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Tal Coat PIERRE ET FRONT DE BOIS
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En couverture : Passage, 1957, huile sur toile (détail) En quatrième de couverture : Autoportrait, 1949, fusain et lavis sur papier calque (détail)
© Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © ADAGP, Paris, 2017 pour les œuvres de Pierre Tal Coat © ADAGP, Paris, 2017 pour l’œuvre de François Dilasser
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
ISBN 978-2-7572-1230-1 Dépôt légal : avril 2017 Imprimé en République tchèque (Union européenne)
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JEAN-PASCAL LÉGER
Tal Coat PIERRE E T FRONT DE BOIS
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À Pierrette Tal Coat
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DOUBLE PAGE PRÉCÉDENTE :
2. Arborescence, 1948
1. Les milans sur le lac, 1977
Huile sur toile, 81 × 81 cm Collection conseil départemental du Morbihan
Crayon sur papier, 20 x 36 cm
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SOMMAIRE
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Une aube anticipée
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Carrières
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Profils sous l’eau
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L’eau « lustrale »
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Failles et passages
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Passant
94
Marcheur
100
La couleur de Tal Coat
110
Vert mai
144
À la rencontre d’un visage
150
Impasses ?
165
Biographie
173
Notes
176
Remerciements
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Crédits photographiques
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Du même auteur
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3. [Arborescence], 1948 Huile sur toile, 41 × 49 cm Collection particulière
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« Ici je retrouve dans la précarité un autre silence. »
Comment donner une armature à ce qui choisit d’être sans pouvoir ? Et pourquoi argumenter ? Pierre Tal Coat est désarmant. « C’est Tal Coat qui peut te guider peut-être. » La parole d’un ami apporte « un appui, un souffle, un échange ». Trois mots de Tal Coat nous accueillent « ainsi qu’aux premiers pas ». Avec confiance, avec enfance, croit-on pouvoir dire. Trois paroles donnent un chemin comme trois arbres donnent une forêt et trois silences un labyrinthe. Accepter d’attendre, accepter de s’éloigner pour le rejoindre ? « Le désespoir, l’accablement se peuvent exorciser d’un regard sur le monde, d’un regard sur ce qui, proche, soutient le pas. » Ne pas regarder derrière soi ? Mais plutôt les pierres sous les herbes et, entre les caresses des feuillages, les « écorces tourmentées ».
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UNE AUBE ANTICIPÉE
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Les Champs, 1978 Détail ill. 9.
Au moment où j’écris, j’ai encore en tête la voix grave, grumeleuse, d’Alain Cuny, répétant, psalmodiant à la radio les étranges syllabes « Tal Coat, Tal Coat », dressées comme des pierres au milieu du français. JEAN-LOUIS BENTAJOU 1
Avec ce nom magnétique fait de deux substantifs appartenant à une langue autre que le français, minoritaire et presque oubliée, c’est l’afflux d’une force désormais manifeste. ANTOINE GR AZIANI 2
Le nom Le peintre a souvent dit ou écrit qu’il avait eu les mêmes « préoccupations », la même intuition singulière de l’espace dès l’origine de ses choix. Dès l’origine, l’élément majeur, c’est l’espace – et le fléchissement aussi vers ce qui est une culture de l’art roman, mais dès l’origine il y avait cet appel vers un art « celtique », si je puis dire, de par l’environnement même où j’étais3.
