Visions Huichol. Un art amérindien du Mexique (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2014

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination et suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer Conception graphique : Marie Gastaut Contribution éditoriale : Dominique Crebassol Iconographe : Romane Dupont Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros ISBN 978-2-7572-0816-8 Dépôt légal : septembre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


VISIONS

HUICHOL Un art amérindien du Mexique

MICHEL PERRIN



En hommage et en reconnaissance à tous les habitants de Zitakua, haut lieu de l’art des tableaux de fil.


REMERCIEMENTS Une collaboration très constructive s’est nouée entre l’auteur, M. Juan Negrín et Mme Marianne Pourtal Sourrieu, conservateur du patrimoine et responsable du musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens de Marseille. Je les en remercie vivement. Juan Negrín, initiateur, inspirateur et collectionneur de tableaux de fil, a consacré une partie de sa vie aux Huichol. Il a établi des relations privilégiées avec ceux qui se révélèrent de grands artistes. De là sont nés des chefs-d’œuvre dont un ouvrage de référence ne pouvait se passer. Nous nous étions rencontrés en 1990 à Guadalajara et, plus de vingt ans après, je suis de nouveau entré en contact avec lui pour lui annoncer la rédaction déjà très avancée de ce livre. Après de très fructueux échanges de correspondance, Yvonne et Juan Negrín ont tout fait pour me procurer de bonnes reproductions des œuvres de leur collection que j’avais projeté d’y inclure. Juan m’a également communiqué les informations obtenues auprès des artistes ainsi que ses propres interprétations. À la même époque, j’ai eu vent du legs fait par le cinéaste François Reichenbach au musée de Marseille. Je me suis mis en rapport avec sa conservatrice, Mme Pourtal Sourrieu. Elle m’a aussitôt invité à voir cette collection et elle me confia qu’elle envisageait d’organiser une exposition centrée sur la société huichol. Cette coïncidence – un désir d’exposition et la réalisation concomitante d’un livre – nous a incités à collaborer. Mme Pourtal Sourrieu a du même coup invité Juan Negrín à présenter à Marseille certaines des plus belles pièces de sa collection. Cette triple collaboration a stimulé à la fois la publication de Visions huichol et l’exposition du même nom au musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens de Marseille. Enfin, Denis Lemaistre a relu attentivement le texte. Je lui suis très reconnaissant pour ses remarques pertinentes et ses suggestions. Je remercie aussi chaleureusement Stéphane Herbert pour son travail et ses conseils précieux concernant les illustrations.


SOMMAIRE 9|

INTRODUCTION Premier itinéraire

11 |

LE PEUPLE HUICHOL ET SON ART Deuxième itinéraire

21 |

DES GRANDS MYTHES Troisième itinéraire

39 |

MANIÈRES DE FAIRE, MANIÈRES DE DIRE Quatrième itinéraire

49 |

UN VOCABULAIRE DE SIGNES Cinquième itinéraire

61 |

LE MONDE DES ORIGINES Sixième itinéraire

73 |

LUNE, FEU ET SOLEIL Septième itinéraire

93 |

LA MER, LE DÉLUGE, L’EAU Huitième itinéraire

109 |

UNE ÉTRANGE TRILOGIE. LE PEYOTL, LE CERF ET LE MAÏS Neuvième itinéraire

127 |

KIERI, L’ARBRE DU VENT Dixième itinéraire

141 |

L’UNIVERS CHAMANIQUE Onzième itinéraire

157 |

LA PASSION DES RITES Douzième itinéraire

177 |

LES PETITES PIERRES ET L’AU-DELÀ DE LA VIE Treizième itinéraire

193 |

SACRIFIER LE CERF, SACRIFIER LE TAUREAU Quatorzième itinéraire

203 |

MODERNITÉ

219 |

CONCLUSION

221 |

PRINCIPALES DIVINITÉS

222 |

BIBLIOGRAPHIE



INTRODUCTION

Page de gauche : Près de la ville de Tepic, le temple du centre cérémoniel (tukipa) de la communauté huichol de Zitakua, où se déroula une partie de l’enquête. Ci-dessus : Installée au pied du grand arbre ci-contre, cette pierre gravée du temple de Zitakua représente « le grand serpent des origines ».

1. Phil C. Wiegand et Jay C. Fikes, « Sensacionalismo y etnografía: el caso de los Huicholes de Jalisco », Relaciones, 98, 2004, vol. XXV, p. 49-68, El Colegio de Michoacán, México.

Quelles relations existe-t-il entre la religion et l’art d’une société traditionnelle ? Comment un art pictural se nourrit-il d’un milieu géographique particulier et d’une manière spécifique de concevoir l’homme et le monde, exprimée par les mythes et les rites ? Après m’être penché sur une mythologie et sa mise en acte dans le chamanisme chez les Indiens wayuu – ou guajiro – du Venezuela et de Colombie, j’ai voulu explorer ce nouveau thème « sur le terrain ». Mais les Wayuu ne pouvaient m’offrir ce que je cherchais. Leurs productions artistiques étaient trop humbles. Attiré par les images qui illustraient les jaquettes des livres alors très populaires de Carlos Castaneda, je décidai de connaître leurs auteurs. Je rendis donc visite aux Indiens huichol. Ce fut de 1989 à 1991, essentiellement dans la communauté de Tateikie, dans la sierra de Jalisco. Je découvrais ainsi une célèbre culture amérindienne exaltée depuis des années par des Nord-Américains et des Européens en recherche d’exotisme et de « spiritualité ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les jaquettes des livres de Castaneda étaient ornées de reproductions de tableaux de fil huichol. Carlos Castaneda se serait appuyé sur des données huichol pour construire le portrait de son fameux « sorcier yaqui »1. Ce n’est pas le lieu d’évoquer ici l’accueil tatillon et refroidissant que me réservèrent les « autorités » de Tateikie et l’introversion de ses habitants. Comme beaucoup d’étrangers, je fus intrigué et fasciné par leur élégance, leur finesse, leurs regards hautains, leur silence et leur fameux « hauki », « qui sait ? », ou, dit dans un espagnol traînant, « saaa…be », réponse la plus fréquente aux questions qu’on leur posait. Il faut dire mon désappointement lorsque je découvrais aussi que cet art des tableaux de fil était pratiqué par un tout petit nombre. Il se réalisait surtout aux marges des communautés traditionnelles, dans de nouvelles urbanisations voisines des villes. Ce n’était donc pas la pratique partagée par tous que je voulais découvrir mais le fait d’artistes isolés encouragés par des ethnologues, des missionnaires et des fonctionnaires d’instituts indigénistes mexicains, véritables promoteurs d’un art trop vite qualifié de « chamanique ». Je ne soupçonnais pas alors la place symbolique, mais aussi économique, qu’il occuperait deux décennies plus tard. Cependant la société huichol, son cheminement historique, ses combats politiques, sa géographie abrupte, ses rites éblouissants et interminables, ne manquaient ni d’attrait, ni d’intérêt, intellectuel et esthétique. La découverte d’un rite étonnant concernant la mort et l’ancestralité, que je tenais à éclairer, me retint sur une période de trois années. Je n’abandonnais pas pour autant mon intérêt initial pour les tableaux de fil et j’en constituais une modeste collection. Mais ce ne sera pas avec les Huichol que je mettrai à exécution mon projet d’étude des relations entre art et religion. Ce fut avec les Indiennes kuna du Panama durant une expérience menée sur une période de quinze années. En 2010, je renouais avec les Huichol. Qu’en était-il, vingt ans après, de leur société et de leur art des tableaux de fil ? J’apprenais que Tateikie se vouait à l’éco-tourisme. Je découvrais aussi que ces tableaux évoquaient, comme auparavant, les mythes et les rites. Leurs créateurs produisaient encore de grandes œuvres. Je comprenais aussi que, dans les zones en voie d’acculturation où il se pratique, cet art, source de revenus conséquents, ravivait la connaissance de la tradition tout en la transformant. Il en réveillait les échos avant de disparaître dans des galeries ou chez des collectionneurs. Cela décuplait l’intérêt qu’on se devait de lui porter.



01 PREMIER ITINÉRAIRE

LE PEUPLE HUICHOL ET SON ART Ils se nomment eux-mêmes Wirraritai, Wirrarika au singulier, par opposition aux Teiwarixi, les voisins, les étrangers. On les a appelés Huichol. Mais on ne s’accorde ni sur le sens de leur nom autochtone, ni sur celui de leur nom imposé. Leur langue est de la famille uto-aztèque. Au nombre de cinquante mille environ, ils habitent une haute sierra déchirée par des canyons, hérissée de pics culminant vers trois mille mètres d’altitude, tragique, ingrate, appelée parfois sierra ou canyon de Chapalagana, du nom de la principale rivière qui les a creusés. Au prix d’efforts extrêmes, les Huichol l’ont rendue habitable, ils ont arraché à la terre de quoi se nourrir en cultivant maïs, haricots, courges, calebasses… Ils ont prélevé sur la faune les cerfs surtout, mais aussi les lapins, les sangliers, les écureuils. Leur isolement actuel a été provoqué par les premières attaques militaires espagnoles, au xvie siècle, qui les ont obligés à quitter les riches sols des basses terres. Au fil du temps, beaucoup sont devenus éleveurs de chèvres, de moutons et de bovins. Dans la sierra, cinq communautés principales sont dotées chacune de deux noms, un nom huichol et un nom espagnol, ce qui témoigne de relations étroites, forcées ou ambiguës, avec les « étrangers ». Ce sont Tateikie et Xatsitsarie à l’est du río Chapalaga, en espagnol San Andrés Cohamiata et Guadalupe Ocotán. À l’ouest du río, on trouve Tuapurie, Wautüa et Tutsipa, en espagnol Santa Catarina Cuexcomatitán, San Sebastián Teponahuastán et Tuxpán de Bolaños. D’autres communautés se sont formées hors de ce périmètre d’origine, dont Zitakua, près de la ville de Tepic, haut lieu de l’art des tableaux de fil où s’est déroulée une partie de l’enquête alimentant la présente étude. En dehors des périodes de grandes cérémonies rituelles, la majorité de la population est dispersée dans des ranchos constitués de quelques maisons abritant des familles apparentées.

Page de gauche : Photo prise vers 1960 de la famille de l’artiste Martín de la Cruz, qui est ici le violoniste. Ci-dessus : Cinq flèches votives datant de 1989. À l’une sont fixés une petite calotte de calebasse avec des figures de cire ponctuées de perles et un tressage circulaire faisant office de nierika, un objet « pour voir ».

