Un album impérial de peintures mogholes (extrait)

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Un album impĂŠrial de peintures mogholesÂ


« Les voyages surtout ont un charme particulier à toutes les époques de la vie. L’homme d’un âge mûr, en y contemplant cette variété infinie de peuples, de gouvernements, de religions, de mœurs et de climats, se sent élevé au-dessus de beaucoup de ces préjugés de nation, de famille ou d’individu, qui enfantent l’égoïsme et souvent l’inhumanité ; il y sourit aux nouvelles découvertes comme à de nouveaux moyens d’étendre par le commerce, et de resserrer par la civilisation, les rapports qui devraient unir les hommes de tous les pays. » Soame Jenyns (1704-1787)

COLLECTION SOLO Conception de la collection Violaine Bouvet-Lanselle Suivi éditorial Catherine Dupont (éditions du Louvre) ; Laurence Verrand et Céline Guichard (Somogy éditions d’art) Contribution éditoriale Georges Rubel

Iconographie Hélène Bendejacq et Gabrielle Baratella Conception graphique de la couverture Quartopiano, musée du Louvre Conception graphique et maquette Marie Donzelli Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée du Louvre, Paris, 2013 ISBN Somogy : 978-2-7572-0749-9 ISBN Louvre : 978-2-35031-452-5 Photogravure : Quat’Coul, Toulouse et Paris Dépôt légal : septembre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)­­


COLLECTION SOLO DÉPARTEMENT DES ARTS DE L’ISLAM

Un album impérial de peintures mogholes  Sophie Makariou Directrice du département des Arts de l’Islam


Remerciements Cette acquisition du département des Arts de l’Islam est la dernière réalisée sous la présidence d’Henri Loyrette, que je remercie pour son soutien fervent sur ce projet. J’y associe bien sûr, avec le même plaisir, la Société des Amis du Louvre, son président, Marc Fumaroli, son vice-président, Louis-Antoine Prat, tous les membres de leur conseil et Sébastien Fumaroli. Leur générosité s’est ici incarnée en un apport majeur aux collections nationales. L’acquisition a été soutenue à l’unanimité tant par les membres de la commission d’acquisition du musée du Louvre que par les membres du Conseil artistique des Musées nationaux. Qu’ils trouvent ici l’expression de notre égale reconnaissance. L’appui d’Anne Vincent et de Margot Guillemard a été décisif. Au département, j’ai pu compter sur l’enthousiaste collaboration de Rosène Declémenti et d’un de nos étudiants, Antoine Le Bail, et sur l’assistance technique de Rachel Desouza pour la préparation des dossiers. Je ne saurais oublier Hélène Bendejacq pour l’organisation des prises de vue, Isabelle Luche pour la régie, Aurélia Stréri et Vélia Dahan, restauratrices, l’équipe de Pascal Goujet à l’atelier de montage des Objets d’art – Jean-René Liénard et Philippe Sirop –, et de Patrick Compans pour la présentation, qui coïncide avec le premier anniversaire de l’ouverture des nouveaux espaces du département. Au service des Éditions du musée du Louvre je remercie Violaine Bouvet-Lanselle pour sa souplesse et son enthousiasme et Catherine Dupont pour son aide précieuse. Enfin ma reconnaissance sincère va à Amina Okada pour le généreux partage de sa profonde connaissance de la peinture indienne, ainsi que Charlotte Maury et Annie Kevorkian, et l’ensemble de mon équipe qui, par sa curiosité, m’a aidée à affiner les hypothèses ici présentées autour de ce magnifique album.