« Tal Coat » est le pseudonyme que Pierre Jacob, né en 1905 à Clohars-Carnoët, dans le sud du Finistère, choisit (en 1926 4) pour se distinguer de Max Jacob, peintre et poète né en 1876 à Quimper. En breton, tal coat signifie « front de bois », la partie avancée d’un bois5. Front de bois comme on dit front de mer et comme on dit aussi front de taille. Ce nom de peintre – dont j’ai pu voir, par hasard, sur une route en forêt, qu’il était également celui d’un lieu-dit – annonce merveilleusement l’unité de l’artiste et de son œuvre. Il déclare l’unité de l’homme avec ses origines et avec son milieu. Pierre Tal Coat : pierre et front de bois. Ce pourrait être le choix d’un sculpteur. Or le très jeune artiste commença par 4. Autoportrait, 1926-1927 Crayon et encre sur papier, 24,5 × 20 cm Collection Aittouarès
tailler le bois et par façonner la terre… On connaît trop peu les sculptures qu’il réalisa dans les années trente ; on connaît mieux ses peintures de petit format des années soixante-dix et quatre-vingts, dont la « courbure » douce et nue ou 13
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CARRIÈRES
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Depuis ma plus tendre enfance je fus rebelle, rebelle je resterai. Je ne suis pas desperado mais il n’empêche que je suis, resterai un homme libre. PIERRE TAL COAT 1
Si glorieuse que soit la peinture de Pierre Tal Coat, il semble que sa nature soit d’apparaître, disparaître comme les êtres animés, parmi lesquels les arbres, les rochers ou les sources, qui ont sollicité son regard et suscité sa création : Apparition et disparition, de fixité et éclat, de suspension et précipitation ainsi que l’épervier, dans l’immobilité battante2…
Et ainsi de la « carrière » de son œuvre. Tal Coat fut un artiste vite repéré. Il est plaisant de lire le Journal d’un collectionneur du marchand René Gimpel, qui se rendit un jour à Giverny pour acheter à Monet très âgé des tableaux des Nymphéas et qui se rendit un autre jour chez le jeune Tal Coat, rue de Plaisance, à Paris, et qui lui commanda par la suite des portraits de sa famille : « Quand je quitte Tal Coat, j’ai l’impression que je sors de chez un nouveau Cézanne3. » Le peintre Jean Cortot m’accompagna à Dormont pour rencontrer Tal Coat dans son atelier et lui demander de signer un (ou deux ?) petit(s) tableau(x) qu’il possédait dans la série des Massacres (1936). Il raconta à Tal Coat quel fut son étonnement lors d’un séjour à Venise : venu admirer un tableau de Piazzetta, Cortot découvrit, à l’étage supérieur d’un palais, tout un ensemble d’œuvres de Tal Coat (des années trente, me semble-t-il). Je venais précisément de lire les Lettres à une amie vénitienne de Rilke, notamment cette lettre de 1911 : Mais votre Piazzetta, votre Piazzetta : c’est une des choses qui ont agi sur moi comme les astres qui, en nous touchant de loin avec indifférence, transforment quelque coin de notre cœur et, nous surpassant, se reflètent en notre avenir. Quelle belle et terrible chose 4 !
Pierre Tal Coat se souvenait très bien du noble Romanelli (frère ? fils ? ou neveu ? de l’amie vénitienne) qui lui avait acheté beaucoup de tableaux. Rilke avait d’ailBasculant, 1960-1965 Détail ill. 30.
leurs aussi écrit au frère de son amie (cette lettre de 1908), en vue certainement d’un portrait par Auguste Rodin : 21
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PROFILS SOUS L’EAU
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Il faut toujours rechercher le désir de la ligne, le point où elle veut entrer et mourir. HENRI MATISSE 1
Pierre Tal Coat a souvent travaillé longtemps sur un même sujet : la perception d’un instant, un sujet pour des années. Au fur et à mesure des expositions et publications ou de la préparation du catalogue raisonné de ses peintures2, les chapitres de son œuvre s’avèrent de plus en plus nourris. Là où l’on regroupait sous un même thème quelques dessins et tableaux, on voit aujourd’hui que le peintre en avait multiplié les versions et l’on en découvre de nouvelles. Peut-être parce que – disait-il – il avait eu moins de facilité que d’autres artistes à trouver ses moyens de peintre (alors qu’il était sûr de ses « préoccupations »), la répétition fut un mode essentiel de sa recherche. Elle le fut d’ailleurs aussi bien pour écrire les milliers de pages de ses carnets et de sa correspondance. À défaut d’y pouvoir nommer des événements dont l’expression n’appartient qu’à la peinture, il noircit les feuillets… pour « s’y clarifier3 ». La sculpture – qu’il ne poursuivit pas – et le dessin4 lui étaient sans doute « donnés plus naturellement ». Le retour, obstiné, sur une chose vue lui était un mode de création. La réactivation d’un souvenir lui permettait d’en approfondir l’émotion et de le développer de la plastique à la