UN CHEVAL PEUT-IL RÉELLEMENT REMPLACER UN CAMION POUBELLE? La Gestion des Déchets, entre tradition et modernité Lucia Fernandez (auteur) Cyrille Harpet (tuteur)
Mémoire Master Éthique et Développement Durable Faculté de Philosophie Lyon 3 2010-2011
I.
RESUME L’augmentation
des
quantités
de
déchets
produits
dans
les
agglomérations urbaines du monde entier, se présente comme un défi au niveau de la gestion urbaine. La technique se développe de façon à pouvoir donner des réponses, offrant des solutions présentées comme «magiques» pour faire disparaître tous les déchets de la ville au plus vite. Des camions de collecte chaque fois plus sophistiqués, des dispositifs de bac à ordures de plus en plus chers, des traitement d' effacement chimique aussi complexes que la pyrolyse, l'incinération et plus récemment, la transformation énergétique à partir du brûlage des déchets, font tous partie du dispositif actuel de gestion des déchets. Pourtant, il existe d’autres modèles issus des techniques plus anciennes, traditionnelles, et moins développées technologiquement. C’est le cas des exemples trouvés dans les pays du Sud, où une grande partie de la collecte est faite par des « humains à pied » et la récupération des déchets est réalisée à travers le recyclage spontané. De plus, les traitements modernes de « disparition » coûtent bien trop cher à l’administration publique pour qu’elle puisse les payer. La situation particulière dans les deux hémisphères, Sud et Nord, présente elle aussi d’autres défis en matière de gestion des déchets urbains. Le transfert de connaissances techno-scientifiques s’est fait, la plupart des cas, en direction nord-sud. Dans notre monde globalisé, ce sont les grandes entreprises de traitement de déchets qui peuvent aller offrir leurs services aux pays dits «en développement», comme le font aussi les consultants experts en la matière. Cependant, ils ne connaissent en général que la portion de réalité socio-économique correspondant à leur lieu d’origine. Nous voyons dans la gestion des déchets un miroir de nos sociétés et leurs modèles de développement à deux vitesses: pendant que les uns déroulent des technologies coûteuses pour les différents traitements, les autres hébergent quantités considérables d’acteurs s’occupant traditionnellement et de manière spontanée (artisanale) de la récupération des déchets.
Cette courte présentation soulève de nombreuses questions : quelle est la pensé et la logique de ces deux systèmes technologiques très différents? Comment la composante historique dans le progrès technologique opère dans ces deux cas? Est-ce que le développement durable pourrait devenir un paradigme intégrateur de ces dispositifs technologiques plus adaptés aux réalités locales et non au développement économique? Ce mémoire se positionne donc au cœur du débat actuel du développement durable, à travers le devenir des dispositifs techniques dans la gestion des déchets. Nous allons centrer l’analyse autour de l'impact des stratégies techniques sur les acteurs du recyclage spontané des déchets qui précédaient aux technologies modernes. Notre analyse se focalisera sur trois exemples de villes différentes dans trois moments particuliers, pour mieux comprendre comment le développement se déploie-t-il et quelles effets a-t-il eu dans ces secteurs traditionnels, réticents aux nouveaux mécanismes imposés.
SOMMAIRE I. RESUME
2
II. INTRODUCTION
5
III. DEVELOPPEMENT
7
III.A. Enjeux de la gestion des déchets : du secteur in formel aux dispositifs techniques III.A.1. Le phénomène des déchets et sa disparition dans la ville 7 III.A.2. Les déchets humains et ses techniques traditionnels III.A.3. Reconceptualisation de la notion d’informalité
9 12
III.A.4. Dispositifs et stratégies de développement autour des déchets dans les villes du Sud.
14
III.A.5. De la notion du dispositif technologique et son action envers les déchets
16
III.A.6. Plusieurs problématiques à partir d’une supposée modernisa tion 18 III.B. Illustration à travers trois coupes spatio-tem porelles III.B.1. Première coupe spatio-temporelle: Montevideo aujour d'hui et présentation de ses systèmes simultanés de ges ion des déchets 21 III.B.2. Deuxième temporalité: Paris vers la fin du XIX siècle et l'invention de la poubelle comme dispositif. 25 III.B.3. Retournement temporel : la ville de Pont Sainte Marie au début du XXI et la ré-invention du cheval comme dispositif de collecte 29 IV. CONCLUSION Le développement durable comme une démarche d'avenir ou comme une réconciliation avec notre histoire? 32 V. BIBLIOGRAPHIE
35
VI. ANNEXES
37
II.
INTRODUCTION Ce mémoire est divisé en deux parties centrales: une première
conceptuelle et analytique, et une deuxième historique illustrant différents exemples de dispositifs de gestion des déchets. La conclusion analyse ces exemples à travers une réflexion sur la nécessité d'un développement durable. Dans la première partie du mémoire, nous abordons les questions liées aux résidus en tant que notion philosophique. Nous allons essayer de comprendre celui-ci comme quelque chose qui est rejeté, qui a été conduit à la périphérie par ceux qui n'en ont plus besoin. Dans ce contexte, nous analyserons les principaux acteurs impliqués dans la dynamique de gestion des déchets avec un accent particulier sur les ramasseurs des résidus recyclables. Ensuite, nous allons décrire l'opération du soi-disant système informel, pour mettre en évidence le potentiel de l'acteur clé, le ramasseur de résidus. En soulignant ses valeurs positives, nous invitons à penser son rôle d'une autre manière, générant d'autres concepts pour mieux comprendre cette réalité complexe derrière les déchets dans nos villes. Pour mieux saisir les enjeux de ce mémoire et la compréhension du secteur des ramasseurs dans le cadre de la gestion des déchets, nous allons reformuler dans la troisième sous-partie du premier chapitre, la notion d'informalité basée sur des concepts tels que celui de puissance (Spinoza), d'autopoïèse (Maturana) et de spontanéité (Leibniz). L'autre facteur que nous utilisons comme modèle d'analyse est le développement économique et culturel et son impact sur le traitement et la prise de décision dans la gestion des déchets. La quatrième partie essaye donc de comprendre comment et pourquoi le système fonctionne d'une certaine manière au sud et d'une autre au le nord, pour introduire la notion de dispositif dans la section suivante. Nous allons voir en plus de l'origine du terme, sa relation avec les modes de fonctionnement dans les modèles de développement afin de décanter les domaines d'action dans la gestion des déchets.
Pour terminer ce premier sous-chapitre, nous temporaliserons les concepts traités, pour les comprendre par rapport à la modernisation des dispositifs de traitement des déchets. Nous essaierons de trouver quelle est l’essence derrière les dispositifs de modernisation à travers trois moments et trois villes particulières. La partie centrale de ce mémoire, traite de situations géographi quement
et
temporellement
distinctes
que
nous
appellerons
des
« coupes » dans l'espace et le temps. La première coupe concerne la ville de Montevideo, capitale de l'Uruguay. Les effets et les dynamiques entre la réalité existante en termes de dynamique du recyclage spontanée, et les modèles importés seront analysés à partir du cadre développé dans la première partie. Nous examinerons en particulier les dispositifs technolo giques installés dans la ville pour la collecte des ordures ces dernières années et l'impact qu'il a eu à sur les ramasseurs. Dans la deuxième coupe, nous allons voir comment le même modèle de développement fonctionnait dans la ville de Paris, 140 ans avant l'actuel Montevideo. De la même façon, l'arrêt du préfet Poubelle a eu un impact sur les ramasseurs/chiffonniers de la ville. Le choix d'une petite ville française comme dernier de nos exemples analysé, nous permettra de poser la question d'une conception différente des dispositifs de traitement, pour penser et agir en conséquence. Si le mouvement actuel est de calquer des pratiques depuis le Nord vers le Sud, inverser cette tendance permettrait de réinventé et appliqué des nouvelles façons de construire nos villes en s'inspirant des modèles traditionnels des pays les plus pauvres. Nous conclurons sur le développement durable, repensé en tant que ré-investissement des méthodes traditionnels respectueuses des situations des pays du Sud.
III.
DEVELOPPEMENT
III.A. Enjeux de la gestion des déchets : du secteur informel aux dispositifs techniques III.A.1. Le phénomène des déchets et sa disparition dans la ville « Le terme de « déchets, dérive sans doute de "déchoir" ("déchiets" au XV e siècle), parce que, au cours du travail de fabrication, lors- qu'on coupe une étoffe ou scie une planche, tombent des lambeaux de tissu (appelés justement des "chutes ") ou des copeaux de bois».
François Dagognet 1 La notion de déchets se réfère à quelque chose qui «tombe dans un état inférieur», dans une situation moins avantageuse, ou bien se dévie de son destin prédéterminé. Dans l'origine du mot, son origine était celle liée à la production des objets. Aujourd'hui la consommation excessive transforme les objets en déchets à très court terme, des objets neufs qui deviennent vite non utilisables ou non utilisés car délaissés. Notre société de consommation est basée sur le déchet puisque pour consommer, il faut jeter. Et lorsque les modalités de production deviennent des moyens de fabrication de biens rapidement et facilement jetables, une montagne de déchets encombre chaque jour un peu plus les sociétés urbaines. La planète doit gérer environ 2 milliards de tonnes annuelles de résidus ménagers, pour une population équivalente à 6.5 milliards d’humains 2. Cette production connaît une croissance annuelle de 3% depuis les dernières décennies 3. Non seulement la population augmente vite et consomme plus, mais en plus les produits industriels, souvent « sur-emballés », ont une durée de vie moyenne qui diminue. Pour faire vivre une ville de la meilleure façon possible, les déchets deviennent de nouveaux défis en termes de ressources à gérer, tout Des détritus, des déchets, de l'abject, une philosophie écologique, éd. Le Plessin Robinson, 1997,p.62. 2 UN HABITAT, Solid Waste Management in the World Cities, éd. Earthscan, UK, 2010. p.13. 3 Id., ibid. 1
comme l'étaient l'approvisionnement en eau et leur traitement depuis les premières cités. La gestion des déchets actuellement concerne les activités de collecte, de transport, de traitement, de réutilisation ou bien d'élimination des déchets, afin de réduire leurs effets sur la santé humaine, l'environnement, l'esthétique ou l'agrément local.
