La Descente de Croix (extrait)

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COLLECTION SOLO Conception de la collection Violaine Bouvet-Lanselle Suivi éditorial Catherine Dupont (éditions du Louvre) ; Laurence Verrand et Astrid Bargeton (Somogy éditions d’art) Contribution éditoriale Georges Rubel

Iconographie Gabrielle Baratella Conception graphique de la couverture Quartopiano, musée du Louvre Conception graphique et maquette Marie Donzelli Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée du Louvre, Paris, 2013 ISBN Somogy : 978-2-7572-0751-2 ISBN Louvre : 978-2-35031-460-0 Photogravure : Quat’Coul, Toulouse et Paris Dépôt légal : novembre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)­­


COLLECTION SOLO DÉPARTEMENT DES OBJETS D’ART

La Descente de Croix Élisabeth Antoine-König Conservateur en chef au département des Objets d’art

Juliette Levy-Hinstin Restauratrice, Institut national du Patrimoine


Remerciements Les auteurs remercient chaleureusement pour leur collaboration à cet ouvrage : Melanie Aspey, Marie-Cécile Bardoz, Cécile Barthes, Monique Blanc, Yara Blanc, Violaine Bouvet-Lanselle, Agnès Cascio, Simonetta Castronovo, Justin Cavernelis-Frost, Emmanuel Costa de Beauregard, Catherine Dupont, Anne-Gabrielle Durand, Jannic Durand, Alain Erlande-Brandenburg, Philippe Fuzeau, Danielle Gaborit-Chopin, Eberhard König, Elsa Lambert, Cécile de La Porte, Marie Lavandier, Anne-Solenn Le Hô, Pierre-Yves Le Pogam, Anne Maigret, Jean Marsac, Marie-Emmanuelle Meyohas, Christophe Monin, Odile Nouvel, Anne-Laure Charrier-Ranoux, Giovanna Saroni, Michele Tomasi.


Sommaire Préface 7 Jannic Durand Un groupe à l’histoire romanesque Élisabeth Antoine-König

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Une image de dévotion unique Élisabeth Antoine-König

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Les protagonistes de la Descente de Croix Élisabeth Antoine-König

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Étude matérielle de la Descente de Croix Juliette Levy-Hinstin

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Le Maître de la Descente de Croix Élisabeth Antoine-König

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La provenance : hypothèses de reconstitution Élisabeth Antoine-König

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Préface Le groupe de la Descente de Croix, un des chefs-d’œuvre du département des Objets d’art, est aussi un chef-œuvre de l’art gothique. D’une beauté éblouissante, et célèbre depuis son entrée au Louvre à la fin du xixe siècle, la Descente de Croix était pourtant incomplète avant la découverte récente des deux statuettes qui lui manquaient, saint Jean et la Synagogue. Leur entrée au musée en 2013, grâce à un extraordinaire élan de générosité, a permis de redonner au groupe son unité. Il faut en effet saluer la générosité de tous ceux qui ont participé avec enthousiasme à cette acquisition : la société des Amis du Louvre a eu un rôle déterminant en faisant don au musée de la statuette de la Synagogue, tandis que la statuette de saint Jean, de son côté, a pu être acquise grâce au succès de la campagne « Tous mécènes ! » lancée par le musée, avec le généreux soutien de plus de quatre mille cinq cents donateurs, le concours du mécénat exceptionnel d’AXA ART, et les dons de Marie-Claire et Romain Burnand, d’Olivier Chalier, de Jean-Marie Lecomte, de la Fondation Gandur pour l’Art et des entreprises EOZ et Hugau Gestion. Grâce à eux tous, les visiteurs du musée pourront désormais admirer, enfin rassemblées, les sept statuettes d’ivoire qui composent le groupe de la Descente de Croix. En 1988, Danielle Gaborit-Chopin, conservatrice générale au département des Objets d’art, avait déjà consacré une étude magistrale à la Descente de Croix, après en avoir mieux identifié un des acteurs, Nicodème, en replaçant les statuettes dans le contexte de l’art gothique parisien de la fin du xiiie siècle. Cependant, l’entrée en scène de deux nouveaux personnages justifie que l’on reprenne l’analyse du groupe maintenant complet, et qu’on tente à nouveau d’en percer les mystères. Scruté tour à tour par Élisabeth Antoine-König et Juliette Levy-Hinstin, spécialiste de la polychromie des ivoires médiévaux, ce groupe exceptionnel est ici examiné sous tous ses aspects. La minutieuse étude technique des statuettes ainsi que l’accumulation d’indices sur leur histoire ancienne et depuis le xixe siècle leur permettent d’avancer plusieurs hypothèses nouvelles, parfois étonnantes, sur leur destinée mouvementée, sans pour autant résoudre l’énigme qui subsiste encore sur leur provenance originale. Jannic Durand Directeur du département des Objets d’art



