v (un nœud de crosse) : « Item, magnus nodus novus ex argento, ad eundem baculum faciens, anno 1646, per abbatem Odet adauctus » ; fol. 3v (des vases divers) : « Item, tria vasa ex argento, ad recondendas sacras unctiones, [ajout postérieur par le même scripteur] per abbatem Odet fieri facta et empta, anno 1653 » ; fol. 4 (une situle liturgique) : « Item, aqualis ex argento, per reverendum dominum Martinum de Plastro abbatem emptus [ajout postérieur par le même scripteur] ponderis unciarum novem, sed anno 1647 13 Julii mutata per abbatem Odet pro altera quae est unciarum viginti et paulo plurum ». 20. Thurre, L’Atelier, p. 72. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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21. Histoire du glorieux sainct Sigismond, p. 160-161 : « Mais depuis que les sainctes Reliques ont esté transportées en la nœufve Chapelle, la devotion du Peuple s’est tellement refroidie, que fort rarement voiton maintenant qui fassent des vœuts, & des devotions semblables, a cause que la Chapelle est tousiour fermée, & parce aussi qu’il ny a point de concavité derrière l’Autel comme a l’autre Chapelle ancienne, pour donner la liberté aux personnes de faire leurs processions, & devotions accoustumées ». 22. Un rapport d’inspection daté de 1721 du chanoine Louis Boniface destiné à la nonciature apostolique de Lucerne rapporte que cette porte en bois a été miraculeusement épargnée par l’incendie de l’édifice et de l’abbaye de 1693. Voir L. Müller, « Les édifices sacrés de l’Abbaye de Saint-Maurice selon un témoignage autorisé de 1721 », Annales valaisannes, 1962, 37, p. 427446. 23. Voir AASM CHA 64/1/14-1. 24. L’autel du trésor (ou des reliquaires) est consacré le 20 juin 1627 avec quatre autres autels lors de la consécration de la basilique, en l’honneur de saint Maurice et de ses compagnons ; tout près (« finitimum »), se situe l’autel des saintes Catherine et Marie-Madeleine (voir Bourban, Chronique, p. 91). 25. AASM CHA 64/1/14-1, p. 3 : « Cista, quae est nota sanctorum martirum Thaebeorum, in ipso thesauro existente deargentata, fuerint reliquiae olim repertae super altare in eccelsia Sancti Laurentii Agauni […]. Tertia cista quae est ita longa, quae existit in ipso thesauro sacro : sunt in ea ossa sanctorum Thaebaeorum in genere ». 26. Décrit, dans la même phrase, comme « cista » et « cistula », ce qui affaiblit l’étude lexicale comme moyen d’identifier les châsses avec certitude. 27. Plus tard en 1832, François-Marie Boccard situe la châsse de saint Sigismond et de ses enfants dans le grand buffet du côté de l’épître, et la châsse de Nantelme du côté de l’évangile ; deux autres châsses, plus petites, contenant, la première, des ossements du corps de saint Victor, la seconde des reliques des martyrs thébains solennellement transférées de la chapelle de Saint-Laurent dans l’église abbatiale le 26 octobre 1642, sont placées dans le grand buffet, derrière les bustes respectivement de saint Victor, du côté de l’épître, et de saint Candide, du côté de l’évangile (voir AASM DIV 1/2/20, p. 8 et p. 202-203). 28. Inventaire des biens meubles et immeubles de l’abbaye de Saint-Maurice en Vallais (AASM CPT 100/0/122, pp. 1-2). 29. L’étude monographique de Gaëtan Cassina, à paraître dans P. A. Mariaux (éd.), Le trésor abbatial, permettra de préciser ce point. 30. Registre et diverses notes relatives au chapitre entre 1805 et 1840, AASM COM 210/2/5, p. 168 et 179-180. 31. Registre des séances du chapitre 1841-1873, AASM COM 210/2/6, p. 23. 32. Voir chanoine C. Martin, Abbaye de Saint-Maurice. Le Trésor des Reliques, décembre 1995, non paginé (document inédit à usage interne, consultable dans le bureau de l’archiviste abbatial). 33. Les plans et la correspondance relative à l’acquisition de cette imposante armoire sont conservés sous la cote 38
AASM COM 630/7/1. Les deux portes du coffre-fort ont été réutilisées dans la salle du Trésor de 1949, où elles étaient encore visibles jusqu’en juillet 2013 (AASM COM 210/2/7, p. 247). 34. L. Birchler, « Considérations sur le concours pour l’agrandissement et la restauration de l’Abbaye », Échos de Saint-Maurice, 1946, 44, p. 10. Toutes les pièces du concours sont réunies dans AASM BAT 300/8/17. 35. AASM BAT 300/8/17. 36. À ma connaissance, les AASM ne conservent qu’une copie carbone du texte (AASM BAT 300/8/17). 37. AASM BAT 300/8/20. 38. AASM BAT 300/8/17, p. 4. 39. AASM BAT 300/8/20, p. 4. 40. C. Jaccottet, « La basilique restaurée », Échos de SaintMaurice, 1951, 49, p. 88. 41. Ibid., p. 89. 42. Ibid., p. 89-90. 43. Claude Jaccottet a réalisé un plan et une coupe, conservés aux Archives cantonales Vaudoises (ACV PP 546/339, respectivement nn. 224 et 225), qui ont servi de base à deux vues offertes à la Noël 1947 à l’abbé de Saint-Maurice ; par rapport aux plans, l’unique changement est l’axialisation des châsses. 44. Grâce au décompte des travaux entre 1946 et 1949, nous connaissons les noms de chacun des artisans ayant œuvré à l’aménagement de la salle du trésor : sculpteur, mosaïste, marbrier, tailleur de pierre ; voir AASM BAT 300/8/24. 45. Monseigneur Louis Haller, dans une lettre du 31 mars 1949, le rappelle non sans ironie : « Je regrette de devoir vous ennuyer avec ces questions de chiffres, qui n’ont pas votre faveur, je l’ai constaté, et qui sont malheureusement le revers de votre magnifique et si sympathique talent ; mais croyez bien que vous n’êtes pas le seul à en pâtir ». Claude Jaccottet répond indirectement à cette pique dans une longue lettre du 25 avril 1949 : « En ce qui concerne mon activité, il me semble qu’il n’est presque personne à l’Abbaye, à part vous, Monseigneur, et Monsieur le Prieur, qui paraisse se douter de l’ampleur du travail que j’ai fourni durant ces trois ans et demi, tant sur le plan de l’art que sur celui de la technique. Il ne s’agit que d’une impression, probablement, et je suis placé pour savoir combien il doit être difficile de pouvoir se rendre compte de l’extérieur avec quelle énergie je me suis voué entièrement et exclusivement à cette œuvre, ou de mesurer la persévérance, la fermeté et la souplesse dont j’ai dû faire preuve pour surmonter les multiples et souvent très grandes difficultés de toutes sortes que j’ai rencontrées au cours de mon effort. Mais tout ceci n’a qu’une importance très relative, car ce qui compte pour moi, c’est uniquement la réussite de l’œuvre admirable que vous, Monseigneur, avez osé entreprendre en ces temps difficiles pour la gloire de Dieu et du Christ » (AASM BAT 300/8/26). 46. Facture d’honoraires, datée du 7 juillet 1950 (AASM BAT 300/8/26). 47. Voir F. Schweizer, D. Witschard (éd.), La Châsse des Enfants de saint Sigismond, Paris, Somogy, 2007.
