C É R A M I S T E E T D É C O R AT E U R D ’ U N E G É N É R AT I O N I N C E R TA I N E
Jacqueline du Pasquier
Jacqueline du Pasquier
Robert Lallemant (1902–1954) Céramiste et décorateur d’une génération incertaine
Toutes les céramiques reproduites portent la marque T Lallemant R, parfois s’y ajoute la mention France ou Made in France.
Sauf mentions, toutes les pièces reproduites proviennent de collections privées.
À Claude
Page 2 : Délaissant le tour des potiers, Robert Lallemant préféra le travail du moule en plâtre qui permet d’obtenir différents volumes dont la forme d’abord dessinée était ensuite répertoriée sur des « planches de formes » où chacune porte un numéro ; la diversité en est considérable. Le catalogue édité par Tolmer en 1927 ou 1928 est illustré d’une grande quantité de ces formes ainsi désignées. Ici, sur la forme 1629, les rainures latérales ainsi que le col et le pied sont soulignés de noir tranchant sur l’émail crème, mais cette même forme existe aussi uniquement recouverte d’un émail craquelé. H. 18,5 cm. Sous la base, figure la marque T Lallemant R, présente sur toutes les céramiques reproduites ci-après, parfois accompagnée de l’indication France ou Made in France. Galerie Doria, Paris. © Somogy éditions d’art, Paris, 2014
Sommaire
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Préface : Robert Lallemant, la céramique des temps modernes par Éric Moinet
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Remerciements
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Un céramiste moderne
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Premier parcours
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Le style du céramiste
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Expositions et notoriété
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L’UAM, le créateur de meubles, le décorateur
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Le décorateur prend le pas sur le céramiste
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La Résidence du val d’Esquières, un paradis…
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La guerre, un nouvel engagement
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La propagande et le régime de Vichy
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Sèvres pendant la guerre Les commandes de l’occupant
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Chargé de mission au cabinet civil du chef de l’État
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Ultime hommage au maréchal
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La mer de nouveau
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Retour à la vie parisienne
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Robert Lallemant et la céramique de son temps
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Annexe : Dessins provenant des archives Lallemant
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Notes
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Bibliographie
Préface : Robert Lallemant, la céramique des temps modernes Redécouvert dans les années 1970 par quelques amateurs d’art et des conservateurs de musée avisés1, l’œuvre de Robert Lallemant aurait pu sombrer dans les abîmes de l’histoire des arts. Son atelier avait été cependant préservé par son épouse, mais fort peu d’œuvres se trouvaient sur le marché de l’art. En 1983, une première dispersion à l’hôtel Drouot révélait à beaucoup la singularité et la modernité de ces céramiques aux formes très géométriques et au décor moderne d’inspiration cubiste ou d’un style plus narratif resté attaché à la figuration2. En 1984, la galerie Jacques de Vos, à Paris organisait une première exposition3. Puis, en 1992, à l’initiative de Jacqueline du Pasquier, le musée des Arts décoratifs de Bordeaux, qu’elle dirigeait, le musée Déchelette de Roanne, le musée des Beaux-Arts d’Orléans, lui consacraient une première exposition rassemblant plus de 90 œuvres4. Depuis Jacqueline du Pasquier s’est toujours attachée par ces travaux à la promotion de cette œuvre encore trop peu connue. Curieux destin que celui de cet homme pressé, grand amateur de sport et de vitesse, aimant la vie, qui ne consacrera que quelques années, entre 1926 et 1933, à la céramique et aux arts décoratifs. Élevé à Dijon par ses grands-parents et sa tante, très habile dessinateur, il reçoit une formation artistique à l’école des Beaux-Arts, dirigée par Ovide Yencesse. Est-ce là qu’ il découvre la céramique ? La tradition du travail de la terre est bien établie en Bourgogne : à Nevers, dans l’Auxerrois pour la faïence, en Mâconnais où la tradition de la terre cuite vernissée est vivace, mais aussi en Puisaye où l’héritage de Jean Carriès dans le domaine du grès reste très présent. À Digoin, mais surtout près de Dijon, à Longchamp, se trouvent également des manufactures de faïence fine spécialisées dans les arts de la table. Longchamp est réputé pour la qualité de ses décors au début du xxe siècle. Le jeune homme aurait pu connaître cette fabrique dont les dessinateurs de modèles étaient probablement formés dans la même école d’art. Mais c’est surtout auprès de Raoul Lachenal (1885–1956), l’un des meilleurs céramiste de sa génération, dans son atelier de Boulogne
Page ci-contre : ce petit vase droit souligné de reliefs et recouvert d’un émail noir et épais ne figure pas dans le catalogue Tolmer et pourtant Lucie Delarue-Mardrus dans un article consacré aux céramiques noires de Lallemant (Art et Industrie, juin 1928) parle d’un art qui évoque « la machine... », ce qui permet de dater cette pièce. H. 15,5 cm. Galerie Doria, Paris.
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près de Paris, qu’il perfectionne sa technique du modelage et du tournage et acquiert une solide pratique dans le domaine du moulage et du coulage, procédés permettant d’obtenir des formes régulières et de les répéter en petite série. Raoul Lachenal avait développé ces techniques dans son atelier après 19185. À partir de 1926, grâce à l’aide de son père Théophile Lallemant, il peut voler de ces propres ailes et s’installer dans une petite fabrique de céramique, 5 passage d’Orléans à Paris. Peu après, fin 1926 ou début 1927, il fait déjà éditer chez Tolmer un premier catalogue destiné à faire connaître ces œuvres que préface le critique d’art Ernest Tisserand, journaliste à L’Art vivant. Plus de 40 formes différentes y sont répertoriées, avec ou sans décor, témoignant du développement rapide de son activité créative. Il expose au Salon d’automne et au Salon des artistes de 1926 à 1929. La même année, il participe à la création de l’Union des artistes modernes (UAM), qui fait cession du Salon des artistes décorateurs. Il y rejoint l’architecte Robert Mallet-Stevens et Pierre Chareau, initiateurs du mouvement qui regroupe aussi des artistes comme Louis Barillet, Sonia Delaunay, Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Jean Fouquet, René Herbst, Francis Jourdain, les frères Martel ou Jean Puiforcat. Tous sont convaincus de la nécessité de créer des objets fonctionnels adaptés à une vie active et moderne en utilisant au mieux les possibilités offertes par l’industrie. Il est le seul céramiste de ce groupe, mais dès le premier Salon de l’UAM au pavillon de Marsan en 1930, il préfère exposer des meubles modernes et se fait remarquer pour son Coin de repos d’un voyageur. Ernest Tisserand souligne alors que Robert Lallemant est un décorateur pour lequel la céramique n’a été qu’un moyen d’expression6. Il se consacre en effet au début des années 1930 à la décoration dans l’esprit de l’UAM ; il aménage un hôtel particulier à Neuilly et la résidence d’Esquières, un hôtel de luxe dans le golfe de SaintTropez ou son appartement quai d’Auteuil. Mais brutalement, en 1933, il abandonne définitivement toute activité artistique et entre dans l’entreprise de bâtiment et travaux publics de son beau-père. 8
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Lampe créée récemment mais respectant l’idée de Lallemant qui a tant aimé concevoir toutes sortes d’objets à partir de ses formes en céramique. Le modèle du pied en émail craquelé , 2055, figure dans la catalogue Tolmer, p. 11, initialement prévu comme pied de flambeau de table avec deux abat-jour rectangulaires en hauteur. H. 37 cm. Galerie Doria, Paris.