Un groupe à l’histoire romanesque L’entrée de la Descente de Croix dans les collections du Louvre remonte à plus d’un siècle, et revêt depuis lors l’allure d’un véritable roman-feuilleton, ponctué par l’entrée en scène d’un ou de plusieurs personnages environ tous les cinquante ans. Le roman commence en 1896, à Paris : Charles Mannheim, collectionneur et éminent expert parisien, administrateur de l’Union centrale des Arts décoratifs, vend au musée du Louvre la Vierge, le groupe constitué par Joseph d’Arimathie portant le corps du Christ, et la figure de l’Église1 (fig. 2). Mannheim déclare avoir fait venir les statuettes d’Italie, en deux fois. Émile Molinier, alors conservateur du département des Objets d’art, salue aussitôt dans ces statuettes « un monument capital de l’art français, l’un de ceux que le Louvre peut être fier de posséder2 ». Cinquante et une années passent et, en 1947, une autre remarquable statuette d’ivoire, un Prophète (fig. 16), entre au département des Objets d’art, généreusement donné par les enfants du baron et de la baronne Robert de Rothschild en mémoire de leurs parents. Pierre Verlet, directeur du département des Objets d’art, la qualifie de « trésor » et y reconnaît la main de l’ivoirier parisien qui tailla les statuettes de la Descente de Croix, sans toutefois se rendre compte que le Prophète faisait partie de ce groupe3. Quarante et une années s’écoulent encore avant que Danielle Gaborit-Chopin ne « démasque » le Prophète et ne reconnaisse en lui le « Nicodème travesti » de la Descente de Croix. Dans une magistrale étude4, elle montrait, entre autres, que ce personnage agenouillé avait fait l’objet d’une restauration le dotant d’un phylactère, et qu’il devait tenir à l’origine de grandes tenailles tandis qu’il finissait de déclouer le corps du Christ de la Croix. Notre groupe se composait donc, depuis 1988, de la Vierge, de Joseph d’Arimathie et du Christ, de Nicodème et de l’Église. D’évidence, il y manquait la figure de saint Jean, traditionnellement figuré au pied de la Croix en pendant de la Vierge, et celle de la 9


Synagogue, représentée de manière symétrique à celle de l’Église. Mais ces deux statuettes n’avaient jamais été mentionnées nulle part, et passaient pour irrémédiablement perdues, vraisemblablement détruites. Découvertes de manière inespérée, en 2011, dans une collection française, elles viennent de rejoindre la Descente de Croix (fig. 1), concluant l’histoire mouvementée de cette œuvre en lui restituant son unité et son harmonie.