Toutes les
méthodes sont bonnes pour éliminer les déchets de la vue des habitants: cacher, incinérer, enfouir... Le déchets sont vus comme un vrai problème à résoudre, c'est-à-dire, quelque chose qu'il faudrait éliminer. Selon le type de ville et le budget disponible pour développer ces activités, elle choisira parmi les plus pertinentes et possibles de toutes ces tâches. Ainsi, dans les pays dit « sous-développés » ou en « voie de développement », les budgets municipaux sont assez restreints, et les options les plus fréquentes sont la collecte, le transport et « l'élimination » des déchets. Si le système ne fonctionne pas du fait d’un manque de compétences et d’équipements, il devient un vrai problème politique pour les élus de la ville, attaqués en permanence par la presse locale clamant que «la ville est sale, la ville est impropre». Pourtant d’après la pensée de Harpet4, ce n’est pas vraiment le déchet qui entre en scène, ce sont les procédures et les stratégies de son éviction, de son évacuation, de son traitement qui relèvent de véritables mises en scène. Ainsi, selon l’auteur, il s’agit plus de redéfinir un contexte, de s’entourer d’une panoplie d’engins, de techniques et de mobiliser un personnel qualifié doté des attributs visibles qui donnent à voir, qui retiennent l’attention. Il y a donc un travail réel des « surfaces », mais le déchet pris pour lui-même demeure «en reste»5. Ce sont les travaux en surface qui permettent de se débarrasser du déchet urbain, tout en suivant une logique hygiéniste et esthétique depuis des siècles. Puis il n’y a pas eu encore redéfinition du déchet, il y a eu seulement une re-qualification de ceux qui s’en chargent et des espaces qu’il occupe inéluctablement6. Le savoir-faire en matière de gestion des déchets demeure 4
Harpet Cyrille, Du déchet: Philosophie des immondices : corps, ville, industrie, éd. L’Harmattan, Paris, 1999. 5 Id., op.cit., p.346. 6 Id., ibid.
centralisé et concentré : tous les résidus des villes du Sud, recyclables ou non, sont déposés dans un site de décharge contrôlé, et très peu de pays dit «en voie de développement» arrivent à investir ou adapter leur système à des contraintes écologiques liées à la récupération ou au recyclage de ces déchets.
La configuration de la ville en matière de gestion des déchets
s'établit ainsi à travers ces différentes stratégies technologiques, et c’est bien donc cette centralisation, plus précisément ce centrisme qui renvoie toute structure régionale ou périphérique
à l'accessoire, à l’excroissance
susceptible d’être extirpée7. De ce fait, le processus d’exclusion du déchet de la ville, trouve son imbrication avec les personnes qui sont en charge notamment dans les pays non développés, de son traitement. Leur mode d’action (collecte, tri, disposition finale) opère dans la plupart des cas de façon dispersée, décentralisée8, et évidement de manière différente aux volontés de l’institution publique. Ils sont connus comme des ramasseurs de résidus, et ils font partie des êtres « naufragés du développement » selon Latouche9 ou bien des « êtres redondants » selon Bauman10. Nous allons voir par la suite comment ce secteur fonctionne dans la ville autour d’une autre gestion des déchets, pour après comprendre comment les dispositifs techniques de modernisation agissent sur ceux-ci. III.A.2.
Les
« déchets
humains »
et
ses
techniques
traditionnelles « L'économie mondiale a exclu des campagnes des millions et des millions de personnes, elle a détruit leur mode de vie ancestrale, supprimé leurs moyens de subsistance, pour les jeter et les agglutiner dans les bidonvilles et les banlieues du tiers-monde (...) Ces laissés-pour-compte, condamnés dans la logique dominante à disparaître, n’ont d’autre choix pour survivre que de s’organiser selon une autre logique. Ils doivent inventer, et certains au moins inventent effectivement un autre 7
Harpet, op.cit., p.318. Voir annexe 1, carte de la ville de Montevideo élaborée pour la Mémoire d’Architecture sur les Dynamiques du Recyclage Spontané (Fernandez, 2010). 9 Serge Latouche, Survivre au développement, éd Mille et une nuits, 2004, p.107. 10 Bauman Zigmunt, Vies Perdues: la modernité et ses exclus, éd.Rivages poche, Paris, 2004, p.28. 8
système, une autre vie. On a repéré cette alternative sur le nom d’économie informelle. Toutefois, dans l’informel qui nous intéresse ici, on n’est pas dans une économie, même autre, on est dans une autre société».
Serge Latouche11 Il existe autour de la gestion de déchets un tout autre système, qui fonctionne bien selon Latouche comme une autre société, et qui est connu dans notre cas d’étude sur les résidus, comme le «secteur informel de la gestion des déchets». Ce secteur est composé de ramasseurs, trieurs, et vendeurs qui recyclent tous les déchets récupérables que l’institution publique des pays du Sud n’est pas en mesure d’intégrer dans une gestion officielle. Dans la plupart des cas, ces personnes ne sont pas payées pour leur service de collecte ou de récupération mais elles trouvent leur rémunération dans les échanges économiques du libre marché des produits recyclables. Ainsi, leur activité appartient au registre privé, celle du profit individuel, qui pourtant produit lui même des répercussions dans la sphère publique: collecte de résidus et recyclage, réduction des déchets enterrés, réduction du recours aux matières vierges à partir du recyclage des résidus récupérables, diminution des gaz à effet de serre par la réduction dans la production du méthane. Il s’agit avant tout, en suivant la pensée de Latouche, des façons dont les « naufragés du développement » produisent et reproduisent leur vie, hors du champ officiel, par des stratégies relationnelles. Ces stratégies incorporent toutes sortes d’activités « économiques », mais ces activités ne son pas (ou faiblement) professionnalisées. Les expédients, les bricolages, la débrouille de chacun s’inscrivent dans des réseaux (...) Au fond, ces stratégies fondées sur un jeu subtil de tiroirs sociaux et économiques sont comparables aux stratégies ménagères (...) mais transposées dans une société où les membres de la famille élargie se compteraient par centaines12. Ces activités de récupération procèdent de pratiques nettement artisanales, par recours à des techniques anciennes et traditionnelles comme la collecte à pied ou à cheval, ou bien les méthodes de séparation 11
Id., op.cit., p.107.
12
Latouche, op.cit., p.107 et p.108.
à la main pour faire le tri sélectif. Ces pratiques sont parfois directement reprises d’un mode de vie rural. Il n’y a pas de tapis roulants ou d'absorption magnétique des métaux, ni de camions de collecte « télédirigés ». D’après UNHABITAT, le secteur informel traite (collecte et récupère) une grande proportion des déchets même avec l’utilisation des techniques traditionnelles. Dans certain cas le taux de recyclage est plus élevé que celui des infrastructures existantes dans les villes riches européennes. Pendant que Rotterdam récupère 30% de ses déchets ménagers, le Caire en récupère 66% grâce au travail mené par les Zabaleens, ramasseurs du Caire13. L’impact du secteur dit informel n’est pas négligeable dans les villes où les indices de pauvreté sont en augmentation depuis des décennies. Ce système est dit « informel », du fait de son fonctionnement sporadique (dispersé et décentralisé dans la ville), où chaque individu effectue son propre trajet de collecte dans les quartiers et zones riches de la ville. Nous prenons conscience de l’intégralité de ce système où chacun ramène des matériaux à trier chez lui, pour les vendre auprès d’intermédiaires dans la chaîne du recyclage, et de la nécessité d’intégration de ce fonctionnement à l'échelle de la ville. L’étonnante incidence du système informel présage ainsi un scénario favorable quant à l'implantation des politiques urbaines, qui intègrent ce système comme une évidente ressource efficace en matière de récupération, recyclage et réduction de la dépense publique. Ces ramasseurs économisent aux municipalités des pays du Sud environ 20 % de leurs dépenses en matière de collecte et dépôt final.14 Pourtant, pourrions-nous l’appeler « système informel », alors qu’en fait il n’existe pas d’activités significative en matière de recyclage du côté de « la formalité » au sens des institutions? Latouche choisit le terme de « vernaculaire » pour se référer à cet autre système qui ne rentre pas dans un paradigme dit « developementaliste ». D’autre part, nous chercherons ici à 13 14
UN HABITAT, op.cit., p.130. UN HABITAT, op.cit., p.38.
requestionner et proposer une conceptualisation des protagonistes du « système informel » pour arriver à construire une autre terminologie, d’autres concepts qui nous permettront de mieux comprendre et de mieux saisir son ontologie. III.A.3. Reconceptualitation de la notion d’informalité 15 « L’autopoïese désigne le processus par lequel un système définit son état futur à partir des limitations précédentes. Un système auto-poïétique est un système organisé comme un réseau de processus de production de composants qui, par leurs transformations et leurs interactions, régénèrent continuellement le réseau qui les a produits, et constituent le système en tant que unité concrète dans l'espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau».
Humberto Maturana et Francesco Varela 16 Le terme autopoïèse vient du grec auto (soi-même), et poïèsis (production, création) et a été développé récemment par les biologistes chiliens Maturana et Varela. C’est un phénomène qui se caractérise par la propriété d'un système à se produire lui-même (et à se maintenir, à se définir lui-même). Ce concept réfère aussi a la poïètique d'Aristote relative aux potentialités créatives d'une situation donnée 17. Nous croyons que le ramasseur, qui dans le même temps s'occupe de récupérer des déchets de la ville, effectue aussi une récupération de sa condition de déchet social. Il survit à partir de la sur-consommation des habitants d’autres parties de la même ville, ainsi le cercle apparait parfaitement fermé. Ce qui est consommé en excès et qui alimente un système économique de la vitesse de flux, la même vitesse qui fait tomber des gens dans la redondance, est au service de la survie de toute une partie du même système. Cette dernière est alors délaissée par l'ensemble du système, créant ainsi des relations particulières dans notre 15
Voir notament le Rapport de Stage au sein du Master Ethique et Développement Durable, Proposions et actions «glocales» pour un Recyclage Spontané Durable (Fernandez, 2010). 16 Autopoiesis: the organization of living systems, its characterization and a model, dans Biosystems, 1974, p.187–196. 17 Voir en ce sens, Majid Rahnema et Jean Robert, La Puissance des pauvres, ed. Actes Sud, 2008, pag 115
ville contemporaine. Mais comment ces relations se sont-elles produites ? Font-elles parties d’une planification pré-établie ? Nous pourrions essayer de déterminer la nature de ces actions à travers le terme de « spontanéité » , par analogie avec un processus biologique. « Les micro-organismes, microbes et levures, semblaient être le produit évident d'une génération spontanée. Hors de cette compréhension animale de la génération spontanée, c'est penser que la vie peut spontanément s'organiser pour donner existence à une forme de vie qui lui semble opportune »18.