Les Huichol ont une conception de l’espace régie par cinq directions, dont quatre sont définies selon les points cardinaux qui s’opposent deux à deux. La cinquième, le centre, est associée au haut et au bas, au céleste et au chtonien. Cette organisation spatiale donne une grande importance au nombre cinq, qui définit la totalité. Dans les cinq directions sont les cinq grands lieux sacrés où passèrent les ancêtres primordiaux, dont quatre se trouvent au-delà du territoire huichol proprement dit. Le cinq est un chiffre qui parcourt tous les mythes et les rites, comme s’il garantissait l’équilibre de l’univers. Il faut cinq ans au moins de pratiques rituelles pour prétendre s’engager sur la voie du chamanisme. Il y a, dit-on même, cinq couleurs de grains de maïs, cinq couleurs de pelages de bovins… Les cinq repères spatiaux se retrouvent à toutes les échelles. Les chamanes et tous ceux qui sont engagés dans « la coutume » en explorent les points extrêmes au terme de longs et difficiles voyages. Les gens ordinaires entreprennent des parcours homothétiques mais à une échelle beaucoup plus réduite, autour de leurs temples, ou même de leurs autels particuliers. Tout le paysage est marqué de discrets sanctuaires. Les canyons, les cimes, les grottes, les chaos rocheux, sont des lieux d’offrandes adressées aux dieux ancestraux. Celles-ci s’y accumulent, innombrables. Des chiffres donnent une idée de l’étendue de l’univers mythique et rituel huichol. La superficie du territoire habité est d’environ


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HAURAMANAKA

WIRIKUTA

0 kilomètres 100

Real de Catorce

0

miles

50 N

San Andrés Santa Catarina TE’AKATA San Sebastián Guadalupe Tuxpan de Bolaños Ocotán San Blas Tepic HARAMARA

MEXIQUE TERRITOIRE HUICHOL

Océan Pacifique

Golfe du Mexique

Mexico

RRAPAWIYEME Lac de Chapala

LES PRINCIPAUX LIEUX RITUELS HUICHOL À l’ouest le rocher blanc de San Blas dans l’océan Pacifique (Haramara), au sud le lac de Chapala (Rrapawiyeme), à l’est Real de Catorce (Wirikuta, Pariteküa), au nord El Cerro Gordo (Hauramanaka), au centre du quadrilatère, Te’akata (Lieu-du-four), situé en territoire proprement huichol et considéré comme le centre de l’univers. Les quatre autres lieux se trouvent entre cent et trois cents kilomètres environ du territoire traditionnel. Fond de carte réalisé d’après Susan Alta Martin, repris dans Araiza (ed.), 2010, p. 81.

Ci-dessus : Petit édicule servant de grenier à grains. On y garde souvent de beaux épis de maïs liés entre eux, représentant Notre-Mère-Maïs, et les ancêtres de la famille sous forme minérale. Michel Perrin, 1990, croquis extrait d’un « cahier de terrain ». (Le « gouverneur » de Tateikie ayant subtilisé mon appareil photo durant tout un séjour, j’ai beaucoup dessiné sous son regard circonspect lancé du haut de son cheval et sous les yeux écarquillés des enfants. Le stylo ne me fut pas confisqué !) Page de gauche : Le cañon du río Chapalagana dans la zone située entre Tateikie et Tapurie. Ce fleuve traverse tout le territoire huichol. Photo Juan Negrín, 1980.

quatre cents kilomètres carrés. Mais le territoire dans lequel s’inscrivent les quatre lieux rituels les plus éloignés recouvre environ quatre-vingt-dix mille kilomètres carrés et cinq États. Au niveau temporel, l’année est divisée en deux. La saison humide, entre avril-mai et octobre-novembre, est associée à l’obscurité, à la nuit, aux pluies, à la fertilité, au féminin. C’est la saison des travaux agricoles et de l’habitat dispersé. Chaque groupe familial vit isolé dans son rancho, pas loin de ses champs de maïs. La saison sèche, d’octobre-novembre à avril-mai, est du côté de la clarté, du jour, de la sécheresse, du soleil, du masculin. C’est l’époque des rites communautaires autour des grands centres cérémoniels. L’organisation politique, comme la religion, est marquée par l’empreinte franciscaine. Le tatuwani, à la fois « gouverneur » et juge, est entouré de « gens du bâton de pouvoir », les itsükame, qui assurent pendant un an l’organisation politique de la communauté. Les kawiterü (de l’espagnol cabildero) sont de vieux sages agissant comme conseillers politiques et rituels. Les rrukurikate (jicareros en espagnol local) veillent sur des coupes votives (rrukuri) liées à des divinités. Choisis pour une période de cinq ans, ils font aussi le pèlerinage annuel pour « chasser le peyotl » dans les terres arides de Wirikuta. On les appelle alors hikuritate (peyoteros en espagnol local). Lors de la semaine sainte, d’autres groupes agissent autour et à l’intérieur de l’église, nommée teyupani. À cette occasion, les juifs (judíos), qui persécutèrent le Christ, jouent le rôle de « policiers » (tupili, de l’espagnol local topil). Chaque communauté possède plusieurs lieux de culte. Le principal est le tukipa, « lieu du tuki », la maison cérémonielle, le temple circulaire ou ovale, entouré de petits édifices appelés rririki. Mais chaque groupe familial élève aussi des édifices plus modestes appelés également rririki. Aujourd’hui, les sectes évangélistes nord-américaines d’obédience protestante harcèlent les Huichol et menacent « la coutume ». Des organisations non gouvernementales s’immiscent aussi dans leurs affaires, pour le meilleur et parfois pour le pire.


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La mythologie huichol est un univers complexe et fourmillant dont nous ferons plus ample connaissance par le biais des tableaux de fil. Elle joue d’analogies, d’oppositions, de mises en parallèle. Elle multiplie les apparences et les noms des dieux. Les êtres divins, humains, animaux ou végétaux qu’elle évoque passent d’une forme à l’autre. On a parfois l’impression d’un monde inextricable dans lequel il ne serait possible de définir que des lignes dominantes : la clarté s’oppose à l’obscurité, le jour à la nuit, le sec à l’humide, le céleste au chthonien, le désert, lieu du peyotl et de la connaissance, à l’océan Pacifique, lieu de l’origine du monde et des morts, porteur d’infortunes... Mais il ne s’agit pas de manichéisme car les deux termes se succèdent. Les Huichol résument ces oppositions sous deux mots à la sonorité curieusement proche, tukari (de tuka, midi), le lumineux, et tükari, le sombre, l’obscur. Ces pôles aident à penser la vie et le monde. La vie réelle se déroule entre eux, sans qu’aucun des deux ne se présente à l’état pur. Des rites saisonniers à dimension agraire, cosmique et politique, rythment l’année, opposant saison humide et saison sèche. Ils sont pratiqués avec une application quasi obsessionnelle. Ils mêlent sacrifices, aspersions d’eau sacrée et onctions de sang de cerf ou de bovin, offrandes de toutes sortes, confessions… Un vaste ensemble d’offrandes fait de flèches cérémonielles, de coupes taillées dans des calebasses, de plantes, d’aliments, de liquides, est mis en relation avec les hommes, les ancêtres et les dieux afin, pourrait-on croire, de réaliser entre eux toutes les permutations possibles. Cette vie cérémonielle implique d’incessants cheminements dans des lieux définis par la mythologie et les cinq « points cardinaux », des plus proches aux plus lointains. Collectivement et individuellement il faut aller d’un lieu à un autre, selon des déplacements minutieusement tracés dans l’espace et imposés dans le temps. En font partie les fameux pèlerinages qui amènent des Huichol à plus de trois cents kilomètres de chez eux à la recherche de leur plante sacrée, le peyotl hallucinogène, ou bien dans les trois autres grands lieux sacrés situés à l’ouest, au bord de l’océan, au nord et au sud. Mais aujourd’hui d’autres raisons entraînent les Indiens hors de leur territoire. C’est le travail saisonnier dans les basses terres de l’État de Nayarit pour récolter la canne à sucre, le tabac ou les agrumes. C’est aussi le voyage en ville que certains ont fait sans retour. Là, ils ont parfois rencontré leurs contempteurs mais aussi leurs admirateurs et ceux, plus ambigus, pour qui ils sont ou ont été une raison de vivre, les missionnaires et les ethnologues. S’y ajoutent ceux qui les défendent nationalement et internationalement. Car les Huichol savent profiter de leur popularité tout en s’efforçant d’en maîtriser les effets contradictoires. Le chamane huichol, le maraka’ame, trace dans l’univers mythique des itinéraires qu’il exprime par le chant. À la fois prêtre et thérapeute, il explique les raisons des infortunes et organise les rites aidant à les résoudre. Il est le garant des mythes et des rites. Accompagné d’un « second », et souvent de son épouse, il est aussi un personnage quasi obligé des tableaux de fil. Toute infortune, toute maladie, est associée à un manquement aux règles, à une entorse à la « coutume », la costumbre, en huichol le chemin, yeiyari. Le mot espagnol, au féminin comme au masculin, désigne couramment la tradition et toutes les obligations associées. Si on a dérogé à l’ordre du monde garanti par les ancêtres, on contracte une dette envers eux. On ne pourra, par exemple, manger que ce que l’on a vénéré par des offrandes. Il s’agit donc d’une conception « persécutrice » du monde, d’une religion de la dette, de l’offrande, de la peur de la faute. C’est un monde accablant qu’il faut sans cesse vénérer, supplier, contenter. Page de droite : À Zitakua, une grande statue représente un chamane semblant bénir la ville de Tepic. Certains affirment que c’est un portrait de José Benítez, artiste célébré et l’un des fondateurs de cette communauté.


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Ci-contre : Planchette avec fils collés sur cire, représentant un cerf, un serpent à deux têtes suggérant le parcours souterrain du soleil et le ciel nocturne. Diam. 19 cm, Museo Nacional de Antropología, INAH, México D.F.

