Vu du Front. Représenter la Grande Guerre (extrait)

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U V U D NT O R F

r e t n e e r s r é e Re p r n d e G u a r G la

CLDESIGN

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ORGANISATEURS DE L’EXPOSITION

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Ministère de la Défense Jean-Paul BODIN, Secrétaire général pour l’administration Philippe NAVELOT, Directeur de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA) Laurent VEYSSIÈRE, Délégué aux patrimoines culturels (DMPA) Sébastien PLANTADIS, Chef du bureau des Actions culturelles et des musées (DMPA)

Président John HORNE, Professeur d’histoire contemporaine de l’Europe, Trinity College, Dublin

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense Jean-François BALAUDÉ, Président Baptiste BONDU, Directeur de cabinet Didier RAMOND, Directeur général des services Philippe GERVAIS-LAMBONY, Vice-Président Pierre-André JOUVET, Vice-Président Marie-Pierre GERVAIS, Vice-Présidente Musée de l’Armée Le Général de corps d’armée Hervé CHARPENTIER Gouverneur militaire de Paris, président du conseil d’administration le Général de division Christian BAPTISTE, Directeur David GUILLET, Directeur-adjoint Paul CHIAPPORÉ, Secrétaire général Bibliothèque de documentation internationale contemporaine Antoine PROST, Président du Conseil scientifique Valérie TESNIÈRE, Directrice Frédérique JOANNIC-SETA, Directrice adjointe

Membres Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, Directeur d’études, École des hautes études en sciences sociales, Paris Annette BECKER, Professeur d’histoire contemporaine, Université Paris Ouest Nanterre La Défense Lieutenant-Colonel Christophe BERTRAND, Conservateur du département contemporain, musée de l’Armée David GUILLET, Directeur-adjoint du musée de l’Armée François LAGRANGE, Chef de la division de la recherche historique, de l’action pédagogique et des médiations au musée de l’Armée, chercheur partenaire UMR 8138 IRICE Nicolas OFFENSTADT, Maître de conférences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Valérie TESNIÈRE, Directrice de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine Thomas WEISSBRICH, Conservateur, responsable des collections de militaria au Deutsches Historisches Museum, Berlin Camillo ZADRA, Directeur du Museo Storico Italiano della Guerra, Rovereto

COMMISSARIAT Musée de l’Armée Sylvie LE RAY-BURIMI, responsable du département des peintures, sculptures, dessins, estampes et photographies Anthony PETITEAU, responsable des collections de photographies Vincent GIRAUDIER, responsable du département Historial Charles de Gaulle Bibliothèque de documentation internationale contemporaine Caroline FIESCHI, responsable du département du musée Aldo BATTAGLIA, responsable des collections de peintures, dessins et estampes Benjamin GILLES, responsable du département des collections imprimées et électroniques


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CATALOGUE

REMERCIEMENTS

Coordination du catalogue : Wanda ROMANOWSKI, avec la collaboration de Nadia EL MEKKAOUI, Marguerite BONNOT et Fanny LEFAURE Bibliographie : Marine BRANLAND, avec la collaboration de Michèle MEZENGE Traductions : Céline BERNADET, Dominique BOUCHERY

MUSÉES ET INSTITUTIONS PRÊTEURS

AUTEURS DES ESSAIS Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, directeur d’études, École des hautes études en sciences sociales, Paris Aldo BATTAGLIA, responsable des collections de peintures, dessins et estampes, BDIC Marine BRANLAND, docteur en histoire de l’art Annick FENET, docteur ès lettres, UMR 8546 – AOROC, École normale supérieure Caroline FIESCHI, responsable du département du musée, BDIC Benjamin GILLES, responsable du département des collections imprimées et électroniques, BDIC Hélène GUILLOT, docteur en histoire, responsable des fonds contemporains de l’armée de Terre du Service historique de la Défense John HORNE, professeur d’histoire contemporaine de l’Europe, Trinity College, Dublin Christian JOSCHKE, maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense François LAGRANGE, chef de la division de la recherche historique, de l’action pédagogique et des médiations au musée de l’Armée, chercheur partenaire UMR 8138 IRICE Sylvie LE RAY-BURIMI, responsable du département des peintures, sculptures, dessins, estampes et photographies, musée de l’Armée Alexis LIGOTSKI, secteur Europe centrale et orientale de la BDIC Claire MAINGON, maître de conférences, Université de Rouen Anthony PETITEAU, responsable des collections de photographies, musée de l’Armée Valérie TESNIÈRE, directrice de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine Thomas WEISSBRICH, responsable des collections de militaria au Deutsches Historisches Museum, Berlin Jenny WOOD, conservateur, Département Art, Imperial War Museum, Londres

AUTEURS DES NOTICES

Aldo BATTAGLIA, Christophe BERTRAND, Dominique BOUCHERY, Marine BRANLAND, Laurent CHARBONNEAU, Laëtitia DESSERRIÈRES, Caroline FIESCHI, Benjamin GILLES, Camille GUÉDON, Fanny LEFAURE, Sylvie LE RAY-BURIMI, Anthony PETITEAU, Jean-Marie VAN HOVE, Christophe POMMIER, Vincent GIRAUDIER

BEAUVAIS, Musée départemental de l’Oise, Yves ROME, président du Conseil général, Josette GALIEGUE, directrice du musée, Richard SCHULER BERLIN, Deutsches Historisches Museum, Dr. Alexander KOCH, Dr. Juliane HAUBOLD-STOLLE, Thomas WEISSBRICH, Karen KLEIN BOURGES, Direction générale de l’Armement – DGA Techniques terrestres, Stéphane PICHON, ingénieur en chef de l’Armement, Xavier MARC GUER, Musée du Souvenir des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, Général Antoine WINDECK, Commandant les écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan, Commandant Tristan LEROY, conservateur du musée du Souvenir INGOLSTADT, Bayerisches Armeemuseum, Dr. Ansgar REISS, Directeur, Dr. Dieter STORZ, Robert ZELYK LANGRES, Musée d’art et d’histoire Guy Baillet, Sophie DELONG, maire, Olivier CAUMONT, directeur, Arnaud VAILLANT LE BOURGET, Musée de l’Air et de l’Espace, Catherine MAUNOURY, directrice, Gilles AUBAGNAC, Philippe TEYSSIER, Emmanuelle MONTET-ROSSI LONDRES, Imperial War Museum, Diane LEES, directrice générale, Jenny WOOD, Maria ROLLO, Jessica STEWART LYON, musée des Beaux-Arts, Gérard COLLOMB, sénateur-maire, Sylvie RAMOND, directrice, Maryse BERTRAND, Sophie LECONTE MANTES-LA-JOLIE, Musée de l’Hôtel-Dieu, Michel VIALAY, maire, Ephraïm JOUY, Pauline LEONET PARIS, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Isabelle DIU, directrice, Marie-Dominique NOBÉCOURT-MUTARELLI PARIS, Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne /Centre de création industrielle, Alfred PAQUEMENT, puis Bernard BLISTÈNE, directeurs, Brigitte LEAL, Christian BRIEND, Olga MAKHROFF, Saida HERIDA, Sennen CODJO PARIS, Centre Pompidou, Centre de documentation et de recherche du Musée national d’Art moderne /Centre de création industrielle, Didier SCHULMANN, directeur de la bibliothèque Kandinsky PARIS, Hermès International, Ménéhould de BAZELAIRE DU CHATEL, directrice du Patrimoine culturel, Stéphane LAVERRIÈRE PARIS, Musée Bourdelle, Anne HIDALGO, maire, Amélie SIMIER, directrice des musées Bourdelle et Zadkine, Stéphane FERRAND, Jean-Philippe MANZANO PARIS, Musée du Louvre, Jean-Luc MARTINEZ, président-directeur, François GAUTIER, Sophie DESCAMPS-LEQUIME, Christophe PICCINELLI et Arnaud TROCHET PARIS-LA DÉFENSE, Centre national des arts plastiques, Richard LAGRANGE, directeur, Laëtitia DALET PÉRONNE, Historial de la Grande Guerre, Hervé FRANÇOIS, directeur, Marie-Pascale PRÉVOST-BAULT, Nathalie LEGRAND REIMS, Musée Le Vergeur, Marie-Luce COLAS, présidente de la Société des amis du Vieux Reims, Coline PICHON ROVERETO, Museo Storico Italiano della Guerra, Camillo ZADRA, directeur, Giovanna PEDRON SALON-DE-PROVENCE, Musée de l’Empéri et de la Crau, Nicolas ISNARD, maire, Lisa LABORIE-BARRIÈRE, Jérôme CROYET VIENNE, Heeresgeschichtliches Museum, Dr. Mag. Christoph HATSCHEK, Dr. Walter F. KALINA, conservateur, Mag. Cristina RIEDER

PRÊTEURS PARTICULIERS Josée PÉRIÈRES François ROBICHON Alix TUROLLA-TARDIEU


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REMERCIEMENTS PARTICULIERS À

Merci aux équipes du musée de l’Armée

Agence photographique de la RMN-Grand Palais, Jean-Paul BESSIÈRESORSONI, Gladys PILASTRINI

Bibliothèque et centre de documentation : Chanda BARUA, Jean-François CHARCOT, Céline GOUIN  Département des peintures, sculptures, arts graphiques, cabinet des estampes et de la photographie : Dorothée CLERMONTEL, Judith LE BOURG-JULIEN, Émilie PRUD’HOM, Hélène REUZÉ Département artillerie : Sylvie LELUC, Antoine LEDUC Département contemporain : Jordan GASPIN, Solene GRANIER Département de la recherche historique et de la pédagogie : Géraldine FROGER, Sylvie PICOLET Département de l’action culturelle et de la musique : Christine HELFRICH, Philippe DE BERNARD, Reine BOCANDÉ Département de l’inventaire et experts armements : Isabelle LIMOUSIN, Mathilde BENOISTEL, Ronan TRUCAS, Katia JANULA, Sarah HARDEMAN, Olivier LAURENT Restauration des métaux, soclage : Gilbert HINAULT, Didier LESCARBOTTE Restauration des textiles : Isabelle GRISOLIA, Isabelle ROUSSEAU, Ahilaa KHAILANATHAN Restauration des cuirs : Christian LAGRIVE, Justine BLIN Pôle infrastructure, atelier polyvalent de maintenance : René BELHUMEUR, Stefan STEVANOVIC, Yannick BOULBIN, Stéphane BOUDET, Gaël BAUDOUIN, Jean-Louis CUSTOS, Pierre-Antoine ETIENNE, Frédéric HAUDIQUERT Service photographique : Émilie CAMBIER, Agathe FORMERY, Anne-Sylvaine MARRE-NOËL Pôle Web et multimédia : Régis GUEGAN, Christian PUREN, Jérôme GIRARD, Laurent DANTON, Raja FARES Service communication : Prune PAYCHA  Division promotion des publics : Stéphanie FROGER, Béatrice SIX, Anne LURO, Céline ESCALÈRE Division budget et finances : Pierre GELIN, Aurélie DUBOS, Laurine HESSE, Pascale HINAULT, Anne-Laure FAVOINO Division sécurité et logistique : Jean-Jacques MONTÉ et ses services, sécurité, bureau des contrôles et moyens généraux Cycle cinématographique : Emmanuel RANVOISY

Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), Christophe JACQUOT, contrôleur général des armées, Xavier SENE Label Hortus, dirigé par Didier MAES, pour les illustrations musicales extraites de la collection « Les Musiciens et la Grande Guerre ». Sélection et commentaires par Philippe D’ANCHALD Association des amis du musée du Souvenir de Saint-Cyr Coëtquidan, Julie d’ANDURAIN, Jeanne BUSSE, Ken DAIMARU, Brigitte DELPECH, Cyril DESMARETS, Elitza DULGUEROVA, Sylvie DUMAINE, Sarah GENSBURGER, Ghislaine GLASSON-DESCHAUMES, Nadia KABBACH, Alexandra KARDIANOU-MICHEL, Cyril LOLLIVIER, David MASTIN, Sara PETRUCCI, Jean-Gabriel REY, Dominique ROUET, Pierre ROUILLARD, Carlos SILVEIRA, Dominique SUISSE, Marcelino TRUONG, Giovanni TUROLLA

EXPOSITION Coordination générale : Christine CAPDEVIELLE, musée de l’Armée Scénographie : Philippe MAFFRE et Maeva ABDELHAFID, Maffre Architectural Workshop Graphisme : Domitille POUY, CL Design Aménagements : Stand Expo Deco Eclairage/électricité : Lumiart Carlos CRUCHINHA Signalétique : Créations du Val d’Oise Communication : Charlotte GEORGES-PICOT, musée de l’Armée, Wanda ROMANOWSKI, BDIC Restauration des œuvres : Élodie APARICIO-BENTZ, Francis et Mathieu BOUDRY (Filigrane), Audrey BOURRIOT, Chantal BUREAU, Gwenola CORBIN, Élodie DELARUELLE, Clémentine DESMOND, Marielle DOYONCRIMAIL, Elena DUPREZ, Jean-Pierre FONTAINE, Séverine FRANÇOISE, Marie-Odile HUBERT, Emmanuel JOYEROT, Marie-Noëlle LAURENT, Clarisse LAVERGNE, Caroline LEGOIS, Antoine LEMÉNAGER, Caroline MARCHAL, Nicolas MARIOTTI, Laurence MUGNIOT, Marie PARANTANDALORO, David PROT, Gabriela SZATANIK-PERRIER Régie des œuvres, Département des régies des collections, des expositions et des réserves (musée de l’Armée) : Laure-Alice VIGUIER, Sophie CHAUVOIS, Anthony BELTOISE, Michel FRED, Mailis NOUAILLES, Morgane DUROUX, Mory DIALLO, musée de l’Armée Conception multimédia, chronologie, cartographie, citations (musée de l’Armée) : Cécile CHASSAGNE et Anne JUNGER (Pôle Web) ; Gregory SPOURDOS, assisté de Chanda BARUA, Léa CHARLIQUART, Laëtitia DESSERRIÈRES, Fanny LEFAURE Accompagnement pédagogique : Géraldine FROGER, Sylvie PICOLET, musée de l’Armée Céline LÈBRE, Cécile TARDY, BDIC

Et merci aux équipes de l’Université Paris Ouest et de la BDIC Division patrimoine : Gérard CREMER, Sébastien LHUILLIER, Torcato GOMES DA SILVA, Giovanni SCIARRINO Département du musée : Cyril BURTÉ, Sébastien DESAGES, Marie FERDENZI, Pura GONZALEZ, Magali GOUIRAN, Émeline MARQUILLY, Jean MAUCHAIN Département des archives : Claire NIEMKOFF, Franck VEYRON Département des collections imprimées et électroniques : Dominique BOUCHERY, Camille GUÉDON Département des services au public : Marie-France DUMOULIN, Alexandre KOSSEEV, Claude KULULU, Aline THÉRET Service administratif : Régine ALBERT, Nathalie BASTARD, Victoria SAINRIMAT Communication : Marguerite BONNOT


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SOMMAIRE Préfaces 11 — Antoine Prost président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Grande Guerre 13 — Jean-Yves Le Drian ministre de la Défense et Geneviève Fioraso secrétaire d’État chargée de l’Enseignement supérieur et de la Recherche 15 — Jean-François Balaudé président de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et le Général Christian Baptiste directeur du musée de l’Armée Essais 17 — Le front. JOHN HORNE 29 — Guerre des fronts et fronts de l’art dans le parcours des artistes français en mission. SYLVIE LE RAY-BURIMI 41 — Dans les tranchées et dans l’atelier. Les peintres de guerre allemands. THOMAS WEISSBRICH 49 — Champs de bataille et nouvelles perspectives. Les artistes britanniques. JENNY WOOD 59 — Ruines et archéologie. Le front, un terrain culturel ? ANNICK FENET 64 — Sur le front photographique, la propagande officielle par l’image. HÉLÈNE GUILLOT 73 — Observer le paysage, regarder la guerre. ANTHONY PETITEAU 79 — Photographier la guerre en amateur. CAROLINE FIESCHI, CHRISTIAN JOSCHKE et ANTHONY PETITEAU 89 — Les objets : une source ? STÉPHANE AUDOIN-ROUZEAU 97 — Dessiner au front. ALDO BATTAGLIA 108 — L’estampe en guerre. MARINE BRANLAND 113 — La Grande Guerre exposée à Paris. 1914-1918. CLAIRE MAINGON 122 — Montrer et diffuser. La presse illustrée européenne dans la Grande Guerre. BENJAMIN GILLES et ALEXIS LIGOTSKI 131 — Documenter la guerre : les origines de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. VALÉRIE TESNIÈRE 136 — La Grande Guerre au musée de l’Armée. FRANÇOIS LAGRANGE Catalogue 142 — Vu du front 143 — Voir la guerre avant 1914 169 — La confrontation avec la réalité de la guerre 263 — Face à la guerre longue 325 — La mémoire du front Annexes 359 — Bibliographie 365 — Index des noms de personnes et d’institutions 368 — Carte des artistes dans la Grande Guerre


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PARTENAIRES

MISSION DU CENTENAIRE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE La Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale est un groupement d’intérêt public créé en 2012 par le Gouvernement dans la perspective de préparer et de mettre en œuvre le programme commémoratif du centenaire de la Première Guerre mondiale. Constituée par seize membres fondateurs, elle travaille sous l’autorité du ministre délégué chargé des Anciens combattants, Monsieur Kader Arif. L’exposition Vu du front est un des grands événements de cette première année de commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Elle a reçu le label du Centenaire. Site : www.centenaire.org

LE CONSEIL GÉNÉRAL DES HAUTS-DE-SEINE Le Conseil général des Hauts-de-Seine soutient l’Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense autour de projets contribuant au développement économique, culturel et éducatif de notre territoire, avec notamment le cartable numérique qui présente une sélection de sources inédites numérisées sur la Première Guerre mondiale. Avec la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, le Département a ainsi souhaité participer à l’effort de mémoire nécessaire à la compréhension de l’un des événements majeurs de notre temps. L’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre, soutenue financièrement par le Département des Hauts-de-Seine, illustre la volonté de la collectivité de permettre au plus grand nombre d’accéder facilement à un patrimoine culturel et historique exceptionnel. Patrick DEVEDJIAN Député et président du Conseil général des Hauts-de-Seine

LE CIC PENDANT LA GRANDE GUERRE Le CIC, plus ancienne banque de détail en France, a payé un lourd tribut et fait face à un véritable traumatisme. 397 mobilisés au 31 janvier 1915 soit 32 % de son personnel et 46 % des hommes. 126 collaborateurs tués… Triste bilan d’autant qu’en 1914 l’effectif masculin était de 860. Au plan économique, 29 agences sur 52 furent fermées. Et la guerre modifia l’activité bancaire : les dépôts ne se reconstituèrent pas et furent divisés, en francs constants, par 2,6 de 1913 à 1918. Partenaire du musée de l’Armée, le CIC se devait d’être associé à l’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre qui réunit de multiples documents, objets et pièces exceptionnels et permet de jeter un regard nouveau sur ce conflit, et de participer ainsi à un effort de mémoire, y compris pour les générations futures. Michel LUCAS Président-directeur général du CIC


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GROUPE MARCK Le Groupe Marck est un groupe industriel familial français qui conçoit et commercialise des solutions en uniformes et équipements auprès des administrations et entreprises en France et à l’international. Sous l’impulsion des commémorations liées au centenaire de la Première Guerre mondiale, le Groupe Marck a, lui aussi, entrepris un travail de mémoire en mobilisant ses archives, ses collections et en collectant des témoignages, dans le but de retracer l’histoire de ses savoir-faire et de les transmettre au plus grand nombre. L’uniforme Bleu Horizon, marqueur de la Grande Guerre, s’inscrit en effet comme un héritage de notre Groupe, au travers de la société BALSAN qui fut à l’origine de la mise au point de ce drap si emblématique. Bourdon & cie, fournisseur des maîtres tailleurs de l’armée et créateur de la société MARCK, ainsi que B.B.A, fabricant de passementerie militaire et accessoires de l’uniforme, participèrent également à l’effort de guerre. Forts et fiers de cet héritage, c’est tout naturellement que nous avons souhaité apporter notre soutien au musée de l’Armée, afin que les visiteurs de l’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre puissent découvrir les diverses perceptions et interprétations du conflit par les innombrables témoins mobilisés sur le front. Une mise en lumière inédite des représentations de la Première Guerre mondiale par ceux qui l’ont vécue. Philippe BELIN Président du Groupe Marck

BELL & ROSS Depuis toujours Bell & Ross se passionne pour l’histoire militaire et en particulier l’aviation qui a fait de la maîtrise du temps une des clés de la navigation. Nos collections illustrent le parallèle unique entre la saga aéronautique et celle de l’horlogerie. En 2014, Bell & Ross commémore à sa façon le centenaire de la Grande Guerre en réalisant une montre en hommage au capitaine Georges Guynemer, héros de l’aviation française. C’est donc tout naturellement que, fidèle à ses valeurs, Bell & Ross s’est associé à l’exposition Vu du front. Représenter la Grande Guerre qui contribue à notre devoir de mémoire. Carlos ROSILLO Président-directeur général de Bell & Ross



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Comment présenter une exposition aussi riche ? Son titre fait attendre des photographies du front, et on les trouvera bien entendu, mais, première surprise, il ne s’agit pas seulement du front occidental, ni même de la seule guerre de 1914. Elle est replacée dans le contexte de celles qui l’ont précédée, celle des Boers, la guerre russo-japonaise et celles des Balkans, avec des images saisissantes, comme cette photographie japonaise de la guerre des Boxers montrant trois têtes séparées de leur corps. La Grande Guerre elle-même est prise dans sa totalité. C’est une guerre aérienne et maritime, qui se déroule dans des sites multiples. Le front oriental, les Dardanelles, l’Isonzo, Salonique et même l’Égypte sont présents, avec des images venues du monde entier. Seconde bonne surprise, les photographies ne sont pas l’essentiel de ce que l’exposition donne à voir. D’abord, elle montre aussi des objets, des armes, dont un étrange fusil-périscope, des cuirasses, un casque et une tunique qui portent la marque de la blessure infligée à ceux qui les portaient, et même un recueil de poèmes d’Apollinaire. Ensuite, à côté des photos, en résonance avec elles, une ample moisson de dessins, d’estampes, de peintures de toutes sortes, de tous styles, d’auteurs de tous pays, qui en font l’immense intérêt.

Troisième surprise heureuse : ces productions ne sont pas détachées de leur histoire. On s’intéresse aux commandes des armées, aux conditions techniques de leur réalisation, et notamment aux photographies aériennes : on verra les appareils photographiques utilisés. On connaîtra le rapport à la guerre de leurs auteurs. On verra aussi comment elles ont été rassemblées par des institutions ou des collectionneurs. Quelques photos émouvantes montrent les premières pièces dans lesquelles les époux Leblanc ont réuni la collection qui forme le noyau primitif du musée de la BDIC dont nombre d’œuvres ici présentées sont extraites. Enfin, cette exposition invite à réfléchir à la représentation de la guerre. Quand Georges Scott, dont on découvrira ici plusieurs œuvres, écrit à Barbusse : « Ce que vous avez vu dans L’Illustration n’est que de l’imagerie ; ce que je fais pour moi, pour après, vous verrez […] est bien différent », il ne discrédite pas seulement les images de propagande. Il suggère que l’artiste, par ses moyens propres, traduit mieux que le réalisme pourtant puissant des photos, la violence et l’horreur de la guerre. On en trouvera ici la démonstration, des dessins les plus classiques aux plus abstraits, comme ceux de Gaudier-Brzeska. Le plus étonnant n’est pas que ces œuvres soient fortes et qu’elles nous impressionnent : c’est qu’elles soient aussi belles. Antoine PROST



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Depuis cent ans, la Grande Guerre fait parler d’elle. Des combattants qui l’ont faite aux populations qui l’ont subie, de ceux qui ont vu ses ravages à ceux qui en ont fait un objet de création, de ceux qui n’ont eu de cesse d’interroger sa rationalité à ceux qui continuent d’en tirer des leçons pour l’avenir – tous, jusqu’à nous, ont été rattrapés par elle. Au point que nous restons, un siècle après son déclenchement, les contemporains de cette guerre. Mais le passage du temps agit aussi comme un voile. Génération après génération, la mémoire de la Première Guerre mondiale gagne en densité mais perd en netteté. Aujourd’hui, depuis longtemps coupés de la réalité de cette guerre, nous nous débattons dans ses représentations. À cet égard, il faut reconnaître que le Centenaire ne fait pas exception, et c’est au moment où l’on veut « retrouver la guerre » qu’elle risque de nous échapper le plus. Il était donc crucial, en cette année de commémorations, de revenir aux premières représentations qui ont été données de la Grande Guerre, par ceux qui en ont été les acteurs directs et les premiers témoins. Les regards de ceux que l’on a appelés la « génération du feu » nous donnent accès, à distance des images d’Épinal, à la complexité de l’univers de guerre. À travers les quelque cinq cents pièces présentées dans cette exposition, l’ombre de la guerre ressurgit devant nous comme le ressac d’un cauchemar et en même temps la promesse, également portée par les écrivains et les artistes de 1914-1918, d’un lendemain radicalement nouveau. Renaissent ainsi devant nous l’émotion, la surprise, la douleur de ces années de guerre.

Quel lieu était plus indiqué que l’hôtel national des Invalides pour retrouver ainsi la Grande Guerre ? Le musée de l’Armée, qui est le cinquième musée de France par sa fréquentation, y a fait battre, par une série d’initiatives, l’un des cœurs culturels du Centenaire. La Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), bibliothèque interuniversitaire rattachée à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et présente sur le site des Invalides, est également un acteur essentiel de ce projet. Contemporaine de la Première Guerre mondiale, destinée dès 1914 par ses premiers concepteurs à être la mémoire du conflit, sa collection nous ouvre les arcanes d’un passé saisi sur le vif, arrêté dans l’instant de la guerre. Enrichie au fil des années, la BDIC rassemble aujourd’hui un patrimoine muséographique et archivistique exceptionnel de 4,5 millions d’écrits et d’objets sur l’histoire et les guerres du xxe siècle, auxquels le projet de construction engagé sur le site de l’université de Paris Ouest devrait enfin donner un large accès, au sein d’un espace de consultation et d’exposition dédié. Depuis plusieurs années, le musée de l’Armée et la BDIC se sont engagés dans une collaboration remarquable, promise à un bel avenir. En unissant leurs richesses dans le cadre de cette exposition, nos deux institutions nous frayent aujourd’hui, à travers les commémorations, un chemin jusqu’à l’événement lui-même, pour le voir ressurgir dans la beauté terrifiante des traces et des œuvres qu’il a générées en retour. Ce faisant, elles permettent à la génération du feu de se faire entendre de nouveau, comme le cri d’une guerre toujours en embuscade. Jean-Yves LE DRIAN Geneviève FIORASO


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En cette année de commémoration du centenaire de la Grande Guerre, Vu du front associe le musée de l’Armée et la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, deux institutions culturelles et scientifiques dont les collections touchant la Grande Guerre sont d’une richesse et d’une variété uniques en France. Pour la première fois, le noyau exceptionnel de fonds inédits constitués pendant et après le conflit, qui comprennent en particulier les productions des artistes et des photographes envoyés au front par l’État, sera présenté au public. Si le point de vue qu’offrent les représentations des contemporains s’imposait pour le musée de l’Armée, qui a abrité aux Invalides les premières commémorations pendant la guerre, comme pour la BDIC, fondée en 1916 et alors dénommée Bibliothèque-musée de la guerre, de nombreux prêts d’œuvres et de documents provenant des fonds de prestigieuses institutions françaises et étrangères viennent enrichir encore l’exposition et sont ainsi l’occasion de confrontations, de contrepoints ou de jeux de regards croisés, souvent inédits, toujours instructifs. Cette diversité permet notamment de prendre toute la mesure du phénomène totalisant d’implication massive des sociétés et des empires dans la guerre, du front austro-italien aux Dardanelles et aux Balkans, jusqu’au front germano-russe et au Proche-Orient. Nous tenons donc à remercier tous les prêteurs, sans la générosité desquels ce projet n’aurait pu aboutir dans toute son ampleur : établissements patrimoniaux comme le musée national d’Art moderne, le musée du Louvre, le CNAP, le Deutsches Historisches Museum, l’Imperial War Museum à Londres, le Museo storico italiano della Guerra à Rovereto, le Bayerisches Armeemuseum

d’Ingolstadt, le Heeresgeschichtliches Museum à Vienne, et également le musée départemental de l’Oise à Beauvais,la Direction générale de l’Armement à Bourges, le musée des Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan, le musée Guy Baillet de Langres, le musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, le musée des Beaux-Arts de Lyon, le musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie, la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, le musée Bourdelle à Paris, l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, le musée Le Vergeur à Reims, le musée de l’Empéri et de la Crau à Salon-de-Provence, Hermès International ainsi que des particuliers comme Mmes Périères et Turolla-Tardieu, M. Robichon. L’originalité du projet tient également à ses partis pris scientifiques. Il s’agit ici de se placer dans l’œil de contemporains – peintres, illustrateurs, photographes, sculpteurs, écrivains… –, venus d’horizons culturels, sociaux et géographiques multiples, qui se retrouvent mobilisés ou missionnés, et qui participent ainsi, chacun à sa place et à sa façon, à l’effort de guerre. Qu’ont-ils perçu du conflit ? Comment l’ont-ils représenté et à quelle fin ? Comment ces témoignages ont-ils circulé et comment ont-ils été compris ? Le Comité scientifique, présidé par John Horne, a guidé les commissaires des deux établissements à partir de ce choix initial. Qu’il en soit vivement remercié. Nous devons enfin rappeler que le soutien de nos tutelles respectives, de la Mission du centenaire et de nos partenaires (CIC, Conseil général des Hautsde-Seine, Groupe Marck, Bell et Ross, RATP) a été décisif pour que cette manifestation soit à la hauteur des enjeux de la commémoration de la Grande Guerre, qui marque toujours si profondément la mémoire collective. Jean-François BALAUDÉ Président de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense

Général Christian BAPTISTE Directeur du musée de l’Armée


Les légendes figurant dans les essais sont réduites à une information minimale. Elles sont reprises, de manière complète, dans la partie catalogue.