Ce qui est «spontané» se produit par l'initiative propre d'un agent, sans être l'effet d'une cause extérieure, sans être une réaction ou une réponse à un stimulus quelconque. Ainsi, dans les cas des ramasseurs, il n’existe pas de promotions institutionnelles ou officielles pour réaliser ce type de travail. Dans la plupart des cas et par leur propre initiative, ce qu’ils font produit un autre mode de travail. Spontaneum est cujus ratio est in agente. Leibniz Remplacé le terme «informel» en «spontané», représente un changement possible de regard sur notre problématique : celle de la gestion des déchets dans les villes du Sud. Au sens le plus général, la spontanéité s'oppose à l'inertie, et elle peut se définir comme le « pouvoir » que possède un être de modifier lui-même son état indépendamment de toute cause extérieure19. La vie peut spontanément s'organiser pour donner l'existence à une forme de vie qui lui semble opportune 20. Selon la définition classique de Leibniz, est spontané ce dont le principe est dans l'agent. Être doué de spontanéité, c'est être la source originelle d'actions ou de manifestations. Nous n'allons pas définir notre sujet d'analyse par rapport à un autre système présupposé « formel ». Nous croyons simplement que sa définition ellemême, comporte en soi l'entendement et l'avenir de nos idées. Il faudrait pourtant penser l'existence du secteur à partir sa potentialité et non sa Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Génération_spontanée (accès 03/2010). Définition de spontanéité, disponible sur http://www.cosmovisions.com/spontaneite.htm (accès 07/2010). 20 Définition de spontanéité, disponible sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/spontaneite/ (accès 07/2010). 18 19
carence.
A ce fin, nous devons sortir de l'entendement par lequel nous
voyons dans le pauvre uniquement le manque, restant ainsi aveugle à sa puissance. En suivant cette pensée de Majid Rahnema, la misère serait donc la perte de puissance intérieure21. Cette puissance que Spinoza appelait potentia22 a aussi été introduite par Leibniz comme la possibilité d'une nouvelle pensée de la spontanéité : Il y a une puissance primitive, qui ne s'exprime plus par un autre mais par soi, comme spontanéité 23. Par puissance, il faut entendre le principe de l'activité. L'être-en-puissance peut alors gagner une dignité nouvelle, en n'étant plus affecté d'un manque d'acte. La notion de puissance prend alors un sens nouveau, comme capacité absolue de création. Le problème central de ce mémoire concerne l’effet du paradigme développementaliste sur ces êtres en puissance qui conforment un système spontané avec leurs propres moyens technologiques traditionnels. Celui-ci fonctionne depuis des années sans aucun type d’aide financière ou d’investissement institutionnel. Nous allons donc étudier les modes d’action du développement, comment ces dispositif agissent sur le secteur spontané et quels en sont les effets. III.A.4. Dispositifs et stratégies de développement autour des déchets dans les villes du Sud. Dans le signification du mot « développement » nous mettons une certaine ambiguïté redoutable24. Au sens très large, il met l’accent sur la dynamique créatrice des institutions, des sociétés, et des cultures qui travaillent à maintenir leur identité dans le temps en vue de l’avenir (...) Mais en même temps, il contient un contenu normatif extrêmement précis et contraignant, à l’égard de la démesure du développement de l’activité technoscientifique depuis 350 ans de révolution industrielle, répartissant entre société Rahnema M., Robert J., op.cit., p.32. Spinoza, Ethique, IV, ed. Poche, 1994 23 Centre d'études et rétorque, philosophie, et histoire des idées, Leçon de philosophie, La Puissance, Seconde partie, disponible sur http://cerphi.net/lec/puissance3.htm (accès 07/2010) 24 Jean Philippe Pierron, Penser le développement durable, éd. Ellipses, 2009, p.21. 21 22
développé, sous développé, en voie de développement, émergente, etc.
Les pays dénommés « sous, ou en voie de développement » ont subi dans les décennies 1960 et 1970, une promotion des paradigmes européoaméricains du développement économique 25. Le résultat de cette première implantation d’un modèle externe imposé dans une culture et une réalité très différente s’est exprimé, entre autre, par l’explosion de la « crise de la dette » au début de 198026. Ces pays à faible budget public ou bien avec de hauts indices de corruption, ne peuvent pas rendre tout l’argent que les Banques pour le développement économique 27 leur avaient prêté. Il fallut alors redéfinir « les objectifs et les moyens » de la politique d’aide multilatérale, et c’est au cœur de ce processus que l’on forgea le slogan pour ces pays sousdéveloppés de la « lutte contre la pauvreté » qui succéda au credo de la « lutte pour le développement »28. Le degré de développement passerait donc pour un nouveau «sentier d’expansion » selon F. De Bernard qui cherche à « sortir de la pauvreté » dans un premier temps, pour enfin rejoindre le « degré de développement » dans un deuxième temps. Le consensus derrière cette démarche s'appuie sur l'idée de Majid Rahnema selon laquelle il faudrait abandonner l’économie archaïque de subsistance pour sortir de la misère et s’intégrer a la seule forme d’économie qui transforme la rareté en abondance29. « Ce sentier passait nécessairement, aux yeux de ces concepteurs, par une batterie de dispositifs incluant en particulier des efforts d’industrialisation, d'équipement, de construction d’infrastructures, de bancarisation, de privatisation, de libéralisation de leurs marchés et de « mesures d’assainissement des finances publiques », produisant tous leurs effets macro-économiques »30. François de Bernard, La pauvreté durable, éd du félin, 2002. Dans le cas des pays d'Amérique du Sud, après leurs périodes des dictatures, les démocraties naissantes ont découvert des dettes immenses qu’elles continuent encore de payer. La plus alarmante, celle qui a donné le nom de crise de la dette, était celle du Mexique en 1982. La Banque Publique Mexicaine ne possédait pas la moitié de la valeur totale du prêt à rembourser. 27 Notamment Banque Mondiale à travers son Fond Monétaire Internationale. 28 En septembre 1999, le Fond Monétaire International a placé la lutte contre la pauvreté au centre de ces activités dans les pays à faibles revenu, en décidant de remplacer la Facilité d’ajustement structurel renforcée (FASR) par la nouvelle Facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance (FRPC). François de Bernard, op.cit., p.17. 29 Rahnema M., Robert J., op.cit., p. 57. 25 26
30
François de Bernard, op.cit., p.18.
Nous allons voir, dans la partie centrale du mémoire, comment les nouveaux termes associés à celui du développement vont générer aussi une batterie de dispositifs actuels, produisant des effets sur le secteur spontané et la société en général. Pour mieux comprendre ce phénomène, une exploration sur le terme de « dispositif » est nécessaire. III.A.5. De la notion du dispositif technologique et son action envers les déchets « Et, dans l'euphorie créée par ces innovations, personne ne cherche a se demander pourquoi, par qui et sous quelles conditions de tels cadeaux ont été faits ». Majid Rahnema31 Notre outil principal d’analyse : le « dispositif », dérive du latin dispositio (dis-positio)32 qui nous ramène au terme disponere, c’est-à-dire des « ensembles de pièces ou de mechanisme dont nous disposons (ou bien qui disposent de nous ?) ». Heidegger, dans La question de la technique 33, s'interroge sur la technique moderne et définit alors l’arraisonnement (Gestell) comme
l'essence
de
la
technologie.
En
effet,
"Gestell »
signifie
communément « appareil » (Gerät), mais il entend par ce terme « le recueillement de cette dis-position (stellen) qui dis-pose de l’homme ».34 Ces dispositifs, au service de la modernité industrielle, ont rendu possible une modélisation de notre mode de vie, dans laquelle l’homme n'était pas le maître qui dispose mais plutôt un être disposé par la technique. Dans la conception de Heidegger, la technique n’est pas seulement un moyen, elle est un mode de dévoilement, c’est-à-dire est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse être extraite et accumulée (...) De son côté, Giorgio Agamben appelle dispositif tout ce qui possède, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de Rahnema M. et Robert J. op.cit. p.155. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, éd Rivage Poche, 2007, p. 26. 33 Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980 (1er éd. 1958). 34 Agamben, op.cit., p.27. 31
32
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants 35. Ainsi, l’idéologie techno-scientifique
du
tout
manipulable 36,
agit
par
des
dispositifs
technologiques articulés entre eux, qui font système puis monde37. En partant de la pensée heideggerienne du gestell, Michel Foucault développe le concept de dispositif qui nous permet de saisir plus clairement notre outil d’analyse de la gestion des déchets. Dans Dits et écrits, le philosophe français nous parle des dispositifs avec des fonctions stratégiques dominantes : « II s’agit d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux ».38
Ainsi, tout comme Foucault se propose plutôt d'enquêter sur les modes concrets par lesquels les dispositifs agissent à l’intérieur des relations dans les mécanismes et les jeux de pouvoir, nous allons analyser la batterie de dispositifs technologiques qui vont agir sur notre sujet principal : les déchets. « Hippomobiles en 1878, balayeuses-automobiles et arroseuses automatiques en 1921, camions-bennes électriques et bennes-tasseuses en 1948, ainsi se constituera progressivement l’arsenal technique sophistiqué et énergétique, de moins en moins coûteux en mains de « basses-oeuvres »39.
Le dispositif dans l’usage commun semble renvoyer à un ensemble de pratiques et de mécanismes qui ont pour objectif de faire face à une urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat. L'aspect technologique dans le traitement des déchets urbains ménagers, se présente depuis des siècles comme une stratégie modernisatrice, où l’effet désirable reste 35
Id., op.cit., p.31. Pierron, op.cit., p.29 37 Id., op.cit., p.79. 38 Michel Foucault, Dits et écrits, volume III, p.299. 39 Harpet, op.cit., p.328. 36
toujours celui d’embellir la ville.