UN PEUPLE D’ARTISTES Les Huichol sont, depuis plus d’un siècle, célébrés pour leurs exceptionnels talents d’artistes. Le Suédois Carl Lumholtz, premier grand ethnographe à travailler avec eux, en a rendu compte avec passion, en 1900 et 1904. À cette même époque, le Français Léon Diguet et l’Allemand Konrad Theodor Preuss ont collecté de nombreux objets qui font la richesse du musée du quai Branly à Paris et de l’Ethnologisches Museum à Berlin. En 1938, l’Américain Robert M. Zingg intitulait son ouvrage The Huichols, Primitive Artists. Beaucoup d’autres ont, depuis, pris le relais pour célébrer la valeur artistique des œuvres du peuple huichol. Les femmes tissent des ceintures, brodent leurs habits, créent des sacs en laine ou en fil, décorent des coupes taillées dans des calebasses, créent des installations florales, etc. À l’occasion de certaines fêtes, hommes et femmes s’ornent de peintures faciales jaunes d’une extrême finesse, faites à partir de la racine de la plante tui, le Berberis trifoliolata. Les hommes gravent des motifs sur des pierres, peignent des flèches votives, fabriquent avec une grande habileté violons et guitares rustiques. L’accumulation et l’usage de certaines de ces œuvres en guise d’offrandes font des rites des spectacles d’une beauté saisissante. Depuis longtemps, bien avant les tableaux qui sont l’objet de ce livre, et aujourd’hui encore, les Huichol ont fabriqué des objets élaborés avec un même matériau de base, la cire d’abeille. Sur des calottes de calebasses ou sur des planchettes, ils collent par pression des petites figurines en cire représentant des cerfs, des bovins, du maïs, des humains, des étoiles, auxquelles ils peuvent ajouter une pièce de tissu brodée. Ou bien des fils de laine y sont directement collés. Quelques perles, parfois des monnaies, y sont incrustées. Sortes d’intercesseurs adressés à tel ou tel dieu, selon le décor, ces figurines expriment des vœux de bonne fortune pour la chasse, l’élevage, l’agriculture ou le bien-être de la famille. Dès la fin des années 1950, un nouvel aspect de cet art est apparu avec la création de tableaux de fil figurant des thèmes directement inspirés par les mythes et les rites. Cet art, très original par sa technique, relativement jeune mais exceptionnel, est encore très dynamique et vaut une grande réputation aux Huichol. De nombreux musées en ont acquis, en Amérique et en Europe, ainsi que des collectionneurs.

Ci-contre : Calottes de calebasses avec modelages de cire, perles et broderie, 1990, diam. 8 cm (à gauche) et 10 cm (à droite), coll. part.


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LES FONDATEURS C’est devenu une méthode classique d’investigation. Dérouté et submergé par une littérature orale foisonnante, l’ethnographe demande parfois à son interlocuteur « indigène » de l’éclairer par des dessins. Chez les Huichol une démarche comparable eut de grandes conséquences. Les tableaux de fil seraient apparus en 1953, lors d’une exposition d’artisanat inaugurant une gare routière de Guadalajara. Rudimentaires, ils étaient faits sur des planchettes de bois enduites de cire. Alfonso Soto Soria, muséographe, suggéra alors de remplacer le bois par le contreplaqué. Un père franciscain, Ernesto Loera Ochoa, responsable d’un musée d’artisanat dans la basilique de Zapopan, près de Guadalajara, distingua le travail du jeune Ramón Medina Silva, Ürü Temai, Jeune-Flèche de son nom huichol (1926-1971). Dès 1965, celui-ci devint, avec son épouse Guadalupe de la Cruz Ríos, dite Lupe, l’informateur privilégié des ethnologues nord-américains Barbara Myerhoff et Peter Furst. Ce dernier l’incita à évoquer de préférence les thèmes mythiques et les éléments de « la coutume ».

Ci-dessus, à gauche : Dessin de peinture faciale (in Lumholtz, 1900, p. 199). Ci-dessus, à droite : Réalisé par le chamane Daniel Castro, petit tableau de fil proche des offrandes traditionnelles, représentant une calebasse à têtes de cerfs contenant un faon, deux flèches et une bougie, vers 1960, 15 × 15 cm.

En 1967, Miguel Palafox Vargas, anthropologue de l’Instituto Nacional Indigenista (INI) de Mexico, dirigea une école d’artisanat huichol où Ramón Medina fit des disciples. Ils deviendront plus tard célèbres, tels José Benítez Sánchez et Guadalupe González Ríos. Peter Furst commanda des tableaux pour le Museum of Ethnic Arts de l’université de Californie à Los Angeles, qui organisa une exposition en 1968. L’art des tableaux de fil connut dès lors un grand développement, dans lequel Juan Negrín, philosophe d’origine, joua un rôle important. Passionné d’art et de métaphysique, il perçut la force de cet « artisanat » nouveau émanant de Huichol exilés en ville. Art à part entière, c’était aussi un révélateur de la « pensée mythique » et de la vie rituelle, en écho à la manière huichol de voir et de vivre le monde. Dès 1972, Juan Negrín rencontra, encouragea, guida et aida matériellement des créateurs. Il les incita à retourner avec lui dans le territoire traditionnel. Il y découvrit et ils redécouvrirent les multiples lieux d’offrandes et de pèlerinages. L’art des tableaux de fil s’enrichit de ces expériences partagées. Juan Negrín suscita et enregistra les commentaires des créateurs au sujet de leurs créations. Il entretint ainsi des relations privilégiées avec cinq artistes dont il acquit les œuvres.


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Scolarisé et quasi métis, Tiburcio Carrillo Sandoval (19491997), alias Tutukila, assista Ramón Medina Silva. Negrín l’intéressa à la coutume et collabora avec lui de 1973 à 1975. Juan Ríos Martínez (1930-1996), violoniste fameux et adepte du kieri, plante psychotrope dont on parlera plus loin, créa des œuvres inspirées par la tradition avant de se consacrer à un artisanat commercial. Ce dernier, disait-il, « ne procurait ni les mauvais songes, ni la menace des êtres sacrés, ancêtres et dieux, représentés sur les précédents tableaux ». Guadalupe González Ríos (1923-2003), guérisseur et lui aussi adepte du kieri, réalisa des chefs-d’œuvre entre 1973 et 1977. Pablo Taisán de La Cruz (1936-2005), Yauxali, Habit-de-Soleil de son nom huichol, chanteur et fervent participant aux pèlerinages puis chamane, créa quelques tableaux vers 1978 avant de retourner à la costumbre. Enfin José Benítez Sánchez (19382009), dit Yukauye Kukame, Marcheur-Silencieux, fut le plus productif, le plus célèbre et le plus plagié des « fondateurs ». D’abord agent de développement pour le gouvernement mexicain, il se consacra ensuite à la création de tableaux. Juan Negrín le rencontra dès les années 1971 et ils firent ensemble cinq pèlerinages à Wirikuta et des excursions en d’autres lieux sacrés. Il établit avec lui un partenariat durant lequel José Benítez créa maintes œuvres avant de fonder un véritable atelier dans la colonie huichol de Zitakua, près de Tepic1. Les premiers de ces artistes étaient-ils exceptionnellement doués ? En tout cas, ils ont marqué cet art naissant et lui ont donné, pour ainsi dire, son vocabulaire et sa forme, durant un temps au moins. La réputation des tableaux de fil et de leurs créateurs devint alors internationale. Entre 1974 et 1985, Juan Negrín exposa sa propre collection dans des musées et des galeries des États-Unis, puis au Mexique et en Europe, à Amsterdam, Brême, Copenhague, Göteborg, Paris, Stockholm. Depuis de nombreuses années, il se consacre à la défense de l’intégrité du territoire et à la protection des ressources huichol. À cette même époque, le gouvernement mexicain encourageait l’art populaire en créant en 1974 le FONART (Fondo Nacional para el Fomento de las Artesanías). Des magasins de vente furent créés et des aides financières données aux artisans. Des expositions distinguèrent l’art des Huichol et de leurs voisins, les Cora. Depuis, beaucoup d’autres créateurs ont repris le flambeau, parmi lesquels ceux que rencontra l’auteur de ce livre, entre autres Martín et Emilio de La Cruz, Fermín González Ríos, Mariano Valadez, Justo et Fidencio Benítez.

VOIR, COMMUNIQUER ET CRÉER. UN ART CHAMANIQUE ? Ci-dessus : Ramón Medina Silva, « La chasse au peyotl à Wirikuta », Fowler Museum of Cultural History, University of California, Los Angeles.

1. Ces informations proviennent du site internet wixarika.mediapark.net, produit par Yvonne et Juan Negrín.

L’art des tableaux de fil est souvent qualifié d’art chamanique. Qu’en est-il ? Jusqu’aux années 1950 presque tout l’art et l’artisanat huichol s’inscrivaient dans une forte tradition religieuse. Ils accompagnaient des rites supervisés pour la plupart par les chamanes. Aujourd’hui, et c’est devenu un cliché, nombre de tableaux de fil figurent un chamane, souvent assis sur son fauteuil et tenant son bâton à plumes à la main. Cela suffit-il à associer cet art nouveau au chamanisme ? Des artistes ont prétendu et prétendent encore avoir été ou être chamanes. Ils auraient accompli les rites de la costumbre sur une période d’au moins cinq ans avant de s’ouvrir complètement au mondeautre, le monde des ancêtres, des dieux, des esprits, des âmes et des morts. Aujourd’hui, peu d’entre eux le sont. Ils disent avoir consommé du peyotl, mais cela ne caractérise pas le chamane : tous les Huichol, même les enfants, prennent du peyotl durant certains rites.


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Ci-contre : Guadalupe de la Cruz Ríos, d’après un tableau de son époux Ramón Medina Silva, 60 × 60 cm, The Fine Arts Museum, San Francisco, don de Peter F. Young, inv. 74.21.9. Guadalupe de la Cruz Ríos, dite Lupe, commenta le tableau comme suit : « Lors du déluge, dit un mythe, Notre-Mère-Colombe apparut à Watakamé, le premier agriculteur. Elle lui révéla où se trouvait la maison de Maïs. Notre-Mère-Maïs avait cinq filles, chacune d’une couleur différente. Watakamé épousa d’abord Jeune-Fille-Maïs-Bleu avant de les épouser toutes. C‘est pourquoi les épis de maïs sont de cinq couleurs… Nous, les Huichol, descendons de Watakamé et de Notre-Mère-Maïs. Aujourd’hui encore elle nous offre ses enfants, les épis encore verts. » En semant son champ, le cultivateur est donc un peu comme l’époux des cinq sœurs. Ce mythe est évoqué ici de la façon la plus simple.

Beaucoup de créateurs évoquent leurs rêves et leurs visions comme sources de leurs créations, plus que les effets du peyotl, dont on a parfois prétendu qu’il en était à l’origine. Et dans la conception huichol comme dans celle de la majorité des populations, rêves et visions proviennent de ce monde-autre avec lequel on entre en communication durant des quêtes individuelles ou des rites collectifs, lorsque les chants des chamanes et le décor suscitent une sorte de polyphonie non seulement sonore mais aussi visuelle, si l’on peut dire. Les Huichol associent autant le peyotl à l’énergie, la force vitale (kupuri) qu’à la vision, le nierika, le « don de voir ». La vision est ce que les dieux et les lieux sacrés envoient à telle personne. Elle perçoit ces messages grâce à son iyari, son cœur. Cette relation particulière aux dieux et aux lieux par le biais de ces deux composantes de la personne que sont le kupuri et l’iyari est ce qui distinguerait l’artiste « chamaniquement inspiré » de l’artiste ordinaire. En simplifiant, le premier « verrait les yeux fermés », il recevrait des messages – images et paroles –, par exemple durant un rite ; l’autre illustrerait des récits. Mais rien n’est aussi tranché. Les tableaux huichol réorganisent et mêlent le réel du rite et l’imaginaire du mythe.