John Horne

Le front


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À Noël 1914, un éditorial du très officiel Bulletin des armées de la République, livré à chaque unité de l’armée française, s’interroge sur la généralisation d’un mot à peine connu au-delà du milieu militaire cinq mois auparavant – « le front ». En remarquant que le sens primaire du terme se reporte au visage humain, l’article proclame : « Le front ! Quel joli mot ! Et comme il dit bien ce qu’il veut bien dire ! N’est-ce pas là qu’aujourd’hui sont toute l’intelligence, toute la valeur, tout l’esprit et toutes les espérances de la Nation ? Comme il a été vite adopté par tous ! Les mères, les épouses, les fiancées, les sœurs disent gravement, mais avec une flamme d’orgueil dans le regard : “Ils sont sur le front1.” » En sus de l’hyperbole mobilisatrice, son auteur, un capitaine algérien, nous livre une clé lexicographique pour comprendre la Grande Guerre. « Le front » n’est en rien un présupposé de ce conflit. Au contraire, il a fallu l’inventer, le voir, enfin le représenter. INVENTER LE FRONT Une telle affirmation pourrait apparaître plus que saugrenue. En quoi les soldats de 1914-1918 ont-ils pu inventer quelque chose qu’ils ont plutôt subi ? « Le front » pour les contemporains en 1914-1915 est une révélation. Malgré des signes précurseurs lors de la guerre des Boers (1899-1902), du conflit russo-japonais (1904-1905) et des deux guerres balkaniques (19121913), ni les plans militaires ni l’imaginaire populaire n’avaient saisi à l’avance cette nouvelle réalité. Elle s’est imposée. En 1914, la guerre était modelée sur un siècle de combats menés à l’instar des batailles classiques napoléoniennes, avec des armées qui manœuvraient en rase campagne pour obtenir un résultat décisif. Ou bien elle s’inspirait de sièges non moins classiques

de villes défendues ou de systèmes fortifiés, comme ceux de Sébastopol pendant la guerre de Crimée en 1854-1855 ou de Paris lors de la guerre francoallemande en 1870. Le seul conflit qui aurait pu renseigner sur l’avenir du combat – la guerre de Sécession aux États-Unis (1861-1865), avec ses lignes de feu qui ne bougèrent guère entre Richmond et Washington pendant quatre ans – n’avait que peu retenu l’attention des Européens. Et les développements technologiques à partir des années 1870 – fusils à répétition, mitrailleuses perfectionnées, artillerie à feu rapide et obus à explosif puissant – semblaient rendre les fortifications plutôt obsolètes que le contraire. Certes, on entrevoyait des pertes élevées. Mais le coût à tous égards d’une guerre longue entre ces armées massives que seule rendait possible la nation (ou l’empire) en armes était une raison de plus de croire en une guerre de mouvement, terrible mais courte. De fait, cette guerre fut terrible et courte. En cinq mois, d’août à décembre 1914, la guerre à l’échelle de l’homme du xixe siècle se heurte à la guerre industrialisée du xxe siècle. Le choc de la rencontre entre des armées qui se comptent en millions d’hommes mais qui déploient une puissance du feu industrialisée voit les pertes les plus élevées de la Première Guerre mondiale – 308 000 morts et disparus dans le cas français, soit 23 % du total pour l’ensemble du conflit. Le cas allemand n’est guère différent2. La guerre de mouvement dans de telles conditions devient vite impossible. Se terrer s’impose. L’horizontale remplace la verticale. Des systèmes de tranchées soutenus par un feu d’artillerie de plus en plus intense ont vite raison d’offensives qui restent coûteuses. La défensive prend le dessus, d’abord en France et en Belgique, ensuite au sud, quand l’Italie entre en guerre contre l’Autriche-Hongrie en mai 1915, enfin au sud-est, quand les alliés franco-britanniques


échouent dans leur tentative d’enlever les Dardanelles à la Turquie ottomane avant de s’enliser face aux Bulgares en Macédoine, toujours en 1915. L’exception partielle est la guerre entre les Empires centraux et la Russie qui, elle, reste plus fluide. Les lignes se déplacent et la défense se pratique en profondeur dans les vastes espaces clairsemés de l’est. Toutefois, là aussi, les offensives peinent à régler l’affaire (sauf la défaite fulgurante de la Roumanie infligée par les Allemands en 1916). Partout, il s’agit d’une guerre de siège, mais d’une guerre de siège radicalement nouvelle. Car dans un siège classique, un camp défend un point fort contre l’autre qui l’attaque. Mais dans cette guerre de siège en rase campagne, chacun attaque et se défend à tour de rôle, et ce, non pas sur un ou sur plusieurs points, mais (grâce aux coalitions militaires) autour du continent. L’Europe elle-même est en état de siège. C’est ainsi, en réagissant contre une guerre de mouvement dont le prix est devenu insoutenable, que l’on invente « le front ». Auparavant, le mot désigne en jargon militaire une position défensive entre deux bastions ou bien, en guerre de manœuvre,

ANONYME CAT. 2 Tommy Atkins as prisoner of war, oct. 8 1899, 1899 Prisonniers de guerre anglais surveillés par deux Boers GEORG WOLTZ CAT. 16B Siège d’Andrinople [Edirne] par les soldats bulgares, 1913

« la face d’une troupe rangée en ligne3 ». De temps à autre, lors de ces guerres dont les manifestations annoncent le conflit mondial, observateurs militaires ou correspondants de guerre emploient le terme « front » en se référant à une zone de grande envergure plus ou moins stable, ajoutant parfois des guillemets pour signaler le néologisme4. Mais ce qui prévaut est un lexique classique qui parle de « lignes de feu », de « théâtres » ou d’« opérations » de guerre, ou tout simplement de « siège ». « Le plus grand siège du temps moderne » déclare l’Illustrated London News à propos de Port Arthur, défendu par les Russes contre les Japonais en Mandchourie5. De même, la première phase de la Grande Guerre mobilise un vocabulaire d’offensive – « attaque », « assaut » – qui fournit l’image même de l’héroïsme et nourrit l’espoir de la victoire. Cependant, au fur et à mesure que les deux camps apprennent à se défendre, ils inventent une forme de guerre qui est tout le contraire de celle prévue. Le journal du 4e régiment de zouaves, qui dispute la crête du Chemin des Dames aux Allemands en septembre 1914, exprime à sa manière une surprise qui est quasi universelle. « Une existence nouvelle

ATTRIBUÉ À ÉDOUARD GASTON MAYERHOEFFER CAT. 69A Cadavre d’un capitaine d’artillerie français près de Varreddes, 1914

ÉDITEUR ELD – EUGÈNE LE DELEY, PARIS CAT. 102 1914 : Les cadavres allemands après la bataille

1. Bons, 1914, p. 5. 2. SHD, 7N 576, état des pertes. 3. Littré, 1895, p. 497. 4. Voir, à titre d’exemple, Johnson, 1900 ; Réginald Kann (pseud. de Pierre Marie Malleterre), 1905 (« le moment de partir pour “le front” »). Je suis reconnaissant à Olivier Cosson pour son aide sur ce point. 5. Illustrated London News, 7 janvier 1905, p. 12.

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commence pour les troupes avec un genre de guerre auquel on ne s’était pas attendu. Il faut, pendant le jour, rester terré dans les tranchées. Les morts ne peuvent être enterrés, ni les blessés secourus, avant que la nuit soit venue. La vie reprend alors, mais au détriment du repos des hommes. Il faut évacuer les blessés, améliorer ou reconstituer les tranchées, aller aux distributions et en même temps redoubler de surveillance pour être en état de faire face aux attaques ennemies. L’ingéniosité des chefs se manifeste dans la recherche des moyens propres à diminuer les pertes6… » Bien sûr, chacun cherche à contourner par les flancs son adversaire. Mais les combats qui en résultent aboutissent toujours à des impasses jusqu’à ce que les positions défensives se figent dans une zone continue qui va de la Manche à la frontière suisse. Cette zone se compose de deux « lignes du feu » opposées et parallèles chacune dotée de ses tranchées de soutien et de communication, séparées, enfin, par l’espace que les Britanniques nomment no man’s land (la terre d’aucun homme)7. Ainsi, le front est un univers en soi où le sort de la guerre se joue. Il comprend le mystère de l’ennemi, si rarement vu en personne. Il incarne un blocage militaire sans solution évidente, chaque reprise de l’offensive éveillant la guerre de mouvement avec ses pertes effroyables sans apporter les résultats escomptés. Il est marqué par une inventivité inlassable, aussi bien technologique que tactique – gaz de combat, lance-flammes, aviation, chars d’assaut – afin de surmonter l’impasse. En ce sens, le « front » est un habitat, un habitus, créé par des millions de soldats qui essaient d’y vivre, d’y survivre. Il se lit dans le détail, chaque moment, chaque lieu ayant ses dangers. Il se lit comme un tout, avec ses humeurs, ses orages, ses accalmies.

« Canonades intermittentes sur le front » ou « calme complet sur tout le front » disent les communiqués français dès novembre 19148. Les ordres militaires britanniques, eux aussi, emploient le terme sans qualificatif à partir du même moment, en annonçant, par exemple, « une attaque vigoureuse sur toute la longueur du front9 ». Un écrivain patriotique allemand, Ludwig Ganghofer, publie une série de reportages au sujet de son Reise zur deutschen Front (Voyage sur les fronts allemands) pendant l’hiver de 1914-1915, série qui comprend Die Front im Osten (Le Front à l’est). Ganghofer résume bien le sens de la guerre pour une Allemagne « encerclée » et, donc, entourée de fronts10. Les Russes se servent du même mot (« Фронт »), et dans le même sens, en se référant aux fronts de l’ouest (contre l’Allemagne en Pologne) et du sud-ouest (contre l’Autriche-Hongrie en Galicie)11. Quant aux Italiens, ils appliquent le mot – souvent au masculin, comme en français et contrairement à l’usage normal – à la guerre de positions qui se met en place tout au long de leur frontière avec l’Autriche-Hongrie. Al fronte: maggio-ottobre 1915 s’intitule le livre de Luigi Barzini, le plus connu des correspondants de guerre italiens12. Bref, le mot se généralise et devient partout synonyme de la guerre. VOIR LE FRONT Comment voit-on, et que voit-on, sur ces fronts qui vont à peine bouger avant la dernière année de la guerre ou qui, à l’est, restent fixes pour de longues périodes entre quelques déplacements sismiques ? Il s’agit d’abord de questions d’échelle et d’angle de vue. La cartographie en dit long. Au début, on manque de plans à l’échelle suffisante pour organiser la défense ou l’attaque d’une pente, d’un champ, d’un bout de ferme. Mais tenir compte d’un siège en évolution constante, au-delà comme en deçà du no man’s land,


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Masque à gaz M2, France CAT. 246 Bulletin du Service de la photographie aérienne aux armées, no 3, 7 janvier 1917 CAT. 134A

BERTHOLD CLAUSS CAT. 89 3. Armee. 7. Kriegsanleihe. Das deutsche, blanke, scharfe Schwert / Soll Lug und Trug besiegen / Drum Taschen auf und Geld heraus / Der Drache muss erliegen, 1917 [3e armée. 7e emprunt de guerre. L’épée allemande, luisante, aiguisée / Doit combattre le mensonge et la tromperie / Ouvrez le porte-monnaie et sortez l’argent / Le dragon doit périr]

6. SHD, 26N 839/1, 4e régiment de zouaves ; JMO, 22 septembre 1914. 7. Terme qui remonte au Moyen Âge. 8. Les communiqués officiels, 1914, p. 59 (25 novembre) et 68 (30 novembre). Voir aussi Dauzat, 1918, p. 16-17. Dauzat confirme que le terme « front » désigne « toute la zone des armées ». 9. Edmonds, 1927, p. 380 (ordre de l’armée, no 40, 17 décembre 1914). Voir également Brophy et Partridge, 1965, p. 102. 10. Ganghofer, 1915 (comprend plusieurs volumes, dont Die stählerne Mauer et Die Front im Osten). 11. Dans le Caucase, en revanche, le « front » se réfère plutôt à l’organisation militaire d’une aire géographique en raison d’opérations militaires qui restent plus fluides, dispersées et épisodiques qu’en Europe. Je remercie Boris Kolonitskii de m’avoir précisé ce point. 12. Barzini, 1915. Dans sa préface, Barzini donne une définition du fronte qui est sensiblement la même que celle que l’on retrouve dans les autres pays belligérants. Pour la généralisation progressive de l’utilisation du mot au masculin, voir Cortelazzo et Zolli, 1980, t. 2, p. 461. Je suis reconnaissant à Nella Porqueddu de m’avoir fourni cette référence.


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impose de corriger constamment les cartes. En plus du répertoire numérique du relief, dont les chiffres acquièrent une poésie sinistre (côte 304, Hill 60), on dénomme les traits et les artères de ce monde nouveau, tels des explorateurs, tantôt en référence à son propre pays (« Piccadilly Circus »), tantôt en invoquant l’histoire locale du conflit (« Hellfire Corner » – Coin du Feu infernal ; « Toten-Wald » – Bois des Morts), tantôt par des allusions historiques ou patriotiques (« Boyau de Magenta »)13. Sans ce quadrillage, cette nomenclature, aucun barrage d’artillerie, aucune offensive n’est possible. Toutefois, la géographie reste une affaire intime. Se repérer par rapport au profil d’un arbre sinistré, d’une tour d’église à moitié démolie, voire d’un cadavre à la forme tordue, devient une question de vie ou de mort quand on se perd suite à un coup de main ou quand, dans la nuit noire, on « descend » ou « remonte » le chemin du front. Il en est de même pour la géologie. Que l’on se trouve en terre crayeuse ou argileuse, par exemple, dicte le type de tranchée que l’on peut creuser, sans parler des pentes rocheuses dans les Dolomites, où la pierre se mêle aux fragments d’acier d’un obus en train d’éclater. Si la terre est importante, c’est que l’angle de vue est crucial. Dans une guerre vécue à l’horizontale, le souterrain assure la protection la plus sûre : « vie de taupes » ou de « sangliers », disent les fantassins français. C’est dans des abris creusés dans la terre que l’on a les meilleures chances de s’en sortir vivant après une des expériences les plus éprouvantes du conflit – un bombardement d’artillerie. Quant à la vie de siège quotidienne, on scrute les lignes opposées de façon fragmentaire, une perspective générale étant interdite par les tireurs d’en face, qui guettent le moindre signe de vie. On s’ingénie, par conséquent, à adapter les instruments optiques de toutes sortes

(périscopes [cat. 170], jumelles, lunettes collimateurs) pour espionner l’ennemi. Mais se lancer à l’attaque, que ce soit une action locale ou une offensive de plus grande ampleur, exige la reprise de la verticale (même sous forme courbée) en s’exposant pleinement au feu. La vision momentanée des lignes adverses alterne avec une conscience aiguë du relief du no man’s land que l’on traverse avec la peur, à chaque moment, de s’y trouver immobilisé avant d’atteindre la terra incognita des positions ennemies. L’artillerie, moyen principal d’attaque comme de défense, exige, elle, un autre angle de vue. Elle demande une vision surplombant le front, d’où la recherche de postes d’observation (collines, arbres, tours d’église). De ce fait, elle confère un sentiment de contrôle aux artilleurs – que les fantassins leur jalousent, d’ailleurs. La poursuite de la verticale donne à l’aviation toute son importance. Si cette « troisième dimension » semble constituer un front à part, où les joutes aériennes (cat. 277) se démarquent du siège d’en bas, engendrant ainsi la légende des as, en réalité elle n’est qu’une extension des logiques terriennes. Sa vocation humble mais essentielle reste la direction du tir de l’artillerie et la recherche d’une vision perpendiculaire du front – notamment par le recours massif à la photographie aérienne. Pour autant, ce que l’on voit n’est pas seulement affaire d’angle de vision. Le front connaît plusieurs cycles dont dépendent également les perceptions des soldats. Le plus évident est celui, inversé, de l’alternance du jour et de la nuit. La découverte du 4e régiment de zouaves devient règle générale : le jour, on veille ; la nuit, on travaille. Certes, on reconvertit momentanément la nuit en jour par le recours aux fusées éclairantes (cat. 208) qui interdisent toute activité et aux projecteurs qui attrapent des avions dans leurs rayons, tels des papillons de nuit. La lueur


étincelante de l’artillerie s’y ajoutant, il n’est guère étonnant que les fantassins aient parfois l’impression d’être les spectateurs de feux d’artifice diaboliques (cat. 74c). Néanmoins, sous le manteau de la nuit, on travaille à réparer les barbelés, à creuser des positions nouvelles, à retrouver les blessés, à ensevelir les morts. C’est plutôt l’aube qui réveille le danger. Les saisons rythment la guerre aussi, avec le froid humide ou glacial l’hiver, la pluie et la boue au printemps et à l’automne, la chaleur et la poussière l’été. Si les paysans (la majorité des soldats dans la plupart des armées) y sont habitués, les citadins accueillent parfois ce visage insolite de la guerre avec un certain plaisir. « Beaucoup de soldats, l’intellectuel, le bourgeois, l’ouvrier, découvrent la nature : ils s’initient aux mystères de la lune […] ; ils apprennent à connaître les animaux des campagnes et des bois », notent deux médecins militaires dans une étude sur la « psychologie » du soldat français. Il y en a même qui se font tuer au printemps « en cherchant du muguet »14. Toutefois, le printemps redouble l’activité militaire, car si une guerre de siège se mène de manière continue, les grandes opérations exigent les meilleures conditions possible. D’autres cycles, humains et guerriers ceux-là, se superposent à ceux de la nature. La violence quotidienne varie en intensité selon le secteur du front. Là où il n’y a pas de véritable enjeu local, un calme réciproque peut très bien s’installer jusqu’à frôler la trêve. Mais là où il reste à rectifier une position désavantageuse et où des opérations importantes se préparent, le danger et le hasard reprennent leurs droits. On se sert de cette échelle variable du danger pour faire changer de secteur les unités en fonction de leur état de fatigue et de leur moral. Selon la même logique on utilise l’épaisseur du front en les faisant tourner entre la première ligne, les tranchées de soutien et « l’arrière-front », cette marche

LOUIS DANTON CAT. 171 Général d’Ainfreville observant un tir de destruction sur les réseaux, Champagne, bois des Écoutes, 1er juin 1915

où se trouvent des civils – dont des femmes. À l’abri du feu et enfin debout, sans être tout à fait au repos (ils se plaignent d’exercices inutiles), les soldats envisagent toutes sortes d’activités – du sport jusqu’à l’estaminet. Que l’on soit sur la terre nationale, en pays allié ou en territoire occupé, le front lâche un instant sa bride. Vient une grande offensive, en revanche, et la violence atteint son paroxysme. Dans la vie d’un soldat de la Grande Guerre, quel que soit le front, cette expérience est plutôt l’exception, mais l’exception qui compte. Ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on ressent dans ces moments-là est à la fois le plus fugace et le plus indélébile – marquant à vie ceux qui en sortent mutilés, aveugles ou durablement traumatisés. Car le manque de solutions définitives au problème de la défensive dominante fait que si l’on conduit la guerre de manière nettement plus sophistiquée en 1918 qu’en 1914, le coût de l’attaque reste élevé et il semble toujours que l’on oppose la chair à l’acier. Certes, la fureur du corps à corps est loin d’être inconnue. Un soldat italien raconte comment, ayant prié la Madonne, il se lance avec sa compagnie sur une tranchée ennemie où il se trouve aux prises avec un Autrichien dans un combat à la baïonnette et réussit à transpercer le ventre de son adversaire. « On ne savait plus rien, on ne voyait plus rien, on était comme des fous15. » Mais le plus souvent on se bat à distance avec un ennemi que l’on ne voit toujours pas, en tuant et en se faisant tuer par balles et par éclats d’obus. Cette violence qui déchire un corps, qui lacère comme jamais auparavant, reste impersonnelle, déréalisée. « Et puis les Français nous ont découverts, écrit un soldat allemand de Verdun. Quand le canon nous atteint, tout le monde s’entraide, prend la place de quelqu’un, [mais] pour les camarades à moitié carbonisés, étalés par terre, hurlant de douleur, nous ne pouvons rien faire16. » La mort, les morts, sont omniprésents,

RENÉ GEORGES HERMANN-PAUL CAT. 166 1915. Janvier. Tranchées

13. Chasseaud, 2006. 14. Huot et Voivenel, 1918, p. 118 et 108. 15. Gibelli, 1998, p. 105-106.

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en masse. « Il nous a fallu arroser de pétrole et incinérer des monceaux de cadavres [allemands] », remarque un soldat français également de Verdun17. En plus des cycles, humains comme naturels, certains processus transforment le front sur la durée du conflit. La guerre industrielle apporte son propre paradoxe : la production est consacrée à la destruction non seulement des hommes mais aussi de l’environnement. Dans une guerre pour la défense de la « civilisation » ou de la « Kultur », on blâme, certes, l’adversaire pour ce dérapage. Mais les soldats n’en sont pas dupes : ils savent que la création progressive de ce monde infernal qu’ils habitent, où même les arbres meurent, est aussi le propre de la guerre elle-même. On va jusqu’à contaminer l’atmosphère avec des gaz de combat qui, s’ils tuent moins que prévu, rendent les soldats méconnaissables à eux-mêmes par le port de masques protecteurs. Cette destruction de l’environnement est ressentie de manière particulièrement forte sur le front de l’ouest en raison de la concentration de villes et de villages, sans parler du patrimoine culturel. Le bombardement de la cathédrale de Reims (que les Allemands estimaient être un poste d’observation de l’artillerie ennemie) choque les soldats français comme le monde entier. Tous les soldats habitent un monde en ruines qu’ils ont eux-mêmes créé. Ils s’en émerveillent, en deviennent blasés – et en envoient des images sur cartes postales en quantité (cat. 315), peut-être par un réflexe de villégiature du temps de paix (« voilà où je suis »), peut-être aussi pour donner au moins une idée du front. Ce monde industriel à l’envers exige, comme l’original, une division du travail, une spécialisation croissante des tâches. Autrement dit, la réorganisation de la société en fonction d’un effort industriel, dont dépend le déblocage

militaire et la victoire, se répercute sur le front luimême. Les soldats voient les égratignures dans la terre improvisées en 1914 se transformer en des zones à moitié urbanisées au fur et à mesure du prolongement de la guerre. Installations médicales, parcs d’artillerie, terrains d’aviation, chemins de fer à voie étroite prolifèrent, surtout (mais pas seulement) sur le front de l’ouest. Les fronts de la guerre rassemblent des millions d’hommes et des milliers de femmes venus de toute l’Europe et du monde entier. Toutes sortes de gens s’y trouvent – ouvriers chinois (sur le front russe comme à l’ouest), soldats venus d’Afrique, d’Australie, d’Amérique du Nord, prisonniers ennemis. Et ce rassemblement est organisé en fonction d’un conflit à l’échelle – et à l’image – de la société industrielle. REPRÉSENTER LE FRONT Un phénomène de cette envergure engendre forcément une production culturelle à tous les niveaux. Représenter le « front », c’est en quelque sorte figurer le conflit lui-même. Il n’est guère surprenant que ce que l’on voit « du front » devienne une véritable obsession des sociétés en guerre. Une fois le chaos initial de la guerre de mouvement dépassé, toutes les conditions à sa représentation y sont réunies. Car les soldats ont le temps nécessaire pour écrire, bricoler des objets, dessiner, voire prendre des photos, les appareils étant déjà suffisamment compacts et abordables pour être emportés sur le front (cat. 117). Bien plus qu’en temps ordinaire, les hommes des classes modestes et populaires, et non uniquement des bourgeois et des « intellectuels », peuvent « se représenter » eux-mêmes, dans leur monde, parmi leurs camarades, aux cantonnements – ne serait-ce que par la simple lettre écrite (ou même dictée) à l’intention de leurs femmes et leurs familles.

ATTRIBUÉ À ÉDOUARD GASTON MAYERHOEFFER CAT. 69D Une rue détruite à Gerbéviller, 1914


En même temps, toute l’organisation de la société moderne qui s’emploie à soutenir le front, s’attache à représenter celui-ci non seulement pour les civils à « l’arrière » (ou sur le home front, comme diront les Britanniques à partir de 1917) mais aussi pour les soldats. La culture commerciale comme celle de l’élite, et avec elles les communications de masse – l’édition, la presse, le cinéma (celui-ci dépassant le café-concert ou le music hall populaires pendant la guerre) – s’emparent en effet de la guerre et embrassent le « front ». Soldats comme civils en sont les consommateurs. De ce fait la politique de production culturelle et le contrôle de celle-ci deviennent des questions brûlantes. Mais outre le fait que la censure est loin d’être totale pendant la Grande Guerre et que les sources de la « propagande » sont multiples et tout autant localisées dans la sphère civile que dans les bureaux de l’administration, représenter le front reste affaire de geste individuel, de vision personnelle autant que de production collective. Comment en serait-il autrement, avec des millions de soldats sur les fronts de manière continue et des millions de familles à « l’arrière », avides de nouvelles ? Ce besoin de passerelles entre le « front » et le home front explique en partie la multiplication d’expositions de photographies et d’œuvres d’art à « l’arrière », qui ont pour sujet ce qui est « vu du front ».

RENÉ LIRON CAT. 264B Éclatement d’une bombe de 58 mm, s.d.

LOUIS DANTON CAT. 124 La Berlière, Somme, 33e batterie, sous-lieutenant Fouace lavant des photographies dans la cressonnière, 1916

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16. Ulrich et Ziemann, 1994, p. 92. 17. SHD, 7N 987, contrôle postal, Bourges, rapport d’avril-mai 1916, p. 1.


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Si les soldats ne sont pas chiches de leur condamnation des visions édulcorées ou carrément mensongères de la vie sur le front, il faudrait comprendre le double décalage qui s’instaure entre la guerre « vue du front » et la guerre « vue de l’arrière ». Car les soldats eux-mêmes peinent à trouver un langage (visuel comme verbal) capable de restituer une expérience de guerre si différente (nous l’avons vu) de la guerre imaginée, cette dernière persistant longtemps auprès de l’arrière. Indépendamment de toute volonté de manipulation par le « bourrage de crâne », si vivement dénoncé par les soldats, il n’est guère étonnant que les civils mettent plus de temps à comprendre ce que sont les conditions réelles du conflit. Le front présenté comme « vu de l’arrière » dans des journaux ou des revues telles L’Illustration ou

HENRI TERRIER CAT. 322 Un groupe de poilus de ma compagnie dans la tranchée, 1915

l’Illustrated London News n’est en rien fixe mais évolue en fonction des nouvelles réalités. Le Miroir, en France, puise au demeurant en partie sa matière dans des documents (en l’occurrence photographiques) venus des soldats eux-mêmes18. Ainsi, le clivage entre « front » et « arrière » est tout sauf net en ce qui concerne la représentation du front. Il fait l’objet d’une tension vive mais en perpétuelle renégociation. Tout l’appareil des fronts, en apparence si solide, si inébranlable, est démantelé avec une étonnante rapidité à la fin des hostilités. Même sur le front de l’ouest, le plus densément peuplé et où la guerre a fait le plus de ravages, les traces physiques auront largement disparu dix ans plus tard, au prix d’un travail de nettoyage et de reconstruction inlassable, au point

LUC-ALBERT MOREAU CAT. 244 Nappe de gaz, [Verdun 1916], 1916 18. Beurier, 2007.


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LOUIS CHARLOT Sénégalais, 1917

CAT. 345


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que les anciens combattants en visite ont parfois du mal à s’y retrouver. Seul le paysage sacré et symbolique des cimetières recèle un souvenir physique de la guerre, souvenir transformé par l’alchimie du deuil. Mais le « front » en tant que phénomène culturel n’est pas si vite rangé, loin s’en faut. Le Fronterlebnis (expérience du front), comme l’appellent les Allemands, continue à exercer sa fascination à travers la littérature produite par les vétérans et constitue une pierre de touche de leur vie associative. Sa charge affective assure la survie du mot et sa transposition à d’autres sphères. Déjà pendant la guerre, les métérologues norvégiens ont introduit la notion de fronts au sein de la science du climat pour définir la rencontre de masses d’air de température différente (« front chaud », « front froid »). La vie politique de l’entre-deux-guerres s’en inspire pour désigner des mouvements de défense comme d’attaque, où le sort d’un groupe ou d’une nation est censé se jouer (Front

populaire, Front national). Le « front » s’applique, ultérieurement, aux conditions militaires assez différentes de la Seconde Guerre mondiale. Un tour d’horizon rapide montre que le terme reste actuel dans tous ces domaines. Cent ans plus tard, le « front », qui résume le sens et l’expérience de la Grande Guerre, est devenu partie intégrante de notre imaginaire, de notre mémoire.