peinture, sur des supports variés. Ainsi d’un Tracteur, dans les années quatre-vingts, que chacun pourra nommer en regardant de petites aquarelles mais peut-être seulement grâce à une fréquentation assidue de l’œuvre lorsque, sur la toile, ne reste plus, effacement après recouvrement, que le reflet d’un éclat brillant sur la tôle du tracteur, l’angle d’un éblouissement sur une terre inclinée. (Quelle était ma perplexité, lors de mes premières visites, quand Tal Coat me disait peindre les troupeaux – À même le sol – paisibles dans le pré en pente douce qu’on voyait depuis la verrière de son atelier, à Dormont !) Dès 1991, dans l’exposition qu’il conçut des Lavis et aquarelles de Tal Coat, Jean-Pierre Greff5 mit à l’honneur, « au moment même où l’œuvre engage sa plus grande mutation6 », le cycle des Profils sous l’eau (1946-1949), autrefois nommés Baigneuses dans la cascade et parfois Rochers7. Il y revint en 2012, au travers d’une brève étude, particulièrement éclairante (enrichie, semble-t-il, de la connaissance Profil sous l’eau, 1947 Détail ill. 60.
de Profils sous l’eau qu’on ignorait autrefois), pour le catalogue-abécédaire de l’exposition L’Art en guerre au musée d’Art moderne de la Ville de Paris8 . 35
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L’EAU « LUSTRALE »
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[Brume sur la Sainte-Victoire], 1949 Détail ill. 69.
Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. MARCEL PROUST 1
Tal Coat a peut-être dessiné, à l’ombre d’un arbre ou d’un rocher, au moment même de la scène et on se doute que, dans la chaleur provençale et la rusticité de Château Noir, Xavière aura répété souvent sa « douche improvisée » ; on se doute aussi que les faveurs de cette « cascade » devaient être intermittentes ; mais, pendant deux ou trois années, dessins (fusains, lavis, gouaches) et peintures (sur toile) des Profils sous l’eau sont le résultat de séances d’atelier. Donc un travail de remémoration. Je vais condenser la signification de ce corps. J’en réfléchis la forme en moi-même. Henri Matisse
La réactivation de ce tableau naturel, ou de son souvenir, en fait un archétype de la ligne et de l’espace que cette ligne ouvre chez Tal Coat. La mémoire du geste vu dans la nature se prolonge souterrainement dans l’œuvre en mémoire d’un geste pictural. De cet arc intérieur on trouvera la trace, plusieurs dizaines d’années après, dans l’ondulation d’un trait ou l’inflexion d’un relief, dans les cendres d’un foyer. Le dessin, écrivait Matisse, est la charpente d’un tableau. La ligne, très indépendante, du Profil sous l’eau, avec toutes ses variantes, ne prépare-t-elle pas, dans une déchirure rêvée de la surface, la « courbure » que le peintre attendra obstinément du bas-relief de ses tableaux ? Ne peut-on dire qu’elle en est le désir ? Et (comme Daniel Dobbels pourrait l’écrire) qu’elle est, par avance, l’inclination ou le penchant, l’inclinaison ou la voussure de son être… ? 62. Telle une figure, 1972 Huile sur toile, 81 × 65 cm Collection galerie Maeght, Paris
Marqué profond est le titre d’un tableau de 1972 (73 × 92 cm) où le doigt du peintre a dessiné dans la cendre un signe durable (parce qu’il a peint ce tableau) : « Là, je fus », là, je suis passé, je l’ai écrit dans la cendre et la cendre parle peinture. 63
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FAILLES ET PASSAGES
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Dans les aquarelles dernières de Cézanne, la blancheur réservée est une faille qui nous fait déboucher sur un espace total. ANDRÉ MASSON 1
L’être vivant est surtout un lieu de passage. HENRI BERGSON 2
Les grands créateurs, peintres ou poètes, nous donnent des images, des vues plutôt que des visions, d’une évidence parfois si homogène et puissante que nous mettons longtemps à les apercevoir et plus longtemps encore à les énoncer. Sans doute parce que la chose à voir fait tellement corps avec la pensée, nous en sommes comme aveuglés et passons à ses côtés avec indifférence. Cette coïncidence si pure, dans l’œuvre de Pierre Tal Coat, entre la nature et les conditions de possibilité de la peinture commence seulement, lentement, à s’apercevoir. Le nom du peintre l’annonçait. Le poète André du Bouchet en a désigné la source. Elle se formulera peu à peu. Tal Coat n’a sans doute jamais dit ou pensé qu’il peignait des « paysages » comme certains peintres se cantonnaient à un genre dit mineur. Celui qui peint un « paysage » le cadre et le construit. Il pose une fenêtre imaginaire ou il enclôt d’une enceinte citadine ce qu’il voit. Le mot de « paysage » aurait paru trop limitatif à Tal Coat, tout comme l’idée même de « genre », trop extérieure à son expérience : Comment voulez-vous que je vous parle de mon rapport à la nature, puisque je suis dedans !