Mais les défis actuels en matière
d'adaptation au nouvelles contraintes dues a l’augmentation exponentielle des
quantités
de
déchets,
et
aussi
à
la
conscience
écologique/environnementale, nous laissent dans un paradigme actuel et défendu par le dernier rapport de UNHABITAT qui clame pour une modernisation de la gestion des déchets. III.A.6. Plusieurs problématiques à partir d’une supposée modernisation Moderniser (def): adapter aux techniques présentes ou aux goûts actuels, adapter aux besoins de l'époque actuelle. Moderniser (syn): actualiser, rajeunir, rénover.40moderniser (v.) mise à jour, mieux adapter quelque chose aux techniques de pointe41
Les définitions du terme nous ramènent à une conception «temporelle», c'est-à-dire, à «une mise à jour» de notre réalité entendue comme périmée. Celle-ci se formalise dans certains pays par l’importation de modèles utilisés dans les pays «développés». La « technique » prend ainsi dans la modernité un sens extensif qui perd de vue la compétence et le talent individuel au profit d’une entreprise « totalitaire » inséparable du concept industriel42. Nous voyons dans Montevideo, petite capitale « en voie de développement », les mêmes poubelles et les mêmes camions de collecte qu’à Rome ou à Barcelone, et des propositions technologiques complexes de traitement (production d'énergie a partir des déchets, incinérateurs, etc) qui tentent de se développer partout dans le monde. « La globalisation des systèmes techniques n’est pas qu’un ensemble de dispositifs offerts dans leur passivité. Elle dispose à agir par une normalisation planétaire des conduites »43.
C’est en l’absence de regard local et dans un désir institutionnel et http://fr.thefreedictionary.com/moderniser (accès 07/2010). http://dictionnaire.sensagent.com/moderniser/fr-fr/ (accès 07/2010). 42 François Guery, Heidegger rediscuté, Nature, technique et philosophie, éd Descartes & cie, 1995, p.86. 43 Pierron, op.cit., p.79. 40 41
politique de «rénover la ville», de montrer aux citoyens que «nous avons aussi des systèmes propres comme les meilleurs capitales du monde» que dans la plupart des cas les pays en développement choisissent la technologie comme une meilleure adaptation aux qualités de vie, sans prendre en considération le savoir faire existant des techniques traditionnelles. Cela produit ainsi une disqualification de l’ancien, du rural, de l’artisanal, et du « manuel ». Cette modernisation chercherait, non
seulement à développer
économiquement les pays en voie de développement à travers une nouvelle gestion, mais aussi à réduire cette masse de pauvreté urbaine qui est en charge d’une grande partie du traitement (collecte et récupération) des résidus de la ville, comme nous l’avons vu depuis les stratégies de la dernière décennie. Ce n’est pas seulement les villes du sud récemment, mais aussi les villes
aujourd’hui
développées
qui
ont
parcouru
le
même
chemin
modernisateur depuis des siècles : « Au moyen de l’usage de paniers, on ne voit plus courir par la ville tous ces sales chiffonniers et vagabonds, si dangereux dans une ville comme Paris»44. Selon Harpet, le baron Haussmann, parlait déjà à l’époque de la « tourbe des nomades » impropres à voter pour des élections et donc à participer à la vie civile et condamnés à une vie « sauvage » identifiés par leurs caractères « hideux ». La morale de l’époque ne parlait pas de « lutter contre la pauvreté » mais il y avait dans les effets de ces actions, des ressemblances remarquables que nous allons découvrir dans les pages suivantes. Sous le masque de la croissance se dissimule, en fait, la création de la pénurie 45. Alors que la première vague d'incinérateurs avait des performances modestes en France, certaines sociétés présentèrent cette technologie comme la panacée universelle46, dans les pays « sous-développés ». Au44
Harpet, op.cit., p.325, avec remarque de l’auteur.. Vandana Shiva, Le Terrorisme alimentaire, Comment les multinationales affament le tiersmonde, Paris, Fayard, 2001, p.8. 46 Bertolini Gérard, Le marché des ordures, éd. L'harmattan, Paris, 1990. 45
jourd'hui, même après une centaine d'années d’incinérateurs français, des pays comme l'Inde produisent un pourcentage de déchets organiques compostables très élevé (et pourtant non combustibles) «modernisent» leur système en important ces technologies provenant de loin. Ces matériaux que le nouvel incinérateur brûle, sont depuis des années, les matières premières recyclables du ramassage réalisé par des dizaines de milliers de ramasseurs indiens47. Comme nous dit Serge Latouche, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance48. Sommes-nous donc face à une vraie modernisation ou s’agit-il en réalité de mimétismes technologiques49 ? Quel est le prix à payer au sens éthique pour ces sujets chargés du recyclage spontané? . En suivant la pensée heideggérienne par laquelle il n’y a rien de démoniaque dans la technique (...) c’est l’essence de la technique qui est le danger, ce que nous allons essayer de trouver est l’essence derrière les dispositifs de modernisation à travers trois moments et trois villes particulières. Nous allons donc historiciser les certitudes modernes 50 afin de gagner en distance critique vis-à-vis de celles-ci.
Comme c’était le cas récemment dans la ville de Delhi en Inde, ou l’impact d’un incinérateur pour transformer les déchets en énergie, avait pris des matériaux recyclables de dizaines de milliers des ramasseurs (voir film Counterbalance (Chintan-Witness 2010), accessible sur : http://www.archive.org/details/witness_5640_E007059 (accès 05/2011). 48 Survivre au développement,éd Mille et une nuits, 2004, p.88. 49 Bertolini, op.cit., p.106. 50 Rahnema M. et Robert J. op.cit. 69 47
III.B. Illustration à travers trois coupes spatio-tempo relles III.A.1. Première coupe spatio-temporelle: Montevideo aujourd'hui
et
présentation
de
ses
systèmes
simultanés de gestion des déchets 51 Pour ce sous-chapitre, la méthode utilisée est celle de ma vraie démarche personnelle en suivant «le filon» de la chaîne invisible du recyclage dans la ville de Montevideo. Elle a commencé «officiellement» à partir d'une recherche interdisciplinaire menée en 2004 sur le sujet de l'inclusion des ramasseurs dans la gestion des déchets à Montevideo, pour devenir ensuite des collaborations multiples avec des associations de ramasseurs de plusieurs pays. L'élaboration des rapports récents sur la gestion de déchets et l'informalité à Montevideo ainsi que de récentes notes journalistiques parues dans les médias, ont aidé à quantifier les informations confirmées, dans certains cas, grâce à des consultations personnelles sur place avec les ramasseurs. Le principal centre d'intérêt de ce sous-chapitre sera l’implémentation du nouveau système des containers de déchets et son effet sur les ramasseurs existants.
Aujourd'hui, quand un étranger arrive à Montevideo, l'une des premières choses qui lui attire fortement l'attention est la quantité de charrettes à cheval qui parcourent les rues de la ville, ces mêmes rues inscrites dans des itinéraires touristiques. Certains d'entre eux se posent des questions sur ces véhicules "d’une autre époque" ou sur l'origine d'une activité étonnante, celle de la collecte des déchets d'autrui à l'intérieur
de
quelques
containers
modernes
provenant
d'Europe,
dispersés sur les trottoirs de la ville 52 . Pour un habitant de Montevideo, cette réalité est si quotidienne qu'elle en devient invisible, comme cela arrive avec n'importe quel évènement qui se répète d'une manière permanente dans nos vies.Pour pouvoir comprendre les deux dynamiques qui vivent ensemble dans cette ville, formant un seule système de gestion, il faut les regarder avec des 51 52
Voir première partie de la vidéo adjointe au mémoire et qui en fait pourtant partie. Voir annexe 2, images des containers à Montevideo avec les ramasseurs en plein travail.