Préface La Société des Amis du Louvre vient d’offrir au département des Arts de l’Islam, sur la suggestion de Sophie Makariou, sa directrice, un album (en arabe classique muraqqa’) de miniatures mogholes des xviie et xviiie siècles, complet et très bien préservé. Sa provenance lie deux grands noms : Forbes et Montalembert. À plusieurs titres, et pas seulement pour la beauté raffinée de plusieurs de ses feuilles peintes, cet album est exceptionnel, qualité déterminante pour nos choix d’œuvres d’art destinées aux collections d’un musée lui-même exceptionnel. La savante étude que Sophie Makariou consacre dans ce Solo à l’album Forbes-Montalembert établit que celui-ci date de la période 1748-1754 (règne de l’éphémère Shah Ahmad) et résulte d’une commande de ce souverain. Le superbe assemblage, acheté par Forbes après son arrivée en Inde en 1765, réunit et harmonise des miniatures de plusieurs mains et de plusieurs dates, récapitulant à l’usage d’un prince éphémère l’histoire de l’Empire moghol sous la forme de portraits de ses souverains successifs, la plupart iconophiles, tout en proposant un panorama anthologique des genres, des styles et des décors qui ont caractérisé l’art souvent virtuose de la miniature indo-musulmane. Ce document, qui à lui seul est un très beau « musée portatif », atteste le degré de conscience de soi, outre que de science du dessin et de la couleur, qu’avait atteint au xviiie siècle l’art figuratif moghol. Il entre au Louvre, désormais pourvu d’un superbe département des Arts de l’Islam, au moment où les études sur l’art indien, y compris son chapitre islamique, entrent, après la grande exposition de 2011 au Metropolitan Museum, « Wonder of the Age, Master Painters of India, 1100-1900 », dans une nouvelle phase scientifique. L’album Forbes-Montalembert, offert à la contemplation du public, l’est aussi maintenant à la recherche savante. Marc Fumaroli de l’Académie française, Président de la Société des Amis du Louvre



L’album de pages indiennes de la collection Forbes-Montalembert, apparu en vente publique en 20131, appartient au type en concertina, c’est-à-dire qu’il se déploie comme un accordéon entre les deux plats de reliure. La mention en persan portée par un bibliothécaire (fig. 35) nous assure que ce moraqqa’-è tasvir-, cet « album de peintures », comporte trente pages ; c’est encore le cas aujourd’hui : fait rare, il est assurément complet. Il se regarde de droite à gauche, dans le sens de lecture de l’alphabet arabe, aussi employé pour écrire le persan, langue centrale de la culture de cour en usage dans l’Inde moghole. Ainsi, en commençant la lecture par la droite, ce sont quatorze portraits d’empereurs (fig. 19 à 32) – nimbés ou présents à la fenêtre de la jarokha, fenêtre des apparitions officielles, parfois introduits par le symbole impérial du parasol – , qui occupent la première partie de l’album. Nous reviendrons sur leur ordre. On dénombre d’ailleurs quatorze padishah entre le règne du premier des « Grands Moghols », Akbar (1555-1605)2 et le dernier souverain représenté dans l’album, Ahmad Shah (1749-1754), détrôné en 1754 puis rendu aveugle (fig. 37). Après les portraits des souverains moghols viennent une série de portraits de dignitaires, puis deux « figures de fantaisie », deux jeunes hommes se tenant sous des branchages fleuris (fig. 11 et12) ; ils closent une suite de portraits de dignitaires et en introduisent assez curieusement une autre, de souverains étrangers à la domination moghole, mais qui en représentent l’environnement diplomatique et politique : sultanats du sud de l’Inde avant l’emprise moghole sur le Deccan – ‘Adil Shah de Bijapur (fig. 9) et Qutb Shah de Golconde (fig. 8) – et Angleterre, nation présente en Inde dès le xviie siècle et appelée à y jouer, on le sait, un rôle déterminant (fig. 10). S’amorce alors la fin de l’album avec un groupe de scènes à sujet littéraire que l’on peut, pour certaines, lire également sur un plan mystique. C’est ainsi que l’album se referme logiquement sur deux dessins présentant des ascètes hindous (fig. 3 et 4), nous rappelant le goût que les souverains moghols ont toujours eu, malgré le rigorisme déclaré d’Awrengzeb, pour toutes les formes de la religiosité en Inde. 7