2. De nombreux et bons ouvrages ont été publiés au sujet des Huichol. On se reportera à la bibliographie donnée en fin d’ouvrage pour compléter cette succincte présentation.

Beaucoup reconnaissent illustrer la mythologie ou les visions décrites par les chants des chamanes sans avoir de communication directe avec un monde-autre qui leur imposerait des images spécifiques. Mais cet art destiné à la vente reste pour beaucoup d’artistes marqué par la conception traditionnelle de la personne, de la vision et du rêve. Dans tous les cas, ils valorisent toujours une dimension chamanique dans les explications qu’ils donnent de leurs œuvres à la demande de curieux ou d’acheteurs avides d’exotisme et de sacré2 !



02 DEUXIÈME ITINÉRAIRE

DES GRANDS MYTHES L’ensemble des grands mythes huichol est appelé kawitu, mot dont le sens est controversé. Ces mythes évoquent, entre autres, les itinéraires passant par les cinq principaux lieux rituels et parcourus aujourd’hui par les adeptes de « la coutume ». Ces itinéraires sont parfois comparés à ceux que décrit le soleil, allant le jour de l’est à l’ouest et, dans l’année, du nord au sud, entre le solstice d’été et le solstice d’hiver après avoir atteint le zénith. Ces récits chantés, dont les variantes sont multiples, disent aussi l’origine de toutes choses. Ils mettent en scène les grandes oppositions qui fondent et structurent la pensée et la conception huichol du monde. Le maraka’ame, le chamane huichol, en est le spécialiste. Il les chante durant des nuits entières à l’occasion de grands rites saisonniers. Encore très vivants, ces mythes n’ont cependant pas été systématiquement recueillis et traduits.

Page de gauche : Maria Teresa de la Cruz tente d’interpréter le grand tableau de José Benítez présenté dans les pages suivantes, à partir d’une reproduction photographique apportée par l’ethnologue, en 2010. Ci-dessus : Fidencio Benítez Rivera, 1990, 40 × 40 cm. « Notre-Grand-Mère-Nakawé, avec sa canne magique et son bâton à plumes, donne ses premiers enseignements en présence du cerf et du scorpion, porte-paroles du peyotl » (d’après un commentaire de l’artiste).

1. Pour faciliter la lecture et ne pas alourdir le texte, les noms huichol des êtres mythiques sont indiqués dans la liste des principales divinités (p. 221), sauf lorsqu’une traduction serait trop restrictive.

On distingue deux cycles mythiques principaux. Des récits content la naissance du feu, l’origine de la lune, du soleil ou des étoiles, l’origine des cerfs et du peyotl. Ils sont interprétés durant la saison sèche dans les grands temples communautaires, les tukipa. Au début, les grands ancêtres étaient peu différenciés avant que leurs descendants prennent la forme d’humains, d’animaux, de végétaux ou de minéraux. Avant que naissent Feu et Soleil, naquirent des êtres, qualifiés parfois de « ceux qui savent », dans un monde inférieur, sous l’océan ou la terre et dans l’obscurité, la tükari. La mer entourait alors le monde. Elle était un immense serpent ondulant et dévorant. Les étoiles tuaient les serpents qui en émanaient. Mais, toute d’eau, elle formait aussi les nuages. Lune seule donnait une faible lueur. Que faire pour avoir de la lumière ?, se demandèrent les ancêtres. Les mythes d’origine du feu répondent à la question. Parmi ces ancêtres, vivant près des peuples-loups, les géants hewirri furent vaincus par les tutsima qui bâtirent les premiers temples, les kakauyari furent convertis en rochers, les awatame étaient les premiers chasseurs de cerfs, les tükaka formaient un peuple obscur du monde souterrain, etc. De ces premières générations descendit le panthéon huichol, fourmillant de dieux, chacun qualifié, selon le contexte, de différents noms précédés généralement d’un terme de parenté : Notre-Grand-Père-Feu, Notre-Père-Soleil, Notre-Mère-Terre, Nos-Mères-Pluies, Nos Frères-Aînés-Cerfs, Nos-Frères-AînésVents, ainsi que leurs équivalents ou leurs métamorphoses1. Le second grand cycle de mythes est chanté durant la saison humide et la fête des Semences mais plus localement, autour des temples familiaux, les rririki. Ce cycle évoque l’origine du monde et des pluies à partir de l’océan, le déluge, la naissance du maïs et de l’agriculture, l’origine de certains lieux sacrés et de la polygynie. Au début était Takutsi Nakawé, Notre-Grand-Mère-Nakawé, associée à la fertilité. Plusieurs traductions de son nom ont été proposées : Notre-Grand-Mère-Croissance, Notre-Grand-Mère-Graine-


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Germée, Notre-Grand-Mère-Oreille-Dressée... Les bilingues l’appellent Madre-Tierra. Nakawé aurait aussi une dimension monstrueuse. Quoi qu’il en soit, déesse ambiguë de la croissance végétale et des ténèbres, elle forme une paire originelle avec son époux Naürü, dieu anthropophage des trombes d’eau et de « la pluie du feu », lui aussi monstrueux. D’autres couples fondateurs leur succéderont. Notre-Grand-Mère-Nakawé peut se diviser elle-même en différents dieux. Ainsi, et c’est une des difficultés pour bien saisir la mythologie huichol, un même dieu peut porter un nom différent selon ses avatars et selon le contexte, comme si chaque dieu principal était une sorte de matrice dont découlent, tels des sous-ensembles, des dieux plus spécialisés. À l’origine et avant toute chose, dit-on parfois, il y avait aussi Notre-Frère-Kauyumari, héros culturel central, auxiliaire des chamanes, doué d’ubiquité, trompeur, joueur, apte à prendre maintes apparences, même si celle d’un cerf est la plus habituelle. Il existe d’ailleurs une dizaine de dieux Cerfs dont Kauyumari pourrait être la matrice. Son nom, selon les auteurs, a été traduit par Faon-du-Soleil ou, paradoxalement, Celui-Qui-Ne-Savait-Pas-Son-Nom. On le surnomme aussi Celui-Qui-Marche-àl’Aube, Frère-Aîné-du-Chamane... Il existe un troisième cycle mythique. C’est un ensemble de récits, parlés ou chantés, inspirés par le christianisme et propres à la semaine sainte. Ils sont centrés sur l’histoire du Christ et disent l’origine de tous les changements qu’ont apportés les contacts avec la société nationale : apparition du bétail, des outils, de l’argent, etc. Ils sont peu présents dans cet ouvrage car ce cycle chrétien est peu représenté dans les tableaux de fil. La narration chantée des grands mythes doit être distinguée des chants dont les chamanes accompagnent des rites plus discrets dans le but d’expliquer et de tenter de soulager les diverses infortunes qui touchent les individus et leurs activités. Les chanteurs mettent alors la littérature orale en actes. Car si le mythe est du côté de la pensée, le rite est du côté de la vie active, de la pratique, du politique même. Le chamane relie les rites qu’il préside, qu’ils soient propitiatoires, thérapeutiques ou autres, aux épisodes mythiques qui peuvent éclairer son action et ses dires. Il morcelle et adapte la mythologie pour donner sens aux évènements auxquels il doit faire face. Ses chants sont un dialogue avec les dieux. Ils mêlent des évènements du temps actuel à ceux, comparables, que vécurent les dieux dans le passé. Ils garantissent ainsi l’efficacité des actes que le chamane prescrit. Les ordres qu’il donne en découlent. Auparavant, les personnages des mythes peuvent même être incarnés par des acteurs officiants guidés par le chamane. Page de droite : José Benítez Sanchez, « Démembrement de Watakamé », 1973, 81 × 122 cm, coll. Juan et Yvonne Negrín. Le premier agriculteur survécut au déluge, guidé par Notre-Grand-MèreNakawé qui fut elle-même démembrée après sa mort. Les deux étoiles près de la tête sont ses âmes (kupuri et iyari). Entre ses jambes sont figurés son sexe, en haut à gauche, sa chair, sa vessie (jaune) et une plante. À droite sont trois dents, trois côtes, des viscères. Des différentes parties du corps de Watakamé seraient nées de nouvelles plantes. (Commentaire enregistré et traduit par Juan Negrín.)

À sa manière, chaque créateur de tableaux puise dans cet imaginaire collectif, mêlant souvent rite et mythe, d’autant que la mythologie décrit les itinéraires que parcourent les humains d’aujourd’hui durant les rites. Rares sont les artistes qui n’évoquent que des mythes, sauf peut-être José Benítez, qui s’en est fait une spécialité.





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ENTRE MYTHE ET VISION NOTRE-BISAÏEUL-OMNISCIENT, TATUTSI RRUWERI TIMAIWEME « Qui pourrait expliquer ce tableau ? Il contient tout le monde huichol ! Il peut tout signifier. » Commentaire d’un artiste huichol.

Cette œuvre célèbre est caractéristique des arts de voir huichol. Sous un foisonnement à première vue inextricable, il évoque des épisodes mythiques dont tout Huichol peut proposer une lecture, d’autant plus délicate que les héros se déplacent et se retrouvent dans le tableau sous d’autres apparences. Comme le suggère le titre donné par l’auteur, cette œuvre serait une vision éprouvée par un chamane ou recherchée par celui qui désire le devenir au terme de maintes épreuves, jeûne, abstinence, éveil prolongé et prise de peyotl. Grâce à ses deux miroirs « magiques », ses nierika, le héros, NotreBisaïeul-Omniscient, a une vue hallucinée du monde. Il est à la fois observateur des scènes mythiques et observé, tel le chamane qui, dans sa recherche visionnaire, va de ce monde-ci à un monde-autre, se métamorphose, jusqu’à se sentir lui-même un dieu. Son don de « voir les yeux fermés » est dynamique. Il génère sans cesse de nouvelles associations, de nouvelles visions, qui vont bien au-delà d’une pure énumération de thèmes. Pour donner une idée de la manière « linéaire » de lire le tableau sans céder à une épuisante lecture systématique, laissons-nous aller d’abord à un jeu des quatre coins. I En bas, c’est le monde primordial, le monde d’avant. Notre-Mère-Océan, mère des pluies, est en forme d’oiseau à cornes de cerf. Elle porte Notre-Mère-Esprit-de-Rosée en son bec. Dans son corps est Notre-Mère-Eau-du-Sud avec son miroir magique, son nierika. Sur une aile est le visage de Notre-Mère-des-Pluies et, à côté, sa petite silhouette penchée. II À droite, c’est Notre-Mère-des-Rivières aux yeux blancs et aux quatre « flammes ». Sous elle, entre les rochers, est Notre-Mère-Messagère-des-Pluies. Sa fille, Notre-Mère-des-Eaux-de-l’Est, sort d’un temple sous forme de serpent.

Double page précédente : José Benítez Sánchez, « La vision de Tatutsi Rruweri Timaiweme », 1980, 122 × 244 cm, Museo Nacional de Antropología, México D.F.

