Un jardin pour Eugénie (extrait)

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jardin Un

pour

Eugénie

La dernière impératrice au cap M artin

Étienne Chilot Préface de S.A.S. le Prince Albert II de Monaco



Lettre de l’impératrice Eugénie au prince Albert Ier de Monaco datée du 19 avril 1891 au cap Martin.


Ou vrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Au drey Hette Coordination éditoriale : S omogy éditions d’art Contribution éditoriale : R enaud Bezombes Fabrication : Mi chel Brousset, Béatrice Bourgerie et M élanie Le G ros

Somogy éditions d’art, P aris, 2014 Étienne Chilot w .somogy.fr ©

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Cet ouvrage a été réalisé grâce à la grande générosité d’une fondation privée et a reç u le soutien de la société ELG P rod.

ISBN 978-2-7572-0878-6 Dépôt légal : s eptembre 2014 Imprimé en Italie ( Union européenne)


Étienne Chilot

jardin Un

pour

Eugénie

La dernière impératrice au cap M artin

Préface de S.A.S. le Prince Albert II de Monaco



Ă€ ma grand-m ère



M ai 2014

Fidèle aux sentiments qui l’unissaient « depuis son enfance » à la famille impériale, mon trisaï eul le prince Albert Ier avait voulu, en 1920, assister en personne, en Angleterre, aux funérailles d’Eugénie. « L’Impératrice tenait beaucoup à ma famille et a toujours été parfaite pour nous » , écrivait-il dans son journal. Les liens d’origine s’étaient encore renforcés lorsque la veuve de Napoléon III était devenue, au cap Mar tin, une voisine du prince. Depuis le jardin de sa villa Cyrnos, Eugénie songeait peut-être à la Corse de sa belle-famille, puisqu’elle avait baptisé son refuge du nom grec de l’î le, mais c’est l’amphithéâtre naturel monégasque qui s’imposait à son regard. L’impératrice est d’ailleurs venue à plusieurs reprises au P alais. Nos archives, qu’elle a visitées en 1891, en témoignent aujourd’hui encore. En retour, il ne s’est pas passé une année sans qu’Albert Ier n’aille lui rendre visite dans ce havre de fleurs et de verdure, qui était, jusqu’en 1848, un morceau de la Principauté. O vrir cet ouvrage d’histoire est, pour moi, un honneur, un plaisir et un signe d’amitié. M ais c’est u aussi accomplir un devoir de mémoire à l’égard d’une grande dame de l’Europe de la fin du xixe et du début du xxe siècle qui, malgré la marche du temps, a gardé, jusqu’à la fin de sa vie, une acuité de vision sur le monde qui l’entourait. Q uelques mois avant la disparition d’Eugénie, le prince Albert Ier allait la voir, une fois de plus. Il en ressortait plus que jamais admiratif pour la fermeté de jugement de l’impératrice, qui lui avait parlé diplomatie, et offrait ainsi « au monde une capacité intellectuelle et une conservation physiologique absolument extraordinaires » . Ce témoignage ne peut que nous inciter à essayer d’en savoir plus sur cette figure à la longévité légendaire. P uisse ce très beau livre servir à mieux connaî tre ce qui a été, à la fois, son jardin secret, sa retraite et un formidable lieu d’observation et de réflexion sur son époque.


Le Décaméron de Winterhalter accroché dans le hall d’entrée de Farnborough Hill après sa restitution en 1881 : l’impératrice Eugénie représentée en 1855, entourée de ses dames d’honneur.


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A vant-propos Au commencement, il y eut un jardin puis une femme. De là découlèrent des rencontres, des voyages et des récits qui aboutirent à ce livre, cristallisation d’une passion déjà ancienne. Dernière souveraine de la France, l’impératrice Eugénie avait incarné pendant presque un siècle la mémoire collective d’un autre temps. L’Histoire s’était pourtant chargée d’en effacer le souvenir après la défaite de Sedan qui coû ta au pays la honte d’un démantèlement de son territoire, butin d’une nation germanique glorieusement proclamée. M algré le temps et le silence, un véritable acharnement politique et pédagogique de la IIIe République consista à rayer des manuels scolaires la moindre référence, surtout complaisante, à l’égard du Second Empire. Ce régime qui avait pourtant préparé la France à rentrer dans la modernité technologique et sociale du xxe siècle en révolutionnant les classes politique et ouvrière, en donnant à P aris le renom et le visage que le monde lui connaî t encore actuellement, ne présentait plus aucun intérêt à étudier. M ais qu’était donc devenue Eugénie, sublimée dans une variante du Dé camé ron de W interhalter1, après la perte de son trône, mais surtout après celles de son époux Napoléon III puis de son fils tombé en Afrique du Sud ? Héritière d’une histoire et non plus prétendante d’un pouvoir, les livres parlaient vaguement de son existence en Angleterre et de ses séjours répétés sur la Riviera. Enfant, je descendais chaque année dans le Midi afin de rendre visite à mes grands-parents. Or iginaires du nord1. Intitulée à l’origine L’Impératrice Eugénie entourée des dames d’honneur du palais mais surnommée ainsi en référence à l’une des œuvres majeures de l’artiste réalisée en 1837 et dont il reprit la composition, cette toile monumentale fut peinte en 1855 par le célèbre portraitiste des cours européennes, Franz Xaver Winterhalter (1805-1873). Prestigieuse évocation de la cour du Second Empire, elle représentait l’impératrice assise dans une clairière ombragée et dominant le groupe de ses dames d’honneur qui faisait cercle autour d’elle. Exposée au palais de Fontainebleau, elle fut rendue à l’impératrice après la chute du régime qui l’accrocha dans sa résidence de Farnborough Hill.

est de la France, ils s’étaient installés sur la Côte d’Azur à l’approche de leur retraite. Mon arrière-grand-oncle avait fait partie du 27e bataillon de chasseurs alpins près de Me nton du temps où l’impératrice Eugénie y séjournait et mon parrain habitait non loin de là sur les hauteurs de Roquebrune. Cette région ne m’était donc pas étrangère et c’est à cette même époque que je découvris les allées du cap Mar tin, attiré par le mystère qui régnait derrière les hautes clôtures de la villa Cyrnos où avait vécu la dernière souveraine de France. Qu elques années plus tard, j’eus l’incroyable honneur d’être invité à la villa Cyrnos. T el Lucien Daudet, fébrile à l’idée de rencontrer pour la première fois l’impératrice dans cette même demeure, je fus très impressionné en entrant dans ce lieu clos où s’était déroulée une partie de l’histoire officieuse de la France et de l’Europe. Cent ans après Daudet et Cocteau reç us pas l’impératrice Eugénie, mon ami et moi fû mes accueillis par l’actuelle propriétaire qu’un parcours marqué par des études d’architecture à l’université de Rome mena tout naturellement à découvrir l’œuvre de l’architecte T ersling, et particulièrement sa grande réalisation, la villa Cyrnos. Celle-ci la fascina tout de suite et plus encore quand elle l’eut habitée. Ses proportions architecturales parfaites et son espace lumineux l’avaient totalement éblouie. Elle avait le sentiment que l’impératrice lui avait confié la maison pour lui conserver son aura et, sans le savoir, aménagea les intérieurs avec le même goû t que l’ancienne maî tresse des lieux. Avant tout dépositaire d’un patrimoine, la propriétaire de cette demeure historique aimait à rappeler que ce n’était pas elle qui l’avait achetée mais que c’est la maison qui l’avait choisie. Elle me fit alors visiter les pièces de réception où les boiseries et les tentures de soie brodées encore en place rappelaient que son illustre occupante n’en était partie qu’il y a quatre-vingt-treize ans à peine.


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Alors qu’aujourd’hui la Côte d’Azur est synonyme de jet-set, je ressentais tout l’intérêt de redécouvrir l’histoire de la Riviera à travers celle d’une villégiature aussi isolée que celle du cap Mar tin, qui de surcroî t me ramenait à des pans entiers de l’histoire de la France et de l’Europe à la Belle Époque. Les ouvrages sur le Second Empire n’étant pas légion, je souhaitais participer au renouveau historiographique d’un régime et de ses acteurs trop longtemps négligés en révélant la vie de l’une des femmes les plus connues du gotha dans l’un des endroits les plus reculés du monde, à l’époque, et donner ainsi une autre image de l’impératrice Eugénie. Ce projet enthousiasma la propriétaire de la villa qui m’encouragea à écrire dans ce sens. Alors que je commenç ais à peine l’écriture de ce livre, disparaissait à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans l’unique survivante de cette époque, Rose Salvagny, que l’impératrice Eugénie avait vue naî tre et grandir jusqu’à l’âge de cinq ans à la villa Cyrnos. Il ne fallait donc plus perdre de temps. Encore aujourd’hui, Eugénie fascine. À la simple évocation de son nom, je rencontrai des personnes et des institutions motivées et généreuses, en France et au-delà, qui me donnèrent accès à des archives manuscrites et iconographiques d’un grand intérêt historique. À partir de ces sources jamais exploitées, je pus ainsi m’assurer d’un fonds documentaire riche et authentique. Durant mes recherches, je me suis laissé happer par cette sensation du temps qui se contracte lorsqu’un récit ou une image suffit à vous ramener un siècle plus tôt. L’Histoire alors n’a plus ces allures d’images d’Épinal ou de grands tableaux de maî tres des manuels scolaires mais reprend vie grâce à des photos d’intimes exhumées, des autochromes aux couleurs ravivées ou un banal extrait de film amateur en noir et blanc des années 1910 montrant une vieille dame en noir voû tée mais debout tournant la tête vers la caméra et qui s’avère être la dernière impératrice des Franç ais. D’un seul coup, je réalisais que la propre belle-fille du prince ictor si proche de l’impératrice, la princesse Alix de Foresta, était toujours de ce monde. Lorsque Roger Settimo, petit-fils du chef jardinier de la villa Cyrnos, et Nicole de Baciocchi-Ardono, petite-nièce du secrétaire de l’impératrice Eugénie, découvrirent

pour la première fois les lieux où leurs aï euls avaient tant œuvré, je sentis qu’il s’agissait là de visites historiques dont j’avais l’honneur d’être le témoin et qui resteraient à jamais gravées dans ma mémoire. Résidant l’hiver dans le midi de la France à partir de la fin du xixe siècle, l’impératrice Eugénie possédait donc une villa au cap M artin qu’elle avait dotée d’un jardin luxuriant considéré à l’époque comme l’un des plus beaux de la Côte d’Azur. Celles et ceux qui le faç onnèrent en ressortirent avec une expérience prodigieuse. Convaincu qu’écrire la vie d’un personnage peu connu, celle d’un ouvrier ou celle d’un paysan, comporte le même enseignement et la même satisfaction du point de vue intellectuel et culturel que l’histoire de grands personnages, la villa Cyrnos ayant toujours eu des jardiniers pour la mettre en valeur, je devais à mon tour cultiver sa mémoire. Le présent récit permet donc à cette communauté de travailleurs aux petits et grands rôles, aux activités différentes et dont les noms sont en partie passés aux oubliettes de l’Histoire, de sortir de l’ombre. Comme beaucoup de villas du cap M artin, la précarité des sources ( souvenirs et récits) et l’absence d’archives ( plans de plantations, factures de commandes, livres de comptes et contrats du personnel) rendirent le travail de recherche sur la villa Cyrnos plus ardu. Des propos anecdotiques appréciés à l’aune de l’histoire, de la botanique et de l’ethnologie, rendirent ces recherches scientifiques passionnantes. Loin d’être réservé à un public d’initiés et m’affranchissant par avance de tout courant partisan ou polémiste, ce livre se veut avant tout un recueil des souvenirs, témoignages2 et récits révélant enfin le quotidien de l’impératrice Eugénie au cap Mar tin que je souhaitais aussi vivant que le M ém orial de Sainte-H él ène3.

2. Les récits de Ferdinand Bac et Maurice Paléologue, retranscrits dans ce texte à titre purement indicatif, seront à prendre avec beaucoup de prudence, tant leur véracité n’est pas prouvée. 3. En tenant ce journal de la vie privée et des conversations de Napoléon Ier lors de son séjour à Sainte-Hélène, Emmanuel de Las Cases y recueillit les mémoires du premier empereur des Français.


Sommaire Prologue...........................................................................14

Partie I - Le cap Martin ou l’hiver dans le Midi................................28 Chapitre I - Un cap, une histoire....................................36 Chapitre II - La White Company....................................44

Partie II - Eugénie, côté jardin...........66 Chapitre I - Genèse d’un jardin d’hiver..........................74 Chapitre II - Un domaine................................................92

Partie III - La cour de Cyrnos............120 Chapitre I - Maison d’une ex-impératrice......................124 Chapitre II - Mondanités et discrétion...........................150 Épilogue............................................................................194 Arbres généalogiques.......................................................210 L’Europe d’Eugénie.........................................................215 Chronologie......................................................................216 Séjours de l’impératrice Eugénie au cap Martin............217 Personnalités invitées à la villa Cyrnos...........................218 Sources.............................................................................220 Bibliographie....................................................................222 Crédits photographiques.................................................223 Remerciements.................................................................224


L’impératrice Eugénie portraiturée par Winterhalter en 1853.


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P rologue Tout finit et tout commence en 1870. Ma lgré un plébiscite approuvé le 8 mai par plus de sept millions de Franç ais visant à doter l’Empire libéral d’un système semi-parlementaire et consolider ainsi son régime, Napoléon III s’est vu confronté à un danger d’ordre international. La succession au trône d’Espagne, laissé vacant depuis l’exil forcé de la reine Isabelle II lors de la révolution de 1868, ouvrait en effet la voie aux prétentions d’un prince allemand, Léopold Hohenzollern. Redoutant un nouvel encerclement diplomatique comme à l’époque où les Habsbourg, sous la bannière de Charles Qu int, se partageaient la péninsule Ibérique et le Saint Empire romain germanique, l’opinion publique franç aise s’enflamma à l’idée d’une telle candidature. Cédant à la rue, le gouvernement impérial dépêcha l’ambassadeur Benedetti auprès du roi de P russe, Gu illaume Ier, alors en cure à Bad Ems en Rhénanie-Palatinat, afin d’obtenir un engagement écrit de renoncement à toute prétention ultérieure au trône d’Espagne. Ce dernier en informa par télégramme son chancelier von Bismarck qui s’empressa de diffuser cette dépêche à la presse, provoquant ainsi de violentes réactions nationalistes et bellicistes de chaque côté du Rhin. L’empereur, en dépit d’une armée mal préparée à entrer en conflit avec une nation ultramilitarisée, se vit dans l’obligation de déclarer la guerre à la P russe le 19 juillet. Après la capitulation de Sedan le 2 septembre, Napoléon III, désormais prisonnier, fut envoyé sous bonne escorte au château de W ilhelmshöh e près de Cassel1 pour y être interné alors qu’à P aris, la 1. Cette ville de Hesse, annexée par la Prusse en 1866, avait été l’ancienne capitale du royaume de Westphalie dont l’empereur Napoléon Ier en avait attribué le trône à son jeune frère Jérôme Bonaparte mais qui disparaitra lors de la défaite de Leipzig en 1813.

foule envahissait le P alais-Bourbon et se rendait à l’Hôtel de ille pour y proclamer la République. Le 4 septembre, l’émeute se répandant aux cris de « À bas l’Espagnole2 ! » , l’impératrice Eugénie quitta en catastrophe le palais des T uileries par le musée du Louvre puis s’engouffra dans un fiacre pour finalement trouver refuge chez le docteur Th omas W . Evans, son chirurgien-dentiste, situé à quelques quartiers de là. Cet Américain, aidé de l’amiral Edmond Jurien de La Gr avière qui protégeait la personne de l’impératrice, organisa alors sa fuite vers une terre plus hospitalière3. La destination choisie fut l’Angleterre, au vu des liens affectifs qui unissaient déjà Eugénie à la reine ictoria4 . À Deauville, l’ex-impératrice5 embarqua non sans mal à bord d’un petit yacht, La Gazelle, battant pavillon anglais. À peine débarquée sur l’î le de W ight, alors que l’équipage venait d’essuyer une terrible tempête, elle rejoignit son fils, le prince impérial6, à Hastings, ce dernier ayant réussi quant à lui à se réfugier en Belgique

2. Alain Decaux, L’Impératrice Eugénie à l’Hôtel Continental, brochure publiée à l’occasion de l’apposition de la plaque commémorant le séjour de l’impératrice Eugénie à l’hôtel Continental, 17 novembre 1970. 3. Evans 1910, p. 233-299. 4. Victoria (1819-1901) était la nièce de Guillaume IV, roi d’Angleterre, son prédecesseur, et de Léopold Ier, roi de Belgique. La reine était également veuve du prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha dont elle avait eu neuf enfants dont son successeur, le futur Édouard VII. L’impératrice des Français et la reine d’Angleterre se rencontrèrent pour la première fois en compagnie de leurs époux respectifs en 1855 à Londres. Pour Eugénie, Victoria quitta son légendaire never explain never complain au fur et à mesure des drames qui les rapprochèrent. Malgré le protocole et un emploi du temps lié à de lourdes fonctions, la reine prit le temps de rendre visite à l’ex-impératrice dès 1871 à Chislehurst. 5. Eugénie ne supportait pas qu’on l’appelât « l’ex-Impératrice Eugénie » et disait : « Je peux bien être l’ex-Impératrice des Français, mais je suis toujours l’Impératrice Eugénie. » (Smith 1998, p. 308). 6. Le prince Eugène Louis Bonaparte (1856-1879), surnommé « Loulou » par sa mère, fut appelé Napoléon IV par ses partisans à la mort de son père en 1873.