Deux propriétaires célèbres de l’album Sur le plat intérieur est apposé l’ex-libris de Charles de Montalembert (1810-1870), comte de Mérode par son mariage en 1836 (fig. 1). Cependant, le premier propriétaire européen de cet album fut James Forbes (1749-1819). Écossais né à Londres, James Forbes fut un artiste et écrivain réputé, lié à la Compagnie anglaise des Indes orientales pour le compte de laquelle il séjourna dans le sous-continent entre 1765 et 1784. Il est, en 1781, le premier à dessiner le mausolée du Taj Mahal à Agra, chef-d’œuvre de l’architecture moghole, construit sous le règne de Shah Jahan. James Forbes fait le relevé de parties de son décor de pietra dura. Le Taj s’inscrit dans une recherche du Sublime, qui dépasse le Beau, et sa découverte contribue à une profonde réinvention des catégories esthétiques de l’Europe à l’amorce du xixe siècle. James Forbes contribue aussi par son travail à tracer la voie aux productions dites des Company Schools. En Inde il accomplit une œuvre colossale, qui donne lieu à la publication de quatre volumes des Oriental Memoirs3. Rentré en Angleterre en 1785, il prend femme, et de cette union naîtra Elise Rosée, sa fille unique. Elle épouse en 1808 un aristocrate français exilé en Angleterre depuis 1792, Marc-René de Montalembert (17771831). Rentré en France en 1813, le couple laisse à James Forbes le soin d’éduquer son petit-fils, Charles4, né dans la propriété de Stanmore Hill, aux environs de Londres. Ce dernier y est élevé entre 1810 et 1819. Il tient de son éducation anglaise son esprit libéral, tandis que de son père il hérite un catholicisme profond, ce qui le porte à un double engagement en faveur de « Dieu et la liberté ». Partisan de la liberté de conscience et d’enseignement (loi Falloux, 1850), d’association, de la liberté de la presse, de la séparation stricte de l’Église et de l’État, ayant pour modèle le catholicisme irlandais « pauvre comme en son berceau », il est également favorable au large usage du principe électif. Il est, enfin, un ardent défenseur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pair de France, libéral, il est aussi bien un infatigable tenant de l’ordre contre la révolution qu’un opposant à l’absolutisme du Second Empire, un conciliateur de l’Église et de la société moderne. Depuis sa mort (1870), l’album est demeuré dans la famille en descendance directe, idéalement conservé dans une bibliothèque, miraculeusement préservé.

Qu’est-ce qu’un muraqqa’ ? Un album, ou muraqqa’ en arabe, est un ensemble de pages qui peuvent être de plusieurs types : peintures, dessins ou calligraphies. Dans sa forme classique, atteinte au moins à la fin du xvie siècle, les éléments y sont assemblés en fonction d’un ordre inhérent à chaque 8


album. On peut cependant distinguer plusieurs règles de conception : les calligraphies se font habituellement face, elles peuvent être reliées dans un album comprenant aussi des peintures et/ou des dessins. Les dessins et les peintures « se répondent » suivant des critères variés : composition, unité colorée, sujet, école de peinture ou artiste5. Un album désigne ce qui est issu d’un rapiéçage, d’un collage, pouvant suggérer une idée d’arbitraire ; or cela est bien éloigné de la collection6, ordonnée, que le mot recouvre en fait : un muraqqa’ est, plus qu’un désordre, une harmonieuse réunion, une majmu’a, ou recueil. L’unité n’est pas seulement obtenue par les critères énoncés supra, mais également par le dispositif des marges qui confèrent, à des degrés divers, une harmonie visuelle qui n’est pas ennuyeuse uniformité ; ce tout peut s’accompagner de suscriptions assignant des noms de peintres aux spécimens retenus et, parfois, de numérotations de feuillets. La forme de l’album se rapproche des volumes classiques du monde islamique par le recours à la reliure à rabat pentagonal permettant de marquer une page lors de la consultation. L’album Forbes-Montalembert ne satisfait pas à tous ces critères : il ne porte pas de numérotation de folios ni de signatures apposées en marge, pas plus que de calligraphies. Enfin, et c’est là le trait le plus notable, il n’est pas relié, mais assemblé en concertina sans couture unissant les feuilles en cahier et sans rabat pentagonal (fig. 33). La restauration a montré que le dos des pages, constitué de papiers anciens laminés, a été recouvert du premier au dernier folio d’un seul lais de soie, assemblage particulièrement soigné bien en accord avec la qualité de l’album, et qui semble original. Le type en concertina fut, dans l’empire ottoman, retenu à maintes reprises pour les albums calligraphiques (fig. 34). Il demeure exceptionnel, mais pas unique, pour les peintures et les dessins. Il ne peut s’agir d’un arrangement secondaire, car les marges de l’album Forbes-Montalembert sont de largeurs égales de part et d’autre des compositions (fig. 31, par exemple). Or, si l’album avait été relié, la partie prise dans la pliure de l’ouvrage aurait été plus étroite, comme le montrent les pages issues de volumes reliés. On peut cependant comparer à ce dispositif des pages issues de l’album dit « du Prince Salim »7 (fig. 36), dont on a suggéré qu’il avait pu être du type en concertina ; il demeure cependant très rare8.