pr éface
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Entre 1926 et 1933 Robert Lallemant est considéré par la critique comme un céramiste moderne ; il a renoncé à la réalisation de pièces uniques pour développer la production de petites séries d’un prix de revient plus réduit et qui s’adressent à plus d’amateurs. La technique utilisée est celle de la faïence fine, il pratique le coulage dans des moules obtenus à partir d’une forme très élaborée réalisée en plâtre. Chaque moule peut servir à l’édition d’un petit nombre de pièces. Il y a de la bielle, du pas de vis, du moteur, du rail, de l’obus dans ses formes disait la journaliste Lucie Delarue-Mardrus en parlant de ses créations au volume géométrique, simples et modernes, fonctionnelles et décoratives7. Les décors sont variés. Ils jouent parfois sur des volumes très structurés en mettant en valeur la forme géométrique par un engobe coloré monochrome couvert d’un émail impeccable et lisse. Il sera avec Paul Bonifas (1893–1967) l’un des rares céramistes de sa génération à s’intéresser aux formes mécaniques. On parle de purisme pour Paul Bonifas qui s’installe en 1921 à Paris pour y retrouver Amédée Ozenfant et Le Corbusier. Robert Lallemant s’affirme aussi comme un remarquable peintredécorateur, il reste attaché à la figuration à travers des décors élégants et modernes qui procèdent tous de dessins très élaborés. Ses sources d’inspirations sont multiples, s’inspirent de la vie moderne qui laisse une plus grande place aux sports à la mode, lancer de javelot, rugby, hockey, boxe, golf…, à l’histoire et à la mythologie revisitées, aux voyages, mais aussi au jazz que l’on découvre alors, ou au répertoire des vieilles chansons françaises. On y retrouve le chic de l’illustration ou de l’estampe moderne, au graphisme simplifié et élégant, finement coloré. Ses compositions s’inspirent aussi parfois du cubisme très en vogue dans l’avant-garde. On rapproche ses décors des œuvres du graveur Jean-Émile Laboureur (1877–1943), mais ils évoquent également celles de Georges Barbier (1882–1932), publiées dans le Journal des dames et des modes, paru de juin 1912 à août 1914. Ce peintre, dessinateur de mode et illustrateur, membre du Salon des artistes décorateurs de 1912 à 1932 comme Robert Lallemant, s’est fait 10
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connaître pour ses gravures simples et joliment colorées au dessin moderne. Son almanach des modes présentes, passées et futures en cinq volumes publié entre 1922 et 1925 sous le titre de Falbalas et Fanfreluches a connu un beau succès. Ses gravures assez diffusées dans les milieux élégants ont pu nourrir l’imaginaire du céramiste. La joie de vivre, l’allégresse qui se dégagent de ces décors, sont le reflet de ce monde encore insouciant de l’entre-deux-guerres, d’un âge entre deux crises où l’on s’adonne à la joie de vivre la paix retrouvée, au goût du moderne et du fonctionnel, à la quête du bonheur, au goût de la vitesse et du sport, des voyages et de l’exotisme, tout en restant attaché, non sans nostalgie, au répertoire modernisé des traditions françaises. Les décors mécaniques et les formes très géométrisées de ces vases, l’élégance moderne des décors figurés inscrivent parfaitement son œuvre parmi les avant-gardes de son temps dans le domaine des arts décoratifs et annoncent ce que sera l’esprit de l’Exposition de 1937. Son œuvre raisonne avec celle des plus grands créateurs de sa génération des peintres cubistes ou postcubistes comme Georges Braque, André Lhote, les Delaunay ou encore Fernand Léger, des ébénistes raffinés ou plus résolument contemporains comme Charlotte Perriand et Jean Prouvé. Mais la destinée de l’artiste l’a conduit vers tout autre chose, vers de nouvelles vies, régulièrement marquées par des ruptures, par d’autres orientations et diverses expériences. Il reste au demeurant l’un des créateurs les plus notables et des plus originaux de la période Arts déco. Qu’hommages soient rendus à Jacqueline du Pasquier qui fait revivre l’œuvre si originale d’un des grands céramistes de l’entredeux-guerres. Éric Moinet Directeur du Patrimoine et des Collections de la Cité de la céramique Sèvres-Limoges, directeur du musée national de Céramique pr éface
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Remerciements
En 1983, le musée des Arts décoratifs de Bordeaux faisait l’acquisition en vente publique d’une paire de vases de Lallemant dont le modernisme original me frappait. Mais mon véritable contact avec cet artiste date de 1990 lorsque, grâce à Yvonne Brunhammer, j’eus la chance de rencontrer Mme Robert Lallemant. C’est elle qui m’avait alors aidée à organiser l’exposition « Céramiques de Robert Lallemant » et cela avec toute la gentillesse, la générosité et l’entrain charmant qui la caractérisaient. Mme Robert Lallemant n’est plus. Mais, seconde chance, j’ai pu grâce à sa fille cadette, Mme Martine Lallia, avoir un accès plus complet encore aux archives familiales. Qu’elle veuille bien trouver ici l’expression de ma vive reconnaissance pour m’avoir accueillie si souvent et longuement et m’avoir, en définitive, fait confiance avec une générosité qui lui a fait surmonter ses premières et bien légitimes appréhensions. J’ai trouvé auprès de M. et Mme Claude Dubois-Lallemant un accueil spontanément chaleureux et bienveillant dont je leur suis vivement reconnaissante, et je n’ai garde d’oublier Grégoire DuboisLallemant, le petit-fils de l’artiste. C’est à sa demande et donc grâce à lui que j’ai tenté d’aborder de manière plus approfondie la personnalité si diverse et talentueuse de Robert Lallemant. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma très sincère gratitude. Les responsables du service des archives et de la bibliothèque de la Cité de la céramique de Sèvres m’ont apporté avec une obligeance sans faille une aide indispensable et je ne saurais trop en remercier Mme Coralie Coscino, chargée du service des Collections documentaires, ainsi que Mme Isabelle Laurin, chargée de documentation. Tout particulièrement, je remercie Mme Florence Slitine, chargée des Collections de céramique indépendante et Mme Soazig Guilmin, chef du service du récolement et du mouvement des œuvres, cette dernière m’a fait bénéficier avec une inaltérable gentillesse et une rare compétence de sa connaissance des réserves de Sèvres pour la période qui m’intéressait, la manufacture au temps de L’Occupation. Mme Tamara Préaud qui fut l’archiviste de la Manufacture nationale de Sèvres m’a
Page ci-contre : le bel émail turquoise recouvre ce vase plat de forme 2054. H. 22,5 cm. Parmi les formes étonnamment variées créées par Lallemant, il a beaucoup utilisé celles qui sont plates, présentant une surface, idéale pour les décors historiés. Galerie Doria, Paris.
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si souvent aidée et mieux que quiconque orientée dans le dédale des archives. À toutes, je dis un très grand merci. J’exprime ma reconnaissance à tous ceux et celles dont à différents titres l’aide m’a été précieuse, M. Frédéric Chappey, Mme Nicole Blondel, Mme Évelyne Forest, M. Alain-René Hardy, Mme Maïté Hudry ; au musée des Arts décoratifs de Bordeaux, Mme Bernadette de Boysson, conservateur honoraire et Mme Valérie de Raignac, chargée des collections, Mme Geneviève Petit, conservateur honoraire ; Mme Claude Mandraut, M. Bruno Revelle à la bibliothèque Forney, Mme MarieAimée Suire. Je suis heureuse qu’Éric Moinet dont j’admire l’approche de la céramique, à la fois intuitive et savante, ait accepté de préfacer cet ouvrage et je l’en remercie. Enfin j’adresse des remerciements particulièrement vifs et chaleureux à M. Pierre Debomy qui a, pour moi, consacré tant de temps à photographier et enregistrer avec tant de soin, les documents inédits provenant des archives de Robert Lallemant, ainsi qu’à M. Denis Doria dont la générosité m’a permis de bénéficier des très belles photographies de ses archives. Ce livre a pu être réalisé grâce au soutien généreux de la Ceramica Stiftung et de la Société des Amis du musée national de Céramique et de son président M. Antoine d’Albis, qu’ils trouvent ici l’expression de ma profonde reconnaissance.
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Lallemant a créé une grande variété de vases cylindriques au corps droit souligné de reliefs, ici l’émail noir en accentue le caractère mécanique. « Formes peu gracieuses parfois » remarque en 1926 le critique Raymond Regamey, étonné de la nouveauté moderniste de cette céramique. Mais Ernest Tisserand, admirateur inconditionnel de l’artiste, s’émerveille de nouveau en 1983 : « Les noirs de Lallemant sont incomparables », (ABC Décor). Depuis une dizaine d’années on redécouvrait alors Robert Lallemant. H. 28 cm. Galerie Doria, Paris.
r e m e rci e m e n ts
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Un céramiste moderne
« Il se produit actuellement dans l’art et l’industrie de la céramique une révolution véritable, révolution d’ailleurs constructive et non destructive. À côté de la pièce unique créée par des potiers attachés à des traditions séculaires, on voit apparaître une floraison de pièces charmantes d’une valeur artistique remarquable mais produites dans de telles conditions industrielles qu’elles peuvent être acquises, sinon par tous, du moins par tous ceux auxquels le choix en matière décorative, est permis. […] Robert Lallemant est le chef d’une maison jeune, qu’aucun stock n’encombre, aucun modèle ancien ou démodé. Il travaille en pleine vie et à l’avantgarde du mouvement moderne. » C’est en ces termes enthousiastes que le critique Ernest Tisserand préface un petit catalogue d’un goût parfait, très abondamment et bien illustré, édité par Tolmer, intitulé Céramique T R Lallemant. Fabrique 5 passage d’Orléans Paris 13e. La date de parution est absente mais on peut situer cette publication entre 1927 et 19281. Robert Lallemant a alors 25 ou 26 ans et il connaît déjà un succès foudroyant. Parfaitement photographiées, les formes des pièces que nous offre ce catalogue, sont, chacune étant identifiée par un numéro, incroyablement variées comme les décors qu’elles présentent et l’on reste surpris devant tant de diversité et de fantaisie en même temps que de rigueur. Se suivent Les Décors platine (quatre modèles), Les Formes gravées (huit modèles), Les Fleurs, La Belle Aventure, Les Oiseaux. Il y a aussi La Lampe décorée de fleurs, La Lampe géométrique, sur lesquelles les abat-jour présentent des formes et des décors en harmonie avec le pied en céramique, Les Vases à reliefs (deux modèles), Un grand vase gravé, des Appliques murales et des Flambeaux de table, des Sculptures, Les Animaux de J. J. Martel, des Vases craquelés et un cendrier, quatre vases décorés sur le thème du zodiaque, les Décors cubistes (huit modèles), des lampes encore dont le décor sur le pied comme sur l’abat-jour est consacré aux vieilles chansons françaises (Malborough, Cadet Rousselle, Le Petit Mousse, Il pleut bergère) ; un autre type de nostalgie, celle du voyage, anime le décor avec les vases
Ci-dessus : vase, forme 2033 ovoïde, petite embouchure évasée. Décor verdâtre et noir aux signes du zodiaque tournant sur tout le vase, limité en haut et en bas par un double filet noir. H. 40 cm. Les signes du zodiaque font partie des décors privilégiés de Lallemant. Page ci-contre : grand vase 2095 (H. 27 cm) dont le décor, qualifié de cubiste dans le catalogue Tolmer, p. 16, s’accorde bien aux pans coupés et à la géométrie de la forme. « Il y a de la sculpture et de l’architecture dans la céramique de Lallemant » constate fort justement René Chavance. On sent là déjà l’esprit de l’UAM. Ce décor cubiste est aussi très bien venu sur la « bouteille » 2066, (cf. p. 128). Galerie Doria, Paris.