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après la débâcle militaire de son père. Dans une lettre adressée au roi de P russe le 23 octobre, Eugénie tenta de persuader Gu illaume Ier de renoncer à l’Alsace-Lorraine. Un refus catégorique lui parvint le 26, le souverain invoquant alors d’obscures raisons7. Le 18 janvier 1871, l’Empire allemand était proclamé dans la galerie des Glaces du château de ersailles en présence du chancelier Bismarck et de la plupart des souverains des États confédérés ayant fait le sacrifice de leur indépendance, certains, tel le roi Louis II de Bavière, manifestant toutefois leur désapprobation par leur absence. Habitué des lieux pour y avoir déjà paradé adolescent lors de l’invasion des alliés en 1814 et le départ de Napoléon Ier pour l’î le d’Elbe8, le roi de P russe, en foulant le parquet de la symbolique résidence du Roi-Soleil, s’imposait ainsi comme le triomphateur de la suprématie franç aise en Europe et l’unique défenseur d’une nation germanique unifiée en prenant alors le nom d’« empereur allemand9 » . Le vote par l’Assemblée, le 1er mars, de la déchéance officielle de Napoléon III le déclarant « responsable de la ruine, de l’invasion et du démembrement de la France » et l’annexion de l’Alsace-Lorraine en application du traité de Francfort signé le 10 mai achevèrent de forger une légende noire autour de l’ex-famille impériale que la toute jeune République, afin d’assurer sa pérennité, s’efforcera d’entretenir durablement. Le fidèle secrétaire du couple impérial, FranceschiniP ietri, dont nous reparlerons, écrivait à cette époque : « T out ce qui se passe à P aris est le discrédit de la république et la réhabilitation de l’empire. T out ce qu’on dit de la pourriture de ce régime, on a eu 22 ans pour le scruter et 7. Lettre de l’empereur Guillaume Ier à l’impératrice Eugénie, 400AP/50, Archives nationales. Remise par Clemenceau au directeur des Archives nationales à titre de don, au nom de l’impératrice Eugénie, en février 1918. 8. Franck Ferrand, Ils ont sauvé Versailles, de 1789 à nos jours, Perrin, 2003, p. 96. 9. Ce titre avait été préféré à ceux d’« empereur d’Allemagne » ou d’« empereur des Allemands », le premier malvenu aux yeux des monarques fédérés et le second trop associé aux idéaux démocratiques de 1848 alors que Guillaume Ier se considérait souverain « par la grâce de Dieu ».

on n’a jamais pu que calomnier sans trouver des preuves. T andis qu’aujourd’hui on s’enfonce dans la boue, on trouve et on produit des preuves morales et matérielles qu’on a pu faire disparaî tre, sans compter celles qui ont été dispersées et celles qui avant la fin de cette triste affaire, viendront encore au jour. Les révélations comme celle de M onsieur de Bismarck , au sujet de la dépêche X X X , ont fait tomber bien des calomnies que l’on s’obstinait à accueillir avec ferveur aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. M ais tout cela ne nous tirera pas du bourbier où nous sommes10. » Bismarc mit fin à la captivité de Napoléon III le 19 mars. Celui-ci rejoignit alors sa femme réfugiée avec son fils dans une ravissante demeure de brique rouge, Camden P lace11, qu’Evans lui avait trouvée à Chislehurst, petite ville du K ent située à une vingtaine de k ilomètres au sud-est de Londres, sur la route menant aux côtes de la Man che, comme pour rester au plus près du sol franç ais. La retraite dans ce magnifique cottage fut de courte durée pour son illustre locataire. L’empereur décéda le 9 janvier 1873 d’une opération chirurgicale visant à le débarrasser du calcul de la vessie qui le faisait souffrir depuis plusieurs années et fut inhumé dans la petite église locale de St. Mar y. Le prince impérial devait le suivre dans la tombe six ans plus tard lorsqu’en 1879, au cours d’une mission de reconnaissance sous l’uniforme anglais, il succomba aux sagaies des Zou lous, tribu indigène d’Afrique du Sud. Alors que ces drames successifs éloignaient peu à peu l’impératrice Eugénie de sa vie franç aise, son seul lien avec l’Espagne se brisa lui aussi cinq mois plus tard lorsque sa mère, la comtesse douairière de M ontijo12, à 10. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, Farnborough, 19 décembre 1892, collection particulière. 11. L’installation de l’impératrice à Camden Place avait eu lieu vingt jours après son départ précipité des Tuileries, soit le le 24 septembre 1870. 12. Jean-Claude Lachnitt, « Elle ne s’appelait pas Eugénie de Montijo », Napoléon III, Le magazine du Second Empire, no 4, 2008, p. 58-63. Malgré une certaine tradition populaire, Eugénie n’a jamais porté le nom de Montijo. Ce titre de noblesse espagnole ne se transmettant qu’à l’aîné de la famille, c’est sa sœur María Francisca (1825-1860), surnommée Paca, née un an plus tôt, qui en hérita à la mort de leur père, Don Cipriano de Palafox y Portocarrero (1784-1839).


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Réception des ambassadeurs du Siam par Napoléon III, au château de Fontainebleau, le 27 juin 1861 (détail). Dans ce tableau de Gérôme qui fait apparaître la famille impériale exhaussée sur une estrade sous un dais de velours pourpre, le peintre a également représenté Franceschini-Pietri (au-dessus de la toiture du palanquin à gauche, en arrière-plan, entre deux cent-gardes).


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qui elle avait assuré une fin de vie confortable, en l’aidant à se faire restituer une partie de la fortune de son défunt mari dont elle avait été spoliée, disparut. Et comme pour ajouter à cette fatalité, les lieux mêmes de sa gloire passée, le palais des T uileries13, le château de Saint-Cloud14 , avaient été vandalisés, brû lés et détruits. C’est ainsi qu’à cinquante-trois ans, très affectée, l’eximpératrice des Franç ais, née Ma rí a Eugenia Ignacia Augustina de Gu zmán P alafox y P ortocarrero le 5 mai 1826 à Gr enade, propulsée au lendemain de son mariage en 1853 avec l’empereur des Franç ais sur le devant de la scène internationale, maî tresse de cérémonie des somptueux bals à crinolines aux T uileries et des fameuses « séries de Compiègne » 15, se retrouva l’unique survivante d’un passé irrémédiablement révolu. Ma lgré les « terribles événements qui ont si profondément blessé son cœur en mettant sur sa tête la triple couronne du martyre comme mère, comme épouse et comme souveraine16 » , une force d’âme remarquable soutenue par une foi religieuse sans faille allait aider Eugénie à entreprendre un pèlerinage qui lui permettrait de faire le deuil d’une vie et l’autoriser à en vivre une autre dont elle ne se doutait pas encore qu’elle se prolongerait près d’un demi-siècle. En 1880, elle décida donc de partir sur les lieux où son fils était tombé un an plus tôt afin de s’y recueillir, inaugurant ainsi un périple en plein Atlantique sud qui devait la mener jusqu’à Sainte-Hélène où était mort Napoléon Ier. En reliant ainsi ces lointaines contrées témoins des derniers jours du premier empereur et du 13. Provoqué par la Commune de Paris, un incendie se déclara le 23 mai 1871 et ravagea le palais des Tuileries dont les ruines resteront visibles jusqu’à leur démolition une dizaine d’années plus tard. 14. Durant le siège de Paris, le château de Saint-Cloud, occupé par les Prussiens, fut incendié le 13 octobre 1870 par un obus tiré par les Français depuis le mont Valérien. 15. Sous le Second Empire, la cour passait régulièrement l’automne au palais de Compiègne. À partir de 1856 et ce afin d’améliorer un séjour de plus en plus couru, un système de « séries » fut mis en place, chaque série comportant une centaine d’invités triés sur le volet par le couple impérial lui-même. 16. Borrador de carta de S.M. la Reina Regente Maria Cristina de España á S.M. la Emperatriz Eugenia, 7 de octubre 1892, expediente 14 caja 35, Correspondencia familiar Alfonso XIII, Sección histórica, Archivo General del Palacio Real de Madrid, Patrimonio Nacional.

L’impératrice Eugénie (sous l’ombrelle blanche), madame d’Arcos (?), Pietri (debout avec sa canne) et un proche à Farnborough Hill dans les années 1880.

dernier prince impérial, elle devenait à elle seule la gardienne du mythe napoléonien. À son retour, Eugénie acheta une vaste propriété, Farnborough Hill, à une soixantaine de k ilomètres au sud-ouest de la capitale britannique, aux abords de la ville de Farnborough dans le comté du Hampshire, près de W indsor et Aldershot. C’est là, sous le ciel bas d’Angleterre, dans un impressionnant manoir à colombages et clochetons pointus, que l’ex-souveraine décida de s’installer. Elle aimait à se promener dans les allées vertes de son petit « Compiègne » , le parc nommé ainsi « à cause des similitudes, lac, arbres, etc.17 » qu’elle avait elle-même fait aménager à son arrivée. C’est là enfin qu’elle décida de faire construire par l’architecte G abriel-Hippolyte Destailleur le mausolée destiné à abriter les tombeaux de son époux et de son fils. P arvenue peu à peu à la paix de l’âme, Eugénie commenç ait à ressentir le besoin de s’extraire du cadre dans lequel l’Histoire l’avait ancrée. Comme elle le confia plus tard non sans une certaine lucidité, « Je conç ois, car je 17. Daudet 1935, p. 27.


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l’ai éprouvé et je l’éprouve souvent encore, ce besoin de changer de lieux, comme si les milieux pouvaient quelque chose lorsqu’on porte en soi la douleur. Mai s on obéit à un instinct comme les malades qui croyent [ sic] retrouver la santé, cette inquiétude vague qui empêche tout repos, ce besoin d’isolement et cette crainte de penser… Le sommeil qui est l’oubli et le réveil la souffrance, toutes ces étapes de la douleur que je connais si bien18 » . C’est à partir de ce paysage mélancolique à demi voilé par les vapeurs de brume, où reposeraient désormais les siens, que la vie de l’ex-impératrice allait peu à peu reprendre. À la tête d’un patrimoine considérable, Eugénie avait su malgré tout, dans l’adversité, faire fructifier sa fortune. Dépensière en sa jeunesse, l’impératrice avait appris à compter pour son époux et pour son fils. Sans tomber dans l’avarice mais ayant en horreur le gaspillage, elle économisait et ne dépassait jamais les limites de ses ressources. Avec l’âge, elle s’entendait donc fort bien à régler ses affaires en sachant engager la rente pour améliorer le fonds. Elle veillait à s’occuper dans le détail de ses intérêts en réalisant de fructueuses opérations sous l’égide de son homme de confiance Franceschini-Pietri. Comme le notera plus tard Lucien Daudet, « c’est lui qui s’occupe de tous les comptes et qui donne des ordres, pour la fortune de l’Impératrice, etc., etc.19 » . Reconnaissant que l’ex-impératrice des Franç ais avait toujours scrupuleusement fait une différence entre ce qui lui appartenait en propre et la propriété de la couronne, les autorités républicaines n’élevèrent pas la moindre difficulté à ce que le séquestre, mis sur les biens de la famille impériale après la chute de l’empire, soit levé par arrêté parlementaire dès 1874 . Eugénie recouvra ainsi une grande partie de ses biens20. P ar cette 18. Lettre d’Eugénie à sa chère Staoëli, Farnborough Hill, 16 novembre 1892, lot 116, Eugénie (1826-1920) Impératrice des Français, 6 L.A.S., Farnborough Hill 1888-1904, Catalogue de vente, dossier d’articles Impératrice Eugénie, service de la documentation, musées et domaine nationaux du château de Compiègne. 19. Daudet 1935, p. 43-44. 20. Bien que le compte des sommes dues fût contesté par l’impératrice, il fut finalement accepté par elle en 1898. D’autres objets d’art dont des centaines de pièces de Sèvres lui furent également restitués par l’État au cours de l’année 1899. Certains litiges ne purent toutefois trouver d’issues qu’après sa mort, en 1924, et un grand nombre

mesure, il lui fut notamment restitué des tableaux et des sculptures, dont une part fut vendue à Drouot dès 1881, ainsi que des immeubles du domaine privé sis sur le territoire national, comme sa villa de Biarritz21 ou le domaine de la Châtaigneraie ( dite aussi de la Jonchère) près de La Celle-Saint-Cloud, qu’elle revendit respectivement en 1880 et 188822. O utre ces propriétés qui lui avaient été rendues, elle touchait le revenu de celles dont elle avait hérité à la mort de son fils (des terres au Plessis, le château de K orn-er-Hoü et en Bretagne, ainsi que des terres en P iémont ou encore les villas M ezzolara en Romagne et icentina près de Trieste23) et de sa mère ( des terres en Andalousie, Aragon, Biscaye, Castille, Estremadure et Navarre24 ) . Également détentrice en France d’un portefeuille avoisinant les deux millions et d’un important dépôt à Londres en valeurs et fonds liquides que gérait la banque Barings25, l’ex-impératrice bénéficiait par conséquent d’une marge financière qui, en plus de tenir sa maison sur un pied princier et de satisfaire son goû t pour les voyages, l’autorisait à faire de larges aumônes à des œuvres ou à pensionner d’anciens serviteurs et amis tombés dans la gêne. Ainsi fit-elle don de certaines propriétés dans un but social comme le domaine du P haro à la ville de M arseille en 1884 26 ou plus tard le château d’Arenenberg au canton d’œuvres d’art, envoyées en Angleterre, furent également aliénées en 1921, 1922, jusqu’au contenu de Farnborough Hill en 1927 (Granger 2005, p. 435, et Castelot, Decaux, Kœnig 1969, p. 141). 21. Ravagée par un incendie le 1er février 1903, la villa Eugénie sera reconstruite de 1903 à 1905 et deviendra un hôtel de luxe nommé Hôtel du Palais. Cela n’empêchera pas l’impératrice de retourner à Biarritz notamment en 1907 lors d’un séjour chez sa nièce María de la Asunción, duchesse de Tamames, où elle recevra également la reine d’Espagne, Victoria-Eugenia, avant d’aller passer l’hiver à la villa Cyrnos (« Hors Paris. Le Monde », Gil Blas, no 6980, mardi 24 septembre 1907, p. 2). 22. Granger 2005, p. 412. 23. Ibid., p. 98-99. 24. Ibid., p. 98 ; Aubry 1933, p. 85-86 ; Irénée Mauget, L’Impératrice Eugénie, Société des publications littéraires illustrées, 1909, p. 281. 25. Bertaut 1956, p. 301, et Aubry 1933, p. 85-86. 26. Granger, op. cit., p. 412. Le plateau du Pharo, offert jadis par la ville de Marseille à Napoléon III qui en fit cadeau ensuite à son épouse en lui y construisant un palais, fut revendiqué par la cité phocéenne à la mort de l’empereur qui intenta un procès contre Eugénie. Ce procès, qui devait durer plusieurs années, allait être gagné par l’ex-impératrice reconnue légalement propriétaire du palais.


20 UN JARDIN POUR EUGÉNIE

de T hurgovie en Suisse27. Selon Ferdinand Bac, « elle thésaurisait comme un rentier de Balzac et elle a laissé, rien qu’en immeubles, plus de quarante millions or. Sa fortune accrue sans cesse par d’heureuses spéculations et des placements dont elle s’inquiétait sans cesse, était disproportionnée à sa dépense de maison28 » . La santé d’Eugénie, durement éprouvée par les drames politiques et familiaux, était devenue chancelante. Depuis la guerre de 1870, elle prenait parfois du chloral, un composé chimique organique qui lui permettait de trouver du repos29. Le seul remède pour ses douleurs rhumatismales était d’éviter de rester en Angleterre à la mauvaise saison, saison qu’elle n’aimait d’ailleurs pas, précise-t-elle dans sa correspondance : « oici venir les tristes jours d’hiver [ … ] on sait que les beaux jours sont passés et on en sent la tristesse30. » Sur les conseils de son médecin et les instances de Franceschini-P ietri et de la marquise de G alliffet, l’impératrice, à l’instar de la reine ictoria, quitta le climat brumeux et humide de G rande-Bretagne pour venir chercher des cieux plus cléments sur les rives ensoleillées de la Riviera dont son grand ami M érimée31 lui avait vanté jadis la qualité de vie et les vertus thérapeutiques. P our en arriver là, l’ancienne épouse, mère et impératrice avait 27. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Villa Cyrnos, Cap Martin, AlpesMaritimes, 14 mai 1906, collection particulière. Situé en Suisse, ce château qu’elle visita pour la première fois en 1865, avant d’y retourner notamment en 1873, 1876, 1881 et 1886, était la demeure familiale où avait grandi son époux et où était morte sa belle-mère, la reine Hortense. 28. Ferdinand Bac, L’Impératrice Eugénie. Notes intimes, 1941, p. 5, fonds d’archives 17, bibliothèque de Cessole du palais Massena. 29. Daudet 1935, p. 205. 30. Lettre d’Eugénie à sa chère Staoëli, Farnborough Hill, 3 octobre 1904, lot 116, Eugénie (1826-1920) Impératrice des Français, 6 L.A.S., Farnborough Hill 1888-1904, catalogue de vente, dossier d’articles Impératrice Eugénie, service de la documentation, musées et domaine nationaux du château de Compiègne. 31. Prosper Mérimée (1803-1870), dont certains prétendent qu’il aurait été l’amant de la comtesse de Montijo, avait connu la jeune Eugénie en 1830. L’écrivain, qu’elle choquait profondément par son goût très espagnol pour les corridas, était resté très proche d’elle. L’impératrice n’ayant d’yeux que pour Biarritz et l’océan, il s’était adressé à Napoléon III pour l’encourager à acheter des terrains autour de Cannes, pressentant le nouvel eldorado qu’allait devenir la Riviera. Installée bien plus tard dans la région, l’ex-impératrice se rendra en 1903 sur la tombe de son cher ami à Cannes en compagnie du comte Primoli qui l’y conduira (Bac, L’Impératrice Eugénie…, arch. cit., p. 12, et Dufresne 1986, p. 401).

enfin accepté de ne plus souffrir, comme elle l’expliqua plus tard à Daudet fils : « En parlant […] avec S. M. je lui disais que j’aimais beaucoup le brouillard, à cause de la concentration en soi-même qu’il donne : “ O ui, m’a-t-elle répondu, autrefois, je l’aimais aussi, mais vous comprenez ce qu’est pour moi, à présent, la concentration en moi-même… M aintenant, j’aime le soleil qui me disperse32… ” » L’ex-impératrice souhaitait toutefois voyager dans la plus grande discrétion afin de ne pas contrarier l’autorisation officieuse que lui avait accordée le gouvernement franç ais de se déplacer sur le territoire national. Déjà, au cours de l’été 1877, craignant la chaleur, l’impératrice avait une première fois échafaudé le projet de traverser la France en revenant de chez sa mère en Espagne pour regagner l’Angleterre. Au prétexte d’une période électorale agitée, une lettre de Rouher33 et une autre, plus véhémente, du prince impérial l’en avaient dissuadée, l’obligeant à emprunter la voie maritime34 . Le temps et la disparition du prince impérial atténuèrent certaines passions et en 1879, afin de se rendre le plus rapidement possible au chevet de sa mère mourante en Espagne, Eugénie demanda l’autorisation au gouvernement franç ais de passer par le territoire national. Celui-ci accéda à sa demande et lui permit de traverser le pays en train, sans encombre. Son passage dans un P aris qu’elle n’avait pas revu depuis la chute de l’empire et où s’élevaient encore les ruines des T uileries fut une épreuve de plus sur le chemin douloureux qui la menait à Mad rid. Le gouvernement ne vit également aucun inconvénient à ce que l’ex-impératrice, de retour de Mi lan par la Suisse, séjourne à l’automne 1881 dans la capitale et visite les Invalides, les ruines du château de Saint-Cloud et le palais de Compiègne. Descendue sous le nom de marquise de M ora35, Eugénie préféra à la ville de Cannes, où était enterré son 32. Daudet 1935, p. 63. 33. Eugène Rouher (1814-1884), qualifié de « Vice-Empereur » pour sa position prééminente au sommet de l’État durant le Second Empire, fut le principal chef du parti bonapartiste entre la mort de Napoléon III et celle du prince impérial. 34. Smith 1998, p. 244. 35. Ibid., p. 291.