DU TRÉSOR AU MUSÉE. NOTES POUR UNE HISTOIRE DE L’EXPOSITION DES RELIQUAIRES AU TRÉSOR DE SAINT-MAURICE D’AGAUNE
Études
Bilal Annan
« Parce qu’il a entendu sa voix, qu’il le bénisse » : représentations d’orants et d’officiants dans les sanctuaires hellénistiques d’Oumm el-‘Amed (Liban) Le site antique d’Oumm el-‘Amed (orthographié parfois Umm el-‘Amed ou Oumm el-‘Awamid, « la Mère des Colonnes »), est situé sur la côte de Naqoura, à une vingtaine de kilomètres au sud de Tyr dans l’actuel Liban (fig. 1). Signalés pour la première fois en 1799 par Louis François Cassas, qui en donna une gravure, les vestiges de ce site furent brièvement étudiés par les explorateurs Louis Félicien de Saulcy et Melchior de Voguë, à l’occasion de leurs « voyages en Orient » 1. Les descriptions qu’ils firent du site et de ses monuments suscitèrent le vif intérêt d’Ernest Renan qui y envoya, en 1861, son architecte Thobois pour y mener les premières fouilles archéologiques dont le savant rendit compte dans sa Mission de Phénicie 2. Ces fouilles permirent notamment à Renan d’exhumer un certain nombre d’inscriptions et d’objets archéologiques qui furent par la suite déposés au musée du Louvre. Soixante ans plus tard, Eustache de Lorey, futur directeur de l’Institut français de Damas, entreprit à son tour des recherches à Oumm el-‘Amed qui ne donnèrent malheureusement pas lieu à une publication. Enfin, Maurice Dunand et son architecte Raymond Duru conduisirent, entre 1943 et 1945, trois campagnes de fouilles qui demeurent à ce jour les plus abouties sur ce site, et dont ils publièrent les résultats en 1962 sous le titre Oumm el-‘Amed : une ville de l’époque hellénistique aux échelles de Tyr 3. Cette « ville » qui, en réalité, s’apparenterait plutôt, par son organisation et sa taille, à un grand village, s’articulait principalement autour de deux sanctuaires qui occupaient le tiers de sa superficie et autour desquels se répartissaient des dizaines d’installations domestiques et trois nécropoles. Les trouvailles de monnaies et de tessons de céramique sur le site nous permettent d’inscrire l’essor de ce village dans la période hellénistique, et plus particulièrement pendant les iiie
Fig. 1. Carte de la Phénicie à l’époque hellénistique © Carte de l’auteur. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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et iie siècles av. J.-C., la localité se dépeuplant peu à peu dans la période précédant l’annexion de la province syrienne par Pompée 4. Le village n’a donc apparemment subi aucun remaniement majeur à l’époque romaine, comme le rappellent avec un enthousiasme notable M. Dunand et R. Duru : « Ici, l’hellénistique se trouve pour ainsi dire à vif, on y accède directement » 5. L’examen des documents sculptés exhumés sur ce site nous permet à la fois d’appréhender la fonction et le contexte d’exposition des objets sacrés dans les sanctuaires hellénistiques d’Oumm el-‘Amed, et d’étudier les phénomènes d’hybridation stylistique et iconographique, faisant émerger une expression plastique originale dans une zone de contact intense, à la frontière des royaumes lagide et séleucide et insérée dans les réseaux culturels de la Méditerranée orientale.
Corpus épigraphique d’Oumm el-‘Amed Le rattachement d’Oumm el-‘Amed à l’époque hellénistique se trouve conforté par l’analyse paléographique de l’abondant corpus épigraphique mis au jour sur le site 6. Sur les dix-sept inscriptions retrouvées, appartenant toutes aux iii e-ii e siècles av. J.-C., seize sont gravées en caractères phéniciens et une seule en grec, ce qui témoigne amplement de la conservation de la langue phénicienne en milieu rural phénicien après les conquêtes gréco-macédoniennes 7. Ces inscriptions lapidaires révèlent en premier lieu le nom antique de cette localité : Ḥammon, mentionné à six reprises, et que Dunand et Duru ont été tentés d’identifier avec la ville homonyme échue en partage à la tribu d’Asher (Josué, 19 : 28). Elles nous renseignent aussi sur les principales divinités vénérées à Oumm el-‘Amed : Milk‘ashtart, dieu poliade dont l’interpretatio graeca est Héraclès ; ‘Ashtart/Astarté, grande déesse des Phéniciens et parèdre de Milk‘ashtart à Ḥammon ; enfin Ba‘alshamim, le « Seigneur des Cieux » qui avait été élevé par les Séleucides, en tant que Zeus Olympien, au rang de dieu dynastique 8. Nous avons mentionné plus haut que les principaux bâtiments d’Oumm el-‘Amed consistaient en deux sanctuaires : l’un, situé à l’ouest du site sur une acropole surplombant la mer, était voué à Milk‘ashtart, tandis que l’autre, désigné par les archéologues, en raison de sa situation topographique, comme le « Temple Est », pourrait avoir été consacré au culte d’Astarté 9. Enfin, ces inscriptions mettent en évidence les charges prestigieuses qu’occupaient leurs auteurs : Ba‘alyaton est « chef des pressoirs [d’huile d’olive] », Ba‘alshamar et son père ‘Abdosir sont « chef[s] des portiers », tandis qu’un Ba‘alyaton, fils de ‘Abdḥor se déclare « prêtre de Milk‘ashtart ». Nous voyons donc que ces évergètes prenaient en charge les travaux d’intérêt public, les réaménagements des sanctuaires et présentaient à leurs dieux des offrandes luxueuses (une inscription d’un certain ‘Abdadoni consacre ainsi l’offrande d’une « sculpture toute d’or » à Milk‘ashtart). Mais ces généreux mécènes tenaient à ce que leurs bienfaits soient connus de l’ensemble de la communauté, que ce soit au moyen de plaques commémoratives placées sur les bâtiments rénovés ou de sculptures les représentant en attitude pieuse dans les espaces sacrés. Le corpus de fragments sculptés retrouvés dans les sanctuaires d’Oumm el-‘Amed se signale par une grande variété typologique et iconographique. Nous examinerons ainsi successivement les principales catégories de documents relevant de la sculpture votive, à savoir, pour la figuration en ronde-bosse, les orants aux pagnes égyptisants et les statuettes marquées par des influences helléniques, puis, pour la sculpture en relief, les personnages figurés sur un linteau historié et sur un brûle-parfum pyramidal. Nous porterons enfin notre attention sur les « stèles d’Oumm el-‘Amed », dont la fonction votive ou funéraire n’est pas encore arrêtée, mais qui présentent néanmoins un intérêt certain pour la compréhension de l’organisation sociale et religieuse de Ḥammon.