La nature de l’album Forbes-Montalembert Un projet préside à l’assemblage d’un album ; or nous avons l’assurance que celui-ci comportait bien trente pages dès l’origine, comme actuellement, et nous avons donc la possibilité de tenter de dégager les critères et le plan qui ont guidé l’assemblage de l’ensemble. 9


Une grande partie de l’album est occupée par une suite de portraits que l’on pourrait prendre pour un déroulé continu. Arrêtons-nous à cet ensemble : les quatorze premiers portraits sont assemblés par paire en une symétrie parfaite (fig. 19 à 32). Y apparaissent un nombre limité d’attributs qui les désigne comme des portraits impériaux : nimbe, trône, parasol – insigne impérial –, représentation à la jarokha (fenêtre des apparitions officielles) ; les trois premières paires font usage du nimbe et de la jarokha ; la quatrième présente les personnages à la jarokha ; la cinquième et la sixième combinent l’usage du trône et du nimbe ; la septième, de la jarokha et du parasol. En revanche, à partir de la huitième paire (fig. 17 et 18) on ne trouve plus ni nimbe ni jarokha, ni trône ni parasol. Les huitième et neuvième paires figurent des personnages assis sous des dais, la dixième, des personnages en pied. L’absence des emblèmes impériaux désigne tous ces personnages comme des courtisans. L’album fut-il créé de toutes pièces pour James Forbes ? Le contenu comme le projet de l’album ne s’y accordent guère : on comprendrait mal pourquoi manquerait le portrait des souverains Alamgir II (17541760) et Shah ‘Alam II (1760-1806, avec interruption), alors que Forbes arriva en Inde en 1765 et en repartit en 1784, sous leur règne. Le projet de l’album ne s’accorde pas davantage avec les intérêts de James Forbes tels qu’ils se déchiffrent aisément à la lecture de ses Oriental Memoirs : les Moghols apparaissent alors au second plan historique, le rôle principal étant tenu par les Marathes ; ils cristallisent toute la chronologie des événements telle qu’elle apparaît dans le quinzième chapitre de la deuxième édition des Memoirs9 ; ils sont, dans leur affrontement avec les Afghans, les vrais protagonistes de l’histoire de l’Inde d’alors et s’opposent aux Afghans (invasion de Nadir Shah, 1739). Enfin, Forbes n’appartient pas au groupe des Européens commanditaires d’albums indiens, les colonels Jean Baptiste Joseph Gentil (en service en Inde entre 1752 et 1777) et Antoine-Louis Polier (en service en Inde entre 1772 et 1789), pour citer les plus célèbres. Ces deux faranguis – Européens ayant mis leurs compétences au service des Indiens – passent de nombreuses années en totale immersion aux Indes, en adoptant les manières et les goûts. Ils se font faire des albums dans la plus parfaite tradition de la culture islamique, dont ils comprennent les codes. Tel n’est pas le cas de James Forbes, qui demeure à la marge, un Britannique en Inde au service de sa nation. C’est en ce sens qu’il collecte et qu’il dessine : sa transcription détaillée et objective de la faune, de la flore, des indigènes mais aussi de l’architecture moghole est le modèle de la production des Company schools : des œuvres faites en Inde dans le goût européen et destinées à alimenter la curiosité des Britanniques de l’Empire. Il y a loin entre 10


les colonels Polier et Gentil et James Forbes dans leur rapport à l’Inde. L’album Forbes-Montalembert est donc fait pour un commanditaire dont la culture est en prise avec celle de l’élite moghole, et non celle de James Forbes.