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« cher P rospero36 » mais devenue un centre de mondanités et d’élégances ne l’attirant guère, celle de Nice qu’elle avait connue du temps de son voyage triomphal avec Napoléon III en 186037. M algré cet anonymat, les journaux locaux annoncèrent avec fébrilité son retour dans la région au cours du printemps 1882 et son installation à la villa Frémy38 sur le mont Boron, située à l’endroit même où elle avait été acclamée vingt-deux ans plus tôt lors de son entrée dans la municipalité : « “ Le P hare du Littoral” assure que l’ex-impératrice Eugénie doit venir passer quelque temps à Nice, où elle descendrait villa Frémy, nouvelle route de illefranche, pendant que se plaiderait à M arseille son procès avec la municipalité de la ville39. » M ais l’anonymat de l’ex-impératrice des Franç ais devait et continuait à être scrupuleusement respecté, au point que le prince de M onaco lui-même éprouva quelques difficultés à rentrer en contact avec elle. Ayant eu vent de la présence de son auguste « cou36. Surnom donné par Eugénie à Mérimée (Autin 1990, p. 340). 37. Ce premier séjour de l’impératrice Eugénie dans la région eut lieu les 12 et 13 septembre 1860. Au lendemain de l’annexion du comté de Nice, le couple impérial était descendu dans le Midi pour découvrir la ville et rencontrer les Niçois. Le chemin de fer n’étant pas encore installé et le trajet de Marseille à Nice pouvant durer jusqu’à vingt-quatre heures par diligence, la voie maritime était à cette époque le seul moyen rapide et confortable d’accéder à ces nouveaux territoires (Collectif, Alpes-Maritimes Provence Côte d’Azur, Guides Gallimard, 2000, p. 56). Les souverains partirent donc de Toulon sur le yacht impérial L’Aigle et face à l’étroitesse du port de Nice, furent obligés de débarquer plus loin, dans la rade de Villefranche. « Leurs Majestés montèrent en voiture et se dirigèrent vers Nice par l’admirable route qui, gravissant la montagne dont le prolongement forme le cap Montbron [sic], franchit le col de Villefranche, en présentant aux regards ravis la plus gracieuse des perspectives. » Ils traversèrent Eze, La Turbie et La Trinité-Victor sous les acclamations puis entrèrent dans Nice (Voyage de Leurs Majestés Impériales dans le Sud-Est de la France, en Corse et en Algérie, FirminDidot Frères, 1860, p. 95-106). Au palais royal sarde, Eugénie reçut les jeunes filles de l’aristocratie locale dont Mathilde de Cessole, Clémence Roissard du Bellet et Clotilde Acchiardi (Gasquet 2006, p. 32). 38. Eugénie connaissait déjà cette villa édifiée par Jules Frémy, proche du baron Haussmann, et qu’elle avait visitée lors de son séjour en 1860 (notes, dossier 7 L’Impératrice Eugénie, carton, no 96, archives documentaires, bibliothèque du Chevalier de Cessole du palais Massena). 39. « Arrivées. Chronique niçoise et régionale », Le Petit Niçois, mardi 11 avril 1882, no 101 ; « Nouvelles du jour », Le Petit Cettois, dimanche 16 et lundi 17 avril 1882, 8e année, no 89 ; « Arrivées. Chronique niçoise et régionale », Le Petit Niçois, mardi 18 avril 1882, no 108. Il s’agit ici du procès qui opposa l’ex-impératrice à la cité phocéenne à propos du palais du Pharo.

sine4 0 » à quelques lieux du Rocher et souhaitant ainsi l’inviter au palais, Charles III dépêcha son messager Lacaze à la villa Frémy où une « consigne sévère en défendait l’accès4 1 » . Il fallut deux jours et une intervention directe de son secrétaire nommé P onsard auprès de celui de l’impératrice, Franceschini-P ietri, pour que la missive princière parvienne à sa destinataire. Eugénie accepta l’invitation et se rendit à M onaco4 2 avec P ietri4 3, Frémy et madame Lebreton, visite au cours de laquelle elle s’épancha : « Elle me raconta que les brouillards de l’Angleterre La faisaient beaucoup souffrir [ … ] ; on lui a conseillé de venir prendre l’air du midi [ … ] ; Elle redoute aussi que sa présence ne soit désagréable au G ouvernement franç ais. [ … ] Je lui ai offert l’hospitalité pour une époque où je ne serais pas seul et Elle ne l’a pas refusée ; néanmoins, je doute qu’Elle revienne sur notre Littoral. Elle dit qu’en France sa situation est fausse et qu’Elle ne pourrait la supporter longtemps4 4 . » Qu elques jours plus tard, ce fut au tour du célèbre botaniste Th omas Hanbury d’inviter l’impératrice à venir voir son jardin de la Mortola près de intimille. Sa visite en compagnie du duc et de la duchesse de M ouchy eut lieu tout un après-midi, que clôtura un thé servi dans la maison du propriétaire de ce lieu paradisiaque4 5. P uis elle regagna l’Angleterre. Ne songeant qu’à la solidarité dynastique malgré une antipathie réciproque, Eugénie franchit à nouveau la Man che en 1883 et accourut à P aris pour manifester publiquement sa solidarité envers le prince Napoléon, dit P lon-P lon4 6, et tenter de le réconcilier avec le parti bona40. C’est ainsi que se surnommaient l’impératrice et le prince de Monaco entre eux. 41. Visite de S. M. l’Impératrice Eugénie à S.A.S. le Prince Charles III au Palais de Monaco, 19 avril 1882, note manuscrite, C 552, archives du palais princier de Monaco. 42. Journal de Monaco, no 1704, 25 avril 1882, col. a, p. 1. 43. Lettre de Franceschini-Pietri à Ponsard, Nice, samedi [22 avril 1882], Eugénie (Impératrice) 1882-1886, C 541, archives du palais princier de Monaco. 44. Visite de S. M. l’Impératrice Eugénie à S.A.S. le Prince Charles III au Palais de Monaco, 19 avril 1882, Note, C 552, archives du palais princier de Monaco. 45. Thomas Hanbury, Tuesday 25, April, 1882, Royston’s Improved Commercial Diary and Bill Due Book, 1882, Museo Bicknel, Istituto Internazionale di Studi Liguri di Bordighera. 46. Le fils du roi Jérôme de Westphalie et cousin germain de Napoléon III, Napoléon


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partiste qui lui reprochait son manifeste réclamant un plébiscite contre le gouvernement qui, de surcroî t, l’avait conduit en prison. Mai s en 1886, le luxe déployé lors de la célébration du mariage à l’hôtel Mat ignon de la princesse Amélie d’O rléans avec le prince héritier Charles de P ortugal consterna les milieux républicains, les incitant à réagir. Le 22 juin fut promulguée une loi4 7 interdisant aux chefs des familles royale et impériale ayant régné sur la France, et à leurs fils aînés, l’accès et le séjour sur le sol franç ais, ainsi qu’à tous les hommes de ces familles de servir dans l’armée franç aise, cela dans le but d’empêcher les prétendants de s’emparer des institutions républicaines. Cette loi obligea le prince ictor4 8, chef de la maison impériale depuis la mort du fils d’Eugénie, à quitter P aris pour Bruxelles tandis que son père, P lonP lon, rejoignit sa propriété de P rangins en Suisse. Elle ne s’appliquait donc pas à Eugénie qui, au surplus veuve et sans enfants, ne pouvait représenter le moindre danger pour la stabilité du régime4 9. Cependant, à la suite de cet événement, l’impératrice souhaitant continuer à entretenir de bons rapports avec les autorités nationales se soumit sans peine aux formalités nécessaires pour circuler en toute liberté sur le sol franç ais sans troubler l’ordre public. Cela explique pourquoi elle n’eut pratiquement jamais à essuyer de refus de la part du gouvernement de séjourner ni de résider plus tard en France. Joseph Charles Paul Bonaparte (1822-1891), était familièrement appelé « Plon-Plon », surnom affectueux donné jadis par sa mère. Premier prince Napoléon, ce titre désignait l’aîné de la branche cadette de la maison impériale. Tombé en disgrâce sous le Second Empire pour ses positions libérales, il fut écarté de la succession au trône par testament du prince impérial lui-même au profit de son propre fils, Victor. Ce testament et la scission qui s’ensuivit au sein du parti bonapartiste obligèrent l’ex-impératrice, pourtant peu encline à se mêler des affaires dynastiques, à sortir de sa neutralité et à prendre le parti du prince Victor selon les vœux de son fils. De ce soutien resurgirent les vieilles querelles entre Eugénie et Plon-Plon (Witt 2007, p. 121). 47. Cette loi ne sera abrogée qu’en 1950. 48. Victor Napoléon Bonaparte (1862-1926), fils de Plon-Plon, était donc le petit-cousin de Napoléon III et le cousin du deuxième degré par alliance de l’impératrice Eugénie. 49. Eugénie cautionnait les prises de position de son petit-cousin, Victor Bonaparte, qu’elle aida même financièrement en 1888 pour que le parti impérialiste se rallie à l’élection législative partielle de 1889 de l’opportuniste général Georges Boulanger, pourtant à l’origine de l’épuration quelque temps auparavant des cadres impériaux de l’armée dans le cadre de la loi de bannissement de 1886 (Witt, op. cit., p. 194-195).

Les travaux du mausolée impérial terminés, le transfert des cercueils de Napoléon III et du prince impérial s’effectua en 1888 de Chislehurst à Farnborough, qui devint alors un lieu de mémoire et de culte du souvenir. Désormais sereine et rentière, l’ex-impératrice décida la même année d’adopter un nouveau mode de vie pour arpenter le monde. Cette femme, pour qui demeurer à la même place signifiait s’enliser, fit l’acquisition d’un yacht à vapeur de cinq cent quarante-quatre tonneaux50 à six cabines de maî tre51, appelé le Thistle52. Appartenant à l’origine au duc de Hamilton qui l’avait fait construire53, l’impératrice Eugénie le lui racheta à Amsterdam. Ce somptueux navire était commandé par le capitaine Upstill54 , yacht master très apprécié d’Eugénie. O utre les vingt-deux hommes d’équipage nécessaires, la suite de l’impératrice qui la rejoignait alors à bord se composait d’une dizaine de cuisiniers, maî tres d’hôtel et valets de pied55. Enfin, c’est également en 1888 qu’elle assista au mariage de Mar ie-Laetitia Bonaparte, dont il sera largement ques50. Registered at London, appeared on the Royal Yacht Squadron List 1885-1894, ship registration documents in class BT 108, Public Record Office, The National Archives Kew in Richmond, United Kingdom. 51. Lettre d’Eugénie à María del Rosário Falcó y Osorio, Villa Cyrnos, Cap Martin, AlpesMaritimes, 24 avril 1896, no CCXXX, Lettres familières de l’impératrice Eugénie, vol. II, Le Divan, 1935, p. 141. 52. Traduction anglaise du chardon des champs, symbole de l’Écosse, celui-ci faisait par là même référence aux origines de la mère de l’impératrice Eugénie. 53. « The Ex-Empress Eugenie », Sacramento Daily Record-Union, dimanche 25 octobre 1896, p. 4. William Alexander Louis Stephen Douglas-Hamilton, douzième duc de Hamilton, neuvième duc de Brandon (1845-1895), était un noble écossais issu du mariage du duc de Hamilton avec la princesse Marie de Bade, petite-fille adoptive de Napoléon Ier. 54. Originaire de Bristol, Francis Albert Upstill (1859-1917) arriva à Cowes vers l’âge de quinze ans. Il fut le premier officier en second du Thistle puis par la suite capitaine pendant dix-neuf ans. Lorsque le duc Hamilton décéda, le yacht devenant la propriété de l’ex-impératrice Eugénie, le capitaine de vaisseau se rendit de facto à son service. Lorsque le yacht fut réquisitionné pendant la Première Guerre mondiale par le gouvernement britannique pour effectuer des patrouilles, Upstill fut relevé de ses fonctions à cause d’un problème de vision. À sa mort, de nombreux hommages floraux furent déposés sur sa tombe, dont un de Louisa Vaughan où il était écrit : « With deep sympathy and in remembrance of many trips in the Thistle ». Sa famille s’établit alors dans l’île de Wight. 55. Autin 1990, p. 341.


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En haut, de gauche à droite : Le Thistle, yacht de l’impératrice Eugénie, photographié par le docteur Hugenschmidt (?). L’impératrice à bord du Thistle manipulant un appareil photographique. En bas : L’impératrice Eugénie et quelques proches photographiés sur le pont de son yacht.


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Plan de la Riviera française et de la côte ligure de Nice à San Remo figurant dans un des Guides Joanne de l’époque.

tion plus loin, avec son oncle Amédée56, duc d’Aoste, et effectua un nouveau séjour sur la Riviera. À l’aube des années 1890, les prémices d’un départ imminent sur la Côte d’Azur, motivé par la santé fragile d’Eugénie, se firent sentir : « L’impératrice avait plusieurs courses à faire et à voir son médecin qui lui conseille d’aller finir l’hiver dans le Midi […]. Pour le moment nous sommes à Londres et le temps n’y est guère agréable. Il y a eu de la neige et de la gelée au point que l’on patine partout, mais depuis quelques heures, il recommence à tomber une neige qui fond en touchant le sol ce qui rend les rues boueuses et produit une humidité qui vous transperce jusqu’aux os57. » Au début de l’année 1891, Eugénie quitta à nouveau le pays du brouillard et du spleen pour le pays bleu des rives méditerranéennes. Le passage à P aris fut doublement éprouvant puisqu’en plus de souffrir d’une pneumo-

56. Amedeo Ferdinando Maria di Savoia (1845-1890), duc d’Aoste, second fils du roi d’Italie Victor-Emmanuel II, fut temporairement roi d’Espagne sous le nom d’Amédée Ier de 1870 à 1873, ayant été élu par le parlement espagnol après le départ en exil de la reine Isabelle II. Remarié avec la fille de sa sœur Marie-Clotilde par dispense spéciale du pape Léon XIII, il en aura un fils, le comte Humbert de Salemi, qui mourra durant la Première Guerre mondiale de la grippe espagnole. 57. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Hôtel Victoria, Londres, 17 décembre 1890, collection particulière.

nie, elle constata l’état d’abandon dans lequel se trouvait son ancien domaine des T uileries : « Je ne puis dire à quel point les dix-sept jours que j’ai passés malade à l’hôtel en face des T uileries ont été tristes pour moi. Le jardin est presque abandonné, mal tenu, les beaux arbres ont été remplacés par de tout jeunes. Juste en face de ma fenêtre on a placé un débris calciné provenant du P alais brû lé58. » Alors que la reine ictoria venait d’établir ses quartiers d’hiver à Nice, Eugénie voulut, afin d’éviter cette ville lui rappelant trop de souvenirs déchirants de l’époque où elle était impératrice, épouse et mère, poursuivre un peu plus loin son périple thérapeutique et décida de se rendre jusqu’en Italie où elle s’installa au ictoria Hotel de San Remo vers la mi-février59. C’est là qu’elle apprit l’agonie de P lon-P lon, alors à Rome où il avait coutume de passer ses hivers : « Les nouvelles du prince Napoléon sont de plus en plus mauvaises, il est perdu et nous nous attendons d’un moment à l’autre à recevoir la nouvelle de sa mort. Sa femme, ses enfants, la princesse Mat hilde sont arrivés à Rome. L’impératrice a écrit à la princesse Clotilde que si le prince exprimait 58. Smith 1998, p. 311. 59. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Farnborough, 14 février 1891, collection particulière.