2. Déesse de la pluie localisée dans des étangs très vénérés sur le chemin menant à Wirikuta, la terre du peyotl.

III En haut, à droite, Mère-des-Eaux-de-l’Est va jusqu’à Notre-Mère-Matinieri2. Elle prend alors la forme d’une tête de cerf, puis d’un taureau, d’un serpent, et d’un nuage. Partout où elle va se forment des mares et des lacs. IV Notre-Grand-Père-Feu, qui a guidé Soleil, est en haut à gauche. Il enseigne les rites à ceux qui tiennent des bougies. Ce sont Étoile-du-Matin et Notre-Frère-Aîné-de-l’Aube. Notre-Frère-Aîné-Kauyumari a la tête d’un cerf bleu. Il communique avec Feu par un serpent qui est aussi un nierika. Un autre serpent pénètre dans le temple de Queue-de-Cerf. C’est là que naît le soleil de l’est, à Wirikuta. Un deuxième serpent va jusqu’à un autre temple. Là s’est transformé Notre-Bisaïeul-Queue-de-Cerf.


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De plus, trois personnages s’imposent. C’est Notre-Bisaïeul-Queue-de-Cerf... Il tient en chaque main une queue de cerf. C’est Notre-Bisaïeul-Poitrine-Fendue. Ce sont tous deux les piliers des chemins du monde. Pour le monde, ils sont comme les poteaux qui soutiennent le temple. Le troisième est Soleil-de-l’Aube. Il est parvenu sur le Mont-Brûlé où brillèrent ses premiers rayons. Tel un grand chamane il porte ses étuis, des queues de cerf et des peyotls.

Mère-Terre-Fertile est là aussi avec ses seins et trois queues de cerf. Elle est l’origine de l’eau et de la fertilité, son âme est un colibri. Deux figures s’emboîtent. L’une est le squelette de Notre-Grand-Mère-Nakawé. L’autre est Notre-Mère-du-Sud. Elle contient les eaux des sources sacrées provenant de l’inframonde. Après le déluge Notre-Grand-Mère s’en éloigna. Elle chercha où vivre, où laisser son cœur, son iyari. Par le biais de la tête du serpent, elle communique avec le grand nierika.

Les ancêtres furent reçus à Wirikuta par Notre-Mère-Œillet-d’Inde. Sous sa fleur-cloche les hommes sont serpents-flèches, les femmes peyotls-calebasses. Extraits d’une très complète interprétation proposée par Juan Negrín.

Mais en fixant l’ensemble du tableau on peut aussi ressentir des mouvements, des flux. Un monde fourmillant de signes accapare, immerge et entraîne. Plus qu’une marmite d’où émerge la face de Notre-Bisaïeul-Omniscient, au delà des deux personnages qui l’entourent, qui sont Notre-Grand-Mère-Nakawé et Watakamé, héros du déluge, on peut voir un être étrange indiquant les quatre directions et le centre.

« Ainsi doit voir le chamane et celui qui regarde ses rêves et cherche des visions. »


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QUAND LES DIEUX NE SE CONNAISSAIENT PAS

Les anciens dieux émergèrent de la bouche du premier monde. Dans le second monde, ils ne se connaissaient plus, ils se disputaient. Ils n’étaient pas faits comme nous, ils n’avaient pas de mains. Ils ne marchaient pas droit.

Ils se connurent dans le troisième monde, dans les montagnes du désert. Ils étaient trois. Leurs poitrines étaient fermées comme des étuis de chamanes. Dedans ils avaient toute leur pensée, toute leur vie. Mais seulement deux d’entre eux sortirent. Cela se passa à Tatei Matinieri, lieu sacré originel. Le troisième, Notre-Bisaïeul-Loup, ne sortit jamais. Au début, c’est lui qui commandait les dieux. Notre-Frère-Aîné-Kauyumari, le cerf bleu, leur donnait à manger. C’était de la nourriture sacrée. Scorpion aussi était déjà là. Puis les deux dieux qui avaient émergé se cherchèrent. Enfin, ils se rencontrèrent. L’un est Notre-Grand-Père-Queue-de-Cerf. L’autre est Notre-Grand-Père-Timaiwene.

Page de droite : José Benítez Sánchez, 1990, 40 × 39,5 cm, coll. part.

En bas, assis, ce sont Notre-Grand-Père-Feu et Notre-Père-Soleil. Ils tiennent la clarté entre leurs bras. Propos de l’artiste recueillis en 1990.


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On voit les dieux se rencontrant en ce monde. Ce sont eux qui peuvent sauver notre vie. Ils sont là pour toute notre famille. Ce sont ceux qui nous donnent l’âme, l’iyari, l’âme qui vient à nous et à toute la famille, la pensée qui nous accompagne. Commentaire inscrit derrière le tableau.

Ceux qui regardent leurs visions font cela. Ils ont ces idées, ils voient ces images. Chacun crée ce qu’il a dans l’esprit. Mais des dessins différents se présentent. Il faut choisir. C’est difficile, mais ce n’est pas impossible. Combiner des couleurs est facile. Dire sa vision c’est différent. Chacun a ses visions. Et chacun fait au mieux pour les faire voir. Ici, tout communique, tout est lié. Des lignes réunissent. Propos de l’artiste Vincente Carrillo.


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LES DIEUX QUE NOUS RENCONTRONS Chamanes ou apprentis chamanes sont imprégnés de mythes. Ils perçoivent l’univers mythique comme un réseau d’échanges entre tous les éléments d’un monde humanisé où montagnes, rochers, animaux et dieux communiquent entre eux. Un chamane et son aide sont sur des rochers. L’un d’un côté, l’autre de l’autre. L’un communique avec Notre-Frère-Aîné-Kauyumari. Kauyumari a une tête de cerf à quatre ramures. Du chamane sort un serpent rouge, c’est sa force. De sa main émane une vibration, c’est un message. De sa tête pend une ramure de cerf. Celle-ci le désigne comme chamane. Notre-Grand-Mère-Nakawé est au centre. Colibri, messagère des dieux, l’a convoquée. Ses messages sont semblables à un masque. Notre-Grand-Mère en reçoit les paroles. Notre-Grand-Mère est au-dessus d’un étui chamanique. Les deux cornes, comme des pinces, sont ses gardiens. Personne d’autre que le chamane ne pourra le toucher. Notre-Grand-Mère parle avec l’esprit du dieu Cerf-du-Monde-Obscur. Ils sont reliés par la tête et par le corps. Ils échangent des paroles, ils s’envoient des messages. L’esprit du cerf communique aussi avec Kauyumari. Le chamane communique avec Kauyumari. Kauyumari communique avec l’esprit du dieu Cerf. Le dieu Cerf communique avec Notre-Grand-Mère-Nakawé.

Double page précédente : José Benítez Sánchez, 1988, 61 × 81,5 cm, coll. part.


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Des dieux apparaissent aussi dans les montagnes. Ils habitent des roches sacrées. C’est à l’origine des temps, lorsque sortit Notre-Père-Soleil. Des ancêtres se convertirent en pierres et en rochers. Tous ceux qui n’atteignirent pas le Mont-de-l’Aube se pétrifièrent. Ce sont les kakauyari.

D’un rocher sort une tête, avec trois flèches. C’est Werika, Notre-Mère-Aigle. C’est son âme, son expiration, sa parole.

Il y a aussi le Cerf-Bleu. Il guide le chamane dans les montagnes du désert, sur le chemin des dieux. Deux bâtons à plumes sont près d’eux. Points, étoiles et flèches sont des paroles, des pensées, des expirations. Ce sont celles du chamane, celles du cerf, celles des dieux. Elles vont des chamanes aux dieux et des dieux aux chamanes. Tatewari, Notre-Grand-Père-Feu, est près du chamane et de son aide. Près de l’un est le feu bleu. Près de l’autre est le feu rouge. Car le feu naît d’abord bleu, puis il devient rouge.


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L’ÉMERGENCE DES ANCÊTRES Ce tableau évoque un mythe d’origine. Sa lecture est facilitée si on le divise en deux. Pour lire la partie droite, partons du personnage assis en bas, remontons jusqu’au bord supérieur, vers les têtes de serpents puis redescendons jusqu’au personnage féminin, en bas à droite. La vie se forma en un premier monde nommé Watetuapa. Au début des temps, nos ancêtres vivaient sous la terre et sous la mer. Mais un jour les ancêtres décidèrent d’émerger sur la terre. Pour cela, ils se réunirent. Comment aller sur la terre sacrée de Wirikuta ?, se demanda Notre-Frère-Aîné-Kauyumari. (Kauyumari est le plus puissant des esprits ancestraux. Il a en lui toutes les âmes des ancêtres réunis.)

Il était là, assis sur son siège de chamane, son uweni. Notre-Grand-Père-Feu était derrière lui. Ils se soutenaient l’un l’autre. Ils étaient en tout quatre esprits principaux : Frère-Aîné-Kauyumari, Grand-Père-Feu, Père-Soleil et Grand-Mère-Aube. Leurs âmes étaient des colibris. Sur le chemin ouvrant à la surface de la terre, ils devinrent serpents. Ils creusaient la roche avec leur langue. Chacun était aussi un canal d’eau. Leurs cœurs paraissaient colibris. Cinq ans après, ils arrivèrent sur la terre de Wirikuta. (Cinq peyotls la représentent.) Notre-Mère-Aigle, esprit du ciel, était là. Elle vole très haut, elle voit tout, elle parle avec les dieux. Elle se chargea de surveiller trois nierika, images des trois dieux masculins : Frère-Aîné-Kauyumari, Grand-Père-Feu et Père-Soleil. Elle les saisit avec son bec et s’envola vers Taheima, le troisième monde.

Page de droite : José Benítez Sánchez, 1974, 122 × 122 cm, coll. Anthony et Carol Somkin.

Alors Notre-Frère-Aîné-Kauyumari prit la forme d’un cerf. Il alla rejoindre Notre-Mère-Terre. Venue du monde d’en bas, elle avait pris la forme d’une femme. Elle était maintenant la Terre. D’après des propos de l’artiste recueillis par Juan Negrín.


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Pour lire la partie gauche, partons de la femme, en bas, remontons jusqu’à l’angle supérieur gauche. Kauyumari fit aussi émerger Notre-Mère-Esprit-de-Rosée. C’est elle qui donne la vie au maïs.

De l’eau s’en écoula, arrosant une graine bleutée. Elle germina en forme de cœur. Une racine émergea du grain de maïs. Cela est arrivé dans un lieu sacré du désert de Notre-Mère-Aigle : C‘est là où est Notre-Mère-Matinieri associée à une lagune et à la pluie. Là apparut l’épi de maïs sous forme d’une jeune fille, avec sa chevelure.

