L’espérance est le songe d’un homme éveillé. Aristote.
Suivez Grégory Perrier sur son site officiel http://gregoryperrier.fr
Grégory Perrier À travers chants
Entretiens avec JeanBaptiste Botella
BIENVENUE DANS MON ROYAUME
Bienvenue dans mon royaume
C
’était la récompense. La carotte qui fait avancer l’âne… Mes pa rents ont toujours su me prendre par les sentiments : «Greg, dès que tu auras une bonne note, tu pourras acheter le disque que tu dé sires...» Les mots de mon père n’étaient pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Une dictée plus tard, me voilà de retour à la maison avec un 8 sur 10. Juste assez pour que, un mardi soir, tandis que maman prend ses pre miers cours de conduite, je traîne papa jusqu’au rayon musique du Score de Pontaumur. Un endroit magique. Merveilleux.
Que c’était beau de voir tous ces vinyles empilés les uns à côté des autres : à droite, le dernier quarantecinq tours d’Hervé Vilard ; à gauche, celui de JeanJacques Goldman, pas loin l’album Le Privilège de Michel Sardou. Mon cœur balance. Lequel ramener dans ma chambre ? Ce sera finalement L'Amour défendu, d’Hervé Vilard, mon modèle. 5
À TRAVERS CHANTS
De retour à la maison, pas le temps d’aider papa et maman à ranger les courses. Me voilà dans ma chambre – mon royaume – dont ma chaîne hifi est le trésor. Ah, cette vieille chaîne, elle faisait tout : disques, cassettes, radio. C’est le premier cadeau que je me rappelle avoir reçu : je devais avoir quatre ou cinq ans, guère plus. Je passais énormément de temps à écouter mes vinyles. C’était mon moment d’évasion. Et tout le monde savait que, pour me faire plaisir, il fallait juste m’acheter un disque. Si bien que, souvent, on m’offrait des albums en cadeau à Noël ou pour mon anniversaire, particulièrement ma grandtante de Chamalières. J’étais bien dans ma chambre. J’y passais des journées entières. J’écoutais mes albums et je lisais mes classeurs d’école. Petit, je n’aimais pas trop sortir. J’étais assez casanier. Et puis j’étais vraiment absorbé par le son de ces vinyles : cette mélodie douce, avec un léger son de bois... C’est à la fois naturel et précis. Et puis ce disque qui tourne… C’était fascinant. J’étais captivé par cette chaîne hifi. Tellement qu’un jour, alors qu’elle était tombée en panne, j’ai décidé de devenir électricien pour la répa rer ! C’est le premier métier que j’ai voulu faire : électricien, pour réparer mon tournedisques... Curieusement, j’ai du mal à savoir d’où m’est venu cet amour du son. Peutêtre de mes parents, qui écoutaient souvent de la musique dans le salon de la maison du Claveix. Ou de mon grandpère maternel, qui tâtait un peu de l’accordéon. Je ne sais pas trop… D’ailleurs, le seul instrument de musique que j’ai vu dans la maison était la guitare de ma mère. Elle était sur une armoire et elle a très mal fini. Un jour, mes parents ont déplacé le meuble et ils ont donc descendu la guitare. Sauf qu’ils ont oublié de la remonter à sa place. Et comme ma petite sœur Pamela était infernale, un jour, elle a sauté sur la guitare et l’a brisée en deux ! Robert Mazal n’a jamais pu la réparer. 6
BIENVENUE DANS MON ROYAUME
J’ai toujours habité la ferme familiale, au lieudit Le Claveix, sur la com mune de CisterneslaForêt. Dans ma famille, on est paysan de père en fils. Je suis la septième génération d’agriculteur, comme mon père, mon grandpère et encore plus loin en arrière... Tout gamin, je ne voyais jamais mon grandpère. Il était tout le temps en plein boulot. J’ai très vite compris pourquoi mon père et mon grand père n’étaient pas souvent là. Le boulot, toujours le boulot à la ferme. Moi, cela ne m’a jamais trop plu. Bon, d’accord : j’ai quelques beaux souvenirs quand on faisait le bois, pour nous chauffer durant l’hiver. J’aimais bien les aider car c’était le seul moment où je pouvais conduire le tracteur. J’avais quatre ans, j’étais assis sur les genoux de mon père et je tournais le volant. C’étaient