Sculpture votive d’Oumm el-‘Amed : sculpture en ronde-bosse Orants au pagne égyptisant
Au cours des fouilles de 1943-1945, Dunand et Duru avaient retrouvé, à droite de la principale entrée du sanctuaire de Milk‘ashtart, gisant à terre, une statue anthropomorphe en calcaire, décapitée et les jambes brisées (fig. 2). Le socle de la statue, qui avait gardé son emplacement originel, 40
REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
Fig. 2. Oumm el-‘Amed, statue votive d’orant au pagne égyptisant, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 110 cm, Musée national de Beyrouth, Inv. 2004 © Cliché de l’auteur.
et dans lequel plinthe et pieds étaient encore engagés, portait une inscription révélant les noms du dédicant, ‘Abdosir, et du dédicataire, Milk‘ashtart El-Ḥammon 10. Le contexte de découverte ainsi que l’inscription incisée sur le socle ne laissent aucun doute sur le caractère votif de l’œuvre. Cette statue, mesurant 110 cm de hauteur (socle inclus), représente un personnage masculin en attitude de marche, pieds nus, en appui sur la jambe gauche, la jambe droite avancée. Le torse est nu, sans parure aucune, tandis que le bas du corps est revêtu d’un shendyt égyptien, simple pagne à languette médiane, aux deux pans rabattus sur le devant du corps et serrés par une large ceinture ourlée 11. Le bras gauche pend le long du corps, le poing serrant un objet cylindrique. Le bras droit a disparu presque entièrement : la partie préservée de l’avant-bras suggère qu’il devait être fortement coudé, et que la main devait être élevée à hauteur d’épaule, tenant une offrande ou effectuant un geste d’adoration. L’arrière de la statue, présentant un pilier dorsal, a été manifestement négligé par le sculpteur, ce qui renforce clairement la destination frontale de l’œuvre. Cette statue, qui appartient au type statuaire dit de « l’orant au pagne égyptisant », devait avoir son pendant symétrique à gauche de l’entrée du sanctuaire. En effet, Renan avait découvert, dans le voisinage de cette porte, un socle de statue portant une dédicace à Milk‘ashtart, de même que trois autres statues au pagne égyptisant, conservées au Louvre, dont un exemplaire (AO 4408) qui s’accorde par ses dimensions et ses caractéristiques stylistiques à la statue votive de Beyrouth 12. La statue AO 4401, de plus petite dimension (55 cm de hauteur), diffère des deux précédents exemplaires par le traitement du pagne, dont les pans se rejoignent derrière un devanteau retombant en éventail dans sa partie supérieure et présentant dans sa partie inférieure le motif du double uraeus renversé (fig. 3). Elle se distingue aussi par l’ousekh égyptien ornant son torse, et qui consiste en un pectoral semi-circulaire à trois rangées d’ornements (perles oblongues, chevrons et perles lacrymiformes). Enfin, les deux derniers exemplaires (AO 4400 et AO 4404), consacrés par un même dédicant (Ba‘alshilem), se signalent particulièrement par la figuration de leurs inscriptions sur les piliers dorsaux, ce qui nous laisse supposer qu’ils devaient être dépourvus de toute fonction architectonique. Sur les six exemplaires, quatre ont donc conservé leurs inscriptions identifiant les personnages. Aucun de ces textes ne fait cependant explicitement mention d’une charge de prêtrise ou d’une quelconque fonction sacerdotale : le choix (ou le droit) de se représenter en orant égyptisant n’est HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Fig. 3. Oumm el-‘Amed, statue votive d’orant au pagne égyptisant, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 50 cm, musée du Louvre, AO 4401 © R.M.N./ H. Lewandowski.
donc pas synonyme d’un rattachement au clergé local, et nous devons considérer nos dédicants comme de « simples » fidèles qui ont sans doute appartenu aux élites sociales de Ḥammon. Dans son contexte originel égyptien, l’ousekh, particulièrement prisé à la période du Nouvel Empire (c. 1150-1069 av. J.-C.), consistait en une véritable feuille de papyrus sur laquelle étaient brodés des feuilles d’olivier, d’avocatier et des pétales de lotus 13. Le shendyt, quant à lui, était formé de plaques de métal retenues par des crochets et terminées par des uraei métalliques adossés couronnés du disque solaire. Ce composant vestimentaire fut introduit dans la ronde-bosse dès le règne d’Amenhotep III (c. 1391-1353 av. J.-C.). Enfin, l’objet cylindrique évoqué plus haut, serré dans les mains de nos statues, est un dérivé iconographique du mekes, rouleau de papyrus attestant du pouvoir divin du roi 14. Ainsi, ousekh, mekes et shendyt étaient initialement étroitement associés à la sphère régalienne 15. Le type statuaire de l’orant au pagne égyptisant fut introduit en Phénicie dès le viie siècle av. J.-C., illustré notamment par une statuette de Tyr au Musée national de Beyrouth (Inv. 2265) datée de 675 av. J.-C. par É. Gubel qui y voit « un souverain saluant la divinité du temple local, ou y officiant comme prêtre » 16, ou encore une statue de Sarepta au Louvre (AO 4805) datée de 650 av. J.-C. et qui pourrait figurer une divinité 17. L’association du shendyt et de l’ousekh aux sphères iconographiques de la royauté ou de la divinité semble perdre en intensité à l’époque perse, comme l’attestent les nombreuses statues d’orants retrouvées dans la favissa du Ma‘abed (« sanctuaire ») d’Amrith au nord de la Phénicie 18. Si certaines de ces statues représentent des orants au pagne égyptisant levant la main à hauteur d’épaule dans le geste caractéristique de l’adoration (la paume tournée vers l’extérieur), la plupart maintiennent les deux bras pendants le long du corps, une main portant souvent une offrande (agneau, chevreau ou oiseau de basse-cour), l’autre serrant un « pseudo-mekes ». I. Oggiano a récemment publié une statue jusque-là inédite comparable aux nôtres, qu’elle a pu étudier dans les réserves du Musée national de Beyrouth 19. Le document est sans provenance, mais l’auteur précise qu’il aurait été acquis par G. Farah à Sarepta 20. Cet orant, d’une hauteur de 90 cm, portant un ousekh et un shendyt orné du double uraeus, est adossé à un pilastre et sa main gauche enserre un « pseudo-mekes ». Une inscription incisée à l’arrière de la jambe identifie le dédicant comme étant ‘Abdhor et le dédicataire comme « le dieu saint ». L’emploi dans l’inscription du duel amène l’auteur à restituer un pendant à cette statue dans son contexte d’exposition originel. Oggiano l’attribue, d’après ses caractéristiques stylistiques et à notre sens pertinemment, au ive-iiie siècle av. J.-C. À la lumière de ces informations, étant donné que Sarepta n’a livré à notre 42
REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
connaissance aucune statue d’orant d’époque hellénistique, nous proposons de réviser l’attribution de ce document en faveur de Ḥammon, d’autant plus qu’une inscription provenant de ce site fait mention d’un « Ba‘alyaton, fils de ‘Abdhor ». Pour revenir à nos statues, nous pouvons donc observer à Oumm el-‘Amed le parachèvement des transformations symboliques et iconographiques du type phénicien de l’orant au pagne égyptisant. La dimension aristocratique de ce mode de représentation, qui avait cours en Égypte au iie millénaire av. J.-C., s’efface peu à peu au profit d’une résonance strictement cultuelle, matérialisée par l’offrande animale ou végétale à Amrith ou par le geste de prière rituel à Oumm el-‘Amed. Le shendyt plissé à devanteau orné d’uraei est délaissé pour le shendyt uni aux deux pans rabattus, tandis que pilier dorsal, « pseudo-mekes » et, quand il est figuré, ousekh, réminiscences archaïsantes de la statuaire égyptienne, semblent réduits à une fonction décorative ou vaguement apotropaïque.