JOSEF DOBROWSKY CAT. 352 Das Kriegsalbum des Feldjägerbataillons 9, 1918


Sylvie Le Ray-Burimi

Guerre des fronts et fronts de l’art dans le parcours des artistes français en mission


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« Comment appeler la Guerre actuelle. – On a commencé à l’appeler “la guerre de 1914”, puis 1915 venant, on dit “la guerre européenne”, puis, les Américains s’y mettant, on parla de “guerre mondiale” […]. Mais “la guerre des Fronts” exprimerait peut-être mieux le caractère de cette lutte gigantesque1. » Volontaires, mobilisés ou dégagés d’obligations militaires, des artistes répondirent à l’appel de commanditaires ou partirent de leur propre initiative afin d’écrire « l’histoire de la guerre par l’image2 » dans le cadre de missions artistiques3, temporaires ou permanentes, sur le front occidental mais également dans les Dardanelles ou les Balkans ainsi que sur le front austro-italien. Plusieurs missions interagirent : celles du musée de l’Armée de novembre 1914 à avril 1915, poursuivies officieusement durant tout le conflit, celles du sous-secrétariat d’État des BeauxArts de février à décembre 1917, celles commandées par des états-majors (aéronautique, aéronautique navale), des corps expéditionnaires (armée d’Orient), celles du ministère des Affaires étrangères et d’autres ministères (Marine, Armement…), celles, enfin, sollicitées par des États étrangers. Partir en mission procédait d’une volonté d’adhésion aux motivations d’ordre éthique ou esthétique. Les artistes missionnés ne constituèrent qu’une fraction des artistes mobilisés, lesquels continuèrent à créer en dépit de leurs fonctions militaires ou en parallèle à celles-ci, à l’instar du brancardier Fernand Léger (cat. 278, 325, 341), de l’artilleur Guillaume Apollinaire (cat. 262, 347, 348, 349), ou du fantassin Félix Del Marle (cat. 255). Volontaires ou mobilisés, affectés à la réserve territoriale, aux services auxiliaires ou réformés, certains purent maintenir une pratique artistique avec l’assentiment de leur hiérarchie : « Je pourrai ainsi prendre des notes. Mon capitaine me permet de le faire et se charge de


transporter ma boîte dans sa cantine4. » Ils cherchèrent, en outre, à exercer des fonctions militaires en rapport avec leur métier en tant que créateur de planches pédagogiques, peintre de camouflage, dessinateur de canevas de tir, cartographe, observateur, photographe, chargé du renseignement ou de l’action psychologique. Leurs tâches, à vocation militaire ou artistique, n’étaient pas sans danger : « J’ai “fait” des séances de 2 heures, la tête et souvent tout le corps au-dessus des parapets des tranchées curieux de “mieux voir” chez l’ennemi. Les Turcs ne pouvant supposer que j’étais un peintre téméraire pensaient que je relevais quelque plan en vue d’une attaque. Aussi ai-je eu souvent les honneurs de marmites “personnelles”5. » Charles Hoffbauer, missionné par le musée de l’Armée en 1915 puis affecté au camouflage, découvre que celui-ci « ne consiste pas seulement à peindre des canons […] mais à poser dans les premières lignes des observatoires camouflés […] travaux […] souvent fort dangereux […]. Ce ne sont pas des peintres en bâtiment qui peuvent faire cela6 ». L’emploi à des fins militaires d’artistes et l’instrumentalisation de leur compétence – aux antipodes de la vision romantique d’un art autonome – constituèrent l’une des modalités majeures de leur intégration au front combattant. DANS LE CREUSET DE LA TRANCHÉE Les artistes mobilisés et missionnés remplirent aussi un rôle social en réalisant des travaux éphémères. La création de journaux de tranchées, d’emblèmes sur les empennages d’avions ou la carrosserie des véhicules, de décors comptèrent parmi les activités les plus pratiquées. Les assumer dans un cadre militaire n’annulait pas l’attrait des missions artistiques à proprement parler : « J’espère que bientôt je pourrai faire de la peinture, puisqu’on a trouvé qu’il était de quelque utilité de garder souvenir des durs moments

JEAN COURBOULIN CAT. 259 Jean-Louis Forain camouflant un canon, 1914

que traverse la France […] il faudra bien perpétuer par nos travaux l’épopée que nous traversons. Les poètes, les artistes ont donc dès maintenant une mission7. » La cohabitation forcée avec d’autres catégories professionnelles renvoyait l’artiste à « la futilité de son état » : « combien j’aurais été plus heureux de servir à quelque chose, au lieu d’être le premier ouvrier venu8 ». Conducteur au sein de l’American Field Service, Victor Tardieu fut reconnu comme peintre par les volontaires américains, par ses mécènes puis par l’État. Cette reconnaissance fut facilitée par la parution de ses dessins dans la presse : « Je viens d’avoir une surprise ce matin, “le Miroir” reproduit mon dessin des Camions Bazars9. » Mettant en lumière l’action de son unité, il sut flatter « l’amour propre des grands chefs », se réjouissant de l’impact positif de cette publicité sur la section : « peut-être cela améliorera-t-il un peu la condition10 ». Multipliant les travaux de circonstances, il crée l’affiche du film Our American Boys in the European War: Americans Working under Hot Rain of Shells destinée à promouvoir l’action des volontaires américains. Des pilotes de l’escadrille F25, chargés du bombardement nocturne, Tardieu fit le portrait collectif, peint sur le ciment des hangars, sous forme d’un vol de chouettes. Cette peinture murale, déposée à l’initiative du chef d’escadrille, fut envoyée aux Invalides où elle fit sensation, fin 191611. Chargé d’orner d’une tête de Peau-Rouge les voitures d’ambulances américaines, Tardieu répéta, non sans lassitude, « 69 fois ce dessin sur nos 23 voitures à raison de 3 dessins par voiture. Comme le pochoir comporte 3 applications il faut donc compter 207 applications et quand on entend dire que je ne travaille pas à la défense nationale !!! » S’étonnant qu’une photographie d’un peintre français peignant dans les ruines ait fait la une du Daily Mail 12 – « Tout le temps que j’ai travaillé à Verdun, je n’ai vu personne autour de moi et même je me faisais cette réflexion que

ANONYME CAT. 158 Décor peint réalisé par Georges Scott et théâtre du cercle du soldat de SaintAmarin, 1915

1. Guillaume Apollinaire, « Revue de la quinzaine », Mercure de France, 1er novembre 1917, p. 187. 2. Lettre du commandant Piquet-Pellorce à Georges Scott, décembre 1914, archives du musée de l’Armée, BE 2322. 3. Lacaille, 2000 ; Robichon, 2000 ; cat. 1917, 2012, p. 204-205. 4. Lettre de Victor Tardieu à son fils, 5 janvier 1915, INHA, fonds Tardieu, Ms 125. 5. Cat. Valensi, 1917. 6. Lettre au général Niox, 3 octobre 1916, archives du musée de l’Armée. 7. Lettre de Victor Tardieu à son fils, 15 janvier 1915, INHA, fonds Tardieu, Ms 125. 8. Ibid. 9. Id., 27 novembre 1915. 10. Ibid. 11. Archives du musée de l’Armée, BE Tardieu, novembre 1916. 12. Il s’agit d’une photographie représentant Charles Duvent en mission pour le ministère des Affaires étrangères.

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VICTOR TARDIEU CAT. 280 Ruines de Verdun, 1916

ANONYME Reproduction photographique de la peinture murale sur ciment représentant sous forme de chouettes les pilotes et observateurs de l’escadrille F25 et réalisée sur le front par Victor Tardieu en 1916, s.d., archives du musée de l’Armée


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pour travailler tranquille sans être embêté dans les rues il n’y a rien de tel que les villes bombardées13 » – il envoya, dès 1916, au musée de l’Armée les panneaux peints à Verdun. Tardieu brigua et obtint une mission artistique des Beaux-Arts en 1917 mais semble n’avoir pu l’effectuer. PEINDRE L’EXPÉRIENCE DE LA GUERRE Engagé volontaire en tant que peintre aux Dardanelles, Henry Valensi démontra la capacité des artistes à susciter des missions. Membre de la Section d’or et initiateur du musicalisme, Valensi était proche de Max Jacob qui l’incita, en vain, à ne pas s’engager, comme l’avait fait avant lui Picabia14. Il réalisa, in situ et dans des conditions éprouvantes, plus de deux cents œuvres qu’il se refusa à retoucher (cat. 182 et 382 à 385). En mars 1917, la galerie Druet présenta le résultat de la « cogitation picturale » de ce « jeune futuriste de retour des Dardanelles » – retourné à l’impressionnisme pour les besoins de sa mission. Converti « à la religion de la “peinture pure” » et décidé à « repenser les sites avant de permettre à son pinceau de les retracer », son expérience était-elle, pour autant, « communicable plastiquement » s’interrogeait un critique15 ? L’État acquit plusieurs toiles à la suite de cette exposition placée sous le haut patronage du sous-secrétaire d’État

HENRY VALENSI CAT. 382 Les Dardanelles, 1915

13. Lettre de Victor Tardieu à son fils, 12 novembre 1916, INHA, fonds Tardieu, Ms 125. 14. Le nom de Picabia figure dans la liste des artistes candidats, transmise pour avis par Niox au sous-secrétariat d’État des Beaux-Arts, 24 avril 1915, AN, F21 3969. 15. Louis Vauxcelles, « À travers les expositions », Le Carnet des artistes, 15 février 1917, no 1, p. 18.


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aux Beaux-Arts, du commandant en chef du corps expéditionnaire des Dardanelles et du directeur adjoint du musée de l’Armée : « vos camarades de Seddul-Bahr vont revoir avec vous […] le Ravin de la Mort, la Tranchée des Cadavres16 ». Valensi recourut à l’exégèse de ses propres « documents » empruntant à l’Énéide comme aux documents militaires : « J’ai voulu […] vivre cette expédition des Dardanelles […] afin de mieux pouvoir en peindre, c’est-à-dire en exprimer la synthèse. Ces toiles, documents uniques d’histoire, en auront été l’analyse17. » La synthèse annoncée prit la forme de l’œuvre Expression des Dardanelles18 (cat. 386), dont la trame, formant la lettre « D », occultait les motifs figuratifs de l’arrièreplan et tendait vers un « art entièrement nouveau qui [serait] à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique [était] à la littérature19 ». La présence, à la tête de l’armée d’Orient, d’officiers coloniaux permit – dans le domaine artistique – la réactivation de réseaux tissés en Afrique et en Asie. Paul Jouve, ancien pensionnaire de la villa Abd-el-Tif en Algérie et combattant à Ypres (cat. 72), fut missionné dans les Balkans (cat. 185, 186, 187, 292) par le quartier général de l’armée d’Orient puis intégra en 1916 le service photographique20. Nommé

responsable des artistes d’Orient, Jouve contribua à la Revue franco-macédonienne et organisa, en 1916, le Salon de l’armée d’Orient présentant, à Salonique, des artistes mobilisés ou missionnés par l’état-major. En août, il fut agréé comme peintre du musée de l’Armée. Jouve envoya des vues de Macédoine présentées par la galerie Haussmann à Paris, en mars 1917, avec les planches du Livre de la jungle, projet soutenu par Olivier Sainsère – collectionneur et mécène, secrétaire général de la présidence de la République – qui fit accréditer plusieurs artistes sur le front. À l’été 1917, Jouve réalisa des dessins, gravés à la demande du roi de Serbie, au mont Athos où le général Sarrail maintint photographes et peintres, au prétexte de missions artistiques mais également à des fins de surveillance21. Fin 1917, Jouve se rendit à Athènes, Delphes et Kalabaka « pour y prendre des documentations artistiques22 ». Dans la capitale, il fut commissaire, au printemps 1918, de l’exposition « des artistes d’Orient » au Zappéion. Loin de s’en tenir à des missions mondaines, il assista aux engagements meurtriers de Florina et Monastir puis, affecté au 3e régiment serbe, il suivit l’armée en Bulgarie, assumant, à l’instar de Ricciotto Canudo, artiste volontaire italien, ou d’Apollinaire23, les missions d’agent de liaison.


SUR LES FRONTS DE LA DIPLOMATIE CULTURELLE Les missions ne donnant lieu à aucune obligation d’achat, les artistes maintinrent ou développèrent des relations avec des mécènes, collectionneurs, marchands, éditeurs d’art, organes de presse, gouvernements étrangers, œuvres de charité françaises ou étrangères, susceptibles d’acheter ou de faciliter la vente de leur production. En 1917, Tardieu fut sollicité par A. Baudouin, agent à Londres de peintres français « très connus », afin de « soumettre régulièrement des dessins (blanc et noir) représentant des événements d’actualité ceci en vue de les reproduire dans les grands journaux illustrés anglais », dessins éloignés de l’esthétique documentaire des missions : « combats, charges, scènes émouvantes vécues, pouvant être reproduits en page simple et double dans la presse anglo-saxonne, d’après le format du journal L’Illustration24 ». Georges Scott accomplit, pour le gouvernement italien, deux missions artistiques documentant la guerre en montagne et la protection des monuments menacés, à l’été 1917 – au moment de la visite de Poincaré en Italie – puis, après Caporetto, lors de l’engagement militaire allié sur le front austroitalien (cat. 191, 192, 293, 387). À défaut de financer, la

Maison de la presse créée en 1916 sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Guerre facilita la diffusion à l’étranger des œuvres produites dans le cadre de celles qui furent réalisées initialement sous l’égide du musée de l’Armée ou des états-majors. Ce fut le cas de l’exposition d’œuvres du front présentées à Rome, au Palazzo Colonna, en mai 1916. Classé dans le service auxiliaire, Othon Friesz fut affecté au 5e Bureau, en charge de l’action psychologique, en 1915. Il tenta de convaincre la Maison de la presse de lever des fonds en vue de la création d’un panorama des crimes allemands destiné à circuler aux États-Unis et dans d’autres pays neutres. Initié par un autre peintre mobilisé, Noël Dorville, en association avec le décorateur Jean-Maurice Duval et l’architecte Maxime Cizaletti, ce « véritable monument de l’Art français au service de l’âme française indignée » devait s’insérer, avec plusieurs dioramas, au sein d’un parc à thèmes reconstituant le pillage et la destruction des cités et monuments, la violation des droits de la guerre, les assassinats des civils25. Affecté au service technique de l’aéronautique en tant que topographe puis au groupe d’aérostation d’observation, Friesz fut missionné, en 1917, dans la perspective de la création d’un musée documentaire de l’aviation

16. Cat. Valensi, 1917. 17. Ibid. 18. Réitération de la formule expérimentée en 1913 avec L’Expression d’Alger, exposée au Salon des indépendants et jugée par Apollinaire proche de l’art de Léger. 19. Apollinaire, 1913. 20. Archives Paul Jouve et Gaston Suisse, collection particulière. 21. Porte (éd.), 2012. 22. Archives Paul Jouve et Gaston Suisse, collection particulière. 23. Guillaume Apollinaire, « Histoire d’une gazette du front », La Vie anecdotique, 16 janvier 1917. 24. INHA, archives Tardieu, Ms 125, 04, 05, avril 1917. 25. Note du 25 avril 1916, archives du ministère des Affaires étrangères, Papiers Berthelot, Amérique.

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militaire (cat. 344). L’orientation transatlantique de la circulation des représentations du front se traduisit par l’achat d’œuvres d’artistes missionnés par des clients américains. À propos de L’Écluse de Sapigneul, exposée au musée de l’Armée, Hoffbauer, connaisseur du marché américain, n’hésitait pas à en caricaturer le goût supposé : « Faites ce que vous voudrez, mais je pense qu’une autre peinture conviendrait mieux au goût américain. Ils n’aiment pas les cadavres (je ne les blâme pas). Ils aiment trop les bonbons et glaces pour cela. » Les prêts internationaux consentis, dès 1916, par le musée de l’Armée, ou imposés à ce dernier, se firent plus nombreux. En 1917, le comité de perfectionnement du musée s’insurgea contre « l’envoi pour propagande aux États-Unis d’objets à emprunter au musée. […] Les objets qui lui viennent des armées sont personnellement adressés par ses camarades au Général Directeur et il ne reconnaît nullement le droit de leur attribuer une autre destination que le musée même. Il s’est dessaisi dernièrement de peintures : les reverra-t-il jamais26 ? ». En mission pour le ministère des Affaires étrangères, Charles Duvent accompagna l’itinérance de ses œuvres aux ÉtatsUnis de juin à septembre 1916. Le galeriste Knoedler et les mécènes américains apportèrent soutien logistique, réseaux relationnels et moyens financiers indispensables à cette tournée, compensant l’incurie des services français que l’artiste lui-même fustige27. Une deuxième exposition itinérante présentant des œuvres fraîchement produites sur le front eut lieu de décembre 1916 à mai 191728. Initialement conçues comme des archives, ces œuvres (cat. 71, 87, 281, 372, 373) servaient désormais la propagande favorable à l’intervention militaire américaine, « pictures of the war-ravaged towns, which with poetic veracity told the tale of what happened […] All of his sketches were made on the spot, frequently under fire, and usually

PAUL JOUVE CAT. 292 Tombe d’un soldat serbe à Kenali [Kremenitsa], 1917

of historic buildings for the destruction of which there was no discernible military necessity. He was detailed expressly for his work by the Ministry of Foreign Affairs and his visit and his pictures, thus have official sanction29 ». Ses œuvres, sanctifiées par le rappel de leurs conditions périlleuses de réalisation, telles que ses vues de Soissons peintes sous le bombardement allemand30, furent reproduites pour être vendues par les infirmières de la Croix-Rouge américaine. Le Crime de Reims était accompagné d’un texte de l’artiste : « En bombardant la belle église, ils ont atteint celui dont elle était l’un des plus magnifiques sanctuaires. Pour la seconde fois, crime plus grand encore que le premier, Jésus fut crucifié par des hommes et la plaie de son cœur fut ouverte à nouveau par un peuple qui se réclame de sa doctrine !31 » En 1918, Duvent se rendit à Trévise, Padoue et Venise, dont il peignit le martyre, puis en Rhénanie, s’affirmant comme peintre missionnaire : « Je suis […] celui qui a pu rester des heures pieuses devant les blessures cruelles de la Patrie, je suis celui qui a saigné longuement devant les pierres calcinées des cathédrales, […] j’ai été celui qui a traduit la beauté tragique de nos ruines sous une voûte de projectiles ennemis, j’ai tout risqué […] pour dire à une foule étrangère les choses tragiques de la guerre, la conquérir plus profondément à notre cause. » Combattant réformé, Robert Collard, dit Lortac (cat. 356), fut chargé par le haut-commissariat de la République française aux États-Unis, créé en avril 1917, de l’exposition « War paintings by soldiers of France » qui, à partir de février 1918, circula à New York, Chicago, Boston, Buffalo, Milwaukee, Saint Louis, Cleveland, Pittsburgh et Cincinnati, en relation avec la « War Exposition of the United States Governement ». Placée sous le haut patronage de Robert Bacon, membre de l’état-major de Pershing, elle se voulait une démonstration du traitement égalitaire des artistes

GEORGES SCOTT CAT. 192 Blessés descendus par le téléphérique, 1917

PAUL JOUVE CAT. 187 Soldat serbe contemplant un soldat bulgare tué lors d’une prise de tranchée sur le front de Macédoine à la montagne du Kalimach Kalon [Kaimaktsalan], 1916

26. Procès-verbal du comité de perfectionnement du musée de l’Armée, juin 1917. 27. Musée d’art et d’histoire Guy Baillet de Langres. Manuscrit : Charles Duvent. Son œuvre d’artiste, de patriote, d’animateur, d’organisateur, commencé dans la nuit du 1er janvier 1941 par son épouse Aline Duvent. 28. Cat. Duvent, 1916. 29. Anonyme, « The road to the trenches. From the painting made at the Verdun front by Charles Duvent », Town and Country, New York, 10 octobre 1916. 30. Anonyme, « War Pictures of a French Painter », New York Tribune, 21 janvier 1917. 31. Musée d’art et d’histoire Guy Baillet de Langres. Manuscrit cité.

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CHARLES DUVENT CAT. 87 Le Quartier des manufactures de la rue Saint-Symphorien à Reims, vers 1915-1916 Charles Duvent entouré des infirmières de la Croix-Rouge américaine chargées de vendre des impressions de son œuvre « Le Crime. La Cathédrale de Reims, 18 septembre 1914 » lors de l’exposition de New York, 1916 CAT. 372

CHARLES DUVENT CAT. 373 Le Crime. La Cathédrale de Reims, 18 septembre 1914, vers 1915

ANDRÉ DEVAMBEZ Verdun, 1917

CAT. 291

CHRISTOPHER RICHARD WYNNE NEVINSON CAT. 289 After a Push, 1918 [Après une poussée]


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et des soldats : « France did not make any distinction between her sons, but mobilized her artists and her peasants alike32. » Citant des artistes tués ou devenus invalides (Jean-Julien Lemordant notamment), Lortac opposait l’équité française à l’aristocratisme des junkers qui auraient établi une distinction entre les paysans, chair à canon, et les intellectuels. Saluant Paul Iribe, engagé volontaire bien que réformé, vilipendant la lâcheté d’un de ses confrères illustrateur au Simplicissimus, placé à l’abri par le gouvernement allemand, Lortac montrait en exemple les artistes volontaires tels qu’André Devambez. Missionné par le musée de l’Armée et grièvement blessé lors d’une mission de camouflage en 1915, ce dernier retourna sur le front pour y peindre de petits formats lors des missions artistiques en 1917. La conclusion de Collard – « For it is evident that only fighting men can translate with truth the phases of the war » – manifestait la jonction entre l’esthétique et l’éthique supposées communes aux peintres en mission et aux artistes combattants. Si le travail des peintres français missionnés rencontra une audience outre-Manche et outreAtlantique, il en fut de même de celui des Anglo-Saxons en France reflétant l’internationalisation de la diffusion des missions. « On parle beaucoup d’un peintre anglais : C. R. W. Nevinson (cat. 275, 289) […] il traduit le côté mécanique de la guerre actuelle, où l’homme et la machine arrivent à ne faire qu’une seule force de la nature33. » Ne croyant plus, à l’issue de sa mission de 1917, aux « croquis saignants », issus d’une expérience nécessairement partielle et superficielle du front de la part des artistes missionnés, fragmentaire de la part des artistes combattants, Vallotton (cat. 148, 285, 304) appelait l’avènement d’un nouveau peintre : « Quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, je suis bien certain qu’il ne

peindra pas des tableaux de bataille […]. La Némésis dont les coups actuels terrifient le genre humain ne se peut contenter de ses peintres ordinaires34 » capables de méditation et de synthèse (cat. 398). Il fallait à cet artiste, né de la guerre, répondre à l’impératif, exprimé dès 1915 par Henri Bergson, d’une « dilatation de l’âme », seule à la mesure des « organes artificiels35 » créés par la guerre, âme suffisamment large pour en recréer, sinon en contenir, les terribles effets.

32. Collard, 1918. 33. Guillaume Apollinaire, « Échos sur les Lettres et les Arts », L’Europe nouvelle, 20 juillet 1918. 34. Félix Vallotton. « Art et guerre », Les Écrits nouveaux, décembre 1917. 35. Bergson, 1915.


Thomas Weissbrich

Dans les tranchÊes et dans l’atelier. Les peintres de guerre allemands


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« De précieux documents de guerre » : c’est ainsi qu’un catalogue d’exposition paru en 1915 décrivait les images du peintre de guerre Ernst Vollbehr. Ses peintures produites sur le front de l’ouest, peut-on lire plus loin, seraient à même de « raconter au peuple allemand la joie et la misère de la guerre, les lieux où ses fils vaillants ont souffert, se sont battus et ont vaincu »1. Rendre visible le déroulement de la guerre pour le grand public constituait une des missions de ces images, lui transmettre la certitude de la victoire par le choix des motifs en était une autre. Les historiens considèrent la Première Guerre mondiale comme la première guerre moderne. Cette conception ne tient pas seulement au caractère inédit de la guerre mais aussi à sa médiatisation ; il faut dire qu’il s’agit du premier conflit photographié à des milliers d’exemplaires. Avant que le film et la photo ne deviennent, au début du xxe siècle, des médias dominants dotés, pensait-on alors, de fonctions de représentation objective et que les modes de perception ne s’en trouvent durablement changés, il existait une culture de l’image pluricentenaire marquée par la tradition des représentations dues à la main de l’artiste. La Première Guerre marque une rupture dans l’histoire de la culture et des médias car il s’agit du dernier conflit que restituent aussi et selon de multiples modalités des dessins et des peintures. D’innombrables images de guerre voient le jour entre 1914 et 1918 sur le front ou dans les ateliers – pas uniquement des images de glorification pleines de pathos mais aussi des images documentaires et critiques. Ce sont des dessinateurs de presse et des peintres de bataille qui les conçoivent, de même que des artistes impressionnistes et expressionnistes mais aussi de nombreux amateurs. Leurs représentations vont de l’esquisse fugitive réalisée dans la tranchée à la peinture à l’huile qui résulte de mois de travail

dans l’atelier. La caractéristique commune de toutes ces productions semble la tentative de fixer le vu et le vécu qui échappent trop souvent à la compréhension et à l’entendement, de les représenter par une œuvre d’art et aussi, dans de nombreuses situations, de les surmonter psychiquement. PROFESSIONNELS ET AMATEURS : PEINTRES DE GUERRE ET COMBATTANTS PEINTRES En août 1914 dans l’espace public allemand, le début de la guerre est annoncé comme un « grand événement » par les milieux politiques et la presse. L’opinion selon laquelle l’Empire a été agressé et doit donc se défendre contribue dans les villes au développement de l’enthousiasme face à la guerre. Les dessinateurs de presse qui travaillent pour les grands quotidiens voient là l’occasion de se faire remarquer comme reporters. L’euphorie patriotique éveille aussi chez nombre d’artistes le besoin de participer à l’événement. « Une intranquillité me submergea », note Ludwig Dettmann, professeur d’art presque quinquagénaire, « il m’était devenu impossible de continuer à travailler dans mon atelier à mes tableaux paisibles et pacifiques, cela me paraissait petit et superflu en ces temps graves »2. Les peintres académiques des anciennes générations ne sont pas les seuls à s’enthousiasmer, de jeunes artistes d’avantgarde, impressionnistes ou expressionnistes, voient aussi dans la guerre une source d’inspiration. Rares sont les intellectuels qui prennent leurs distances avec la fièvre guerrière galopante, à l’instar de Max Beckmann : « Je ne tire pas sur les Français, j’ai tant appris d’eux. Sur les Russes non plus, Dostoïevski est mon ami3. » La représentation artistique de la guerre s’inscrivait dans une longue tradition. Quarante ans auparavant, bon nombre de peintres allemands


avaient déjà accompagné le dernier conflit militaire avec la France, incarnant la figure nouvelle du Schlachtenbummler, témoin curieux assistant en badaud aux batailles. Munis de laissez-passer, de lettres de recommandation et d’autorisations, ils avaient suivi l’armée allemande et confectionné esquisses et études le plus souvent en toute sécurité, à bonne distance des combats. C’est avec de telles « esquisses originales » que les reporters de guerre alimentaient journaux et revues. Mais il ne s’agissait pas seulement de satisfaire le besoin d’informations sur l’actualité immédiate et la curiosité du public national. À la suite des trois guerres d’unification, le genre de la peinture militaire connut également son âge d’or dans l’Empire allemand naissant et contribua à l’affirmation de la conscience nationale, ainsi qu’à la construction d’une identité. Les peintres Anton von Werner et Carl Röchling font alors figures d’artistes majeurs. On pouvait voir dans les musées et galeries leurs œuvres, pour la plupart de grand format, tout comme celles de nombreux autres artistes. Conformément aux conceptions et conventions de la peinture d’histoire, leurs tableaux restituent des situations marquantes et des actes héroïques, souvent des mises en scène théâtrales de combats rapprochés. Bien qu’on ait depuis longtemps dans l’Empire wilhelminien conscience de la charge de propagande attachée à l’éclat et à la gloire du fait militaire représenté dans ces peintures, il n’existe pas, en août 1914, d’institution centrale d’État qui missionne les dessinateurs de presse et les peintres d’histoire. La prise d’initiative reste bien plus entre les mains des artistes. Obtenir une autorisation officielle comme « peintre de guerre » nécessite de mener jusqu’au bout une procédure de longue haleine : le dépôt d’une requête auprès du ministère de la Guerre compétent de Bavière, de Prusse, de Saxe ou du Wurtemberg, sur laquelle,

LUDWIG DETTMANN CAT. 197 Infanteriekolonne überquert den Njemen (Memel) auf einer Pontonbrücke, 1914-1918 [Colonne d’infanterie traversant le Niémen (Memel) [région de Klaipėda] sur un ponton]

après examen détaillé du dossier, le représentant de l’état-major à Berlin pourra trancher. À côté de ceux qui travaillent pour la presse et qu’on appelle les « dessinateurs spéciaux », l’artiste Ernst Vollbehr, dessinateur et écrivain, voyageur et aventurier, s’est aussi porté candidat comme peintre de guerre. Lorsqu’il apprend qu’il est accepté, il écrit, rempli d’enthousiasme : « C’est à peine si je puis contenir la joie que me cause le fait de pouvoir fixer avec crayon et pinceau les grands événements de l’histoire mondiale4. » Cet accès d’enthousiasme est très vite suivi de réflexions pratiques : « Que fallait-il emporter ? Forcément peu de choses et pourtant rien ne devait manquer, car tout envoi après coup était exclu. Un uniforme vert-de-gris devait être confectionné dans les vingt-quatre heures par un tailleur militaire. Couleurs, pinceaux, chevalet, blocs à croquis, appareil Kodak, boîte à médicaments, de solides bottes, gourde et encore une série de petites choses à se procurer5… » Les peintres de guerre ont l’autorisation de suivre l’armée pour un temps donné dans une zone donnée, mais ils n’appartiennent à aucune unité. Ils doivent pourvoir à leur propre équipement et ravitaillement et travaillent à leurs risques et périls, sans formation militaire. Les militaires considèrent au fond toute forme extérieure de reportage de guerre, en particulier de la part de civils, avec scepticisme. À cet égard la situation a peu évolué depuis la guerre franco-allemande de 1870-1871. Outre les peintres accrédités par l’état-major, de nombreux artistes se sont portés volontaires pour le service militaire en août 1914 ou ont été incorporés. Parmi ceux-ci, il convient de nommer August Macke, Franz Marc et Heinrich Vogeler. Obtenir une autorisation différée ou rétroactive pour exercer en tant que peintre de guerre est chose quasi impossible. Dans l’armée allemande, on trouve par

1. Cat. Vollbehr, [1915], p. 2 2. Dettmann, 1938, p. 8. 3. Pillep (éd.), 1987, p. 44. 4. Vollbehr, 1915, p. 7. 5. Ibid.

Dans les tranchées et dans l’atelier. Les peintres de guerre allemands

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ailleurs d’innombrables artistes amateurs anonymes qui consignent leurs impressions avec plus ou moins de talent dans des notes personnelles. L’un d’entre eux est Richard Reu, servant dans le régiment de grenadiers de la garde no 3 de la reine Élisabeth, qui adresse à sa femme des lettres qu’accompagnent régulièrement des aquarelles. Celles-ci courent toujours le risque de tomber sous le coup de la censure. Parmi ces peintres amateurs, on compte aussi le refusé de l’Académie des beaux-arts de Vienne, Adolf Hitler, qui en tant que soldat du 16e régiment de réserve d’infanterie de Bavière produit des aquarelles. À la différence des peintres de guerre, ces « combattants peintres », comme ils sont désignés dans la langue officielle, doivent d’abord remplir leurs obligations militaires, ce dont leurs activités artistiques se ressentent.