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le désir de la voir elle était prête à partir pour Rome. Je crois que le prince doit peu s’en soucier et il est de fait que sa présence serait inutile et qu’elle serait plutôt embarrassante. Nous attendons. [ …] La durée de notre séjour ici dépendra de ses nouvelles60. » Son séjour se prolongea jusqu’à l’annonce de sa mort survenue le 17 mars. Le testament fut alors ouvert une première fois à Ge nève dès le 19 mars, date des obsèques à T urin dans la nécropole de la maison de Savoie. On y apprend que P lon-P lon déshéritait son épouse Mar ie-Clotilde61 et ses enfants ictor et Marie-Laetitia au profit de son fils cadet Louis. Ce coup de tonnerre resta de courte durée au vu du testament, non conforme à la loi franç aise, et de l’absence de prétention du légataire imposé à faire valoir ses droits dynastiques. P endant ce temps, l’impératrice Eugénie effectuait le 24 mars sa première visite au nouveau prince de Mon aco62, Albert Ier, qui avait succédé à son père Charles III plus d’un an auparavant, accompagnée de madame Lebreton et de Franceschini-P ietri63. Cette fois, le prince, malgré le souci de discrétion d’Eugénie, lui réserva un accueil digne d’un chef d’État comme le rapporte Le Petit Ni ço is : « L’eximpératrice Eugénie est venue à Mon aco hier mardi. Accompagnée de trois personnes de sa suite, elle a rendu visite au prince et à la princesse de Mon aco. Au palais, le poste a rendu les honneurs. » Un repas fastueux fut alors organisé et l’on sait qu’à ce « déjeuner, avec l’eximpératrice, assistaient le duc et la duchesse de Rivoli, la comtesse Lepic, le baron et la baronne de Farincourt, le comte d’Or émieulx et la suite de l’ex-impératrice » . Cette attention particulière portée par le prince monégasque à l’ex-impératrice des Franç ais laissait entrevoir les débuts d’une relation particulière, voire filiale. On apprend ensuite qu’à « 3 heures, l’ex-impératrice est entrée chez le 60. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, San Remo, 11 mars 1891, collection particulière. 61. Ludovica Teresa Maria Clotilde di Savoia (1843-1911), première princesse Napoléon, était la fille aînée du premier roi d’Italie, Victor-Emmanuel II d’Italie. 62. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, San Remo, 25 mars 1891, collection particulière. 63. Journal de Monaco, no 1704, mardi 31 mars 1891, col. a, p. 1.

Menu du déjeuner du 24 mars 1891 au palais de Monaco auquel fut conviée l’impératrice Eugénie par le prince Albert Ier.

baron et la baronne de Farincourt, où le prince et la princesse sont venus la prendre pour la reconduire en voiture jusqu’à Me nton64 » . De retour à San Remo, l’impératrice y reç ut les enfants de P lon-P lon, alors de passage après les obsèques de leur père à Turin : « Le prince ictor, qui prend aujourd’hui le nom de Napoléon tout court, son frère Louis et la princesse Laetitia sont arrivés hier faire une visite à l’impératrice. Les deux frères, comme toute la famille sont en parfaite communion d’idées et de sentiments. L’accord complet règne entre tous. Le prince Louis a trouvé tout ce qu’on avait fait bien fait et est d’accord en tout avec sa mère, son frère et sa sœur sur tout ce qu’il y aura à faire. Il est arrivé lundi soir à T urin, après un voyage de 14 jours sans s’arrêter. En apprenant que son frère et sa sœur devaient partir le mercredi matin pour San Remo, il a dit spontanément aussitôt “ ous n’irez certes pas sans moi. Je partirai avec vous et il est venu. Les journaux ont pu dire et diront ce qu’ils

64. « L’ex-impératrice Eugénie à Monaco. Par dépêche de notre correspondant. Chronique locale », Le Petit Niçois, mercredi 25 mars 1891, no 83.


26 UN JARDIN POUR EUGÉNIE

L’impératrice Eugénie et son secrétaire Pietri à la gare de Lyon, s’apprêtant à monter à bord du wagon-salon leur étant réservé dans le train à destination de la Riviera.

voudront65. » En effet, ce règlement de comptes posthume et burlesque n’avait pas manqué d’intéresser la presse qui en exagéra les faits. Souhaitant uniquement assurer de son soutien les enfants du défunt avec lesquels elle avait toujours entretenu des rapports très chaleureux66, Eugénie préféra rester à l’écart de ces histoires de famille et laissa le prince ictor67 et ses proches partir pour P rangins où ils se réunirent une dernière fois pour se mettre d’accord sur de nouvelles conditions testamentaires sans entamer de procédure d’annulation68 : « Comme je te l’ai écrit, la visite des princes ictor et Louis et de la duchesse d’Aoste à San Remo, s’est bien passée. L’accord le plus parfait règne entre eux. Le testament du prince Napoléon a été ouvert à P rangins et quoi qu’il n’en soit pas valable devant la loi, on l’a accepté tel quel. Ils s’arrangeront entre eux. Il est dur pour la princesse Clotilde et pour ses enfants, à l’exception du prince Louis. Celui-ci, malgré les éloges qu’il y a pour lui, entend ne pas se séparer de sa mère et de son 65. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, San Remo, 2 avril 1891, collection particulière. 66. Contrairement aux idées reçues prêtant à l’impératrice Eugénie et à la duchesse Marie-Laetitia d’Aoste une relation haineuse, la correspondance de Franceschini-Pietri prouve qu’il existait entre elles une sincère affection. 67. Le prince Victor, voué comme sa fratrie à un destin solitaire, était très attaché à sa famille et visitait souvent sa mère Marie-Clotilde au château de Moncalieri, près de Turin dans le Piémont, et sa grande-cousine Eugénie à Farnborough. Exilé en Belgique, il reçut également le soutien de l’impératrice pour épouser Clémentine, la fille du roi des Belges. Mais Léopold II, dont la sœur Charlotte était atteinte de crises de paranoïa depuis l’exécution de son époux, l’empereur Maximilien du Mexique, abandonné à son sort par les troupes de Napoléon III, ne souhaitait pas cette forme de mésalliance avec un Bonaparte, de surcroît fils de Plon-Plon, ce qui pouvait compromettre ses relations avec la République française. Cet imbroglio allait finalement aboutir à un mariage après la mort du roi. 68. Witt, op. cit, p. 203-205.

La voie de chemin de fer entre Monaco et Menton, à hauteur de Cabbé, avant le tunnel du cap Martin.

frère ni de sa sœur, de sorte que le prince Napoléon obtient le résultat inverse de celui qu’il avait voulu atteindre. En accusant la princesse Clotilde de s’être séparée de lui pour cause politique, il fait ici la conduite du prince ictor et démontre ainsi qu’il n’a pu vivre en paix avec personne. Nous croyons, en outre, qu’il a dépouillé tous ses enfants légitimes pour assurer l’avenir de ceux qu’il avait eus avec M adame de Courson. Le prince Louis lui-même dont il fait son légataire universel, aura bien peu de choses, lorsque sa mère aura fait les reprises auxquelles elle a droit. Et c’est cette femme dont il a vécu qu’il accuse, c’est révoltant69! … » Une fois les délicates questions d’héritage réglées, l’impératrice, éprouvée elle-même par l’empathie qu’elle avait eue pour les siens lors de cet épisode dommageable, se résolut à prolonger son séjour sur la Riviera. P ietri annonç a à son beau-frère la destination choisie par l’impératrice : « Nous, nous partons pour le Cap M artin Hotel près de Me nton ( Alpes-Mar itimes70) . » P our se rendre sur la Riviera, l’impératrice Eugénie avait pris l’habitude, depuis quelques années, de voyager en train, dont le confort et l’expansion du réseau favorisaient la clientèle d’hivernants dont elle allait faire désormais partie. À Folk estone71, des bateaux assuraient la liaison maritime entre la Gr ande-Bretagne et la France en traversant la Man che. Arrivée au port de Boulogne, l’ex-impératrice prenait un train de la Compagnie des

69. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, Cap Martin Hotel, Menton, 11 avril 1891, collection particulière. 70. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, San Remo, 2 avril 1891, collection particulière. 71. « Les cours. Mondanités », Le Gaulois, no 5184, jeudi 16 janvier 1896, p. 2.


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chemins de fer du Nord qui la menait ensuite jusqu’à la gare du Nord à P aris. Elle s’y arrêtait alors plusieurs semaines, séjournant à l’hôtel Continental où elle occupait l’appartement du second étage avec une chambre et deux salons portant les numéros 181, 182 et 183 avec vue sur le jardin des T uileries72. C’est de la gare de Lyon qu’elle poursuivait son voyage vers le Mi di à bord du C ô te d’ AzurRapi de, un train de la Compagnie des chemins de fer de P aris à Lyon et à la Mé diterranée, dans lequel un wagon salon lui était réservé73. Oc tave Aubry tenta de restituer cette scène étonnante à laquelle pouvait assister, sans s’en rendre compte, n’importe quel badaud présent par hasard en ces lieux : « Sur le quai de la gare P .-L.-M. 74 , un matin de novembre, une dame âgée marche d’un pas encore alerte, ne s’appuyant qu’à peine sur sa canne. Le voile attaché au chapeau de crêpe laisse paraî tre des cheveux blancs et frisés, de beaux traits. Sous ses vêtements noirs, assez amples, sa tournure a de l’élégance. Q uelques personnes l’escortent. Des voyageurs la croisent, sans la connaî tre. Nul ne se découvre. Elle va, causant vite, assez haut… Elle monte en wagon , s’installe, demande si les deux dames qui l’accompagnent se trouvent bien. Un bouquet de violettes sur la table mobile du compartiment cache à demi ses revues, ses journaux. Elle se tient devant la vitre ouverte, dit quelques mots, sourit. Elle est contente. Elle a revu ses amis. Elle va vers le M idi qu’elle aime, où tous les hivers à présent elle retrouve le soleil. Le train glisse. Un petit groupe s’incline. Gr acieuse, la vieille dame salue. L’impératrice Eugénie est partie pour le Cap Mar tin75. » En ces années 1890, il fallait à peu près dixsept heures et demie pour parcourir les 1 111 k ilomètres séparant P aris de Me nton76. De Nice à Me nton, l’impé72. Castelot, Decaux, Kœnig, op. cit, p. 141. 73. « Échos », Le Petit Parisien, no 10018, samedi 2 avril 1904, p. 2. 74. La fusion des Compagnies de chemin de fer de Paris à Lyon et de Lyon à la Méditerranée en 1857 avait permis de créer la compagnie communément désignée sous le nom de Paris-Lyon-Méditerranée ou P.L.M. 75. Aubry 1933, p. 86. 76. Beauvais 1913, p. 207. Avec les progrès fulgurants des transports ferroviaires, le trajet put ensuite être accompli entre neuf heures quarante-trois minutes, puis six heures

Photographie de l’impératrice Eugénie, accompagnée de mademoiselle d’Allonville (?), prise à la sortie de la gare de Menton le 20 janvier 1911 (L’Illustration du 4 février 1911).

ratrice appréciait particulièrement le paysage qu’offrait ce tronç on de ligne perché entre roches escarpées et mer. À sa descente de train en gare de M enton, un landau ou une automobile l’attendait pour l’amener au terme de son voyage, invariablement accompagnée de sa garde rapprochée composée de madame Lebreton, sa dame d’honneur, et de Franceschini-P ietri, son secrétaire77.

trente-quatre minutes au début des années 1910. 77. R. de Fabron, « Échos de partout », Le Petit Niçois, samedi 7 janvier 1899, no 6.


Le cap Martin ou l’hiver


dans le Midi


Double page précédente : Vue panoramique sur le rocher de Monaco, Monte-Carlo, le cap Martin, le cap de la Mortola et Bordighera. Ci-contre : Le charme et les loisirs de Menton et du cap Martin à la Belle Époque à travers une affiche d’Ernest-Louis Lessieux.


L

a R iviera, nommée ainsi par les Britanniques d’après le mot italien issu du latin riparia signifiant « littoral » , a d’abord désigné les appontements de Gênes avant de concerner toute la côte ligure. la fin e du xix siècle, cette dénomination s’étendait aux rives de la mer M éditerranée1 depuis le littoral franç ais jusqu’audelà de La Spezia en Italie, constituant ainsi les Rivieras du Levant et du P onant2. La partie franç aise de la Riviera adopta le nom qui la distinguait le mieux des autres paradis terrestres lors de la parution en 1887 du livre de l’ancien sous-préfet et député de la M oselle, Stéphen Liégeard3, intitulé La C ô te d’ Azur. Ce titre lui fut inspiré un soir lors d’un dî ner chez son ami, l’académicien X avier M armier, qui lui fit la réflexion suivante : « Interrogez votre mémoire, faites appel à votre imagination, leurs réponses vous donneront bientôt le beau livre qu’attend le pays bleu4 . » La renommée de cette région commenç a pourtant bien avant la vague du gotha mondain venu élire domicile en ce lieu de villégiature exceptionnel entre 1850 et 1914. Inévitablement influencée par ces règles du passé et l’Antiquité qui avait longuement marqué son histoire et s’était ancrée dans ses us et coutumes, la Côte d’Azur fut, comme l’Amérique, ( re) découverte par des voyageurs au xVi iie siècle. En effet, une alliance diplomatique et commerciale séculaire entre la maison de Savoie et la couronne d’Angleterre5 favorisa la venue des premiers 1. Appelée mare mediterraneum par les Romains, cette mer était donc désignée en latin comme une vaste étendue d’eau « au milieu des terres », sous-entendu « du monde connu ». 2. Issu du terme ponere signifiant déposer, le ponant désigne traditionnellement le côté où le soleil se couche. 3. Stephen Liégeard (1830-1925) était un poète français qui inspira le personnage du « sous-préfet aux champs » des Lettres de mon moulin écrit par Alphonse Daudet. 4. Noëlle Bine-Muller, « La Naissance d’un mythe », La Côte d’Azur a cent ans, Historama, Histoire magazine, numéro spécial, 1987, p. 23-25. 5. Ces deux États à vocation maritime partageaient une géostratégie de protection

hivernants anglais à Nice, comme le médecin écossais T obias Smollett. Déjà, à partir du xV iie siècle et surtout au siècle des Lumières, The Tour, ou Gr and T our, inventé par l’aristocratie britannique, était un long voyage culturel destiné à parfaire l’éducation des jeunes gens, ou gentlemen, des plus hautes classes de la société européenne, en particulier britannique ou allemande, pendant ou après leurs études. L’ultime escale à Rome avait valeur de brevet de grande culture. Au cours de son T our d’Europe en Italie, le comte polonais Moszy s i constata « que les Anglais ont l’habitude de fuir leur pays dès l’automne comme les hirondelles pour y revenir au printemps6 » . La notion d’hiver dans le Mi di venait ainsi de naî tre. Les séjours à la campagne ainsi qu’aux eaux mis ensuite à la mode par la société nobiliaire anglaise, une véritable révolution touristique provoqua la plus grande migration d’oisiveté que l’Europe ait jamais connue et inaugura, dès le xixe siècle, un nouvel art de vivre, la villégiature, dont lord Henry Brougham fut l’un des pionniers en France méridionale. Avant tout plaisir mondain, le goû t pour cette forme d’occupation fut ensuite encouragé sous des prétextes scientifiques et pour les vertus thérapeutiques du climat réputé guérir les maladies pulmonaires. La saison hivernale recueillant tous les suffrages, l’été était considéré comme une période morte et ingrate durant laquelle les hommes et les femmes en âge de travailler allaient « faire la saison » , de juin à septembre, dans l’arrière-pays, contrée moins chaude et plus généreuse. Seuls restaient les personnes âgées, les enfants et le personnel des villas, comme les gardiens et les jardiniers y travaillant généralement à mutuelle face à la France et aux territoires des Habsbourg. ‘ Journal de voyage. La France (1784-1785), t. I, Alain 6. August Fryderyk Moszynski, Baudry & Cie, 2010.


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Le roi de Belgique, Léopold II, en visite dans le quartier de la Condamine, en contrebas du rocher de Monaco.

l’année. L’automne venu, la région retrouvait sa population autochtone qui accueillait ensuite, de novembre à mai, les riches étrangers au service desquels elle se mettait. Soucieuse d’asseoir sa toute jeune république dans le concert des nations et d’avantager son image, la France de la Belle Époque assura un accueil digne de ses anciens rois à l’élite princière qui souhaitait « hiverner » sur ses côtes méridionales. Le roi Léopold II de Belgique, la tsarine Maria Alexandrovna de Russie et la reine ictoria de G rande-Bretagne comptèrent parmi les premiers illustres hivernants. La fréquentation progressive de familles régnantes, d’aristocrates, de rentiers et d’artistes venus d’Angleterre, de Russie, de Belgique, d’Autriche-Hongrie, d’Italie, de France voire d’Amérique du Nord entraî na l’âge d’or des villes d’hiver tant convoitées, d’octobre à avril. Nice, Hyères, Cannes, Saint-Raphaë l, Beaulieu-sur-M er, illefranche et enfin Menton apparurent parmi les stations

climatiques les plus cotées. M enton et Nice avaient alors comme uniques rivales Bordighera et San Remo. Conç ues pour le plaisir d’une classe sociale le temps d’une saison allant d’octobre à mai-juin, elles étaient le conservatoire où se dispensaient toute sorte de loisirs organisés et encadrés par l’aristocratie et la riche bourgeoisie issues des colonies principalement anglaise et russe en villégiature : l’aquarelle, la lecture, la religion, la danse, les concerts en k iosque, le jeu du casino, le bridge, le tennis, la chasse, la marche et les excursions dans l’arrière-pays. Ces villes du Mi di avaient été, pendant des siècles et en l’absence de routes appropriées, accessibles uniquement par la mer. Au milieu du xixe siècle, le moyen le plus confortable de rejoindre l’Italie était encore d’emprunter la voie maritime de Mar seille à Gê nes. Les voyageurs les plus téméraires pouvaient s’aventurer, à leurs risques et périls, par voitures à chevaux sur les seuls passages qui émaillaient alors la côte, à savoir les routes de corniche et certains chemins muletiers. Cette rare desserte des cités du littoral allait pourtant être modifiée par l’amélioration prochaine des conditions de transport. Le signe le plus probant des avancées spectaculaires de la révolution industrielle fut l’arrivée du rail dans la région. À contrées nouvelles, intérêts nouveaux. Souverains, aristocrates et grands bourgeois de l’Europe entière, venus sur la Côte le temps d’une saison, se firent par conséquent construire de somptueuses demeures parées de jardins magnifiques. La « Provence, fécond jardin » vanté au siècle précédent par l’abbé Delille7, fut particulièrement prisée et représenta un terrain propice à l’intérêt grandissant du xixe siècle pour la botanique et l’innovation horticole, comme un retour au jardin d’Éden8. Dans un contexte immémorial de ruralité, émergea, grâce à « l’étranger » , un paradis terrestre passant du modèle antique à la mode exotique. Les Britanniques apportèrent

7. Abbé Jacques Delille, Les Jardins ou l’Art d’embellir les paysages, Didot, 1782. 8. De tout temps, le jardin fut synonyme de nature domptée et améliorée par l’homme se considérant à l’égal de Dieu, faisant ainsi référence à l’un des douze travaux d’Hercule consistant à capturer le lion de Némée et à rapporter sa peau réputée impénétrable.