Page de droite : Raymondo de la Rosa Martinez, 2000, 80 × 120 cm, coll. Miguel Aguet. Ce tableau est inspiré de l’œuvre précédente, mais y sont ajoutés deux chamanes actuels, lesquels auraient la vision des scènes évoquées. Celui coiffé de ramures représente de surcroît Kauyumari survolé par Werika, Notre-Mère-Aigle.

3. Puguari, cempasúchil en espagnol local (Tagetes erecta), plante aux fleurs d’un jaune lumineux utilisée dans des rites aztèques et aujourd’hui le jour des morts, au Mexique. Mais, ici, les fleurs sont blanches.

D’une montagne s’écoule une rivière. Elle arrive jusqu’à l’esprit à forme d’insecte, au bord de la lagune de Matinieri. Kauyumari ordonna que la jeune fille émergeât au milieu de fleurs3. Alors deux plantes fleuries apparurent près de la lagune. On mit un brûloir à parfum à trois pieds. Son parfum de copal contentait Notre-Mère-Esprit-de-Rosée. C’est ainsi qu’apparurent les dieux en notre monde. Ils se dirigèrent ensuite vers Te’akata, le centre du territoire. Ils y consacrèrent les grottes où ils seront vénérés.


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03 TROISIÈME ITINÉRAIRE

MANIÈRES DE FAIRE, MANIÈRES DE DIRE Le tableau de fil fut d’abord appelé tabla, « planche de bois » en espagnol. Maintenant on le qualifie plus volontiers de cuadro. On signifie par là qu’il ne s’agit pas seulement de fils collés sur un support banal mais d’un véritable « cadre », dans le sens de « tableau », d’œuvre picturale. Parfois les Huichol le nomment nierika, pour souligner qu’il s’agit d’une œuvre inspirée, « chamanique ». Comme le nierika, notion complexe renvoyant ici à un objet aidant à « voir de l’autre côté », il reproduirait des visions, il aurait lui-même un pouvoir. Cette appellation plaît aux marchands et aux collectionneurs. Avides de significations ésotériques et de « sacré », ils l’encouragent.

Page de gauche : Juan Robles, de Zitakua, remplissant les motifs de son tableau, en 2011. Ci-dessus : Daniel Castro, « Deux Cerfs », vers 1965, 15 × 15 cm.

La matière de base est de fabrication industrielle. C’est un bois contreplaqué d’une épaisseur de 4 à 7 millimètres. Les formats les plus courants sont des carrés de tailles conventionnelles : approximativement 15 × 15 cm, 20 × 20 cm, 30 × 30 cm, 40 × 40 cm, 60 × 60 cm, 122 × 122 cm, sans tenir compte de la largeur de la découpe. S’ils sont rectangulaires, ce seront presque toujours des rectangles de 30 × 60 cm, 60 × 120 cm ou 122 × 244 cm, tout simplement parce que les plaques de contreplaqué livrées aux commerces mexicains de découpage sont de format 122 × 244 cm. D’un point de vue pratique et économique, pour éviter les chutes, ces formats s’imposent puisqu’ils en sont des sous-multiples. On trouve aussi, plus rarement, des formats circulaires qui reprennent la forme du nierika traditionnel. Une fois choisi le format et poncées les imperfections des bords dues à la découpe, vient le recouvrement par de la cire. La cire d’abeille locale est aujourd’hui remplacée par de petits pains d’une cire dite « de Campeche », achetée dans les commerces locaux. On en retire la quantité nécessaire, on l’amollit au soleil ou dans ses mains, puis on l’étale sur la plaque, par bandes juxtaposées, avec des mouvements de va-et-vient d’un bord à l’autre. On exerce ensuite des pressions avec les doigts ou, mieux, on s’aide d’un outil de fer, pour que la couche soit aussi plane et homogène que possible. L’opération suivante est appelée embastillar en espagnol local, dans le sens d’entourer, d’emprisonner, d’embastiller pour protéger. Il s’agit de ceindre la plaque sur ses quatre bords de trois bandes de couleurs différentes. Chacune est constituée d’un fil ayant fait une dizaine de tours. Cette règle connaît d’ailleurs des exceptions puisqu’on peut voir quatre bandes, ou plus. Les raisons de cet encadrement et le choix des trois bandes ne sont pas clairs. Elles décident, disent certains, des couleurs élues ensuite pour le fond, dans une recherche d’harmonies. Mais l’essentiel, disent d’autres, serait de protéger l’œuvre des influences néfastes pouvant venir de l’extérieur, « de la soustraire aux attaques de dieux réticents à être représentés ». Ensuite, les artistes se distinguent. Les uns dessinent les contours essentiels directement avec le fil, sans esquisse préalable. Les autres font d’abord des tracés dans la cire avec un objet pointu. Les plus habiles ont rarement des repentirs. Les plus hésitants, les malhabiles, retouchent. Les fils commerciaux, achetés en pelotes, sont faits de trois ou quatre brins. Mais les Huichol savent les modifier en supprimant un ou deux des fils qu’ils fileront de nouveau à l’aide de très astucieux petits


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moteurs électriques fonctionnant avec des piles. Autrefois de laine, connue sous le nom de la marque la plus fameuse, Hilo del gato, « fil du chat », les fils sont aujourd’hui en acrylique de différentes qualités et grosseurs. Le Diamante est le plus cher, le Cristal, le plus courant. Commence alors le remplissage des figures esquissées. Des artistes l’accomplissent eux-mêmes. D’autres le délèguent à des « petites mains », non sans avoir donné des consignes de couleurs. Un rapide et très habile jeu du pouce et de l’index guide alors le fil et le fixe par pression dans la cire. Les doigts courent en une véritable danse. Ce remplissage est tout un art. Les fonds sur lesquels se détachent les figures du tableau permettent de l’apprécier. Apparemment unis, ils ne sont pourtant pas faits d’un seul fil contourné qui remplirait tout l’espace libre. Celui-ci est divisé en sous-espaces de diverses formes donnant de près une impression de relief et, de loin, l’effet de moirures. Une bouteille que l’on fait rouler sur l’ensemble en appuyant fortement permet de bien aplanir l’œuvre achevée. Enfin, dernière étape, devenue aujourd’hui une tradition : écrire ou faire écrire au stylo-feutre une « légende » derrière le tableau, et signer. Cette légende minimale est souvent peu éclairante. Ensuite vient la vente. Elle se fait par le biais d’intermédiaires ou bien en se rendant soi-même dans les villes, Tepic, Puerto Vallarta, Guadalajara, Mexico, dans l’espoir de vendre mieux. Mais les diverses opérations évoquées ont une dimension autre que matérielle et relèvent de la pensée symbolique. Au-delà de la matière, il y a le mythe et le rite. Pour s’en rendre compte il suffit d’écouter ce que disent les Huichol de la cire et du fil qui, depuis longtemps, entrent dans la fabrication d’objets qui accompagnent leurs cérémonies. La cire a une position comparable, bien que sur un mode mineur, à celle du sang des animaux sacrifiés. Ce serait pour les divinités une sorte d’aliment. Quant aux fils, ils ont été de tout temps essentiels. Le coton que cultivaient les Huichol fut d’abord utilisé pour le filage. Par sa forme, il est associé aux nuages, mais aussi au kupuri, l’une des composantes de la personne, sorte de principe vital dont les chamanes disent qu’il se présente comme du coton en boule. Le filage a lui aussi valeur de métaphore. On l’associe à Notre-Grand-Mère-Nakawé dont on dit qu’elle filait ses pensées. Au filage est associé le passé, « la coutume ». Les fils unissent, ils révèlent des analogies, des rapports, ils rendent visible ce qui, dans les mythes et les rites, est relié par des fils invisibles. Ils concrétisent des itinéraires. Les fils qui se tordent et se coulent pour former ou pour suivre les motifs sont aussi une image des itinéraires de la pensée qui cherche à saisir et à comprendre. Les paroles des chamanes sont parfois perçues comme des fils reliant à l’univers et au monde-autre, surtout lorsqu’on est sous l’effet du peyotl. Les fils ne se recoupent jamais. Chacun d’eux commence ou s’arrête aux frontières délimitant les sous-espaces, s’appuyant sur elles ou s’effaçant avec elles. C’est pour des raisons pratiques et esthétiques : s’ils se coupaient, la surface de l’œuvre ne serait plus aussi plane et donnerait une impression de désordre. Mais cette règle fait aussi écho à ce qui est prescrit dans certains rites. Lors de la Tatei Neirra, la « Danse-De-Notre-Mère », un fil qu’il ne faut jamais franchir représente le chemin des peyoteros jusqu’au désert de Wirikuta, la terre du peyotl.

Page de gauche, de gauche à droite, de haut en bas : Martín de la Cruz (dit Niuweme, Celui-Qui-Parle) étale de la cire, puis pose la bordure. Margarita Rivera remplit les motifs. Emilio de la Cruz aplanit l’œuvre achevée en faisant rouler une bouteille.

La décomposition des fonds en sous-espaces est parfois rapprochée du travail de l’araignée et de ses admirables toiles. Elle était autrefois humaine, disent des mythes amérindiens, mais elle perdit son pouvoir et se transforma en araignée lorsqu’on dévoila son secret. Au fil et à la toile de l’araignée est aussi associée la chasse au cerf. L’animal, dit-on, serait piégé par les fils de la toile qui, en se resserrant, captureraient son âme. De même, l’artiste piégerait et emprisonnerait l’essence des êtres qu’il représente en les enserrant dans les fils du fond sur lequel ils se détachent. On ne file plus beaucoup aujourd’hui, mais on rapporte encore que, dans le fuseau garni de fil, serait accumulée la connaissance. En le dévidant on connaîtrait le passé et les pensées des dieux. Concernant le choix des couleurs et leur éventuelle signification symbolique, la réponse est ambiguë. Les Huichol font référence à un symbolisme des couleurs lié aux cinq directions. Mais des chamanes prétendent « voir » d’autres associations. Si le rouge est presque toujours associé à l’est et le noir à l’ouest, le nord peut l’être au vert ou au bleu, le sud au blanc ou au bleu, le centre – ainsi que le haut et le bas – au jaune, au blanc ou au multicolore.


