ROZANÈS Sculptures (extrait)

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ROZANÈS


Ce catalogue est publié à l’occasion des expositions à la galerie Martel-Greiner du 10 juin au 11 juillet 2015 et au musée de Soissons du 16 octobre 2015 au 14 février 2016

Monique Rozanès et la galerie Martel-Greiner remercient la Ville de Soissons, le musée de Soissons, l’Association des amis de Monique Rozanès, la Fundación Torres Agüero Rozanès, la galerie Yves Gastou, Jean-François Jousset, Françoise Deliencourt ainsi que tous les photographes et les critiques d’art qui ont contribué à ce livre.

© Paris, galerie Martel-Greiner, 2015 6, rue de Beaune, 75007 Paris info@martel-greiner.fr www.martel-greiner.fr © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : François Dinguirard Coordination éditoriale : Anna Bertaccini Contribution éditoriale : Karine Barou Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN 978-2-7572-0939-4 Dépôt légal : juin 2015 Imprimé en République Tchèque (Union européenne) (p. 2 : Monique Rozanès dans son atelier de la rue des Grands-Champs, Paris, 1963) Toutes les sculptures reproduites dans ce catalogue sont en méthacrylate de méthyle, sauf les Stratyls et les Sphères qui sont en polyester et méthacrylate


ROZANÈS Sculptures

sous la direction d’Hélène Greiner


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Sommaire

9 Introduction Hélène Greiner 11 Rozanès Patrick-Gilles Persin 14 Histoires de pierres Leopoldo Torres Agüero 19 STRATYLS

Jacques Lassaigne

63 SPHÈRES Les sphérostratyls

Denis Chevalier

79 STÈLES ET TOTEMS La dimension cachée Jean-Dominique Rey Les sentinelles du silence Rafael Squirru 125 PYRAMIDES Pyramides d’éternité. Une pierre noire du désert blanc 151 ŒUVRES RÉCENTES Les miroirs de Rozanès

Dominique Roussel

Leopoldo Torres Agüero

177 L’art sculptural de Monique Rozanès : « L’esprit du vide » Delphine Antoine 181 Au-delà de la forme Leopoldo Torres Agüero 184 Biographie 188 Expositions personnelles 191 Bibliographie


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Introduction Hélène Greiner

Inclassable et magique, telle est l’œuvre de Monique Rozanès. Est-elle peintre, sculpteur, designer ? La résine est pour elle ce que le bois est à Louise Nevelson, ce que le métal est à Albert Féraud, la corde ou le chiffon à Antoni Tàpies, quelques noms pris « presque » au hasard parmi toutes les recherches foisonnantes de l’art abstrait des années 1950-1960. Chacun expérimente et trouve son langage. Peintre, Rozanès l’est assurément. Ses Stratyls, tableaux ou bas-reliefs s’imposent très tôt par la richesse de la matière, l’aspect étrange et mystérieux de ses couleurs sombres, brûlées, nacrées, blancheur du lait ou noirceur de la cendre, parfois encore rouge argile. Elle pose, « peintre », aux côtés d’un de ses tableaux au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Tout aurait pu s’arrêter là, mais cette matière la tient. Elle la modèle, la transforme. Elle ne se plaît pas à y inclure des objets du quotidien, comme ses contemporains César ou Arman, elle la sculpte. Naissent alors des formes étranges, une cosmogonie propre à Rozanès : ses sphères, ses planètes, ses œufs qu’elle tranche, assemble, coule dans de multiples phases techniques qu’elle maîtrise à la perfection. Elle crée de la forme dans la forme, introduit des pigments, apprivoise de mieux en mieux la lumière qu’elle fait naître dans la matière. Elle invente des procédés qui rendront ses œuvres inaltérables. Si la résine a fasciné nombre d’artistes et designers des années 1970, tels MarieClaude de Fouquières, Pierre Giraudon ou François Godebski, Monique Rozanès a su l’utiliser dans une maîtrise parfaite qui ne laisse nulle place au hasard, point de résine fractale, et explore en cinquante ans de création toutes les richesses de ce matériau transfiguré par un langage poétique nouveau. Elle utilise toutes sortes de résines sans jamais être esclave d’un matériau qui est un moyen, un langage. Après une période de silence, ce langage devient une forme d’écriture, ses stèles se dressent, primitives, soufflées par un très beau texte de Victor Segalen qui l’inspire. Totems d’un monde moderne, Tables de la Loi dont elle exprime toute la souveraineté, grands samouraïs colorés ou noirs et blancs, les sculptures de Rozanès s’enrichissent de formes nouvelles nées tout autant de son passé lointain que de son contact avec l’Amérique latine et de ses voyages avec son mari, le peintre argentin Torres Agüero.