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La reine Victoria, accompagnée de quelques proches, en promenade sur la colline de Cimiez à Nice avec son fidèle âne Jacquot, vers 1895.


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Sir Thomas Hanbury à la fin du XIXe siècle.

le charme du jardin anglais, les Allemands une parfaite connaissance des plantes liée à la rigueur germanique, et les Russes l’extravagance de la cour des tsars. L’idée était de créer un jardin aux nombreuses variétés de plantes, donc de les introduire et les acclimater à cette région à des fins alimentaires, d’agréments ou industrielles. Peut-on imaginer aujourd’hui la Côte d’Azur sans ses milliers de palmiers, cactus et oiseaux de paradis ? P ourtant, cet environnement qui aujourd’hui nous enchante ne date, tout au plus, que de deux siècles. La Riviera, foncièrement minérale et dont la pinède était l’état originel, acquit ce charme si particulier de cette fin de millénaire grâce au travail forcené de nombreux botanistes, acclimateurs, naturalistes et

jardiniers, amateurs ou professionnels passionnés, qui en modifièrent très largement le paysage. John Taylor, le docteur Bennett, Alphonse K arr, les frères Hanbury9, Charles Huber, Ludw ig W inter ou encore Augustin G astaud furent parmi les premiers botanistes, éclairés ou amateurs, à sublimer ces rives de la M éditerranée. Abrité naturellement par le massif alpin, le cap M artin, éperon verdoyant s’avançant dans les flots méditerranéens, faisait face au rocher de M onaco, fondé selon la légende par Hercule qui en aurait creusé le port et que l’on adora sous le nom de M onoecus, seule divinité du pays à laquelle un temple était dédié. la fin du xixe siècle, la place s’était largement étendue et l’observateur posté à distance pouvait alors constater qu’une certaine frénésie électrique caractérisait la principauté : « [ … ] dans la lueur blafarde de la petite constellation terrestre, une foule inconsciente s’agite, cherchant à oublier dans la folie des plaisirs que la loi qui régit le monde est une loi de lutte et de douleur10 » . De l’autre côté du cap, la petite bourgade de M enton, surnommée la ville des roses, représentait un important producteur de citrons en Europe depuis le xV e siècle. La tradition voulait que M enton fû t l’endroit où aurait poussé le premier citronnier après qu’È ve, chassée du jardin d’Éden, eut offert l’agrume, cueilli à l’orée du pays des délices, à la cité qui lui rappelait tant son paradis perdu. En plein hiver, sous un ciel bleu azur, ces agrumes arrivaient alors à maturité et M enton se parait de jaune, célébrant ainsi au moment du mardi gras le citron qui y régnait en maî tre absolu. P rotégé des vents par les monts alentour, le site représentait un lieu de convalescence propice au calme et à 9. Ayant fait fortune dans le commerce des épices, du thé et de la soie aux Indes et en Chine, les frères Hanbury, Thomas (1832-1907) et Daniel (1825-1875), cherchèrent une résidence afin de se soigner loin du temps pluvieux de leur pays d’origine. En achetant en 1867 le promontoire du cap de La Mortola proche de Vintimille à la frontière francoitalienne, sur lequel s’élevait une demeure bâtie au XVIe siècle, ils eurent également l’idée d’y créer un jardin pour y acclimater un nombre impressionnant de plantes tropicales et subtropicales de grand intérêt botanique et pharmaceutique provenant de tous les coins du monde (Serge Panarotto, Jardins et châteaux de la Côte d’Azur, Édisud Patrimoines, 2005, p. 114). 10. Michel Jacquemin, « À la villa Cyrnos », Le Carnet historique et littéraire, t. XX, 1904, p. 159.


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la douceur de vivre tant recherchés par les hivernants aisés souffrant de maladies poitrinaires. « Fermant la baie de M enton et prolongeant sa pointe ombreuse dans la mer au ressac isochrone11 et chantant, le cap M artin semble une péninsule neutre, une principauté inédite, en dehors du concert européen. Là, les bruits du monde turbulent s’arrêtent. La noire forêt d’oliviers ferme ce désert élégant, et la mer bordée d’arbustes toujours verts clôture cette T hébaï de12. » Une trichotomie sociétale existait donc entre le rocher, la baie et le cap. En foulant pour la première fois le sol du cap M artin, le promeneur observateur pouvait ainsi décrire son paysage : « En descendant des hauteurs de Roquebrune, où de noirs caroubiers pointent ç à et là dans le feuillage des citronniers chargés de fruits, on a tout le temps sous les yeux une verte presqu’î le dont la pointe s’enfonce comme un éperon dans la mer. C’est le Cap-M artin, dont la belle forêt d’oliviers et de pins d’Italie se dresse comme une muraille ondoyante entre les terrasses de M onte-Carlo et la ville de M enton. Il semble que la nature, redoutant – pour une fois – un trop violent contraste, ait voulu séparer le séjour des plaisirs faciles du vallon fleuri, paisible, où tant de pauvres êtres, courbés sous le poids de leurs maux, se réfugient pour trouver le salut13. »

11. Il s’agit là de l’agitation de la surface marine, résultant de l’interférence de la houle et de sa réflexion contre une côte, dans des intervalles de temps égaux. 12. Edmond Lepelletier, « Au cap Martin », L’Écho de Paris, no 3914, mercredi 13 février 1895, p. 1. La partie habitée de la Thébaïde, région méridionale de l’Égypte antique avec Thèbes pour capitale, était entourée de déserts dans lesquels se retirèrent les premiers ermites et anachorètes chrétiens, d’où le sens de lieu isolé et sauvage servant de retraite que le mot a pris plus tard. 13. Jacquemin, op. cit., p. 154.

Affiche d’époque vantant les qualités climatiques et horticoles de Bordighera.


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Un cap, une histoire S

itué sur la route de Rome reliant le cœur de l’empire à l’Extrême-O ccident, le cap M artin fut inextricablement lié aux aléas de l’Antiquité. Son destin se confondit plus tard avec ceux de la seigneurie de Roquebrune, de la principauté de M onaco et du royaume de P iémont-Sardaigne. La péninsule dépendit alors des différents souverains qui se partagèrent son territoire. Cependant, le cap M artin n’ayant eu aucun intérêt en matière géopolitique, il demeura relativement protégé en restant à l’écart des mouvances, tant politiques qu’économiques, qui secouèrent les cités et communautés voisines.

Une ré gion de passage straté giqu e À l’origine, le cap ne comptait que de rares habitants car il était préférable alors de se réfugier sur les collines et les hauteurs rocheuses du mont Gros afin de se protéger de toute forme de prédation dans ce pays situé sur un axe majeur de communication entre l’est et l’ouest de l’Europe méridionale. T raversant le cap M artin, la via Aurelia vit passer Jules César puis quelques décennies plus tard l’empereur Auguste. En effet, lorsque les Ligures, qui avaient établi des enceintes fortifiées d’imposants blocs de pierre sur les hauteurs du mont G ros, menacèrent les comptoirs grecs de toute la région, le fils adoptif du dictateur entreprit

avec ses légions la conquête des Alpes afin de rétablir la paix. En l’an 6 avant Jésus-Christ, le sénat romain décida la construction du T rophée des Alpes sur la colline de La T urbie pour commémorer la victoire d’Auguste sur les dernières peuplades rebelles de cette région montagneuse. C’est à cette époque que fut entreprise la rénovation de l’antique voie qui passait au pied du monument et désormais baptisée via Julia Augusta. L’empereur Caligula l’emprunta à son tour, avant que la zone ne soit le théâtre de combats acharnés. À la mort de Néron en 68 après Jésus-Christ, O thon, itellius et espasien se proclamèrent empereurs et des batailles sanglantes les opposèrent dans la plaine du lieu-dit de Carnolès1. T émoin de ces temps anciens, le mausolée de Lumone, authentiques « ruines d’une villa romaine plantée de travers sur le bord du chemin2 » de la voie antique dans la partie septentrionale du cap, rappelait, en cette fin du xixe siècle, le passage de ces légions. La chute de l’Empire romain et sa dislocation firent naître une multitude de républiques, comtés et baronnies dont la région subit les aléas géopolitiques ainsi que les invasions lombardes. 1. Le nom de ce quartier de Roquebrune-Cap-Martin provenant de Carnolesia (tiré de carnis loesio) rappelle par son étymologie le lieu d’un carnage où les troupes de Vitellius furent massacrées par celles d’Othon. 2. Michel Jacquemin, « À la villa Cyrnos », Le Carnet historique et littéraire, t. XX, 1904, p. 159. Ce monument funéraire romain, dit de la villa Lumone, dont parle l’Itinéraire d’Antonin, possédait une élégante façade polychrome formée de trois arcades et effritée par le temps. Il avait probablement été construit au Ier siècle de notre ère et évoquait l’existence d’une nécropole de quelque importance qui devait se développer autour de la borne DXCVIIII de cette voie romaine menant de l’Italie en Gaule.


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Le cap Martin dans la seconde moitié du XIXe siècle, avant l’achat du domaine et les travaux d’aménagement par Colvin White.

ers le début du Vi iie siècle, Charlemagne fut par deux fois l’hôte de cette contrée stratégique sur la route de Rome. À cette même époque, fut bâtie, sur le cap Mar tin, une basilique dite de Carnolès placée sous l’invocation de saint Mar tin, évêque de T ours et grand évangélisateur des Gau les. Il est vraisemblable qu’il s’agisse là de l’origine du nom de la péninsule. La fondation de Roquebrune3 remonte quant à elle aux environs de 970 lorsque Conrad Ier, comte de intimille, y construisit, sur ce rocher qui culmine à environ 300 mètres, une forteresse surmontée d’un donjon pour renforcer la 3. Le nom de Roquebrune allait apparaître pour la première fois en 1115 dans un hommage rendu par le comte de Vintimille à la place fortifiée, document aujourd’hui conservé dans les archives de Gênes.

frontière occidentale de son domaine féodal et prévenir ainsi un retour offensif, terrestre ou maritime, des hordes sarrasines qui parcouraient encore trop souvent ce secteur4 . En 1061, apparut la première mention écrite de la chapelle située sur le cap et placée sous le vocable de Sancti M artini. Qu elques années plus tard, en 1082, le comte Conrad III de intimille fit don « de l’église Saint-Martin en la vallée de Carnolès avec les maisons, vignes, champs, terres cultivées et incultes, ainsi que les choses apparte-

4. Remaniée et agrandie au XVe siècle par les Grimaldi, seigneurs de Monaco, la forteresse subit beaucoup de vicissitudes à cause de son emplacement stratégique puis fut vendue en 1808 comme bien national à des Roquebrunois. En 1911, ses ruines furent rachetées puis relevées par un riche Britannique, sir William Ingram, qui en fit don à la commune dix ans plus tard.


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Double page précédente : Plan de la principauté de Monaco au XVIIIe siècle, figurant le cap Martin et les seigneuries de Roquebrune et de Menton.

nant à ladite basilique5 » à l’abbaye bénédictine des î les de Lérins6. Ses moines y fondèrent un prieuré7 et réalisèrent la première mise en valeur des terrains du cap. Cette installation eut pour conséquence d’officialiser l’existence du cap dont la désignation citée vers 1300 indiquait alors : loco dicitur u C apo de Sanct M artin. Dans la seconde moitié du xiie siècle, le territoire passa sous l’administration de la république de Gê nes tandis qu’en 1215 débutait la construction sur le rocher de Monaco d’un ensemble fortifié. Une légende prétend que saint Louis, en partance pour les croisades, serait venu dans la baie du Gol fe Bleu se ravitailler en eau et en citrons. Au cours de ce même xiiie siècle, une crise dynastique sans précédent pour la succession au trône du Saint Empire romain germanique provoqua des guerres civiles durant lesquelles les Gé nois s’opposèrent violemment entre guelfes, appuyant les prétentions de la papauté, et gibelins, contestant le pouvoir des pontifes au profit de la suprématie de l’institution impériale. Ces derniers vaincus, leur chef Francesco Gr imaldi, dit M alizia, fut alors contraint de se replier non sans accomplir en 1297 une ultime conquête en s’introduisant astucieusement au sein de la forteresse génoise de Mon aco habillé en moine franciscain, cependant armé d’une épée. Sous le règne de Charles Ier, la seigneurie de Me nton et le cap Mar tin devinrent, par un acte de cession de 1346, domaine héréditaire des G rimaldi de Mon aco, suivi neuf ans plus tard, en 1355, par celle de la seigneurie de Roquebrune par le comte de intimille au profit du prince monégasque. L’indépendance et la souveraineté de Mon aco furent 5. Thérèse Ghizzi et Robert Fillon, « Les chasses du prince Antoine Ier au cap Martin », Annales monégasques. Revue d’histoire de Monaco, Publication des Archives du palais princier, no 22, 1998, p. 126. 6. Cette abbaye de moines cénobites fut fondée vers 400 et implantée sur l’île SaintHonorat dans l’archipel des Lérins, face à Cannes. 7. Ce monastère fut abandonné au XIIe siècle après que les Sarrasins l’eurent vandalisé. Aujourd’hui les ruines d’une chapelle du VIIIe siècle sont encore visibles aux abords du sémaphore.

reconnues officiellement en 1 24 lors du traité de Tordesillas signé par Charles Quint, qui y fit un bref séjour en 1529. Négocié par Richelieu, le traité de P éronne de 1641 allait faire reconnaî tre à Honoré II ses titres et placer la principauté dans la mouvance franç aise.

Le terrain de chasse des princes de Monaco La paix dans la région ne fut ensuite perturbée que par des passages de troupes lors des guerres de Louis I et de Louis ainsi que par des incursions de pirates barbaresques. Le prieuré du cap M artin, désaffecté depuis longtemps, fut finalement vendu par l’abbaye de Lérins au prince de Mon aco au début du xV iiie siècle. Cet espace, retourné à l’état sauvage après des siècles d’abandon, devint alors un terrain de chasse privilégié pour les princes monégasques. Conséquence des vicissitudes de la Révolution franç aise et de l’entrée des patriotes dans Nice en 1792, le prince Honoré III subit la confiscation, par décision de la Convention nationale, de son domaine de M enton, Roquebrune et du cap Martin qui firent désormais partie, avec le comté de Nice, du nouveau département des Alpes-Mar itimes. Considérée comme bien national, la forêt de la péninsule fut alors vendue en 1798. T emporairement annexée sous le P remier Empire, la région de Monaco bénéficia d’une avancée spectaculaire en termes de voies de communication avec la construction de la route de la Gr ande Corniche décidée par Napoléon Ie, route que le pape Pie II emprunta en 1812 lors de sa déportation à Fontainebleau ordonnée par l’Empereur lui-même. La forêt du cap M artin, quant à elle, fut cédée en 1806 aux Hospices réunis de la ville de Nice qui l’utilisèrent comme pâturage. Le traité de P aris de 1814, organisé à l’issue de la première abdication de Napoléon, vit la principauté restau-


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rée retrouver ses limites de 1792, annonç ant le retour du cap M artin dans son giron. La place forte de M onaco fut ensuite mise sous protectorat de la maison de Savoie, rétablie sur le trône du royaume de P iémont-Sardaigne, par le congrès de ienne de 181 . Le prince Honoré de Mon aco racheta à titre privé, en 1822, le domaine allodial8 de la forêt du cap. Mar quées par les émeutes frumentaires9 et les révoltes libérales des décennies suivantes, ayant malheureusement abouti au rejet des doléances de réformes adressées par les Me ntonnais au prince Florestan Ier, les cités de Roquebrune et de Menton firent sécession avec la principauté et s’érigèrent en « villes libres » sous protectorat sarde en 1848. Ce fut au cours de ces événements séparatistes que Roquebrune se déclara propriétaire légale du cap Mar tin et de sa forêt dépendant jusque-là de la propriété foncière du prince de Mon aco.