Une image de dévotion unique Ainsi reconstitué, le groupe de la Descente de Croix du Louvre (fig. 3) est maintenant le seul exemple intégralement conservé de ces images de dévotion en ivoire, généralement des Crucifixions ou des Vierges glorieuses, que l’on voit fréquemment mentionnées dans les inventaires princiers ou de grandes églises, mais qui furent détruites ou dispersées au cours des siècles. On peut citer ainsi, parmi les rares vestiges de ces ensembles, que l’on compte sur les doigts d’une main, la Madonnina sculptée par Giovanni Pisano à la fin du xiiie siècle pour la cathédrale de Pise (fig. 5), toujours conservée dans le trésor de la cathédrale, alors que les deux anges qui l’encadraient ainsi que les volets d’ivoire figurant des scènes de la Passion ont disparu. Le groupe, intégré dans un tabernacle de bois doré, était exposé les jours de grande fête sur l’autel de la cathédrale, comme en témoignent d’anciens inventaires5. Quant à la belle Vierge glorieuse du trésor de Saint-Denis, contemporaine de notre groupe, la dispersion du trésor à la Révolution l’a irrémédiablement séparée des deux anges porteurs de chandeliers qui la flanquaient à l’origine (fig. 6) : elle fait aujourd’hui partie des collections du Taft Museum de Cincinnati, tandis que les deux anges échurent au trésor de la cathédrale de Rouen, et que l’angelot qui la couronnait semble avoir été détruit avant le xviie siècle6. Le dernier exemple partiellement conservé de ce type de groupe d’ivoires sculptés est légèrement antérieur à notre Descente de Croix, mais défiguré par une lourde polychromie du xixe siècle : il s’agit du Couronnement de la Vierge, également conservé au Louvre (fig. 7), mais dont les deux petits angelots venant du ciel pour couronner la Vierge appartiennent au musée Mayer Van den Bergh d’Anvers7. Quelle était la destination de notre Descente de Croix ? Comme nous ignorons quel fut son commanditaire, nous ne savons si elle était destinée à la dévotion privée de quelque roi ou grand prince ou si, comme le groupe pisan, elle suscita la dévotion des foules dans une grande église, qu’elle fût abbatiale ou cathédrale. Quoi qu’il en soit, il faut imaginer l’ensemble inséré dans un cadre architectural, sous un dais d’orfèvrerie (fig. 4) laissant toutefois visible le dos des 10


personnages qui sont travaillés entièrement en ronde bosse, avec le même raffinement sur toutes leurs faces ; le groupe était donc conçu pour être visible de tous les côtés (fig. 26), comme sur le reliquaire du Saint-Sépulcre, qui met en scène dans l’orfèvrerie l’épisode des Saintes Femmes au Tombeau (fig. 24). Les personnages s’inséraient sur des emmarchements de hauteurs différentes, comme l’implique le geste de la Vierge baisant la main du Christ, cette dernière étant nécessairement placée en contrebas de Joseph et du Christ. Les terrasses des statuettes taillées avec des facettes évoquant un sol rocheux, le groupe central devait s’insérer sur un Golgotha probablement de bois polychromé imitant le rocher ; la base du groupe de Joseph d’Arimathie et du Christ s’achève en un bloc taillé de façon rudimentaire en larges pans coupés, qui, ne devant pas être visible, venait s’encastrer dans une cavité creusée dans le bois, pour arriver à fleur. Un même système devait faire tenir la Croix, très vraisemblablement de métal précieux, sur laquelle étaient appliquées les jambes du Christ. Les statuettes de l’Église et de la Synagogue, qui présentent un visage et des proportions plus menues que les autres personnages du groupe, devaient être insérées à l’avant de la scène, contribuant ainsi à créer un effet de perspective et formant comme un portail triomphal autour de la bouleversante scène centrale.

Les protagonistes de la Descente de Croix Le groupe constitué par Joseph d’Arimathie tenant le corps du Christ, vers lequel le regard du spectateur est irrésistiblement attiré (fig. 8), forme véritablement le cœur de la scène qui figure l’épisode de la Mise au tombeau tel qu’il est relaté dans l’Évangile selon saint Jean8. Après la mort du Christ, les derniers fidèles restés à ses côtés recueillirent son corps afin de l’ensevelir avant le commencement du sabbat, à l’initiative de Joseph d’Arimathie, riche et éminent membre du Conseil, secrètement converti aux enseignements du Christ. Sur notre œuvre, il enveloppe de ses bras le corps de son maître mort. Les jambes du Christ, croisées, sont encore attachées à la Croix, ou viennent à peine d’en être détachées, tandis que son buste, lourd, pèse sur l’épaule de Joseph d’Arimathie et que sa tête et ses bras, inertes, pendent dans le dos de ce dernier. Les yeux clos, la bouche entrouverte, le Christ offre un visage apaisé, au-delà de la souffrance (fig. 10). Joseph d’Arimathie, avant d’accomplir sa tâche douloureuse, a noué son manteau autour de sa taille en une sorte de tablier ; il tient le corps du Christ de ses mains voilées, en signe de respect. Son regard et son geste, d’une grande douceur, sont l’expression parfaite de la compassion (fig. 9). Dans un geste d’une infinie tendresse, la Vierge baise la main de son fils mort. 11