La lignée des empereurs moghols et le destinataire de l’album Les deux premiers portraits (fig. 32 et 31) sont ceux d’Akbar (15551605) et de son fils et successeur Jahangir (1605-1627). Ils sont curieusement les plus faibles des portraits présents dans l’album, et n’apparaissent que comme des copies répétant des types établis depuis longtemps. Ils sont de la même main : les détails des perles, de l’aigrette teinte de noir, le traitement du nimbe et de la balustrade où se pose une main l’indiquent clairement, bien que l’on soit frappé par une incohérence d’échelle entre les deux effigies. Elle est encore présente, bien qu’atténuée, dans la paire de portraits suivants qui reprend, en une version colorée, la composition des précédents. Il s’agit ici à nouveau de Jahangir à droite, et, lui faisant face,de celui de son successeur, Shah Jahan (1627-1656) (fig. 30 et 29).Cas unique dans l’album, Jahangir est présent à deux reprises ; il semble qu’un éphémère successeur d’Awrengzeb, A‘zam Shah, manque à l’appel10. Et, de fait, on a tout de même quatorze portraits, autant que les padishah moghols, d’Akbar (1556-1605) à Ahmad Shah (1748-1754)11. Muhammad Shah (1719-1748) (fig. 19), seul souverain au long règne après la mort d’Auwrengzeb (1707) et commanditaire important, est souvent représenté et bien reconnaissable ; lui faisant face, se trouve un portrait de la même main (fig. 20) que tout invite donc à identifier comme un souverain dont les dates de règne seraient proches. Ce sont les deux plus beaux portraits de l’album, attribuables à un grand maître. La physionomie de notre souverain est proche de celle de Muhammad Shah, dont le visage aux joues lourdes, un peu empâtées, le nez, plus long, et le tracé très arqué de l’arcade sourcilière sont bien reconnaissables. La moustache de notre portrait (fig. 37), l’aspect plus jeune et plus ferme du visage invitent à l’identifier, sans grande difficulté, au successeur de Muhammad Shah : Ahmad Shah, quatorzième souverain après Akbar. Il succéda à son père en 1748 et fut détrôné en 1754 par son vizir, Ghazi al-Din khan, qui porta au trône le moghol ‘Aziz al-Din sous le nom de Alamgir II (r. 1754-1760)12 avant de le détrôner également pour le remplacer par Shah ‘Alam II (r. 17601806, avec interruption). Le court règne d’Ahmad Shah ne nous a pas livré beaucoup de portraits ; un dessin le représentant à la chasse porte une annotation juste au-dessus, l’identifiant13 (fig. 38). Un autre portrait d’Ahmad Shah est conservé dans un des albums Polier14. Ce portrait 11


