Blah Blah le livre :
La décroissance, Nicholas Georgescu Roegen (1979) ************************************************************************************************
Appelé, avec raison, le père de la décroissance, Nicholas Georgescu Roegen a finalement assez peu utilisé ce terme. Le terme qu’il emploie le plus souvent est celui de bioéconomie. Que signifie-t-il ? Que l’économie est un processus avant tout naturel. En effet, les processus économiques découlent tout naturellement du développement exosomatique de l’homme (exosomatique est un terme inventé par Alfred J. Lotka pour définir la propension de l’homme à se développer en dehors de son corps par le moyen d’organes nonbiologiques qui augmentent sa capacité d’action et de jouissance). Et quelles sont donc les conséquences logiques de cette naturalisation de l’économie ? Les racines biologiques de l’économie nous forcent à intégrer celle-ci dans une écologie globale du système terre. Or, tant que duraient les économies de subsistances auxquelles correspond la majeure partie de l’histoire de l’humanité, ce point était d’une importance mineure puisque l’économie humaine rentrait dans le cadre des cycles écologiques. Mais depuis la révolution thermoindustrielle du XIXe siècle, on peut affirmer que l’homme est devenu une force géochimique majeure (idée que l’on retrouve déjà chez Verdnasky), modifiant les équilibres écologiques antérieurs.
Et c’est là que Nicholas Georgescu Roegen, lui même économiste, est en profond désaccord avec l’orthodoxie de sa profession. En effet, les économistes ont tendance à ne pas intégrer la nature dans les processus économiques, seuls sont étudiés les processus de production et de consommation, ainsi que le marché. En fait, à la vision mécanique de l’économie, il oppose une vision thermodynamique. Un des apports principaux de la thermodynamique à la physique est le principe d’irréversibilité, dérivé de sa deuxième loi, dite loi de l’entropie. Il convient ici de prendre quelques instants pour tenter d’expliciter le terme. La première loi de la thermodynamique est celle de la conservation de l’énergie, résumée par la célèbre phrase ‘rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme’. Il ne s’agit ni plus ni moins que de mécanique, c’est à dire de physique traditionnelle. La deuxième loi est celle de l’entropie. Elle stipule, pour faire simple, que lorsque l’on utilise de l’énergie (par exemple en transformant de l’énergie chimique en travail mécanique), une partie de cette énergie est perdue, non pas qu’elle disparaisse (ce qui contredirait la première loi), mais elle est dissipée sous forme de chaleur et rendue inutilisable. « Il est possible d’exprimer cette différence
d’une autre façon encore. L’énergie libre implique une certaine structure ordonnée comparable à celle d’un magasin où toutes les viandes se trouvent sur un comptoir, les légumes sur un autre, etc. L’énergie liée est de l’énergie dispersée en désordre, comme le même magasin après avoir été frappé par une tornade. C’est la raison pour laquelle l’entropie se définit aussi comme une mesure du désordre. Elle rend compte du fait que la feuille de cuivre comporte une entropie plus basse que celle du minerai d’où elle a été extraite. 1 » Cette loi de l’entropie introduit un principe d’irréversibilité qui n’existe pas dans la mécanique classique. Toutes les activités produisent donc une hausse de l’entropie, transformant de l’énergie libre (utilisable) en énergie liée (non-utilisable), ou encore, pour l’exprimer autrement, de la basse entropie en haute entropie. Bien sûr, non seulement de nouvelles sources d’énergies peuvent être découvertes (demain la fusion ?), mais de plus la terre dispose d’un joker : le soleil est une source gigantesque et renouvelable d’énergie qui se déverse sur la terre. Mais ces sources ne sont en aucun cas aussi pratiques que, par exemple, les hydrocarbures. Pour l’énergie nucléaire se posent les problèmes de faisabilité et de dangerosité, tandis que le soleil propose une énergie abondante et sans danger mais malheureusement très diffuse. De plus, le facteur