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UN SENS DÉCHIFFRABLE PAR TOUS ? Est-on face à un art comparable à celui des vitraux et des peintures conçus pour enseigner la religion chrétienne, et que tous savaient lire une fois « éduqués » ? Pour savoir si les tableaux de fil avaient un sens pour tous, j’ai montré à des dizaines de Huichol une centaine de photographies prises dans des musées ou provenant de collections privées. Au fil des jours, j’ai soumis ces planches aux interprétations de chacun. Ces interprétations sont parfois étonnantes lorsqu’on les compare aux indications succinctes écrites au dos du tableau. Les auteurs des très grands tableaux, on l’a vu, semblent vouloir évoquer toute la mythologie à la fois et, lorsqu’ils les décrivent, on a parfois l’impression qu’ils narrent un rêve, avec toutes ses discontinuités. « Ce que nous faisons est ce que nous comprenons. Chacun sait ce qu’il fait. Si je fais quelque chose, je suis celle qui sait ce qu’elle fait », déclarait une artiste. Mais, face à un tableau qu’il n’a pas fait lui-même, chacun propose une interprétation ou des hypothèses. Chacune est cohérente, même si elle reste partielle. Un auteur peut même interpréter son tableau différemment à plusieurs mois ou plusieurs années d’intervalle. Car, selon les parcours du regard, l’image suscite des rapprochements, des analogies, des relations jusque-là insoupçonnées. Les mots s’agrègent sur elle et peuvent le faire d’une infinité de façons. L’image suscite le langage. Justo réagissait en chamane ou en initié. Il associait les tableaux les plus complexes au rêve. Pour lui, une œuvre forte et authentique ne pouvait être que le résultat d’un songe ou d’une vision. Son mot favori était en espagnol plasmar, « façonner, créer ». Il l’associait au plaisir et à la relative liberté de la création. Ramón défendait le sens. Il dénonçait le remplissage pour le remplissage et la multiplication gratuite des figures, qu’il disait être de mode aujourd’hui et dont il avait horreur. Pour lui tout devait signifier clairement, sans ambiguïté. Emilio commentait avec une grande précision. Il proposait un titre pour chaque œuvre, mais son interprétation pouvait également varier. Car il y a un côté divinatoire dans cet art, surtout dans les œuvres les plus denses, chacun, le spectateur comme le créateur, trouvant dans ces accumulations d’images de nouvelles formes, de nouveaux sens. « Où cela commence-t-il ? », se demandait Maria Teresa, perplexe, lorsque je lui montrais la photographie du tableau très chargé – et très célèbre – de son époux José Benítez dont elle prétendait avoir elle-même dessiné une partie dans la cire (voir p. 24-25). Après avoir défini un point de départ, elle traçait du doigt des itinéraires, soulignant les grandes lignes qui indiquent des communications entre les êtres. Elle réussissait finalement à en donner une interprétation, différente de celle qu’elle m’avait proposée l’année précédente, mais tout aussi cohérente. Ou bien elle abandonnait vite. Pour d’autres tableaux, son interprétation semblait sûre.

Page de droite, à gauche : Tracé préliminaire du motif sur la cire à l’aide d’une pointe métallique. Page de droite, à droite : Pour fixer les fils dans la cire, on joue du pouce, de l’index et des ciseaux.


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LE VOYAGE À WIRIKUTA Des pèlerins vont chercher le peyotl à Wirikuta. Avec leurs cornes, ils sont comme des cerfs. Les gouttes jaunes donnent à la flèche le pouvoir de Notre-Père-Soleil. La Lune envoie un message à des serpents. D’elle, vient aussi une flèche. Assis sur son fauteuil, le chamane est près du tambour et du feu. De son bâton à plumes sortent de petits animaux. C’est ce qui arrive lorsqu’il l’agite. Mais pour nous, gens ordinaires, tout cela reste invisible. Commentaire de l’artiste.

TORTUE ET LA SÉCHERESSE Tortue était mère d’une grande mare d’eau. Elle est ici au centre, sous la forme d’un nierika marron. Toute l’eau était là, en sa possession. Mais un jour tout sécha et devint désert. Les animaux cherchaient l’eau. Assoiffés, certains n’étaient plus que squelettes. Alors ils voulurent capturer Tortue. Mais Écureuil cacha Tortue sur un arbre. – Ne bouge pas, sinon ils te mangeront !, lui dit-il. Mais Tortue remua, tomba et fut mangée. – Pour qu’il y ait de l’eau, reformons Tortue, dirent les animaux. Les dieux parlèrent, mais tout était obscur. Alors sortit Dindon, avec son violon. Tau, tau, criait-il. Ses pas allèrent vers Notre-Père-Soleil et la terre s’éclaira.

Page de droite en haut : Fidencio Benítez Rivera, œuvre en cours d’exécution, 2010, 122 × 244 cm. Page de droite en bas : Justo Benítez (« fils légitime » de José Benítez Sánchez), tableau en cours d’exécution, 2010, 122 × 244 cm.

Chacun vomit ce qu’il avait mangé, chacun un peu. Voilà pourquoi la tortue est ainsi, bosselée et peinte. Quand elle fut de nouveau entière, l’eau revint sur la terre. La diversité naquit, ainsi que le respect de la coutume. Commentaire de l’artiste.


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Eliseo, grand connaisseur de la mythologie, ne manquait pas d’évoquer Notre-Grand-Mère-Nakawé, et aussi Kauyumari, qu’il prétendait retrouver presque partout, surtout lorsqu’il avait un peu trop bu. Fidencio ne voulait rien révéler, ni même de ses propres œuvres, insinuant qu’on pouvait lui voler ainsi inspiration et maîtrise. D’ailleurs, certains disaient qu’ils n’acceptaient pas que l’on prenne de photos de leurs œuvres pour ne pas que d’autres les plagient, mais surtout par peur d’être tentés ensuite de les copier, au risque de ne plus créer. Ces divers commentaires1 montrent que, dans ces univers de signes, dans ce foisonnement de personnages, on peut établir de multiples liaisons tout en proposant des interprétations acceptables. Même si on laisse dans l’ombre nombre de détails, ou si on en élargit démesurément le sens et la portée comme le font ceux qui ont eu des expériences initiatiques au terme d’un long travail sur leur corps. Une double temporalité caractérise bien des tableaux huichol. Au fonds mythique se superpose le temps actuel, celui du rite commémoratif. Il indique le présent et même le futur : les obligations rituelles déjà réalisées mais aussi à réaliser. Mais plus que d’enseigner la mythologie et d’illustrer le rituel, certains tableaux, on l’a dit, suggèrent avec force ce que peut être l’expérience chamanique, la communication avec le monde-autre ainsi que les transformations de la perception du monde et de soi que cette communication implique. 1. S’ils ne proviennent pas directement de leur auteur, les textes accompagnant chaque tableau sont une synthèse des commentaires faits par divers artistes et connaisseurs de la « coutume ». Je remercie vivement pour leur patience et leur regard attentif ceux que j’ai consultés le plus souvent, dont les noms viennent d’être cités.

Page de droite et ci-contre : Graciela Diaz Martinez commente et signe l’un de ses tableaux, 2010, 30 × 30 cm.

En simplifiant outre mesure, on serait tenté de classer les tableaux en deux types extrêmes. Pour les uns, l’auteur procède par accumulation de signes répartis dans tout le tableau, évoquant ainsi la complexité des rites au cours desquels interviennent maintes personnes et maints objets. D’autres privilégient la communication entre les êtres, les choses et le monde-autre, insistant plus sur le fond que sur la forme. Aujourd’hui la première catégorie semble prépondérante. Sans parler des tableaux faits à la va-vite pour la vente immédiate dans les marchés, qui sont superficiellement anecdotiques et souvent grotesques. Enfin, quelles que soient les dimensions du tableau, les personnages ont quasiment la même taille. C’est l’une des caractéristiques formelles de cet art. Quand on passe d’un très petit tableau à un très grand, l’échelle change rarement, mais il y a plus de figures.

Son texte, en respectant l’original, est le suivant : EN Este cuadro VaMos / lA seREMONIA del dios / lluViA los CHAMANes BalAN / CUANDO NO quesie lloVER duRANte / el TeNPORAL ASTA SAgriFiCAN / HUN BeNAdo pARA que llueBA. / ARTESANO HUICHOL / de NAYARIT / Graciela Diaz M. Traduction littérale : Dans ce cadre nous voyons / la cérémonie du dieu / pluie. Les chamanes dansent / quand il ne veut pas pleuvoir durant / la saison des pluies jusqu’à ce qu’on sacrifie / un cerf pour qu’il pleuve/ Artisan huichol / de Nayarit / Graciela Diaz M.


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QUATRIÈME ITINÉRAIRE

UN VOCABULAIRE DE SIGNES L’art des tableaux de fil reprend une tradition graphique et picturale huichol, celle des pictogrammes. On en trouve sur les rochers ou dans les grottes ponctuant les itinéraires rituels. Des signes sont gravés sur les pierres recouvrant les foyers ou fixés sur les frontons des maisons cérémonielles. Ils ornent les coupes et les fléchettes votives offertes aux dieux. On les brode sur les habits, pantalons, robes, corsages ou ceintures. On les inscrit sur le sol ou sur la cire, on les dessine avec des perles. Cette écriture sans cesse répétée est un véritable art de la mémoire. Elle se réfère au mythe, elle accompagne le rite. Plus encore, elle sert à entrer en contact avec l’invisible et même à le manipuler. Les tableaux huichol contemporains utilisent presque tous un même vocabulaire pictural, différent de celui des pictogrammes anciens, mais dont on peut établir un véritable dictionnaire. Les signes désignant les êtres et les choses, bien que reconnaissables, peuvent cependant varier d’un auteur à l’autre, chacun les marquant de son style.

Page de gauche : Maria Muñoz Martinez remplissant de fils le tableau dessiné par Rogelio Diaz (voir p.210-211). Ci-dessus : Martín de la Cruz, 2008, 60 × 60 cm. Un chamane est assis devant une offrande de bière de maïs, posée sur un « tapis » et entourée de flèches et de bâtons à plumes. Quatre femmes et quatre hommes offrent bougies, hochets, œil-de-dieu. Le temple est surmonté de flèches et de découpes en papier.

Parmi ces signes, il en est qui méritent une attention particulière. Ils désignent non plus le visible, les êtres et les choses, mais des paroles, des forces, des dynamismes, des communications, des bruits, des « sécrétions » émanant du monde-autre ou bien provenant d’éléments de la nature, d’objets et d’êtres marqués par le sacré. D’autres relient des humains entre eux, signifiant leurs échanges verbaux ou spirituels. Ils indiquent aussi les chants, les voix, ou bien même des secrets émanant des acteurs humains. D’autres, enfin, signalent des chemins parcourus ou à parcourir, souvent invisibles mais « réels » selon la cosmologie huichol et les visions chamaniques. On retrouve là des caractéristiques propres aux écritures préhispaniques. En déformant l’espagnol, les Huichol de Zitakua ont inventé, involontairement peut-être, le mot spiración, intermédiaire entre expiration, aspiration et inspiration. Ce mot signifie tout cela à la fois, l’inspiration pouvant être comprise dans les deux sens du terme, celui d’un mouvement de l’air passant de l’extérieur à l’intérieur du corps qui, métaphoriquement, est comparé à la communication allant des êtres du monde-autre vers les humains. Ou bien comme une révélation accordée par le monde-autre, au-delà d’une simple communication, puisque l’inspiration mène dans ce cas à la création artistique. Ces forces invisibles sont parfois censées émaner de l’œuvre entière. Le tableau de fil ne serait plus alors une simple œuvre d’art mais un objet doté de pouvoirs comparables à ceux qu’il représente. Ce serait un véritable nierika, ce « miroir magique » reliant son auteur au monde-autre, avec toutes les conséquences « délicates » (ma’ive) qui en résultent. Ainsi se comprend la position de retrait de l’un des fondateurs cités précédemment (voir p. 18), qui craignait les réactions hostiles des déités représentées sur ses tableaux. Les pages suivantes énumèrent les signes rencontrés le plus souvent dans les tableaux de fil, et qui représentent des éléments cités dans les rites et les mythes.