des moments extraordinaires pour moi : je dominais le monde. Un autre bon moment à la ferme, c’était l’été, quand on faisait les foins. J’adorais l’odeur des foins coupés. À six ans, j’empilais les bottes sur la remorque. C’était crevant, mais je prenais du plaisir à aider mon père et mon grandpère. Et du coup, après, j’avais aussi le droit de par tager les repas. Ah, les repas… Mon grandpère employait des ouvriers pour faire les foins et, le soir, on mangeait tous ensemble sur l’exploitation, à Borduge. C’est la mamie qui préparait le repas et il faut reconnaître qu’elle se débrouillait sacrément bien aux fourneaux et on passait tout le repas à rigoler. Par contre, s’il y a un endroit où je rigolais moins, c’était l’école. Je me rappellerai toujours de ma première rentrée à l’école de La Ver gne. Mauvais souvenir. J’ai été pathétique. J’ai pleuré ma mère toute la journée. C’était un triste jour. Je ne voulais quitter ni maman ni la mai son. Les larmes de la rentrée des classes seront vite séchées, car je suis tombé sur une bande de potes super. 7
À TRAVERS CHANTS
Nous étions cinq et nous avons toujours été dans les mêmes classes jusqu’au CM2. Il y avait Élodie et Mélanie, qui habitaient La Vergne ; Damien, du Claveix, comme moi ; Jérôme, des Imbaux. Dimitri nous a rejoints quelques années plus tard. Nous étions tout le temps ensemble, enfin surtout les garçons. Et, dans le sable, on faisait des constructions, des châteaux. Jérôme avait le tracteur ; Damien, le camion, et moi, le tractopelle. Ce coin de sable, c’était notre endroit à nous. Notre petit coin de paradis. Il y avait deux platanes énormes dans la cour. Ces deux arbres ont une longue histoire. C’est sur l’un des deux que j’ai posé mes premiers mots, et mes premières calligraphies amoureuses ont longtemps en taillé l’écorce. Et puis c’étaient surtout nos poteaux quand on jouait au foot. Moi, comme je n’aimais pas trop ça, j’étais surtout là pour être avec mes copains et ne pas jouer tout seul dans le sable. Du coup, j’étais gardien de but : c’est toujours celui qui n’est pas bon avec un ballon au pied que l’on met dans la cage... Les deux filles, elles, étaient déjà beaucoup plus posées. Elle faisaient quelques marelles. Mais je ne m’en occupais pas trop. Enfin je dis ça… Je m’occupais bien de Mélanie. Cette fille m’avait ensorcelé. Elle avait des cheveux superbes, de couleur châtain foncé. Et puis, surtout, des yeux d’un noir profond... Ah là là, qu’estce qu’elle était jolie ! D’ailleurs, je dis que j’étais amoureux d’elle, mais nous étions tous amoureux d’elle. Sauf que moi, j’ai eu droit à mon petit bisou… Mon premier avec une fille, lorsque j’étais en classe préparatoire. Mais bon ce n’était qu’un petit bisou et un seul... parce que, après, je n’ai plus rien eu du tout ! Et pendant longtemps, puisque, par la suite, ma première vraie fréquentation n’a été que vers l’âge de seize ans. Des allersretours en minibus avec Jean, le chauffeur, aux récréations avec les copains, cette école de La Vergne n’a été le théâtre que de bons moments. 8
BIENVENUE DANS MON ROYAUME
Tout du moins si l’on occulte mes habits de l’époque : survêtement et chemise à carreaux ! Et j’avais même mon petit effet de mode à moi : j’avais les deux poches de mon pantalon qui sortaient… Ça peut sûrement faire rire aujourd’hui, mais je ne le faisais pas ex près. Ces deux poches sortaient tout le temps et je me demanderai tou jours pourquoi ! Mais bon, cela faisait ma force. Et puis ça faisait surtout beaucoup rire les gens de l’école ! Je n’oublierai jamais les deux institutrices que j’ai eues à La Vergne : Madame Cartayrade et Madame Guillot. Deux femmes super. Elles étaient proches de nous. Mes meilleurs moments étaient toujours avant les vacances de Noël. Avec ces deux maîtresses, les derniers jours du premier trimestre étaient magiques : nous allions au cinéma, nous passions chacun notre tour dé corer le sapin et il y avait aussi le