Monique Rozanès, exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris lors de la Biennale des Jeunes, 1966

Il est temps aujourd’hui de replacer son œuvre à sa juste place, celle d’une grande artiste abstraite du xxe siècle, à la démarche isolée, proche d’une abstraction lyrique teintée d’une approche architecturale imaginaire, qui a donné ses lettres de noblesse à la résine.

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Rozanès Patrick-Gilles Persin, écrivain et critique d’art 1992

Monique Rozanès expose ses premières pièces en 1965, chez Suzanne de Coninck. Elle est alors mariée à un designer français et vient de terminer une étude très poussée sur la résine et l’Altuglas chez Saint-Gobain. Études qu’elle a entamées dès sa sortie des Arts Décoratifs, par passion pour ce matériau nouveau. Elle montre alors des structures calcinées, des Altuglas détériorés, déformés, amollis, détournés, organisés en formes abstraites dans lesquelles l’opaque ou le blanc se mêlent au translucide. Puis la forme va donner naissance à la demi-sphère, par le jeu de l’emboutissage. Devenue forme-mère, celle-ci reçoit dans son creux des éléments inversables, interchangeables, ludiques. Le blanc accueille le noir. Deux ans plus tard, en 1975, Rozanès réalise ses premières stèles qu’elle expose chez Facchetti. En 1980 tout va basculer pour l’artiste qui vient de recevoir le prix de la Biennale d’Alexandrie, derrière Pomodoro. Elle quitte son mari après avoir rencontré le peintre argentin Agüero. L’année suivante, elle part s’installer en Argentine où elle va résider dix ans. Cette cassure devenait nécessaire : Facchetti avait fermé sa galerie et l’élan était brisé. Dans les années 1980, Rozanès va remporter un très grand succès en Amérique du Sud. Elle produit beaucoup, dans l’ardent désir d’évolution créative, ce sont des pièces aux inclusions multipliées et auxquelles viendra s’adjoindre le bois, en 1982. Les blocs d’Altuglas sont taillés en fines lamelles pour composer des rythmes qu’un moule va retenir pour habiter la pièce définitive. Enfin, une fois scellée, l’artiste crée alors ce qu’on appelle une « pierre », encore une fois forme-mère, qui, retravaillée puis polie, devient la pièce définitive ou un de ses éléments. Cette « pierre » recomposée à la recherche de l’équilibre souhaité peut s’ouvrir, se développer dans l’espace, se recomposer, donnant un élan nouveau. Il faut noter que si Rozanès fait bon nombre de dessins et aquarelles ce ne sont que d’inconscientes préparations, des notations pour une mémoire d’ambiance, de rapports de force entre les éléments inclus dans la pièce.

Puerta del Sol, 1986, 81 × 60 × 10 cm

Aux stèles s’opposent des pièces conçues avec des éléments cylindriques qui interviennent comme des colonnes verticales, parfois horizontales, qui se référencient incontestablement à l’architecture classique, n’oublions pas le long séjour fait par l’artiste aux États-Unis, où elle a découvert par la visite de leurs agences et leurs réalisations Wright, Mies van der Rohe, Loewy… Ainsi ces œuvres prennent-elles une dimension tout à fait différente et provoquent-elles une rupture de rythme dans l’essor de l’œuvre, servant utilement l’ensemble.

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Histoires de pierres Leopoldo Torres Agüero, diplomate et peintre 1992