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Ci-dessus, en haut : La Tempête ou le départ mouvementé. Forme 2030, 35 × 27 cm. Décor en camaïeu bleu inscrit sur chaque face dans un carré, avec sa légende, d’après un dessin de Michel Bouchaud. Piétement et col soulignés d’un double filet noir. Ci-dessus, en bas : boîte à cigarettes. Forme 2029. Cat. Tolmer, p. 20.
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intitulés Le Départ du voilier et La Musique nègre (faisant référence à un voyage aux États-Unis, longtemps souhaité mais qui ne fut jamais réalisé), Les Bateaux, Le Chemin de fer, La Mappemonde ; d’autres petits vases enfin et une boîte à cigarettes. Et Tisserand conclut que Lallemant ne se borne pas à une seule forme et à une seule matière. « Aucun artiste en aussi peu d’années, n’a fait preuve de tant d’invention et de renouvellement. » Ces talents multiples de céramiste, de décorateur et de designer (quoique l’utilisation de ce terme soit nettement plus tardive) révélés par ce catalogue et de nombreuses expositions, malgré la jeunesse de l’artiste, frappent plusieurs critiques : Ernest Tisserand, René Chavance, Paul Brandt, Lucie Delarue-Mardrus, Pierre Mille… qui, en comparant Lallemant à d’autres céramistes, ses aînés, soulignent son tempérament particulier, son originalité et se retrouvent tous, en le désignant comme essentiellement moderne. « Plein de présent et d’avenir […] il est impossible en regardant ses œuvres, de ne pas les sentir sorties de la période même que nous traversons […] l’influence de la machine s’y révèle à chaque instant. Il y a de la bielle, du pas de vis, du moteur, du rail, il y a même de l’obus dans les céramiques de Robert Lallemant2. » Et pour justifier son style et mettre bien en évidence ce modernisme qui frappe tant les observateurs, il est aussi fait allusion à son physique de jeune homme sportif, « grand, vigoureux, solidement bâti, entraîné aux exercices physiques, fervent de longues randonnées » (René Chavance)3 mais aussi épris de voyages, de vitesse, de voitures rapides. « Il n’accepte pas pour son compte la figure légendaire de l’artiste. C’est qu’il est avant tout un sportif, un voyageur » (Ernest Tisserand)4. René Chavance dit encore de lui, et ce jugement s’avèrera prémonitoire, « il laisse deviner en lui le goût du risque et de l’aventure »… car Lallemant, qui nous paraît aujourd’hui encore insaisissable fut avant tout – et c’est là que réside le mystère de sa personnalité – un homme de ruptures et de voltefaces. Il ne persévère dans aucun des domaines où pourtant ses talents divers ne demandent qu’à se développer, tour à tour céramiste, dessinateur, robe rt l a l l e m a n t (1902–1954)
Ci-dessus, à gauche : vase de section ronde, épaule aplatie et embouchure resserrée, forme 1050. H. 20 cm. Décor géométrique brun et noir de Robert Lallemant. Ci-dessus, à droite : forme 2061, de section ronde élargie par deux côtes latérales, ouverture carrée. Décor sur chaque face de ville africaine (?) fortifiée. H. 19,5 cm. À gauche : deux vases de forme 2040. H. 16 cm. Décor cubiste avec une guitare.
u n cé r a m ist e mode r n e
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À gauche : forme 2078, cylindre rythmé par trois reliefs rectangulaires, décrochement pour une embouchure ronde, H. 23,5 cm. Décor à l’émail brun saupoudré d’or. Ce vase porte encore son étiquette d’atelier « Forme 2078. Émail N et O ». À droite : forme 2069, important cylindre à ressauts, embouchure ronde en hauteur légèrement oblique sur une terrasse. H. 32 cm. Décor à l’émail brun mordoré.
À gauche : vase de forme cylindrique à double ressaut sur un petit talon droit. Épaulement à profil oblique, ouverture ronde soulignée d’un méplat. 26,5 × 22,5 cm. Décor en relief de deux frises de cabochons hexagonaux et décor sur l’émail brun d’un poudroiement d’or. À droite, vase en hauteur de forme cylindrique, à ressauts, prises latérales rectangulaires plates, embouchure cubique, H. 30,5 cm. Décor de deux rangées de « pas de vis » et d’un bel émail noir. Parfaite illustration de l’article de Lucie DelarueMardrus, « Les céramiques noires de Robert Lallemant » (Art et Industrie, juin 1928) « où l’on sent l’influence de la machine… il y a de la bielle, du pas de vis, du moteur… ».
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Potiche forme 1628, H. 20 cm, et boîte à thé (?) de section carrée à couvercle noir et rond. Ces deux pièces trouvées en 1990 dans l’atelier du quai d’Auteuil, sont émaillées d’un gris très doux, nuance remarquée par Pierre du Colombier au Salon d’automne de 1926, « ces poteries plaisent par la douceur de leurs gris et de leurs bruns granités » ; et la même année, au Salon des artistes décorateurs, par Raymond Régamey signalant que Lallemant « excelle dans les gris obtenus par le jeu de taches noires sur fond blanc ».
concepteur de meubles, décorateur, photographe, collaborateur avisé dans l’importante entreprise de grands travaux et d’architecture de son beau-père, engagé volontaire dans la Marine en 1939 puis en 1945 et enfin, entre ces deux dates, singulière parenthèse, un poste de conseiller artistique au cabinet de Pétain qu’il connaît bien et que des alliances familiales le poussent à accepter… Et puis, rythmant sa vie ou l’aidant à tourner une page, cet appel des départs, le goût des voyages et du grand large qui très tôt lui font choisir de s’engager dans la Marine. Devant cet artiste brillant au parcours si souvent interrompu et à l’existence en définitive romanesque, on ne peut s’empêcher de se poser des questions restées sans réponse. Faute d’en savoir ou d’en comprendre plus sur ses motivations profondes, attardonsnous un instant sur une photographie de 1928 qui le montre au volant de sa belle voiture de sport (une BNC de 1928). Il est prêt à partir mais on l’appelle et il se retourne un instant avant d’appuyer sur u n cé r a m ist e mode r n e
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l’accélérateur. Il est jeune et beau, il vient d’épouser une femme charmante et fortunée qui partage ses goûts, sa création de céramiste est partout célébrée et rencontre un véritable succès, il a « réussi », peuton résumer plus familièrement, et pourtant on ne peut s’empêcher de lire sur son visage une mélancolie due peut-être à une certaine inquiétude, celle-là même des « âmes sensibles » de la génération de l’entre-deux-guerres ?
Robert Lallemant au volant de sa voiture en 1928. Au revers de la photographie, la marque de la voiture est mentionnée « BNC 1928 ». Et l’on comprend pourquoi, la petite entreprise Bollack, Netter et Cie qui eut une brève mais brillante activité, fabriqua entre 1924 et 1931 parmi les meilleures voitures de sport. Archives R. Lallemant.
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Premier parcours
C’est à Mme Robert Lallemant, née Andrée Montcocol, qui a bien voulu me les communiquer en 1990 dans un texte écrit de sa main, que je dois les quelques renseignements sur l’enfance de son mari et la situation de ses parents. « D’une mère champenoise, Georgette Petit, et d’un père bourguignon de Dijon, Théophile Lallemant, Robert est né par hasard à Pau le 24 mai 1902. Sa mère ne pouvant supporter le climat de Saint-Pétersbourg, vint sur ordre de son médecin s’installer à Pau pour y passer les derniers mois de sa grossesse. » Pourquoi Saint-Pétersbourg ? M. Doyen, chirurgien à Reims et propriétaire de vignobles en Champagne, pensant que la Russie des tsars et des grands-ducs, grands amateurs de vin, serait une clientèle idéale, avait décidé de monter une importante affaire de champagne à Saint-Pétersbourg dont il confia la création et la direction générale à Eugène Petit, un de ses bons amis et concitoyens. Ainsi devenu directeur de la succursale Doyen et Cie de Reims, Caves de la Bourse à Saint-Pétersbourg, Eugène Petit fut bientôt rejoint par Théophile Lallemant qui venait de terminer son service militaire. De collaborateur, celui-ci ne tarda pas à devenir son gendre en épousant sa fille aînée. « Le mariage eut lieu à Saint-Pétersbourg, le 2 octobre 1900, mais leur bonheur fut de courte durée, Georgette mourut huit mois après la naissance de l’enfant », lequel fut alors confié à Augustine Lallemant, la jeune sœur célibataire de Théophile qui vivait à Dijon avec leur mère, Théophile Lallemant devant retourner en Russie d’où il ne reviendra définitivement, et avec beaucoup de difficultés, qu’en 1917.