Cette remarque de Pierre Tal Coat m’évoque les pages dédiées par André Masson à son ami Tal Coat : Je ne suis pas devant ceci ou cela, je ne suis pas devant la nature, j’en fais partie3.
Tal Coat a voulu, comme un poète, que la peinture parle la langue de la nature, du point de vue (pour ainsi dire) de la nature : point de vue de l’arbre, point de vue Passage rapide, 1953 Détail ill. 87.
de la pierre, point de vue de la source. Par une extrême science des moyens de la seule peinture, la nature s’y exprimera sans fin. 85
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PASSANT
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Le chemin a été créé au fur et à mesure de l’acte qui le parcourait, n’étant que la direction de cet acte lui-même. HENRI BERGSON 1
L’œil associe les images et convoque les pensées plus vite que la pensée ne les exprime. Je me pose encore la question : « Que voyons-nous ? » Que voyonsnous quand nous apercevons un tableau ? Que percevons-nous quand, à peine franchi le seuil d’une galerie ou d’un musée, une émotion nous saisit ? Quelle alliance se joue alors si vite entre le visible et l’invisible ? En 1982, j’avais voulu décrire les tableaux de Tal Coat, posés à même le sol de l’atelier ou accrochés aux murs d’une galerie, comme j’aurais pu décrire, peutêtre, des tableaux de Mondrian. Mais pour ceux de Mondrian aussi l’« exercice » se refermerait sur lui-même. L’ordonnance des tableaux laisserait croire que leur description serait facile. En réalité, l’essentiel serait oublié. La description, comme l’intelligence, va vers une rationalité et vers un épuisement. Tal Coat n’a cessé de le répéter : à désigner les couleurs par leur nom et à calculer l’espace selon ses proportions, je risque de ne rejoindre que du discours – et de ne pouvoir discerner ni vraie finesse du sens, ni filigrane, ni courbure. Chez Tal Coat, les rapports qui ne dépendent pas d’une volonté de « composition2 » sont justes et même d’une exactitude si impressionnante qu’il me viendrait à nouveau l’envie… de la décrire ! Mais il faudrait pour cela une langue qui place le point et l’horizon dans une tension inventive. Une langue qui s’aventurerait jusqu’à des détails inaperçus ou retirés sans jamais perdre l’intimité vivante des choses et l’intuition de leur totalité. Non une traduction étroite, inerte, immobile – un relevé sans passé ni devenir. Le poème voit le tableau. Versant expressionniste, Georg Trakl – dominante couleurs de la guerre. Versant « polyphonique », André du Bouchet – dominante blancheur. Hors poème, le retard des mots donne tout de même à la mémoire sa chance. Hors fulgurance, il faut regarder le lent processus du langage comme le peintre regardait l’humus de ses tableaux. 91. Passant, 1955 Détail ill. 91.