Offrandes votives hellénisantes
Le répertoire de la sculpture votive en ronde-bosse ne se résumait pas à Oumm el-‘Amed au seul type de l’orant égyptisant. Ainsi, un fragment en marbre exhumé par les fouilleurs dans le sanctuaire de Milk‘ashtart montre une « petite tête juvénile » dont il ne reste que la moitié de droite 21 (fig. 4). Le nez est cassé, et de la bouche n’est préservée que la commissure des lèvres. Le cou est large et puissant, et la rondeur de la joue est expressive. Si le rendu de l’oreille, décollée en chou-fleur, est fruste et schématique, le traitement de l’œil est adroit : les paupières sont finement délimitées et l’arrondi du globe oculaire imite la nature. La chevelure est figurée en mèches épaisses, légèrement bouclées et parcourues de lignes sinueuses. La Phénicie ne disposant pas de carrières de marbre, nous pouvons naturellement conclure à une œuvre importée (donc relativement coûteuse), qui trouverait son origine dans un atelier hellénique 22. La pratique consistant à dédier aux divinités des « portraits » de fidèles, en particulier d’enfants et d’adolescents, « réalistes » ou génériques, est abondamment attestée dans les sanctuaires chypriotes à l’époque hellénistique, notamment à Arsos, Voni, Idalion et Golgoï 23. Une tête votive masculine, provenant de Golgoï et conservée au Louvre (AM 2786) (fig. 5)
Fig. 4. Oumm el-‘Amed, fragment de tête juvénile, iiie-iie siècle av. J.-C., marbre, dimensions non renseignées, lieu de conservation inconnu © Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, pl. XXXV, 5. Fig. 5. Golgoï, tête votive masculine à couronne végétale, fin du iiie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 27 cm, musée du Louvre, AM 2786 © Musée du Louvre, dist. R.M.N. / Thierry Ollivier. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Fig. 6. Oumm el-‘Amed, fragment de tête votive, seconde moitié du iiie siècle av. J.-C., calcaire, dimensions non renseignées, lieu de conservation inconnu © Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, pl. LXVI, 1. Fig. 7. Oumm el-‘Amed, personnage féminin au sein nu, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 55 cm, lieu de conservation inconnu © Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, pl. XXXIII, 1.
nous paraît très approchante stylistiquement du fragment d’Oumm el-‘Amed. Cette sculpture montrant un jeune homme aux joues pleines, le menton arrondi, la bouche petite esquissant un léger sourire, les yeux grands ouverts et le front dégagé sous des mèches ondulées se superposant sur les tempes, est datée par J.B. Connelly de la fin du iiie siècle av. J.-C. 24, et pourrait donc être contemporaine de notre document. Nous voyons de même dans une tête en calcaire de jeune homme, trouvée dans les ruines du sanctuaire « Est », une offrande votive comparable 25 (fig. 6). La partie inférieure du visage ayant disparu, ce qui reste de la statuette montre des yeux figurés en amande grands ouverts, la paupière supérieure finement ciselée tandis que l’inférieure esquisse un trait presque horizontal. Le front est dégarni sur les côtés et une épaisse chevelure, représentée plus schématiquement que sur la sculpture précédente, est composée de mèches parallèles. L’exécution de cette pièce nous semble moins soignée et plus archaïsante que la précédente, à moins que cela ne tienne à la nature du matériau dans lequel elle est sculptée. Des têtes votives chypriotes présentant une coiffure similaire sont datées par Connelly de la seconde moitié du iiie siècle av. J.-C. 26, et nous sommes tentés d’inscrire cette œuvre dans la même période. Retrouvée dans le sanctuaire de Milk‘ashtart, une statuette en calcaire, d’une hauteur de 55 cm, nous montre un personnage féminin debout, vêtu d’un chiton talaire présentant des plis fins et enserré sous la poitrine par un cordon 27 (fig. 7). Les pieds nus reposent sur un socle, le pied gauche étant avancé. Le pan d’un manteau descendant de l’épaule gauche, enveloppant l’abdomen en d’épais plis transversaux, la frange inférieure s’arrêtant au-dessous des genoux, devait être retenu par la main gauche. Le sein droit est découvert, le sein gauche, brisé, semble avoir été nu de même. Les bras et la tête ont disparu. Les fouilleurs d’Oumm el-‘Amed qualifient ce vêtement de « purement grec » 28, rappelant que des figurines en terre cuite d’époque hellénistique, retrouvées à Kharayeb, sont semblablement vêtues 29. La formule du drapé de l’himation enveloppant le corps par-dessus un chiton avait été rendue populaire, à l’époque hellénistique, par les fameuses figurines dites « tanagréennes ». Des offrandes votives chypriotes provenant du temple d’Aphrodite à Arsos nous montrent un tel port de l’himation passé à travers le ventre par-dessus le chiton et retenu de la main gauche 30. 44
REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
Dans leur commentaire de ce document, Dunand et Duru n’ont cependant proposé aucune interprétation de la figuration singulière des seins nus. Nous pourrions y reconnaître une scène d’allaitement, dans l’esprit de la déesse nourricière ougaritique ou de l’Isis Lactans, mais le côté gauche de la statuette, partiellement manquant, n’a conservé aucune trace d’un enfant porté sur le bras et tétant. Une alternative plausible consisterait à voir en cette représentation une variation du motif, abondamment attesté dans la tradition iconographique phénicienne, de la déesse debout portant les mains aux seins. Quelle que soit la solution retenue, il nous semble que la figuration des seins nus peut être lue comme une métaphore de la fertilité, et qu’ainsi le personnage représenté en l’espèce est soit Astarté elle-même, soit une fidèle présentant sa propre image à la déesse afin d’être exaucée d’un vœu de maternité.