d’un jeune souverain, né en 1725, est exceptionnel par sa rareté, mais plus encore par sa qualité. Elle permet de dater l’assemblage de l’album dans le temps très court de son règne, entre 1748 et 1754. Si l’on reprend donc, on trouvera au folio 5 Awrengzeb (1658-1707) faisant face à Bahadur Shah Ier (1707-1712) au folio 6 (fig. 28 et 27) ; tous deux assistent depuis la jarokha à un combat d’éléphants qui rappelle la description qu’en donne François Bernier : « Il faut ici faire part d’un divertissement qui nous est inconnu en Europe ; c’est le combat des éléphants que le roi, les dames de la cour et les Omrahs voient de divers appartements de la forteresse. […] Ils s’acharnent tellement qu’il n’y a pas moyen de les séparer, si ce n’est avec des cherkys, qui sont certains feux d’artifice qu’on jette entre eux deux ; car cet animal est très peureux et craint surtout le feu, d’où vient que depuis que l’on se sert d’armes à feu dans les armées les éléphants n’y servent presque plus de rien15. » Le pavillon qui abrite chaque souverain se détache sur le fond extraordinaire d’une forêt tropicale aux régimes de bananes et aux cimes peuplées d’oiseaux. Les folios 7 et 8 montrent deux souverains éphémères, qui traversèrent la crise de l’interrègne de l’année 1712, consécutive à la mort de Bahadur Shah : ‘Azim al-Shan (1712) et Mu’izz al-Din Jihandar (1712) (fig. 26 et 25). Le premier n’est pas toujours compté parmi les empereurs moghols, car il s’octroya le titre à la mort de son père. Il semble cependant que, sans doute sous le règne de son fils Farrukhsiyyar, il ait été oint d’une iconographie impériale postmortem16. Nous n’avons trouvé aucun portrait pour le météoritique Mu’izz al-Din Jihandar. Les deux profils se détachent à la fenêtre, sous un rideau enroulé, dans une clôture de moucharabieh de marbre qu’achève un délicat chattri, ou pavillon au dôme bulbeux de marbre blanc travaillé en relief, comme sur la scène figurant des jeunes femmes au bain (fig. 41 et 42). Le paysage se distingue par une marée de feuillages d’un vert éclatant se détachant sur un ciel de couchant zébré d’or. Les souverains, devant une rivière, dominent une scène de pêche au filet ; une petite porte semble ménagée dans la partie basse de la muraille. Le statut assez imprécis de ces souverains peut expliquer la relative discrétion des emblèmes impériaux : pas de nimbe, pas de trône ni de parasol impérial apparaissant ici. Le règne de Farrukhsiyar (1713 à 1719) (fig. 24) apporte une stabilité toute relative qui donne aux peintres l’opportunité de fixer les traits caractéristiques du souverain : le cou très fort ; la barbe très fournie, couvrant largement le bas du visage, une partie du cou et des joues ; l’arcade sourcilière fortement arquée ; le nez bien droit ; les golfes temporaux dégagés. Sur notre portrait la barbe est cependant plus longue qu’habituellement, se relevant légèrement en pointe, les tempes 12


sont dégarnies et, surtout, la barbe et les cheveux sont parsemés de quelques fils blancs alors qu’ils sont d’un noir profond sur les portraits conservés. Il est vrai que dans tous les parallèles envisageables la facture est infiniment plus sommaire et plus conventionnelle, la palette plus criante17. Il convient pour ce portrait de prononcer le terme de « réalisme », ou tout du moins de « vérité psychologique », qualité faisant défaut à la plupart des profils convenus de Farrukhsiyar18. Après la mort violente de Farrukhsiyar, en 1719, l’Inde connaît de nouvelles turbulences politiques, et les règnes des empereurs durent le temps d’une éclipse. Les souverains Nikusiyar, Rafi al-Dawla Shah Jahan II, Shams al-Din Rafi al-Darajat sont intronisés en 1719, à tour de rôle ; ces portraits de souverains s’inscrivant dans une lignée ont assuré sans discontinuer la mémoire des plus éphémères d’entre eux. Je propose cependant d’identifier dans le personnage mince au profil frêle (fig. 23) l’un des plus beaux portraits de l’album, Rafi al-Darajat (r. 28 février-6 juin 1719), car il apparaît, mince mais imberbe, dans un album de la Bibliothèque nationale19. Le nez très fin et non busqué est pourtant suffisamment rare dans la ligné moghole pour que l’on soit enclin à accepter l’identification. En outre, il apparaît barbu sur d’autres portraits20. Faisant face à Farrukhsiyar, il forme avec lui l’une des deux plus belles paires de portraits de l’album : ils sont vêtus de vert, arborent des rangs de perles et laissent pendre un chasse-mouches d’ivoire. Le nimbe d’or met en lumière leur profil. Ils sont assis sur un trône d’or devant des arcades de marbre blanc, évocation de l’architecture du pavillon des apparitions impériales dans les forts d’Agra ou de Dehli21. Le règne de Shams al-Din Rafi al-Darajat, et plus encore ceux de Nikusiyar et Rafi al-Dawla Shah Jahan II furent extrêmement courts. Nikusiyar « régna » du 18 mai au 13 août 1719, et Rafi al-Dawla Shah Jahan du 6 juin au 19 septembre 1719 ; cela explique que les effigies de ces onzième et douzième successeurs d’Akbar méritent à peine le qualificatif de « portrait »22. Or dans l’album il est frappant de constater que les portraits parfaitement identifiables des treizième et quatorzième souverains, Muhammad Shah et Ahmad Shah, sont placés en onzième et douzième place. Il y a manifestement là une inversion qui s’est opérée dans la phase de restauration de l’album, au xixe siècle, lorsqu’une couture et la modification des plats intérieurs de la reliure ont fermé l’accordéon afin de le transformer en un codex23. Il faudrait donc, par la pensée, resituer au onzième et au douzième rang les deux images génériques d’hommes jeunes et barbus, et les identifier comme Nikusiyar24 et Rafi al-Dawla Shah Jahan II25 se faisant face (fig. 21 et 22). Les deux portraits sont étroitement inscrits dans une fenêtre close par une balustrade que couvre un tapis précieux. La fenêtre se découpe sur un fond treillagé cantonné de demi-colonnes bulbeuses 13