Signaler, marquer, déterminer un site a contraint l’homme à connaître et à utiliser la pierre. Avec une pierre il a établi une borne, avec deux pierres il a marqué une distance, et avec trois pierres un vide protégé par un toit. En créant le vide, il a créé des fonctions ; trois pierres forment un dolmen ou bien la Porte du Soleil (Tiahuanaco) et mille pierres formeront une cathédrale. Les cathédrales de la civilisation de consommation ne ressemblent guère à NotreDame ; elles s’appellent « super-marchés » où l’art, vulgaire et désacralisé, se suicide, transformé qu’il est en devises, elles-mêmes transformables. Les cathédrales, les sculptures monumentales sont habitées par les pulsions de l’esprit qui n’apparaît que dans la forme et qui, multipliant l’invisible, défend son règne dans le vide absolu du noyau. Car une pierre devient montagne, ou une montagne cathédrale de pierres : Machu Picchu, sculpture colossale qui, de son ombre couvre l’Urubamba, ne dialogue qu’avec la lune et le soleil, et Sacsayhuamán sculpture cyclopéenne, polyphonie de pierres, est comme le chœur pentatonique de l’Inca. Les inukshuk, étranges amoncellements de pierres qui se dressent mystérieusement dans la zone arctique du Canada, anthropomorphiques parfois, perdus dans les solitudes de neige, sont là, rien que pour être là, sans souhaiter être vus. L’homme partage son histoire avec les pierres, tant de pierres qui nous contemplent depuis l’île de Pâques, depuis Tiahuanaco, depuis Ollantaytambo depuis celle aux treize angles de Cuzco, celle des Olmèques de Mexico, et tant d’autres, qui n’aspirent à rien d’autre que d’être toujours des pierres. Celles du Japon ne sont ni taillées ni modifiées, elles ne sont que trouvées, œuvres de la nature qui ne prennent guère part aux biennales internationales ; l’intervention de l’artiste n’a été que de les transporter dans un nouveau contexte de contemplation. Monique Rozanès ne cherche pas des pierres, comme les alchimistes, elle crée la pierre, sa pierre, une pierre transparente afin que la lumière la traverse, ouvrant un chemin qui nous permet d’aller jusqu’à son cœur. Au Japon, l’idée de jardin est inséparable de celle de la pierre, tels les jardins à Kyoto des temples du Ryoan-ji, du Daisen-in (1509) attribué à Saomi, ou du Kyomizu-dera et tant d’autres, pierres qui reçoivent l’eau pure du ciel. Mais Rozanès, qui connaît tant de pierres, a choisi un chemin personnel. Elle ne taille pas des pierres, elle ne les transporte pas, elle les fait, elle se consacre à faire des pierres. Elle pense que les pierres sont les antennes de la terre et qu’elles reçoivent des signes du ciel. Elle crée des pierres vivantes, car elle vit et naît en chacune d’elle, comme Basho¯ dans chaque haïku, comme Dieu dans chaque homme.

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La pareja navegante, 1991, 45 × 60 × 30 cm


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Art d’alchimie où la matière quelle qu’elle soit est transfigurée par l’esprit, tel nous apparaît le butin de Monique Rozanès. Son œuvre explore largement les possibilités des matériaux nouveaux. Sa riche imagination poétique se développe librement dans le sens très juste de l’équilibre et des impératifs organiques des formes.

Jacques Lassaigne

Señal de piedras – Pierre écrite, 1987, 120 × 35 × 35 cm

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STRATYLS

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Nom de l’œuvre, date, technique, dimensions

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Monique Rozanès est peintre. Elle a tracé sur la toile ou le papier des formes linéaires subtiles et délicates, elle a le goût des colorations soutenues qu’elle dispose en larges plans et encore aujourd’hui elle utilise la gouache ou l’huile pour des compositions aux riches harmonies qui sont un peu pour elle comme des études de variations d’un répertoire de base. Vers 1960, son aventure réelle a commencé. Elle a senti la nécessité de trouver des moyens d’expression nouveaux mieux adaptés au monde d’aujourd’hui prenant, dans un cadre moderne des résonances plus justes, répondant avec plus de souplesse à l’imagination créatrice de l’artiste. Monique Rozanès rêvait de conquérir par le tableau une troisième dimension qui enrichisse ses plans et lui permette d’intégrer en épaisseur des impressions successives et combinant la profondeur avec les plans horizontaux ou verticaux. Le procédé du collage ou de l’incorporation d’éléments déjà existants lui semblait déjà élémentaire ou arbitraire. Elle voulait une intégration véritable, totale, dans l’espace créé des formes également inventées et répondant naturellement aux méandres de l’imagination. Elle décide alors de recourir à l’univers des plastiques, aux ressources encore à peine exploitées, dont elle devine qu’il offre autant de possibilités au peintre qu’au sculpteur et après un stage d’étude à Saint-Gobain elle commence à utiliser le polyester choisissant particulièrement le stratyl qui sera désormais son matériau favori. Elle utilise le plastique à la fois comme support et comme matériau d’exécution. Dans ses premières expériences, elle incorpore à la surface des éléments travaillés isolément en relief et en épaisseur tourmentée, mais il lui paraît très vite que ce matériau nouveau a ses exigences, ses vertus propres qu’il convient d’abord de respecter avant de le soumettre ou de le plier aux services rendus par les matériaux traditionnels d’exécution. Il existe une noblesse, une pureté du plastique inhérentes même à sa nature et qui offrent des possibilités tout à fait neuves de réalisation.

Relief Stratyl, 1969, 40 × 55 cm

Sur un support immaculé, elle dispose des feuilles également pures taillées et découpées selon un dessin rigoureux et ambitieux, et déjà ces superpositions lui donnent de grands éléments poétiques, de grandes formes primaires élégantes dans leur envol et dans leurs arabesques qui se prêteraient à merveille à une interprétation architecturale.