villes et villages détruits, des blessés et des hôpitaux militaires6. Ludwig Dettmann, qui peint sur le front est, travaille avec un répertoire de motifs comparable, qui inclut jusqu’à des scènes de troupes en marche, de réunions d’état-major et d’attaques d’infanterie. Ces motifs correspondent également à ceux des images des dessinateurs de presse. Cependant, le grenadier de la garde prussienne Reu s’empare aussi de thèmes qui sont peu traités, comme l’atteste son aquarelle Obus à gaz, l’une des rares représentations d’attaque au gaz. Pour celui qui souhaite peindre sur toile et ne pas seulement croquer des esquisses dans un carnet, il faut d’abord trouver une place de travail adaptée et l’aménager comme il convient. Dans ce lieu, abri ou bâtiment, le chevalet est monté, les couleurs à l’huile sont mélangées sur la palette. La peinture en plein air est soumise aux intempéries, chaleur et froid, lumière LES REPRÉSENTATIONS DE LA GUERRE et obscurité. En juillet 1917, Vollbehr peint les combats Dans les premiers mois de guerre, du Chemin des Dames et rapporte : « Un sentiment de nombreuses représentations renvoient à des singulier m’envahit en sortant des profondeurs de mon motifs iconographiques établis, issus du reportage abri, portant mon regard vers la nuit et préparant le chevalet et la feuille de papier vierge, feuille qui serait photographique et de la peinture de bataille : bientôt recouverte par les images effroyables de les images montrent des mises en scène d’assauts la bataille. […] Je revérifiai au préalable et en vitesse d’infanterie ou d’attaques de cavalerie. La rapide mes couleurs dans la cachette à l’aide d’une lampe transformation dans l’art de conduire la guerre – à l’ouest, la guerre de positions supplante en quelques torche, de sorte que, dans l’obscurité et l’excitation, je n’en saisisse pas une autre par erreur7. » Pour rendre semaines la guerre de mouvement – rend toutefois ces motifs bientôt inappropriés. La recherche de les combats dans l’instant, les images doivent être nouvelles représentations de la guerre, plus adéquates, achevées en quelques minutes. L’adrénaline déchargée se met en place. dans la plus extrême tension jette les artistes dans Le peintre de guerre Ernst Vollbehr crée plus de une « ivresse de travail » et une « excitation fiévreuse », trois cent cinquante images dans les douze premiers des circonstances qui leur font oublier provisoirement mois de guerre qu’il passe dans l’Aisne et dans les le danger de mort qu’ils côtoient en permanence8. Vosges. Les motifs choisis peuvent être considérés Les actions militaires spectaculaires sont cependant exceptionnelles dans une vie de soldat essentiellement comme représentatifs : des portraits d’officiers et passée dans la monotonie des tranchées et des d’unités, des ennemis retenus en captivité, des vues abris. Le dessin et la peinture offrent une occasion de tranchées et d’abris, des positions d’artillerie, des


propice de passer le temps : « J’étais sous-officier et j’avais beaucoup de temps – les autres devaient monter la garde. Il était plaisant de pouvoir dessiner dans cet épuisement d’ennui », remarque Otto Dix, chef de section dans une compagnie d’artillerie de campagne9. La guerre sur terre n’est pas la seule à être fixée par l’image : celle dans les airs et sur les mers l’est également. Claus Bergen, en tant que peintre de marine, en est le plus connu. Il acquiert sa célébrité avec ses tableaux de la bataille de Skagerrak. Ces œuvres sont un exemple d’images nées dans l’atelier loin des champs de bataille, car il est avéré que Bergen n’a pas été témoin des combats qui opposèrent plusieurs jours durant à l’été 1916 la flotte de haute mer allemande à la Grande Flotte de la Royal Navy. Mais qu’elles proviennent des tranchées ou de l’atelier, la question fondamentale des possibilités de représentation de la guerre moderne émerge bientôt. Alors même que le débat sur la possibilité de représenter la guerre était aussi vieux que les différents modes de restitution, le caractère de la guerre avait changé de façon décisive dans un court laps de temps. Donner une vue d’ensemble des combats est devenu totalement impossible, le déroulement de la guerre perçu par l’observateur se morcelle en fragments isolés. Les batailles ne sont plus déterminées par l’héroïsme d’actions individuelles, mais par des armées de masse et la technologie de guerre. L’historien de l’art Guido Josef Kern écrit en 1915 : « Quand bien même le moment narratif continuerait à signifier quelque chose dans la création artistique, une représentation réaliste de grands événements en images séparées ne serait plus possible, car la guerre moderne a rendu la bataille invisible. Aucun pinceau, jamais plus, ne pourra embrasser la démesure du champ de bataille

HEINRICH VOGELER CAT. 201 Österreichische Küche auf dem Vormarsch in Galizien (Blatt 30 der Mappe “Aus dem Osten”), 1916 [Cuisine autrichienne en progression en Galicie (planche 30 de l’album À l’Est)]

moderne, les masses fouissant dans la terre, le combat des machines sur des distances qui défient toute représentation10. » Malgré ces réserves, les peintres de guerre restent attachés aux concepts de la peinture d’histoire, à la « représentation fidèle à la vérité ». D’où le refus catégorique de Vollbehr d’« être dans un surcroît d’imagination, de sorte que les images aient l’air plus guerrier11 ». Il ne montre que ce qu’il voit et vit au front. Ses images nées sur le champ de bataille étant une base pour de futures peintures de guerre. Cette prétention historico-documentaire est toutefois concurrencée par de nouveaux médias techniques. L’appareil photo est de plus en plus employé pour des reportages de guerre officiels et avec ce dernier les possibilités de prendre des instantanés et de faire des études de terrain augmentent de façon notable. À l’aide d’appareils, les soldats du front prennent des photographies à des fins privées. Depuis 1916 le cinéma est entré en action avec des reportages de guerre et des objectifs propagandistes et en 1917 le commandement militaire suprême lance le Bureau de la photographie et du film (Bufa). Les « combattants peintres », qui, dès l’avant-guerre, représentaient des conceptions impressionnistes ou expressionnistes de l’art, renoncent toutefois au pur rendu extérieur des événements. Il s’agit pour eux d’exprimer la construction consciente du vécu. « Je veux travailler tout cela intérieurement pour pouvoir ensuite rendre après coup les choses de façon presque classique », écrit Beckmann, qui pendant la guerre trouve un nouveau style, dur, de dessin et de peinture12. Les expériences traumatiques dont beaucoup d’artistes eurent à souffrir leur vie durant sont articulées ultérieurement dans des représentations expressives restituant les sentiments de façon immédiate.

6. Cat. Vollbehr, [1915]. 7. Vollbehr, 1918, p. 65. 8. Ibid., p. 56 et 59. 9. Kinkel, 1968, p. X. 10. Guido Josef Kern, « Der Krieg und die deutsche Malerei », Die Kunst für alle. Malerei, Plastik, Graphik, Architektur, 1er mai 1915, p. 288. 11. Vollbehr, 1918, p. 51. 12. Beckmann, 1916, p. 49.

Représenter la Grande Guerre

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EXPOSITIONS DE PEINTURES ET LIVRES ILLUSTRÉS Les images de guerre ont depuis toujours une grande importance, en premier lieu lorsqu’il s’agit d’influencer l’opinion publique. Pour donner une image des fronts est et ouest à la population allemande, les œuvres des peintres de guerre sont mobilisées de différentes manières. Les journaux et revues reproduisent les travaux des artistes qu’ils missionnent en tant que dessinateurs de presse et peintres de guerre. Pour le Leipziger Illustrierte Zeitung, ce sont plus de soixante artistes qui sont actifs par intermittence sur les différents terrains d’affrontements, un chiffre qui laisse imaginer à quel point le besoin en images est grand, tout comme le commerce qui en est fait. Les œuvres originales sont montrées au grand public dans de nombreuses expositions qui sont organisées dans l’ensemble du Reich. L’une des plus imposantes d’entre elles est l’exposition des images de guerre de l’Académie royale des arts de Berlin qui ouvre au printemps 1916, où l’on peut voir six cent soixante-cinq œuvres de cent quatre artistes : peintures à l’huile, aquarelles, gouaches, pastels, dessins au crayon et au fusain. La plupart du temps, le but de ces expositions, organisées avec l’aide du représentant de l’état-major, est de faire connaître à l’opinion publique la signification des combats et d’asseoir le sentiment d’une victoire en puissance. Puis, à mesure que la guerre se prolonge, il s’agit de renforcer la capacité de résistance des populations et d’obtenir leur consentement face aux restrictions économiques de plus en plus palpables. Rares sont toutefois les pièces exposées à remporter les suffrages des historiens d’art. Ce que l’on peut voir à l’exposition de Berlin ne captive « en grande partie que par l’objectivité de la représentation », remarque un critique13. Cela n’empêche pas que les

tableaux montrés dans les expositions de peintures de guerre fassent l’objet d’acquisitions onéreuses et rentrent ainsi dans des collections privées. Pendant ce temps les lithographies de grande valeur artistique et produites par des contributeurs réputés, comme Max Liebermann, sont publiées entre août 1914 et mars 1916 dans la revue berlinoise Kriegszeit – Künstlerflugblätter. Alors que la plupart de ces revues sont d’inspiration patriotique, le projet qui fait suite, Der Bildermann, stoppé après seulement quelques numéros, prend des positions critiques et pacifistes. À plusieurs reprises, le peintre de guerre Vollbehr présente fièrement ses images devant l’empereur Guillaume II, son fils aîné, le prince héritier Guillaume de Prusse, et son état-major. Lors d’une de ces présentations, la croix de fer lui est remise pour sa bravoure. En successeur des Schlachtenbummler, promeneurs des champs de bataille de la guerre franco-allemande, Vollbehr commercialise ses travaux. En 1915 paraît son Kriegsbilder-Tagebuch, sorte de journal de guerre en images dans lequel il combine expériences personnelles et manœuvres militaires dans des narrations haletantes. La suite sort deux ans plus tard et dans la dernière année de la guerre paraît son autobiographie14. Ce qui ne peut être montré dans les journaux et revues, les expositions de peinture et les livres illustrés, ce sont les « représentations outrancières de l’horreur de la guerre ou celles qui pourraient être interprétées par nos ennemis au détriment de notre conduite de la guerre15 », interdites par la censure. Le contrôle de l’image concerne également les « représentations de prisonniers allemands, de soldats allemands morts ou blessés, de soldats blessés estropiés, qui ont perdu la vue ». Le recueil de lithographies de Willy Jaeckel, Memento, est ainsi interdit immédiatement. Les horreurs de la guerre sont laissées à l’imagination.

13. Anonyme, « Kriegsbilderausstellung in Berlin », Die Kunst für alle. Malerei, Plastik, Graphik, Architektur, 1er mai 1916, p. 314. 14. Vollbehr, 1915 ; Vollbehr, 1917 ; Vollbehr, 1918. 15. Cité par Mai, 1994, p. 253.


Dans les tranchées et dans l’atelier. Les peintres de guerre allemands

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OTTO DIX CAT. 164 Entrée d’une sape, [1916]


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D’UNE GUERRE L’AUTRE La signature du traité d’armistice de Compiègne, en novembre 1918, tombe comme une surprise pour de larges pans de la population allemande. Jusqu’au dernier moment la propagande lui a laissé accroire que l’armée allemande vaincrait. Après l’abdication de l’empereur, débute, sans tarder, dans la république de Weimar, la controverse entre droite et gauche sur l’interprétation de la guerre et de ses suites. Le peintre expressionniste Dix tente de camper, dans des mises en scène poignantes, les horreurs de la guerre. En 1924 il publie son ensemble de dessins La Guerre, dont font partie cinquante gravures avec des titres comme Enseveli ou Cadavre dans les barbelés. Cinq ans plus tard il s’attelle à son monumental triptyque éponyme : des représentations de la guerre qui pour les nationaux-socialistes s’apparentent à de la « peinture de sabotage en armes ». Les forces conservatrices, nationales et nationales-socialistes entretiennent à travers de nombreuses manifestations et publications le mythe de l’armée invaincue sur le champ de bataille et du « coup de poignard » porté dans le dos par des politiciens sociaux-démocrates. Après 1933, les nationaux-socialistes revisitent le passé dans un esprit de revanche. Les expositions montrant des œuvres de peintres de guerre offrent le matériau visuel adéquat pour ce faire et rappellent à la mémoire la « Communauté des combattants du front » de la Première Guerre mondiale, toujours plus accablée. On y voit, entre autres, des images de Vollbehr et Dettmann, autrement dit d’artistes qui s’engagent d’autre manière pour le régime national-socialiste.

Sur le plan de l’organisation militaire, le ministère de la Propagande et la Wehrmacht tirent des conséquences de l’emploi de peintres de guerre civils et de soldats peintres et de leur production d’images hétérogène : 1938 voit la naissance de compagnies de propagande spéciales constituées de peintres de guerre, de dessinateurs de presse, de photographes et d’opérateurs de cinéma. Le reportage de guerre et la peinture d’histoire sont dès lors idéologiquement coordonnés et contrôlés au niveau de l’État. Durant la Seconde Guerre mondiale, ce sont des peintres en mission qui montent au front en lieu et place des « promeneurs des champs des batailles » en quête d’aventure et des artistes créatifs.

ALBERT REICH CAT. 193 Bayerische Jäger in Serbien, 1915 [Chasseurs bavarois en Serbie]

Texte traduit par Dominique Bouchery

LUDWIG DETTMANN CAT. 146 Porträt zweier Soldaten mit Stahlhelm, 1918 [Portrait de deux soldats coiffés de casques d’acier]


Jenny Wood

Champs de bataille et nouvelles perspectives. Les artistes britanniques


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L’influence qu’eut la Première Guerre mondiale sur l’art britannique laissa derrière elle un héritage inestimable. Les jeunes artistes furent nombreux à rejoindre l’armée ou ses services de santé et à vivre ainsi directement l’horreur du front. Les projets lancés par le gouvernement britannique en plein cœur du conflit entraînèrent la mobilisation d’artistes de tous les horizons, des plus confirmés aux plus jeunes avantgardistes. L’engouement de leurs contemporains pour les expositions de leur travail dans les galeries d’art de Londres ou, en 1919, à la Royal Academy of Arts, démontre toute l’influence de cet art sur les représentations populaires et permet de mieux cerner la façon dont le peuple britannique perçut cette guerre. L’exceptionnelle collection exposée aujourd’hui à l’Imperial War Museum continue de remettre en cause nos idées reçues et de faire naître de nouveaux débats depuis maintenant quatre-vingt-dix ans. L’art britannique commença à explorer de nouvelles perspectives bien avant la Première Guerre mondiale. Désireux de se détacher des valeurs traditionnelles prônées par la Royal Academy, le New English Art Club prit de jeunes artistes sous son aile tandis que l’intérêt grandissant pour les mouvements artistiques européens suscita des projets à l’opposé des courants de l’époque, exprimés surtout par le vorticisme ou par les œuvres de Percy Wyndham Lewis. L’avènement de la guerre représenta une menace pour les artistes mais leur offrit en même temps de nouvelles possibilités. Les mutations économiques et sociales qu’entraîna le conflit asséchèrent les sources de revenus habituelles qu’étaient pour eux l’enseignement et les commandes privées. D’un autre côté, choisir de se porter volontaire, c’était à la fois s’assurer une source de revenus et répondre à l’appel du devoir. Entre le début de la guerre et l’instauration de la conscription

en mars 1916, plusieurs artistes prirent les armes et affrontèrent les conditions difficiles du front occidental. S’ENGAGER Le 10 septembre 1914, l’artiste Paul Nash est le premier membre de la Slade School of Art de sa génération à s’engager dans l’armée. Il rejoint le London Regiment of the Territorial Force communément appelé The Artists Rifles en raison de la grande majorité de peintres, de dessinateurs de bandes dessinées, de graphistes, de poètes et d’acteurs qui le compose. Aux côtés de son frère John, artiste également, des célèbres graphistes Bert Thomas et Alfred Leete, du dessinateur Bruce Bairnsfather et du poète Edward Thomas, Paul Nash sert d’abord deux ans sur le front domestique, en Angleterre, dans un camp d’entraînement, avant d’être promu sous-lieutenant au Hampshire Regiment. Il est affecté sur le front occidental et rejoint le saillant d’Ypres en mars 1917. Ces paysages nouveaux et ce contexte peu familier suscitent d’abord chez lui un enthousiasme débordant : « Cela peut paraître absurde mais la vie ici semble avoir plus de sens, plus d’entrain, la beauté y est plus poignante. Je ne m’y sens jamais las, ni nonchalant1. » Une blessure accidentelle met fin à son service et de retour à Londres, il profite de sa convalescence pour achever les dessins au pastel et les aquarelles entamés au front. Vingt de ses œuvres sont par la suite exposées à la Goupil Gallery en juin 1917. L’exposition reçoit d’excellentes critiques et permet à Paul Nash d’atteindre son but : retourner au front en tant qu’artiste officiellement reconnu. Eric Kennington rejoint lui aussi les Artists Rifles moins d’une semaine après le début de la guerre et est envoyé en France jusqu’en juin 1915. Si Paul Nash accorde une attention toute particulière aux paysages, le talent de Kennington réside surtout dans

JAMES MCBEY CAT. 155 Gaza: the shells on the left are bursting on El Arish [Al’Arish] Redoubt, 1917 [Gaza : les obus explosent à gauche sur les fortifications d’El Arish [Al’Arish]]

1. Nash, 1949, p. 75.

JOHN NASH CAT. 242 Sketch of Anti Aircraft Lewis gun post, Aubrey Camp, between Roclincourt & St-Catherine near Arras while with Artists Rifles, June 1917 [Esquisse d’un poste pour fusil-mitrailleur Lewis anti-aérien, Camp Aubrey, entre Roclincourt et Sainte-Catherine, près d’Arras, durant le service dans les Artists Rifles, juin 1917]


Champs de bataille et nouvelles perspectives. Les artistes britanniques

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la représentation des corps et le dessin de portraits. Centrées sur l’humanité du soldat ordinaire, ses études délicates réalisées au fusain et au pastel visent à représenter les deux facettes de l’homme, à la fois endurant et vulnérable. Réformé de l’armée, il achève The Kensingtons at Laventie, vibrant hommage à sa section, portrait saisissant des hommes de son unité à l’hiver 1914, peint selon la technique très inhabituelle de la Hinterglasmalerei (ou peinture sous verre). Cette œuvre, ainsi que ses esquisses, sont exposées, au printemps 1916, à la Goupil Gallery où elles remportent un grand succès ; la réputation grandissante de Kennington suscite l’intérêt de l’État. On se souvient surtout de Christopher R. W. Nevinson comme de l’artiste le plus controversé de sa génération. Il partage les bancs de la Slade School of Art avec Paul Nash mais leurs chemins partent dans des directions diamétralement opposées. En 1914, le style de Nevinson est déjà bien ancré dans les valeurs rebelles du futurisme italien. Il travaille, en collaboration avec le poète Filippo Tommaso Marinetti, à la publication d’un manifeste du futurisme qui prône « un art anglais puissant, viril et anti-sentimentaliste2 ». La santé fragile de Nevinson l’empêche de rejoindre l’armée mais il se porte volontaire auprès de la Croix-Rouge belge puis devient ambulancier et infirmier en France et en Belgique. Il ne voyage pas en compagnie des militaires britanniques ; de ce fait, on trouve dans ses peintures plus de références aux troupes françaises que dans les œuvres des autres artistes du Royaume-Uni. Ses dessins au pastel et ses peintures à l’huile, représentant de façon étonnamment moderne le déplacement des troupes, les paysages dévastés par les bombes et les soldats entre les mains des médecins de guerre, sont exposés à la Leicester Galleries en septembre 1916.

Ses confrères sont sensibles à ses nouvelles créations qui intriguent d’ailleurs beaucoup Paul Nash malgré leurs différences stylistiques. L’exposition soulève l’enthousiasme du public comme celui des critiques et fait naître un débat sur la pertinence de l’approche moderniste pour exprimer la dure réalité des guerres mécanisées. LES COMMANDES DE L’ÉTAT En France, des artistes partent en mission pour le compte du musée de l’Armée dès 1914 et avec l’autorisation du Grand Quartier général. Les autorités britanniques, quant à elles, mettent plus de temps à mobiliser leurs artistes. Ce n’est qu’à partir de 1916, au moment où la propagande par l’image prend une importance croissante, qu’une initiative publique émerge. En août 1914, le British Foreign Office (ministère des Affaires étrangères britannique) met en place un département spécial afin de développer d’autres manières d’interpréter les nouvelles venant du front, prémices de ce que les anglophones appelleront plus tard le spin. En 1916, ce bureau de propagande prototype, connu sous le nom de la Wellington House, prend conscience de l’utilité croissante de la propagande par l’image, que ce soit au moyen de films, de photographies ou d’illustrations. Les photographies en provenance du front de l’ouest ne sont pas assez nombreuses pour servir la propagande par l’image. Aussi, certains conseillers suggèrent-ils à l’équipe dirigée par Charles Masterman de recourir aux services d’artistes plutôt qu’aux illustrateurs et aux dessinateurs de bandes dessinées, afin d’élargir l’éventail de supports utilisés et de toucher ainsi un plus large public. Muirhead Bone, considéré comme le premier artiste de guerre officiel de Grande-Bretagne, se voit confier une commande publique en juillet 1916. Cet artiste prolifique réalise

ERIC HENRI KENNINGTON CAT. 363 For the Star and Garter Building Fund, at the Goupil Gallery: The Kensingtons at Laventie, 1916


de nombreux dessins au fusain et au lavis qui sont publiés dans The Western Front, un périodique illustré en dix volumes. Ses représentations des champs de bataille et de l’activité des troupes britanniques sont rapidement suivies de deux séries de portraits réalisés par le beau-frère de Bone, Francis Dodd, Admirals of the British Navy et Generals of the British Army. Ces deux publications sont les premières œuvres d’artistes officiels. En février 1917, une réorganisation du War Office (ministère britannique de la Guerre) et des équipes du service de propagande et d’information du ministère des Affaires étrangères place la Wellington House sous le contrôle du tout nouveau département de l’Information (DOI) dirigé par John Buchan, écrivain et correspondant de guerre. Il travaille avec Masterman qui devient son directeur adjoint. Ce dernier se concentre d’abord sur la littérature avant de s’intéresser progressivement à l’art militaire. Deux mois plus tard, le département de l’Information charge James McBey de répondre à la demande du

commandant en chef du corps expéditionnaire anglais au Moyen-Orient, lequel souhaite l’intervention d’un artiste pour relater la campagne d’Égypte et de Palestine. REPRÉSENTER D’AUTRES FRONTS James McBey, graveur et aquarelliste de talent, est un artiste réputé bien avant la guerre. En 1916, il est affecté au Service de la trésorerie et poste aux armées à Rouen, en France. Mais sur les recommandations de Campbell Dodgson, conservateur du département des Estampes et des Dessins au British Museum, le DOI l’engage comme artiste de guerre au Moyen-Orient. McBey, qui a déjà visité le Maroc en 1911, est considéré comme ayant l’expérience nécessaire pour mener à bien une telle mission. En mai 1917, il se rend en Égypte pour suivre, en tant qu’artiste de guerre, le corps expéditionnaire. Pendant dix-huit mois, il réalise des croquis sur le quotidien des troupes et les paysages qui l’entourent. Il voyage le long du canal de Suez et dans le désert du Sinaï aux côtés de l’Australian Camel Patrol de l’Imperial Camel Corps, suit la progression des alliés à travers la Palestine, de Gaza à Jérusalem, pour enfin rejoindre Damas. Ses œuvres immortalisent ces paysages avant que le traité de Versailles ne vienne durablement bouleverser les frontières du Moyen-Orient. Ses dessins témoignent de l’occupation de ces terres ancestrales avant qu’un changement radical ne se produise. Dans ses croquis, subtils et délicats, les soldats sont toujours représentés évoluant dans un paysage inclément et sous une lumière crue. De manière implicite, il s’agit d’un éloge de ces troupes capables de survivre et de s’organiser dans un environnement hostile. Si beaucoup d’artistes britanniques s’attachent à représenter dans leurs œuvres les conditions difficiles auxquelles doivent faire face les soldats ainsi que les paysages dévastés

2. The Observer, 7 juin 1914.

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JAMES MCBEY CAT. 203 Nebi Samwil: The First Sight of Jerusalem, 1917 [Nebi Samwîl : la première vision de Jérusalem]

JAMES MCBEY CAT. 206 A Listening Post in the Desert: Indian Lancers, 1917 [Un poste d’écoute dans le désert : lanciers indiens]


du front occidental, McBey se démarque en choisissant de représenter d’autres combats. C’était un artiste impliqué mais pragmatique. Lorsqu’il découvre à son grand désarroi que le matériel nécessaire à ses gravures est introuvable en Égypte, il décide de se mettre à l’aquarelle. Le climat désertique rend par ailleurs les peintures à l’huile impossibles. Ce n’est qu’arrivé dans la Palestine du Nord qu’il pourra à nouveau peindre à l’huile. Il fait état de ses difficultés : « Après avoir marché presque deux kilomètres dans le sable, il m’est physiquement impossible de produire un dessin satisfaisant […] nous nous trouvons maintenant au milieu de terrains accidentés qu’il est difficile de représenter en aquarelle, sans compter la chaleur qui assèche et dénature les couleurs dès que je les étale sur le papier3. » ARTISTES BRITANNIQUES AU FRONT Le DOI édite ensuite une série de publications, chacune consacrée à un artiste différent et toutes réunies sous le même titre : British Artists at the Front. Le département commissionne ces artistes et fait tout pour faciliter leurs déplacements en tant qu’artistes de guerre. S’appuyant sur la réputation de peintres ou de dessinateurs ayant déjà exposé des œuvres abordant le thème de la guerre, le DOI décide d’engager Christopher R. W. Nevinson, Paul Nash et Eric Kennington ainsi que John Lavery, un de leurs confrères plus âgé déjà bien établi. Muirhead Bone et William Orpen sont également pressentis pour figurer dans ce recueil. Le cinquième volume prévu, qui devait être consacré aux travaux de James McBey au Moyen-Orient, ne voit pas le jour en raison de la fin des hostilités. Les illustrations, imprimées en couleurs, attirent l’œil. Elles sont accompagnées de commentaires de professionnels du monde de l’art, dont l’éminent journaliste Charles Edward Montague, qui en explicitent

le contexte et présentent un aperçu critique de leur signification et de leur pertinence. L’idée est de faire coïncider la publication de chaque volume avec l’exposition des œuvres correspondantes, présentées pour l’occasion à la très célèbre Leicester Galleries située en plein cœur de Londres. Christopher R. W. Nevinson est le premier peintre déjà reconnu à retourner au front en tant qu’artiste de guerre officiel. Un mois durant, en 1917, il accompagne les troupes britanniques en pleine préparation de la bataille de Passchendaele. Lors de cette mission, il crée de nouvelles œuvres destinées à l’exposition que la Leicester Galleries lui consacre en mars 1918. Le DOI espérait retrouver le style résolument futuriste qui caractérisait son travail en 1915 et 1916, mais il juge ses nouvelles œuvres réalistes insipides et trop retenues. On pourrait penser que la nouvelle orientation de Nevinson est l’exploration d’une nouvelle dimension artistique mais ce changement de style s’explique surtout par la différence inéluctable entre l’expérience pleine de dynamisme vécue dans des conditions extrêmes lors des premières années au front, aux côtés de la Croix-Rouge, et les paysages monotones et dévastés de 1917. Pour Paul Nash, le contraste entre ses premières expériences de la guerre et sa visite du front occidental en début d’hiver après la bataille de Passchendaele est saisissant. Cet artiste particulièrement attaché aux paysages et à l’esprit des lieux est horrifié et révolté à la vue de ce spectacle de désolation. À partir de 1917, ses esquisses puis ses peintures à l’huile, y compris We are Making a New World, œuvre majeure de l’art du paysage de la Première Guerre mondiale, se teintent d’une noirceur et d’une intensité que l’on ne trouve pas dans ses premières créations. Eric Kennington rejoint le front à la fin du mois d’août 1917. Contrairement à ses deux confrères,

JAMES MCBEY CAT. 205 Romani: No 6 Post, 1917 [Romani : poste no 6]

3. War Artists Archive, IWM : James McBey, ART/ WA1/103, p. 72 et 287.

Champs de bataille et nouvelles perspectives. Les artistes britanniques

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il retrouve sa thématique préférée presque inchangée. D’un trait élégant et assuré, il réalise au pastel et au fusain plus d’une centaine d’études de soldats britanniques, de scènes de vie quotidienne ou de campements. Ces dessins représentant la détermination et la chaleur humaine des Tommies (sobriquet donné aux soldats britanniques), exposés aux rudes conditions hivernales, satisfont à la fois les préférences artistiques de Kennington et les besoins en propagande du département de l’Information. L’exposition consacrée à Kennington s’intitule « The British Soldier » (Le soldat britannique). La préface de son catalogue est signée par le poète et écrivain Robert Graves qui dresse un portrait élogieux de l’artiste : « […] c’est un soldat, à l’aise dans les tranchées et dans les trous d’obus comme un poisson dans l’eau, il comprend ce qui se passe, il sait quoi regarder, où regarder et comment le regarder ; mieux encore, son point de vue est celui des tranchées4 ». Plus tard, Kennington témoignera, grâce à l’huile sur toile Gassed and Wounded, de son sens aigu des atmosphères confinées et empreintes de claustrophobie. WILLIAM ORPEN : UN REGARD SUR LA FRANCE Le DOI négocie avec le Grand Quartier général l’envoi et l’hébergement réguliers d’artistes officiels sur le front ouest. William Orpen est le premier à bénéficier de cette bienveillance lorsqu’il rejoint la France en avril 1917, devenant à cette occasion l’« aîné » des artistes de guerre. Il travaille aux côtés des troupes britanniques jusqu’à la fin du conflit et assiste même à la conférence de la paix en 1919. D’origine irlandaise, Orpen se bâtit une solide réputation de portraitiste à Dublin et à Londres. De par ses relations avec la haute société britannique, il fréquente plusieurs officiers. Ses mémoires de guerre, An Onlooker in France5, racontent dans un style très

vivant les joyeuses retrouvailles avec ses amis mais aussi la dure réalité des champs de bataille et le traumatisme de la guerre. Le travail des artistes officiels est grandement facilité par le Military Press Control, le service du commandement chargé de contrôler les déplacements et les articles des journalistes sur le front. Orpen se retrouve régulièrement en compagnie des correspondants de guerre alliés. Il se plaint des visites éclair organisées sur le front, peu appropriées au travail des artistes qui ont besoin de temps pour assimiler correctement la réalité du champ de bataille et éprouver son expérience. Promu au rang de major honoraire, il dispose d’une voiture avec chauffeur pour se rendre, avec son matériel de peinture, sur le champ de bataille de la Somme désormais abandonné. L’atmosphère estivale de la scène le fascine : « Vêtements, armes…, tout ce qui avait été laissé sur place dans la confusion de la fin de la guerre s’était transformé sous la brûlure du soleil en un magnifique camaïeu de blanc, de gris clair et d’or pâle6. » Pour ses portraits, Orpen prend pour modèle des combattants, des officiers et des confrères, comme R. D. de Maratray, correspondant de guerre du Petit Journal. Orpen le décrit comme un « philosophe, musicien, correspondant et clown » qui « joue au ping-pong avec une extraordinaire agilité » au club des officiers d’Amiens. Orpen recourt aussi bien à la peinture à l’huile qu’à l’aquarelle et au fusain ; ses études au fusain de soldats épuisés et choqués par les combats expriment avec force le traumatisme subi par les troupes. Cette détresse emplit Orpen de colère et son travail à la conférence de la paix en 1919 est influencé par le mépris qu’il ressent à l’égard des frocks, ces politiciens en redingote qui, selon lui, dévalorisent le sacrifice des soldats par leurs querelles intéressées.