yeux d'étranger, et en même temps avec un regard d'autochtone 53 . Quand nous remplissions le sac des ordures à l'intérieur de notre maison avant 2003, nous devions les placer dans un récipient à l'intérieur de notre bâtiment, afin que le concierge les ramène à la rue quand le camion collecteur de ces déchets passait. Pour le cas des maisons individuelles, on devait, préférablement pendant la nuit ou bien tôt le matin, disposer son sac de restes dans des petits récipients placés sur les trottoirs de chaque demeure, et à une hauteur telle que les chiens ou d'autres animaux n'y avaient pas accès. Dans le dit système, les chariots à cheval, les personnes en bicyclette ou à pied, qui parcouraient les rues à la recherche de déchets récupérables, pouvaient, d'une manière relativement simple, récolter ces sacs et les porter à l'abri des regards, pour extraire ce qui était récupérable et commercialisable. Les camions passaient ensuite en ramassant ce qui restait sur le parcours préalable de ces milliers de personnes (à l'époque environ 6.000 54), les travailleurs municipaux courant derrière le camion de chaque côté de la rue pour mettre les sacs dans la benne du camion. Pendant la même année, une étude sur l'industrie des matériaux recyclables dans la ville, ainsi qu'un Plan Directeur de Déchets pour l'Aire Métropolitaine, étaient élaborés. Parallèlement aux dites élaborations de caractère technique et politique , la Mairie de Montevideo a décidé, à priori à la suite d'une offre à caractère privé et économique, de transformer le système de récolte de déchets par le "plus moderne et plus propre du monde"55. Ce système fonctionne avec des containers bien plus grands que les anciens récipients, permettant la récolte de 3m 3 des résidus, dotés d'un dispositif de fermeture et placés en permanence sur les trottoirs de Il est à noter que l’auteur a vécu la plupart de sa vie dans la ville de Montevideo pour émigrer récemment en France. D’où le choix de la ville et la façon particulière de la regarder. 54 Le numéro exact correspond à celle du Premier Recensement Obligatoire de Ramasseurs, fait par la Mairie de Montevideo en 2002. Le nombre total était de 5.312, donc on peut estimer qu'un an plus tard, leur nombre a augmenté. 55 Citation du fonctionnaire municipal Ing. Piña, dans plusieurs journaux à l'époque du changement du système. 53
la ville. Ces containers sont partagés par plusieurs voisins. L'anonymat de ce qu'on rejette restait nouveau pour les habitants de Montevideo, ainsi que le fait de pouvoir déposer ces déchets à n'importe quel moment de la journée et de la semaine. Les camions collecteurs ont modifié leurs jours et horaires de passage (maintenant 3 fois par semaine le matin), laissant plus de temps disponible à l'extraction des matériaux commercialisables. Les ordures s'accumulent dans les rues, à l'intérieur de ces containers, attendant la nouvelle flotte de camions Mercedes Benz, conduits par un chauffeur muni d'un levier de commande qui permet la levée latérale des containers, ainsi qu'une deuxième personne qui balaie (ou vérifie qu'il n'y a personne à l'intérieur du container 56 ). Les containers, d'origine italienne, ont été achetés et implantés lentement dans différentes zones de la ville, arrivant aujourd'hui à couvrir le 80% du territoire de Montevideo au nombre de 7.500. 57 Dès lors, le nombre de ramasseurs, qui travaillent à la collecte et récupération-vente de résidus, est passé de 5.312 en 2005 (recensement officiel) à près de 10.000 aujourd'hui 58. De l'ancienne méthode simple de récupération des sacs sur la voie publique, ces derniers se glissent maintenant
à l'intérieur des containers de 2.400 et 3.200 litres de
capacité, tout en plaçant un dispositif empêchant la fermeture complète du couvercle. Par conséquent, dans la plupart des cas, cette tâche est déléguée aux plus petits travailleurs (enfants, mineurs),
seuls capables de
pénétrer par la mince ouverture des containers. Certains utilisent des Au début de l’implantation du système, certains habitants sans domicile fixe dans la ville dormaient à l’intérieur des containers et ils sont retrouvés heureusement avant la mise en décharge dans le camion. 57 Supplément périodique «Que pasa» de «El Pais», 15/05/2010, http://www.elpais.com.uy/suple/quepasa/10/05/15/quepasa_488334.asp (accès 25/06/2010). 58 Le chiffre officiel du Ministère de Développement Social est de 8.729 (MIDES, Tirando del Carro, 2006,p.20) mais le Syndicat des Ramasseurs considèrerait qu'il y en a le double, donc environ 16 000. Pour couper la poire en deux, tout en sachant qu'il existe certains ramasseurs qui collectent à pied (bolseros) qui n'ont pas participé au recensement, on considérerait le chiffre de 10 000 dans la ville de Montevideo. Cet chiffre correspond aussi au croisement exponentiel des dernières décennies: 3000 en 1990, 5312 en 2002, 7700 en 2004 et 8427 en 2008; selon les chiffres de la Mairie. 56
crochets pour extraire les sacs ou les matériaux qu'ils considèrent comme récupérables et commercialisables. Les déchets qui restent au fond du container
sont
pratiquement
inaccessibles
et,
donc,
inutilisables,
devenant alors de vrais rebuts. La description précédente correspond à ce que nous pouvons appeler la «partie visible» du système de gestion de déchets urbains solides. Aux yeux de tous,
une flotte de camions de récolte latérale,
dernière technologie européenne, s'occupe du ramassage officiel des déchets, entrainant la réduction du personnel destiné à réaliser la même tâche auparavant. Dans le même temps, ces containers italiens, coûtant chacun 835U$
59
, sont le lieu de collecte de milliers de personnes parcourant les
rues jour et nuit. Ils peuvent ainsi se maintenir économiquement et permettre à toute une industrie de vivre à partir de cette récolte faite par les ramasseurs. Quelle est la pensée et la logique de ces deux systèmes qui apparemment correspondent à des technologies assez différentes? Pourquoi pendant que l'une importe la technologie d'Europe pour éloigner le plus rapidement et proprement possible tout ce qu'on jette, l'autre
survit
à
partir
des
résidus
technologie et ses moyens spontanés?
récupérés
avec
Sommes-nous
sa face
propre à
un
vrai « choc » des modèles développementalistes? Est-ce que la tradition et la modernité pourraient-ils cohabités ensemble d’une façon
éthiquement
amicale
pour
tous
les
citoyens
et
pour
l’environnement? Mais sous quel paradigme developpementaliste? Est-ce que la durabilité pourrait nous offrir d’autres modèles de convivialité où le système spontané resterait respecté et valorisé?
59
Facture originale de OMB Brescia, trouvée sur le site internet de la Mairie, voir en annexe3.
III.B. Deuxième temporalité: Paris vers la fin du XIX siècle et l'invention de la poubelle comme dispositif. Nous avons choisi cette époque en raison de ses ressemblances avec les dynamiques du recyclage spontané de la ville de Montevideo. A l'origine, nous avons trouvé que la quantité de chiffonniers qui parcourent les rues de Paris dans le XIX siècle, était correspondante à celle de Montevideo actuellement. Cette mise en parallèle numérique est rendue possible a travers l’histoire comme outil de pensée et d’analyse. Nous avons basé la recherche bibliographique dans plusieurs documents descriptifs d'époque (fondés sur des principes hygiénistes et modernisateurs) et livres récents d'histoire sur la ville de Paris. Notre principal intérêt portera sur l’implémentation de l’arrêt du Préfet Poubelle en tant que nouveau dispositif à installer dans la ville.
Le Roi français François 1 er avait proposé, dans son édit de 1539, une discipline concernant le domaine «privé» du déchet, mais la proposition ne sera pas entérinée, et les ordures continuèrent à s’entasser dans les rues de Paris. Le 11 septembre 1870, un arrêté est signé, remettant à l’ordre du jour l’usage de boîtes à ordures et, surtout, leur temps de présence dans les rues. Il obligeait les habitants de la ville à disposer leurs ordures non pas le soir comme auparavant, mais le matin devant leur porte et dans des récipients particuliers. L’objectif était de limiter la présence d’immondices dans les rues, de dés-entasser les anciennes montagnes de détritus, pour proposer un système efficient d'enlèvement public autorisé et commandé par la Préfecture de Paris. Selon un rapport écrit par le Dr Bouchardot, membre de la Commission d'hygiène publique établie en 1875 60, cet arrêté de 1870 se généralisa dans les dix arrondissements excentrés, mais avec certains problèmes. Le système ne plaisait pas aux ouvriers quittant leurs maisons de bon matin (avant le passage du tombereau de l'enlèvement) ainsi qu'aux habitants de rues étroites dans lesquelles les voitures du nettoiement ne pénétraient pas facilement 61. Ce Docteur a proposé dans 60
Selon Barberet , la Commission a été créée suite aux préoccupations concernant les dépôt des ordures dans la rue depuis le soir jusqu'au lendemain matin. Barberet Joseph, Le Travail en France, Monographies Professionnelles, Chiffonniers, Paris, 1886. p.65. 61 Rapport présenté par M.le Dr Bouchardat au nom de la sous-commission du chiffonnage, le 7 octobre 1876. Barberet, op.cit., p.68.
son rapport des solutions qui inspirèrent, sept ans plus tard, le Préfet Poubelle et son arrêt du 24 novembre 1883. Dans la fameuse ordonnance toujours en vigueur en France, il est interdit de placer les déchets dans la rue à n'importe quel moment de la journée, et, il est obligatoire de les entasser dans des récipients normalisés et parfaitement décrits par le Préfet dans son article 3 62, afin qu'ils soient prêts au moment précis de passage du tombereau. Les deux faits plus remarquables sont la propriété de ces déchets (chaque récipient doit
comporter
le
nom
de
l'immeuble
détaillé)
et
l'importance
fondamentale dans le nouveau système du rôle du concierge (art.2). Pour dés-entasser ce qui était avant dans la rue, on entasse les déchets dans des récipients privés, enfermés à la maison jusqu'au passage du tombereau. Dans ce système, des campagnards ou des chiffonniers passent de porte en porte pour enlever les ordures ménagères des parisiens sans être rémunérés pour ce luxueux service 63. Il y avait en 1884, environ 7.050 chiffonniers selon le recensement officiel 64, soit un total de 41.0 65 personnes vivants des déchets de la ville parisienne. Ces chiffonniers faisaient la collecte à l'aide de divers moyens de transport aux caractéristiques assez différentes. Le chiffonnier placier trouve son semblable dans l'actuel ramasseur à charrette à cheval dans Montevideo. Il collecte les résidus des habitants sur des places spécifiques (d'où son nom) et à travers un système de clients particuliers qui rend stable ses revenus grâce aux services rendus aux citoyens. Cela le place dans une certaine catégorie supérieure à ses congénères, les habitants lui donnent leurs déchets et il a une charrette à traction animale qui lui permet de travailler été comme hiver. Il parcourt tous les étages 62
Chaque récipient aura une capacité de 40 litres au minimum, et de 120 litres au maximum. Il ne pèsera pas à vide plus de 15 kilogrammes. S il est de forme circulaire, il n aura pas plus de 0,55 m. de diamètre ; s il est de forme rectangulaire ou elliptique, il n aura pas plus de 0,50 m. de largeur ni de 0,80 m. de longueur. En aucun cas, la hauteur ne dépassera la plus petite des deux dimensions horizontales. Art.3, Voir Annexe 5. 63 Renault, Le Travail en France, Monographies Professionnelles, Chiffonniers, Paris, 1886, p.48. 64 M. Alphand, directeur de travaux de Paris, 1884, cité par Barberet, op.cit., p.82. 65 Commission d'enquête sur la hygiène, Bulletin Officiel 1886, cité par Barberet, op.cit., p.84.
des logements parisiens correspondant à sa « place » avec la complicité du concierge, qui préfère laisser faire les chiffonnier plutôt que travailler lui même. Le chiffonnier coureur, ou son équivalent uruguayen de ramasseur « à pied », travaille moins en hiver qu'en été, raison pour laquelle il es difficile d'arriver à réaliser un pourcentage concernant chaque type de chiffonnier. Il fait la collecte des déchets laissés dans la rue et, pour cette raison, il est le plus touché par les dernières ordonnances. Entre ces deux types de chiffonniers, on arrive au chiffre de 4.950 en 1903, qui collectent 91.440 T de déchets par an (19.440 T pour les coureurs et 72.000 T pour les placiers) 66. Mais si nous considérons les nombres précédent parus en 1884, ils collectaient, avant l'arrêt Poubelle, 130.200 T de déchets parisiens, soit un baisse de 25%. Ils ne sont jamais payés pour leur travail de collecte, mais la vente au maître chiffonnier des matériaux collectés et pré-triés leur rapportait environ 2fr.50 par jour et par personne dans le cas des chiffonniers placiers et 1fr.50 par personne pour les chiffonniers coureurs. Le rapport avec le maître chiffonnier est semblable dans les deux villes et les deux temporalités. Il s'agit toujours d'un rapport très complexe : le maître chiffonnier réalise des profits assez importants à partir du travail de collecte des chiffonniers (dans le cas parisien environ 30% de profit pour le chiffon et 50% pour les os 67) et, dans le même temps, il leur prête de l'argent, les loge dans certain cas chez lui (dans sa cité) et ils tissent ainsi un lien employeur-employé assez particulier. Le chiffonnier n'a pas de salaire fixe, ni de garanties particulières, mais le maître chiffonnier contrôle « ses ramasseurs » et sait combien et quand ses matériaux récupérables rentrent dans son atelier pour être triés une seconde fois. Nous arrivons au chiffre de 70 000 fr. par jour pour ce qui est du
66 67
Office du Travail, L'industrie du chiffon, Paris Imprimerie Nationale, 1903, p.17. Id., ibid.