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Stratyl, 1969, 40 × 40 cm

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SPHÈRES

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Les sphérostratyls Denis Chevalier, critique d‘art 1968

Du relief au volume, c’est-à-dire de ses stratyls de naguère à ses actuels sphérostratyls, l’évolution de Monique Rozanès est conforme à celle qui, quasi-générale depuis plusieurs années, entraîne irrésistiblement les arts plastiques du plan à l’espace. Jusqu’à la gravure dont mille textures et procédés nouveaux enflent et gonflent les surfaces… Des premiers, les stratyls, grands panneaux muraux aux saillies plus ou moins prononcées, inutile de dire quoi que ce soit car, outre qu’aucun ne figure à l’exposition, tout le monde, du moins faut-il l’espérer, a eu le loisir de les voir et de les apprécier aux cours des différentes manifestations. Dans l’expression de l’artiste, cependant, le passage aux sphérostratyls (ainsi nommés, tout simplement, en raison de leur périmètre volumineux s’inscrivant dans une sphère, une demi-sphère plus exactement) n’a nullement présenté les caractères d’une rupture. Au contraire et, des uns aux autres, par-delà la constante progression vers des masses davantage dématérialisées, je puis lire, très clairement, une véritable continuité du langage, qu’authentifia même, à certaine époque, une sorte de période de transition. Car les sphérostratyls ne sont point les produits spontanés d’une inexplicable illumination de l’esprit. Sur le plan du métier, secondaire, peut-être, mais indispensables, ils demeurent les résultats d’une longue recherche méthodologique tour à tour exaltante et décevante. C’est donc pendant cette période de transition que Rozanès formula les solutions techniques et plastiques qu’exigeaient les problèmes, nouveaux pour elle, moins de la couleur, que de la transparence et du volume. Techniquement, cela apparaît avec évidence, le travail de l’artiste est assez complexe. Toutefois il n’entre pas dans mon propos d’en dévoiler ici les subtilités. Non parce qu’elle considère ces procédés de réalisation comme un secret mais parce que, à mon avis, la vraie nature de son expression et la signification de celle-là résident ailleurs. Dans une déconcertante et fascinante sophistication de l’intention où, fort curieusement, loin d’être abolie ou asservie, l’émotion se trouve confirmée et confortée. En effet, ni la rigueur géométrique de la forme générale ni celle des deux quarts de la sphère qui y reposent, même additionnées à la perfection de la formulation, n’autorisent l’identification de ces œuvres à des objets. S’il y a un secret, chez Rozanès, c’est bien là qu’il gît, nul ne s’y trompera, car là était le péril : dans la facilité tentatrice de la perfection, inanimée et morte derrière sa séduction. Or, une surprenante animation grouille, au contraire, au fond de ces hémisphères comme des coupoles renversées, ou mieux, des creusets. Moderne alchimiste, d’eux, l’artiste a su faire sourdre la vie, non pas entièrement prévue et toute fixée d’avance (ce qui, par l’intermédiaire de l’objet froid et désincarné aboutirait

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Sphère blanche, intérieur noir, 1974, 45 × 45 × 27 cm Sans titre, 1972, 10 × 15 × 10 cm

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STÈLES ET TOTEMS



La dimension cachée Jean-Dominique Rey, critique d’art 1980

Cuenca, 1977, 80 × 45 × 17,5 cm

S’il est des artistes qui exploitent avec bonheur, une vie durant, un minuscule morceau de la création, à la façon de ces jardins japonais qui tiennent dans le creux de la main, il en est d’autres qui n’en finissent jamais d’explorer un domaine dans lequel ils se sont aventurés et dont ils ne soupçonnaient pas, en y entrant, les dimensions cachées. En s’attaquant, il y a maintenant vingt ans, au stratyl, produit de synthèse ductile et transparent, Monique Rozanès, jusqu’alors peintre, abordait un matériau encore peu connu et songeait peut-être à réaliser à partir de lui des objets qui donneraient aux formes appliquées sur une surface un léger relief et une certaine transparence : le tableau deviendrait panneau. Mais c’était compter sans les virtualités d’un matériau neuf et prêt à déployer une somme impressionnante de possibles. C’était oublier que la transparence d’un support ou d’une forme engendre une série de mirages et de reflets, d’appels et d’échos, de séductions et de vertiges à la magie desquels on ne peut bientôt plus échapper. D’autres, bientôt, de ce même matériau, allaient faire une simple enveloppe, un tombeau de Blanche-Neige où n’enfermer que des objets quotidiens, désormais morts ou éclatés, comme s’ils fossilisaient d’avance les vestiges de notre société consumante. À l’inverse, Monique Rozanès a voulu en faire le support et la structure même de ses sculptures et le tremplin de son invention. Bientôt apparaissent les sphères. Chacune différente. L’une réduite à sa moitié, l’autre amputée de plusieurs quartiers, la troisième organisée selon des plans qui se coupent, s’opposent, et se croisent pour s’éloigner, jouant tour à tour sur la transparence de leurs surfaces lisses, de leurs galbes mates, dressant soudain des angles noirs, enfin révélant progressivement par l’inclusion de lamelles tout un jeu à venir. Il y a à Delhi, dans l’Inde, un observatoire astronomique, construit par le maharadjah Sing II de Jaipur, au début du xviiie siècle et dont les immenses blocs de pierre taillés en demi-sphère, en cercles gradués, en cubes évidés ou découpés en larges combes, captent tous les mouvements célestes, les révolutions, les éclipses, les équinoxes. Les sphères de Monique Rozanès entretiennent avec le grandiose monument un rapport analogique – dont elle n’eut sans doute nulle conscience en les créant – un peu comme le microcosme est à l’image d’un plus vaste cosmos. Chez elle, il ne s’agit plus de prévoir les mouvements du temps, ses ombres grandioses ou d’en établir les grands rythmes réguliers. Seul l’espace semble en jeu, découpé, rebondi, tranché, courbé, sectionné, ouvert. Pourtant, en dernier ressort, ce qui semble enfermé derrière ces surfaces lisses ou ces volumes matés, c’est bien quelque chose qui ressemble encore au temps, mais un temps dont ne nous est restitué que l’arête ou le reflet, l’ombre ou le silence. Ici l’espace est dynamique et le temps captif.