JOHN NASH Vimy, 1917

de la Royal Academy, ou du vorticiste Percy Wyndham Lewis sont incluses dans le Hall of Memory, conçu pour être un lieu permanent de commémoration nationale. Paul Nash, Nevinson et McBey exécutent des œuvres pour ce projet et Orpen est également choisi. Mais à la fin de la guerre, le projet d’édifice devant abriter ces expositions est abandonné par manque de crédits. Le MOI n’est pas la seule source de commande officielle pour les artistes. L’Imperial War Museum (IWM), né d’un projet gouvernemental initié en mars 1917, achète et commande de nombreuses œuvres d’art pour compléter sa collection de documents, de photographies et d’équipements militaires. Si le musée n’a, dans un premier temps, pas de lieu d’exposition dédié, il organise de nombreuses expositions itinérantes en Grande-Bretagne. Il acquiert des œuvres de la prestigieuse Leicester Galleries et engage des artistes chargés de suivre les armées britanniques, notamment dans la British Navy et la Royal Air Force. Le musée met l’accent sur l’importance de l’art en tant que témoignage de l’histoire et recherche les artistes qui ont une expérience directe de la guerre et qui peuvent de ce fait produire des témoignages authentiques sur un conflit qui a touché la nation entière. En 1919, le musée a déjà acquis plus de trois mille œuvres d’art y compris certaines productions d’artistes du BWMC. Comme ce fut le cas pour le Hall of Memory, l’IMW n’a pas trouvé les fonds nécessaires à la construction d’un bâtiment. Il s’établit donc en 1920 dans le Crystal Palace au sud de Londres, un immense palais d’exposition construit à l’époque victorienne pour l’Exposition universelle de 1851. EXPOSER LA GUERRE La première occasion d’admirer à la fois des œuvres de la BWMC et de l’IWM se présente en

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4. Cat. Kennington, 1918. 5. Orpen, 1996 [1921]. 6. Ibid., p. 42.

Champs de bataille et nouvelles perspectives. Les artistes britanniques

FAÇONNER LA MÉMOIRE La création en mars 1918 du ministère de l’Information (MOI) marque un tournant décisif dans les conditions et modalités d’intervention des artistes. Si la Wellington House et le DOI aspiraient au départ à utiliser la propagande par l’image afin d’influencer l’opinion populaire sur l’importance de l’effort de guerre, la nouvelle approche choisie par le MOI consiste à mettre l’accent sur la commémoration de l’engagement patriotique et sur le sacrifice national. Lorsque le bouillonnant magnat de la presse Max Aitken, baron de Beaverbrook, est nommé ministre de l’Information en 1918, il met immédiatement en place un comité de conseillers artistiques qui prend le nom de British War Memorials Committee (BWMC). Prenant modèle sur le Canadian War Records Scheme, bureau des archives militaires canadiennes, le BWMC commande de grandes toiles et des sculptures à des artistes britanniques contemporains dans le cadre d’un projet ambitieux, le Hall of Memory. Trente-huit artistes y participent. Les toiles de champs de bataille peintes par Paul et John Nash, Stanley Spencer, William Roberts et Henry Lamb deviennent les modèles d’une nouvelle forme de peinture historique. Ces œuvres rompent avec les caractéristiques habituelles des tableaux de batailles historiques telles que le choix d’un point de vue éloigné de la scène ou d’une composition statique. Elles jouent avec la perception du spectateur, l’entraînant dans un monde désordonné qui permet d’explorer la dimension psychologique d’une expérience personnelle de la guerre. Pour le BWMC, ces compositions ont une forte valeur culturelle et patrimoniale. Le comité recrute des artistes britanniques de styles très différents, depuis la tradition académique jusqu’aux avant-gardes, afin de traiter les divers aspects de la guerre. C’est ainsi que les œuvres de certains artistes tels que Charles Sims,

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décembre 1919 avec l’organisation d’une grande exposition, « The Nation’s War Paintings », tenue à la Royal Academy. Le public et la critique peuvent ainsi, au lendemain de la guerre, alors que la perception du conflit par l’opinion s’est refroidie, venir admirer les neuf cent vingt-cinq œuvres et sculptures exposées dans dix-sept galeries différentes. Ces œuvres auront un grand écho auprès de l’opinion publique, contribuant à forger les représentations collectives de la guerre dans la période de l’immédiat après-guerre. Le comité d’exposition réunit plusieurs artistes militaires, tels que Bone et Orpen, qui réalisent l’accrochage des œuvres selon des critères esthétiques plutôt que thématiques afin de permettre à l’exposition de refléter toute la diversité et la qualité de l’art britannique. L’événement est organisé de manière à montrer le choix très ouvert et éclectique du BWMC en matière de recrutement des artistes. Les sculptures exposées dans la galerie centrale, notamment The Tin Hat, bronze de 1916 de Jacob Epstein évoquant le Tommy britannique, posent les fondations de la sculpture commémorative du début des années 1920. L’exposition inscrit définitivement l’art militaire dans le patrimoine national. Si les critiques et la presse populaire ne parviennent pas à accorder leur jugement sur la faculté ou non de ces artistes contemporains à exprimer, par leur style, toutes les dimensions de la guerre, l’exposition établit les bases de la relation

entre art et guerre pour le reste du xxe siècle. Enfin, l’existence de cette riche collection d’œuvres d’art représente un témoignage particulièrement probant du rôle d’un État en faveur d’un art prenant la guerre pour objet. Texte traduit par Céline Bernadet

PAUL NASH CAT. 288 Ruined Country: Vimy, 1918 [Paysage dévasté : Vimy]


Annick Fenet

Ruines et archÊologie. Le front, un terrain culturel ?


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Les bouleversements géologiques que connaissent les zones de conflit et de déploiement militaire entraînent la mise au jour de vestiges du passé enfouis dans le sol. Lors de la Grande Guerre, le phénomène est bien observé sur les différents fronts (Ardennes, Picardie1, front de l’Est…) et donne lieu à diverses représentations : savantes et factuelles (photographies, plans et dessins accompagnant les rapports aux autorités militaires ou scientifiques), mais aussi commerciales (cartes postales) ou spontanées (clichés privés envoyés à la presse illustrée, correspondances imagées et dessins de soldats), et parfois instrumentales (missions d’artistes sur les fronts orientaux). En effet les belligérants, qu’ils soient français, anglais ou allemands, loin de négliger les aspects historiques ou archéologiques des terrains d’affrontement, les prennent en considération jusqu’à les utiliser à des fins de propagande, tel le champ de bataille antique de Philippes (42 av. J.-C.) qui sert de cadre à la revue des troupes par le Kaiser, le 14 octobre 1917. Ainsi dans les Balkans à partir de 1915, avec l’avancée des armées en Orient, les découvertes fortuites d’antiquités se multiplient, occasionnées par le creusement de tranchées, l’établissement de camps ou encore des trous d’obus, à commencer par celle de la nécropole gréco-romaine d’Éléonte lors de l’expédition des Dardanelles, et ce jusqu’à la fin du conflit comme en témoigne encore en mai 1918 l’exhumation de tombes du viie siècle av. J.-C. à Bohemitsa, en Macédoine2. Ces premières trouvailles occasionnelles sont suivies, parfois au mépris du feu de l’ennemi, de quelques jours de relevés ou de fouilles menées par leurs inventeurs. Très vite, les autorités françaises décident pour ainsi dire d’institutionnaliser et d’encadrer ces activités archéologiques par un service ad hoc créé officiellement en mai 1916,

mais conçu dans ses grandes lignes dès l’automne précédent, le Service archéologique de l’armée d’Orient (SAAO), basé à Salonique. Celui-ci diffuse ainsi une Instruction sur la conservation et la recherche des antiquités auprès des unités concernées, pour veiller au respect de règles archéologiques élémentaires. Mais surtout, des spécialistes lui sont rattachés, qui mènent des actions scientifiques et patrimoniales, en Macédoine et d’une façon plus restreinte en Thrace, sur des sites datant de la préhistoire jusqu’à l’époque byzantine3 : prospections, sondages et fouilles ponctuelles – par exemple celles de la nécropole de Zeitenlik –, étude de monuments – tel l’arc de Galère à Thessalonique –, relevés et/ou photos d’inscriptions, de peintures ou reliefs, établissements de cartes détaillées et de photographies aériennes en relation avec le Service topographique de l’armée. La richesse archéologique de ces régions ne suffit pas à elle seule à expliquer cette stratégie culturelle. Celle-ci s’inscrit en réalité dans une continuité politique, la Méditerranée orientale étant devenue une zone d’influence scientifique depuis la seconde moitié du xixe siècle, après la création de l’École française d’Athènes en 1846, très vite imitée par d’autres nations européennes et les États-Unis. Dans ce contexte de rivalités internationales où domine la « science allemande », le terrain archéologique ne s’est pas limité à la Grèce, mais s’est élargi vers l’Orient et la Mésopotamie, dans le cadre du Great Game. Ainsi la construction, voulue par Guillaume II, du chemin de fer entre Berlin et Badgad, le Bagdadbahn, qui joue un rôle logistique important dans le conflit mondial, a-t-elle favorisé les fouilles de Baalbek à partir de 1898. C’est pourquoi la guerre ne marque pas l’arrêt total de l’archéologie, qui sert aussi bien la propagande et les renseignements allemands – dans le cadre de

LÉON REY CAT. 282 Journal de fouilles de Zeitenlik en Macédoine, 1917


Plan des fouilles de Zeitenlik, 1917 Chantier de la 57e division

CAT. 283

ALEXANDRE BERRAUD Camp du 371 à Maresch (Grèce). Colonnes anciennes et vases antiques découverts par l’armée française pendant les travaux de défense, 29 avril 1916. Paris, musée de l’Armée

Casque de type « illyrien » (sarcophage A, Zeitenlik), deuxième quart du ve siècle avant J.-C. CAT. 284

1. Sauve qui veut, 2014. 2. Marc, 1997, p. 490-492 ; Rey, 1932, p. 40-44. 3. Les activités du SAAO ont été bien décrites, et ce dès la fin de la guerre : voir en particulier Mendel, 1918 ; Thomas, 1918, p. 20-27 et 33-35 ; Homolle, 1919 ; Marc, 1997, p. 492-494 ; René, 2002 (avec reproduction de l’Instruction SHAT 20 N 77) ; Touchais, 2003-2004 ; Chairi, 2004. Biographies : Gran-Aymerich, 2001. 4. Rey, 1927 ; Descamp-Lequime, 2011, p. 50, 58, 105, 133-137, 531-532. 5. Marchand, 1996, p. 242-258. 6. Gran-Aymerich, 1998, p. 302-308, 340-357 ; Trümpler, 2010, p. 354-369 et 448-493. 7. Pour une synthèse récente des données relatives à Salonique, voir Adam-Veleni et Koukounou, 2012.

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la Kulturpolitik : cf. les activités des archéologues Max von Oppenheim ou Theodor Wiegand en Syrie, Palestine et Arabie occidentale5 – qu’anglais (Lawrence d’Arabie)6. La Macédoine constitue donc un nouveau champ d’investigation à explorer, en collaboration avec les éphores grecs Georges Oikonomos et Eustratios Pelekidis7. Dans cette perspective diplomatique, la création du SAAO a été favorisée par la communauté de vues d’une poignée d’hommes influents : le général Sarrail bien sûr, mais aussi le directeur de l’École française d’Athènes, Gustave Fougères, fervent défenseur de l’hellénisme et de l’influence française en Grèce, et le directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Philippe Berthelot. Ce dernier a en effet créé une Maison de la presse, comprenant une section « Propagande », à laquelle collaborent de nombreuses personnalités intellectuelles. Fougères

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participe ainsi aux activités du Quai d’Orsay et du ministère de la Guerre, comme le montre sa chronique des années de guerre qui mêle « organisation de la Propagande », création et développement du Comité de la Ligue franco-hellénique et séjour à Salonique en octobre 1917 où il travaille avec les services aéronautiques, géographiques et archéologiques de l’armée d’Orient8. Du côté d’un certain nombre de décisionnaires, le front constitue donc un enjeu culturel qu’il convient de ne pas négliger et d’insérer dans une stratégie globale. La confrontation avec l’archéologie de terrain semble avoir été vécue différemment par les soldats, selon leur niveau d’instruction et leur classe sociale. Pour de simples soldats, elle pouvait s’apparenter à une recherche de trésor, comme le laisse supposer la découverte d’une statue de marbre antique à Lemnos : après l’intervention des officiers, les poilus se prennent finalement au jeu de l’enquête archéologique et décident de laisser la sculpture « à la nation descendant de ce peuple de grands artistes auxquels nous devons tant de notre culture occidentale9 ». En vérité, les acteurs principaux de cette politique archéologique, avant ou après la création du SAAO, sont des officiers, que « leur éducation professionnelle d’artistes et d’archéologues ou une curiosité affinée par la culture incitaient et qualifiaient pour une semblable entreprise10 ». À partir de 1916, on compte plusieurs anciens membres de l’EFA, notamment Fernand Courby, Charles Picard ou Gustave Mendel, conservateur aux musées de Constantinople ; un chartiste, Léon Rey, qui poursuivra après guerre l’exploration archéologique en Albanie11 ; un pensionnaire de l’Académie de France à Rome, Ernest Hébrard… De leur côté, les Anglais de la British Salonika Force font appel à Ernest A. Gardner, professeur d’archéologie à l’University College de Londres et ancien directeur de la British School of Archaeology d’Athènes. Les archéologues du SAAO

sont le plus souvent affectés au 2e Bureau, c’est-àdire au service de renseignements, travail auquel les archéologues peuvent efficacement participer par leur esprit critique et leur aptitude à la collecte et l’analyse des données12, notamment celles issues des vues aériennes. Alors que les premières découvertes sont bien diffusées dans la presse, les suivantes disparaissent de l’actualité, en raison d’une part du durcissement du conflit. Leur communication reste désormais limitée à des cercles savants (l’Académie des inscriptions et belles-lettres à Paris) ou éventuellement autour de Salonique par le biais de la presse locale, des cartes postales photographiques et de la Revue francomacédonienne, organe des officiers et soldats de l’armée d’Orient. D’autre part en effet, une clause de l’Instruction du SAAO stipule de « s’abstenir de toute publication », avant établissement, s’il y a lieu, d’un rapport à l’AIBL et éventuellement d’une publication définitive postérieure, dûment signée par le service : restriction qui, paradoxalement, limite fortement la propagande attendue de ces actions scientifiques. Dans les discours contemporains et immédiatement postérieurs, cette pratique de l’archéologie française par des militaires est considérée comme une tradition nationale, dans la lignée de l’expédition d’Égypte par Napoléon et de celle de Morée qui a contribué à l’indépendance de la Grèce ; à ces deux modèles, on pourrait également ajouter toute l’œuvre menée par l’armée en Afrique du Nord, depuis 1830, dans le domaine des fouilles, de la prospection et de l’épigraphie latine. Autre thème récurrent : celui de la civilisation (des alliés) qui l’emporte sur la barbarie (des ennemis, les « Boches »). À ce travail accompli sur le front d’Orient, répond l’emploi de prisonniers allemands aux fouilles de la cité de Volubilis (Maroc) et ce, avec l’accord du général Lyautey : « Si comme on le croit, ce sont les incursions des Vandales

FERNAND COURBY CAT. 184 Incendie de Salonique [Thessalonique], 1917

8. Fenet, 2011, p. 130-134, 138-139. Archives EFA, Fonds Ch. Picard 2, 3, « Chronique personnelle » et Fonds Ch. Picard 2,5, lettres f. 260-263 (documents à attribuer à Fougères). 9. [Anonyme], « L’Eros de Palaïopolis », L’Illustration, 6 novembre 1915, p. 488-489. 10. Homolle, 1919, p. 165-170. 11. EFA : René-Hubert, 2010. Rey : Hatzopoulos, 1992 ; Fenet, 2014. 12. René-Hubert, 2010, p. 12-14. Exemple de travaux d’un archéologue sur la cartographie militaire des Balkans : Archives EFA, Fonds Ch. Picard 32, 7. 13. [Anonyme], « Leurs prisonniers chez nous », L’Illustration, 14 août 1915, p. 162. 14. Par exemple Édouard Julia, « Seddul-Bahr », L’Illustration, 10 juillet 1915, p. 44-45.


qui contribuèrent le plus à la ruiner, c’est une juste réparation que de forcer aujourd’hui ces mêmes Vandales à la rendre à la lumière. Quoi qu’il en soit, c’est un geste digne de la France, spirituelle même dans sa force, de contraindre des bras qui ont la fureur de détruire à faire œuvre de résurrection13. » Cette idéologie de la renaissance perdurera à la fin de la guerre : la France veut s’inscrire dans une humanité – et non dans la bestialité ou la monstruosité. Cet Orient grec induit aussi une certaine vision de l’Histoire : les vestiges retrouvés dans les tombes antiques, le débarquement des Dardanelles sollicitent tout un imaginaire autour des guerriers d’un lointain passé et de la guerre de Troie. Les militaires et reporters lettrés évoquent ainsi dans leurs descriptions les figures d’Achille, d’Ulysse ou de Bacchus14. En même temps, les ruines contemporaines renvoient aux ruines anciennes, rapprochement brutal que réalise à Paris à l’automne 1916, au Petit Palais, une exposition des œuvres d’art mutilées. Tout comme le siège d’Ilion dura dix ans et vit sa destruction, mais aussi les origines de Rome, la guerre présente se transforme peu à peu en un conflit long, qui indéniablement marquera à tout jamais le destin du monde : pour ses acteurs, c’est bien une nouvelle épopée homérique qui est en train de se jouer sur ce terrain oriental.

La transformation partielle et toute relative du front en un terrain culturel s’avère malgré tout un pari sur l’avenir. Concevoir un service archéologique, ses futures publications et un musée, sauvegarder dans le patrimoine ce qui peut l’être, c’est croire en une victoire et en la paix. La démarche s’inscrit donc volontairement dans un long terme, dans une continuité : avec un passé plurimillénaire, avec les récents développements de la science archéologique, mais aussi avec un avenir possible, où la science et l’influence françaises pourront donner leur pleine mesure.

Ruines et archéologie. Le front, un terrain culturel ?

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Hélène Guillot

Sur le front photographique, la propagande officielle par l’image


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L’image photographique entre en guerre dès 1914, lorsque l’Allemagne entreprend de diffuser dans les pays neutres des clichés pour justifier le combat mené. Les guerres de Sécession et de Crimée ont pourtant bien été photographiées quelques années plus tôt mais les vues n’ont jamais servi de support de propagande à travers le monde de manière comparable. La production des images de guerre en 1914 n’est pas une innovation, leur diffusion de masse l’est. La propagande par l’image est née des millions de photographies qui ont circulé dans le monde pendant ce conflit. La Grande Guerre requalifie l’usage de la photographie en tant que représentation du réel, marquant son appropriation par l’État et généralisant son entrée définitive dans la culture de masse selon le rythme de l’actualité. Les appareils photographiques circulent hors des studios professionnels et surtout la presse illustrée publie davantage de clichés. La diffusion de l’information s’est accélérée. En temps de guerre, la maîtriser est impératif. UNE PHOTOGRAPHIE DE GUERRE OFFICIELLE, NÉCESSITÉ IMPÉRIEUSE DES BELLIGÉRANTS La bataille de l’image ne s’engage réellement qu’en avril 1915 lorsque la Section photographique de l’armée (SPA) est créée en France et s’oppose aux images ennemies produites alors principalement par l’Autriche, qui approvisionne la propagande allemande. Dès juillet 1914, des Kriegsberichter ou reporters de guerre officient au service du Kriegspressequartier (KPQ)1. Sans former une équipe constituée et organisée, ils pénètrent sur le front avec le consentement de l’armée qui y voit un moyen de contrôler la presse illustrée et la circulation des images. En 1916, les armées britannique, russe, italienne et serbe envoient leurs premiers photographes sur le front. Il faut attendre 1917 pour voir se mesurer les Américains

du Signal Corps et les Allemands (Bild- und Filmamt, Bufa) autour de ce nouvel enjeu. En sollicitant la création d’une section photographique, les autorités françaises soulignent les effets négatifs des images des illustrés germaniques dans les pays neutres. À l’évidence, et tout au long du conflit, l’image de guerre n’est pas l’exclusivité des photographes mandatés par les autorités. De nombreux militaires photographes amateurs se déplacent sur le front sans pour autant rendre compte de leurs activités et, bien souvent même, sans diffuser leurs images, constituant ainsi leur propre mémoire de l’événement. Indépendamment de son usage par la troupe, en France comme ailleurs, la photographie devient un enjeu majeur pour tous les États entre 1914 et 1918. La mise en place des premières organisations officielles est cependant tardive, presque un an après le début des hostilités. Le danger est perçu lorsque les représentants de l’État comprennent que l’image ennemie risque de déstabiliser les relations diplomatiques avec les pays neutres mais cette menace n’est pas directe, ce qui explique en partie le retard français. Personne ne pense d’abord à utiliser la photographie à cette fin ou du moins ne perçoit son potentiel sur ce terrain. La parution de photographies dans la presse est en effet récente en France : elle date de 1910 avec le journal Excelsior dirigé par Pierre Lafitte2. Dans un premier temps, la France ne se sent donc pas menacée sur son territoire par la propagande allemande, l’alerte est émise de l’étranger par ses diplomates et ses expatriés. Le ministre des Affaires étrangères contacte le sous-secrétaire aux Beaux-Arts qui dispose alors d’un service opérationnel doté de son propre laboratoire. Son équipe photographie les dommages de la guerre sur les monuments classés. Le ministre des Affaires étrangères lui suggère dès

1. Holzer, 2007. Le Kriegspressequartier est le Bureau de la presse des autorités autrichiennes. 2. Des photographies, au côté d’autres illustrations, ont déjà été publiées avant 1910 mais Excelsior est le premier périodique entièrement illustré de photographies.


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mars 1915 « [d’]étendre cette enquête photographique dans la mesure où le Ministère de la Guerre pourrait l’autoriser, et si votre administration, qui est parfaitement outillée à cet effet, ne pourrait pas faire recueillir des scènes de dévastation de guerre. Sans parler de l’intérêt documentaire et peut-être scolaire que pourrait avoir une telle collection, elle serait très utile pour la diffusion à l’étranger des preuves les plus intéressantes ou les plus saisissantes et je serais disposé à en faciliter la reproduction dans les journaux, revues, cartes postales, etc… et les expositions dans les librairies à l’étranger ». L’ambition est grande et les tâches multiples : produire et diffuser, éduquer et témoigner. Dès lors, l’autorisation de l’armée demeure un sésame indispensable car elle seule contrôle l’accès au front, à la zone des armées où le port et l’utilisation d’un appareil photographique sont réglementés. Elle se charge des déplacements sur le terrain des reporters qu’elle place sous son autorité pendant toute leur mission. L’accord interministériel est ainsi scellé en avril 1915. La SPA a trois objectifs : fournir une image de propagande, constituer un fonds documentaire à l’usage de l’armée mais aussi un fonds d’archives destiné à témoigner des événements devant l’histoire. LES REPORTERS PHOTOGRAPHES Dans un premier temps, en France, un accord est passé avec des maisons photographiques parisiennes pour constituer une équipe d’opérateurs assez nombreux et couvrir toute l’actualité de la guerre. L’association ne dure que six mois. Plusieurs difficultés justifient, aux yeux de la section, la rupture du contrat. En 1915, la loi Dalbiez permet aux autorités militaires de récupérer les soldats du service armé employés dans l’administration pour les envoyer se battre au front. Certains photographes de la SPA sont dans ce cas. Mais les intérêts financiers émanant de la vente des

clichés sont en effet au centre de la discorde. Le soussecrétaire d’État aux Beaux-Arts soumet le problème au ministre de la Guerre en lui précisant, dans une correspondance datée du 2 septembre 1915 que « les préoccupations commerciales l’emportent trop souvent sur le souci de la documentation pure [et] que des plaintes de la part d’organisations professionnelles, et de maisons particulières qui n’ont pas été admises à profiter des mêmes faveurs [sont parvenues à la SPA] ». Le texte souligne aussi le caractère confidentiel de certaines missions, exigeant, de facto, l’autorité exclusive de l’administration sur tous les opérateurs. Le contrat est donc rompu à compter du 1er novembre 1915. Conséquence immédiate de cette décision, tous les photographes de la SPA sont recrutés dans le service auxiliaire. Cette phase de recrutement ne pose pas de problème particulier à la section qui compte entre 1915 et 1919 plus de quatre-vingt-dix reporters photographes. Ils sont tous professionnels. Désormais militaires, ils sont sous les ordres exclusifs d’une machine de production gouvernementale qui impose sa marque. La section se dote d’une « école des opérateurs de prises de vue », destinée à la fois aux photographes et aux cameramen. Le stage dure deux mois et se déroule en deux phases de formation successives : l’instruction préparatoire et la classe supérieure. Il débute, à Paris, par une épreuve éliminatoire dans des locaux de la section spécialement dédiés à l’enseignement, à l’Orangerie du jardin des Tuileries et au deuxième étage de l’Imprimerie nationale. La classe supérieure est consacrée au perfectionnement et à l’utilisation de la lumière. La fonction d’opérateur photographe ne permet pas à ces hommes d’accéder aux grades de sous-officiers, les trois quarts sont soldats de 2e classe ou de 1re classe, au mieux caporaux. À l’inverse, les Britanniques et les Australiens sont officiers3. Quelques correspondances françaises font

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Hartmannswillerkopf (près l’). Près du camp Turenne. Opérateur de la Section photographique de l’Armée, 3 mars 1916


état des difficultés rencontrées par les soldats de la section au contact des officiers pour imposer leur présence sur le terrain. Ce statut de simple soldat rend complexe la recherche de leur dossier militaire dans les archives. Cependant certains ont laissé derrière eux plus d’informations. C’est le cas d’Albert SamamaChikli4, qui manie aussi habilement la chambre que la caméra, ou de Paul Castelnau et Fernand Cuville5, principaux auteurs des séries autochromes de la SPA officiant également pour la fondation Albert Kahn. Chikli s’engage alors qu’il n’est plus mobilisable et reste à la section durant toute la période de la guerre. Il bénéficie d’une certaine notoriété. Correspondant à Tunis de plusieurs journaux parisiens, Le Matin, Le Soir, Excelsior, il a reçu des prix pour ses inventions en 1894 à l’exposition impériale de Saint-Pétersbourg et à l’Exposition universelle de 1900. Photographe, inventeur, technicien, voyageur, il met en place les premières projections des films Lumière à Tunis, il est aussi un ami personnel du bey de la ville. Durant toute la guerre, il entretient de bonnes relations avec les officiers qu’il croise sur le terrain, à l’image du commandant du fort de Douaumont qui signale « sa brillante conduite » ou bien du général Nérel, commandant la 5e brigade d’infanterie, qui rapporte « sa bravoure, son entrain et son dévouement », ce qui lui vaut plusieurs décorations officielles avec citations. Fils de banquier, il entretient avec les autorités des relations spontanées et décomplexées depuis son enfance mais son cas est isolé à la SPA. Castelnau et Cuville, quant à eux, produisent pendant la guerre un double jeu de mille sept cents autochromes, dont l’un va à la SPA, l’autre dans les fonds des « Archives de la planète » d’Albert Kahn, banquier idéaliste qui a entrepris depuis 1909 de filmer et de photographier le monde en couleurs. Ses équipes recensent plus de soixante-dix pays. En 1916, Kahn propose au bureau

d’information à la presse d’exécuter des vues du front en couleurs. L’accord lui est donné d’envoyer ses hommes, précisément Paul Castelnau, géographe de formation, et Fernand Cuville, formé par des photographes bordelais reconnus comme Bernard Chevalier. En Autriche, dans un premier temps, dès août 1914, les reporters civils sont autorisés à aller sur le front et des voyages en train, chargeant le matériel et les hommes, sont organisés à cet effet. Certains ont travaillé avant la guerre pour la presse illustrée, d’autres sont de simples photographes amateurs que le Kriegspressequartier autorise à évoluer sur le front. À partir de juin 1915, chaque armée est dotée d’un photographe enrôlé recruté à l’Institut géographique militaire. Jusqu’en 1918, quarante photographes professionnels militaires (militärfotographen) évoluent dans les Photostellen, ou agences photographiques, dont dispose chaque état-major d’armée. Les autorités du Kriegspressequartier sont alors moins conciliantes avec les photographes amateurs et renforcent les contrôles sur leur production en intensifiant la censure. Où qu’ils soient, et quelle que soit leur armée d’appartenance, les reporters de guerre sont donc encadrés et formés. CONTRÔLE DE LA PRODUCTION, CENSURE En France, le contrôle de la production s’exerce d’abord sur les sujets photographiés. La représentation de la guerre n’est pas exhaustive et les commandes adressées à la SPA émanent toutes de ministères ou d’organismes officiels. L’enjeu de la mise en place de cette section photographique est d’abord de répondre aux besoins en images d’actualité de la contrepropagande. Une instruction du service d’information (le 3e bureau du Grand Quartier général), datée de novembre 1915, sert de référence aux officiers encadrant les soldats reporters sur le terrain et aux

3. Carmichael, 1989. 4. Mansour, 2000. 5. Cat. Couleurs de guerre, 2006, p. 63-66.

Sur le front photographique, la propagande officielle par l’image

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photographes eux-mêmes. Elle définit les critères de choix des films et des clichés. Les images de la SPA doivent valoriser la puissance militaire française, les armées en général, ses soldats en particulier, leur matériel, leur vie quotidienne, mais elles doivent aussi proposer des images, sous tous les angles et à diverses dates, des édifices religieux ou patrimoniaux endommagés par la guerre. Le fruit de ce travail doit permettre aux historiens « d’évoquer exactement les données essentielles de la guerre aux diverses phases de son évolution ». La SPA est considérée comme source officielle, certes, mais aussi, à en croire cette directive, comme seule source d’images. La réalité du front est plus complexe. L’armée contrôle l’accès au front et délivre les autorisations de porter et d’utiliser les appareils photographiques. Les soldats de la SPA ne sont pas les seuls à faire des photographies. Les militaires, bien souvent des officiers, qui obtenaient des autorisations étaient invités à verser leurs images à la SPA, sans compter les anonymes, sans autorisation, qui participent notamment aux concours organisés par les périodiques comme Le Miroir (cat. 42). La SPA tolère cette production parallèle, faisant parfois censurer la parution de telle ou telle image relevant du secret militaire. Il reste que ces fonds privés montrent la guerre comme la SPA ne peut se le permettre. La section est la voix photographique de l’État et elle doit se soumettre à certaines règles d’usage imposées principalement par les exigences des relations diplomatiques. Un comité de censure est ainsi mis en place pour contrôler chacune des images produites par la SPA. Aucune image ne peut être diffusée sans l’aval de ce comité, composé principalement d’officiers et siégeant 110 rue de Grenelle à Paris. De retour de mission, les plaques sont développées et trois tirages sont immédiatement envoyés au comité. Les sources montrent que l’examen

est assez rapide : la plupart du temps, il est de vingt-quatre heures mais peut parfois atteindre une semaine. Les plaques censurées sont conservées et archivées à la section. Elles sont interdites pour deux raisons principales. Un premier groupe rassemble des images dont la divulgation pourrait compromettre les intérêts et la stratégie militaires. De manière générale, la production et la mise en œuvre de l’armement, comme les positions occupées par les troupes, sont protégées et soumises à un contrôle étroit. Un second ensemble regroupe les clichés pouvant compromettre les relations diplomatiques et le soutien national. Ces images évoquent parfois la lassitude, assimilée alors à du défaitisme, de soldats exténués par les combats, la mort, les blessures, les amputations, la fuite des réfugiés, l’enfermement des populations civiles étrangères. Sont aussi éliminées celles montrant des soldats à l’air jugé trop vindicatif ou défaitiste ou ayant des comportements inappropriés. Les motivations des interdictions n’ont pas été consignées par écrit. Aussi, pour un faible nombre de vues, les raisons de la censure ne sont pas toujours évidentes. De plus, si le fonds de la SPA doit apporter un témoignage sur les événements, l’actualité de la guerre est très clairement filtrée. Un certain nombre d’images ne sont tout simplement pas produites. Aucun reporter n’est dépêché lors des mutineries de 1917, ni lors d’exécutions de soldats, qu’ils soient mutins ou non. Pourtant, la SPA ne se borne pas à photographier le front et les événements purement guerriers. Elle envoie ses opérateurs partout en France, à l’arrière, en première ligne, au-delà des frontières, au Proche-Orient, en Grèce, en Afrique du Nord ou en Afrique noire. Elle propose, de fait, l’image d’une France en guerre au travers de reportages variés qu’elle exploite et expose partout dans le monde sous différentes formes et supports. Les images officielles

« Une photographie prise dans des conditions qui dénotent un rare sang-froid chez l’opérateur » CAT. 42 Le Miroir, no 73, 2 mai 1915


UNE DIFFUSION INTERNATIONALE DES IMAGES La diffusion des images peut être à la fois commandée et couvrir un sujet particulier en répondant à une demande précise ou bien être spontanée et traiter simplement l’actualité du moment, la SPA allant au-devant du besoin de ses destinataires en proposant elle-même des images de son choix à l’étranger. Les Français expatriés tiennent une place importante dans l’organisation de la propagande extérieure. Diplomates, militaires en poste en ambassade ou notables servent de relais d’information ; ils reçoivent des images pour les diffuser mais, plus encore, ils rendent compte de la nature des images ennemies et évaluent leur réception par les populations locales. Ainsi, un officier de la Maison de la presse, parti en mission en Espagne, rapporte que la résistance des Français sur Verdun a créé un terrain favorable pour la propagande française, les Espagnols y étant jusqu’alors hermétiques. Fonctionnant comme un représentant de l’État, il a rencontré les autorités locales, parcouru les différentes librairies de la ville, proposant à leur propriétaire d’exposer ou de vendre des albums édités par Armand Colin et composés d’images de la SPA. En Suisse, un notable, Robert Kastor, fait parvenir des rapports hebdomadaires6 à la section et oriente, de facto, le choix des clichés que celle-ci s’apprête à envoyer. La Suisse est particulièrement surveillée du fait de sa proximité avec l’ennemi. Les libraires qui exposent des images allemandes reçoivent la visite de Kastor qui les incite, en tant que neutres, à exposer les vues françaises. Les images viennent la plupart du temps désavouer la représentation ennemie :

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CAT. 319

Fellering. Abattoir ; découpage des bœufs abattus, 8 août 1916

Hartmannswillerkopf (secteur de). Camp Jean Perrin. Ambulance alpine 304. Salle d’opération, 11 novembre 1917

6. Ministère des Affaires étrangères, Maison de la presse, carton 60.

Sur le front photographique, la propagande officielle par l’image

offrent ainsi souvent une représentation globale de la guerre proposant, de manière assez troublante, les mêmes sujets, que le reporter soit autrichien, français ou britannique.