portant un arc chantourné. Les écoinçons évoquent l’orfèvrerie ou les émaux indiens : des pavots rouges, aux tiges souples, se détachent sur un fond d’or travaillé au poinçon. La surenchère décorative est atteinte dans la marge, dont le fond d’or accueille un jardin surréel : cyprès amoureusement enlacé par des rameaux bourgeonnant, touffes fleuries rouges et roses. Au sommet, des angelots sortant des nuées portent aux souverains les symboles de leur empire – le sabre et le parasol impérial –, tandis que deux oiseaux à longue queue encadrent la scène. Un jeu complexe de bordures bleues et noires complète la composition. Les portraits des treizième et quatorzième souverains sont identifiables comme ceux d’Ahmad Shah (à droite) et de Muhammad Shah (à gauche) (fig. 20 et 19) : l’ordre dynastique commanderait le contraire, mais là encore il faut entendre que le portrait de Muhammad Shah n’a probablement été peint, après sa mort, que pour répondre à celui d’Ahmad Shah, peint avant même la réalisation de l’album, où il trouve un ultime emploi. En effet, si les deux portraits sont de facture similaire, et assurément de la même main, la présence psychologique de celui d’Ahmad Shah fait défaut à celui de Muhammad Shah, peint d’après l’un des nombreux portraits que l’on conserve de ce souverain. Il pourrait avoir été fait pour répondre à un portrait d’Ahmad Shah déjà peint, tourné vers la droite. Tous deux, père et fils, trônent sur un sarir bas et doré, tenant une fleur à la main, leur profil se détachant sur un nimbe vert auréolé d’or. Leur vêtement blanc met en valeur la ceinture précieuse, les bijoux et l’air presque extatique des deux souverains. Le visage d’Ahmad Shah est très délicatement modelé ; la légèreté des mèches de cheveux est saisissante. Au-delà de la vaste terrasse blanche, un dense couvert végétal vibre de feuillages de textures et de teintes différentes.

Portraits de dignitaires et souverains étrangers Succédant aux empereurs moghols, d’Akbar à Ahmad Shah, se succèdent trois paires de pages mettant en scène des dignitaires ; ils sont dépourvus de la cohorte de symboles et d’emblèmes impériaux : point de nimbe, de représentation à la jarokha ou de parasol. La première paire de pages, ceinte d’une bordure rose portant des ramages verts cernés d’or, présente deux personnages assis sur leurs talons, se faisant face sous des dais safran et orange. Sur un tapis floral, jeté de tissu brodé posé sur un tapis à champ vert et bordure carmin, ils ont déposé leur sabre et leur rondache. Pour celui de gauche, l’artiste semble avoir préféré aux armes les instruments du lettré : écritoire, manuscrit et portefeuille. L’espace est délimité par une balustrade de marbre blanc. Les deux personnages ne dialoguent 14