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Les sentinelles du silence Rafael Squirru, écrivain argentin 1986

Stalactites, cités perdues ? On ne peut pas s’empêcher de penser à quelque grand poème, de Valéry peut-être, à quelque nouvelle de Poe ou aux transports mystiques d’un visionnaire. Prétendre des approximations d’une précision plus grande serait nier l’importance que ces œuvres suggèrent. Il est nécessaire d’ajouter les expériences américaines de l’artiste qui, jaillies de ses voyages à Machu Picchu et à Tiwanaku, recueillent des fruits chaque fois plus mûrs. Par la délicatesse de leur magie poétique, ses masses maintiennent, de leur hiératisme, la force des monolithes imposants dédiés, selon certains archéologues, aux fruits du Titicaca et, selon certains autres, à Pacha Mama (Terre mère). Monique n’a pas éludé les implications de cette inspiration qui se révèle à travers les titres de ses œuvres : Llacsa (pierre verte à l’usage unique), Omo (prêtre indigène), Amauta (philosophe), Titu Cusi (Inca, curaca ou cacique), et ainsi la créatrice a-t-elle produit le défilé : géants du silence, sentinelles, dont on devine la surveillance des territoires défendus aux yeux impies, aux imprudences maladroites. Au lieu d’arrêter ses yeux sur ce qui a lieu dans d’autres métropoles, Monique Rozanès a tourné son regard vers le cœur de nos traditions telluriques, et là, mystérieusement, elle a découvert ses aspects inédits et profonds de son être.

Samurai Méxicano el Riojano, 1995, 280 × 100 × 50 cm

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PYRAMIDES


Pyramides d’éternité. Une pierre noire du désert blanc Dominique Roussel, conservateur au musée de Soissons 2006

Posée dans l’immensité du désert, depuis une éternité, une humble pierre à la surface lissée par des siècles de vent et de solitude attendait. Comme le voyageur japonais qui rencontre la pierre qu’il emporte pour son jardin zen, une amie revient d’Égypte avec cette petite pyramide naturelle pour Monique Rozanès. Elle reste un temps silencieuse au milieu des dessins et des sculptures, pleins de lumière, de la maison de Blanzy et commence insidieusement un dialogue avec l’artiste. Peu à peu le bloc de pierre, dense et sombre, inspire au sculpteur une pyramide douce et lumineuse. Et comme si la trop présente stabilité de la pyramide l’inquiétait, un jeu subtil de formes cristallines, encore liées au désert, semble faire léviter et voyager la sculpture. La pyramide est la forme pure et évidente de l’éternité. C’est une montagne qui protège et irradie et qui possède en elle l’ombre et la lumière toujours réunies dans les œuvres de Monique Rozanès. Ses pierres-montagnes ont un cœur qui vibre, par le biais de la lumière, le sculpteur nous y emmène. Ces objets de contemplation, ces pierres de lumière nous invitent à la méditation à l’égal des simples roches posées dans le jardin zen. Déjà les stèles birmanes convoquaient les principes du temps infini. Les lames monolithes atteignaient une rigueur sobre et sereine animée d’or incrusté. La lumière traversait un enchevêtrement de lignes de couleur engendrant le grondement du cœur de la sculpture. Ces stèles, brillantes de l’or de Pagan et des temples bouddhiques, procurent, elles aussi, par la présence de leur cocon de transparence un immense sentiment d’harmonie et d’éternité. Les courtes vies humaines envient la pierre qui traverse le temps. Monique Rozanès observe et façonne ses pierres et ses architectures gorgées de couleur et de reflets magiques pour qu’elles rayonnent dans l’éternité. Quel est le parcours de Monique Rozanès pour arriver à ces formes épurées ? Au début des années 1960, Monique Rozanès innove dans le domaine de la sculpture en explorant les capacités des résines synthétiques qu’elle découvre à l’École nationale des arts décoratifs et dans les laboratoires de Saint-Gobain. Elle moule, découpe et fait fondre des formes géométriques. Elle étudie le rapport du feu avec la matière plastique. Des sphères et demi-sphères blanches et noires ou de grandes voiles souples se détachant progressivement du mur et deviennent autonomes. Ses premières sculptures sont exposées dès le début des années 1970 par les galeries Facchetti et Suzanne de Coninck et par les musées du Mans, de Chartres et de La Chaux-de-Fonds en Suisse.