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à des vues allemandes de tanks français capturés sont par exemple opposés des chars en situation favorable. La méthode de propagande française est ainsi présentée par un attaché militaire en poste à l’ambassade de France en Russie7 : « La formule pour réussir est : habileté sous une apparente discrétion. » Elle s’oppose à la méthode anglaise « dont les moyens qui sont trop manifestes suscitent la contradiction et la polémique ». Rien n’est laissé au hasard. Le rôle des correspondants est essentiel et donne les orientations qui précèdent les envois d’images de la SPA. L’album Kriegsgefangenschaft in Frankreich8, paru en 1916, réalisé en allemand et édité avec le journal Mars de Bâle, est destiné à réfuter les allégations allemandes sur les conditions de captivité des soldats en France. Des sélections, au gré de l’actualité, constituent des albums envoyés par centaines de milliers à travers le monde, aux titres évocateurs : Ce qu’ils ont fait, Les dévastations et les profanations allemandes pour dénoncer la barbarie ennemie, La défense de Verdun pour populariser la résistance française, La bataille de Champagne insistant sur la victoire. D’autres séries, sous forme de cartes postales, en plusieurs langues, sont créées : Explosifs trouvés dans la valise diplomatique allemande de Kristiana, Soldats et travailleurs annamites et chinois en France, Hôpitaux coloniaux de Noiselles et de Carrières-sous-Bois, Les crimes allemands, Les atrocités turques en Arménie. Enfin, des séries de plaques pour des conférences destinées au soutien de la cause française sont disponibles : La lutte contre les sous-marins et les mines anti-sous-marines, Les mutilations allemandes, usines et machines agricoles détruites, Le retour des Français en Alsace, La femme cultive la terre, Les zeppelins abattus, Arbres et parcs dévastés, Verdun, l’offensive française de 1917. À cela, s’ajoutent les envois quotidiens des clichés autorisés par la censure vers les pays alliés,

Grande-Bretagne et États-Unis principalement. La SPA a fourni à la demande des deux alliés, qui n’ont pas de service officiel jusqu’en 1916 et 1917, de nombreux clichés, tracts, brochures, ou documents photographiques. Des opérateurs de la SPA ont même travaillé en secteur anglais sous contrôle de l’armée britannique pour deux séries entières de plaques de verre. La section, servant de modèle, a également contribué à créer les sections photographiques roumaine et portugaise. En 1916, plusieurs sections officielles s’associent pour organiser l’« Exposition de photographies de guerre » au pavillon de Marsan, à Paris (cat. 361). Les sections anglaise, belge, française, italienne, russe et serbe exposent ainsi 1 240 vues, couvrant tous les fronts, à l’Ouest comme en Orient, en noir et blanc comme en couleurs. Des expositions semblables sont présentées plusieurs fois à Londres, aux États-Unis, en Italie, Russie, Espagne, Suisse, Grèce, au Mexique, à Panama, au Brésil, en République argentine et au Chili. Les épreuves sont montées et encadrées selon des formats allant de 18 × 24 cm à 100 × 60 cm, voire 300 × 100 cm. À l’unité, en album, sur carte postale, projetées lors de conférences, dans des expositions, les images sont montrées à l’étranger de la même manière qu’en France. Elles sont destinées aux civils comme aux militaires, aux adultes comme aux enfants. Dans le camp ennemi, les méthodes sont identiques, les Kriegsfotoschauen, expositions de photographies de guerre, présentent le conflit vu par l’Allemagne et ses alliés. Enfin, en tant que service de l’État, la SPA répond à des demandes très spécifiques. Le bureau de renseignement aux familles lui demande de photographier les tombes isolées et les cimetières militaires, afin d’apporter le maximum de précisions quant à l’emplacement des sépultures. Elle reproduit

7. SHD, GR 7 NN 2-110. 8. « Captivité en France pendant la guerre ».


Sur le front photographique, la propagande officielle par l’image

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Fontaine-lès-Cappy (près) [Somme]. Dans un ravin. Abri et soldat gravant une douille d’obus, 21 septembre 1916

Paris. Aux Invalides. Remise de décorations par le Général Cousin. Vo Thanh Long, soldat du 34 RI colonial annamite, engagé volontaire, décoré de la Croix de guerre avec palme. C’est le premier Annamite décoré en France, 3 août 1916

Paris. Pavillon de Marsan. Exposition des photographies de guerre des armées alliées. Une salle, octobre 1916


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également des clichés étrangers pour permettre aux familles de reconnaître leurs proches dans les camps de prisonniers. La section réalise aussi des clichés en couleurs pour l’instruction du service de santé des armées. La Grande Guerre constitue dans l’histoire de la photographie un événement majeur. Elle lui confère un nouveau statut. Elle l’inscrit définitivement dans la culture de masse, et plus encore en fait une arme de propagande, de communication au sens large, que les plus hautes instances civiles et militaires des différentes puissances internationales se sont appropriée. Elle entre dans tous les foyers, partout dans le monde, transformant l’image traditionnelle du soldat, du champ de bataille, de la guerre. Les images officielles ne sont pas exhaustives, certes, mais elles établissent une représentation de la guerre : les conditions de production ainsi que les objectifs sont clairement fournis aux destinataires des images afin d’éviter que celles-ci ne servent un autre discours que celui souhaité par le producteur. Il s’agit ainsi d’éviter toute mauvaise interprétation, tout discours ambivalent. Chaque belligérant voit ses intérêts à l’opposé de ceux de ses ennemis. Pourtant au cours des hostilités, tous ont représenté la même chose, sans exception. Les fonds officiels, même censurés, ont tous laissé voir la violence de guerre et son impact sur les sociétés du début du xxe siècle.

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Paris. Deuxième exposition interalliée de photographies de guerre. Salle du Jeu de Paume. Section japonaise, novembre 1917


Anthony Petiteau

Observer le paysage, regarder la guerre


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Dans sa Carte d’état-major (cat. 136), gouache qu’il réalise en 1916, Alexandre Zinoview rend compte de l’importance revêtue par la représentation cartographique pendant le conflit. Dans un style archaïsant renvoyant à la culture populaire russe, il juxtapose des scènes de la guerre sans lien apparent entre elles. C’est pourtant la carte et son analyse qui occupent la place centrale de l’œuvre et semblent commander à l’ensemble des actions représentées en périphérie : bombardement, attente, téléphoniste transmettant des ordres ou communiquant avec des observateurs réglant le tir d’artillerie. S’entourer de spécialistes du trait, à même de convertir les repérages sur le terrain en cartes, est une préoccupation constante des hommes de guerre. En France, depuis 1887, le Service géographique de l’armée (SGA) assure l’édition des plans nécessaires à la conduite de la guerre. Sur le front occidental, l’apparition de la guerre de positions à la fin de l’année 1914 vient poser le problème de la représentation cartographique d’une façon cruciale et paradoxale ; ce sont désormais des talus, des trous d’eau, des buttes qu’il faut connaître au mètre carré près, sur un front qui s’étend de la mer du Nord à la Suisse. Les cartes d’état-major françaises, au 1/50 000, dont la précision pouvait sembler suffisante dans une guerre de mouvement, ne sont plus assez précises pour permettre à l’artillerie de régler efficacement ses tirs et à l’infanterie de progresser en terrain reconnu. Le retour à une forme de guerre de siège, telle que Joffre la qualifie, impose le repérage précis des positions adverses, par l’utilisation de plans détaillés et quadrillés indiquant la localisation des objectifs. La confrontation des cartes avec le terrain révèle très vite leur obsolescence, en particulier grâce aux observations aériennes et aux premières prises de vue photographiques. En réponse, des initiatives

individuelles se font jour telles celles d’Auguste Heiligenstein1, artilleur puis observateur en ballon, qui traduit ses observations en une représentation panoramique du front, non loin du fort des Paroches. Il se trouve ainsi à l’origine de la création d’un bureau de dessin employant « architectes, dessinateurs, géomètres » recrutés au sein de sa division et chargés de la confection de cartes. L’édition de ces documents s’organise progressivement à partir d’octobre 1914 et se codifie à partir de 1915. Sous la direction des groupes de canevas de tir, des sections topographiques de corps d’armée et de division d’infanterie sont créées pour vérifier, préciser et compléter les divers renseignements obtenus sur le terrain. Les anciens officiers du SGA en charge de cette mission s’adjoignent de nombreux mobilisés dont le talent, crayon à la main, justifie le recrutement. C’est le cas d’artistes tels qu’Othon Friesz, affecté à la section technique topographique de l’aéronautique militaire de Paris jusqu’à la fin du conflit, qui décrit une expérience aliénante et profite de chaque « instant de répit au bureau entre deux avalanches de commandes de carte » pour confier à son ami Pédron des considérations sur l’art de son temps et sa fatigue « de faire des petits ronds sur les cartes »2. Le plan directeur est l’étape finale d’une réunion de sources recoupées entre elles : observations au sol ou aériennes, cartes, interrogatoires de prisonniers, documents pris à l’ennemi, renseignement, etc. L’observation directe, au sol ou dans les airs, reste le moyen principal pour vérifier ou recueillir les informations devant figurer sur les plans. Si l’observation aérienne a pu jouer un rôle pendant la guerre de mouvement, c’est l’immobilisation du front qui révèle toute son importance. Les ballons mis en œuvre par les compagnies d’aérostiers au début du conflit sont bientôt supplantés par la formidable

LOUIS DANTON CAT. 172 Positions ennemies vues d’un créneau de tir, août 1915


souplesse d’emploi combinée de l’avion et de la photographie. Dès le 2 août 1914, le directeur de l’aviation de la 1re armée recommande de « généraliser l’emploi des appareils photographiques pour les reconnaissances aériennes » suite aux très bons résultats obtenus par les « officiers observateurs disposant d’appareils photographiques » en soulignant l’intérêt d’un « renseignement immédiat, complet et indiscutable »3. Dans le secteur de Verdun, le lieutenant Grout voit aussi tout l’intérêt de la photographie dans le réglage des tirs d’artillerie, en remplacement des dessins réalisés par les observateurs4. Ce sont ainsi les initiatives personnelles sur le terrain, relayées par Joffre en personne, qui ont conduit à la mise en place des sections de photographie aérienne, au nombre d’une par armée, doublées par des sections au niveau du corps d’armée. À partir du printemps 1915, la photographie aérienne est considérée comme indispensable à toute manœuvre militaire. Après les essais d’appareils photographiques aussi éloignés des besoins de l’aéronautique que le Kodak5 en octobre 1914, des modèles dédiés à la prise de vue aérienne sont réalisés, avec des focales de 26, 50 et 120 centimètres, équipés de magasins de douze plaques6. La prise de vue peut être panoramique – donnant le terrain jusqu’à l’horizon –, oblique – embrassant une profondeur d’un ou plusieurs kilomètres – ou verticale – plans photographiques couvrant une surface variable selon l’altitude et le foyer. La prise de vue préférentielle est verticale. L’oblique ne se justifie notamment que par l’impossibilité de se rendre à la verticale du point visé ou pour les besoins spécifiques des plans d’assaut de l’infanterie7. Une fois rapportés au sol, les négatifs sont développés sur le terrain dans des laboratoires mobiles puis convertis rapidement en documents immédiatement utilisables par les

DEMARIA-LAPIERRE, CONSTRUCTEUR CAT. 132 Appareil de prise de vue pour photographie aérienne avec foyer de 26 cm, modèle 1916

troupes selon trois étapes : identification précise du document photographique (date, heure, lieu, situation d’ensemble, etc.) ; interprétation par le 2e Bureau des états-majors (lecture et étude raisonnée) ; restitution par les groupes de canevas de tir (report sur le plan des données issues de la photographie). L’étude stéréoscopique (en relief), « base de toute étude photographique sérieuse8 », permet de restituer avec précision le nivellement du terrain et ses détails les plus fins : chemins creux, densité des bois, zone bouleversée. Si les vues panoramiques terrestres n’entrent pas dans les attributions normales des sections de photographie aérienne9, celles-ci permettent néanmoins un repérage et une identification précise de vastes zones du front.

SERVICES BRITANNIQUES DE PHOTOGRAPHIE AÉRIENNE CAT. 135 Stéréogramme. Nord-est de Nieuport, 21 octobre 1916

1. Heiligenstein (éd.), 2009. 2. BMH, Fonds Friesz, Mss 672-700. 3. SHD, 1A348. 4. Villatoux, 2010, p. 6. 5. SHD, 1A348. 6. MAE, Fonds Pépin, fascicule « Aéronautique militaire – Groupe des divisions d’entraînement – La reconnaissance photographique ». 7. MAE, Fonds Pépin, fascicule « Aéronautique militaire – Groupe des divisions d’entraînement – Photographie aérienne ». 8. MAE, Fonds Pépin, Grand Quartier général – Artillerie d’Assaut [1917. Utilisation de la photo aérienne par les chars d’assaut. Général Estienne]. 9. SHD, 1A19.

Observer le paysage, regarder la guerre

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Bulletin du Service de la photographie aérienne aux armées, no 3, 7 janvier 1917, pages 10 et 11 CAT. 134


ANONYME Vue prise de l’observatoire du fort de Tavannes, mai 1917

ANONYME CAT. 178 Attaque du Bois Hart, 10 octobre 1916

10. SHD, 5N360. 11. SHD, 1A348.

Observer le paysage, regarder la guerre

Ce document hautement sensible entre dans le champ des éléments d’intérêt stratégique à garder secret. Pour autant, peut-on douter de l’attrait que représente la photographie aérienne pour une presse illustrée friande de tout document provenant du front ? L’Illustration, Le Flambeau en France, Flight Magazine, The Illustrated War News au Royaume-Uni par exemple, publient très régulièrement de tels documents qui renouvellent leur façon de montrer la guerre. Les premières photographies publiées sont remises par des aviateurs : la nécrologie d’Adolphe Pégoud (L’Illustration, 4 septembre 1915) relate ainsi que « deux de ses photographies comptent parmi les plus intéressants clichés aériens que nous ayons publiés ». C’est une vision panoramique en plongée de la guerre qui est offerte au lecteur : files de prisonniers (L’Illustration, 7 août 1915), détroit des Dardanelles (cat. 180), village détruit de Gerbéviller (L’Illustration, 25 septembre 1915), etc. Dès 1915, le général Joffre adresse au Bureau de la presse une note10 dans laquelle il déplore que des « journaux illustrés publient très fréquemment des photographies prises en avion sur le front » et demande que « des indiscrétions de ce genre soient sévèrement interdites ». L’identification du coupable de la fuite est systématiquement recherchée et « des ordres très rigoureux ont été donnés dans les sections, des mesures disciplinaires ont été prises (punitions de prison et renvoi) ». Cette identification est pourtant difficile. Ainsi, dans une note du 15 septembre 1917, le Grand Quartier général demandet-il l’identification de l’escadrille dans laquelle ont été réalisées quatre photographies aériennes représentant un bombardement de Reims et remises au journal Le Matin afin de « prendre les sanctions utiles contre cette indiscrétion11 ». Le chef d’escadron commandant l’aéronautique de la 10e armée identifie l’escadrille F.2 comme auteur des photographies mais ne parvient

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pas à trouver le coupable et réprimande le chef d’escadrille « d’abord pour avoir laissé prendre de telles photographies et ensuite pour avoir laissé faire le tirage des clichés et la distribution des épreuves12 ». Plus que la publication de photographies aériennes, c’est l’absence de contrôle qui est stigmatisée car le GQG entend se garder la possibilité de diffuser lui-même de tels documents, s’ils sont sans valeur informative pour l’ennemi, et demande dans une note13 au Bureau de la presse du 25 décembre 1916 d’empêcher « la publication de toute photographie aérienne dont la communication n’aura pas été faite par le Grand Quartier général ». André Devambez fait partie de ces artistes qui choisissent de montrer la guerre vue du ciel. Passionné par l’aviation, il représente en 1914 une scène de bataille en plongée – Avions fantaisistes (cat. 37) – qui constitue en réalité une reprise d’une scène composée en 1911, Grandes Manœuvres aériennes. Le tableau bouleverse les codes de la représentation de la guerre et réduit la bataille à un jeu de lignes où l’on ne distingue plus les protagonistes de l’action. A-t-il pu s’inspirer de photographies aériennes pour ces nombreuses compositions en plongée réalisées pendant la guerre ? La proximité visuelle de l’aquarelle Avant une attaque (cat. 176 et ill. ci-dessous) avec les photographies aériennes obliques semble l’indiquer. Bien que trop vieux pour combattre, l’artiste part néanmoins sur le front dès 1914, d’abord en mission pour le musée de l’Armée puis dans la section de camouflage, où il aurait pu accéder à de tels documents. Ceux-ci constituaient en effet de précieux renseignements pour mesurer l’efficacité des procédés de dissimulation. Parmi les centaines d’œuvres qu’il réalise, Ernst Vollbehr – peintre mobilisé au Grand Quartier général allemand sur le front de l’ouest – compose vingt-huit panoramas aériens à partir de photographies prises en

ANDRÉ DEVAMBEZ CAT. 176 [Avant une attaque], 1915

ballon ou en avion. Présentées au public après la guerre dans des formats de un mètre par deux, ces œuvres ont été pour partie publiées en 193214. Au sein d’un paysage magnifié par les effets de lumière qui s’étend à perte de vue, on y observe la guerre en spectateur. Les explosions, les ballons d’observation qui forment le sujet de tant d’autres œuvres inspirées par le conflit, y apparaissent comme autant de détails perdus dans l’immensité du front. La photographie aérienne rend à nouveau possible l’art du panorama en constituant une prise de notes à la fidélité incomparable. Au Royaume-Uni, Edward Wadsworth intègre en 1915 le Royal Naval Air Service à Moudros (Lemnos) comme observateur. Sa mission consiste à repérer sur les photographies aériennes les traces des navires turcs sur la côte de l’Anatolie. Nul doute que ces documents qui composaient son quotidien aient inspiré le peintre vorticiste lorsqu’il réalisa Abstract Composition (Tate, Londres, T00109) en 1915. Dès avant 1914, il avait noté la force de ce nouveau point de vue et ses premières compositions, notamment A Short Flight publiée dans Blast en juillet 1914, s’inspirent des vues aériennes reproduites dans Flight Magazine. Si la géographie sert, d’abord, à faire la guerre15, l’observation qui en constitue le préalable a contribué à renouveler le regard porté sur elle. Le regard des soldats tout d’abord, dont le besoin de représentation du front consacre l’observation comme élément indispensable de l’art de la guerre ; le regard du public qui, au travers de la presse, voit la guerre en plongée dans un renouvellement de sa culture visuelle ; le regard des artistes enfin qui trouvent dans cette guerre, vue du ciel, une façon de sortir de la tranchée et une inspiration qui accompagne le développement de l’abstraction.

ANONYME CAT. 179 Attaque de Vermandovillers. Arrivée des renforts français, 17 septembre 1916

12. SHD, 1A348. 13. SHD, 5N365. 14. Vollbehr, 1932. 15. Lacoste, 2012.


Caroline Fieschi, Christian Joschke et Anthony Petiteau

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La littérature de guerre a consacré la figure du soldat photographe lancé dans le feu du combat un doigt sur la détente, l’autre sur le déclencheur de son appareil photographique. Elle a assimilé la pratique photographique amateur à un acte de bravoure soldatesque préfigurant le courage du photoreporter, nouveau héros des temps modernes. On s’explique ainsi la quantité et l’intensité des clichés du front, qui montrent les tranchées au moment de l’assaut, les tirs nocturnes ou les explosions d’obus, nuages informes projetés dans les airs – tous ces instants du danger qu’en Allemagne notamment, on rappelle volontiers à la mémoire des anciens combattants, comme pour transformer la défaite collective en victoire personnelle contre la peur et la douleur. En 1929, Ernst Jünger édite un album illustré intitulé Visage de la guerre, où il mythifie le danger de l’acte photographique : « Nous possédons encore les images produites dans les instants du corps à corps, des tirs dans le mille de l’appareil photographique manié par des mains qui abandonnèrent un instant le fusil ou la grenade pour actionner l’obturateur1. » Mais la figure héroïque du soldat photographe est une figure littéraire et, si on ne peut nier que la guerre de 14-18 était la « première grande guerre européenne à l’ère de la photographie amateur2 », il faut restituer avec plus de précision les formes et les fonctions de la photographie privée sur le front. Les descriptions qu’on en lit sont loin de recouvrir les pratiques des soldats. La photographie accompagne le quotidien en deçà et au-delà des instants culminants du combat. Elle est un document privé de la vie sur le front, de l’intimité et de la vie sociale des poilus et elle poursuit des intentions variées. Pour comprendre pleinement la pratique photographique des soldats, il faut rappeler l’étendue des pratiques photographiques avant le conflit, appréhender les

conditions matérielles de la photographie sur le front, ses fonctions et usages pendant et après la guerre. CONTINUITÉS ET RUPTURES D’UNE PRATIQUE DE LOISIR Quand la guerre éclate, la photographie s’est largement diffusée dans les milieux bourgeois et les classes moyennes. Le procédé du gélatino-bromure d’argent sur plaque puis sur film souple a permis la commercialisation des négatifs à grande échelle. Dès les années 1890, en France, en Angleterre ou en Allemagne, il n’est de petite ville où l’on ne trouve, chez le pharmacien ou l’horloger, à acheter et à faire développer un lot de plaques photographiques. Pendant la Première Guerre mondiale, les photographes professionnels restent fidèles au verre, plus fiable, tandis que chez les amateurs les pratiques se diversifient. Albert Le Play utilise ainsi un appareil pour plaques stéréoscopiques 4,5 × 9 alors que Louis Danton troque son appareil à plaques d’avant-guerre pour le format plus léger de la pellicule en rouleau. Diffusés depuis la fin du xixe siècle, les boîtiers de petit format comme le Kodak sont distribués massivement en Angleterre et en France, où l’on trouve également les Franceville à très bas prix, les Block-Notes Gaumont ou le Glyphoscope Jules Richard (cat.119 et ill. ci-dessous), tandis qu’en Allemagne les appareils Ernemann ou Ica Icarette emportent largement le marché. Les premiers appareils « Détective », « Folding » ou, plus léger et discret, le modèle Vest Pocket sont désormais populaires. La notion ambiguë de « photographe amateur » recouvre alors plusieurs types sociaux. L’un est un amateur expérimenté, qui pratique la photographie en clubs ou en solitaire avec une ambition esthétique ou documentaire affirmée. De nombreux médecins, juristes, architectes, instituteurs ou pharmaciens


relèvent de cette définition de l’amateur. L’autre, de plus en plus répandu après 1900, n’a guère d’ambition artistique et se contente de remettre ses négatifs aux commerçants pour le développement. Comme l’explique Pierre Bourdieu, la photographie a ici pour fonction d’accompagner les rythmes de la vie familiale et de « solenniser ces moments culminants de la vie sociale où le groupe réaffirme […] son unité3 ». On trouve dans de nombreuses archives familiales ces albums composés avec soin à partir de clichés souvent maladroitement cadrés. Il n’est donc pas étonnant que les soldats mobilisés se munissent d’un appareil pour garder le souvenir de la guerre. La Grande Guerre n’est pas la première guerre photographiée de la sorte. Certains photographes amateurs documentent les conflits du début du xxe siècle (guerres des Boers, des Boxers, russojaponaise) de leur propre initiative. Lors de la guerre des Boers, le consul du Danemark à Pretoria, M. Prior, collecte des tirages de photographes commerciaux bien établis tels Barnett and Co. de Johannesburg ou Stoel & Groote de Pretoria, mais prend aussi lui-même des photographies, en particulier lors d’une visite à des commandos boers en février 1900 (cat. 1, 2 et 3). Il y a une continuité évidente entre les pratiques d’avant-guerre et la photographie de 14-18. Albert Le Play en est un bon exemple. Médecin, issu d’une famille limousine de photographes4, ce petit-fils de Frédéric Le Play a pratiqué la photographie avant la guerre, notamment lors d’un tour du monde, réalisé après l’obtention de sa thèse de médecine entre 1906 et 1907, dont il publie les notes et croquis en 19085. Son activité photographique se poursuit lors de son service militaire puis lorsqu’il est mobilisé en tant que médecin aide-major à l’hôpital temporaire de Vichy, au 29e RAC dans la Somme, en Champagne ainsi qu’en Roumanie (cat. 46, 299 et 311).

MAISON JULES RICHARD CAT. 119 Appareil de prise de vue stéréoscopique Glyphoscope

M. PRIOR CAT. 3B Février 1900. Le « fort » du commando de Krügersdorp…, 1899-1900

À l’exception notable des photographies de Louis Danton, qui montrent la mobilisation et les premières opérations militaires (cat. 73), de manière générale, les premiers mois de la guerre sont peu documentés par les soldats et officiers. La pratique s’accroît massivement avec la prolongation du conflit, ouvrant sur une grande variété de points de vue. Les soldats achètent, ou se font envoyer par leurs familles, le matériel photographique nécessaire. Bien implantée avant-guerre dans les classes moyennes, la photographie privée s’impose ainsi comme un moyen de documenter la vie sur le front. DES INTERDICTIONS TIMIDES ET PEU RESPECTÉES Ce qui change avec la guerre de 14-18, c’est la nécessité toujours réaffirmée mais très théorique d’un contrôle de la production photographique. En France, la nécessité de développer une production photographique contrôlée susceptible d’alimenter la presse aboutit à la création de la Section photographique de l’armée (SPA) au printemps 19156 (cat. 139). La GrandeBretagne emboîtera le pas en avril 1916 en engageant un photographe professionnel au sein du Bureau de la propagande ; et l’Allemagne attendra novembre 1916 pour créer la Film- und Fotostelle, qui devriendra, sous l’impulsion de Ludendorff, la Bild- und Filmamt (Bufa) en janvier 1917. La question du contrôle de la production spontanée des amateurs entre aussi en jeu. Le Grand Quartier général s’appuie sur la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège pour considérer que l’armée peut interdire la pratique de la photographie dans la zone des armées afin d’assurer la sécurité7. Toutefois, la fréquence même des rappels illustre l’inefficacité du règlement. Aucune interdiction de portée générale n’est d’ailleurs émise avant la circulaire no 8520 du 13 mars 1916 du 1er bureau de l’état-major du Grand Quartier général (GQG)8.

1. Jünger, 1930, p. 10. 2. Soldan, 1927, p. 6. 3. Bourdieu et al., 1965, p. 41. 4. Ferrer et Rouzies, 2011. 5. Le Play, 1908 ; Le Play, 1947. 6. Cf. l’article d’Hélène Guillot dans ce catalogue. 7. Guillot, 2012, p. 356-362. 8. SHD, GR 16 N 1484.