Père Noël qui venait. Franchement, c’étaient des choses toutes bêtes, mais elles savaient rendre ces moments féeriques. J’aurai toujours en mémoire ces instants de bonheur. Et puis, je ne peux pas parler des personnes qui m’ont marqué sans penser aux trois femmes qui nous gardaient lors des récréations et du service de cantine : Stéphanie ; MarieClaude, qui était la maman de Mé lanie, celle dont nous étions tous amoureux ; et surtout MarieFrance, une amie de ma mère qui sera présente tout au long de ma vie – et pour longtemps encore j’espère. Ces trois femmes ont été admirables. Elles nous consolaient quand nous n’avions pas le moral ou quand nous avions un petit bobo. Cette petite école de campagne d’une trentaine d’élèves était un peu mon échappatoire. Moi qui étais plutôt casanier, qui préférais être en fermé dans ma chambre à écouter de la musique, je me suis mis vrai ment à découvrir le monde extérieur avec ma classe. 9
À TRAVERS CHANTS
Il faut dire qu’avec mon père et ma mère, nous ne sortions pas beau coup et que je me sentais un peu seul à la maison. Tout a changé le mercredi 15 mars 1989. Je rentre de l’école et, chose bizarre, je vois ma grandmère à la mai son, assise sur le canapé : «Bonjour grandmère, qu’estce que tu fais là ? – Eh ben, je suis venue te garder, ta maman est à l’hôpital car ta petite sœur Pamela est née.» Même si j’avais vu que ma mère était enceinte, je venais de prendre une gifle. Je ne m’attendais pas du tout à cela ! La surprise laissera vite place à la jalousie. Car le petit bout de chou, si mignonne soitelle, prenait un peu ma place avec les parents. Et puis, comme elle était toute petite, je ne pouvais pas m’amuser avec elle. Et elle me réveillait la nuit ! Non, les premiers mois, je ne l’aimais vraiment pas beaucoup. Au fil du temps, j’ai pris conscience que je devais être un grand frère, que j’avais des responsabilités. Alors, j’ai commencé à faire attention à elle, à jouer un peu avec elle – même si la dînette, au bout d’un moment, ça gonfle – et puis, surtout, je me suis senti moins seul dans la maison. Oui, j’ai finalement vécu sa venue au monde comme un cadeau. Comme du pur bonheur. À peine trois ans plus tard, le 16 novembre 1992, rebelote. En rentrant de l’école, je revois ma grandmère dans le canapé : Geoffrey venait de naître. J’étais content car c’était un garçon : avec lui, j’allais enfin pouvoir jouer au tracteur et avoir quelqu’un à affronter dans des courses de voi tures effrénées. Sauf que j’ai vite déchanté… Chaque jouet que je mettais dans les mains de Geoffrey, il le cassait ! Un vrai destructeur et surtout un grand filou. Le roi des coups en douce. 10
BIENVENUE DANS MON ROYAUME
La preuve ? Un soir, alors que nous allions nous coucher, cet espiègle a pris le manche à balai et s’est amusé à taper sur mon lit. Forcément, j’ai hurlé parce que ça faisait mal ! Sauf que, quand mes parents sont venus pour voir ce qui se passait, c’est moi qui me suis fait réprimander ! En fait, je pense que, dans mon enfance, il n’y a qu’à l’école de La Vergne que j’étais vraiment bien. Vraiment moi. C’était un lieu qui sentait l’air du temps, le vécu. J’y suis resté jusqu’en classe de CM2. Et j’y ai dé couvert l’amour. L’amour des mots et de la poésie. Quand, pour la première fois, j’ai entendu Madame Cartayrade réciter Ô souvenirs ! Printemps ! Aurore ! de Victor Hugo, j’ai senti un frisson par courir mon échine. Ces mots me parlaient comme jamais des mots ne m’avaient parlé par le passé : j’ai encore en tête la maîtresse qui nous récite ce passage : Je l’entendais sous ma fenêtre Jouer le matin doucement. Elle courait dans la rosée, Sans bruit, de peur de m’éveiller ; Moi, je n’ouvrais pas ma croisée, De peur de la faire envoler. Ses frères riaient... Aube pure ! Tout chantait sous ces frais berceaux, Ma famille avec la nature, Mes enfants avec les oiseaux ! Je toussais, on devenait brave. Elle montait à petits pas, Et me disait d’un air très grave : « J’ai laissé les enfants en bas. » Qu’elle fût bien ou mal coiffée, Que mon cœur fût triste ou joyeux, Je l’admirais. C’était ma fée, Et le doux astre de mes yeux ! 11