Les ventes

Par décret promulgué en 18 7, le roi ictor-Emmanuel II de Sardaigne permit à la commune de Roquebrune de mettre sous régime de concession d’exploitation ces biens confisqués et jusque-là mis sous séquestre. Les terrains du cap, surtout ceux au centre de la péninsule, intéressèrent naturellement les gens du pays, ces lopins leur revenant moins cher que ceux situés en contrebas à Carnolès. Finalement, après un dernier décret signé le 7 aoû t 1859, la mise en vente du cap M artin fut autorisée. L’ensemble des terrains fut alors vendu le 15 septembre suivant, pour 60 000 francs, au comte Jules de Mou chy10

8. Se disant d’une terre non soumise aux droits seigneuriaux, cette propriété privée était alors différenciée du domaine public de la principauté. 9. Ces révoltes relevaient des difficultés rencontrées par la population dans l’approvisionnement de ce blé tendre, le froment. 10. Il s’agirait du comte Jules de Marande de Mouchy, installé en 1864 à Golfe-Juan et sans lien de parenté avec le duc Antoine de Mouchy, proche de l’impératrice Eugénie. Il était en outre le père de Charles de Mouchy (1865-1928), promoteur de la propriété immobilière accessible aux plus modestes à Mandelieu-la-Napoule dont la fille était l’historienne Emmanuelle de Marande de Mouchy.

et à Ange Borgo, « entrepreneur de bâtisses à G ênes11 » . Le 11 novembre, la signature du traité de paix de Z urich par Napoléon III et l’empereur François-Joseph mit fin à la guerre d’Italie opposant la coalition franco-sarde à l’Autriche12. Les Autrichiens abandonnaient la Lombardie à la France qui la rétrocédait au royaume de P iémontSardaigne. En contrepartie, ictor-Emmanuel II autorisait Napoléon III à annexer le comté de Nice et le duché de Savoie, mis à part le Me rcantour, alors terrain de chasse du roi de Sardaigne. Ce traité d’annexion fut signé à T urin le 24 mars 1860. Comme à son habitude, l’empereur des Franç ais consulta les habitants par plébiscite, celui du comté de Nice étant organisé le 16 avril par le sénateur P ietri13, commissaire du gouvernement pour l’annexion. Officiellement, la population répondit favorablement, ce qui permit de ratifier le traité. P endant ce temps au cap Mar tin, rien ne troubla d’éventuelles transactions immobilières, comme en atteste la vente pour 95 000 francs de la majeure partie des terrains appartenant à Ange Borgo au profit du comte de Mou chy le 20 septembre de la même année. L’année suivante, afin de régler définitivement le différend et s’assurer de bons rapports diplomatiques ultérieurs avec la principauté de M onaco, Napoléon III passa un accord avec Charles III14 en signant le 2 février 1861 le traité de P aris par lequel le prince de M onaco renonç ait à tous ses droits sur les communes de M enton et Roquebrune, malgré ses réticences sur la forêt du cap 11. Ghizzi et Fillon, art. cit., p. 122. 12. Sous domination autrichienne depuis 1849, date de l’avènement de Victor-Emmanuel II (1820-1878), le royaume de Piémont-Sardaigne revendiqua très tôt sa vision nationaliste d’un État italien. Aux fins de servir en secret les intérêts du roi de Sardaigne, dont elle était devenue la maîtresse, la comtesse de Castiglione (1837-1899), aristocrate et espionne piémontaise, fut envoyée en France par son cousin, le Premier ministre Camillo Cavour (1810-1861), pour devenir celle de Napoléon III afin d’obtenir l’appui du gouvernement français pour la création d’une Italie unifiée et indépendante. Assuré de son aide, le roi put entamer le processus qui aboutit aux batailles de Magenta puis de Solferino qui permirent dans un premier temps de bouter les Austro-Hongrois hors du territoire. 13. Pierre-Marie Pietri (1809-1864) était le frère de Joseph-Marie (1820-1902), respectivement à cette époque ancien et futur préfet de police de la Ville de Paris. 14. Charles III de Monaco (1818-1889), prince souverain de Monaco, était le fils du prince Florestan Ier.


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Mar tin. Roquebrune, dont dépendait le cap, devenait donc officiellement et définitivement française. Fortement endetté, le comte de Mou chy revendit ses terres du cap Mar tin pour 265 000 francs, le 6 aoû t de cette même année, à P auline T olstoy, veuve d’un dénommé Arsène de Ge rebetzoff15. C’est dans cet acte de vente authentique que figura pour la première fois la désignation de l’ensemble de ces terres comme « domaine du Cap Mar tin16 » . T andis qu’en 1864 Nice accueillait le chemin de fer, Charles III renonça définitivement, par une lettre adressée à Napoléon III le 3 mai 1865, à son bon droit sur le cap et reçut une indemnité de 4 millions de francs-or. Afin de générer de nouvelles ressources financières et sortir la principauté de son isolement après ces pertes territoriales, le prince inaugura en juillet un nouveau casino, fondé par Franç ois Blanc17, sur un plateau jusque-là sauvage et désert, appelé les Spélugues, rebaptisé pour l’occasion M onte C arlo en l’honneur du souverain. Faute de tenir ses engagements de paiement auprès de ses créanciers, des poursuites judiciaires furent engagées contre madame de Ge rebetzoff qui fut expropriée de son domaine du cap Mar tin. La saisie de ce dernier aboutit à sa mise en vente aux enchères publiques et à son acquisition, le 22 avril 1868, par Gu illaume Gal déric Sabatier18 au prix de 111 000 francs. La même année, Franç ois Blanc négocia avec la Compagnie des chemins de fer de P aris à Lyon et à la 15. En réalité, il s’agissait de Polina Jerebtsova, demeurant à Saint-Pétersbourg et veuve de Nikolai Arsenievitch Jerebtsov, écrivain russe mort en 1860, leurs dénominations ayant été francisées pour le présent contrat (Camille Dreyfus, La Grande Encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres, et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. XXI, Henri Lamirault, 1895, p. 111). 16. Acte de vente du 29 mars 1889, Veuve Aubaret à White, Étude de Maître Paul Albini, Notaire à Menton (Alpes-Maritimes), no 200, 498W65, Archives départementales des Alpes-Maritimes. 17. François Blanc (1806-1877), promoteur immobilier français, organisateur de jeux de hasard, surnommé « le magicien de Monte-Carlo », avait également fondé la Société des bains de mer en 1863. 18. Guillaume Galdéric Marie Antonin Sabatier (1817-1883), docteur en médecine à Paris, naquit à Montpellier et mourut dans son château du Prieuré à Pierrefonds, à côté de Compiègne.

Mé diterranée ( P LM) pour que le nouveau quartier de Mon te-Carlo soit desservi par la ligne de train en construction entre Nice et Mon aco, dont l’ouverture eut lieu le 19 octobre19. Cet événement majeur contribuant à la prospérité des affaires créées par ce nouveau lieu de villégiature et de luxe, le prince Charles III décida d’abolir officiellement toute levée d’impôts à Mon aco le 8 février 1869. En outre, le prolongement de la ligne jusqu’à M enton fut achevé le 6 décembre. Dix ans plus tard, était célébrée l’ouverture, le 25 janvier 1879, du T héâtre de la P rincipauté, au cours de laquelle Sarah Bernhardt se produisit pour l’inauguration de la salle G arnier, futur O péra de M onte-Carlo20. Au début de l’été de cette même année, le docteur Sabatier vendit à un certain Henri Gas taldy une petite parcelle de son vaste terrain. Après le décès du propriétaire du domaine du cap Mar tin, celui-ci fut attribué, par acte de partage de la succession le 7 juin 1884, à sa veuve, Adélaï de Sabatier, née Ge nnequin, contre un versement d’un peu moins de 108 000 francs. Celle-ci se remaria l’année suivante avec Roger Aubaret21. À partir de 1886, monsieur Blondin, directeur du tir aux pigeons de Mon aco dépendant de la Société des bains de mer, loua une partie du cap Mar tin à madame Aubaret pour y créer une société de chasse privée. Le maquis fut alors grillagé. Un chenil, destiné à recevoir une douzaine de chiens, des clapiers artificiels et des abreuvoirs, ali19. Pour réaliser l’achèvement de l’opéra Garnier de Paris, que les gouvernements français successifs n’avaient osé budgéter tant il était représentatif des abus du Second Empire, François Blanc prêta à l’État français l’argent nécessaire à la condition que la ligne ferroviaire fût prolongée de Nice à Monaco en passant par Monte-Carlo (JeanMichel Leniaud, « Le choix du Sud : architectures d’art et d’argent », in Les Riviera de Charles Garnier et Gustave Eiffel. Le rêve de la raison, Imbernon, 2004, p. 155). 20. Marie Blanc fut l’instigatrice de la construction de cet opéra dont l’architecte Charles Garnier fut chargé. De son union avec François Blanc, Marie Charlotte Hensel (1833-1881) avait une fille, Marie-Félix Blanc (1859-1882), plus tard épouse de Roland Bonaparte (1858-1924), qui ne se remit jamais de l’accouchement de sa fille, Marie Bonaparte (1882-1962), psychanalyste et amie de Sigmund Freud. 21. Jean Steinmetz, Historique du Domaine de l’Hôtel du Cap Martin, note, p. 3.


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mentés par la Compagnie des eaux de M enton, furent alors construits ainsi qu’une faisanderie22, relais et lieu de départ pour un parcours cynophile aménagé dans les ronces et les basses futaies. Cet ensemble, établi sur les terres de chasse autrefois fréquentées par le prince de Mon aco, fut inauguré à l’automne de la même année, le 19 novembre. La réserve d’un gibier très varié tel que chevreuils, faisans, lièvres, perdrix et renards connut un succès retentissant auprès de la gentry internationale qui s’y retrouvait pour pratiquer la chasse à tir, au rabat et 22. Cette faisanderie, située à l’intersection dite « des quatre chemins », dénommée plus tard carrefour du Faisan Doré, où l’ancienne voie romaine redescendait vers le littoral, servira de base à la construction du chalet du Pin.

Le cap Martin vu des terrasses de Monte-Carlo.

aux chiens courants. Le personnel attaché à cette réserve, portant une livrée bleu et vert galonnée d’argent, comprenait un garde chef, deux gardes auxiliaires et une vingtaine d’employés. La péninsule était ainsi devenue le « bois de Boulogne » de la colonie étrangère de M enton et Mon aco. Alors que la région venait d’être frappée l’année précédente par un terrible tremblement de terre, les trompes de chasse retentirent pour la dernière fois au cap Mar tin durant l’hiver 1888-1889.


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La White Company A

vant même l’aménagement résidentiel du cap Martin, tous ces événements avaient influencé à jamais l’évolution économique et écologique de l’ancien territoire de chasse des princes de Monaco. la fin des années 1880, la popularité de ce promontoire verdoyant était telle qu’elle attira les investisseurs. Ces derniers comprirent qu’ils avaient là une opportunité exceptionnelle de répondre aux besoins d’hébergement des classes fortunées. Les voyages fréquents de la reine ictoria sur la Riviera influèrent durablement sur les habitudes britanniques et mirent au goû t du jour la petite station hivernale de M enton. Un sujet de Sa G racieuse M ajesté, nommé Wh ite1, se rendit sur la côte méridionale de la France avec une idée ambitieuse qui allait changer l’histoire du cap M artin. En 1889, le 29 mars, un acte de vente fut signé entre Adélaï de G ennequin et Colvin W hite, la veuve des sieurs Sabatier puis Aubaret2 cédant pour 575 000 francs au propriétaire rentier écossais, résidant à l’époque à M onaco et « n’ayant de la langue franç aise qu’une connaissance incomplète » , l’ensemble de sa propriété d’environ deux cents hectares. Celle-ci était alors décrite comme un « vaste domaine [ … ] , appelé Cap M artin, en nature de forêts ainsi planté de pins et parsemé de broussailles y existant diverses maisons, l’une

1. Originaire d’Écosse, George Colvin White était un homme d’affaires connu outreManche pour avoir été le pionnier de l’installation du tramway dans le pays, notamment à Bristol où il était surnommé à ce titre le « Tramway King » (Gayraud 2006, p. 249). 2. Adélaïde Émilie Lavabre-Gennequin, veuve en 1888 de son second mari, Ernest Hugues Roger Aubaret, allait mourir en 1898.

en bon état, les autres en ruines3… » . L’achat à crédit du domaine par ce personnage clé allait être le point de départ de l’essor et de la transformation du cap M artin en site résidentiel, l’un des plus cotés et des plus recherchés de la Riviera à la Belle Époque. En effet, en cette fin du xixe siècle, le mythe de la Côte d’Azur incita à imaginer une hôtellerie de luxe pour une clientèle fortunée et aristocratique. Devenu propriétaire, Colvin W hite décida immédiatement de promouvoir l’aménagement, pour ne pas dire le lotissement, du domaine du cap M artin en parc habité. S’étant lié en affaires avec un jeune architecte d’origine danoise dénommé T ersling4 qui avait déjà œuvré à la construction du grand hôtel de M onte-Carlo, le M étropole, et à l’aménagement du Hameau de Roquebrune, W hite fonda un consortium, devenant ainsi le promoteur de cette opération remarquable dont l’architecte allait être le maî tre d’œuvre en tant qu’aménageur du domaine et architecte-concepteur. 3. Acte de vente du 29 mars 1889, Veuve Aubaret à White, Étude de Maître Paul Albini, Notaire à Menton (Alpes-Maritimes), no 200, 498W65, Archives départementales des Alpes-Maritimes. Ces ruines correspondaient vraisemblablement à celles de la chapelle du VIIIe siècle. 4. Diplômé de l’Académie royale d’architecture de Copenhague, Hans Georg Tersling (1857-1920) travailla aux côtés de Charles Garnier lors du réaménagement du casino de Monte-Carlo et de la création de l’Opéra, s’installant définitivement à Menton au début des années 1880. Il épousa par la suite Félicie Marie Françoise Sabatier (1856-1937), sans aucun lien de parenté avec Guillaume Galdéric Sabatier, l’ancien propriétaire du domaine du cap Martin (Acte de décès no 4, Félicie Marie Françoise Sabatier veuve de Jean-Georges Tersling, 6 janvier 1937, service de l’État civil, mairie de Menton).

Page de droite : Acte d’achat du domaine du cap Martin par Colvin White en 1889.


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L’architecte Hans Georg Tersling à la Belle Époque.

Urbaniste visionnaire, T ersling avait la réputation de maî triser totalement l’éclairage naturel dans les villas et les immeubles. Ce travail de réflexion sur l’architecture ne pouvait que s’intégrer parfaitement dans l’environnement remarquable du cap M artin sans le dénaturer. Dès le départ, les intentions de Colvin Wh ite quant à l’avenir de son domaine était claires : l’acheter, le viabiliser puis le diviser en lots destinés à être cédés pour la construction de villas et de parcs. Le tènement5 constituant le terrain lui appartenant fit ainsi partie d’une vaste entité immobilière dite Domaine du Cap Martin. Afin de défigurer le moins possible ce site magnifique, White stipula dans le règlement du lotissement qu’aucun arbre ne 5. Ce terme, issu de l’occitan, désigne la réunion de terres ou de bâtiments d’un seul tenant.

devait être coupé ou arraché sans son autorisation, sauf en cas de nécessité liée aux constructions ou aux voies d’accès. S’efforç ant d’imposer cette règle à lui-même, il conç ut avec le concours de T ersling le découpage du terrain en multiples parcelles et confia à l’architecte le soin de redessiner l’ensemble de la voirie, notamment l’élargissement et l’aménagement des quatre grands sentiers existants. Une fois devenues carrossables en vue de desservir plus tard le lotissement prévu aux alentours du palace de prestige à construire, ces artères à peu près parallèles devaient traverser le cap du nord-ouest au sud-est, depuis la base de la péninsule jusqu’à sa pointe, et se rejoindre à l’emplacement du futur Cap Mar tin Hotel. Reprenant le sens de la visite proposée par le général Bourelly dans son merveilleux ouvrage, la déambulation dans le cap verdoyant pouvait donc s’effectuer par une première artère6, chétif sentier réaménagé spécialement lors de l’acquisition de Wh ite pour en faire la route d’entrée principale du cap Mar tin, achevée seulement en 1896. Celle-ci démarrait de la promenade du M idi longeant la plage de Carnolès après un virage à angle droit et longeait en bord de mer le golfe de la P aix sur le versant est du cap. Dépassant un cabanon de pêcheurs construit au milieu d’une petite crique de roche7, elle passait d’abord devant une vieille chapelle délabrée qui fut par la suite rénovée à la demande des premiers clients du grand hôtel, dont faisait partie l’impératrice Eugénie, et où , durant l’hiver 1896-1897, l’impératrice d’Autriche, plus connue sous le nom de Sissi, « s’arrêtait le matin à l’aube et [ …] parlait à des carriers italiens occupés à cet endroit8 », l’édifice bénéficiant d’une parfaite exposition pour apprécier le lever du soleil9. Cette entrée dans 6. Aujourd’hui, l’avenue Sir Winston Churchill. 7. C’est à cet emplacement que sera construit plus tard le célèbre restaurant Le Pirate fréquenté par la jet-set. 8. Carte postale de la vieille chapelle du cap Martin à Menton légendée par Ferdinand Bac, 14251/51, XCXIV, Notes diverses et reliquat de correspondance de Ferdinand Bac, section des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, Bibliothèque nationale de France. 9. Plus tard, la construction de la descente sinueuse de la ligne de tramway aux abords immédiats du porche d’entrée de cette chapelle provoquera la baisse progressive de


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La vieille chapelle aux abords de la promenade du Midi.

La ruine moderne de l’arc de triomphe romain marquant l’entrée du domaine privé du cap Martin.