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ALBERT LE PLAY CAT. 311 La Baraque des spectres, avant-dernière étape du typhus et de la famine, Jassy, Roumanie, 1917 ALBERT LE PLAY CAT. 299 Champ de bataille de Rancourt. Le lendemain de la bataille, septembre 1916

LOUIS DANTON CAT. 73A La Dernière Coupe de cheveux, 1914

9. Von Dewitz, 1989 ; Von Dewitz, 1994, p. 163-176. 10. « Taktoles und unkluges Photographieren », in Photographische Industrie, mars 1916, page de titre. 11. Von Dewitz, 1994, p. 175. 12. Carmichael, 1989, p. 30. 13. Beurier, 2007.

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Elle soumet les photographes amateurs à une demande d’autorisation et réglemente l’envoi de clichés à l’arrière par le courrier. Du côté allemand, les interdictions sont plus nombreuses, mais elles s’appliquent en priorité aux civils, à l’arrière et dans les zones frontalières9. À Berlin, l’interdiction de photographier du 21 août 1914 ne mentionne pas les soldats et c’est seulement dans l’arrêté général du 23 septembre 1915 qu’on y fait référence. Ce premier arrêté est cité dans les zones de combats à l’est le 26 octobre 1915. Mais la plupart des arrêtés interdisant la photographie, promulgués par les autorités militaires, concernent l’arrière : la Rhénanie le 8 septembre 1915, Hambourg et Altona le 26 janvier 1916, Leipzig le 21 mars 1916 (contre « le manque de tact en photographie [sic] ! », entendu la photographie des files d’attente devant les magasins10), en novembre 1916 dans la Marck. Mais les soldats sont en général épargnés par ces interdictions : tandis qu’un civil doit formuler une demande d’autorisation aux autorités militaires, le soldat n’en réfère qu’à son supérieur hiérarchique direct. C’est sans doute ce qui explique l’augmentation exponentielle de la pratique photographique sur le front commentée par la presse spécialisée. Comme le note Bodo von Dewitz, l’industrie photographique incite les soldats à photographier et fait pression pour que l’armée renforce la censure plutôt que le contrôle sur les pratiques photographiques11. Il peut paraître paradoxal que, dans le même temps, les services de presse et de renseignement des armées en France ou en Allemagne procèdent à de grandes opérations de collectes d’images amateur, imitant les méthodes de la presse illustrée. En France comme en Grande-Bretagne12, certains journaux ont déjà fait appel aux amateurs pour collecter des images susceptibles d’être publiées. Le Miroir13, J’ai vu ou Le Flambeau organisent des concours de

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photographies amateur ou demandent simplement aux soldats d’envoyer leurs clichés aux rédactions. Les armées emboîtent le pas, récoltant pour leurs propres archives les images des soldats. En complément de la circulaire du 13 mars 1916, le GQG donne de nouvelles instructions : les militaires ayant obtenu l’autorisation de photographier devront envoyer un tirage légendé et daté au Service de la presse du GQG qui les versera à la SPA14. En Allemagne, les autorités militaires font de même dès les premiers mois du conflit, bien avant l’existence de la Bufa. Elles font publier, dès l’hiver de la fin 1914, une circulaire appelant à la collecte des images du front, à l’exclusion des portraits et images de groupes15. Les photographies doivent être envoyées au département III B du Quartier général, sorte de police secrète et d’organisation de propagande, accompagnées des légendes indiquant le lieu, la date et le sujet de l’image, ainsi que le nom et l’adresse du photographe. Ainsi c’est bien à une injonction contradictoire que sont soumis les photographes amateurs, qui vient corroborer ce que nous livrent les archives : une grande quantité d’albums privés de soldats de la Grande Guerre. PRATIQUER LA PHOTOGRAPHIE SUR LE FRONT Les soldats trouvent des ressources dans des activités créatives ou récréatives telles que l’artisanat des tranchées16, la pratique théâtrale ou les activités physiques. La photographie s’ajoute à tous ces loisirs. « J’ai maintenant une occupation qui emploie mes loisirs, écrit Maurice Pensuet à sa famille le 11 juin 1915 de Jézainville, le lieutenant a reçu un Kodak et il ne s’en est jamais servi17. » Les conditions précaires obligent les soldats à inventer des solutions de fortune, à demander aux familles d’envoyer du matériel, à s’entraider dans la création de laboratoires photographiques et dans l’utilisation des produits chimiques, voire à fabriquer eux-mêmes des appareils à partir de matériaux de récupération (cat. 327). La reconstitution informelle

de « clubs » d’amateurs reproduit sur le front les conditions de la pratique du loisir photographique d’avant-guerre (cat. 124c et d). Les témoignages photographiques de Danton et de Terrier renvoient à ces cercles de photographes et détaillent ainsi les conditions matérielles de cette pratique : Terrier et ses camarades installent leur laboratoire dans des conditions précaires « en 1re ligne » (cat. 124b) et Danton montre le lavage des tirages dans une douille d’obus trempée dans une cressonnière (cat. 124a). « L’eau est bien ce qui nous manque le plus, j’en fait [sic] monter des sceaux [sic] en toile tant qu’on peut, mais le lavage est toujours imparfait », écrit Bouchet. L’activité photographique est un sujet de discussion dans les correspondances avec les familles et le matériel circule dans les deux sens : il n’est pas rare que les parents envoient appareils, châssis18, papier et produits, tandis que parfois les négatifs sont envoyés par la poste avec des instructions pour le développement ou, le plus souvent, transmis par des camarades en permission. Bouchet écrit ainsi à ses parents : « Je vous enverrai des pellicules parce que nous n’avons plus de révélateur ni d’hypo[sulfite] et en général je ne ferai des développements que lorsque nous serons au repos19. » Les intentions des photographes amateurs se laissent difficilement résumer. Elles sont liées à des parcours individuels, à des pratiques d’avant-guerre, à des découvertes et des rencontres. Il y a ceux qui documentent systématiquement leurs expériences de la guerre, les lieux et les hommes, ceux qui, comme les médecins, racontent crûment la mort et les blessures, ceux qui se contentent d’un « tourisme d’étapes », ceux, encore, qui consignent les activités sociales, la camaraderie et les rencontres. Il ne s’agit en aucun cas de couvrir la guerre de façon exhaustive, puisque le point de vue est lié à l’itinéraire du combattant. Ernest Hesse, capitaine dans l’artillerie, est chargé de faire des repérages pour placer des batteries. Aussi montre-t-il


différents aspects du front et de l’arrière-front, en lien avec ses missions de reconnaissance (cat. 122). Le docteur Beurier quant à lui, chirurgien affecté dans les Balkans, photographie entre autres son activité sur l’île de Vido : mêlées aux vues touristiques de Corfou et de Salonique, à la documentation sur l’évacuation des grands blessés qu’il a dû traiter par une intervention chirurgicale, de nombreuses images montrent la mort des soldats serbes infectés par le choléra et le traitement de leur cadavre (cat. 310). Ces documents personnels gardent trace du parcours de leurs auteurs, à la fois témoins et acteurs dans le conflit. La photographie est d’ailleurs rarement une fin en soi. C’est un médium qui vient compléter d’autres pratiques du témoignage individuel, journaux, correspondances, dessins et gravures. L’hypothèse d’un anéantissement par la photographie des autres modes d’expression visuelle ne tient donc pas devant la réalité des pratiques. Karl Lotze articule photographie et dessin (cat. 123, 128). Peintre allemand formé à l’École des arts appliqués de Cassel et à la Kunstakademie de Düsseldorf, il est recruté comme peintre dans l’armée, stationné à Vervins puis à Coucy-le-Château pour réaliser portraits d’officiers à l’huile et au pastel, ainsi que des dessins et gravures édités sous forme de cartes postales du front. Les photographies qu’il prend, mais aussi une partie de ses dessins, documentent la vie sociale à Vervins. On y trouve également des vues de Laon, des autoportraits de l’artiste en train de peindre, des portraits de camarades (cat. 321). La retraite de novembre 1918 est aussi traitée sous l’angle du quotidien par de petits croquis exécutés rapidement (cat. 394). D’autres dessins, souvent des croquis au crayon, montrent par contre très explicitement la violence de la guerre : cadavres desséchés sur le bord d’un chemin, blessés, explosion d’obus, etc. (cat. 129 et ill. p. 103) Les photographies de Karl Lotze couvrent donc des

HENRI TERRIER CAT. 124B Lieutenant Garnier en 1re ligne, 1915

HENRI TERRIER CAT.124C Dans l’entonnoir. Une équipe de photographes à 15 mètres des « boches », 1915

sujets plus limités que ses dessins : elles enregistrent exclusivement le quotidien des périodes de calme dans lesquelles le conflit est peu perceptible. Au dessin est réservée la représentation de la guerre dans ses motifs les plus attendus. Cela vaut aussi pour la pratique de l’écriture, comme Nicolas Beaupré l’a déjà remarqué. Ernst Jünger adopte un style volontairement imagé, n’hésitant pas, pour certains portraits par exemple, à s’appuyer sur les photographies qu’il a collectées pendant la guerre20. Ernest Hesse consigne ses impressions dans son journal et ajoute des tirages contacts de photographies du paysage labouré du front reconquis aux Allemands (cat. 121, 122). Henri Barbusse traverse la guerre en écrivain et photographe. Dans une lettre à son épouse le 15 février 1915, il lui demande l’envoi d’un appareil photographique pour « fixer les physionomies et les événements de ces moments un peu extraordinaires qu’[il vit] ici21 ». Plus tard il raconte comment après un assaut contre une tranchée allemande, il découvre le spectacle effroyable de corps en putréfaction, et tourne autour avec son appareil afin d’en saisir le meilleur point de vue possible22. La photographie permet aux écrivains sur le front de compléter le travail de prise de notes en consignant des souvenirs visuels susceptibles de fournir un premier matériau au récit. Elle est un document, une anticipation du récit, un matériau brut rapporté du feu pour donner à l’écriture le goût authentique du témoignage personnel. IMAGES AMATEURS ET COMMÉMORATION Les images prises par les soldats fourniront, pendant et après le conflit, une documentation importante. Dans un premier temps, les éditeurs ne semblent guère se soucier du caractère professionnel ou amateur des images collectées, pourvu qu’elles fournissent une documentation au plus près des

14. Guillot, 2012, p. 358-359 et registres d’entrées conservés à l’ECPAD, à la MAP et à la BDIC. 15. Photographische Rundschau, 1914, p. 322. 16. Cf. l’article de Stéphane Audouin-Rouzeau dans ce catalogue. 17. Pensuet, 2010 [1915-1917], p. 55. 18. Ibid. p. 55. 19. Labeau et Leblan (éd.), 2008, p. 113. 20. Beaupré, 2006, p. 128. 21. Barbusse, 1937, p. 65. 22. Ibid., p. 123.

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DOCTEUR PIERRE BEURIER CAT. 310 Page de titre de l’album de photographies Île de Vido [Grèce], 1916

combats. À Francfort, l’éditeur Rapp & Co. vend au Musée historique de la ville en 1915 un jeu de dix photographies dont la plupart sont des images d’amateurs23. Trois d’entre elles sont publiées dans le magazine Das Illustrierte Blatt, en mars 1915, sans légende précise. La SPA, on l’a vu, collecte des images d’amateurs, comme les photographies prises par le capitaine Reussner le 25 septembre 1915 à Ville-sur-Tourbe dans la Marne, le jour du déclenchement d’une attaque des 403e et 401e régiments d’infanterie (cat. 222). Les images arrivent dans les fonds de la SPA en juillet 1917. L’idée est donc d’abord de faire feu de tout bois pour répondre aux nécessités d’un inventaire exhaustif. Mais peu à peu, la spécificité de l’image amateur se précise sur le fond d’une méfiance généralisée à l’égard de la photographie de commande. Le témoignage photographique des poilus est jugé plus authentique. Certes, il faut relativiser la pression

KARL LOTZE CAT. 321 Ich portr. Jordan, Colzer porträtiert mich, 23 septembre 1917 [Je fais le portait de Jordan, Colzer me fait le portrait]

KARL LOTZE CAT. 123 [Portrait de groupe en septembre 1914, autoportrait avec appareil photographique en août 1916 et reproduction de dessins], 1914-1916


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ERNEST LÉON HESSE Impressions de campagne 1914-1915 [mise au propre légèrement postérieure à la guerre]

KARL LOTZE CAT. 394B Abmarsch, Barveaux [sic], 14 novembre 1918 [Départ, Barvaux [Belgique]]

ERNEST LÉON HESSE CAT. 122 Carnet photographique SECTION PHOTOGRAPHIQUE DE L’ARMÉE (cliché capitaine André Reussner) CAT. 222 Ville-sur-Tourbe. Tranchées de première ligne. Inv. 191, 16 juillet 1915

23. Hoffmann, 1982, p. 21-27.


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exercée sur la presse par le bureau de la censure. La presse ne cesse en réalité d’en transgresser les règles. Mais le discours sur les témoignages de la guerre valorise davantage la production des soldats. Les éditeurs de photographies stéréoscopiques collectent ainsi en masse, dans un but essentiellement commercial, des clichés d’amateurs pour les diffuser auprès du grand public. Cette réunion d’expériences individuelles devient alors une forme d’expérience collective de la guerre, coupée de toute origine, dans laquelle se retrouvent une partie du monde ancien combattant naissant et un public demandeur d’images « authentiques » du conflit. Les clichés restés en mains privées sont le support d’une mémoire personnelle de la guerre, dont l’album semble offrir la quintessence. Albert Le Play, qui a réalisé exclusivement des vues stéréoscopiques sur verre, prend la peine d’en effectuer des tirages et de les placer dans une série de cinq albums intitulés La Grande Guerre 1914-1918 (cat. 92, 238, 346 et 393). La photographie soutient le discours personnel sur la guerre, porté dans les familles par les acteurs du conflit. Elle joue aussi un rôle dans la parole publique. Elle vient souvent illustrer des mémoires, donnant plus de relief qu’aucun autre document visuel. La collection de Charles Hallo sert à illustrer le Verdun de Péricard et les photographies de René Liron illustrent en partie l’album des « crapouillots »24. En Allemagne, Georg Soldan reproduit un nombre incalculable d’images d’amateurs dans sa somme de 1926 Der Weltkrieg im Bild, Ernst Friedrich, dans son ouvrage pacifiste publié lui aussi en 1926, Guerre à la guerre, collecte toutes sortes d’images privées et, sur l’autre bord politique, Ernst Jünger, après avoir illustré Orages d’acier par une série de photographies de son ami Kius, publie en 1930

Visage de la guerre mondiale, où sont reproduites de nombreuses images d’amateurs25. On sait combien les récits subjectifs des acteurs comptent dans les publications d’après-guerre. Les photographies privées leur offrent bien souvent un support et un relief, documents discrets de l’expérience vécue que le culte des monuments commémoratifs ne parviendra pas à éclipser. Jünger insiste sur ce qu’on peut appeler une stratégie de la mosaïque. « Chacune des images, écrit-il, contribue à la vision d’ensemble de la guerre ; elles ne peuvent être traitées et attribuées qu’à partir de cette idée générale de la guerre26. » La mémoire collective jouera alternativement sur les deux registres du monument et du document. D’un côté la symbolique pesante du monument accompagnant le sentiment d’appartenance nationale, l’investissement collectif dans le conflit ; de l’autre le souvenir personnel illustré par le document, morceau de réalité arraché au temps de la guerre, qui inspire une discipline personnelle, rappelle la maîtrise du corps et de la douleur, projette le lecteur dans des situations concrètes du passé, dresse une passerelle entre l’expérience vécue et le temps de la mémoire. Au contraire des grands monuments, l’image amateur fait revivre l’instant du danger ; tantôt elle inspire la fierté d’une victoire sur la mort, tantôt elle rappelle le traumatisme du combat. C’est pourquoi, dans le registre du souvenir de l’instant vécu, les photographies privées, malgré leurs lacunes et leurs imperfections, malgré leur aspect anecdotique, malgré les fonctions variables qu’elles remplissent au moment où elles sont produites, sont chargées d’une puissance mémorielle que la photographie de presse ne peut alors égaler.

ALBERT LE PLAY CAT. 346 Les Fêtes du Têt à Mont-Frenay (janvier 1918)

24. Album des crapouillots, 1925 ; Péricard, 1933. 25. Soldan, 1927 ; Friedrich, 1926 ; Jünger, 1930. 26. Jünger, 1930.


Stéphane Audoin-Rouzeau

Les objets : une source ?


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Au-delà de la fascination qu’assez aisément ils exercent, au-delà de la valeur marchande (parfois considérable) qu’ils représentent pour leurs collectionneurs, au-delà de leur sacralité (immédiate ou bien construite dans l’après-coup), les objets de guerre servent-ils à quelque chose ? Pour le dire autrement, peuvent-ils servir à l’histoire de la Grande Guerre ? Nous permettent-ils de la voir autrement, de basculer grâce à eux d’une histoire dans une autre, plus matérielle, plus corporelle, plus concrète, plus sensible aussi, peutêtre ? Nous le pensons. Mais dans ce cas, comment s’y prendre avec les objets ? Comment les appréhender, afin de mieux appréhender la guerre elle-même ? On l’oublie trop souvent : les mots, tout comme les images, ne sont jamais les choses. Prenons un exemple : celui de l’obus et de ses éclats. On sait que 70 à 80 % des pertes de guerre, sur le front ouest où la guerre a déployé sa dimension industrielle dans toute sa puissance, ont été provoquées par le canon ; c’est-à-dire, principalement, par les éclats des obus percutants répandus dans un vaste rayon lors de chaque impact. Ces explosions ont été décrites ; des mots ont été posés sur ce qu’elles signifiaient pour ceux qui avaient eu à les subir : des mots sur la terreur, des mots sur l’impuissance du corps et de l’âme, des mots sur la blessure, des mots sur la mort, enfin. Des images, nombreuses, ont été prises : images fixes (cat. 264), images animées, avec les risques que cela comportait pour ceux qui ont tenté, avec les appareils photographiques et les caméras de l’époque, de saisir cette réalité-là. Des artistes, à leur tour, ont voulu rendre compte des énormes nuages provoqués par les explosions, et des projections meurtrières de pierres et d’acier aux alentours (cat. 269, 270, 271) : sur le couvercle de métal d’une boîte de dentifrice, Guillaume Apollinaire a gravé l’une de ces explosions, à faible

distance de deux soldats allemands, et il a mis en titre son vers si célèbre, et si controversé : « Ah Dieu que la guerre est jolie. » Des chirurgiens ont rendu compte de leurs pratiques professionnelles d’extraction des morceaux d’acier ; pour leurs articles dans les revues spécialisées, ils les ont photographiés ; parfois, ils ont publié les radiographies de leur présence dans les chairs. Et pourtant, rien n’équivaut au saisissement que provoque ce panneau de l’Établissement technique d’expérimentation de Bourges (cat. 303), qui fut créé après la défaite de 1871 et où les armes étaient mises au banc d’essai, à commencer par les canons. La totalité des éclats d’un obus de petit calibre (75 mm sans doute) y ont été recueillis, puis soigneusement disposés sur un panneau de bois : il s’agissait à l’origine d’étudier le processus de fragmentation des projectiles, mis au point afin d’être les plus vulnérants possible, mais sans doute aussi de produire un objet pédagogique dont il est évident qu’il n’est pas exempt de préoccupations esthétisantes, au prix d’une dose probable d’inconsciente cruauté. L’objet doit se lire de haut en bas : dans la partie haute, sont placés les plus grands éclats, la plupart effilés comme des rasoirs ; puis d’autres éclats encore, de plus petite taille ceux-là ; enfin les éclats minuscules – moins spectaculaires mais pas toujours moins dangereux – qui peuplent, et en très grand nombre, tout le bas du panneau. Cet objet – lui-même ensemble d’autres objets, puisqu’on peut compter sur sa surface plus de cent soixante-dix morceaux de fer à l’origine – ne nous dit rien, certes, de la vitesse des éclats brûlants au moment de leur projection dans l’espace ; il ne nous dit rien de leur bruit dans les airs, au sol, dans la chair humaine ; il ne nous dit rien des douleurs infligées à l’instant de l’entrée dans les corps (plusieurs éclats frappaient souvent le même homme simultanément…), et rien


non plus des heures suivantes, lorsque le soldat avait survécu à l’intrusion du métal dans ses muscles, ses os, ses organes ; il ne nous dit rien de la capacité des plus grands éclats à détacher toute une partie d’une anatomie humaine : un bras, une jambe, un visage, une tête. Mais il nous dit quelque chose d’essentiel sur ce qu’était un éclat d’obus de la Grande Guerre, sur les dents acérées qui tranchaient tout obstacle sur son passage, et donc sur sa haute capacité de dilacération. Les soldats eux-mêmes ne s’y trompaient pas, qui parfois ramassaient un de ces éclats tombé non loin d’eux : comme pour réaliser plus pleinement ce qui les menaçait de manière si pressante ? Comme pour s’en protéger, peut-être ? Saisir à notre tour un éclat d’obus dans la main, à condition de répudier tout fétichisme et de conserver l’humilité nécessaire puisque rien ne nous menace dans le morceau d’acier désormais inerte, c’est nous relier aux combattants d’une autre manière, différente de celle des textes et des images. Et peutêtre est-ce une expérience sensible indispensable à qui veut comprendre le combat pendant la Grande Guerre. Car l’objet construit une sorte de « terrain » spécifique, accessible à l’historien, lui qui s’en voit généralement dépourvu, contrairement à d’autres disciplines des sciences sociales. Un tel aperçu sur la dangerosité de l’arme principale de domination du champ de bataille en 14-18 rend plutôt dérisoires d’autres objets encore, initialement conçus pour protéger pendant le combat : les casques des cavaliers (cat. 42), par exemple, dans cette guerre où la cavalerie ne put jouer aucun rôle dès lors qu’elle fut confrontée au feu des armes modernes. Face à ces dernières – le canon, certes, mais aussi les mitrailleuses (cat. 236), les fusils à répétition, les gaz – les mascottes des combattants paraissent dérisoires également : ainsi le manchot en peluche qui

Casque d’Antoine Sabatier, blessé à la tête par un éclat d’obus à Locre (Belgique), le 1er juin 1918 CAT. 302

Éclaté d’un obus explosif de 75 mm

CAT. 303

accompagnait un « as » de l’aviation comme Adolphe Pégoud (cat. 47), et qui ne le protégea pas de la mort en combat aérien en août 1915, ou encore la poupée en uniforme offerte par sa future épouse au maréchal des logis Louis Danton (cat. 317). Ces objets propitiatoires et sotériologiques, destinés à protéger leurs porteurs pendant leurs jours de guerre, expriment quelque chose d’important, et qu’il faut savoir entendre, sur la lutte des combattants pour tenter d’échapper à l’anonymat d’une guerre industrielle dans laquelle les capacités individuelles des acteurs sociaux comptaient pour peu de chose. À travers de tels objets, les combattants refusaient, au fond, de renoncer à forcer la chance. Peut-être d’ailleurs faut-il relier à ces mascottes protectrices ce grand crucifix italien de 1916 (cat. 331), soclé sur une coque de grenade, où la croix du Christ est figurée par une baïonnette autrichienne ? Un type d’objet dont on trouverait bien des équivalents en France, car on a beaucoup prié pendant la guerre, on a beaucoup pensé au Christ alors même que les soldats chrétiens pensaient imiter sa souffrance. La grande masse d’objets de culte réalisés au front dit une vie spirituelle intense, dirigée vers Dieu bien sûr, mais dirigée aussi du monde de l’« arrière » vers celui de l’« avant », et depuis l’« avant » jusqu’aux « siens » restés à l’arrière1. Quoi qu’il en soit, de tels objets montrent que les soldats n’ont pas renoncé à rester des acteurs de leur propre vie de combattants, des acteurs de la guerre qu’ils faisaient, parce qu’il leur fallait bien la faire.

LOUIS DANTON Toto !, vers 1915

CAT. 318

1. A. Becker, 1994.

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Car c’est finalement d’une adaptation à la guerre industrielle, à la guerre de longue durée, et à une forme nouvelle de guerre de siège menée en rase campagne, que témoignent tant d’objets de la Grande Guerre. Adaptation certes difficile : l’absurde prototype cherchant l’hybridation d’un fusil Lebel avec un périscope (cat. 169), destiné à permettre le tir depuis une tranchée grâce à une arme coudée, montre toute l’étendue des tâtonnements initiaux ; de même les encombrantes tenues camouflées en textile peint (cat. 111) – prototypes créés en 1914 par Eugène Corbin – entravant tout mouvement mais censées dissimuler les couleurs des uniformes français, tellement voyantes encore en ce début de guerre : car l’uniformologie française était restée ancrée dans un très vieil ethos du corps redressé au combat, dans un temps guerrier où il s’agissait d’être le plus visible possible dans le danger, et non l’inverse (cat. 27). De tels prototypes mettent pourtant en exergue l’effort d’ingéniosité des contemporains pour tenter de surmonter les si nombreux défis de la guerre industrielle. Mais à dire vrai, ce n’est pas seulement du côté de la modernité technologique que cette ingéniosité s’est déployée : une étonnante régression vers des formes de combat apparemment révolues s’est produite également, et les objets sont là pour témoigner qu’une autre guerre a cheminé, à bas bruit, en marge de la logique de la guerre industrielle moderne, de plus en plus moderne. La Grande Guerre a ainsi accumulé les rétro-innovations : retour donc à l’armure, qu’illustre la cuirasse allemande de guetteur de 1916, faite de plaques d’acier articulées, avec son casque renforcé d’une plaque frontale blindée (cat. 217). Retour en effet au casque, généralisé dans la plupart des armées en 1916, et mis au point non pour détourner les coups directs mais pour protéger surtout des chutes de pierres

lors du martèlement de l’artillerie (cat. 302). Retour aux masques sur les visages, pour protéger, en 1917, la face des tankistes contre les éclats de métal entrés par les fentes de vision des chars. Retour aux armes de corps à corps, enfin, dont les écrits des années de guerre ont trop parlé sans doute, et les témoignages de l’après-coup pas assez : matraques de tranchées britanniques, si visiblement travaillées pour pouvoir pénétrer la protection des casques ; poignards de tranchées français, dits « Coutrot » (cat. 213), du nom de leur inventeur à la manufacture de Châtellerault où quatorze modèles différents furent créés grâce à des stocks de baïonnettes, et livrés aux armées dès l’année 1915. D’autres étaient forgés dans les ateliers régimentaires grâce à des ferrures pour béton armé : souvent, ces armes recevaient un nom, à l’image de ce poignard « nettoyeur de tranchées ». D’autres encore étaient envoyés aux soldats depuis l’arrière ou achetés par ces derniers lors de leurs permissions : au total, les armes blanches équipaient un tiers au moins de l’armée française à l’été 19162. Matraques (cat. 219), poignards : autant d’objets-sources, qui forcent à revenir à l’étymologie du mot « objet » : objectum veut dire à l’origine « jeté devant », « jeté en travers ». Et en effet, de tels objets viennent faire objection aux discours historiens un peu trop bien rodés, eux-mêmes adossés aux nombreuses formes de reconstruction des réalités du champ de bataille par ceux-là mêmes qui les avaient côtoyées de si près et y avaient survécu : la Grande Guerre fut présentée en conflit anonyme, où on ne sait qui vous tue et qui l’on tue, disculpant ses protagonistes de l’immense violence qui y fut déployée. Protagonistes ainsi transformés en victimes, là où ils étaient aussi, on l’a dit, des acteurs du conflit en cours. En effet, si ce tableau d’une guerre anonyme, à l’adversaire invisible, reste très largement vrai, on aura

Cuirasse de tranchée « Sappenpanzer » CAT. 217

FRANÇOIS FLAMENG CAT. 216 Guetteurs allemands équipés de cuirasses de tranchées et de masques à gaz, août 1917


compris qu’il n’est pas tout à fait complet. Il esquive quelque chose qui manque, et qui manque du côté de la violence interpersonnelle, infligée de très près, corps contre corps. Il est parfaitement exact que celle-ci fut rare, voire exceptionnelle. Mais les armes de corps à corps dont il est question ici ne disent pas une quelconque fréquence ; elles ne disent même rien des gestuelles, elles ne disent rien des pratiques mises en œuvre. Mais elles évoquent quelque chose des systèmes de représentations de la violence en milieu combattant : on savait, dans l’infanterie, que ce type de violence-là pouvait advenir ; on pensait qu’il fallait n’être pas pris au dépourvu si cela devait être le cas, et on s’est donc équipé en conséquence. Ces matraques, ces couteaux révèlent une face cachée de la guerre : ils ne dévoilent pas un mode de combat fréquemment advenu, mais bien plutôt une réalité imaginée (cat. 212) comme toujours possible aux yeux des combattants, inscrite en quelque sorte à leur horizon d’attente individuel. Et c’est notre vision de leur propre vision de la guerre et du combat qui s’en trouve quelque peu modifiée : plus dure, plus impitoyable, moins « disculpatrice » aussi, sans doute.

Faire la guerre, et s’adapter à sa violence, c’était aussi savoir s’en échapper. Ce qu’on appelle « l’artisanat de tranchée » constitue à cet égard une source fondamentale sur la capacité combattante à s’affranchir, précisément, du monde du combat. Le retournement des objets de mort en objets d’artisanat d’art témoigne d’une identité conservée : c’est le cas de ces douilles d’obus, travaillées par milliers dans les ateliers régimentaires d’arrière-front, mais parfois ouvragées bien plus près des premières lignes, avec des instruments de fortune. C’est le cas de ces bagues d’aluminium (cat. 328) offertes par un soldat sénégalais à une infirmière de l’hôpital Saint-Antoine, madame Schardner-Lameth, à qui fut adressé aussi, en perles blanches et rouges, le symbole même de sa fonction réparatrice et caritative. Objets banals, très banals en 1914-1918 ; objets auxquels il faut prêter d’autant plus attention aujourd’hui. Ils disent l’intensité des échanges affectifs en temps de guerre, des échanges entre hommes et femmes tout particulièrement. Les lettres échangées entre le front et l’arrière en constituent une dimension essentielle : elles ont circulé par centaines de millions entre 1914 et 1918. Or, à force d’être habitués aux correspondances transcrites, imprimées, éditées et en quelque sorte mises en livre, nous avons oublié ce qu’était, ce qu’est encore la bouleversante matérialité de la lettre de guerre (cat. 315). Oublié ce que signifiait pour ceux qui les écrivaient, pour ceux qui les recevaient, une simple enveloppe, le cachet qu’elle portait, l’odeur même des feuillets qu’elle contenait, les autres objets – feuilles, fleurs – qui parfois s’y trouvaient. Oublié ce que signifiait la puissance d’émotion d’une écriture reconnue d’un coup d’œil3. L’expérience historienne de la correspondance, un siècle plus tard, ne peut tout à fait s’affranchir de la gestuelle de la réouverture des enveloppes, du dépliement des feuillets, des difficultés de la lecture d’une écriture manuscrite,

CHÉRON, VOGT & CIE CAT. 213 Couteau de tranchée 2. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à Audoin-Rouzeau, 2009. 3. Sur la correspondance, dans sa dimension affective, nous renvoyons à Vidal-Naquet, 2013.