Au fond, il s’agit d’une naissance sans commencement. Elle serait toujours comme l’attente. Attente. C’est un mot central pour moi, un mot que j’emploie souvent : l’attente et l’action. L’attente étant l’action elle-même3… 95
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MARCHEUR
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Il me venait ce temps de marche légère effleurant le sentier, comme porté d’allégresse, les orteils le bout du pied posé sur le sentier inégal de pierres roulant se déchaussant, sans qu’il fût un faux pas, une lourdeur. Des heures durant, dans la montée, dans le rapide déval, dans la course ou penché dans la rude et ferme escalade. TAL COAT 1
Pour lui, une fissure, cette fissure à laquelle déjà d’en bas son regard est accordé, n’est pas un objet, c’est une voie. Et même un motif d’escalade. HENRI MALDINEY 2
À l’atelier de Dormont, avec Christine Gérard et Daniel Dobbels, le peintre était suscité par leurs questions inhabituelles et par la présence de ces deux chorégraphes et danseurs dans l’espace de l’atelier. Il leur demandait si, pour eux, dans leur domaine (la danse contemporaine), existait une recherche analogue à la sienne : faire une peinture non pas pour aller vers le centre d’un tableau (vers le point qui fuit la nature), mais pour en sortir et rejoindre le monde. Dans l’atelier, il arriva à Tal Coat (à plus de soixante-quinze ans) de me mimer sa foulée d’autrefois, entre la marche et la course, le corps porté en avant… (tel qu’on peut le voir dans ses tableaux des années cinquante). Cette foulée qui fait dévaler les pentes et courir aussi pour gravir la montagne si l’on prend son élan dans l’énergie des pierres… Il faisait mine de s’élancer sur les chemins entre les toiles, les toiles dressées au sol de l’atelier, en suites, en scintillants septuors et petites formations assourdies, pour le séchage et pour la stimulation du regard. Le dédale des toiles rappelle un autre labyrinthe : le monde où nous ne faisons que passer. Jean-Claude Schneider3
Autrefois il courait à travers les prés et les forêts, parfois, les feuilles de ses des[Passant], 1980 Détail ill. 96.
sins s’envolaient dans sa course. Le film de Michel Chapuis (1973) le montre ainsi (à soixante-huit ans) courant comme un enfant libre et joyeux. 101
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LA COULEUR DE TAL COAT
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C’est la structure de la couleur qui est importante, non la couleur elle-même. TAL COAT
Ce qu’il nous faut comprendre, peut-être, ainsi : que dans la structure de la couleur, il y a du temps, un temps qui se colore… DANIEL DOBBELS 1
Je pourrais publier ici une anthologie, plus qu’abondante, des lettres (notamment à Françoise Simecek), des carnets et des entretiens où Tal Coat a répété que la couleur ne l’intéressait pas : Le rapprochement des tons ou leur affrontement sont statiques, enclosent. Pour l’instant il me faut m’approcher de cette indicible ondulation qui fait le regard au monde, qui, grand véhicule, se traduit de courbure. Il me faut passer mon temps à aller par des chemins de difficultés, il ne saurait être le temps de la délectation colorée. Nul n’envisage ce chemin et les mots furent-ils employés ne sont du sens profond et secret qui me porte2. Gris sombre bleu, gris sombre violet ou de toute appellation n’atteignent à cette magique structure suspendue et mouvante3. Les vertus accordées à un bleu, rouge ou vert ne sont déjà plus de ce rouge, bleu ou vert4. Étaient les chaumes calcinés à travers les plaines aussi ces jaunes variés non livrés au feu qui de la couleur ne se peuvent dire. Je crois que jamais ne fut atteinte cette réalité de paille rose, non plus celle du bois débité et guère celle de la boue ni celle de la terre et poussière – il ne fut qu’accommodement de couleurs signifiantes hors le propos que j’entends5.
Sans titre, années 1980 Détail ill. 111.