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Le ponton d’amarrage du cap Martin dans la baie de Menton. Au loin se distinguent les rives de Bordighera (en haut à gauche).

le domaine privé était alors mise en scène par une ruine moderne représentant un arc de triomphe romain en briques inachevé, comportant une arcade et des pilastres sans couronnement, qui chevauchait la route. Un peu plus loin une simple bicoque, faisant office de poste du service des douanes, jouxtait un court ponton servant de débarcadère réservé aux petits bateaux de pêche et aux canots des yachts de plaisance ayant mouillé l’ancre en baie de Me nton10. Les gabelous se partageaient donc cet sa fréquentation et celle-ci sera détruite durant la Seconde Guerre mondiale lors des bombardements italiens sur le fort du cap Martin. 10. C’est de ce ponton que l’impératrice Eugénie partait ou revenait de ses croisières en Méditerranée à bord de son yacht, le Thistle. Le restaurant L’Hippocampe s’implantera plus tard à cet endroit. L’ancienne douane abrite aujourd’hui les cuisines

appontement à quelques anneaux avec l’hôtel ictoria, le Cap Mar tin Hotel et les rares paysans du cap. Actes d’acquisition et factures de trajets attestant de leur présence sur le cap dès la dernière décennie du xixe siècle, les célèbres jardinistes Henri et Achille Duchêne auraient installé, sur un vaste terrain non loin de là, une des premières pépinières de la péninsule achalandée par certains horticulteurs du cru, comme Eugène Delrue du quartier de Gar avan à M enton ou d’autres de la région de San Remo. Celle-ci aurait ainsi servi de relais pour stock er les végétaux lors des travaux d’aménagements de jardins de l’établissement et le ponton, également conservé, assure encore certains cabotages réservés à sa clientèle et permet un accès privatif à la beach rock pour les bains de mer.


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Le ponton d’amarrage et le poste de douane à l’entrée du domaine du cap Martin au début du XXe siècle, autochrome.


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Une des voies aménagées par Tersling au cap Martin : l’avenue de Monte Carlo (?).

sur le cap. Cette voie arrivait enfin à la pointe du promontoire et remontait en achevant sa boucle sur le Cap Mar tin Hotel. « C’est près du point de jonction des deux Corniches, grande et petite, que commence l’ avenue de M onte C arlo conduisant au cap11. » Cette seconde artère12 quittait donc l’ancien tracé de la via Julia Augusta pour arriver au carrefour près de l’hôtel-restaurant du Faisan Doré qui avait été l’entrée séculaire du cap Mar tin jusqu’en 1889. P assant sous une porte en bois rustique, la route conti11. Beauvais 1913, p. 204. 12. Cette voie est également appelée aujourd’hui avenue Sir Winston Churchill, en prolongement de la précédente.

nuait sur la crête du promontoire et longeait à mi-chemin la Hutte et le sémaphore. Ce phare, où officiaient des guetteurs sous l’autorité de la Mar ine nationale et délaissé plus tard au profit de l’unité militaire du mont Agel, avait été construit au début du xxe siècle à proximité des ruines de l’ancienne chapelle Saint-Mar tin et représentait le dernier poste sémaphorique de la côte franç aise communiquant avec celui de la presqu’î le Saint-Jean situé au sommet du cap Ferrat, bâti sur décision de Napoléon III qui souhaitait établir une chaî ne de transmission sur le littoral. Baptisée avenue de Mon te Carlo, la voie se terminait également sur le portail d’entrée du grand hôtel.


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Une troisième artère13, appelée avenue de M onte Christo et située parallèlement entre les deux premières, démarrait du carrefour du Faisan Doré et gravissait la pente jusqu’au-dessus de la sortie du tunnel du tramwa y avant d’aboutir à l’hôtel du cap. Une quatrième et dernière14 , nommée avenue de Roquebrune, commenç ait son cheminement à partir du même carrefour de l’ancienne entrée du cap et, après le terrain de la future villa T eba à la lisière du domaine, passait devant un poste de garde avant d’entamer un virage à angle droit. Elle bordait ensuite le versant ouest de la péninsule où s’établirent les villas les plus notoires, celles entre autres de Cyrnos, Cypris, Dunure et Kah n dont il sera prochainement question. Comme les précédentes, cette route s’achevait au Cap M artin Hotel en longeant sa faç ade nord. Une des routes créées par T ersling vers 1890 était une voie sans issue15 destinée à desservir les terrains à proximité de la sortie du tunnel du chemin de fer du P LM et idéalement exposés à l’ouest face au rocher de M onaco : « Un peu plus loin, l’avenue de la Dragonnière est bordée de villas luxueuses avec jardins splendides : Arét huse [ …] , C lementina [ …] , etc.16. » À la longue et malgré les efforts entrepris par T ersling, ces allées, parfois médiocrement entretenues, purent s’avérer impraticables. Le temps faisant son œuvre, il n’était pas rare, les jours d’averses, de voir « les allées, devenues des lacs, les routes des fondrières » , comme le constata Lucien Daudet, témoin majeur de cette époque : « Cette pluie revenue après une brève accalmie, tourne vraiment au désastre et comme on bâtit pas mal, hélas, dans le cap Mar tin, ce ne sont que gravats, fondrières et chausse-trappes17. » En outre, il existait des servitudes 13. Il s’agit aujourd’hui de l’avenue Marie-Henriette. 14. Redessinée depuis lors, elle correspond au tracé des avenues Virginie Hériot (en partie), Hans Georg Tersling et Douine. 15. Cette route, intitulée à l’origine nouvelle route de la Dragonnière, porte aujourd’hui le nom d’avenue Impératrice Eugénie. 16. Beauvais, op. cit., p. 206. 17. Daudet 1935, p. 157 et 237.

Le sentier des Douaniers du cap Martin, autochrome réalisé en avril 1921.


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liées à la présence du sémaphore ainsi qu’au domaine maritime. Un sentier avait été tracé à la Révolution franç aise le long du littoral depuis Saintes-Mar ies-de-la-Me r jusqu’à Me nton, par l’administration des douanes, pour surveiller, par des gabelous18, cette zone côtière où la contrebande de sel et de tabac donnait lieu à un véritable commerce interlope mais équitable entre P rovenç aux et Italiens. À la Belle Époque, le même guide vantait alors ce sentier des Douaniers19 suivant fidèlement l’anse formée par le cap Mar tin et qui pour sa partie allant de la pointe de la péninsule vers le rocher de M onaco, « sous les pins épouse toutes les sinuosités du rivage ( à quelques endroits, garde-corps ; fort belle vue sur Mon aco et le cap Ferrat) , devient ensuite moins bon, et s’arrête au talus de la voie ferrée20 » . T outefois, personne alors n’osait se risquer sur ce chemin sinueux et escarpé, s’apparentant parfois à un véritable gavea21, où pierres et racines dissuadaient la marche de la riche clientèle des hôtels environnants, à moins de s’équiper de chaussures ferrées ou de solides godillots. Sa propriété étant éloignée de tout ouvrage public de distribution ( réservoir, station de pompage, usines, etc.) , Colvin Wh ite s’appliqua, en parallèle à ces travaux d’envergure de voirie, à faire raccorder l’ensemble de sa nouvelle propriété aux réseaux d’eau et de gaz, prévoyant également les ventes futures de lots de propriétés où chaque « acquéreur aura la faculté de faire tous branchements sur les conduites d’eau et de gaz qui sont installées au Cap-Mar tin22 ». Dans le premier cas, il fit 18. Sous l’Ancien Régime, il s’agissait du douanier qui était chargé de collecter l’impôt sur le sel. 19. Viabilisé depuis la Seconde Guerre mondiale avec une dalle de ciment, le sentier autour du cap a été rebaptisé promenade Le Corbusier, faisant ainsi référence au pseudonyme de Charles-Édouard Jeanneret-Gris (1887-1965), architecte suisse qui, dans les années 1950, construisit aux abords de ce sentier, sur le versant ouest de la péninsule, un cabanon et fut enterré à Roquebrune-Cap-Martin. 20. Beauvais, op. cit., p. 206. 21. Ce terme signifiant éboulis ou torrent en mentonnais. 22. Acte de vente du 5 juin 1891, White à S. A. I. et R. la duchesse d’Aoste, no 479, Étude de Me Paul Albini, Notaire à Menton (Alpes-Maritimes), archives de l’étude notariale Fontaine-Seguin de Menton.

poser une canalisation traversant sa propriété domaniale et « installée sous le sol de la voie romaine du Cap-M artin entre l’angle de la route du Cap et le vieux réservoir de la Compagnie Gé nérale des Eaux23 » , pour relier ainsi l’hôtel et les villas en construction au réseau public d’alimentation en eau. À l’avenir, sa distribution par débit continu allait pouvoir s’opérer très facilement sur toutes les propriétés, au moyen de petites conduites amenant l’eau dans des réservoirs placés sous les toits et fonctionnant à la jauge pour alimenter les habitations par les robinets24 . Quant au gaz, White finança un raccordement depuis l’usine établie vers 1885 près de la plage de Carnolès, puis installa une multitude de becs de gaz sur l’ensemble du domaine, ces réverbères étant censés éclairer les nouvelles avenues du cap. De plus, une mise à disposition progressive et rapide de l’électricité fut décidée par l’installation de poteaux électriques pour les propriétés qui en exprimèrent le besoin25. Enfin, lors du projet de prolongement du TNL de Mon aco à M enton en 1903, Colvin Wh ite tenta d’obtenir de la compagnie qu’elle fasse passer le tramwa y électrique au plus près du site de l’hôtel. Une issue favorable à ces pourparlers permit l’installation d’une voie propre sur son domaine et la construction d’un tunnel26 dont la boucle faisait un tour complet sur elle-même, véritable prouesse 23. Acte d’acquisition transcrit le 1er juin 1909 d’une conduite d’eau par la Compagnie générale des eaux auprès de Colvin White, no 15, vol. 1149, Étude de Maître Paul Albini, Notaire à Menton (Alpes-Maritimes), Hypothèques, Registre de formalité, Transcription des actes translatifs de propriété d’immeubles, Direction de Nice, Conservation de Nice, Archives départementales des Alpes-Maritimes. Cette conduite fut rachetée en 1909 par la Compagnie générale des eaux qui paracheva l’alimentation générale en eau du cap par l’installation d’autres canalisations du réseau public. 24. L’eau, une fois utilisée et inévitablement souillée, constituait une gêne. Des documents relatifs au domaine maritime attestent de l’évolution de certaines villas quant à l’hygiène par l’installation de canalisations pour le rejet des eaux usées dans la mer avant l’interdiction de cette pratique dans les années 1970 (Émile Sclavo, L’Eau dans le Mentonnais. « Histoire d’eau », mémoire, 2001, p. 52-54). 25. Ce fut le cas de l’impératrice Eugénie qui, dès 1894, voulut « faire installer un appareil d’électricité pour la fermeture » de sa villa (Lettre de Franceschini-Pietri au prince Victor, Cap Martin Hotel, Menton, 3 janvier 1894, no 308, Franceschini Pietri, carton 66, 400AP/206, Archives nationales). 26. Deux fois moins large qu’aujourd’hui, ce souterrain fut élargi dans la seconde moitié du XXe siècle afin d’être aux normes des routes pour automobiles.


Le cap Martin ou l’hiver dans le Midi 53

Plan du cap Martin d’après Hans Georg Tersling.


54 UN JARDIN POUR EUGÉNIE

Tramway entrant dans le tunnel aux abords de l’escalier menant au Cap Martin Hotel.

Passage du TNL à la station marquant l’arrêt pour le grand hôtel du cap Martin.


Le cap Martin ou l’hiver dans le Midi 55

technique pour l’époque. Une halte, où le garde-moteur devait marquer l’arrêt de l’hôtel du Cap-M artin, fut donc aménagée à l’entrée de ce tunnel et au pied d’un escalier montant vers l’avenue de M onte Christo qui menait directement à l’établissement hôtelier. Un des Guides Joanne en fit même sa promotion en faisant remarquer : « Au carrefour du F aisan- Doré ( le tram tourne à g., parcourt la côte E., et offre un peu avant le tunnel, un coup d’œil de toute beauté sur M enton27) … » Faute d’une délimitation cadastrale précise à l’époque et malgré le parcellement exécuté par le propriétaire écossais et l’architecte danois, l’emprise territoriale du domaine demeure assez imprécise. Cependant, il y a lieu d’admettre qu’elle comportait la majeure partie du promontoire, de la pointe du cap, terrain d’implantation du futur hôtel, jusqu’au quartier de la Dragonnière situé en lisière de la pinède. En définitive, toutes ces voies de terre, de fer, d’eau et de gaz aménagées étaient destinées à desservir les parcelles du domaine et c’est probablement dans le cadre de son lotissement que s’effectua la délimitation cadastrale actuelle de l’emprise du grand hôtel du cap, de ses annexes et de son parc.

Le Cap Martin H otel

Concevoir un nouvel hôtel de luxe dans cet endroit magnifique était un pari audacieux mais assuré pour l’époque. L’implantation de ce qui allait devenir l’élément phare du cap Mar tin fut donc décidée sur le plus lointain escarpement de la péninsule, à l’endroit le plus avancé dans la Mé diterranée. Commandé par Colvin Wh ite à T ersling, celui-ci imagina cet hôtel comme un savant et rassurant collage du modèle néoclassique parisien. Afin d’assurer le montage administratif et financier des travaux de construction de l’établissement, une société anonyme de droit anglais fut alors créée sous le nom de Th e Cap Mar tin Hotel Limited28. Cette compagnie, nou27. Beauvais, op. cit., p. 203-206. Plus tard, un pavillon en bois fut édifié pour abriter les passagers attendant à cet arrêt. 28. Le terme de Limited Company désigne la forme juridique de société britannique dont

vellement constituée et domiciliée à Londres, avait pour principal actionnaire Colvin Wh ite et devenait par conséquent le maî tre d’œuvre et le futur gestionnaire de l’hôtel. Le chantier put ainsi être entrepris rapidement et l’hôtel, tout au moins son corps central, fut achevé et prêt à fonctionner l’année suivante. L’inauguration eut lieu en février 1891. L’impératrice Eugénie et son secrétaire Franceschini-P ietri comptèrent parmi les premiers clients à être accueillis dans le gigantesque hall de réception du Cap Mar tin Hotel. Installés dans l’aile ouest encore en construction et réservée aux suites des hôtes de marque, leur impression sur ce nouvel établissement fut très positive : « L’hôtel qui appartient à une compagnie anglaise, nouvellement ouvert depuis le mois de février, est très confortable29… » En effet, l’établissement, avec à sa tête un jeune directeur de trente ans d’origine autrichienne, Roman Charles Ullrich, bénéficiait alors des meilleures avancées dans l’hôtellerie de luxe. Comme l’attesta le chantre de la Côte d’Azur, Stephen Liégeard, « le Gr and Hôtel du Cap M artin est un Leviathan de luxe et de confort30 » . La venue de l’impératrice Eugénie au grand hôtel du cap Martin eut un large retentissement sur l’affluence d’une clientèle mondaine dans la région. Dès lors, têtes couronnées, familles nobles et membres de la haute société de la Belle Époque voulurent y séjourner et ce rocher verdoyant devint le véritable poumon touristique et économique du M entonnais. Loin de la frénésie et de l’opulence des autres endroits à la mode, les hôtes illustres du Cap Mar tin Hotel se succédèrent dans un manège incessant de fiacres et plus tard d’automobiles, venant goû ter à la douceur de vivre dans ce lieu voué au calme et à l’insouciance. Face à l’afflux inespéré de ces l’équivalent en français est « société anonyme ». 29. Lettre de Franceschini-Pietri à Ernest André de Baciocchi-Ardono, Cap Martin Hotel, Menton, 11 avril 1891, collection particulière. Ses séjours devenant réguliers et afin d’adapter l’environnement à son rang, un accès privatif fut aménagé plus tard pour permettre à l’impératrice Eugénie de rejoindre ses appartements par une rampe d’escalier extérieur en marbre, lui évitant ainsi de passer par le grand hall de l’hôtel. 30. Martini de Châteauneuf, Sclavo et Zunino 2002, p. 208.


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touristes prestigieux et afin d’éviter toute erreur de destination des voyageurs et des colis postaux parfois dirigés à l’époque sur Roquebrune-sur-Argens dans le ar, la cité de Roquebrune prit alors cette même année la nouvelle dénomination de Cabbé-Roquebrune. Le Cap M artin Hotel fut honoré d’accueillir l’année suivante les plus illustres des hivernants anglais puisqu’il s’agissait des enfants et petits-enfants de la reine ictoria. Le prince de Galles, futur Édouard II, accompagné de son épouse la princesse Alexandra de Danemark et de leur fils, le futur George , précédèrent le séjour des princesses ictoria et Maud. Un an après son ouverture, l’impératrice Eugénie et sa suite se réjouissaient d’y revenir : « Nous avons trouvé l’hôtel du Cap M artin très agrandi. C’est un succès complet. Il est plein et on ne peut trouver une chambre31. » Son secrétaire remarquait alors : « L’hôtel est bondé. Il n’y a plus une seule chambre libre. Ce sont tous des Anglais32. » , et constatait qu’il y avait désormais « plus d’animation dans l’hôtel qui depuis l’année dernière a été plus que doublé33 ». Même en fin de saison, son succès se faisait encore sentir : « Les étrangers ont quitté le littoral et il n’en reste plus que fort peu à M enton et même au cap, quoi que notre hôtel soit celui qui en ait le plus34 . » G râce à la vente de plusieurs lots les années précédentes, notamment un dont la duchesse d’Aoste se rendit acquéreur en 1891 par l’entremise de l’impératrice Eugénie afin d’y construire sa villa, Colvin W hite s’acquitta le 27 mai 1892 du paiement de son solde auprès de madame Aubaret pour l’acquisition à crédit du domaine en 1889. Ces transactions immobilières permirent également l’achèvement de la construction des deux ailes de l’hôtel et son rehaussement d’un étage. Q uant au parc de l’établissement, son aména31. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel près Menton, 11 mars 1892, collection particulière. 32. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel, 18 mars 1892, collection particulière. 33. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel, Menton, 25 mars 1892, collection particulière. 34. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel, Menton, 6 mai 1892, collection particulière.

gement put enfin être réalisé. Ce dernier achevé, l’hôtel était ainsi « séparé de la mer par un bois de pins sillonné de belles allées, par des jardins remarquablement entretenus qui s’étendent au pied des terrasses, et par un terre-plein ( servant de vélodrome) interposé entre ces plantations et l’avancée rocheuse du Cap. Un chemin en lacets, à peine raide, relie l’hôtel au terre-plein en pénétrant dans le massif de pins35 » . L’impératrice Élisabeth d’Autriche, dite Sissi36, suivie par son époux l’empereur Franç ois-Joseph quelques jours plus tard, y fit son premier séjour à partir du mois de février 1894 : « On attend dimanche à l’hôtel l’impératrice d’Autriche. L’empereur arrivera le 1er mars. O n fait pour eux de grands préparatifs car ils arrivent avec une suite nombreuse. Il y a 8 ou 10 personnes de suite et un grand nombre de serviteurs. L’hôtel était rempli de monde et on a dû déloger un grand nombre de personnes pour faire leur logement. Ç a n’a pas été du goû t de ceux qui sont partis, des Anglais presque tous37. » Un rapporteur, qui accompagnait l’ex-impératrice des Franç ais dans ses promenades à travers le cap Mar tin, nous précise alors les détails de leurs installations respectives : « P endant la construction de la villa Cyrnos, l’impératrice Eugénie habitait le premier étage de l’hôtel du Cap et Élisabeth le rez-de-chaussée. Ce voisinage favorisait leurs échanges38 [ …] . » En effet, le grand appartement de l’impératrice d’Autriche situé au-dessous de celui d’Eugénie « – dans l’aile du couchant au rez-de-chaussée – avait une sortie particulière qui permettait à la Souveraine de passer inaperç ue39 » . Il était ainsi disposé de faç on à être absolument isolé de l’hôtel. C’est à cette période que les deux impé35. Bourelly 1900, p. 301. 36. Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach (1837-1898), duchesse en Bavière, devint par son mariage avec l’empereur François-Joseph Ier (1830-1916) impératrice-reine d’Autriche-Hongrie. Francisé plus tard en Sissi, la véritable orthographe du surnom d’Élisabeth était Sisi, comme elle avait coutume de signer. 37. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel, Menton, 22 février 1894, collection particulière. 38. Ferdinand Bac, « L’Impératrice Eugénie au Cap Martin. II », La Revue universelle, 15 mars 1927, p. 55. 39. Bac 1935, p. 206.