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de cette confrontation avec cette mise en mots de la vie des contemporains en guerre telle qu’elle s’est organisée, jour après jour, du début à la fin du conflit. Qu’on ne lise pas les lignes qui précèdent comme une concession à une sentimentalité un peu mièvre, même si celle-ci fut effectivement présente dans les correspondances, en particulier celles qu’échangèrent tant de couples séparés par la mobilisation. Car celle-ci s’inscrit d’abord du côté de la plus grande dureté, en particulier dans l’affirmation d’une séparation fondamentale : celle qui distingue l’Autre de soi-même, et qui désigne l’ennemi. Cet ennemi, les objets de guerre l’ont beaucoup représenté. Ils l’ont aussi beaucoup stigmatisé, et ce dans tous les camps en présence. L’artiste allemand qui, sur une omoplate de cheval – une palette : le mot revient ici à son origine –, a peint un assaut de zouaves français à travers champs, « près de Soissons », le 17 septembre 1914, représente avant tout un souvenir de combat (cat. 233). Souvenir de terreur pour ceux qui ont eu à le subir, et le subir de près si l’on en juge par le détail du visage des premiers attaquants ? Souvenir du courage alors déployé par ceux qui les ont combattus ? L’objet ne permet pas de répondre. Mais son revers permet de constater la force d’une identité de groupe, avec les vingt-quatre noms portés de ceux qui ont partagé la même expérience : un petit groupe, un de ces « groupes primaires » qui constituaient le vrai tissu des armées en campagne, et qui ici semble s’être soudé dans l’épreuve dès les débuts de la guerre. Si l’on ne trouve point d’hostilité envers l’adversaire dans cette représentation allemande, il n’en est pas de même de cette hydre tricéphale française (cat. 88 et ill. p. 96), d’origine inconnue, mais dont on peut penser qu’elle a été réalisée dans un atelier régimentaire par un ou plusieurs

ferronniers alors sous l’uniforme, et qui fut jugée digne d’être offerte à l’épouse du président de la République, Raymond Poincaré. Les trois têtes désignent les Puissances centrales : Allemagne au centre, entourée de l’Autriche-Hongrie et de l’Empire ottoman. L’ennemi se voit donc assimilé aux puissances infernales, rabattu du côté du démoniaque. Aucun écart entre cette représentation démonologique et le discours de « propagande » qui, par l’écrit ou par l’image (cat. 82), n’a cessé, et ce dès le début de la guerre, d’assimiler l’ennemi au diable. Les atrocités allemandes du début du conflit, en Belgique tout d’abord, en France ensuite, ont permis d’attester une fois pour toutes la réalité de cette vision agonistique d’une lutte entre le Bien et le Mal. Affaiblie ensuite par l’interminable cohabitation induite par la guerre de positions, cette lecture renaît en 1917 grâce aux destructions systématiques qui accompagnent le repli stratégique allemand, destiné à faire face plus efficacement à l’offensive française de printemps. Elle retrouve surtout une vigueur nouvelle à partir de l’été et surtout de l’automne 1918, lorsque les soldats français acquièrent la certitude de la victoire et d’une entrée prochaine en territoire allemand : le contrôle postal, qui saisit alors leurs mots, ne peut que se féliciter d’y déceler une pulsion de vengeance aussi forte4. À ce titre, une habile représentation de Joffre réalisée en mie de pain (cat. 61), puis vêtue d’habits en miniature, est peut-être moins anecdotique qu’il n’y paraît. Le culte des chefs militaires a été répandu ad nauseam au sein de toutes les sociétés en guerre. L’important est ici que celui de Joffre – chef d’étatmajor jusqu’à la fin de la bataille de la Somme en 1916 – ait touché un homme du front, sans doute sculpteur de son métier, qui avec des moyens de fortune a cru bon de réaliser un buste du grand chef. Il n’hésite pas à en faire un portrait très flatté : rien ne transparaît de


l’embonpoint du modèle, tandis que la force du regard bleu est accentuée à dessein. Un tel objet est là pour dire une admiration sincère pour le vainqueur de la Marne en septembre 1914 ; objet quelque peu sacral peut-être, qui suggère que le discrédit croissant des chefs militaires au sein du monde combattant n’épuise peut-être pas toute la gamme des représentations possibles : plus de deux décennies après la fin de la Grande Guerre, comment ne pas se souvenir que dans L’Étrange Défaite5, un observateur aussi lucide et sévère que Marc Bloch donnait encore Joffre en exemple pour mieux stigmatiser l’incompétence et l’absurde comportement des chefs militaires français de mai-juin 1940 ? Les lignes qui précèdent n’ont traité que d’une simple poignée d’objets : quelques-uns seulement, quelques-uns parmi tant d’autres. Car la Grande Guerre fut un temps empli d’objets : objets du combat, bien sûr, à commencer par les armes, les uniformes, les pièces d’équipement. Mais aussi objets fabriqués à distance de la violence de l’avant : aux arrière-fronts, sur le front intérieur, dans les camps de prisonniers, les objets fabriqués constituèrent autant de moyens de faire face au conflit, de lui donner sens, de conserver une identité menacée par la guerre de masse, de rester en lien avec ceux qui combattaient. Sans oublier les objets de hasard, comme ce canon de fusil Lebel (cat. 272), déformé par la chaleur d’une explosion, et devenu une curiosité devant laquelle posent les soldats (cat. 273). Sans oublier non plus les objets d’art, puisque la guerre a produit également un patrimoine artistique immense, que préfigure le poisson torpille (cat. 261) de facture cubo-futuriste créé par Henri Gaudier-Brzeska, avant son départ et sa mort au combat en 1915. Mais on pourrait étendre davantage la notion d’objet de guerre, comme le fait l’archéologue et

HENRI CAMUS CAT. 314 Merci des tas de fois… [Carte postale adressée à Daisy Haviland], 29 août 1916

anthropologue Nicholas Saunders6, qui considère que tout artefact produit par le conflit mérite un tel statut : à ce titre, les champs de bataille de la Grande Guerre, labourés par les obus, striés par les lignes de tranchées et les boyaux de communication, creusés par les abris, ces paysages transformés aussi bien par la main des hommes que par l’explosion de leurs projectiles, mériteraient à leur tour le nom d’objet de guerre. En outre, la vie des objets ne s’est pas arrêtée en 1918 : transmis, utilisés, transformés, exposés, ils ont vécu une vie d’après-guerre qui n’est aujourd’hui pas achevée encore. D’autres ont été créés après le conflit – les monuments aux morts en sont un bel exemple : mais leur usage social, leur sacralité, leur vie même les relient eux aussi à la Grande Guerre. À travers les objets suscités par elle en 1914-1918, puis dans l’après-coup, elle n’est pas terminée.

ANONYME CAT. 328 Bague fabriquée par un blessé sénégalais, [1914-1918] 4. Cabanes, 2004. 5. Bloch, 1990 [1946]. 6. Saunders, 2003 ; Saunders in Audoin-Rouzeau et J.-J. Becker, 2012, p. 283-293.

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Reste à reposer la question qui ouvrait cette contribution : celle de leur usage historien. L’immense majorité des objets de la guerre n’ont pas été réunis par des historiens de métier, ni même par des conservateurs professionnels : ils l’ont été par des collectionneurs (qui ont en retour alimenté les musées de la guerre, aujourd’hui en plein développement). C’est l’objet en lui-même qui les intéressait, dans son originalité, sa rareté, sa valeur marchande peut-être, et non l’usage savant qui pouvait en être fait. C’est ainsi que la plupart des objets de guerre se voient coupés des contextes, des configurations, des intentions qui les ont vus naître. Ils existent en quelque sorte pour eux-mêmes, rendant souvent très difficile, voire impossible, leur utilisation comme source. Ainsi est-il rare qu’un objet de la Grande Guerre soit suffisamment documenté – c’est d’ailleurs le cas de beaucoup de ceux évoqués dans cette contribution –, et qu’il soit ainsi aisément utilisable par l’historien au même titre qu’un document d’archives, par exemple. Trop souvent, les objets ne restent-ils pas une source de « basse intensité7 » ? Mais il n’y a jamais, de toute façon, de source parfaite. Les objets de la Grande Guerre nous apprennent moins qu’ils le pourraient sans doute si les conditions de leur collecte et de leur conservation, dès 1914, puis après 1918, avaient été autres. Pour autant, je reste persuadé qu’ils nous apprennent beaucoup, à condition de diriger vers eux un effort historique qui leur soit adapté, en posant les questions auxquelles

ils sont susceptibles de pouvoir répondre. À tout le moins, ils nous forcent à nous confronter aux matérialités de la Grande Guerre, à n’en pas bâtir une histoire sans elles, dès lors nécessairement tronquée. En outre, une histoire par les objets – par les objets aussi – n’affine-t-elle pas la sensibilité de celui qui s’y adonne ? À notre sens, elle force à regarder de plus près et plus complètement. Elle permet parfois d’apercevoir une autre guerre, généralement peu visible, sous la surface de la Grande Guerre.

E.J.L. CAT. 88 Guillaume II, François-Joseph, Abdul Hamid, 1916

7. Nous empruntons cette suggestive expression à Christophe Prochasson, lors d’un séminaire commun.


Aldo Battaglia

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Le principal écueil pour celui qui se propose de réfléchir au dessin en tant qu’instrument de représentation de la guerre est d’instaurer des barrières entre artistes et amateurs, entre des pièces ayant le statut d’œuvre et d’autres n’ayant que le statut de document : les premières seraient l’affaire des critiques et des historiens de l’art, les secondes serviraient opportunément d’illustrations à l’historien voulant souligner son propos par quelques belles images inédites… Tout dessin est à la fois une œuvre et un document ; en ce sens, tout auteur est un artiste, dans la mesure où il met sa sensibilité et, s’il y a lieu, son talent au service du message qu’il veut exprimer. Indépendamment de son devenir personnel et de la renommée présente ou à venir de ses dessins. Ce qui fait la différence, ce n’est donc pas la profession de l’auteur, mais son statut – témoin ou « récitant » – qui place l’œuvre dans la catégorie du témoignage ou dans celle du récit. Un récit est la narration d’un événement survenu. Il peut être le fait d’un témoin ou d’un autre « récitant » qui le rapporte. Le récitant n’a pas participé à l’événement, il travaille sur des représentations ou des narrations issues d’un stock préexistant, parmi lesquelles il choisit en fonction du discours qu’il souhaite tenir et en fonction des contraintes liées au contexte : en situation de guerre, ces dernières relèvent notamment de la censure, de la propagande patriotique, des éventuelles attentes des commanditaires. Un témoignage est la narration d’un événement auquel l’artiste a assisté ou participé. Ce témoin met en forme son discours en fonction de sa vision personnelle, qui peut être parcellaire et soumise à des contraintes : celles-ci tiennent à ce qui ne peut pas être dit ou entendu, relevant

de l’autocensure, ou de l’indicible ou, au contraire, à la volonté d’embellir et « d’améliorer » les faits dont on a été témoin et acteur. Dissipons un éventuel malentendu : les témoins n’ont pas l’exclusivité de la vérité, tout comme les récitants n’ont pas celle de la contrefaçon. Ce sont deux sources de représentations complémentaires. La narration peut donc prendre la forme d’un récit ou d’un témoignage dont la structure varie en fonction de l’attente sociale, du but de la narration, ou de la personne destinataire du message. TÉMOINS : LES ARTISTES COMBATTANTS Les œuvres ayant statut de témoignage sont principalement le fait de combattants engagés au front, qu’il s’agisse d’artistes professionnels – ou d’amateurs, dont les œuvres ne sont pas nécessairement destinées à la diffusion. Ce qui caractérise ces témoins-là est le fait qu’ils n’ont pas choisi de se trouver au front, qu’ils ne maîtrisent en aucune façon leur emploi du temps. Leurs œuvres sont produites dans l’urgence, au contact de la réalité et des contingences de la guerre, avec un minimum de matériel pouvant leur permettre de dessiner. Leurs dessins se présentent souvent sous forme de croquis exécutés avec des techniques minimalistes sur des supports de petite taille : carnets de notes, cahiers à dessins, feuilles de papier de récupération… Les dessins de taille plus importante étaient probablement réalisés au cantonnement à l’arrière, avec des techniques plus élaborées, comme le faisait le téléphoniste Étienne Krier, parti au front avec sa palette de voyage, ses couleurs et ses pinceaux, qui peignait à l’huile sur des planchettes en bois de récupération, notamment des couvercles de boîtes à cigares.

Boîte à couleurs-palette d’Étienne Auguste Krier comprenant deux couvercles de boîtes à tabac servant de support à ses peintures, [1914-1918] CAT. 130


RÉCITANTS : LES ARTISTES MISSIONNÉS ET LES ARTISTES DE L’ARRIÈRE Pour simplifier, on peut dire que le statut d’artiste envoyé en mission est comparable à celui de correspondant de presse aux armées. Il concerne un nombre limité d’artistes, tous volontaires pour partir en mission, dûment accrédités par le musée de l’Armée d’abord, puis par le sous-secrétariat d’État des Beaux-Arts, qui avaient avec l’accord du Grand Quartier général l’autorisation de circuler et de travailler dans la zone des armées1. Il s’agit là d’artistes d’âge mûr, le plus souvent établis (et plus rarement d’avant-garde), mobilisés dans la réserve territoriale ou dans les services auxiliaires, c’est-à-dire ayant entre quarante et quarante-neuf ans, les plus jeunes étant considérés comme combattants. Par la force des choses, ces artistes installés, susceptibles de participer aux missions, n’avaient pas de quoi heurter les sensibilités artistiques établies, ni le consensus patriotique en faveur de la guerre. Ils étaient le canal par lequel on donnait à voir la guerre au public : ils participaient à l’élaboration de son récit. Leurs dessins sont des œuvres destinées à être retravaillées en atelier, dans un confort relatif il est vrai, car les artistes envoyés en mission étaient soumis à l’obligation d’exposer leurs travaux dans des délais relativement brefs2. LES ŒUVRES ET LEUR PUBLIC Considérons les techniques utilisées – crayon, plume, lavis, aquarelle, gouache – et la taille même de

l’œuvre qui révèlent le temps et le soin que l’auteur a pu y consacrer. À ces éléments s’ajoutent les conditions de réalisation : dans un carnet, dans la précarité d’un abri plus ou moins éloigné de la première ligne ou dans le confort d’un atelier. Il apparaît clairement que les travaux des artistes missionnés présentent des techniques plus élaborées et une taille plus importante que ceux des artistes combattants : c’est le cas par exemple de Charles Duvent, en mission en Champagne fin 1915début 1916, qui dessine le quartier des manufactures à Reims en utilisant gouache, blanc de plomb et aquarelle pour un dessin de 63 × 51 cm (cat. 87 et ill. p. 38), alors qu’à peu près à la même époque le brancardier Fernand Léger dessinait au crayon mine graphite ou à la plume sur du papier mesurant quelque 18 × 13 cm (cat. 342). Si le rendu visuel est inévitablement moins spectaculaire dans le cas de Léger que dans celui de Duvent, c’est aussi que les deux artistes ne s’adressent pas au même public. Les œuvres des artistes missionnés étaient destinées au grand public, en d’autres termes à être exposées, publiées et vendues. L’État, organisateur et commanditaire, se portait acquéreur de certaines d’entre elles. Bien entendu, il y eut aussi des expositions d’artistes combattants, relevant plutôt de l’initiative de grandes associations d’entraide ou patriotiques, au bénéfice d’œuvres d’assistance diverses, ou des auteurs eux-mêmes. Les artistes combattants d’avantgarde purent écouler leurs œuvres dans le circuit plus discret des galeries drainant un public averti. Ce fut le cas d’Ossip Zadkine, qui exposa ses dessins de guerre,

ÉTIENNE AUGUSTE KRIER CAT. 247 [Les masques à gaz], [1915-1918]

1. Cf. Lacaille, 2000 ; Robichon, 2000 2. Cf. dans le présent catalogue, les articles de Sylvie Le RayBurimi, Jenny Wood et Thomas Weissbrich.

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dès 1918, à la galerie Chappée, dessins qui furent acquis en 1921 par la Bibliothèque-Musée de la guerre (aujourd’hui BDIC). MONTRER L’ASSAUT ET LA MORT HÉROÏQUE Ce sont des thèmes appartenant au registre de la propagande, très prisés, notamment par les artistes de l’arrière, alors qu’il semble que les artistes missionnés se situent déjà plutôt en retrait par rapport à cette production. Ces thématiques furent traitées aussi par des combattants, sans toutefois abonder dans l’emphase patriotique et guerrière : à croire qu’ils avaient fini par savoir reconnaître du « bourrage de crâne » lorsqu’ils le rencontraient. Dans un contexte tel que celui de la Grande Guerre, caractérisée par la disparition du combat en terrain ouvert et par la mort donnée et reçue de façon anonyme, il reste cependant souhaitable de continuer à alimenter l’esprit public en récits d’actes héroïques et d’autres comportements exemplaires. C’est une entreprise patriotique dont s’acquittent maints artistes de l’arrière non mobilisés, d’âge avancé, réformés ou à l’abri du service en première ligne. Ceux-ci participent pleinement à la production du récit de la guerre, souvent dans un style abondamment épique ou cocardier, tourné vers la production de propagande. On en trouve un exemple dans l’œuvre de Louis DenisValvérane, Nos héroïques Turcos, qui montre un épisode de la bataille de la Marne en septembre 1914 (cat. 38 et 39). Le thème de l’assaut, jadis figure obligée de la représentation guerrière, continue à fasciner le public, mais ne se prête plus à la réalisation de dessins pris sur le vif, fussent-ils des plus rudimentaires. Les dessins représentant des assauts sont forcément réalisés a posteriori : on voit mal un dessinateur, missionné ou combattant, croquer ce qui se passe pendant une

attaque, à plus forte raison lorsqu’il faut qu’il participe lui-même à l’action… Les scènes liées à l’attaque peuvent se décomposer en trois temps : l’attente, l’attaque ellemême, et son résultat, la mort. Sur le temps de l’attente on peut citer le dessin réalisé en 1915 par André Devambez, envoyé de L’Illustration en 1914, puis volontaire en 1915 dans une section de camouflage, qui représente les tranchées françaises vues à vol d’oiseau remplies de fantassins prêts à l’assaut (cat. 176 et ill. p. 78), et le dessin de Fernand Léger intitulé Verdun 12-16, qui croque la résignation des fantassins attendant le moment de l’attaque dans leur abri-caverne du ravin du Bazile sous Douaumont en décembre 1916 (cat. 340). Une remarquable série de dessins d‘Henri Camus, jeune artiste amateur, montre l’attaque telle qu’elle est vécue par les combattants, notamment le dessin Départ d’un coup de main. Grenadiers de mon escouade (la trouille aux fesses), dont le titre complet mérite d’être mentionné. Le contraste est très intéressant avec la vision de Georges Scott, en mission pour le musée de l’Armée, qui présente un combat corps à corps idéalisé, dans un dessin de 1915. C’est par ailleurs ce type de représentation, sur le mode intrépide et héroïsant, qui avait la faveur de la critique et du public. Georges Scott, artiste à la production très abondante, était à la fois artiste en mission et correspondant de presse pour l’hebdomadaire L’Illustration. La mort : troisième temps de l’attaque. Après les premières semaines d’euphorie, il fallut bien se résigner à la réalité de cette guerre au cours de laquelle on mourait copieusement. Dans le contexte du début de la guerre un mort ennemi était un pas vers la victoire, un mort français ou allié était un héros auquel on rendait hommage. Mais la machine ne tarda pas

HENRI CAMUS CAT. 223 Départ d’un coup de main. Grenadiers de mon escouade (la trouille aux fesses), [1916-1917]


à s’enrayer : la mort domine de sa routine abjecte les dessins réalisés au front, aussi bien dans le registre empathique que dans celui plus froidement descriptif. Banalisée, la représentation du mort anonyme, élément du décor, devient un moyen de conjurer le mauvais sort ou d’exorciser ses propres peurs, qui peuvent ressurgir et s’exprimer même des dizaines d’années après les événements, comme le montre la série de dessins au feutre réalisée au début des années 1970 par André Masson, intitulée Anatomie de la peur. Ainsi Karl Lotze, combattant allemand et peintre animalier dans le civil, réalise, en juillet 1915, un Croquis de mémoire représentant deux cadavres allemands et portant dans la marge la remarque : « Nous devions passer par ce chemin matin et soir pour aller chercher la nourriture pour les tranchées », ou encore, en juin 1915, un dessin représentant un cadavre sur une table de dissection, intitulé Après l’autopsie dans la salle mortuaire. Le sujet de la mort donne lieu à des représentations qui tendent à devenir conventionnelles, comme celle du cadavre accroché aux barbelés, que l’on trouve traitée de façon presque identique par Pietro Morando sur le front italien dans L’accroché. San Michele del Carso, 1916 et par Henri Camus qui réalise Le Tirailleur pris dans les barbelés (dessiné par un créneau). En Champagne, de 1917. Ce n’est pas un hasard si dans l’argot des soldats du front les barbelés avaient été désignés par le terme de « séchoirs », par référence aux séchoirs à viande. JOURNÉES DE GUERRE : LE DESSIN DOCUMENTAIRE Le but des missions de peintres était de réunir une documentation rigoureuse qui puisse servir à l’histoire de la guerre. Il en va de même pour les documents produits par les combattants

GEORGES SCOTT CAT. 212 Scène de combat dans une tranchée, 1915

eux-mêmes dont le but était de garder un souvenir de la guerre, pour eux, pour leurs proches, ou pour alimenter leurs œuvres à venir. Le dessin documentaire embrasse tous les aspects de la vie au front, tout ce qui est accessible à la représentation. Depuis les armes, prêtes à servir, en action ou hors d’état, jusqu’à la vie de tranchée : l’attente, le guet, les patrouilles, les paysages de la guerre, les sites et les ruines. À propos des armes, il y a bien une fascination certaine envers la mitrailleuse, cette machine que le corps du soldat prolonge, comme celle dessinée par André Fraye dans une aquarelle de 1918 représentant une « Mitrailleuse contre avions » avec son servant (cat. 241) ou celle d’Henri Gaudier-Brzeska avec sa Mitrailleuse en action, dans un dessin au fusain de février 1915. On trouve la même forme de fascination dans la représentation de l’explosion, une des figures

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de style récurrentes dans les dessins du front et de l’arrière. À l’opposé du photographe qui peut réaliser la prise de vue d’une explosion en coordonnant la mise à feu avec le déclenchement de l’appareil, voire après un certain nombre de tentatives au hasard, il suffit au dessinateur d’en avoir vu un certain nombre, et pas nécessairement en zone des armées, pour restituer le comportement et les effets d’une explosion. Il est saisissant de constater la ressemblance entre deux dessins : Effet d’un obus dans la nuit ou La Brèche de Georges Scott et Attelage dans une explosion d’obus du combattant allemand Karl Lotze, à une seule différence près : Scott représente un coup qui atteint une unité ennemie, et Lotze (cat. 270) illustre un coup porté à un attelage allemand… L’explosion est souvent un exercice de style destiné à rendre l’aspect esthétique, spectaculaire, d’un phénomène qui a aussi son versant meurtrier : le bombardement. On trouvera peu de fascination technique dans le dessin au crayon et fusain de Pietro Morando intitulé San Michele « jour de bombardement », de 1916, l’artiste y exprime avec simplicité l’état de stupeur et de prostration du combattant soumis à l’action incessante de l’artillerie, tête rentrée dans les épaules et se bouchant les oreilles avec les mains. Les artistes d’avant-garde sont particulièrement stimulés par les questions liées au camouflage, une problématique nouvelle, née du basculement de la guerre dans la modernité : il ne fallait plus être vu, il fallait se fondre dans l’environnement pour éviter de se trouver à la portée d’armes ayant gagné en cadence de tir et en efficacité. On habille les hommes d’uniformes plus discrets et on s’emploie à rendre moins repérables les matériaux par le camouflage. C’est le travail d’artistes comme André Mare, décorateur et peintre engagé à la section de camouflage, dont on peut voir

une aquarelle représentant un canon camouflé de 280 (cat. 257). Les activités militaires courantes dans le cadre de la guerre de tranchées sont documentées à la fois par les artistes combattants et par les artistes en mission. À la nuance près que l’artiste combattant, lorsqu’il dessine pour soi-même ou pour ses proches, a la liberté de rendre compte par le dessin de choses qui ne se racontent pas : c’est ce que fait André Marty, dans un petit croquis au crayon intitulé Entre les tranchées, “Fraternisation”, 1 déc., représentant deux soldats allemands, reconnaissables à leurs casques à pointe, conversant avec deux soldats français. Plus que de la trahison ou de l’intelligence avec l’ennemi, on est ici face à une tentative de réduire temporairement le niveau de violence, qui ne peut rester que timide et modeste. Entamer des échanges avec les « voisins d’en face » (cat. 106 et ill. p. 107) permet de se réhumaniser, soi-même et son ennemi, en échangeant du pain ou des cigarettes, plus rarement des propos séditieux, en sachant que la guerre peut à tout moment reprendre ses droits. En ce qui concerne l’aspect documentaire au sens strict on peut citer James McBey, artiste britannique envoyé en mission comme peintre militaire auprès du corps expéditionnaire en Égypte, dont on peut voir un Poste d’écoute dans le désert : lanciers indiens (cat. 206 et ill. p. 54), dessin à la plume et aquarelle réalisé en juillet 1917. Du côté français on doit à Maurice Mahut, missionné en mars-avril 1915, un dessin (cat. 112) montrant deux soldats allemands casqués et masqués, qui a une indéniable valeur documentaire. Tel n’est probablement pas le premier effet recherché par Otto Dix lorsqu’il dessine au crayon noir sur papier beige Soldats avançant dans la nuit, vers 1915, qui montre l’avancée pénible d’une patrouille au milieu des barbelés (cat. 209). Un dessin comparable,

KARL LOTZE CAT. 129 Granatsplitter Verwundung auf der Brust, 1915 [Blessure par éclats de grenade à la poitrine] KARL LOTZE CAT. 338 Erinnerungskizze. Diesen weg mussten wir gehen, morgens u. abends beim Essenholen in die Schützengraben, 1915 [Croquis de mémoire. Nous devions traverser ce chemin matin et soir pour aller chercher la nourriture pour les tranchées]

ANDRÉ MASSON CAT. 402 Nettoyeur de tranchées, 16 avril 1917, 1971


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PIETRO MORANDO CAT. 296 L’Appeso. San Michele, 1916 [L’accroché. San Michele] PIETRO MORANDO CAT. 266 San Michele « giornata di bombardamento », s.d. [San Michele « jour de bombardement »]

HENRI CAMUS CAT. 298 Le Tirailleur pris dans les barbelés (dessiné par un créneau). Champagne, [1917]


mais qui aurait pu être réalisé du côté opposé du parapet, est le lavis à l’encre de Jean Galtier-Boissière représentant Les Guetteurs de nuit (cat. 167). À la limite entre le mode documentaire et l’anecdotique, il faut citer les sujets concernant les aspects pittoresques de la vie militaire. On y représente de nombreuses scènes de la vie quotidienne : des portraits de copains, les activités du cantonnement, des dessins destinés aux journaux de tranchée montrant le bon moral et la tenue des troupes. Toutes sortes de dérivatifs aux conditions de vie sous-humaines du front. C’est le cas du cahier à dessins de Pierre Baudry, contenant des croquis et des dessins préparatoires pour le journal de tranchée Le Gafouilleur, dont Baudry, brigadier au 12e régiment de cuirassiers, était le dessinateur et qui parut entre avril 1916 et le 1er juin 1918 : au bout de quarante-huit numéros sa parution fut interrompue, suite à la mort de Pierre Baudry le 29 mai 1918. Le dessin documentaire se consacre aussi à la représentation de sites et de ruines, ce qui est loin d’être une nouveauté. C’est un sujet fort ancien, mais dans le cas présent le romantisme des ruines sert à documenter les destructions de la guerre, d’abord en ce qui concerne les villes mais désormais aussi, ce qui est nouveau, en ce qui concerne les milieux naturels. À côté du travail des photographes, ces représentations allaient servir, une fois la guerre terminée, à souligner la justesse des réparations à réclamer à l’Allemagne. Le dessin de Félix Vallotton représentant un pan de mur pris à Souain, le 14 juin 1917, et portant au dos les indications pour la mise en couleurs peut se rattacher à ce motif, à moins qu’il ne fasse partie des travaux dont on peut voir

HENRI GAUDIER-BRZESKA CAT. 237 Mitrailleuse en action, février 1915

un aboutissement dans une œuvre comme l’Église de Souain en silhouette, 1917. Mais la représentation des destructions du patrimoine culturel trouve aussi une utilisation immédiate dans le domaine de la propagande. On a eu du mal à trouver mieux pour stigmatiser la barbarie de l’ennemi allemand que les images montrant la destruction de la cathédrale de Reims en septembre 1914, thème que la propagande française exploita jusqu’après la fin de la guerre (cat. 84a et b, 373). Quel qu’ait été le statut de l’artiste, personne n’y est allé avec désinvolture : tous, volontaires en mission ou appelés du contingent, étaient certains de l’unicité et de la « grandeur » de cette guerre bouleversant les pratiques traditionnelles et les modes de sa représentation artistique. Les peintures d’histoire et les peintures de batailles devenaient impraticables, impossibles et inopérantes. Mais du fait de la présence au front de millions de conscrits, auxquels l’instruction publique avait essayé, parfois avec succès, d’inculquer les rudiments du dessin, aucune guerre n’aura auparavant été autant dessinée ou peinte par ceux qui la faisaient. Les peintres et les dessinateurs ont illustré ce conflit, son déroulement et ses conséquences jusque dans les moindres détails et dans tous les registres, de la mort héroïque aux scènes comiques, le tout dans une éloquence assourdissante.

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GEORGES SCOTT CAT. 271 Effet d’un obus dans la nuit ou La Brèche, avril 1915, 1915

ANDRÉ ÉDOUARD MARTY CAT. 107 Entre les tranchées, “Fraternisation”, 1 décembre 1914

PIERRE BAUDRY CAT. 249 Croquis et dessins préparatoires pour le journal de tranchée Le Gafouilleur, 1917

FÉLIX VALLOTTON CAT. 147 Souain, 14 juin 1917






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La photogravure a été réalisée par Quat’Coul, Toulouse. Cet ouvrage a été achevé d’imprimer sur les presses de Rebus (Italie) en septembre 2014.



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