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Pyramide blanche, 1997, 61 × 50 × 47 cm


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ŒUVRES RÉCENTES


Les miroirs de Rozanès Leopoldo Torres Agüero Blanzy, 1995

Par sa foi Rozanès nous entraîne vers la transparence, son obsession de rompre la barrière de l’opacité, les cloisonnements de l’espace, le mirage de la causalité, amène la lumière. La lumière qui transperce les volumes d’un bout à l’autre. Le cœur de la forme et le noyau de l’énergie animent un monde de pierres sculptées de mille et une couleurs translucides. « Dans le noyau de la forme, comme dans l’atome, tout bouge. Rien n’est immobile. Il n’y a pas de point fixe. La raison meurt face au miracle du vide que deviennent lumière, rencontre, révélation. » Par la transparence, Rozanès nous entraîne dans le vide plein où l’énergie primordiale refuse les étiquettes, les explications et nous laisse libres comme les hirondelles dans un univers de miroirs magiques. L’art a pour mission de révéler l’invisible, et, le regard éclairant de l’esprit est le seul capable d’atteindre l’au-delà du visible. Les choses sont contenues dans l’habitacle du cœur, elles ne résident ni dans l’audition, ni dans la vision. C’est pourquoi l’homme ne fait que répondre à ce que le cœur a saisi. Nous trouvons l’idée du miroir comme un vague récepteur, toujours disposé à refléter sans en juger, comme dans ce koan du sixième patriarche zen Houeig-Neng : « Il n’y a pas d’arbre de l’Illumination Ni de cadre de miroir brillant. Puisque, intrinsèquement, tout est vide Où la poussière peut-elle s’attacher ? » Faire le vide en soi-même, c’est la création de son propre miroir, pour se voir sans préjugés, pour se connaître dans sa propre nature. Rozanès nous offre l’arc-en-ciel des mille et un tiroirs de la transparence, demeures secrètes de l’âme.

Sueños 9, 2014, 80 × 50 × 8 cm

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Fusions, 2012, 60 × 45 × 15 cm

Nom de l’œuvre, date, technique, dimensions

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L’art sculptural de Monique Rozanès : « L’esprit du vide  » 1

Delphine Antoine 2009

L’Homme au monocle, 1999, 53 × 21 × 13 cm 1. « Espíritu del vacío », in Torres Agüero. 2. Torres Agüero, Blanzy, 1995. 3. Monique Rozanès, Buenos Aires, 8 novembre 2007. 4. Monique Rozanès, in Rozanès, Paris, Fragments éditions, p. 19.