Qu’est-ce que vous voulez dire, « le rouge » ? Non, ce n’est pas vrai, vous ne voyez pas que du rouge. Quand votre œil parcourt le rouge, il y a des zones qui sont plus ou moins rouges ou grises. Ne me racontez pas d’histoires ! Qu’est-ce que cela veut dire, « rouge » ? Il n’y a pas de couleur seule, il n’y a rien qui soit seul. Quand vous êtes dans un champ, est-ce que vous vous amusez à dire : « Oh ! Quel joli rapport de couleurs, de vert et de… » ? Vous n’y pensez pas. […] Ce sont des positions après coup, des positions cérébrales 6. 111
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VERT MAI
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En 1981, c’est avec les peintres Louis Cordesse et André Marfaing que je décidai de fonder la galerie Clivages, 46, rue de l’Université, à Paris. Encouragé par André du Bouchet et grâce à Alain Veinstein, j’avais réalisé pour France Culture cinq Grands Entretiens avec Pierre Tal Coat (1977). Puis j’avais publié ses dessins au crayon gras dans la revue de poésie Clivages, dont j’avais présenté le numéro 5/6 (1978) en accompagnant cette parution d’une exposition à la galerie Ariel où figuraient le Grand tracé noir (1966, 130 × 162 cm) et le Passage ocre-blanc (1982, 60 × 73 cm). J’avais publié aussi l’édition courante, sur Arches, de Sous le linteau en forme de joug (Clivages, 1978) qu’André du Bouchet consacrait à Tal Coat et pour laquelle le peintre conçut une couverture originale. Cordesse et Marfaing venaient d’horizons différents mais tous deux admiraient l’œuvre de Tal Coat. Cordesse, depuis les expositions de Tal Coat à Marseille, chez Charles Garibaldi, puis chez Aimé Maeght, à Paris ; Marfaing avait acquis pour lui-même une peinture de Tal Coat. Inaugurer la galerie Clivages avec une exposition des peintures récentes de Tal Coat s’imposa comme une évidence. Aussi, quand j’annonçais l’ouverture prochaine d’une galerie liée aux éditions Clivages, mes interlocuteurs me disaient souvent : « Alors, nous allons revoir Tal Coat. » André du Bouchet m’aida à faire le choix des œuvres pour cette première exposition. Celle-ci eut lieu du 14 mai au 27 juin 1981, la seconde du 11 mai au 10 juillet 1982. Et chaque année, en cette période du printemps et du début de l’été, la galerie Clivages présenta l’œuvre de Tal Coat de 1981 à 1991 (et d’autres expositions par la suite, sans pouvoir tenir cette régularité). La peinture de Tal Coat n’avait pas été montrée depuis longtemps sur les cimaises d’une galerie parisienne (alors que les galeries Benador, à Genève, et L’Entracte, à Lausanne, la présentaient souvent et que Jacques Benador lui offrit un vrai succès à la FIAC en 1980). Chaque jour, en ce printemps 1981, lorsque je venais ouvrir l’exposition, plusieurs personnes m’attendaient à la porte de la galerie. Vers le vert, 1983-1984 Détail ill. 110.
Chaque jour, les mêmes mots revenaient : « Ce n’est que justice. » Mai-juin étaient d’une intense activité à l’atelier de Dormont. 145
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À LA RENCONTRE D’UN VISAGE
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Les choses ne sont pas là, fixes. Il n’y a qu’à, tant soit peu, se pencher et regarder. Un caillou a multiple visage selon la lumière. TAL COAT 1
[…] toujours dans la rencontre le surgissement du visage lointain, attendu, sa proximité. TAL COAT 2
Il y a des peintres héroïques et cuirassés, des peintres « guerriers », comme Henri Maldiney l’écrit de Picasso. Ils occupent l’arène centrale et ils posent impérieusement pour le photographe. Il y a des peintres qui creusent leur visage dans la peinture et dans la dérive de la lumière. Leurs plus beaux Autoportraits appartiennent plus à la peinture qu’à eux-mêmes. _________ En 1949, à la même période que les Profils sous l’eau, le tracé ferme, au fusain, d’un Autoportrait sur papier calque (72,5 × 59 cm) donnait au buste et au visage du peintre la stature et la solidité d’un rocher alors que le paysage lui-même était peint de façon beaucoup plus mouvante, au lavis gris clair (traité comme une aquarelle3). Contrairement à l’usage, ce paysage semble ne pouvoir se situer simplement à l’arrière-plan du portrait et en aucun cas il ne peut lui servir de cadre et de localisation précise. À l’instar des Profils sous l’eau, mais avec une sorte d’autorité (mêlée peut-être d’inquiétude), la personne apparaît derrière un écran grisé, derrière ou devant la suggestion de collines. Collines ou rochers, nous n’y pensons que par comparaison avec les œuvres de cette période, à Château Noir. Nous sommes libres d’y voir plutôt une échancrure : une coulée s’étend, une tache grise s’éploie en laissant des vides lumineux, en particulier sur le front du peintre. Le dessin de ce portrait est strict, le visage et le vêtement sont structurés, comme dans les portraits hautement colorés peints par Tal Coat dans les années 1935-1936 ; il peut faire songer à l’aigu de ses petites sculptures. Aussi aux dessins des Écorces, parce que ce visage pourrait être taillé dans le bois. Mais il ne s’agit que d’un gris tracé et d’un gris répandu, gris suscités peut-être par le support du papier calque, tout comme, évidemment, la transparence. Les deux manières sont dissociées et unies dans le dialogue du dessin et de la Autoportrait, 1984 Détail ill. 135.