Photographie de Théophile et Georgette Lallemant, en 1900 à Saint-Pétersbourg.
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C’est donc à Dijon que Robert Lallemant passe sa jeunesse. Après ses études secondaires, il entre à l’école des Beaux-Arts dirigée alors par Ovide Yencesse (Dijon 1869–Paris 1947) fameux médailleur, portraitiste de nombreuses personnalités du monde scientifique, militaire et des arts, mais aussi passé maître dans le rendu de la grâce enfantine et de la tendresse maternelle. Très vite, une grande amitié va lier et pour de longues années Robert Lallemant et Hubert Yencesse (1900–1987), un des fils d’Ovide et de Marie Yencesse, rencontré à l’école des Beaux-Arts. On peut penser qu’auprès des Yencesse, famille très ouverte et accueillante d’artistes talentueux, Marie Yencesse est peintre et pastelliste, Hubert et son frère Jacques ne tardent pas à devenir sculpteurs, Robert Lallemant trouve réconfort et amitié et aussi, en raison de son talent de dessinateur vite reconnu, de précieux conseils pour sa future orientation. Ovide Yencesse connaît bien le monde de la céramique, il a d’ailleurs, vers 1915, fait un portrait, toujours sous forme de médaillon, de Clément Massier (1844–1917), brillant céramiste émailleur issu d’une longue lignée et d’une famille de céramistes installés dans le Midi qui, à Vallauris, créèrent un centre important de céramique artistique5. C’est, selon la tradition familiale, Ovide Yencesse qui pousse Lallemant vers l’étude de la céramique et lui conseille de faire un apprentissage chez Raoul Lachenal. Raoul Lachenal (Paris 1885–1956) est le fils d’Edmond Lachenal (1855–1930), expert dans les arts du grand feu, longtemps directeur chez Théodore Deck de l’atelier de peinture sur faïence et porcelaine et créateur de grès comme beaucoup d’artistes de sa génération ; son fils Raoul « suit heureusement son exemple. Parti d’une conception ornementale, il simplifie peu à peu sa manière pour nous offrir des vases aux lignes bien cadencées où ne jouent que les tons sobres des émaux6 ». Après avoir réalisé ses premières pièces dans l’atelier de
Augustine Lallemant, sœur cadette de Théophile, qui éleva Robert à la mort de sa mère.
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son père à Châtillon-sous-Bagneux et perfectionné ses techniques dans d’autres ateliers, Raoul Lachenal crée en 1911 à Boulogne-sur-Seine, villa de la Mairie, une petite fabrique de porcelaine de grand feu à laquelle il ne tarde pas à adjoindre une production de faïence et de grès. Raoul Lachenal pratique le tournage mais, contrairement à son père, considère qu’un céramiste véritable n’a pas besoin de se doubler d’un tourneur. Il ne voyait pas l’avenir de la céramique dans le tournage mais dans le coulage7. Lallemant le suivra dans cette voie. L’apprentissage de Robert Lallemant chez Raoul Lachenal se situe à peu près entre 1921 et 1923. De cette époque datent, semble-t-il, les quelques rares pièces sans marque, vases noirs « irisés et flammés », pour reprendre les termes utilisés par Ernest Tisserand. C’est en 1924 ou 1925 que Théophile Lallemant, installé à Paris depuis son retour de Russie, achète à son fils une petite usine de céramique « sur le déclin » (toujours d’après Mme Lallemant), située 5, passage d’Orléans, dans le 13e arrondissement. Robert Lallemant a quitté Lachenal et vole de ses propres ailes. Théophile Lallemant prend en charge le financement et la gestion de l’affaire et l’assurera jusqu’à sa mort en 1928. Ainsi s’explique la présence sur les céramiques de la marque aux deux initiales T et R. Excellente gestion paternelle à n’en pas douter qui laisse à l’artiste toute liberté et tranquillité d’esprit pour créer, ainsi que le confirme le petit ouvrage édité par Tolmer.
Ci-dessus, en haut : Céramique T R Lallemant / Fabrique 5 passage d’Orléans / Paris 13e, couverture du catalogue Tolmer. En 4e de couverture, en bas à droite : Tolmer / Paris. 21,5 × 18 cm. 22 pages d’illustrations, avec feuilles transparentes intercalaires, impression et édition très soignées, ce qui était la marque de fabrique de Tolmer justifiant par là le choix des Lallemant, père et fils. Ci-dessus, en bas : étiquette de fabrication de l’atelier T. R. Lallemant indiquant la forme, le décor, et l’émail. Archives R. Lallemant. Marque de l’atelier T. R. Lallemant. Archives R. Lallemant.
pr e m i e r pa rc ou r s
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Le style du céramiste
« La céramique telle qu’il la conçoit est en même temps architecture, sculpture et peinture. » René Chavance, « À propos de quelques céramiques nouvelles de Robert Lallemant », Mobilier et Décoration, 1929
Avant d’aborder plus en détail les manifestations officielles auxquelles participa Lallemant, et qui laissent apparaître peu à peu l’émergence de nouveaux intérêts, il convient d’analyser les caractéristiques essentielles de sa création céramique. Ainsi que le fait a été souligné plus haut par la voix des critiques du temps, pas de pièces uniques mais des petites séries qui permettent de mettre sa production à la portée de toutes les bourses, correspondant à une demande grandissante d’objets décoratifs modernes d’un prix abordable, ce qui n’empêche pas l’élaboration de formes recherchées toujours élégantes et bien équilibrées – et il faut insister sur son style raffiné et sans faille dont il ne se départira dans aucune de ses créations, y compris celles qu’il fera exécuter à Sèvres. Mais, avant tout, ses formes sont résolument nouvelles, éventuellement liées à l’esthétique de la machine, ainsi que l’a si bien remarqué Lucie Delarue-Mardrus, droites et géométriques avec des pans coupés et des contours anguleux, revêtues de panneaux en relief droits ou striés où l’on sent l’influence du cubisme, larges et cannelées ou plus élancées, ou encore présentant des aplats bienvenus pour recevoir des décors historiés. Car il y a chez lui un goût récurrent pour le décor que son imagination de dessinateur et de chef de projets entouré d’un choix de techniciens et de décorateurs compétents, sait diversifier et renouveler et qui va enchanter tant de collectionneurs. Décors abstraits de pastillage platine, décors cubistes aux couleurs tranchées ou réalisés dans des camaïeux très doux qui évoquent l’art de Georges Valmier (1885–1937) dont le critique Raymond Charmet écrivait « qu’il est peut-être le plus délicat des cubistes ». Décors historiés enfin,
Page ci-contre : Vase de section carrée avec quatre motifs carrés en relief sur deux faces, col rectangulaire, forme 2114, H. 36 cm, recouvert d’un émail turquoise très spectaculaire. Galerie Doria, Paris. Ci-dessous : la forme carrée 2095 si souvent utilisée pour recevoir des décors historiés est particulièrement mise en valeur par son émaillage turquoise. H. 25 cm. Galerie Doria, Paris.