Debout au pied de la Croix, dans une attitude pleine de dignité et de noblesse, la Mater dolorosa offre un visage bouleversant où la douleur contenue se mêle à la douceur de l’amour maternel (fig. 11). De l’autre côté de la Croix, saint Jean l’Évangéliste, « celui que Jésus aimait9 », répond au geste de la Vierge (fig. 12). Vêtu d’un manteau drapé sur sa robe, il tient dans sa main gauche le Livre, tandis qu’il ramène de la main droite un pan de son manteau vers son visage pour dissimuler sa douleur, étouffer un cri ou essuyer ses larmes. Son visage juvénile, empreint d’une profonde douleur (fig. 14), correspond parfaitement à ceux, d’un style très particulier, de la Vierge, du Christ, de Joseph d’Arimathie et de Nicodème : chevelures abondantes, fronts et joues larges, nez forts et charnus, yeux étirés, visages marqués par des sourcils légèrement froncés et des rides d’expression. Sur le côté gauche, le pan de son manteau retombe en grands plis à becs emboîtés, dans un rythme tout à fait similaire à ceux du voile de la Vierge, ainsi qu’à ceux du manteau ramené en tablier de Joseph d’Arimathie. Le personnage agenouillé au pied de la Croix, coiffé du bonnet pointu avec lequel on représentait les Juifs au xiiie siècle, est Nicodème (fig. 16) ; il est mentionné uniquement dans l’Évangile de Jean : « Nicodème vint aussi, lui qui naguère était allé trouver Jésus au cours de la nuit. Il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres. Ils prirent donc le corps de Jésus et l’entourèrent de bandelettes, avec des aromates, suivant la manière d’ensevelir des Juifs10. » Aux xiiie et xive siècles, il est traditionnellement figuré agenouillé, muni de longues tenailles avec lesquelles il est en train de déclouer de la Croix les pieds du Christ (fig. 17), une iconographie bien éloignée de ce bref passage de saint Jean, et dont il faut peut-être chercher la source dans des représentations dramatiques de la Passion plutôt que dans l’Évangile. Quoi qu’il en soit, c’est le geste que faisait notre Nicodème, muni de tenailles, ou d’un marteau, ou des deux outils. Mais, comme nous le verrons plus loin, Nicodème, à un moment indéterminé de son histoire, a perdu son outil et ses avant-bras (fig. 19) ; puis, alors qu’il était séparé du reste des statuettes, donc isolé de son contexte, on lui a refait des avant-bras et mis un phylactère entre les mains, le transformant en prophète, en conformité avec son bonnet juif. Maintenant qu’il a retrouvé son entourage d’origine, Nicodème, plongé dans sa lecture, semble bien décalé par rapport au drame qui se joue autour de lui ; il faut l’imaginer le regard concentré sur sa tâche, œuvrant avec dévotion, comme Joseph d’Arimathie, à une tâche douloureuse. Quoique faussant la compréhension du personnage et de la scène, cette restauration tardive a été conservée, conformément à la déontologie actuelle de la restauration, fondée sur la Charte de Venise (1964) : faisant partie de l’histoire de l’œuvre, les restaurations doivent 12