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DES ÉLÉMENTS NATURELS DÉIFIÉS Tai, le feu. Le foyer est considéré comme un « lit » où se repose Notre-Grand-Père-Feu, Tatewari, le plus grand chamane, source de la connaissance et inspirateur de tous les chamanes.

Tau, le soleil, Tayau, Notre-Père-Soleil, appelé aussi Taweviekamé, Notre-Créateur. Soleil est le feu du ciel. C’est un dieu essentiel, vénéré durant tous les rites. Il est aussi porteur de maladies.

Rocher, pierre ou cime, personnifiés. Sous ces formes se transformèrent les uns après les autres les ancêtres qui partirent de la mer, à l’est, et se dirigèrent vers le désert de Wirikuta, à l’ouest.

Hai, le nuage, est souvent associé au serpent. On appelle « bâton à plumes porteur de nuages » un bâton de chamane qui serait aussi rapide que les nuages pour apporter la pluie.

Des serpents réunis et tombant d’en haut représentent la pluie. Au serpent, émissaire du monde-autre, on attribue une bonne ou une mauvaise « vibration ».


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LE CHAMANE ET SON MONDE Maraka’ame, le chamane. Pour officier il s’assoit dans un fauteuil (uweni) à armature de bois et entrelacs de bambous. Il agite un bâton à plumes (muwieri), guide et médium né avec le feu, d’où sortirent aigles et autres oiseaux de proie qui donnèrent leurs plumes pour le réaliser. Grâce à lui, le chamane se relie au monde-autre et extrait du corps des agents pathogènes. Nama, natte (à gauche) servant de « lit » aux dieux, ou itari, offrande en bois sur laquelle, selon certains, le chamane pose son étui. Takuatsi, étui en palme tressée, de forme allongée, où le chamane réunit ses accessoires : bâton à plumes, touffes de coton, cristaux de roche, pierres semi-précieuses, poils de cerf, images de saints… Tepu, tambour creux à trois pieds, recouvert d’une peau de cerf. Une ouverture dans la partie inférieure permet d’introduire des braises dont la chaleur tend la peau. Il rythme le chant du chamane lors des cérémonies.

Rririki, petit temple (au centre), ou oratoire, où l’on vénère les ancêtres et les dieux et où l’on dépose des offrandes. On y célèbre aussi les cérémonies mortuaires. Tuki, temple. Le plus grand édifice du centre cérémoniel, appelé tukipa.

Nierika, de niere, voir. Objet rond, percé d’un trou central, parfois tissé autour de baguettes fixées en étoile; ou miroir rond ; ou planchette ronde et ornée, figurant le visage de la déité à qui on la destine. Cet instrument permet de « voir de l’autre côté », de communiquer avec les dieux et même d’être vu par eux.


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DES ANIMAUX Marra, cerf. Déité essentielle, il donne nourriture, vie et connaissance. Les « bisaïeuls » (tutsima) étaient hommescerfs. Kauyumari, cerf rusé, est l’esprit auxiliaire des chamanes. Le cerf est « frère aîné ». Toute fête (wirra) exige, en principe, le sacrifice d’un cerf.

Werika, l’aigle royal, est mère de Soleil. Ses plumes caudales fixées à un bâton sont des messagers du chamane et l’aident à soigner. L’aigle ayant disparu du territoire, on se procure ses plumes auprès de trafiquants.

Tupina, le colibri, est un messager qui ne doit jamais défaillir. Sa force viendrait du kieri, une plante hallucinogène. Il est associé aux enfants dans la fête des Premiers Fruits.

Te’aluka, scorpion. Messager du soleil, c’est un être de connaissance doué de vertus thérapeutiques. Imukui, héloderme (à droite), ou lézard perlé, appelé escorpión en espagnol local. Venimeux, cet être de pouvoir est lié au côté obscur de l’univers.

Haikü, le serpent, peut représenter la rivière qui ondule comme lui, l’éclair, le vent. Un dieu des origines était un immense serpent marin. Rraye, le crotale (au centre et à droite), aide à la chasse au cerf. Il est associé au feu. Sa queue porte chance et on lui prête des vertus thérapeutiques.

Page de droite : Fermín González Ríos, 2010, 30 × 30 cm. Ces quatre tableaux jouent avec certains des signes énumérés ici : cerf, feu, crotale, bougie, flèche, peyotl, bâton à plumes, aigle, colibri. Sur l’un d’eux, un couple est assis autour du feu, sur un autre, un chamane marche.




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DES PLANTES Hikuli, peyotl. Cactus hallucinogène (Lophophora Williamsii) et déité essentielle. On le « chasse » lors d’un pèlerinage à Wirikuta, sa terre d’élection, près de Real de Catorce. Il contribue au pouvoir du chamane et il est au centre de rites et de pratiques thérapeutiques.

Ikuli, maïs. Les déesses du maïs (Niwetsika) se marièrent avec Watakamé, premier cultivateur. Dans le champ de maïs on creuse un trou où l’on verse du sang sacrificiel. La vie huichol est rythmée par la culture du maïs.

Sitakua, le maïs encore vert, est au centre d’un culte adressé aux déesses du maïs. L’épi de maïs serait chargé d’énergie.

Kieri, solanacée (Solandra brevicalyx), dite « l’arbre du vent », plante toxique et hallucinogène. Être ambivalent, associé à la sorcellerie et à la recherche de pouvoirs spéciaux : musique, broderie, dessin, thérapie... « On évite d’en parler », dit-on.

Palmes servant d’offrandes, que les chamanes attachent parfois à leur bâton à plumes. Ou bien plumes d’aigle. Également arbuste épineux du désert (wisatchi) aux vertus thérapeutiques.

Page de gauche, en haut : José Benítez Sánchez, 53,5 × 76,5 cm, musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens (legs Reichenbach), Marseille, inv. 1994-6-183.

En bas, à gauche : José Benítez Sánchez, 60 × 60 cm, musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens (legs Reichenbach), Marseille, inv. 1994-6-184.

En bas, à droite : Apolinar Ríos, 61 × 60,7 cm, musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens (legs Reichenbach), Marseille, inv. 1994-6-187.

C’est une vision du trio peyotl-cerf-maïs représenté par un peyotl, deux faces de cerfs et deux épis de maïs. Les trois nierika blancs émanant du peyotl indiquent qu’il s’agit d’une vision.

L’humain entre deux serpents est dans un monde de l’obscurité éclairé par deux étoiles et marqué par la présence d’un cerf (Kauyumari ?) et de scorpions.

Il est écrit au verso du tableau : « Le cerf bleu mangea le duvet de ses cornes, qui se transforma en peyotl [à gauche], pour épouser la biche à qui il donna une flèche emplumée [à droite] ».



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DES OFFRANDES Ürü, flèche cérémonielle. Plus petite que la flèche de chasse, elle assure la communication entre les humains et les dieux. Cette offrande est fabriquée par les hommes qui les décorent de motifs adressés aux dieux signifiant la pluie, l’orage… Elle est complémentaire de la coupe votive.

Rrukuri, coupe en calebasse faite par les femmes, complémentaire de la flèche. Des figures en cire sont collées à l’intérieur, ornées, ou non, de perles. Le motif renvoie à la déité à laquelle chacune est dédiée, surtout des déesses féminines ou les éléments qui leur sont associés, maïs, pluie, obscurité, monde souterrain ou sous-marin… Récipient avec trois offrandes végétales (au centre). Tsikuri, œil-de-dieu, de l’espagnol ojo de dios. Les quatre bras et le centre de cette croix habillée de fils disposés en losange marquent les cinq directions. Elle symbolise le monde et la connaissance associée au chamanisme. Elle est aussi considérée comme un nierika, un instrument « pour voir ».

Awa, la ramure de cerf, sert de protection. Elle capte et transmet les messages, tel le bâton du chamane. Dessinée sur la tête, elle désigne une personne sur la voie de « la coutume ». À l’origine, dit-on, Lapin portait la ramure. La trouvant trop lourde, il l’offrit à Cerf. Figure ou masque représentant un dieu Cerf (à droite).

Iteüri, « chose plantée », cierge associé au couteau du sacrifice, au sang qui coule et assure la communication entre vivants et ancêtres. Au centre du monde, il soutient le ciel. Katira, bougie, une offrande incontournable (de chaque côté).

Page de gauche : José Benítez Sánchez, « Les transformations de Notre-Mère-Maïs », 1985, 40 × 40 cm, coll. Adalberto Meza Perez. Au verso, il est écrit : « On voit ce qui arriva à la déesse Maïs quand on la transforma. Son cœur devint le grain, sa peau fut les feuilles, ses cheveux furent les épis ». Flèche, bâton à plumes, montagnes ou rochers, cerf et masque de cerf, nierika…, sont autant de signes emplissant le tableau.


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DES SIGNES DE COMMUNICATION Tuwari, « vibrations » émises par les dieux, les esprits, les êtres du monde-autre. Lignes reliant une personne (son kupuri, sa force vitale, son « âme ») à une déité, à un lieu sacré ou à une autre personne. Échange d’énergies, de paroles.

« La voix qui sort ». Paroles, discours. Un point seul peut marquer la fin d’un discours.

« Bruits du monde ». Force propre des objets ou des êtres.

Vie, esprit, pensée. Vie représentée comme une fleur. Signes parfois associés aux visions sous l’effet du peyotl.

Bien réelle est la « cordelette des péchés » (listón en espagnol), comportant des nœuds ou leur équivalent. Ceux-ci dénombrent les fautes sexuelles avouées publiquement avant que le chamane la jette dans le feu pour obtenir purification.

Page de droite : Emilio de la Cruz Benítez, 1990, laine, 30,5 × 30,5 cm. Selon son auteur, ce tableau évoque la transmission d’un bâton de pouvoir (itsü) propre aux « autorités ». Cette transmission impose des communications entre celui qui le reçoit et celui qui le donne, ainsi qu’avec les lieux sacrés (les quatre triangles en bas) et les objets, deux peyotls, une calebasse et un bâton dédoublé : orange, il est reçu ; bleu, il a été donné. Taillés dans du bois du Brésil (utsa), ces bâtons-symboles proviendraient du soleil ou des rayons solaires.


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