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innombrables et variés, sur lesquels nous reviendrons et que Lucie Delarue-Mardrus8, avec sa sensibilité si intuitive, a su très justement analyser, y décelant la part de rêve et de nostalgie, ce désir « d’ailleurs » qui n’a cessé d’occuper, de hanter, l’imaginaire de Lallemant. Voici ce qu’elle écrit : « Quelques autres titres non dépourvus d’ironie et de mélancolie, achèvent le long poème du jeune potier de 1928 : Le Départ du voilier ou bien Musique nègre ou bien Le Chemin de fer ou bien La Mappemonde sans oublier Les Vieilles Chansons françaises qui sont la part nostalgique de ce temps arraché brutalement à son passé. » Et c’est là peut-être que réside la part la plus personnelle comme la plus originale de la création de Lallemant : poser sur des formes résolument modernes des décors issus du passé le plus traditionnel. L’apprentissage chez Lachenal est sans doute à l’origine, nous l’avons dit, de quelques pièces, sans marque donc antérieures à l’établissement de la fabrique du passage d’Orléans, recouvertes d’un engobe turquoise, ou encore celles où apparaissent des effets de matière, des taches ou d’évanescents poudroiements d’or car Lallemant emploie l’or et le platine fondus ou non avec les émaux d’une manière qui lui est très personnelle et le différencie des autres céramistes utilisant aussi des métaux précieux. Sur un de ses carnets, Lallemant signale très succinctement « vase émail noir, or craquelé en 3e cuisson ». Sans doute faut-il déceler dans ce travail de l’émail, l’influence du maître impressionné lui-même, comme tant de céramistes de sa génération, par les découvertes, progressives depuis la fin du xixe siècle, de la céramique orientale. Mais Lachenal fut aussi marqué par « l’art nègre », goût qui commença à se manifester après la Première Guerre mondiale, triompha en 1925 et connut son apogée en 1931 avec l’Exposition coloniale ; il est à noter qu’à partir de là on parle moins d’« art nègre » que des « arts de l’Afrique noire ». Lallemant souscrit luimême à cette mode en collectionnant quelques beaux objets africains et en réalisant dans la pâte blanche de sa faïence fine des masques très finement modelés auxquels l’émail ivoire qui les recouvre confère une réelle singularité, il ne s’agit pas de copies mais d’inspirations 28
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de l’art africain dont ces interprétations sont comme autant d’hommages. Une page publicitaire dans Mobilier et Décoration de juin 1929, « Robert /Lallemant / Fabrique 5 passage d’Orléans / Gobelins 11-88 – Paris (13e) » présente à côté d’un vase plat – bords droits et cannelés, couverte ivoire – dans lequel ont été placées des branches fleuries, un masque africain identiquement émaillé. Composition moderniste adoucie par la présence des fleurs printanières, et il faut voir là une manifestation de la sensibilité de notre céramiste : le vase si géométrique soit-il n’estil pas traditionnellement destiné à recevoir des fleurs ? C’est une des singularités de Lallemant de toujours vouloir conserver dans ses créations d’avant-garde des signes du passé. Quant au goût de Lallemant pour les arts africains, au point de les reproduire, il n’est pas unique, le grand céramiste bordelais, René Buthaud (1886–1986), qui avait commencé immédiatement après la Première Guerre mondiale sa collection d’art africain s’en inspira aussi pour quelques beaux masques, dès avant l’Exposition de 1925. Mais c’est à un autre céramiste que fait penser la prédilection de Lallemant pour les formes « modernes », et les séries interchangeables, il s’agit du céramiste suisse Paul Bonifas (1893–1967), technicien hors pair à la riche expérience qui, après être devenu secrétaire de la revue L’Esprit nouveau, dirigée par Le Corbusier et Amédée Ozenfant « pénètre des domaines qu’il avait jusqu’alors à peu près ignorés : l’esthétique, les affaires, le rôle éventuel de l’artiste dans une société mouvante9 ». Dès 1922, dans son atelier de Ferney-Voltaire, Bonifas produit des « objets d’art multiples » en terre lustrée noire aux formes très épurées mais toujours harmonieuses, souvent différenciées par leurs anses. l e st y l e du cé r a m ist e
Ci-dessus : composition pour une page publicitaire réunissant le vase Mappemonde, forme 2051, revêtu d’un émail irisé, un masque africain à l’émail crème. H. 36 cm, et un bougeoir à l’émail noir. Photo archives R. Lallemant. Page ci-contre, en haut : forme 2030, plate à deux faces en forme de disques limités à l’embouchure et au talon par le même motif rectangulaire à double décrochement. 35 × 27 cm. Décor de mappemonde sur chaque face, en camaïeu brun souligné de noir. Piétement et col soulignés d’un fin quadrillage noir. Page ci-contre, au milieu et en bas : forme 2095, de section carrée sur une base en retrait, le col s’évase en cône tronqué sur une base droite. H. 17,5 cm. Sur une face : Il pleut, il pleut bergère, au revers, Il était un petit navire. Partitions musicales sur les côtés. Décor polychrome de Michel Bouchaud.
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Ci-dessus, en haut : trois pièces à décor gravé ; à gauche, forme 2116 (H. 25 cm) , au milieu, le vase rond 1617 (H. 24,5 cm) et à droite forme 2078 (H. 24 cm). Photographie de Robert Lallemant. Archives R. Lallemant. Ci-dessus, en bas : bel exemple d’ émail craquelé que Lallemant pratiqua lui aussi – c’en était alors la grande mode – avec ces deux flambeaux. Plusieurs pièces revêtues d’émail craquelé apparaissent dans le catalogue Tolmer, mais sans que cette technique soit précisée. Photo archives R. Lallemant.
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Il y a aussi les poteries utilitaires aux formes simplifiées et au vocabulaire ornemental volontairement sommaire de Francis Jourdain (1876–1958), intéressé lui aussi par l’édition industrielle. « Il est le premier artisan de la révolution rationaliste… de la thérapeutique par le simple », écrira de lui son ami Léon Werth10. Enfin, il faudrait citer encore proches également de Bonifas, de Francis Jourdain et de Lallemant, dans leur volonté de « démocratiser l’art par la série11 » André Fau (1896–1982) et Marcel Guillard (1896–1983), qui créent en 1922 un atelier de céramique d’art à Boulogne-sur-Seine (qui deviendra BoulogneBillancourt en 1925) et remportent un réel succès à l’Exposition des arts décoratifs en 1925. Assistés de techniciens, ils mettent au point une céramique gréseuse et font appel à des sculpteurs comme les frères Martel, Ernesto Canto da Mayo (1890–1981), Pierre Lenoir (1879–1953), Léon Leyritz (1888–1976), Willy Wuilleumier (1898– 1983)… qui leur fournissent des modèles de vases et de figurines très stylisés, voire cubistes, comme le révèlent au musée des Années 30 : une lampe au pied en faïence émaillée formé d’une superposition de robe rt l a l l e m a n t (1902–1954)
losanges de taille décroissante (inv. 95-22-3) ou encore, dans une collection privée un vase en forme de cactus. L’ouvrage sur Les Craquelés Arts déco d’Alain-René Hardy et Bruno Giardi, remarquablement illustré et de façon fort instructive, fait découvrir des vases de Louis Fontinelle et les pièces constructivistes de la manufacture belge de La Louvière, Boch Frères Keramis, où l’on retrouve le même style géométrique. Ces formes sont dans l’air du temps et ces rapprochements en face de la mode, qui n’entament en rien l’originalité de chacun de ces créateurs, peuvent-ils induire des contacts entre Lallemant et ces artistes, sans aucun doute mais nous n’en possédons pas de traces. En tout cas, il est évident que Lallemant connut Francis Jourdain qui fut comme lui, en 1929, un des membres fondateurs de l’Union des artistes modernes, l’UAM, présent dans le premier comité directeur. Ce qu’il faut noter en tout cas, c’est que cette idée de la série et de « l’art industriel » est très répandue et pratiquée par de très nombreux céramistes. Entouré de collaborateurs, Robert Lallemant, se souvenant de la leçon de Raoul Lachenal, lui aussi touché par la tentation de la céramique industrielle, délaisse le tour des potiers traditionnels préférant le travail du moule en plâtre qui permet toutes sortes de combinaisons de volumes et dont la forme d’abord dessinée est longuement étudiée puis répertoriée sur des « planches de formes » où chacune porte un numéro. Une grande partie en a été retrouvée grâce au catalogue Tolmer, édité par les soins de Robert Lallemant, et évoqué plus haut ; mais aussi grâce aux étiquettes qui revêtaient encore nombre de pièces conservées dans la famille ou restées dans l’atelier du quai d’Auteuil où Robert Lallemant s’installa par la suite. Il convient de noter également que lors d’une vente qui eut lieu à Drouot le 15 avril 1983, les numéros mentionnés l e st y l e du cé r a m ist e
Un oiseau des frères Martel portant le no 2072 (reproduit p. 13 dans le catalogue Tolmer) et le poisson no 2064, marque en creux sur le socle : L. H. 28 cm (p. 12 catalogue Tolmer). « Ce grand poisson traversé de losanges, si sympathique dans sa simplification » remarqué par Lucie DelarueMardrus. L’initiale L qui apparaît sur le socle reste mystérieuse, serait-ce celle de Lallemant ? Ce même poisson qui eut beaucoup de succès est reproduit en émail noir demi mat (le L sur la base est très lisible), à côté du vase 2102 en ivoire craquelé mat, p. 250, Ernest Tisserand, « Robert Lallemant céramiste », Mobilier et Décoration, 1928. Photo archives R. Lallemant.
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Ci-dessus : composition réunissant de gauche à droite les formes 1628, 2028 et 2066, avec des fleurs tempérant par leur fraîcheur naturelle le modernisme géométrique des vases et, sur la forme 1628, le décor cubiste. Photographie de Robert Lallemant en vue peut-être d’une page publicitaire. Archives R. Lallemant. Ci-dessus à droite : jolie composition avec des fleurs, telles que Lallemant les appréciait pour mettre en valeur une paire de serre-livres en émail craquelé. Les six livres des éditions Piazza faisaient partie de la bibliothèque de Lallemant. Photo archives R. Lallemant.