Sculpture votive d’Oumm el-‘Amed : sculpture en relief Linteau historié
Les fidèles et officiants des cultes de Ḥammon ont aussi pris soin de se faire représenter en relief sur les éléments architecturaux des sanctuaires d’Oumm el-‘Amed. Ainsi, un linteau en calcaire d’une longueur de 260 cm, surmontant la porte principale du sanctuaire « Est », figure deux personnages, apparemment identiques et symétriques, séparés par un disque solaire ailé 31. Le personnage à gauche de ce disque, en meilleur état de conservation, est figuré debout, vêtu d’une tunique courte et coiffé d’un haut bonnet conique duquel pend un fanon (fig. 8). Il tient dans sa main droite un sceptre au sommet recourbé terminé par une tête de bélier surmontée du disque et du croissant. À cette tête de bélier est suspendue une coupe tripode destinée à recevoir l’encens. Ce sceptre singulier apparaît systématiquement associé, dans la tradition iconographique phénicienne, à des scènes de rituels religieux. Dès le xiii e siècle av. J.-C., nous le voyons accompagner sous sa forme primitive (simple bâton recourbé surmonté d’une tête de bélier), sur une stèle ougaritienne dite de « l’hommage au dieu El », un personnage royal en posture d’adoration devant le dieu El trônant 32. Au cours du ier millénaire av. J.-C., cet instrument se verra progressivement augmenté de nouveaux ornements, notamment la cassolette amovible et la couronne d’Isis-Hathor 33. C’est sous cette forme que nous pouvons l’admirer sur les plaques d’ivoire retrouvées à Nimrud et datant du viiie siècle av. J.-C. 34 (fig. 9), ou, quelques siècles plus
Fig. 8. Oumm el-‘Amed, extrémité de linteau sculptée en relief d’un personnage tenant un objet rituel, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, longueur totale du linteau : 260 cm, in situ © Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, pl. LXIV, 1. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Fig. 9. Nimrud, plaquette figurant un personnage tenant un sceptre à tête de bélier et une cruche, viiie-viie siècle av. J.-C., ivoire, hauteur : 11 cm, Metropolitan Museum of Art, Inv. 59.107.15. © H. Coffey, G. Hermann, S. Laidlaw, The published ivories from Fort Shalamaneser: a scanned archive of photographs, Londres, British School of Archeology in Iraq, 2004, p. 57.
tard, dans la main du « suivant du char royal » (qui porte de même que nos personnages la tunique courte et le bonnet conique, et qui pourrait être le roi de la cité figuré dans sa fonction de prêtre du Ba‘al de Sidon) sur les doubles statères sidoniens d’époque perse 35, ou encore, à l’époque hellénistique, dans celle d’un officiant du culte d’Astarté sur un naos de facture phénicienne provenant de Memphis 36. Considérant leur attribut et leur costume (sceptre à tête de bélier, tunique courte et bonnet conique à fanon), nous pouvons donc inférer que les personnages sculptés de part et d’autre du disque ailé devaient représenter des officiants du culte à l’intérieur du sanctuaire « Est ». Étaientils de simples prêtres de la divinité vénérée dans ce sanctuaire ou, comme le suggèrent Dunand et Duru, un même personnage dédoublé, « un roi de Tyr, sans doute », qui, en commémoration de la fondation du lieu de culte, aurait placé son image à l’entrée principale de ce bâtiment 37?
Brûle-parfum pyramidal
Un document récemment exposé au Musée national de Beyrouth et susceptible d’enrichir notre enquête sur les représentations votives anthropomorphes à Ḥammon, consiste en une structure quadrangulaire en calcaire, découverte par Dunand et Duru dans la cour du sanctuaire de Milk‘ashtart, de forme légèrement pyramidante et d’une hauteur de 123 cm 38. Cette structure est sculptée sur trois faces, la dernière face étant creusée d’une large cavité rectangulaire dans laquelle devaient être déposées les offrandes destinées à la crémation. La face principale présente deux taureaux affrontés agenouillés de part et d’autre d’un « arbre sacré » qui se déploie sur toute la hauteur du monument en volutes superposées. Les faces latérales présentent, quant à elles, des personnages sculptés de profil, nu-tête et glabres, apparemment déchaux, s’avançant vers la gauche en direction de l’« arbre sacré ». Sur l’une des faces, le personnage est seul, vêtu d’une longue tunique talaire à plis, recouverte d’un manteau aux manches bouffantes (fig. 10). Ces deux vêtements sont serrés à la taille par un cordon. Le bras droit est levé, la main droite portée à hauteur de visage, la paume ouverte pour signifier le geste de l’adoration. Cette paume ouverte qui est traditionnellement, 46
REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
Fig. 10. Oumm el-‘Amed, face latérale du brûle-parfum du sanctuaire de Milk‘ashtart, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 123 cm, Musée national de Beyrouth © Cliché de l’auteur. Fig. 11. Oumm el-‘Amed, face latérale du brûle-parfum du sanctuaire de Milk‘ashtart, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 123 cm, Musée national de Beyrouth © Cliché de l’auteur.
dans la sculpture en ronde-bosse, tournée vers la divinité (ou plutôt vers l’image de celle-ci), est ici présentée de profil : l’artiste soumis aux contraintes de la figuration en relief a voulu signifier sans ambiguïté ce geste au spectateur. L’avant-bras gauche est maintenu horizontal, ramené contre le corps, la main portant un objet que Dunand et Duru interprètent comme un « encensoir à manche », dont la coupe est soutenue par la main et à l’arrière duquel est accroupi « un sphinx ou un lion […], l’avant-corps haut dressé, coiffé de la double couronne des pharaons» 39. Deux personnages sont figurés sur la seconde face : l’un, dont la tête est tout à fait manquante, est représenté dans la même attitude et le même habit que le précédent ; l’autre, qui le suit, porte une tunique courte couvrant son épaule gauche, laissant la droite nue et tombant jusqu’à mi-jambe (fig. 11). Ce dernier effectue de son bras droit le même geste d’adoration que les premiers, la main gauche étant ramenée au niveau de la ceinture. Les auteurs lui assignent logiquement, du fait de sa qualité de « suivant » et de son vêtement (qui rappelle celui du « suivant du char royal »), un rang subalterne. Aucune qualité particulière de leur vêtement ou des encensoirs dont ils sont dotés ne nous autorise a priori à conférer à ces thuriféraires un quelconque rang sacerdotal. Nous nous devons cependant de souligner leur figuration sur un monument d’importance dans la cour du sanctuaire, ce qui devrait nous encourager à les placer au-dessus de la condition de fidèles ordinaires. Nous voyons donc que la représentation sacrée à Ḥammon a concerné non seulement les fidèles, figurés en orants au pagne égyptisant ou en habits rituels de thuriféraires, mais aussi les prêtres officiant dans les sanctuaires, voire le roi de Tyr dédoublé sur un linteau du sanctuaire « Est ». Si les archéologues ont attribué dans leur ensemble les orants égyptisants au sanctuaire de Milk‘ashtart, les sculptures figurant des personnages féminins ont toutes été trouvées dans l’aire du sanctuaire « Est », ce qui nous encouragerait éventuellement à y reconnaître un haut lieu du culte d’Astarté. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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« Stèles d’Oumm el-‘Amed »