À TRAVERS CHANTS
C’est à partir de cette lecture de ma maîtresse que je me suis vraiment intéressé au sens des mots. Je me suis mis à aimer les écrits, les phrases, les expressions, les formules, les adjectifs. Ces vers m’ont fait ressentir des émotions que je n’avais jamais connues auparavant. Victor Hugo avait fait jaillir mon côté mélancolique ! La poésie était devenu mon truc à moi. D’autant plus qu’en classe, l’institutrice avait instauré un cahier de poésie, dans lequel, à chaque poème, devait correspondre un dessin sorti de notre imagination d’enfant. C’était super. Ça a fait émerger et grandir mon côté artistique. La musicalité des mots de Victor Hugo m’a fait découvrir d’autres au teurs : Maurice Carême, Maurice Rollinat, Théophile Gautier et tant d’au tres grands hommes à l’inspiration toujours plus grande. Même si lire des poèmes n’est pas courant quand on dépasse à peine la dizaine de printemps, j’aimais tellement ça... Raconter ces moments avec nostalgie me donne envie de retourner quinze ans en arrière, dans ma petite chambre, écouter Lila Lilam ou Pas fini d’Hervé Vilard, tout en lisant un poème d’Hugo. J’étais si bien. Si in souciant. Si innocent. Mais tout cela était bien loin de la réalité d’une vie à la ferme : j’avais la tête dans la prose ; mon père, les pieds dans la boue. Ça m’allait bien comme ça, parce que je n’aimais pas trop me rendre sur l’exploitation filer un coup de main au paternel. Et puis, surtout, ma mère ne voulait pas trop que je me rende dans les champs ; elle avait peur que je me blesse… Tant mieux, car la ferme, ce n’était vraiment pas, mais vraiment pas du tout, mon truc. J’étais un million de fois mieux tout seul. Dans mon royaume.
12
Pour deux cassettes de Sardou
T
u verras quand tu seras au collège, tu vas vivre les meilleures années de ta vie. C’est le début de l’indépendance ! » Combien de fois j’avais entendu cette phrase ! Combien de personnes m’avaient confié, alors que j’étais un bout de chou, qu’ils donneraient tout pour faire un saut dans le passé et se retrouver au moment d’entrer au collège. De belles paroles, car la réalité est tout autre. Surtout pour moi… Je me rappellerai ce moment toute ma vie. Un certain lundi 2 sep tembre 1996, je crois que j’ai passé le plus mauvais jour de ma jeunesse. C’était la veille d’entrer au collège de Pontgibaud, l’établissement où allaient tous les gamins du coin. Alors que je venais de passer deux mois de grandes vacances à filer un coup de main à la ferme, à conduire le tracteur, à ne pas trop penser au lendemain et, surtout, à enchaîner les vinyles sur ma chaîne hifi, j’al lais donc plonger dans le grand bain du collège. 13
À TRAVERS CHANTS
Sans savoir pourquoi, et alors que le moment de faire mon premier cartable de collégien approchait, je sentais un sentiment bizarre m’en vahir. Un sentiment indescriptible. Comme une boule qui vous prend dans le ventre et qui vous empêche de tenir en place. Et moi, le gamin calme, amateur de poésie et de musique, je me suis transformé en véritable boule de nerfs. J’allais à droite, à gauche. De ma chambre au salon. Du salon à la cuisine… J’enchaînais les allées et venues dans la bicoque comme on enchaîne les longueurs à la piscine. Forcément à la maison, ce n’est pas passé inaperçu. Et mon père, qui venait de finir sa journée à la ferme, m’a interpellé : «Qu’estce qui se passe Greg ? Je sens que tu ne vas pas bien... – Je ne sais pas, papa… – C’est parce que tu vas rentrer au collège demain ? Mais tu devrais être content, tu vas revoir tes copains de classe». Voyant que sa tentative de me rassurer reste vaine, il tente une autre approche : «Si tu veux, je vais appeler Jeannine. C’est une bonne copine à moi qui travaille au collège. Et je vais lui demander