être conservées, sauf si leur matériau fait courir des risques à son intégrité. Deux figures allégoriques encadrent la scène du drame sacré jouée par les personnages de l’Évangile : la représentation de l’Église et celle de la Synagogue (fig. 20 et 21). L’Église, gracieuse figure à la silhouette légèrement déhanchée, est le personnage du groupe dont l’état est le plus dégradé, mais l’iconographie largement répandue au xiiie siècle de ces deux allégories permet d’imaginer quel devait être son aspect d’origine. L’Église est figurée comme une reine triomphante, grâce au sacrifice du Christ sur la Croix, qui apporte le Salut à l’humanité. Elle portait donc une couronne sur son voile et tenait dans la main droite une grande croix triomphale ; de sa main gauche voilée, elle tenait le calice dans lequel elle avait recueilli le sang du Christ au pied de la Croix. Les deux magnifiques statues du portail sud de la cathédrale de Strasbourg (fig. 22) offrent exactement la même iconographie, qui semble reposer sur un texte du ve siècle, célèbre pendant tout le Moyen Âge car attribué (à tort) à saint Augustin, la Dispute de l’Église et de la Synagogue (De altercatione Ecclesiae et Synagogae dialogus) s’achevant par une déclaration triomphale de l’Église11 ; certains passages semblent avoir inspiré les artistes, ainsi le sculpteur qui tailla notre Descente de Croix : « Écoute, Synagogue, écoute et vois (…). Je suis ce que tu n’as pas pu être. Je suis la reine qui t’a détrônée (…). Mon fiancé a mis la couronne de mariée sur ma tête et m’a revêtue de pourpre. » La figure de la Synagogue a cependant, dans notre Descente de Croix, beaucoup mieux résisté aux outrages du temps que l’Église : elle est dans un parfait état de conservation. La Synagogue penche la tête et détourne son visage du Christ (fig. 23), conformément à une iconographie très répandue au xiiie siècle, notamment dans la sculpture monumentale, ainsi aux portails des cathédrales de Reims, Strasbourg, Bamberg ou Magdebourg, mais aussi dans les arts précieux, comme aux pinacles du polyptyque de Floreffe, présenté dans la vitrine voisine de la Descente de Croix. À l’inverse de l’Église triomphante, elle est figurée comme une reine déchue : sa couronne (dont ne subsiste qu’une partie de la base) tombe de sa tête, sa lance (aujourd’hui disparue) était brisée, et les tables de la Loi, qu’elle tient de sa main gauche voilée, sont renversées. Ses yeux bandés figurent symboliquement son aveuglement, puisqu’elle n’a pas reconnu le Messie ; elle est une illustration des Lamentations : « Elle tombe, la couronne de notre tête. Oh, malheur à nous car nous avons failli ! (…) voici pourquoi nos yeux sont enténébrés12. » La figure de la Synagogue, dont la silhouette longiligne répond à celle de l’Église, offre des détails d’une virtuosité d’exécution inouïe, comme la fine ceinture à la boucle orfévrée qui retient sa robe, ou le nœud de son bandeau qui 13


répond à celui, plus volumineux, du « tablier » noué autour de la taille de Joseph d’Arimathie. Déchue, la Synagogue est pour autant l’une des plus belles figures féminines de la sculpture gothique, à l’élégance mêlée d’une rare sensualité : le moelleux des drapés de sa robe laisse deviner les seins, tandis que le léger bandeau souligne des paupières qui semblent palpiter. Le fin visage et la silhouette élancée de la Synagogue évoquent les plus belles statues d’anges du dernier tiers du xiiie siècle, comme ceux d’Humbert ou de Saudemont13 (fig. 34). S’il a été assez fréquent à l’époque carolingienne de représenter l’Église et la Synagogue de part et d’autre de la Crucifixion sur des objets précieux, et si cette iconographie a perduré pendant la période romane14, en revanche, la figuration de l’Église et de la Synagogue autour de la Descente de Croix est beaucoup plus rare. À l’époque gothique, dans l’enluminure et les arts précieux, elle encadre en général la Crucifixion15, tandis que dans la sculpture monumentale, elle accompagne des scènes variées16. La combinaison entre la scène de la Descente de Croix et les deux figures allégoriques se retrouve sur un petit groupe de diptyques d’ivoire stylistiquement proches, situés un peu plus tard dans le xiiie siècle que nos statuettes17 (fig. 18), mais l’on ne trouve pas d’autre exemple de cette association sur des ivoires gothiques en ronde bosse. Ainsi, cette représentation particulièrement scénographique d’un épisode de la Passion au sein de notre Descente de Croix semble témoigner de l’influence de la spiritualité franciscaine, qui met l’accent à la fois sur l’humanité du Christ et sur la participation active du dévot à sa Passion, participation suscitée par les images ou les drames liturgiques. On ne peut s’empêcher de penser, quoiqu’il soit un peu plus tardif, au petit reliquaire du trésor d’Assise (fig. 25), où les statuettes de saint François et de sainte Claire jouent le même rôle dans l’espace que celles de l’Église et de la Synagogue, tandis que les nonnes sont figurées en prière devant le Christ jaillissant du tombeau. Plantées de part et d’autre du drame, nos deux figures allégoriques inscrivent la scène dans l’histoire du Salut et en permettent la lecture symbolique : l’Église, qui a recueilli dans son calice le sang du sacrifice du Christ, promesse de Salut pour toute l’humanité, manifeste que l’ancienne Alliance (la Synagogue) est dépassée par la nouvelle (l’Église). En outre, ayant, à échelle réduite, le même rôle que les statues d’un portail, elles conduisent le regard vers le centre du groupe, Joseph d’Arimathie portant le corps du Christ. D’une certaine manière, on pourrait dire que Joseph d’Arimathie est lui-même le cœur de la scène, car tout concourt, dans la composition du groupe, à ce que le dévot en prière s’identifie à ce pieux personnage recueillant le corps du Christ. Certainement plus frappant encore quand la croix faisait partie du 14