le plus problématique, selon Nicholas Georgescu Roegen, est celui des matières premières. En quantités limitées (bien qu’énormes et quasi impossibles à estimer), elles se dégradent et sont impossibles à recycler dans leur totalité, ce qui fait dire à Nicholas Georgescu Roegen qu’elles même sont tributaires de la deuxième loi de la thermodynamique (en fait, il propose d’appeler cela la quatrième loi). Pour importantes qu’elles puissent être, les ressources sont donc limitées. Et quoi qu’on en dise, l’économie à besoin d’un support matériel (« matter matters too »). Les substitutions et la chasse au gaspillage ne peuvent durer qu’un temps, sans matériaux à basse entropie l’humanité est vouée à s’éteindre, ce qui fait dire à Nicholas Georgescu Roegen que « la conclusion est évidente. Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie qui, autrement, pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. Autrement dit, chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir. Il se peut que le développement économique fondé sur l’abondance industrielle soit un bienfait pour nous et pour ceux qui pourront en
bénéficier dans un proche avenir : il n’en est pas moins opposé à l’intérêt de l’espèce humaine dans son ensemble, si du moins son intérêt est de durer autant que le permet sa dot de basse entropie. [nous reviendrons sur ce dernier point dans quelques instant] » Non seulement tout travail nécessite des ressources (input), mais de plus tout travail, en plus des biens et/ou services de consommations courantes qu’il peut produire, est générateur de déchets (output). Une partie de ces déchets est recyclée par les cycles naturels, une partie peut être recyclée par les activités humaines, une autre partie peut être traitée pour en diminuer la nocivité, mais il restera toujours un reliquat qui correspond à une pollution du milieu naturel. Plus l’activité économique est intense, plus ce reliquat sera important. Et Nicholas Georgescu Roegen de s’exclamer : « Des motocyclettes, des automobiles, des avions à réaction, des réfrigérateurs ‘plus gros et meilleurs’ entraînent non seulement un épuisement ‘plus gros et meilleur’ de ressources naturelles, mais aussi une pollution ‘plus grosse et meilleure’. » Que faire alors ? Entamer une décroissance de l’activité industrielle. Ce qui n’est pas anodin, puisque cela entraînerai une baisse de la consommation (en particulier
dans les pays les plus ‘développés’, les pays les plus pauvres disposant eux même encore d’une certaine marge de manœuvre). Les habitants des pays riches seront-ils prêt à abandonner la plupart de leurs gadgets pour laisser une chance de vivre dignement aux pays les plus pauvres et à cette fraction de l’humanité qui n’est pas encore née ? C’est loin d’être sûr. Mais le choix devrait appartenir à ceux-ci, et non à quelques technocrates poussés par les lobbies industriels. C’est à ces questionnements que l’on peut voir que Nicholas Georgescu Roegen, en plus d’être mathématicien et économiste, est un peu philosophe. Son avis est tranché mais il n’ose pas s’exprimer au nom de l’espèce humaine, libre selon lui de ses choix : « l’humanité voudra-t-elle prêter attention à un quelconque programme impliquant des entraves à son attachement au confort exosomatique ? Peut-être le destin de l’homme est-il d’avoir une vie brève mais fiévreuse, excitante et extravagante, plutôt qu’une existence longue, végétative et monotone. Dans ce cas, que d’autres espèces dépourvues d’ambition spirituelle – les amibes par exemple – héritent d’une Terre qui baignera longtemps encore dans une plénitude de lumière solaire ! »
Franz
1
: Et pourtant « la feuille de cuivre comporte une entropie plus basse que celle du minerai d’où elle a été extraite ». Nous sommes donc capables de transformer de la haute entropie en basse entropie ! Alors, contrebande d’entropie ? Absolument pas, puisque la première loi de la thermodynamique nous apprend que pour extraire et transformer le minerai d’ou est extrait le cuivre – pour abaisser son niveau d’entropie – il faut une ‘dose’ de basse entropie au moins égale à celle introduite dans le produit final, tandis que la seconde loi nous apprend que la ‘dose’ nécessaire est en fait plus importante que celle obtenue. C’est un point capital pour comprendre l’entropie : toute baisse de l’entropie à un niveau local produit une hausse supérieure de l’entropie au niveau global (Dans un circuit fermé, qui reste le champ d’application naturel).