que superficiellement, car la différence d’échelle entre eux révèle qu’ils ne sont pas initialement prévus pour former une paire ; d’habiles repeints assurent cependant l’illusion d’un même espace pictural. Selon Amina Okada, le personnage au regard dur, vêtu de mauve, doit vraisemblablement être identifié à Khan Dauran Nasrat-i Jang, qui fut aux côtés de Shah Jahan lors des campagnes du Deccan et de la prise d’Orchha. Le personnage lui faisant face, de moindre envergure historique, serait Islam Khan Rumi, mort lors du siège de Bijapur (1676)26 (fig. 17 et 18). La « paire » suivante, quant à elle, montre une forte différence stylistique entre les deux personnages, de blanc vêtus (fig. 15 et 16). Le dispositif spatial est identique ; le personnage de gauche, au visage maigre, d’échelle plus réduite, semble émerger d’une construction de coussins jaunes à semis floral. Son visage au profil ascétique est traité par la juxtaposition de fines lignes modelant le creux du nez aquilin, la pommette osseuse, le cou maigre et la barbe abondante. Le traitement du personnage lui faisant face est plus sommaire. Sur la double page suivante, les différences sont encore plus accusées, malgré l’identité de traitement du ciel et des touffes de fleurs sur le sol (fig. 13 et 14). Les deux personnages portent des jama, vêtement croisé asymétriquement, s’arrêtant à mi-mollet. À la fin du xviie siècle, la jama effleurera la cheville. Le personnage de droite, plus petit, porte une rondache, un talwar, un katar à la ceinture, que laisse apercevoir son manteau au col de fourrure indiquant sa possible origine iranienne. Tandis que sa main gauche repose sur sa rondache, la droite, gantée de cuir, porte un faucon pour la chasse. Lui faisant face, se trouve un classique portrait de dignitaire, en pied, portant un talwar dans son fourreau, un kandjar précieux à manche en crosse de pistolet glissé dans une ceinture brochée de fils d’or ; indice de son appartenance, des rangs de perles, qui deviendront un privilège impérial au cours du xviie siècle, s’étalent sur sa poitrine. Les différences d’échelle entre les portraits se faisant face, unifiées par les repeints des décors, tout comme les différences stylistiques de ces mêmes portraits et des détails vestimentaires sont autant d’indices du remploi de portraits de dates différentes, pour l’essentiel antérieurs à la date d’assemblage de l’album, au milieu du xviiie siècle. Génériquement, ces portraits incarnent la catégorie des dignitaires de tout rang et de toute fonction, si prisés à la cour moghole. Après les portraits de dignitaires, la double page suivante est occupée par deux « figures de fantaisie » (fig. 11 et 12), deux jeunes gens se tenant sous des branchages fleuris dont le style évoque, bien que plus raide, celui du peintre Farrukh Beg, actif au Deccan27. Le bonnet, calotte colorée autour de laquelle s’enroule un tissu doré au travail 15


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7. Fol. 26 : Histoire de Shahid et Wafa, vers 1680, gouache et or sur papier 32


8. Fol. 25 : Abu‘l-Hasan Qutb Shah de Golconde à dos d’éléphant, vers 1675, gouache et or sur papier 33


9. Fol. 24 : Muhammad ‘Adil Shah (1627-1657) de Bijapur à cheval, attribué au peintre de Bombay (?), vers 1650, avec repeints d’agrandissements vers 1750, gouache et or sur papier 34


10. Fol. 23 : portrait équestre d’Anne de Danemark, d’après Simon de Passe (1616), vers 1650, avec repeints d’agrandissements vers 1750, gouache et or sur papier 35


21. Fol. 14 : Nikusiyar (r. 18 mai-13 août 1719), mine, gouache et or sur papier 46


22. Fol. 13 : Rafi al-Dawla Shah Jahan II (1719), mine, gouache et or sur papier 47



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