de garder un œil sur toi pour tes premiers pas.» Aussitôt dit, aussitôt fait. Papa passe son coup de fil et moi je prends la direction de mon lit, rassuré par son initiative. Le lendemain, après une bonne nuit de sommeil, c’est donc le cœur un peu plus léger qu’avec mon père, Régis, nous parcourons en voiture les vingt kilomètres qui séparent Le Claveix du collège de Pontgibaud. Et ce n’est pas peu de dire que le coup de fil de la veille avait porté ses fruits puisque, en arrivant aux portes du collège, je devais être le seul élève à avoir un tel comité d’accueil : Jeannine attendait patiem ment notre arrivée, accoudée à la porte d’entrée de l’établissement… alors que sa copine, Simone, elle aussi employée du collège, nous guet 14
POUR DEUX CASSETTES DE SARD OU
tait depuis la fenêtre de l’infirmerie. Avec ce double soutien, j’ai tout de suite été rassuré. Et mon arrivée dans le monde de l’indépendance pouvait commencer. La suite ? Eh ben franchement, cela a été beaucoup mieux. J’ai très rapidement retrouvé mes copains de l’école de La Vergne : Jérôme, Damien, Mélanie, Élodie. Tous les cinq, nous étions tout le temps ensemble. Passer mes récréations avec eux, c’était une sorte de repère pour moi. C’est comme si j’avais emmené un peu de mon école primaire à Pontgibaud. Cette école primaire, j’ai d’ailleurs refusé d’aller la voir pendant de très longues années. J’y avais passé tellement de bons moments que c’était dur pour moi de ne plus en faire partie… Si, très rapidement, Jérôme s’est éloigné de nous pour passer du temps avec quelquesuns de ses amis de Pontgibaud, Damien, Élodie, Mélanie et moi, nous n’aimions pas trop nous mélanger aux autres élèves. En fait, nous étions sûrement un peu paumés. Le collège, c’était pour nous un autre monde, une autre dimension. Nous débarquions d’une petite école de campagne d’une trentaine d’élèves avec des classes à quatre ou cinq et seulement deux institutrices en huit ans. Là, nous nous retrouvions dans un établissement de plus de deux cents élèves, des classes multipliées par quatre ou cinq et avec des changements de professeurs et de classes à chaque matière. Non, c’était un véritable changement. Je dirais même plus, un cham boulement ! Nous avions aussi droit à des matières que nous ne connaissions pas comme les arts plastiques, la musique, la biologie… Et puis nous partagions la cour avec les troisièmes. Ce que je ne les aimais pas, ces troisièmes ! Nous, nous jouions dans notre coin et ces imbéciles, avec leur voix de baryton, venaient tout le temps nous em bêter ! Ils étaient affreux... 15
À TRAVERS CHANTS
Au fil des semaines, la bande des cinq de La Vergne s’est agrandie. À nous se sont joints Julien, Yoann, Cédric, Luc…, des gars avec qui j’ai d’excellents souvenirs de rigolade en cours. Et puis d’autres vachement moins bons, notamment en cours de musique. Pourtant, la musique, c’était mon truc. J’adorais l’écouter. Sauf que là, ce n’était plus pareil. La prof nous faisait jouer de la flûte, puis elle nous enseignait une chanson populaire française comme L’Amitié, de Françoise Hardy. Une fois les paroles apprises en groupe, nous devions interpréter la chan son chacun notre tour, debout devant toute la classe. Si bien que, quand venait mon tour, j’étais terrorisé. J’étais vraiment trop timide ! Bizarrement, cette timidité s’est envolée quand est arrivée la classe de cinquième. Je m’étais parfaitement adapté au rythme du collège et puis je me lâchais beaucoup plus. Peutêtre même... un peu trop. Parce que, pendant toute l’année, avec les copains, on avait mis un sacré bazar ! Le Grégory tout calme avait passé la main à un Grégory dévergondé qui avait appris à faire rire les autres. J’étais celui qui faisait des sarba canes pour lancer des boulettes de papier, celui qui faisait voler des avions avec les feuilles de cours en pleine classe… Même si cela me va lait le courroux de mes professeurs – et de mes parents –, franche ment, c’était super d’être le rigolo de service. Parce que, quand tu arrives à faire rire les copains, la classe t’aime bien… Les profs un peu moins. Même si je savais esquiver les heures de colle, j’avais un peu plus de mal à passer à travers les punitions, particulièrement en français. Ma dame Grange était la reine de la punition. Quand elle m’attrapait en train de faire une bêtise, elle me faisait copier plusieurs fois des règles de grammaire ! Si bien qu’à la fin de l’année, je ne faisais plus beaucoup de fautes lors des dictées ! 16