peinture : la rigueur et l’épanchement, la conscience et la forme informe et malléable du rêve. Ce qui rend ce portrait admirable. 151
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À L A R E N C O N T R E D’ U N V I S AG E
141. Vue d’atelier (avec les tableaux des Vols), à Dormont, après 1985 162
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142. Jean-Pascal Léger et Pierre Tal Coat dans l’atelier de Dormont, 1983 164
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Impasses ? Pour écrire ce petit livre, j’ai reconnu assez tôt qu’il me faudrait pratiquer des « impasses ». À Kerguéhennec et à Mons, j’avais préféré le principe d’une succession d’expositions homogènes à celui d’une anthologie rétrospective dont l’ambition eût été de suivre pas à pas le déroulement de l’œuvre de Tal Coat. Je me suis attaché ici à repérer les liens et les passages qui font la cohérence des périodes que, pour le moment, je connais simplement le mieux. La période d’Aix est cruciale. La période de Dormont restera sans doute comme la plus novatrice. Celle des débuts en Bretagne n’est pourtant ni moins importante ni moins enthousiasmante. Si les Profils sous l’eau sont manifestement une expérience fondatrice, l’œuvre de Tal Coat ne commence pas en 1946 mais bien vingt ans plus tôt. De 1925 à 1945, ses propositions et ses ruptures ne sont pas des balbutiements. La série des Massacres et des Vanités (1936-1937) n’est pas la seule à mériter qu’on lui consacre un chapitre. D’une grande beauté, les dessins, pastels, sanguines de 1926-1927 et les petites peintures du début des années trente sont dignes d’expositions et de publications spécifiques. Les Portraits vivement colorés des années trente, les Natures mortes de la Seconde Guerre attendent aussi expositions et études… Même entre 1946 et 1985, certains cycles sont absents de ce livre, ou je n’ai pu que les mentionner, Les Troupeaux, La Durance… Concentré sur la pensée du grand atelier, j’ai fait mes choix comme pour un accrochage, je vais à la rencontre des tableaux comme on va retrouver des personnes. Mais surtout j’ai adopté la méthode de Tal Coat. Certains tableaux ont pris l’initiative, j’ai donc voulu suivre leur rythme, accompagner leurs développements. J’aimerais voir leurs vols obscurs et leurs chemins de clarté, quelles ouvertures ils offriront à l’accueil des suivants. Quand les mots se calment, ils se fragmentent. Je les laisse en attente. Je laisse entrer les appels jaillissants de la nature et la parole des amis : il faut beaucoup de temps et beaucoup d’espaces pour qu’apparaisse l’œuvre de Tal Coat dans sa juste lumière.
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Ainsi peut-être, à la pointe de l’extrême aigu, sur l’arête au fil le plus tranchant franchirai-je cette zone de l’interdit et déboucherai-je sur le réel, l’ultime réel ; et saurai le commencement et pourrai accomplir. PIERRE TAL COAT 1
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BIOGRAPHIE 1905 Pierre Jacob est né le 12 décembre 1905 à Clohars-Carnoët, dans le sud du Finistère. Son père, marin-pêcheur (tisserand pendant l’hiver), est tué sur le front d’Argonne en 1915.