revenu des chiffonniers 68, et presque 5 millions de francs par an pour toute l'industrie du recyclage et de la récupération 69. 85% des matériaux qui rentraient à l'industrie du recyclage provenaient du travail de ramassage et de triage effectué à l'origine par les chiffonniers parisiens. «Un chef de famille avec sa femme et ses trois enfants gagnait 10 Frs par jour, soit 2 Frs par personne en moyenne. Depuis qu'on ne peut plus vider les ordures sur la voie publique, 50 % des détritus utilisables que recueillaient les chiffonniers sont perdus pour l'industrie française. Et au lieu de 2 Frs par jour, les chiffonniers gagnent à peine 1 Fr...Voilà la crise que nous subissons.» M. Potin, maître chiffonnier70
Cette crise, conséquence de l'arrêt du Préfet Poubelle, n'est pas seulement
économique,
mais
elle
est
aussi
territoriale
pour
les
chiffonniers. Pour moderniser le système de collecte et pour le privatiser au profit d'entreprises spécialisées, les chiffonniers ont commencé à être déplacés, non seulement de leurs maisons, pour les raisons invoquées précédemment, mais aussi de leur territoire de travail. La ville toute entière, et particulièrement là où nous trouvons le plus de résidus récupérables, à savoir dans les zones les plus riches de Paris, appartiennent désormais à l'entreprise qui a signé avec l'État un contrat de collecte et de disposition des déchets 71. « Art.21- Tous les produits contenus dans les récipients, déposés par les riverains ou projetés illicitement sur la voie publique, appartiendront à l'entrepreneur qui tirera tel parti qu'il jugera convenable, soit en les transportant au dehors pour être livrés à l'agriculteur, soit en les transformant dans des usines par voie de crémation ou par tout autre procédé... »72 .
L'arrêt Poubelle représente alors l'avenir de la plupart des systèmes de gestion des déchets pratiqués dans nos villes. Alors que les M. Potin, maître chiffonnier, 1884, cité dans Barberet, op.cit., p.70. Office du Travail, op.cit., p.70. 70 Extrait de sa déclaration à la Commission dite des 44 (Commission parlementaire), le 11 mars 1884; cité par Barberet op.cit., p.70, et p.73 (voir en Annexes version complet). 71 Voir annexe 4, les cartes montrent les déplacements des cités des chiffonniers pendant le XIX siècle (Fernandez, Dynamiques du Recyclage Spontané, 2010). 72 Extrait du Cahier de charges de l'entreprise pou l'enlèvement de boues et ordures ménagers et résidus du balayage de Paris, du 1891 au 1899; cité par Office du Travail, op.cit., p.73. 68 69
autorités contemplent la réalisation de ces tâches importantes et minutieusement planifiées, à savoir la collecte, la disposition finale, ou bien l'éloignement le plus rapide possible des déchets de la ville, les habitants paient des taxes toujours plus chères, particulièrement après la modernisation technologique du système de collecte. Nous ne trouvons, dans la bibliographie de l'époque, aucun trace ou indice de vouloir intégrer l'existence du secteur spontané. Cependant, dans cet article de la fin du XIX e le but, clairement intentionné, était celui d’une disparition des chiffonniers, et d’une recherche d’un avenir «moderne» pour la gestion des déchets. La plupart des villes dites «en voie de développement» aujourd'hui, sont devant la même problématique, entre moderniser à travers des stratégies technologiques très coûteuses et adaptées aux réalités des pays riches, ou travailler à partir des dynamiques spontanés existantes et bénévoles de collecte, recyclage et récupération des résidus. Derrière ce choix il y a un vrai enjeux éthique pour les citadins et les décideurs publiques. III.C. Retournement temporel : la ville de Pont Sainte Marie au début du XXI et la ré-invention du cheval comme dispositif de collecte Des récentes notes journalistiques parues dans les médias télévisés et écrits, apportent une nouvelle perspective de notre thématique. Ainsi, un regard nouveau est porté sur le pays où se déroule ce mémoire. Ces informations proviennent d’entretiens parus dans plusieurs journaux télévisés que nous avons décortiqués et analysés en les mettant en relation avec les deux sous-chapitres précédents.
Une filiale de l’entreprise Suez, spécialisée dans l’entretien et la propreté urbaine, a choisi la ville de Pont Sainte Marie pour mener une expérience qui a été présentée comme « originale » : remplacer le camionpoubelle traditionnel par des chevaux. L’expérience a débuté au mois de septembre 2008. Elle a était défendue par les élus locaux et la population pour son avantage économique et écologique puisqu’elle n’utilise pas de moyen de transport motorisé. Pour
continuer le parallèle avec le système de Montevideo, l’initiative française permet de revaloriser certaines races de chevaux laissées à l’abandon, de la même façon que les villes du Sud récupèrent les personnes sans emploi à travers la gestion informelle des déchets. « On fait machine arrière? pour quoi faire ce retour à l’ancien temps?» se demande le présentateur de France 3 lors de la présentation du cas particulier de la ville de Pont Sainte Mairie 73.
L’agent de la
collecte de cette ville remarque que la vitesse de déplacement lui permet de faire son travail de façon moins fatigante et plus pratique. De plus, le cheval arrive à collecter dans certains rues où le camion ne pouvait pas aller. Le responsable du Pôle Hippique de Montier-en-Der raconte, en parlant du cheval effectuant la collecte, que « sa semence ne donnait pas satisfaction en tant que cheval reproducteur au Haras Nationaux »74 mais qu’il a encore les conditions de marcher et travailler dans le mieux urbain. Il a donc été « recyclé » dans une autre fonction. Les citoyens disent pour leurs part, qu’il est bien moins bruyant que le camion poubelle lors de son passage. De plus, le directeur de l’Agence Champagne-Collectivités SITA-DECTRA, remarque que le pourcentage de déchets triés par les citadins a augmenté depuis le passage à la collecte hippomobile. 75 En effet, les habitants de cette ville acceptent de faire des efforts au vu de la logique du système de collecte. On a diminué énormément le bilan carbone et la consommation de gasoil puisque le camion, au lieu de s’arrêté 800 ou 1000 fois lors de sa collecte, ne doit s'arrêter que 3 fois dans les points de regroupement qui ont été constitués pour le cheval 76. Le système reste ainsi mixte, puisque le cheval et le camion co-vivent ensemble. Ce ne sont pas les déchets ménagers plus lourds mais celles qui sont recyclables et de poids plus Voir vidéo en annexe, et original sur http://www.youtube.com/user/modemaube#p/a/u/1/DU_aHao-SZM (accès 04/2011). 74 Id.ibid. 75 Voir émission sur France 3, http://www.youtube.com/user/modemaube#p/a/u/1/DU_aHaoSZM (accès 04/2011) 76 Id.ibid. 73
léger qui peuvent facilement être collectés en grande quantité par le dispositif hippomobile. C’est la tendance en ce moment? se demande encore le présentateur, et la réponse donnée est basée sur deux arguments : d’abord sur la réduction de gaz à effet de serre, et puis sur l’augmentation du tri pour arriver aux 30% de résidus recyclables. La commentatrice, nous rappelle le double sens économique et écologique que représente le choix de la collecte hippomobile. Pascal Landreat, le Maire de la ville de Pont Sainte Marie commente qu’au départ l’idée faisait sourire, considérée comme un retour en derrière. Lui en tant que Maire pense au contraire qu’elle s’inscrit dans une démarche d’avenir. De plus, en bon élu politique, il confirme qu’elle reste économiquement moins chère que le dispositif antérieur moderne de collecte. Cette situation au regard du passé et de la situation des pays du sud amène deux questions entre liées. Comment un même dispositif peut être qualifié d’hippo-écolo au nord, dans une ville française, en même temps qu’il a été éliminé des rues parisiennes à la fin du XIX siècle ? Pourquoi la collecte à cheval est actuellement déniée au sud, refusée et rejetée comme une « honte de la pauvreté à éradiquer » dans la ville de Montevideo?
IV.
CONCLUSION
Le développement durable comme une démarche d'avenir ou comme une réconciliation avec notre histoire? « La modernité du développement durable vit également un rapport décomplexé avec les traditions, de sorte qu’elle regarde, parfois avec nostalgie et complaisance les peuples premiers, mais aussi, et souvent, avec le regard neuf de celui qui s'étonne de voir ce qui a été possible». Jean Philippe Pierron 77
Ces dispositifs hippomobiles repris actuellement sous le paradigme d’un développement durable dans certains villes du Nord, restent pour nous bien plus qu’un simple « retour en arrière ». Nous avons vu à travers l’ histoire de deux villes éloignées géographiquement mais suivant un même modèle de progrès technique développementaliste, comment ces ramasseurs ou chiffonniers n’ont pas été intégrés par les dispositifs modernes. Malgré les conditions aggravées ils ont réussi à continuer leur travail dans le Montevideo actuel. Ainsi, leur système de collecte est repris pour ses valeurs économiques et écologiques à Pont Saint Marie. Ainsi, les ramasseurs/chiffonniers se rapprochent du concept développé par Foucault dans son quatrième principe des Hétérotopies78. Il nous parle des découpages du temps, des hétérotopies qui se mettent à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel et qu'il appelle des hétérochronies. Du grec hétéro = différent et chronos = temps, les hétérochronies désignent un décalage dans le temps79. C'est un concept utilisé aussi par les sciences naturelles
pour
analyser
le
développement
des
organismes:
une
hétérochronie est un mécanisme qui désigne un décalage dans le temps des agencements spatiaux et temporels entre éléments 80. Actuellement, en plein XXIe siècle, les voitures à cheval, utilisées 77
78
Op.cit., p.27.
Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p.46-49. 79 Voir définition de hétérochronie dans www.merriam-webster.com/ (accès 07/2010). 80 Voir http://pst.chez-alice.fr/heteroch.htm (accès 07/2010).
comme moyen de transport par les ramasseurs de Montevideo, sont pour nous comme une hétérochronie de développement, qui comporte une décélération par rapport à son «temps», un anachronisme par rapport à ces camions Mercedes Benz qui collectent automatiquement les bennes de déchets. C'est comme si deux temps se trouvaient dans le même espace, et leur rencontre fortuite produit des réactions assez divergentes. Ce moyen de transport, outil conventionnel dans l'ère pré-fordiste qu’est la charrette à cheval, se présente de nos jours comme la constatation d'une illusion du progrès technique et économique de notre époque. Illusion d'ailleurs d'un développement homogène et unificateur qui reste toujours pour plusieurs villes dites «sous-développés» comme le paradigme à suivre. Ce type d'hétérochronie construite par la présence des ramasseurs dans la ville contemporaine, correspond pour nous à ceux que les biologistes appellent des pædomorphoses81, ou "sous-développement", c'est-à-dire, au lieu d'augmenter les performances de leurs équivalents, ils restent au dessous de la norme attendue par l'époque. Pour les politiciens, mais aussi pour la grande majorité des habitants urbains, cet « au-dessous » se manifeste comme la «honte de la pauvreté», comme le résultat d’un faille dans le paradigme développementaliste qu’il ne faut surtout pas montrer. Le fait de se déplacer en plein milieu urbain du XXI ème avec un cheval est donc nié et va rentrer dans le cadre destiné à la « lutte contre la pauvreté », premier pas vers le chemin du « développement » des villes du Sud. Le parallèle entre les stratégies d'hygiénisation du XIX siècle à Paris et les stratégies actuelles de modernisation du système de gestion de déchets, trouve son lien dans le fait que les deux cherchent à améliorer leur gestion sans regarder ni inclure l'existante spontanéité en charge d’une grand partie des déchets.« Sur le plan des faits, qui n’est pas celui des mirages flatteurs, si quelque chose apparaît « durable », ce n’est certes pas le développement mais bien la pauvreté. S’il est un emblème approprié à cette valeur montante du « développement durable », il n’est autre que la pauvreté elle-même »82. Changement qui implique la conservation de caractères juvéniles par l'adulte. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9t%C3%A9rochronie (accès 05/2011). 82 François de Bernard, op.cit., p.33. 81
Dans l’actuelle modernité européenne où nous trouvons des résurrections de pratiques traditionnelles, celles-ci ne font pas pour autant référence aux systèmes spontanés actuellement mis en oeuvre par la pauvreté urbaine des pays du Sud. Ces modèles correspondant pour la France à une certaine tradition, ressemblent à l’actualité des villes du Sud. Comme nous dit Pierron, on a toujours et traditionnellement eu affaire à des pratiques durables, mais sans le savoir 83 (...) C’est ainsi que la dialectique de la modernité et du traditionnel travaille au cœur du développement durable84. Cependant ce développement durable, ne semble pas encore un modèle recherché dans les pays du Sud, et nous sommes toujours dans les propositions correspondants au progrès technologique et au développement économique. Il n’y a pas dans ce modèle de considération que la pauvreté urbaine qui elle est tout à fait durable au sens écologique et économique 85 comme nous l’avons vu dans le cas de Pont Saint Marie. Malgré cela, l’imaginaire
économique
et
tout
particulièrement
l’imaginaire
développementiste, est encore plus prégnant au Sud qu’au Nord 86. Pourtant nos efforts doivent être dirigés vers une changement de modèle respectueux de la vie des personnes qui s'occupent du recyclage spontanément. Il appartient aux peuples du Sud de préciser quel sens peut prendre pour eux la construction de l’après-développement
87
, comme il appartient au
Nord d'identifier la nécessité de promouvoir une civilisation en rupture avec l’idéologie du progrès. Après être passé du modèle de la société archaïque à celui de la société moderne nous devons envisager un passage, selon Ivan Illich, vers la société conviviale88. Pourrons-nous tous ensemble, les peuples du Nord et du Sud, penser une modèle ainsi de survie soutenable?
83
Pierron, op.cit., p.26. Id.op.cit., p.27. 85 Nous avons bien sûr conscience que la situation de leurs conditions de vie et de travail est à améliorer. 86 Latouche, op.cit., p.102. 87 Id.ibid. 88 Ivan Illich, La convivialité, Paris, Editions du Seuil, 1973, p.30. 84
V. BIBLIOGRAPHIE Bibliographie sur les déchets • J.Claude Beaune (comp.) Le déchet, le rebut, le rien, éd. Champs Vallon, France, 1999. • Gérard Bertolini, Le marché des ordures, éd. L'harmattan,Paris, 1990. • François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l'abject, une philosophie écologique, éd. Le Plessin Robinson, 1997,p.62 • Cyrille Harpet, Du déchet: Philosophie des immondices : corps, ville, industrie, éd. L’Harmattan, Paris, 1999 • Dominique Laporte, Histoire de la Merde, éd. Christian Bourgois, France, 2003 (1er éd.1978) • UNHABITAT, Solid Waste Management in the World Cities, éd. Earthscan, UK, 2010. Bibliographie sur la question de la technique • Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif? éd. Payot & Rivages, 2007 • Le jeu de Michel Foucault, entretien, Bulletin periodique du champ freudien, 1977 • Ivan Illich, La convivialité, Paris, Editions du Seuil, 1973 • Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984 • Michel Foucault, Le corps utopique - Les hétérotopies, Présentation de Daniel Defert, éd. Lignes, 2009 • François Guery, Heidegger rediscuté, nature, technique et philosophie, éd. Descartes & cie, 1995 • Martin Heidegger, Essais et conférences, éd.Gallimard, 1980 (1 er éd. 1958) • http://fr.thefreedictionary.com/moderniser (accès 07/2010) • http://dictionnaire.sensagent.com/moderniser/fr-fr/ (accès 07/2010) • http://pst.chez-alice.fr/heteroch.htm (accès 07/2010) • http://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9t%C3%A9rochronie (accès 05/2011) Bibliographie sur le secteur spontané • Baruch de Spinoza, Ethique, IV, ed. Poche, 1994 • Majid Rahnema et Jean Robert, La Puissance des pauvres, ed. Actes Sud, 2008 • Humberto Maturana et Francesco Varela, Autopoiesis: the organization of living systems, its characterization and a model, dans Biosystems, 1974 • Mike Davis, Le pire des mondes possibles, de l'explosion urbaine au bidonville global, éd. La découverte, Paris, 2006. • Zigmunt Bauman, Vies Perdues: la modernité et ses exclus, éd.Rivages poche, Paris, 2004. • Cyrille Harpet, Vivre sur la décharge d’Antananarivo ; regards antrhropologiques, en collaboration avec Brigitte Le Lin, éd. L’Harmattan, Paris, 2001 • Felix Guattari, Pour une re-fondation des pratiques sociales , Le Monde Diplomatique, 1992. • Lucia Fernandez, Dynamiques du recyclage spontané : regards croisés sur les villes de Montevideo et Paris au XIX siècle, Mémoire de Master d’Architecture, Ecole Superieure National d’Architecture de Grenoble, 2010. • Lucia Fernandez, Proposions et actions «glocales» pour un Recyclage Spontané Durable Rapport de Stage au sein du Master Ethique et Développement Durable, Faculté de Philosophie Lyon 3, 2010.
• • • •
http://www.cosmovisions.com/spontaneite.htm (accès 07/2010) http://www.universalis.fr/encyclopedie/spontaneite/ (accès 07/2010) http://cerphi.net/lec/puissance3.htm (accès 07/2010) http://fr.wikipedia.org/wiki/Génération_spontanée , accès 03/2010
Bibliographie sur Montevideo • MINISTÉRE DE DEVELOPPEMENT SOCIAL, Tirando del Carro, 2006. • MVOTMA-PIAI, Caracterizacion fisica y social de los asentamientos irregulares y sus entornos, Seccion II, Departamento de Montevideo , Uruguay, 2008. • OPP, LKSUR, Plan Director de Residuos para el Aera Metropolitana , Anexo RSU, 2004. • http://www.elpais.com.uy/suple/quepasa/10/05/15/quepasa_488334.asp (accès 25/06/2010) Bibliographie historique sur Paris • Joseph Barberet, Le Travail en France, Monographies Professionnelles, Chiffonniers, Paris, 1886. • Boudriot Pierre-Denis, Essai sur l'ordure en milieu urbain à l'époque préindustrielle. Boues, immondices et gadoue à Paris au XVIIIe siècle, 1988. • Alexandre Privat D’Anglemont, Paris Inconnu, éd. Adolphe Delahays , Paris, 1861. • Fontaine, Office du Travail, L’industrie du chiffon à Paris, Imprente Nationale, 1903. • Georges Renault, Les Rois du Ruisseau, Paris, 1900. Bibliographie sur le cas de Pont Saint Marie • http://www.pont-sainte-marie.com/tri.html (accès 04/2011) • http://www.youtube.com/user/modemaube#p/a/u/1/DU_aHao-SZM (accès 04/2011) • www.actuenvironnement.com/ae/news/partenariat_haras_nationaux_SITA_collecte_dechet s_5020.php4 (accès 04/2011) Bibliographie sur le développement durable • François de Bernanrd, La Pauvreté durable, éd. du Félin, Paris, 2002. • Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, éd. Mille et une nuits, 2007 • Serge Latouche, Survivre au développement, éd. Mille et une nuits, 2004 • Félix Guattari, Les trois écologies, éd. Galilée, 1989 • Jean Philippe Pierron, Penser le développement durable, éd. Ellipses, 2009 • Vandana Shiva, Le Terrorisme alimentaire, Comment les multinationales affament le tiers-monde, Paris, Fayard, 2001 Films et videos • Millones en la basura, Hélène Ballis y Manon Kleynjans, Montevideo, 26’, 2009. •
La Zone, Georges Lacombe, les filmes de charles Dulli, Paris, 24’ 55’’, 1928.
• •
Collecte Hipomobile à Pont Ste Marie, France 3, 3’ 47’’, 2009 Counterbalance, Witness-Chintan, 11’, 2010
VI.