Parmi toutes les catégories de sculptures d’Oumm el-‘Amed, celle des stèles cintrées sculptées de personnages en relief, produites aux iiie et iie siècles av. J.-C., a probablement le plus contribué à la renommée de notre site, de sorte qu’on désigne ces sculptures ordinairement par « stèles d’Oumm el-‘Amed ». Ces documents ont pourtant presque tous été mis au jour hors contexte archéologique, à l’occasion de fouilles clandestines, et ne peuvent donc être rattachés avec certitude aux sanctuaires. L’identité des personnages représentés sur ces stèles, de même que la destination (funéraire ou votive) de ces sculptures sont en conséquence encore fortement débattues. Pour les besoins de cet article, nous porterons particulièrement notre attention sur trois stèles illustrant la diversité iconographique de ces œuvres. Le plus célèbre exemplaire de cette catégorie de sculptures est la stèle Jacobsen, conservée à la Glyptothèque Ny Carlsberg à Copenhague 40 (fig. 12). D’une hauteur de 181 cm, elle figure, sous le disque ailé flanqué d’uraei, un homme d’âge mûr, la tête profilée à droite, pieds nus et vêtu d’une tunique talaire plissée à manches longues, au col large et ourlé dégageant la nuque, recouverte d’un manteau lisse ouvert par devant 41. La tête est coiffée d’un haut turban cylindrique se terminant par un pan de toile rabattu sur le côté, duquel dépassent, derrière l’oreille, de courtes et maigres mèches retombant sur la nuque. La main droite, se dégageant des plis du costume, est levée dans le geste de l’adoration. L’avant-bras gauche est maintenu contre le corps, la main avancée tenant un encensoir surmonté d’un sphinx accroupi coiffé d’un pschent. Une inscription, gravée sous cet avant-bras gauche, nous livre l’identité du personnage : « Cette stèle commémorative est celle de Ba‘alyaton, fils de Ba‘alyaton, le chef des pressoirs ». Le visage à l’expression ascétique, les pommettes saillantes, le front parcouru de rides profondes évoquant « une pensée mûre et concentrée» 42, toutes ces caractéristiques nous persuadent d’être en présence d’un véritable portrait. Néanmoins, la finesse d’exécution des traits du visage et de la coiffure, la souplesse et la précision du drapé, contrastant avec le rendu maladroit et schématique des mains, renforcent l’impression que plusieurs sculpteurs, maître et élèves, ont pris part à la réalisation de cette œuvre 43. La stèle AO 3135 du Louvre, haute de 145 cm, a perdu sa partie supérieure, qui devait être sommée d’un disque ailé (fig. 13) 44. Le personnage féminin sculpté est vêtu d’un himation plissé ramené
Fig. 12. Oumm el-‘Amed, stèle sculptée d’une figure de thuriféraire, dite « stèle Jacobsen », iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 181 cm, Glyptothèque Ny Carlsberg © Glyptothèque Ny Carlsberg. . Fig. 13. Oumm el-‘Amed, stèle à la dame voilée, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 147 cm, musée du Louvre, AO 3135 © Musée du Louvre/C. Larrieu. 48
REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
Fig. 14. Oumm el-‘Amed, stèle de Ba‘alshamar, chef des portiers, iiie-iie siècle av. J.-C., calcaire, hauteur : 127 cm, Musée national de Beyrouth, Inv. 2072 © Cliché de l’auteur.
sur la tête avec la main gauche, tandis que la main droite est levée, paume ouverte vers l’extérieur. Un chiton talaire aux plis profondément creusés est visible sous le manteau. L’intérêt principal de ce document réside dans la scène sculptée dans le socle sur lequel se tient ce personnage : dans une niche cintrée, deux nymphes antithétiques agenouillées, vêtues à l’égyptienne, arrosent un lotus à trois tiges avec une jarre posée sur le giron. Interprétant cette scène, Dunand et Duru notent que « l’arbre de vie arrosé par les nymphes est l’expression symbolique de la fécondation des plantes, prélude au renouveau saisonnier, concept tout proche de celui du rappel à la vie des trépassés ou de la conservation de leur pâle existence d’outre-tombe » 45. Cette scène pourrait ainsi être une réminiscence du thème iconographique du « vase aux eaux jaillissantes » mésopotamien, figuré par exemple sur une frise au Louvre (AO 4584) de l’époque de Gudéa (c. 2120 av. J.-C.). Enfin, une stèle exposée au Musée national de Beyrouth (Inv. 2072) donne à voir, sous un disque ailé recourbé, un personnage masculin debout sur un socle trapézoïdal à corniche égyptienne, nu-pied, orienté vers la gauche, portant une longue tunique talaire à col dégagé 46 (fig. 14). Sa main droite est levée à hauteur de visage en signe d’adoration, tandis que la main gauche tient un coffret richement mouluré et qui aurait pu contenir l’encens rituel. Un bandeau enserrant la tête est surmonté d’une sorte de calotte, tandis qu’une étole, « insigne probable de dignité » 47, tombe de l’épaule gauche le long du corps et se termine par une tresse ou un gland. Une inscription phénicienne gravée sur la base nous renseigne sur ce personnage et sa fonction : « À Ba‘alshamar, chef des portiers, fils de ‘Abdosir, stèle commémorative que ‘Abdosir, chef des portiers, a érigée pour son père ». L’apport iconographique capital de ce document consiste en ce qu’il nous présente des accessoires de dignitaire (calotte, étole et coffret) différents de ceux portés par les thuriféraires (encensoir au sphinx, polos cylindrique), et que l’inscription nous permet d’associer à une charge sacerdotale particulière : chef des portiers 48. Cette fonction, au demeurant imprécise, pourrait correspondre à celle de « préposé au sanctuaire » mentionnée sur un ostracon phénicien d’Akko 49, ou encore à celle de « gardien de porte » associée à un certain ‘Abedmilk dans le sanctuaire d’Eshmoun à Sidon 50. HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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Commentant le placement de statues d’orants au pagne égyptisant aux portes des sanctuaires, Dunand et Duru notent que « la sculpture religieuse est conservatrice et l’orant qui présente son image au dieu se réfère aux usages du passé plutôt qu’aux nouveautés du jour » 51. L’impression de conservatisme dégagée par ces sculptures doit être toutefois modérée par l’attestation dans les espaces sacrés d’offrandes votives anthropomorphes hellénisantes. Si les évergètes et les élites de Ḥammon, favorisant les « usages du passé », avaient recours, notamment en raison du prestige social qui devait y être associé, au type de l’orant au pagne égyptisant, la population étendue des fidèles ne dédaignait pas d’adopter les « nouveautés du jour » si populaires dans toute l’aire méditerranéenne orientale, les intégrant cependant aux traditions iconographiques locales, comme l’illustrent la statuette de la « femme aux seins nus » à Ḥammon ou les « temple-boys » du sanctuaire d’Eshmoun à Sidon. Cette souplesse de composition iconographique n’est pas décelable dans le traitement des figures d’officiants du culte sur le linteau de la porte du sanctuaire « Est » : nous rencontrons leur costume (tunique courte et bonnet à fanon) et leur attribut (sceptre à tête de bélier) presque inchangés sur des monnaies, des sculptures et des ivoires phéniciens à travers tout le Ier millénaire av. J.-C. À la différence des « simples » fidèles ou évergètes, cette stricte codification vestimentaire s’explique sans doute par la prééminence du rôle de ces prêtres dans les rituels religieux, qui rend nécessaires la conservation et la répétition des signes distinctifs : les particularités de leur parure participaient de la symbolique même de leur faculté d’intercession auprès des divinités. L’interprétation des figures sur les « stèles d’Oumm el-‘Amed » et sur les faces latérales du brûleparfum est plus délicate. Si l’inscription incisée sur la stèle de Ba‘alshamar nous permet d’attribuer l’étole, le coffret à encens et la calotte à la charge de « chef des portiers », rien de tel ne vient éclaircir le costume des thuriféraires (tunique aux manches longues, polos cylindrique et encensoir au sphinx). Si nous tenons ces accessoires pour les signes d’un rang sacerdotal, devrions-nous aussi voir en nos personnages féminins, portant chiton et himation, des prêtresses ? Il serait plus prudent, dans l’attente de stèles inédites dont les inscriptions mentionneraient des charges spécifiques, de ne les considérer, à la suite de Maes, que comme des représentations de « titulaires d’une haute dignité, […] membres d’une classe sociale éminente » 52. Toutes ces catégories de documents votifs se ressentent, à des degrés variables, des courants de la sculpture grecque hellénistique, mais cette influence n’entraînait nullement une quelconque « acculturation » : les sculpteurs et commanditaires de Ḥammon, séduits par la syntaxe naturaliste hellénique, n’abandonnèrent pas pour autant leur vocabulaire iconographique, qui devait reposer sur une connaissance partagée des signes sociaux du sacré, et en lequel les fidèles de Ḥammon devaient apprécier une manière proprement phénicienne de s’adresser à leurs dieux.