POUR DEUX CASSETTES DE SARD OU
Malgré tout, j’adorais cette professeur de français. Je l’adorais vrai ment. Dès le premier jour, elle m’avait fait une super impression. Et même si elle m’a fait écrire des dizaines de pages de règles orthogra phiques plus compliquées les unes que les autres, je peux dire que c’est quelqu’un qui a compté dans ma vie. Tout comme Mesdames Mallet, Bonnefoy et Lafarge, avec qui j’étais vraiment bien. Un peu comme Karine, une camarade de classe. Elle m’a tout le temps impressionné. Cette fille avait tout pour elle : des moyennes in croyables à 16 ou 17 avec félicitations du conseil de classe à chaque tri mestre, une gentillesse comme on n’en faisait plus et puis une beauté peu commune. Elle était belle à mourir. J’ai passé quatre années en classe avec elle et je n’ai jamais pu lui parler. Elle m’impressionnait trop ! Encore aujourd’hui, je revois ses cheveux châtain avec des reflets plus clairs et des yeux noirs qui pétil laient. Elle était magnifique. Je la regardais souvent pendant les cours, mais impossible pour moi de lui adresser la parole ou même de m’asseoir à côté d’elle en cours. IMPOSSIBLE. Alors, je me suis contenté d’être amoureux en secret, d’être ce garçon qui rêvait en silence le soir dans son lit, sans jamais avoir le courage de tenter de s’approcher de son étoile. Si, au collège, j’étais le gamin qui faisait l’imbécile avec ses copains, à la maison, je tentais de me comporter un peu plus comme un homme. Et pour cela, la ferme m’a vraiment aidé. À l’âge de 13 ans, j’ai commencé à conduire tout seul le tracteur dans les prés. J’ai aussi commencé à andainer avec la famille. J’avais ces deux petites responsabilités lors des vacances d’été. C’était le pied. J’étais bien. Vraiment bien. Je commençais à m’ouvrir au monde, à sortir petit à petit de mon royaume. Mais un événement allait tout remettre en question. Un événement qui allait me marquer à jamais. 17
À TRAVERS CHANTS
Depuis quelque temps, ma mère, Isabelle, avait changé. L’épouse douce et attentionnée s’était peu à peu transformée en femme volcanique. Employons le mot qu’il faut : elle était devenue in vivable ! Que ce soit avec mon père, avec mon frère, avec ma sœur ou avec moi, cela n’allait plus du tout. Nous n’avions plus les mêmes rapports. Au moindre écart, elle n’hé sitait pas à hausser le ton. Si bien que les décibels étaient montés d’un cran ces derniers mois. Alors que, avec mon père, nous étions souvent la cible des colères de ma mère, pour fuir ces moments d’engueulade, je me réfugiais de plus en plus dans la maison d’en face, chez mes grandsparents. Je pas sais beaucoup de temps avec mon grandpère Max. Il m’amenait voir les veaux, les vaches. Il m’expliquait le fonctionnement de la ferme. Peu importe que cela ne m’intéresse pas trop. Tant que je pouvais m’échapper de la maison, cela m’allait. Sauf que l’escapade ne durait qu’un temps. De retour à la maison, ma mère trouvait toujours quelque chose à me reprocher. L’heure tardive de mon retour ou l’état de mes vêtements, tout était prétexte aux reproches. Pour elle, rien n’allait comme il fallait. Comme elle le voulait. Entre nous, il n’y avait plus de relation mèrefils. Qu’estce qui a donc pu arriver à ma mère pour qu’elle devienne comme cela ? Pourquoi atelle changé ? Estce de ma faute ? Pourquoi crietelle tout le temps sur papa ? Les questions fusaient dans ma tête d’enfant. Une première réponse allait m’être apportée au mois de décembre 1998. Alors que le gouffre se creuse de plus en plus avec maman, je me rapproche de mon père. Après tout, nous étions tous les deux les vic times des sautes d’humeur de maman. Ensemble, nous avons donc décidé de suivre des cours de karaté pour nous détendre et sortir d’un quotidien de plus en plus pesant. 18