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L’impératrice Eugénie, photographiée par le comte Primoli, descendant l’escalier privatif de son appartement du Cap Martin Hotel, appuyée sur le bras de Pietri vers 1894.


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ratrices firent la connaissance du commissaire délégué auprès des souverains étrangers en visite en France afin de s’assurer de leur sécurité, Xavi er P aoli4 0, dont nous reparlerons encore plus tard. Comme pour l’impératrice Eugénie, l’impression des monarques autrichiens fut tout aussi positive à l’égard de ce nouveau lieu de villégiature : « L’empereur et l’impératrice d’Autriche jouissent de ce beau temps et de leur liberté pour faire des promenades et circuler incognito4 1. » À l’occasion de ces séjours répétés, l’empereur et l’impératrice d’Autriche avaient pris l’habitude d’aller écouter la messe dominicale de dix heures à la chapelle de l’archiconfrérie des P énitents noirs de Me nton. P our cette impératrice errante que Franç oisJoseph ne cessait d’aimer et de surveiller dans ses excursions au bout du monde, la péninsule calme et sauvage combla toutes ses exigences : « L’Impératrice d’Autriche est encore au Cap Mar tin où elle a prolongé son séjour plus longtemps qu’on ne croyait. Elle s’est beaucoup plu ici, jouissant d’une entière liberté, sans importunité aucune et faisant tous les jours de longues promenades à pied de 5, 6 et 7 heures. Elle a vécu très isolée et ne voyant personne. L’Empereur y a fait un séjour de 15 jours et a paru également se plaire beaucoup4 2. » Après le départ du couple impérial, le prince de Ga lles fut de nouveau annoncé au Cap Mar tin Hotel. L’agrandissement du complexe hôtelier se poursuivant grâce à la venue de personnalités de plus en plus prestigieuses, Colvin Wh ite, propriétaire du foncier de l’établissement et homme d’affaires averti, le revendit pour 40. Xavier Paoli, né en 1835 en Corse, était le descendant de l’amiral Pascal Paoli. Commissaire de police délégué au ministère de l’Intérieur, il occupa pendant près de trente ans le poste de « gardien des rois » chargé par le gouvernement français d’assurer la sécurité des altesses impériales et royales en visite dans les stations balnéaires et les villes d’eaux en France. Recueillant des souverains une multitude de souvenirs et anecdotes, il en fit le récit au travers de ses mémoires (Angelo Mariani, Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, quatrième volume, Librairie Henri Floury, 1899, p. 194). 41. Lettre de Franceschini-Pietri à sa sœur Catherine, Cap Martin Hotel, Menton, 9 mars 1894, collection particulière. 42. Lettre de Franceschini-Pietri au prince Victor, Cap Martin Hotel, Menton, 12 avril 1894, no 309, Franceschini Pietri, carton 66, 400AP/206, Archives nationales.

L’impératrice Élisabeth et l’empereur François-Joseph d’Autriche lors d’une marche en 1898 à Bad-Kissingen.


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Aile ouest du Cap Martin Hotel avant les travaux d’agrandissement. À gauche, l’escalier privatif de l’appartement de l’impératrice Eugénie (L’Illustration du 3 mars 1894).

160 000 francs, par acte notarié du 12 février 1895, à la société gestionnaire Th e Cap M artin Hotel Limited dont il était devenu le propriétaire majoritaire, le siège social étant désormais installé dans le palace. En accueillant une clientèle aisée et cosmopolite dans cet hôtel de luxe « très bien situé » et de « 1er ordre » agrémenté d’un « beau parc » 4 3, Colvin Wh ite s’était assuré du même coup une promotion gratuite des terrains à vendre aux alentours, fruits d’un lotissement financièrement stratégique du domaine qui avait débuté par la délimitation cadastrale de l’emprise du Cap Ma rtin Hotel. P endant plusieurs années, les exemples de petites annonces affichées fièrement tant dans les journaux locaux que sur certaines cartes postales de l’époque ne manquèrent pas : « Gr and terrain à vendre au Cap-Mar tin ( contenance 10 000 mètres carrés) , entre deux routes, desservi par la 43. Beauvais 1913, p. 203.

halte des T ramways de l’Hôtel du Cap-M artin à côté même du Terrain. ente en totalité ou par lots. Contenance des lots au gré de l’Acquéreur. Situation et prix exceptionnels. Eau, gaz, électricité assurés par contrat spécial. Pour tous renseignements s’ adresser : à Me nton, à M e Rendu, notaire, [ …] . » Après la construction de l’une des premières réalisations magistrales de l’hôtellerie de luxe dans la région, s’édifièrent alors de riches maisons particulières réalisées également pour beaucoup d’entre elles par T ersling, dans un style éclectique mariant néoclassicisme franç ais, italianisme et même cottage anglais.


60 UN JARDIN POUR EUGÉNIE

Le Cap Martin Hotel pendant les travaux d’agrandissement de l’aile ouest.

Page de droite : État actuel de l’aile ouest du Cap Martin Hotel qui abritait l’ancien appartement de l’impératrice Élisabeth d’Autriche au rez-de-chaussée et celui de l’impératrice Eugénie au premier étage.


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Annonce de la vente de terrains au cap Martin sur une carte postale de l’époque.

Lands for sale

P révoyant le succès prochain et certain de la renommée du cap Mar tin, Colvin Wh ite s’était assuré, comme nous l’avons vu, de lotir en multiples parcelles l’ensemble du domaine afin de répondre à d’éventuelles recherches par la clientèle aisée du grand hôtel de terrains à vendre4 4 . Un règlement de police et d’ordre, applicable à tous les futurs propriétaires de lots au cap, avait été établi par le propriétaire écossais. Il prévoyait notamment que tous plans et élévations devaient lui être soumis. Des autorisations écrites étaient alors nécessaires pour couper ou arracher des arbres, sauf en cas de constructions et de 44. En anglais : Lands for sale.

chemins d’accès. Il imposait aux propriétaires un partage des frais pour l’entretien des routes jouxtant leur propriété. Il déterminait également les types et conditions de clôtures, les circulations autorisées ainsi que les interdictions en matière d’activités ( pas d’ateliers, de carrières, de commerces, d’écuries, d’usines, de machines à vapeur et autres forces motrices, de maisons de mauvaises mœurs et autres professions pouvant gêner par le bruit, la fumée, l’odeur et autre) . En outre, il faut noter la présence à l’époque d’un garde armé d’un fusil qui faisait sa ronde dans ce domaine privé du cap Mar tin. En fin de compte, Colvin White s’assurait du maintien de l’ordre sur son domaine ainsi que du contrôle méticu-


Le cap Martin ou l’hiver dans le Midi 63

leux et exigeant des constructions à venir, afin d’éviter toute défiguration de ce paradis végétal et immobilier sur lequel il avait fondé tant de projets. Son ami et collaborateur des débuts, Hans Ge org T ersling, maî tre d’œuvre de l’aménagement du domaine et de l’élévation de son grand hôtel, fut alors tout désigné pour la réalisation des premières commandes de résidences privées sur la péninsule. Il fut ainsi à l’origine de la construction des villas Aréthuse, Cyrnos, Cynthia, La Dragonnière, Mi ramar, Kah n, P aulette4 5, Speranza, T atiana4 6, La Loggia, le P alazzo del Mar e4 7, ainsi que d’autres aux abords immédiats du domaine comme la Casa del Mar e à Cabbé et la villa Teba. White en profita pour se faire construire sa demeure personnelle sur le versant le mieux exposé du cap et qu’il baptisa villa Dunure. Quant à Tersling, il fit édifier la sienne, dénommée La Hutte, en plein cœur de la pinède. P ar la suite, d’autres architectes, comme Raffaele Mai nella aux villas T orre Clementina et Cypris, purent alors compléter la nouvelle composition architecturale de ce site qui devait se fondre dans la nature sauvage et magnifique de ce havre de paix. Une compétition courtoise s’était établie entre les différentes villas du cap Mar tin et c’était à qui rivaliserait le plus d’ingéniosité pour sublimer des demeures et des jardins pourtant déjà majestueux.

Au début du xxe siècle, le cap Mar tin séduisait toujours autant ceux qui le découvraient, malgré les progrès de l’urbanisme sur le promontoire : « Sur la roche, une couche de terrain gras, de teinte ocreuse, nourrit un bois de sapins, très touffu. Comme au cap Ferrat, un sémaphore fut construit, au point culminant, vers le milieu. De même, enfin, une compagnie immobilière s’efforce de mettre en valeur et en lots le site charmant, après l’avoir 45. Cette résidence est désormais appelée villa Serena. 46. Aujourd’hui, cette villa porte le nom de L’Hirondelle. 47. Cette vaste demeure prit ensuite le nom de Marina Irina et s’appelle désormais Villa del Mare.

sillonné de chemins qui serpentent à travers le parc misauvage4 8. » De plus, la péninsule devint l’un des lieux des manifestations les plus élégantes des festivités mondaines entre le rocher de M onaco et la frontière italienne, en accueillant un hippodrome où se déroulèrent dès 1909 des concours organisés par la Société hippique et sportive de Me nton-Cap-Mar tin. Comme il put le constater plus tard dans les guides touristiques consacrés à la région, Colvin Wh ite avait donc réussi son pari : « Le Cap-M artin, qui appartient au territoire communal de Roquebrune, est plutôt une annexe aristocratique de M enton : c’est une propriété particulière où de belles routes serpentent à travers des pins magnifiques et des oliviers séculaires, au long des parcs des villas, offrant à la fois de frais et balsamiques ombrages et de superbes vues de mer4 9. » T outefois, alors que tout le monde se pressait au « Cap-M artin, dont les sous-bois luxuriants s’émaillent de riches villas, une station hivernale appréciée, où l’on trouve des installations pour toutes les bourses, moyennes et grandes50 » , le temps pouvait parfois apporter un bémol à ce paysage cosmopolite et hétérogène : « Il bruine et brouillarde. O n se croirait au ésinet en novembre ! (Car, hélas, le Cap, à certains endroits, devient un peu “ banlieue” .) » L’auteur de ces lignes constatait également que, sur cette péninsule, « tout se sait ici en cinq minutes » , et s’interrogeait : « Comment tout se sait-il dans le Cap M artin, comment ce paisible endroit est-il cet antre de potins, cette loge de concierges, etc., etc. ? » , regrettant par là que son introduction dans le grand monde ne l’ait finalement mené à découvrir la face cachée et détestable d’un petit monde. Ce témoin clé que représente Lucien Daudet reprochait en outre « l’atmosphère trop factice, trop “ milliardaire” ( à mon avis) du Cap M artin » et privilégiait des relations avec des personnes qui ne se tourmentaient pas « de rivalités avec d’autres jardins, ne cherchent ni le 48. Armand Grébauval, Au pays bleu (Provence et Corse), Combet et Cie, 1902, p. 208. 49. Beauvais 1913, p. 204. 50. Ibid.


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“ néo-vénitien” , ni le “ néo-byzantin” , ni le jardin chinois, ni le jardin turc, ni le jardin de la planète M ars51 » . Qu e dire de plus, sinon terminer par cette louange du cap qui le résume à merveille et ouvre sur l’histoire qui allait s’y dérouler : « T outefois, la beauté de la presqu’î le enchanteresse a résisté aux outrages des hommes et aux injures du temps. Une double forêt de pins et d’oliviers la recouvre qui décorent et embaument le sein dont ils reç oivent la vie ; les rossignols et les tourterelles y rentrent chaque printemps de l’Afrique ou de l’Asie et renouent dans ces bosquets, joyeusement, leurs amours. Elle est entourée d’une large ceinture de rochers que l’action corrosive des flots a mis des siècles à sculpter comme une dentelle blanche. Elle se mire, au Levant, dans une adorable baie, nommée déjà par les anciens l’anse de la paix, sinus pacis ; mais, à l’O uest, au contraire, quand souffle l’ouragan, la mer bondit contre les rochers avec une indicible fureur et s’engouffre même sur un certain point au “ trou du taureau” , avec un bruit effrayant, identique aux mugissements d’un monstre irrité. P rojetant des montagnes d’écume à une hauteur prodigieuse et jusque par-dessus la presqu’î le, elle semble alors l’envelopper tout entière de ces nuages dont les peintres et les poètes entourent la demeure des dieux immortels. Et c’est en effet le séjour favori des grands de la terre, des dieux de ce monde, qui vont s’y reposer des tristesses et des soucis du pouvoir. Q u’ils viennent, en compagnie d’une mère inconsolable, d’une souveraine jetée au bas du trône par sa tragique destinée, méditer sur le néant des choses humaines aux pieds du monument d’une autre mère, d’une autre impératrice, dont la destinée fut plus tragique encore, ou bien près de ce tombeau, dernier reste d’une antique cité disparue, et qui n’a même pas su conserver le nom du citoyen illustre dont il était chargé de perpétuer le souvenir52 ! »

Vue générale du cap Martin prise du château de Roquebrune au début du XXe siècle, autochrome réalisé le 25 juillet 1922.

51. Daudet 1935, p. 234-240. 52. P. Gaucher, « Menton. Le sol », Le Mois littéraire et pittoresque, t. V, janvier-juin 1901, p. 327-328.


jardin Un

pour

Eugénie

La dernière impératrice au cap Martin

Dix-sept ans de règne, cinquante années d’exil, l’impératrice Eugénie fut la dernière souveraine de France. Rescapée de l’Histoire, elle s’éteignit à l’âge de quatre-vingtquatorze ans il y a à peine un siècle. Veuve de Napoléon III établie en Angleterre depuis la chute du Second Empire, Eugénie résume à elle seule, par ses origines espagnoles et ses liens familiaux avec l’Italie, une Europe fédérée pour laquelle elle œuvra sans cesse afin de prévenir l’inévitable Première Guerre mondiale. En 189 , elle fit d’une villa du cap Martin, près de Menton et face au rocher de Monaco, sa résidence secondaire qu’elle occupa jusqu’à sa mort en 1920. Dans cette région éloignée, sauvage et aride du midi de la France, devenue un haut lieu de villégiature pour les hivernants aisés, les premiers jardins d’agréments apparurent autour de magnifiques villas, inspirés par une société anglaise bien implantée et un savoir-faire venu d’Allemagne. Le jardin antique fut alors réinventé et une touche d’exotisme vint parfaire l’harmonie de ces nouveaux espaces et transformer radicalement ce paysage méridional. Créé à l’image de son illustre commanditaire, le jardin de la villa Cyrnos servit de décor à la vie sociale de l’impératrice et lui permit de se rapprocher autant de sa domesticité que des personnalités princières, scientifiques et artistiques de passage sur la Riviera. La reine Victoria, l’impératrice Élisabeth d’Autriche dite Sissi, le tsar Nicolas II, le prince Albert Ier de Monaco, le roi Alphonse III d’Espagne, le shah de Perse, le sculpteur Rodin, la célèbre Coco Chanel ou encore le jeune Jean Cocteau comptèrent parmi ses invités. Grâce aux récits des rares témoins admis dans le cercle très fermé de cette cour reconstituée et des souvenirs de son jardinier, ce livre lève le voile sur les dernières années de l’une des femmes les plus célèbres de l’histoire de France. Il restitue aussi l’atmosphère de ce lieu témoin des premiers balbutiements d’une vie culturelle et mondaine dont la Côte d’Azur allait être le théâtre. D’origine champenoise, Ét ienne Chilot est très tôt passionné par l’histoire et l’image. Après des études d’histoire en Sorbonne et d’histoire de l’art à l’École du Louvre, il se perfectionne à l’INA et intègre la direction de la communication puis de la conservation du château de Versailles. Historien et communicant, spécialiste de la chute des monarchies européennes, il s’évertue, par de nouvelles voies de recherche, à nous faire prendre conscience du rapport ténu qui existe entre le passé et notre monde contemporain. Il participe ainsi au grand puzzle de l’histoire du xixe siècle trop longtemps négligé.

ISBN 978-2-7572-0878-6 35 €


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