ANNEXES
ANNEXE 1. Carte
montevideo
métropolitaine :
dispersion
concentration (Fernandez, 2010)
Références :
rond gris : décharges contrôlé par les différents municipalités (3) carré rose : territoires spontanés où les ramasseurs font le tri et le stockage de déchets (410) carré verts et gris : zone rural et urbain densifié (respectivement)
vs
ANNEXE 2 . Photographies des dispositifs spontanés-traditionnels et modernes- européens à Montevideo
Au dessus à gauche : cheval et dispositif de collecte spontané à coté du nouveau container italienne de 3200 lt (photographie Nicolas Minetti, 2006) à droite : vélo et dispositif de collecte spontané en train de collecté les résidus récuperables d’un container de 2300 lt (L.Fernandez, 2009) Au dessous à gauche : photographie d’un ramasseur en sortant d’un container http://apostoladodelaoracion.blogspot.com (accès 07/2010) à droite : photographie d’un ramasseur et son dispositif d’ouverture du container http://bbc.co.uk/mundo/america_latina/2009/04/090405_0551_uruguay_basura_cartoner os_gm.shtml (accès 07/2010)
ANNEXE 3. Facture d’achat des containers par la Marie de Montevideo à l’entreprise italienne OMB-Brescia, disponible sur le site www.imm.gub.uy (accès 07/2010)
ANNEXE 4.
ENLÈVEMENT DES ORDURES MÉNAGÈRES.
publié dans le Bulletin Municipal Officiel de la Ville de Paris le 22 décembre 1883 (remarques de l’auteur en noir foncé). ARRÊT
DU
PRÉFET
POUBELLE,
Le Préfet de la Seine, Vu les règlements sur la police de la voirie de Paris, notamment les lettres patentes du mois de septembre 1608 ; Vu les lois des 16-24 août 1790 et 19-22 juillet 1791 ; Vu la loi du 28 pluviôse an VIII et le décret du 10 octobre 1859 ; Vu l arrêté du Gouvernement en date du 11 septembre 1870 interdisant les dépôts d ordures ménagères sur la voie publique, ledit arrêté renouvelé par ceux du 14 juin 1871 et du 4 juin 1875 ; Considérant que la mise en pratique des dispositions prescrites par l arrêté susvisé du 11 septembre 1870, en ce qui concerne le dépôt et l enlèvement des résidus de ménage, démontre qu'il y avait inconvénient à laisser chaque habitant ou locataire déposer un récipient contenant les ordures ménagères ; Considérant que, dans ces conditions, il y a lieu d'obliger le propriétaire de chaque immeuble à mettre à la disposition de ses locataires un ou plusieurs récipients communs qui seront déposés le matin, à la première heure, à la porte de la maison pour recevoir les résidus de ménage de tous les locataires et qui seront remisés, aussitôt après le passage des tombereaux d'enlèvement ; Considérant que le mode de chargement par un cabestan sur les voitures exige que les récipients aient des dimensions déterminées ; Arrête : Article premier. Il est complètement interdit de projeter sur la voie publique, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, les résidus quelconques de ménage ou les produits de balayage provenant de l'intérieur des propriétés privées ou des établissements publics. Article 2. A partir du 15 janvier 1884, le propriétaire de tout immeuble habité sera tenu de faire déposer chaque matin, soit extérieurement, sur le trottoir, le long de la façade, soit intérieurement, près de la porte d'entrée, en un point parfaitement visible et accessible, un ou plusieurs récipients communs de capacité suffisante pour contenir les résidus de ménage de tous les locataires ou habitants. Le dépôt de ces récipients devra être effectué avant le passage du tombereau d'enlèvement des ordures ménagères, enlèvement qui doit commencer à six heures et demie du matin pour être terminé à huit heures en été (c est-à-dire du 1er avril au 30 septembre) et commencer à sept heures pour être terminé à neuf heures en hiver (c est-à-dire du 1er octobre au 31 mars). Les récipients doivent être remisés à l'intérieur de l'immeuble un quart de heure au plus après le passage du tombereau d'enlèvement. Le concierge, s'il en existe un dans l'immeuble, sera personnellement tenu d'assurer cette double manœuvre, sans préjudice de la responsabilité civile du propriétaire.
Article 3. Les récipients communs, quels qu'en soient le mode de construction et la forme, devront satisfaire aux conditions suivantes : Chaque récipient aura une capacité de 40 litres au minimum, et de 120 litres au maximum. Il ne pèsera pas à vide plus de 15 kilogrammes. S il est de forme circulaire, il n aura pas plus de 0,55 m. de diamètre ; s il est de forme rectangulaire ou elliptique, il n aura pas plus de 0,50 m. de largeur ni de 0,80 m. de longueur. En aucun cas, la hauteur ne dépassera la plus petite des deux dimensions horizontales. Les récipients seront munis de deux anses ou poignées à leur partie supérieure. Ils devront être peints ou galvanisés et porter, sur une de leurs faces latérales, l'indication du nom de la rue et du numéro de l'immeuble en caractères apparents. Ils devront être constamment maintenus en bon état d'entretien et de propreté, tant intérieurement que extérieurement, de manière à ne répandre aucune mauvaise odeur à vide. Article 4. Sous réserve des exceptions prévues ci-après aux articles 5 et 6, il est interdit aux habitants de verser leurs résidus de ménage ailleurs que dans les récipients communs affectés à l'immeuble. Ils ne devront effectuer ce versement que le matin avant le passage du tombereau d enlèvement. Si le récipient commun vient à faire défaut ou se trouve accidentellement insuffisant, ils devront, soit laisser leurs récipients particuliers à la place ou auprès du récipient commun, soit attendre le passage du tombereau pour y verser directement le contenu de ces récipients particuliers. Article 5. Il est interdit de verser dans les récipients communs les détritus qui font partie de l'une des deux catégories suivantes et que les particuliers sont tenus de faire enlever à leurs frais, savoir : 1° Les terres, gravois, décombres et débris de toute nature provenant de l'exécution de travaux quelconques ou de l'entretien des cours et jardins. 2° Les résidus et déchets de toute nature provenant de l'exercice de commerces ou industries quelconques. Sont seules exceptées de cette interdiction les ordures ménagères proprement dites des établissements de consommation. Article 6. Il est également interdit de verser dans les récipients communs les objets suivants dont l'administration assure l'enlèvement, mais qui doivent être déposés dans des récipients spéciaux à côté des récipients communs, savoir : 1° Les débris de vaisselle, verre, poterie, etc. , provenant des ménages. 2° Les coquilles d huîtres. Article 7. Il est interdit aux chiffonniers de vider les récipients sur la voie publique ou de faire tomber à l'extérieur une partie
quelconque de leur contenu, pour y chercher ce qui peut convenir à leur industrie. Article 8. Toutes les prescriptions du présent arrêté seront applicables aux immeubles situés dans des voies non classées, ou dans des cours, passages, impasses et autres espaces intérieurs ayant le caractère de propriétés privées. Dans ces différents cas, les récipients communs devront être déposés au débouché de ces voies privées ou espaces intérieurs sur la voie publique. Article 9. Les contraventions aux dispositions qui précèdent seront constatées par des procès-verbaux et poursuivies conformément aux lois. Les procèsverbaux pour infractions concernant le dépôt et le remisage des récipients communs seront dressés à la fois contre le concierge et le propriétaire de l'immeuble, ou seulement contre le concierge ou le gardien, s il s agit d un immeuble appartenant à l'État, au Département ou à la commune. Article 10. Sont abrogés les arrêtés des 11 septembre, 14 juin 1871 et 4 juin 1875. Article 11. M. le Directeur des Travaux est chargé de l'exécution du présent arrêté qui sera inséré au Recueil des actes administratifs et publié, par voie d affiches, dans toute l'étendue de la ville de Paris. Fait à Paris, le 24 novembre 1883. E. POUBELLE.
ANNEXE 5. EXTRAIT DE LA DÉCLARATION DE M. POTIN, MAÎTRE CHIFFONNIER, À LA COMMISSION DITE DES 44 (COMMISSION PARLEMENTAIRE), LE 11 MARS 1884. (CITÉ PAR JOSEPH BARBERET LE TRAVAIL EN FRANCE : MONOGRAPHIES PROFESSIONNELLES, CHIFFONNIERS, P.70, ET P.73)
Avant l'arrêté (Poubelle, 1884), un chef de famille avec sa femme et ses trois enfants gagnait 10 Frs par jour, soit 2 Frs par personne en moyenne. Depuis qu'on ne peut plus vider les ordures sur la voie publique, 50 % des détritus utilisables que recueillaient les chiffonniers sont perdus pour l'industrie française. Et au lieu de 2 Frs par jour, les chiffonniers gagnent à peine 1 Fr. Je suis marchand de chiffons! J'employais, avant l'arrêté, six hommes et un certain nombre de femmes. J'achetais en moyenne pour 500 Frs par jour de détritus; depuis, je n'en achète plus que pour 140 ou 150 Frs; au lieu de six hommes, je n'en emploie plus que trois, et sur dix ou douze femmes, j'ai été obligé d'en renvoyer la moitié. Or ces hommes et ces femmes, qui ne peuvent plus travailler chez moi, ne trouvent pas plus d'ouvrage chez mes confrères, ils sont sur le pavé de Paris, il leur est impossible de s'employer. Il est évident que ces femmes ne peuvent guère aller faire de la couture ou de la lingerie. Voilà la crise que nous subissons. Le préfet nous a dit: «Je ne veut pas supprimer le chiffonnage, et la preuve c'est qu'il a un ou deux chiffonniers sur chaque voiture». Mais ces un ou deux chiffonniers n'ont pas le temps, quelle que soit leur bonne volonté, de trier et d'enlever des tombereaux à ordures tout les détritus utilisables dans l'industrie qu'ils contiennent. Il en résulte que 5O% au moins des détritus sont totalement perdus (…) Il y a dans un tombereau d'ordures :ménagers ramassés à Paris de quoi faire vivre 50 à 60 personnes. Si 4 seulement sont admises à y fouiller, elles sont seules à en bénéficier. Les 46 autres chôment. (…) Dans les étoffes avec lesquelles on fabrique même les vêtements de luxe, il entre 20 ou 25% de vieux lainages, de vieux mérinos effiloches auxquels on ajoute 75% de laine neuve. Ces mérinos, séjournant dans la boite aux ordures, subissent une dépréciation. La chaleur les corrompt, les détériore, et ils n'ont plus le corps aussi ferme.
ANNEXE 6 Cartes de Paris et ses cités chiffonniers au long du XIX siècle (Fernandez, 2010) P é r i o d e 1 8 0 0 - 1 8 6 0
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