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sur les étiquettes ont été soigneusement relevés par Jean-Pierre et Florence Camart, révélant ainsi 31 formes différentes, mais ce chiffre est loin d’être exhaustif. Ernest Tisserand dans le long article qu’il consacre à Lallemant, en 1928, écrit après un entretien avec l’artiste : « À l’heure actuelle, la “bibliothèque” de Robert Lallemant comporte plus de 800 moules. Si bien qu’en variant les décors dont il possède des modèles au moins aussi nombreux, il pourrait pendant dix ans assurer une production quotidienne de 50 vases sans épuiser ses possibilités de renouvellement12. » Et Ernest Tisserand ajoute un peu plus loin, « il nous a dit que tous ses modèles sont déposés en verrerie et qu’il en exécutera sous peu dans cette nouvelle matière ». Il ne semble pas que cet ambitieux projet ait abouti mais plus tard, en 1943, Lallemant dessinera un modèle de verre pour Baccarat, destiné au maréchal Pétain. La pâte céramique blanche utilisée de préférence à tout autre est un mélange d’argile, de kaolin, de chaux et de silex. Cuite à une température élevée, comprise entre 1 030 et 1 100 °C, elle donne un biscuit dur et sonore qui est ensuite émaillé. Les émaux utilisés provenaient de la célèbre maison l’Hospied à Golfe-Juan où se fournissaient de nombreux céramistes et qui organisait pour eux de très précieux stages de formation. Comme Lallemant ne se borne pas à une seule forme, il lui arrive de différencier la matière de sa céramique en créant des pièces revêtues, parfois, d’un émail craquelé dont c’est alors la grande mode. Ce dernier s’obtient en provoquant une sorte d’accident technique. Au moment du refroidissement d’une pièce, le tesson, c’est-à-dire la pâte, et la composition vitreuse de l’émail subissent des variations de volume ; on obtient donc des craquelures en créant un désaccord robe rt l a l l e m a n t (1902–1954)
Boîte à cigarettes, forme 2029, (catalogue Tolmer p. 20) et pot à tabac au décor cubiste (c’est ainsi que ce type de décor est désigné dans le catalogue Tolmer), cendrier en émail craquelé, forme 2032, (catalogue Tolmer, p. 14). Photo archives R. Lallemant.
entre les coefficients de dilatation du tesson et de la glaçure. Il s’agit là d’un vieux procédé chinois qui fut repris au xixe siècle et très largement et diversement exploité au xxe siècle. Toutes les pièces sorties de l’atelier Lallemant présentent une marque sous émail qui est la suivante : T R Lallemant France ou made in France T désignant Théophile, le père de Robert Lallemant, son associé « financier et gestionnaire » dans la première petite fabrique du passage d’Orléans. Lorsque Théophile Lallemant meurt en 1928, même si Robert n’interrompt pas alors son travail de céramiste, il semble en avoir accompli l’essentiel, en tout cas en avoir posé les bases et trouvé le style. Rappelons que Lallemant s’est plu, en les intervertissant, à jouer avec ses formes et ses décors, aussi nombreux et variés les uns que les autres. Les mêmes formes, toujours reconnaissables à leur style géométrique très particulier, étaient dans certains cas utilisées aussi bien pour des vases que pour des pieds de lampes accompagnés d’abat-jour assortis, comme les mappemondes, un de ses thèmes privilégiés, et il y en eut bien d’autres. Il y avait les chandeliers et candélabres, les appliques murales, les serre-livres, cendriers, boîtes à cigarettes et même des pendules dont un croquis est conservé dans les archives de Lallemant, daté du 18 juin 1927, mais ce dernier modèle ne semble pas avoir abouti. Il y a encore dans la famille et, quoique nous n’en ayons pas vu ailleurs, il ne s’agit certainement pas d’une pièce unique, un porte-parapluies, l e st y l e du cé r a m ist e
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Sur une table dressée devant la bibliothèque du salon, quatre bougeoirs et une coupe au piètement carré. Photo archives R. Lallemant.
du moins utilisé comme tel dans la maison de famille et revêtu sur une photographie, prise par Lallemant, du décor « zodiaque »… car tous ces objets recevaient indifféremment, exactement comme les vases aux formes variées, décor historié ou cubiste ou demeuraient revêtus de leur seule parure d’émail, tantôt noir, crème, turquoise ou brun, poudré d’or ou pastillé d’argent. Les formes plates offrant de grandes surfaces se prêtant mieux que d’autres aux décors historiés. Mais la production ne s’arrête pas là, Lallemant met également au point et façonne lui-même des bibelots (silhouettes de danseuses, d’arbres ou de château-fort placés sur des socles, un gros poisson quadrillé qui eut beaucoup de succès, des bouchons de radiateurs d’automobiles en forme de poissons ou d’oiseaux amicalement stylisés et encore des petites compositions abstraites, modelées par Andrée, qui rappellent avec une naïveté voulue le cubisme de certains décors dessinés par Robert). René Chavance précise que pour ce dernier type de
Bouchons de radiateur, en forme de poissons stylisés, émail rehaussé d’or. 12 × 13 cm.
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réalisations, Lallemant a recours à la faïence (cette précision est assez surprenante, ne s’agit-il pas plutôt de faïence fine comme le reste de sa production ?), faïence qui façonnerait aussi les sculptures13. Celles réalisées par son ami de l’école des Beaux-Arts de Dijon, Hubert Yencesse : statuettes néoclassiques d’athlètes ou de nus féminins, parfois recouvertes d’un émail noir, inspirées des grandes statues généreuses et sensuelles de Maillol qui connurent alors tant de succès. Témoignage cette fois de l’amitié entre les deux artistes, Yencesse, bon portraitiste comme son père, « poète de la femme et de l’enfant », aux dires du critique Gaston Derys, exécute un joli buste d’Andrée Lallemant, toute jeune au moment ou peu de temps après son mariage avec Robert. Hubert Yencesse, Jan et Joël Martel, les célèbres sculpteurs jumeaux qui travaillèrent toujours ensemble (1896–1966), modelèrent aussi des figurines d’animaux, tout en douce rondeur sous la main de Yencesse, d’une stylisation plus cubiste chez les frères Martel. Dans ce registre, il faut citer encore les poulains bondissants, les chameaux et les petits lamas aux longues pattes grêles de Raoh Schorr (1901–1991), un artiste suisse, peintre mais surtout sculpteur animalier qui, avant de s’installer en Angleterre en 1936, passa quelques années à Paris. Alain-René Hardy nous a fort obligeamment signalé que le sculpteur Roger Cognéville aurait aussi fait sans doute un peu plus tard, car son nom n’apparait pas dans le catalogue Tolmer, quelques figurines pour Lallemant, notamment un joueur de tennis, souscrivant au goût généralisé pour les sports. Toutefois les archives familiales demeurent muettes sur une éventuelle collaboration entre les deux artistes. Cognéville est surtout connu pour sa collaboration avec André Hunebelle, éditeur verrier vers le milieu des années 1920. De très belles verreries de table de cet éditeur étaient présentées dans un luxueux magasin situé avenue des Champs-Élysées, mais Hunebelle réalisa aussi avec Cognéville de nombreux modèles de vases aux lignes géométriques dont l’exécution était confiée à la cristallerie de Choisy-le-Roi, ces vases portent en général la double signature Hunebelle-Cognéville. Mais Hunebelle abandonna vite cette direction artistique pour se tourner l e st y l e du cé r a m ist e
Ci-dessus, en haut : silhouettes de petites danseuses. H. 16 cm. Ci-dessus, en bas : ensemble de vases, disposés de façon à mettre en valeur leur diversité et le modernisme de leurs formes. Photographie de Lallemant (?) reproduite en pleine page sous le titre « Les formes sans décor » dans l’article de René Chavance, « À propos de quelques céramiques nouvelles de Robert Lallemant », Mobilier et Décoration, 1929. Archives R. Lallemant.
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Cette coupe sur pied court et droit, no 2116, d’une inhabituelle forme classique convient parfaitement au style de Cochet qui ici présente en continu un décor de marine, ample et poétique. Normand et lui aussi épris de la mer, nommé peintre de la Marine en 1925, Gérard Cochet, graveur aux multiples talents et illustrateur, sut apporter aux formes que lui confia Lallemant un style sensible et plein de charme. Autre facette dans la production diverse et contrastée de notre céramiste. H. 19 cm, D. 21 cm, signé en bas : Cochet.