POUR DEUX CASSETTES DE SARD OU
De retour de l’entraînement, alors que la neige avait recouvert le sol du Claveix, on découvre une voiture embourbée devant le hangar proche de la maison. Interpellé, mon père lance : «Tiens, à qui est cette voiture ?» La question ne restera pas longtemps sans réponse. À peine la porte franchie, voilà que l’on tombe sur un homme qui s’apprêtait à partir. Mon père a très vite compris ce qui se tramait et pourquoi ma mère avait changé de comportement depuis ces derniers mois. Sans jeter un seul regard à celui qui avait fait intrusion dans sa famille, mon père prend la direction de la cuisine, ferme la porte et demande à ma mère de le rejoindre. Enfermé dans ma chambre, allongé sous mon lit, j’ai entendu pour la première fois mon père hausser le ton. Je m’en souviens comme si c’était hier : «Isabelle, tu te fous de moi. Je ne sais pas ce que tu fais depuis des mois. On ne se voit plus. Tu deviens infernale. Invivable. Et là, je croise un homme devant notre maison. C’est trop pour moi !» Ma mère n’avait pas de mots pour expliquer son geste. Digne et lu cide, mon père lui glisse alors : «Écoute, je suis prêt à te pardonner et à tirer un trait sur ces derniers mois. Mais il faut que tu arrêtes tes conne ries. C’est ta dernière chance ! Nous avons une famille !» Le répit ne sera que de courte durée : en février 1999, ma mère fait ses valises… Une fois de plus, les conditions météorologiques vont lui jouer des tours : un vendredi, alors que j’étais resté sous la couette à cause d’une grippe, elle vient dans ma chambre et me dit : «Greg, je fais mes valises. Je pars.» Je me souviendrai toujours de cette image : je suis sorti de mon lit et je l’ai suppliée à genoux de rester. Rien n’y a fait. Elle voulait partir… 19
À TRAVERS CHANTS
Sauf que quelqu’un en avait décidé autrement : sa voiture, prise dans la neige, n’a jamais pu démarrer. Ce ne sera, évidemment, que partie remise. Bien décidée à quitter le foyer, ma mère avait projeté de patienter une petite semaine avant de plier les gaules. Sans rien dire à mon père. Sous la contrainte, j’ai dû garder le secret de son départ. Un secret lourd à porter pour un gamin de 13 ans. Trop lourd : je suis tombé gra vement malade. J’étais choqué. J’ai passé une semaine complètement dans les vaps. J’avais des montées de fièvre à plus de 40 degrés. Je souffrais le martyre. Personne ne comprenait ce qui m’arrivait. Moi je savais. Ma mère aussi. Une semaine de convalescence plus tard, le vendredi des vacances, ma mère m’annonce que, cette fois, la neige ne la stoppera pas. Pire – culot inouï –, elle me demande de l’aider à déménager en me promet tant deux cassettes audio de Michel Sardou. Moi, complètement ail leurs, K.O. debout, j’accepte sans broncher. J’ai donc rempli sa voiture avec une partie de la maison. Puis je suis monté avec elle pour l’aider à décharger le véhicule dans son nouveau «chezelle», à Nohanent. Aujourd’hui, avec des années de recul, je me demande encore com ment j’ai pu accepter cela. Comment, contre deux cassettes de Sardou, aije pu aider ma mère à fuir le domicile conjugal ? Je crois tout simplement que la situation à la maison était devenue vraiment invivable. Je crois même que toute cette douleur accumulée pendant des mois a été apaisée quand elle est vraiment partie. C’était une sorte de soulagement. À Nohanent, alors que nous venions de vider la voiture, ma mère m’a posé une dernière question : «Tu préfères rester avec moi, ici, à Noha nent, ou tu veux que je te ramène chez ton père au Claveix ?» Je n’ai pas 20