La création sculpturale de Monique Rozanès obéit à une quête récurrente, celle de l’expérimentation des matières plastiques, auxquelles elle insuffle d’abord relief et profondeur grâce à ses Stratyls, puis pureté à travers ses blocs de plastique cristallin qui semblent animés d’une force vitale, d’un vide transcendantal, d’une énergie scandant le rythme universel. Ses sculptures, tel un espace-temps capturé, vacillent entre la transparence et la translucidité, le lisse et le rugueux, puis irradient de leurs noyaux, comme pour nous transporter dans les abysses du moi, dans les labyrinthes de l’esprit. Ainsi que l’écrivait Torres Agüero, ses sculptures demeurent des « miroirs de la transparence, demeures secrètes de l’âme 2 ». Telles des portes ouvertes sur un espace virtuel, l’artiste crée d’abord sa propre pierre, en juxtaposant les fragments sectionnés et colorés de la matière, de l’intérieur, véritable mosaïque chromatique vibrante, vers l’enveloppe extérieure, qui en assure l’existence statique, en concevant ainsi « le cœur de la forme comme un noyau, qui va être l’énergie de la sculpture, car le vide intérieur est plus important que la forme extérieure 3 ». Cette matrice originelle rayonnante constitue le grand apport, puisque la sculpture se lit désormais au-dedans, et non plus seulement à la surface et la lumière, ne se contente plus de glisser sur les volumes, mais pénètre, jaillit et disparaît en elle. Puis l’artiste modèle la forme, épurée et abstraite, qui, selon les expériences et les formes du monde, oscille entre la sphère, le cube, la stèle, le totem, la pyramide, et revêt des apparences polies, déchirées, douces, rêches, brillantes et mates. Ces mirages de verre, chargés de poésie et de fantasmagorie, proches en cela de l’univers de Paul Valéry ou d’Edgar Allan Poe, sondent à travers un langage formel et dépouillé des thèmes aussi immémoriaux que la nuit et le jour, l’Orient et l’Occident, le sujet et l’objet, l’amour et sa demi-sœur, la haine. Les titres des œuvres, références personnelles de l’auteur et souvenirs des temps passé et présent, n’éclairent pas le spectateur mais densifient au contraire le mystère qui les habite. Ce monde du silence, peuplé de réseaux immobiles, de veines d’acrylique, de codes figés in vitro, de fils intergalactiques, reflète, dans une cristallisation féerique, le primitivisme ancestral des civilisations, les châteaux de l’âme, les villes et leurs architectures futuristes, les stalactites et stalagmites érigées sur les parois rupestres, le microcosme aquatique… La mémoire des mondes semble pétrifiée à l’intérieur de ces stèles d’immortalité, qui renferment une force compacte latente, capable de capturer dans un piège invisible le soleil, le ciel, la terre et la mer. Ainsi que le fait remarquer sa sculptrice : « J’essaie de créer des objets qui soient à la portée de l’homme, comme des tremplins vers le rêve, l’aventure, la poésie, comme une véritable présence de la réalité 4. »

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Au-delà de la forme Leopoldo Torres Agüero

Paul Klee a dit : « À l’image de la création… l’art est un symbole, comme le monde terrestre est un symbole du cosmos… Son mystère ultime, fondamental, est d’aller audelà de la connaissance, là où les lumières de l’intellect s’évanouissent. Il traverse les choses. Il va au-delà du réel et de l’imaginaire. « L’abandon de ses formes habituelles n’évoque pas une fuite sans but, mais un retour aux sources de la création. » Cette façon de renoncer à l’aspect extérieur des choses, de regarder et de faire regarder vers le fond, telle est la forme de communication que Monique Rozanès a choisie pour s’exprimer. Comme Paul Cézanne, en peinture, elle va droit, en sculpture, à l’ordre intérieur, sans s’attarder aux aspects superficiels des phénomènes. Abandonnant l’écorce, la peau, elle s’enfonce vers l’essentiel suivant la courbe de la flèche ; qui éclaire la face obscure, elle rend visible, l’invisible – conscience graduelle de l’inconscient ou visualisation des structures virtuelles. Les maîtres zen placent cette opération au niveau « de l’âme à l’âme ». Monique Rozanès établit une résonance entre le Ceci et le Cela qui transcende la voie optique, tout d’abord par un contact visuel, physique, ensuite par la communication Sujet-Objet qui rend compte de faits qui peuvent ne pas exister concrètement, sans cesser d’être, pour autant, présents d’une manière toute perceptive. Ainsi établit-elle une participation cosmique : descente de l’énergie, résolution des dualités en comportements complémentaires. Cette unité fait disparaître le regard intérieur aussi bien qu’extérieur ; il efface l’aspect géographique de l’objet, le remplace par un nouvel aspect qui s’écarte de la représentation mais qui, malgré ce changement, ne contrarie pas l’ensemble, au contraire, il l’explicite. Ainsi, l’art cesse d’être imitation, représentation, commentaire, explication ou ressemblance de la nature : il devient une part inséparable de celle-ci, une de ses multiples formes. Nous pencher sur une œuvre d’art, ouvrir la fenêtre sur l’irrationnel, exige que nous perfectionnons notre tir, car nous ne sommes pas en train de viser une perdrix mais un condor royal, qui vole très haut et qui se perd dans les nuages du rêve, où seul un autre rêve peut le toucher.