Bilal Annan est titulaire d’un master de l’École pratique des hautes études (Une bourgade phénicienne à l’époque hellénistique : les témoignages sculptés d’Oumm el-‘Amed). Doctorant à l’EPHE, il prépare, sous la direction de François Queyrel et François Villeneuve, une thèse intitulée Identités culturelles et représentation de soi au Proche-Orient hellénistique et romain : étude des monuments funéraires figurés.
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REPRÉSENTATIONS D’ORANTS ET D’OFFICIANTS DANS LES SANCTUAIRES HELLÉNISTIQUES D’OUMM EL-‘AMED (LIBAN)
NOTES 1. L. F. Cassas, Voyage pittoresque de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine et de la Basse-Égypte, Paris, Imprimerie de la République, 1799, II, pl. 87 ; L. F. de Saulcy, Voyage autour de la Mer Morte et dans les terres bibliques, Paris, Gide et J. Baudry, 1853, p. 46-47 ; M. de Voguë, Fragments d’un journal de voyage en Orient. Côtes de la Phénicie (extrait de l’Athenaeum français), Paris, E. Thunot, 1855, p. 37-58. 2. E. Renan, Mission de Phénicie, Paris, Imprimerie impériale, 1864, p. 695-749. 3. M. Dunand, R. Duru, Oumm el-‘Amed : une ville de l’époque hellénistique aux échelles de Tyr, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, 1962. Signalons toutefois que le site d’Oumm el-‘Amed a été soumis, au début du xxe siècle, aux ravages des fouilles clandestines conduites par la famille de marchands d’antiquités Farah, sous l’effet de l’obstination de Charles Clermont-Ganneau, qui livre lui-même le détail de ses recommandations aux pilleurs : C. Clermont-Ganneau, « La stèle phénicienne d’Oumm el‘Aouâmid », dans Recueil d’Archéologie Orientale, V, Paris, Ernest Leroux, 1903, p. 2. 4. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 194-195. La grande majorité des monnaies retrouvées à Oumm el-‘Amed a été frappée à Tyr, ce qui montre assez la dépendance économique dans laquelle devait se trouver ce village vis-à-vis de la grande métropole phénicienne. Si la plus ancienne de ces monnaies remonte au règne de Ptolémée Ier Sôter (305-286 av. J.-C.), les fouilleurs ont aussi retrouvé des monnaies frappées aux effigies des souverains séleucides, ou aux types civiques de Tyr, une fois l’autonomie monétaire de cette cité acquise en 126/125 av. J.-C. Les fragments de céramique fine, relevant des productions pergaménienne, rhodienne ou mégarienne, évoquent, quant à eux, les réseaux d’échanges intenses dans lesquels s’inscrivait Ḥammon à son apogée. 5. Ibid., p. 6. 6. Ibid., p. 181-196. Deux inscriptions, consacrant des réaménagements sur un des sanctuaires, sont datées de 222/221 av. J.-C. et 132/131 av. J.-C. 7. Pour un récapitulatif des recherches sur les inscriptions d’Oumm el-‘Amed, voir A. Kassis, « Milkashtart dans la pensée religieuse phénico-punique », dans C. Auliard, L. Bodiou (dir.), Au jardin des Hespérides : Histoire, société et épigraphie des mondes anciens (Mélanges offerts à Alain Tranoy), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 145155. M. Éric Gubel a eu l’amabilité de nous informer récemment de l’existence d’une dix-huitième inscription, encore inédite, provenant d’Oumm el-‘Amed et conservée au musée Robert Mouawad à Beyrouth, que nous n’avons cependant pas encore eu l’occasion d’examiner. 8. Pour une étude des panthéons phénicien et punique, voir É. Lipiński, Studia Phoenicia XIV : Dieux et déesses de l’univers phénicien et punique, Louvain, Peeters, 1995. Pour une étude de la « personnalité » de Milk‘ashtart, voir Kassis, « Milkashtart dans la pensée religieuse phénico-punique » ; pour celle des attributs d’Astarté, voir C. Bonnet, Astarté : Dossier documentaire et perspectives historiques, Rome, Consiglio Nazionale delle Ricerche, 1996.
9. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 169. Astarté devait aussi être vénérée dans le sanctuaire de Milk‘ashtart, à en croire l’inscription dite « de Ma‘achouq », dédiant « le portique en direction de l’Orient […] pour ‘Ashtart dans l’enclos du dieu de Ḥammon » (Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 185-187). 10. Ibid., p. 48 et p. 156 ; C. Doumet-Serhal, A.-M. MaïlaAfeiche, Pierres et croyances : 100 objets sculptés du Liban, [s.l.], The Lebanese British Friends of the National Museum, 1998, p. 66 et p. 171, cat. 25. La statue est aujourd’hui exposée au Musée national de Beyrouth (Inv. 2004). 11. C. Doumet-Serhal, « Le costume à l’égyptienne au Musée de Beyrouth : À propos de trois sculptures en ronde-bosse », National Museum News, 1998, 7, p. 27-31. 12. É. Gubel (dir.), Art phénicien : la sculpture de tradition phénicienne (Catalogue du Département des Antiquités orientales du Musée du Louvre), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2002 : cat. 127 (AO 4813), cat. 145 (AO 4408), cat. 146 (AO 4401). Deux autres statues du même type [ibid., cat. 148 (AO 4400) et cat. 149 (AO 4404)] ont été acquises par le Louvre au début du xxe siècle par l’intermédiaire de la famille Farah. 13. F. Faegersten, « Ivory, Wood and Stone: Some Suggestions regarding the Egyptianizing Votive Sculpture from Cyprus », dans C.E. Suter, C. Uehlinger (dir.), Crafts and Images in Contact: Studies on Eastern Mediterranean Art of the First Millennium BCE, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2005, p. 269-270. 14. H.G. Fischer, « An Elusive Shape within the Fisted Hands of Egyptian Statues », Metropolitan Museum Journal, 1975, 10, p. 11. 15. G.E. Markoe, « Egyptianizing Male Votive Statuary from Cyprus: a Reexamination », Levant, 1990, 22, p. 113. 16. Gubel, Art phénicien, p. 114. 17. A. Spycket, La Statuaire du Proche-Orient ancien, Leyde, E.J. Brill, 1981, p. 424, fig. 275 ; Gubel, Art phénicien, p. 114, cat. 109. Les exemplaires de Sarepta et de Tyr sont préfigurés dans l’espace syrien, dès les ixeviiie siècles av. J.-C., par la stèle de Bar-Hadad au Musée d’Alep (M. Dunand, « À propos de la stèle de Melqart du Musée d’Alep », Bulletin du Musée de Beyrouth, 1942-1943, 6, p. 41-45) ou par une statuette de Sfiré représentant un certain A-du-ni-a-bi-ia (E. Warmenbol, « La statuette égyptisante de Sfiré, en Syrie du Nord : une image d’orant de la première moitié du i er millénaire av. n.è. », dans É. Gubel, É. Lipiński (dir.), Studia Phoenicia III: Phoenicia and its Neighbours, Louvain, Peeters, 1985, p. 163-180). 18. Voir notamment M. Dunand, N. Saliby, Le Temple d’Amrith dans la pérée d’Aradus, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1985. 19. I. Oggiano, « La shendyt e la stola: nuovi dati sul’uso simbolico del vestiario nella Fenicia », dans A.M. Arruda (dir.), Fenícios e púnicos, por terra e mar, I. Actas do VI Congresso Internacional de Estudos Fenícios e Púnicos, Lisbonne, UNIARQ, 2013, p. 351, fig. 1. 20. Ibid., p. 351 : « Il luogo di ritrovamento è sconosciuto ma sembra probabile provenisse da Sarepta dove l’avrebbe comprata il commerciante di antichità G. Farah ». HISTOIRE DE L’ART N°73 DÉCEMBRE 2013
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21. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 116, p. 159 et pl. XXXV, 1. Les auteurs n’ont pas précisé les dimensions de ce fragment, et nous n’avons pu déterminer son actuel lieu de conservation.
38. Ibid., p. 46, p. 113, p. 151-154, fig. 66, pl. XXXVI et XXXVII, 1.
22. Une hypothèse alternative consisterait à y voir une œuvre émanant d’un atelier local, importateur de marbre et dont les artisans auraient été formés dans les centres de production helléniques.
40. Ibid., p. 160, pl. LXXVII.
23. J. B. Connelly, Votive Sculpture of Hellenistic Cyprus, Nicosie, Department of Antiquities of Cyprus, 1988.
42. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 160.
24. Ibid., cat. 20, figs. 81-82. 25. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 132 et pl. LXVI, 1. Les dimensions de ce fragment ne sont non plus renseignées par les auteurs. Nous ignorons de même son lieu de conservation actuel.
41. A. Maes, « Le costume phénicien des stèles d’Umm el-‘Amed », dans É. Lipiński (dir.), Studia Phoenicia XI: Phoenicia and the Bible, Louvain, Peeters, 1991, p. 213. 43. Clermont-Ganneau, « La stèle phénicienne d’Oumm el‘Aouâmid », p. 5 : « [Le sculpteur] a visiblement concentré tout son effort sur la tête et fait bon marché du reste qui fait songer plutôt à la main lourde d’un praticien qu’à la main d’un artiste, vraiment digne de ce nom, capable d’avoir tiré d’une matière ingrate ce profil d’une expression si vivante ».
26. Connelly, Votive Sculpture of Hellenistic Cyprus, cat. 16 et 17, figs. 70-73.
44. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 163, pl. LXXVIII, 1; Gubel, Art phénicien, p. 142-143, cat. 154.
27. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 118, p. 158 et pl. XXXIII, 1.
45. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 163.
28. Ibid. 29. M. Chéhab, Les Terres cuites de Kharayeb, Bulletin du Musée de Beyrouth, 1951-1954, 10-11, pl. XLVIII, 6 ; pl. LX, 3 ; pl. LXXX, 3 et pl. LXXXVII, 1-2. 30. Connelly, Votive Sculpture of Hellenistic Cyprus, pl. 3, figs. 10-11 et pl. 9, figs. 30-33 ; A. Hermary, Catalogue des Antiquités de Chypre : Sculptures, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1989, cat. 766. 31. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 71, p. 170-171, pl. LIV, 2, 3. 32. C. Schaffer, « Fouilles de Ras Shamra-Ugarit. Huitième campagne (printemps 1936) », Syria, 1937, 18/2, p. 128-134. 33. S.M. Cecchini, « The ‘suivant du char royal’: A Case of Interaction between Various Genres of Minor Art », dans C.E. Suter, C. Uehlinger (dir.), Crafts and Images in Contact: Studies on Eastern Mediterranean Art of the First Millennium BCE, Fribourg, Academic Press Fribourg, p. 246. 34. Ibid., pl. XXXII-XXXV. 35. P. Naster, « Le suivant du char royal sur les doubles statères de Sidon », Revue belge de numismatique et de sigillographie, 1957, 103, p. 17-18 ; H. Seyrig, « Antiquités syriennes », Syria, 1959, 36/1-2, p. 52-56. 36. N. Aimé-Giron, « Un ex-voto à Astarté », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale, 1925, 25, p. 206. 37. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 171.
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39. Ibid., p. 153.
46. Cette stèle fut découverte en 1953 par l’Émir Maurice Chéhab à El-Mina, à deux kilomètres d’Oumm el‘Amed : M. Chéhab, « Trois stèles trouvées en Phénicie », Berytus, 1934, 1, p. 44-46, pl. XI-XII ; Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 165, pl. LXXXVIII bis, 1 ; DoumetSerhal, Maïla-Afeiche, Pierres et croyances, p. 144, p. 190, cat. 90. 47. Maes, « Le costume phénicien des stèles d’Umm el‘Amed », p. 222. 48. Une stèle, récemment publiée par I. Oggiano, montrant un certain « Na‘areshmun chef des portiers » dans une rare attitude frontale et portant un costume identique à celui de notre Ba‘alshamar, et que l’auteur date de la seconde moitié du ve siècle av. J.-C., pourrait appuyer ici notre attribution de ces qualités vestimentaires à la classe des « chefs des portiers » : Oggiano, « La shendyt e la stola: nuovi dati sul’uso simbolico del vestiario nella Fenicia », p. 353-354, fig. 2. 49. Lipiński, Dieux et déesses de l’univers phénicien et punique, 1995, p. 460. 50. R.A. Stucky, « Le bâtiment aux frises d’enfants du sanctuaire d’Echmoun à Sidon », Topoï Orient-Occident, 1997, 7/2, p. 921. 51. Dunand, Duru, Oumm el-‘Amed, p. 156. 52. Maes, « Le costume phénicien des stèles d’Umm elAmed », p. 224.
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