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vers le cinéma, d’abord comme producteur puis comme réalisateur, et Cognéville connut alors une carrière un peu incertaine. En ce qui concerne les décors peints, plusieurs collaborateurs y travaillèrent, sous la direction bien entendu de Lallemant. Il semble que les décors abstraits et cubistes soient de Lallemant lui-même ainsi que ceux qui évoquent l’Amérique et accompagnent les poèmes de Ben Lucien Burman ; des esquisses et dessins conservés dans la famille en témoignent. Certains vases, les plus classiques, de forme ovoïde avec à l’embouchure, une petite lèvre évasée, portent la signature Cochet. Gérard-Paul Cochet (1888–1969), peintre et graveur, grand maître de la pointe-sèche, membre fondateur de la Société des peintres-graveurs français, graveur sur bois et illustrateur de nombreux ouvrages, est un grand ami de Lallemant ; et l’on reconnaît sans peine sur les vases sa touche de graveur illustrateur dans un dessin en grisaille léger et délicat rehaussé de camaïeux doux. Il est le seul dont le nom apparaît sur les pièces achevées. Pour les autres pièces historiées, sur lesquelles on décèle facilement un graphisme et des sensibilités différents selon les innombrables thèmes adoptés, aucune signature ne nous renseigne sur les décorateurs sollicités. Il en est un toutefois particulièrement talentueux et dont la signature, M. Bouchaud, en raison sans doute de sa qualité d’illustrateur, est présente sur de nombreux dessins, conservés par Lallemant, qui sont autant de projets de décors de vases et que l’on retrouve impeccablement transposés sur la céramique. Il s’agit de Michel Bouchaud (1902–1965), issu d’une famille d’artistes originaires de Nantes et frère de Jean, Étienne et Pierre Bouchaud, tous trois peintres, le plus célèbre étant Jean (1891–1977), peintre orientaliste et grand voyageur, membre de l’Institut, dont Lallemant note sur son carnet, en date du 15 mars 1943 qu’il va voir une exposition, mais sans en indiquer le lieu. Si les frères sont reconnus et particulièrement Jean Bouchaud, malheureusement en dehors de son travail pour Lallemant, il existe très peu d’éléments concernant Michel, le frère cadet. Dans l’article consacré aux quatre frères, robe rt l a l l e m a n t (1902–1954)
Forme 2033, ovoïde à petite embouchure ourlée. H. 40 cm. Décor peint en camaïeu gris et brun, Diane et Actéon (?) Signature tout en bas de la composition : Cochet.
le critique nantais, Édouard Lemé14, autour de deux reproductions : L’Octroi aux barrières et Business’men d’un style bien reconnaissable, lui consacre quelques lignes au demeurant très pertinentes : « Le plus jeune, Michel, qui a le moins voyagé, sauf dans la capitale, y demeure attentif aux fluctuations de l’actualité, de la mode, de tout ce qui fait le visage coquet de Paris. Peintre mais plutôt illustrateur, son dessin est de malice et d’humour, sans extravagance. On l’a vu souvent reproduit dans le Studio, Monsieur, et Vogue. » Nous avons aussi retrouvé quelques affiches de Michel : datant des années 1930, pour Les Foyers à gaz à dégagement Lawson ; de 1955 pour l’Exposition internationale de l’industrie minérale ; de 1960, La Paix du monde par l’humilité qui est un hommage à saint François d’Assise entouré d’oiseaux. Il fit aussi, en 1932 ou 1933, des affiches pour La Batterie, la boîte de nuit de La Résidence du val d’Esquières. Le grand hôtel La Résidence du val d’Esquières, nous le verrons un peu l e st y l e du cé r a m ist e
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plus loin, fut un des chantiers privilégiés de Robert Lallemant. Ces quelques rares affiches de Michel Bouchaud étonnantes par leur style que l’on peut qualifier de souple tant il s’adapte bien, avec efficacité et goût, à des sujets complètement différents, pourraient aussi éclairer d’un jour nouveau la décoration des vases aux thèmes si incroyablement éclectiques produits par Lallemant. Il existe dans les archives familiales, un grand cahier parfaitement conservé, composé de 42 projets de décoration aquarellés, non signés et ne comportant malheureusement aucune indication, parmi lesquels se trouvent quatorze compositions que l’on sait être de Michel Bouchaud, puisque ailleurs ces mêmes dessins ont été signés. Mais de qui sont les autres ? On ne peut tous les attribuer à Bouchaud même en tenant compte de son talent protéiforme qui sait si bien se couler dans le sujet proposé. Une brève mention trouvée par hasard dans les archives familiales, place le nom de J. J. Pillois – à propos duquel nous ne savons rien, mais qui est caractérisé par un style souple toutefois plus banal et moins élégant que celui de Bouchaud – en tête des thèmes suivants : série des châteaux de France, des qualités et des défauts, des héros, des places de Paris, des grandes batailles, des musiciens et enfin… Le Toréador, Don Quichotte et Plaisir d’amour. Mais il dut y avoir d’autres décorateurs qui restent à découvrir. C’est à Michel Bouchaud que l’on doit, sans erreur et grâce à la présence de sa signature, le graphisme prestement colorié, très Arts déco et spirituel des chansons françaises : Nous n’irons plus au bois, Sur le pont d’Avignon, Il pleut, il pleut bergère, Il était un petit navire, J’ai du bon tabac, Cadet Rousselle, Au clair de la lune, Y’a qu’un navire à Toulon, La Belle Aventure etc. De Bouchaud encore certaines compositions dans la très abondante série consacrée aux sports (Hockey, Le Polo, Saut à la perche, Javelot, Aviron, Rugby, Tennis, Course relais, Boxe, Le 5 000, Le 1 000, Le Cent Mètres, Lancement du poids, Saut de skieurs, Le Golf, Double skull, Skiff, Saut en hauteur, Cross country, Le Rugby, Saut en longueur, Le Saut de haies…), dont plusieurs dessins identiquement cadrés et dénommés annoncent la brillante dispo-
Sur le Pont d’Avignon. Encre et aquarelle sur papier signé M. Bouchaud. 21 × 21 cm. Nous n’irons plus au bois. Encre et aquarelle sur papier signé M. Bouchaud. 21 × 21 cm.
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sition qui revêt les vases. Trois compositions de Michel Bouchaud : Hockey, Le Polo et Le Golf, se distinguent par une stylisation longiligne et succincte se rapprochant de la manière dont Émile Laboureur a abordé le cubisme vers 1916, avec ses Petites Images de la guerre sur le front britannique. Quant au style adopté pour les autres représentations des sports, il est plus vigoureux, plus naturaliste aussi dans la manière de rendre l’effort et le mouvement , la brutalité de la boxe et du rugby, l’athlétisme du lancement du poids ou du saut en hauteur, comme un rappel des Jeux olympiques qui s’étaient déroulés à Paris et à Chamonix, en 1924, et comme l’illustration du slogan lancé alors par Pierre de Coubertin : « Plus vite, plus haut, plus fort. » Est-il besoin de souligner l’importance accordée à autant de sports, évidemment révélatrice de la tendance du moment : les sports sont à la mode, mais aussi de la prédilection de Lallemant, lui-même, pour les exercices physiques. Et l’on ne peut qu’admirer le discernement que Lallemant apporte dans le choix de ses décorateurs ! Le talent de Bouchaud est caractérisé, comme les « nègreries » américaines de Lallemant ou ses dessins cubistes, par un sens accompli de la composition et de la répartition des plans colorés. Si Bouchaud sait rendre en connaisseur la beauté de l’effort physique et aborder parfois avec un peu d’ironie les sports les plus chics, il sait aussi sur un autre registre trouver le ton entre poésie et humour tendre dans son évocation des vieilles chansons françaises, créant ainsi parmi les plus beaux vases illustrés de cette période. Lallemant devait particulièrement apprécier Bouchaud car c’est à lui qu’il confie le soin d’une charmante composition destinée à garder le souvenir du baptême de sa fille aînée, Brigitte, née le 7 avril 1929. Le dessin existe toujours. Appliqué sur une boîte carrée en carton destinée aux dragées du baptême, il fut repris sur un vase en guise de décor, mais sans la légende. Le public des amateurs ne s’y est pas trompé, les vases décorés par Michel Bouchaud passaient et passent encore, pour être parmi les plus séduisants et les plus caractéristiques de la production historiée l e st y l e du cé r a m ist e
La Belle Aventure. Vase de forme 2030, plat à deux faces en forme de disques limités à l’embouchure et au talon par le même motif rectangulaire à double décrochement. H. 35 cm. Décor sur chaque face de Michel Bouchaud. Photo archives R. Lallemant.
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Ci-dessus : Brigitte 30 juin 1929. Boîte en carton contenant les dragées du baptême de Brigitte, la fille aînée de Robert et Andrée Lallemant, signée à gauche : M. Bouchaud. À droite : vase du baptême de Brigitte, portant encore son étiquette sur laquelle on distingue le numéro de la forme, 2128, rectangulaire, ouverture sur col court rectangulaire, côtés crantés. H. 24 cm. Le décor est repris d’après la boîte de dragées du baptême de Brigitte, dessin de Michel Bouchaud.
de Lallemant ! Dans ce cas précis, la collaboration fut particulièrement étroite et réussie, on n’en peut douter. Citons enfin, parmi tant de sujets abordés, un article, trouvé dans le press-book de Lallemant, intitulé « Les céramiques religieuses de Robert Lallemant », publié dans La Renaissance de janvier 1929. Nulle part, nous n’avons trouvé trace de cette production qui toutefois ne doit pas totalement surprendre, étant donné le renouveau que connut l’art sacré durant l’entre-deux-guerres. Quoiqu’il ait toujours eu envie d’aller aux États-Unis, Robert Lallemant ne réalisera jamais ce rêve, mais quelques pièces très singulières 40
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confirment l’attachement tenace à ce désir de voyage dont l’origine remonte peut-être à son amitié pour l’écrivain américain Ben Lucien Burman (1896–1984). Tous deux s’étaient connus et intimement liés à Dijon, durant leur enfance. Et dans le New York Herald Tribune du 18 mars 1927, un petit entrefilet nous apprend que « Ben Lucien Burman poète du Kentucky, un des auteurs de These United States collabore à une série de poteries faites par M. Lallemant et décorées de poésies de M. Burman ». Un vase en biscuit, plat, de section rectangulaire, aux larges faces, peut-être inachevé (?) car non émaillé, conservé autrefois dans l e st y l e du cé r a m ist e
Dans l’atelier du céramiste, passage d’Orléans, en 1928, Robert Lallemant et son ami le poète américain Ben Lucien Burman avec qui il réalisa les plus originales de ses pièces historiées. On aperçoit sur la table de travail à côté de quelques vases, une statuette des frères J et J. Martel, La Loutre, no 2026 reproduite p. 13 dans le catalogue Tolmer. Archives R. Lallemant.