Tal Coat se tient à distance de l’imagerie
« Toute mon enfance, dira Tal Coat, a été marquée par la présence de la culture bretonne, par un espace réglé par les pierres levées. »
Guinness,
Apprenti forgeron à treize ans, il dessine beaucoup, taille le bois, modèle la terre. Pupille de la nation, il suit des cours à l’école primaire supérieure de Quimperlé et devient clerc de notaire à Arzano en 1923. Il fréquente les artistes installés dans la région de Pont-Aven et du Pouldu, et admire Paul Gauguin.
son portrait). Il s’intéresse à l’art roman,
1924 Peintre-céramiste et mouleur à la
et la série des Massacres, inspirée par les
pied, notamment en Normandie. Partout où Tal Coat habitera ou séjournera, il marchera.
1932 Familier des dîners de Méraud il
rencontre
Hemingway,
Picabia, Diego et Alberto Giacometti (avec qui il se lie d’amitié), Leo et Gertrude Stein (il reçoit le prix Paul Guillaume pour aux portraits du Fayoum.
Hiver 1934-1935 – Tal Coat s’installe rue de Plaisance, à Montparnasse.
1936 Voyage en Provence. Tal Coat rencontre Picasso. Il peint de nombreux Portraits (dont celui d’Alberto Giacometti) horreurs de la guerre d’Espagne.
faïencerie de Quimper. Il décide de monter à Paris pour devenir peintre. Modèle à l’académie de la Grande Chaumière et mouleur à la manufacture de Sèvres. Il partage l’atelier du peintre Jean Sautter à Montparnasse.
versé dans les services du camouflage.
1925 Service militaire à Paris. Il rencontre
Marchand à Aix-en-Provence. Il rencontre
Broncia Lewandovska, qu’il épouse en 1927.
152. Pierre Tal Coat, portrait par Michel Dieuzaide, 1984
surréaliste et du géométrisme. Voyages à
1938 Exposition à la Julien Levy Gallery, à New York.
1939 Mobilisé dans les dragons puis Démobilisé en juillet 1940, il rejoint André sa nouvelle compagne, Xavière Angeli,
1926 Première exposition à la galerie
qu’il épousera en 1951.
Fabre, que dirige Henri Bénézit. Pour ne pas être confondu avec Max Jacob, il prend le pseudonyme de Tal Coat, qui signifie « front de bois » en breton. De 1927 à 1939, il revient pour de longs séjours en Bretagne, arpente les sites mégalithiques avec ses amis Émile Compard, Henri Bénézit et le couturier Paul Poiret.
1941 Tal Coat participe, à la galerie
1929 Deuxième exposition à la galerie Fabre. La crise économique le contraint à des années difficiles. Amitié avec Francis Tailleux, André Marchand, Francis Gruber.
Braun, à Paris, à l’exposition 20 jeunes peintres de tradition française, organisée par Jean Bazaine. Il peint, pendant toute la période de la guerre, des Natures mortes très colorées.
1942 Naissance de sa fille Pierrette. 1943 Installation à Château Noir, dans les parages de la montagne SainteVictoire. Première exposition à la Galerie de France, à Paris. 173
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REMERCIEMENTS L’auteur remercie tout particulièrement Pierre Darier qui a suscité la conception et permis la réalisation de ce livre ainsi que Pierrette Demolon-Tal Coat et Xavier Demolon qui en ont accompagné la préparation. J.-P. L.
L’éditeur tient à remercier chaleureusement Pierrette Tal Coat, Xavier Demolon et Jean-Pascal Léger sans qui jamais ce livre n’aurait pu voir le jour, ni de façon aussi aboutie. Leur profonde connaissance de l’œuvre de Pierre Tal Coat, leur aide, leurs conseils, leur vigilance toujours amicale ont permis de porter ce livre un peu plus loin encore dans la connaissance et l’appréciation du peintre. Qu’ils reçoivent tous trois notre plus vive gratitude. N.N.
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