Oblique, 1982, 30 × 30 × 16 cm

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Biographie Expositions personnelles Bibliographie 183


Biographie

Née en 1936 à Bordeaux d’une famille égyptienne, d’origine séfarade, Monique Rozanès suit très tôt des cours d’arts plastiques et s’inscrit à l’Académie Charpentier, après ses études secondaires, afin de préparer le concours d’entrée aux Arts Décoratifs. Elle y entre en 1955 en même temps qu’Olivier Mourgue, Guy de Rougemont, Jean-Michel Wilmotte, Jean-Philippe Lenclos et tant d’autres futurs designers de la même génération. Elle se porte volontaire pour suivre un stage à Saint-Gobain où elle apprend à travailler le polyester et ses composés dans le cadre de l’Industrie et du Design. Monique Rozanès entame alors un travail pictural où elle utilise des enduits épais et des pigments qu’elle brûle. La première utilisation de la résine fut faite afin de préserver les toiles brûlées, mais elle comprend bien vite que l’emploi de ce matériau seul était bien plus intéressant. Elle abandonne la peinture proprement dite et commence à faire des supports en résine, comme des coques de bateaux, sur lesquels elle adjoint des plaques en polyester découpées, brûlées et vissées sur ce fond. En 1958, elle épouse Paul-Henri Gathron, compagnon d’école, qui deviendra designer après être sorti major de l’École des arts décoratifs. Grâce à la famille Monod, elle obtient une bourse en 1959 pour séjourner, deux mois après Albert Camus, au château de Lourmarin. Son mari, quant à lui, obtient une bourse qui leur permet de partir six mois à New York pour étudier le design et faire un rapport au ministère de l’Industrie. Monique Rozanès se familiarise aux États-Unis avec l’architecture contemporaine, fascinée par les grands buildings en verre. Ils rencontrent là-bas nombre d’artistes américains, tels Raymond Loewy, Mark Tobey, Louise Nevelson, Robert Rauschenberg, Sam Francis, etc., avec lesquels ils partagent la vie artistique et la passion du jazz. Ils font la connaissance de John Coltrane, Miles Davis, Dave Brubeck et fréquentent des clubs de jazz comme le Village Vanguard et le Blue Note. Dès lors, la musique intervient de façon importante dans l’œuvre de Monique Rozanès. De retour en France, elle prend un atelier rue des Grands-Champs, à Paris, où elle installe une machine pour scier ses plaques de polyester. Elle cherche également une galerie, ce sera celle de Suzanne de Coninck qui l’invite en 1967 à rejoindre son groupe d’artistes. C’est le début de nombreuses expositions, tant à Paris qu’à Lyon, à Venise, à Rome, à Terni en Italie et à Deinze en Belgique. Elle part en compagnie de la future galeriste Arlette Gimaray avec ses premiers Stratyls, dans une voiture, pour exposer chez Fiamma Vigo en Italie, grâce aux recommandations du sculpteur Virduzzo.

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Expositions personnelles

1959 Faculté des lettres, Aix-en-Provence, France 1967 Galerie Suzanne de Coninck, Paris France Galerie M.A.S., Deinze, Belgique 1969 Centre d’Art intégral, Paris, France 1970 Galerie M.A.S., Deinze, Belgique 1971 Galerie Le Lutrin, Lyon, France Galerie Fiamma Vigo, Rome, Italie Galerie Numero, Venise, Italie Galerie La Polena, Terni, Italie 1972 Galerie Suzanne de Coninck, Paris, France Musée du Mans, France 1973 Musée de Chartres, France Galerie Meyer, Lausanne, Suisse Galerie Liliane François, Paris, France 1974 Galerie Proposte, Coni, Italie Galerie Proposte, Gênes, Italie 1975 Galerie Liliane François, Paris, France 1977 Galerie Paul Facchetti, Paris, France 1978 Musée des Beaux-Arts, La Chaux-de-Fonds, Suisse

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1979 Galerie Paul Facchetti, Zurich, Suisse 1980 Galerie Art-Shop, Bâle, Suisse Biennale internationale d’Alexandrie, Égypte, Grand Prix de Sculpture Galerie Paris Sculpture, Paris, France 1981 Centre culturel français, Turin, Rome, Milan, Italie Galerie Rizzoli, New York, États-Unis Galerie Hervé Odermatt, Paris, France Foire internationale (FIAC), Paris, France Galerie Palatina, Buenos Aires, Argentine Galerie Luis Shauer, Puerto Pollensa, Mallorque, Espagne 1982 Musée de La Rioja, Argentine Art Basel, Foire internationale, Suisse Galerie Art-Shop, Bâle, Suisse Fondation Smith-Champion, Paris, France 1983 Galerie Frente al Cine, Mar del Plata, Argentine Galerie Rubbers, Buenos Aires, Argentine Galerie Sluis, La Haye, Pays-Bas Galerie Synart, Paris, France 1984 Galerie Praxis, Buenos Aires, Argentine Centre Ibéro-américain, Bordeaux, France 1985 Galerie Rubbers, Buenos Aires, Argentine Casino de Necochea, « Mar del Jazz ‘85 », Argentine

Exposition au Palacio Duhau, Buenos Aires, 2012 Exposition à l’abbaye d’Avallon, 2007 Exposition à la galerie Lavignes, Paris, 2006



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