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l’atelier du quai d’Auteuil, présente d’un côté dans une vignette rectangulaire, un musicien noir jouant du banjo, entre deux balles de coton devant un bateau portant l’inscription « Mississipi » (sic) ; de l’autre côté, circonscrit dans une vignette identique, un poème est inscrit, signé Ben Lucien Burman, au-dessus d’une petite composition carrée formée d’un banjo et d’une guitare. « When I sees de gates of Hebben / O dere’ll, no more come sebben / O dere’ ll no more lebben / O dere’ll no more leben / Wid, de angels all de day / Round de throne I’ll sign and pray » (When I see the gates of heaven O there’ll be no more crying O there’ll be no more living With the angels around the throne I’ll sing and pray all day long) Quand je verrai les portes du paradis Oh, Il n’y aura plus de larmes Oh, il n’y aura plus de vie Avec les anges autour du trône Je vais chanter et prier tout au long de la journée15 C’est un negro spiritual dont la mélancolie est exprimée dans une langue populaire. Sur les tranches du vase, de chaque côté, un musicien noir joue du banjo. La répartition du décor entre poème et illustration dans un style graphique et résolument moderne, assez proche de ce que dessine alors le grand affichiste Paul Colin (1892–1985), est particulièrement originale. 42
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Dans cette veine nostalgique de l’Amérique, signalons encore la composition dite Musique nègre de deux marins noirs dont un joueur de banjo, sur fond de balles de coton, de grues et de bateaux avec l’indication « Memphis », inscrite sur un vase plat à deux faces en forme de disques, limités à l’embouchure et au talon par un identique motif symétrique, rectangulaire à double décrochement, portant le no 2030. Ici aussi il faut souligner la fantaisie parfaitement maîtrisée de la forme et du décor, véritable mise en scène que l’on peut, étant donné sa savante élaboration, attribuer à Robert Lallemant lui-même et dont il existe encore de très nombreuses esquisses dans les cahiers de l’artiste (cf. infra). Sur cette même forme 2030, il faut citer également la composition Steamer, dessinée par Lallemant et dont un dessin est conservé (cf. infra). Vase important que Lallemant devait particulièrement apprécier car il fut exposé au Salon des artistes décorateurs en 1927. Un autre vase, parfaitement carré cette fois, avec piètement et embouchure également carrés, présente sur chacune de ses faces les quatre strophes de la mélancolique ballade de western de Piney Ridge de Ben Lucien Burman, accompagnées de quatre dessins en camaïeu brun et gris. Le poème est beau dans sa simplicité naïve et désolée, il dit à peu près :
Ci-dessus : sur la forme 2030, H. 33,5 cm. la belle composition inspirée par un poème de Ben Lucien Burman, dont un dessin est conservé parmi ceux de Lallemant (cf. infra). Ce vase figure dans le catalogue Tolmer, p. 19, sous la désignation Musique nègre, avec comme seule modification « Memphis » à la place de « Mississipi » (sic). Archives R. Lallemant. Page ci-contre : vase plat de section rectangulaire, talon et embouchure en retrait en forme de rectangle flanqué de part et d’autre d’un petit carré. Forme 2040. H. 16 cm. Le vase est demeuré inachevé, n’étant pas émaillé. Sur une face, un joueur de banjo noir entre deux balles de coton, et le bateau « Mississipi » (sic), de l’autre le negro spiritual signé de Ben Lucien Burman ; joueurs de banjo sur les côtés (cf. dessins de Lallemant infra). Les vases que Lallemant a réalisés avec son ami, Ben Lucien Burman, étaient destinés au marché américain ; terminés, ils portaient à leur revers, à côté de la marque T R Lallemant, l’indication : « Made in France for Gimbel Brothers. »
(Image du cow-boy descendant de la montagne) « Je descendais à cheval par un chemin bordé de pins La lune était au-dessus de ma tête, Seigneur Et j’ai vu marcher, marcher Davie Mayne Combien de temps, Oh Seigneur, combien de temps (Le cow-boy aperçoit un couple) « Il marche, il parle avec mon cher amour Les nuages sont au-dessus de ma tête, Seigneur Ses mains l’étreignent, étreignant ses cheveux d’or Combien de temps, Oh Seigneur, combien de temps » l e st y l e du cé r a m ist e
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Vase Ballad of Piney Ridge de Ben Lucien Burman. Variante de la forme 2027. H. 17,5 cm. Décor en camaïeu brun et gris, accompagné des quatre strophes du poème, réparties sur les quatre faces du vase.
(Le cow-boy tire sur l’homme) « J’ai dégainé, Oh j’ai dégainé mon pistolet L’obscurité sur ma tête, Seigneur J’ai tiré sur le jeune Davie, sur le jeune Davie jusqu’à ce qu’à ce qu’il meurt Combien de temps, Oh Seigneur, combien de temps (Le cow-boy est assis, accablé, sous une potence, dans une prison de rondins) « Les sheriffs, les sheriffs m’ont jeté à terre avec les menottes Le nœud coulant est au-dessus de ma tête, Seigneur Ma mère, ma mère pleure pendant que je m’agenouille Combien de temps, Oh Seigneur, combien de temps ? » Au-delà de la nostalgie discrètement suggérée par un dessin simplifié mais très expressif, le plus étonnant sans doute ici et le plus novateur est bien le recours à la bande dessinée qui réunit texte et dessin adaptés à un vase dont la forme géométrique permet une lisibilité parfaite. Dans le « Manifeste » de l’UAM de 1934, « Pour l’art moderne / cadre de la vie contemporaine », au chapitre « Détruisons les parasites de l’esthétique », Louis Chéronnet qui était directeur de la revue Art et Décoration, constate : « C’est vraiment un sens esthétique de l’harmo44
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nie qui a fait naître après guerre, la vogue des nègreries en remplacement des japoneries de 1900 et qui a recherché les taches colorées, vives et naïves de l’art populaire. » Chez Lallemant, cette vogue des « nègreries » et ce goût du western et du blues révèlent effectivement une nouvelle sensibilité ayant recours pour s’exprimer à un art populaire, en l’occurrence la bande dessinée, mais cette utilisation ne perd rien du raffinement élégant qui caractérise le style de Lallemant. En fait, les archives Lallemant nous apprennent que six vases furent exécutés sur ces thèmes américains, accompagnés de poésies de Ben Lucien Burman, et qu’ils étaient destinés au marché américain, ainsi que le précise, à côté de la marque T. R. Lallemant, la mention : Made in France for Gimbel Brothers. Gimbel Brothers était une importante société commerciale qui avait été créée à la fin du xixe siècle et qui, très prospère, généra une chaîne de grands magasins dans quelques grandes villes des États-Unis. Cette note des archives explique la raison pour laquelle on ne trouve pas ces vases en France ; peut-être Lucie Delarue-Mardrus les a-t-elle vus dans l’atelier de Lallemant au moment de leur création car dans l’article qu’elle consacre au céramiste, en 1928, elle évoque « la mélancolie […] de la musique nègre »… Si Lallemant est un excellent céramiste il a plus encore peut-être un rare talent de « décorateur ». Il faut aussi souligner ce qui semble être un des traits essentiels de sa personnalité d’homme et d’artiste, évidente dans toutes les circonstances qui jalonnent sa brève existence comme dans chacune de ses entreprises : une manière de s’impliquer dans un sujet… qui reste toujours parfaitement contrôlée et un grand pragmatisme.
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« Je suis le produit d’un esprit qui ne sait pas ce qu’il veut dans une génération inquiète. » Cette définition que donnait de lui-même l’écrivain américain Francis Scott Fitzgerald, né six ans avant Robert Lallemant, pourrait être appliquée à celui qui fut tour à tour céramiste innovant et brillant, membre de l’UAM, décorateur et photographe mais aussi épris d’aventures et de voyages. Dès 1939, engagé dans la Marine, présent à Mers el-Kébir, plus tard en Indochine en 1945 et 1946 et, entre ces deux dates, durant quelques mois créateur à la manufacture de Sèvres de l’art-maréchal. En très peu d’années, de 1926 à 1930, Robert Lallemant avait mis au point une céramique originale et moderne, produite en petites séries. Formes géométriques inspirées par le cubisme, tantôt revêtues d’un émail éclatant d’une rare qualité, tantôt historiées, alternant les thèmes à la mode, le sport, le jazz ou le western, avec ceux inspirés par la tradition française la plus classique. Tel fut cet artiste original, céramiste de premier plan, qui semble avoir eu sans cesse deux idées opposées présentes à l’esprit et qui concluait mélancoliquement au terme de tant d’aventures contrastées : « On n’aime pas, on s’habitue et on préfère… »
978-2-7572-0819-9
32 €