groupe, le mouvement ascendant qui conduit vers son visage tendu vers le ciel symbolise l’élan donné à l’âme par la promesse de résurrection ; le magnifique regard de Joseph d’Arimathie n’est pas un regard de douleur, mais un regard d’espoir, tourné vers la Résurrection et le Salut (fig. 9). Personnage clé du groupe, Joseph d’Arimathie est l’image de l’âme dévote qui accueille en elle-même, par la prière, le Christ.

Étude matérielle de la Descente de Croix  Une étude technique attentive du groupe permet de reconstituer l’aspect originel des sculptures ornées de leur polychromie18 ; elle jette également un éclairage intéressant sur leur histoire respective. Le travail de l’ivoire Au xiiie siècle, l’ivoire d’éléphant, venu de contrées lointaines, est un matériau extrêmement précieux. Le sculpteur du groupe de la Descente de Croix a exploité la matière première de façon optimale pour en limiter la perte au maximum tout en s’affranchissant de la courbure de la défense, qui n’est nullement perceptible sur les statuettes. La défense d’éléphant a été sciée de façon que chaque morceau d’ivoire brut présente juste les dimensions nécessaires pour l’exécution des statuettes. Les blocs d’ivoire ont été vraisemblablement prélevés dans la partie située autour du vide de la chambre pulpaire, et comprenaient chacun une partie de la couche externe de la défense, sorte de « croûte », appelée cément. Signe de la qualité recherchée, ce tissu osseux, situé à la périphérie de la défense, a été en grande partie éliminé au profit de l’ivoire le plus pur. Uniquement décelable au dos des figures sculptées, le cément apparaît à peine, sous la forme de moirures. Les statuettes sont toutes sculptées dans un seul bloc d’ivoire, les attributs tels que le livre de saint Jean, le calice de l’Église, sa couronne et celle de la Synagogue, qui tient les tables de la Loi, étant solidaires des corps. Le sculpteur est parvenu à représenter les détails les plus fins sans avoir recours au moindre collage. À cette règle fait cependant exception le groupe central, Joseph d’Arimathie portant le corps du Christ, dont les dimensions, plus imposantes, rendaient nécessaire l’assemblage de plusieurs pièces d’ivoire. Le bloc principal, dans lequel sont sculptés le corps de Joseph d’Arimathie et celui du Christ, a été complété d’une dizaine de morceaux de dimensions plus réduites, situés essentiellement au dos, pour former le revers de la cage thoracique du Christ, l’arrière de sa jambe droite et de son périzonium (fig. 28). Sur les surfaces destinées au collage, des incisions ont été gravées pour renforcer l’adhérence des pièces d’ivoire rapportées. À la différence des statuettes qui l’entourent, 15


3. La Descente de Croix, prĂŠsentation actuelle 30


4. Proposition de reconstitution de La Descente de Croix dans une architecture d’orfèvrerie (Dessin de Cécile Barthes) 31


5. Giovanni Pisano La Madonnina Pise, Museo dell’Opera del Duomo 32


6. Vierge de Saint-Denis (Vierge : Cincinnati, Taft Museum ; anges : Rouen, trésor de la cathédrale) 7. Couronnement de la Vierge Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art, OA 58, OA 3921, OA 3922 33


8. La Descente de Croix (détail) Joseph d’Arimathie et le Christ H. 30 ; L. 13,2 ; Pr. 8 cm Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art, OA 3935 9. La Descente de Croix (détail) Visage de Joseph d’Arimathie 10. La Descente de Croix (détail) Visage du Christ 34


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