A poil sous les néons

À poil sous les néons

SNOEG SNOEDAL

À poil sous les néons Clopin-clopant Tome 1

Snoeg Snoedal

À poil sous les néons Clopin-clopant Tome 1

Enfin te rencontrer

Bonjour, Bienvenue chez moi. Nous voilà partis pour passer quelques moments ensemble.

Puisque tu tiens ce recueil entre tes mains, c’est donc qu’il a été édité, ou que tu es un de mes proches à qui j’ai eu le cœur de le faire lire.

Toutefois, je tiens à commencer par un aveu : là-tout-de-suite-maintenant, je ne sais absolument pas où je vais. Et je t’emmène avec moi.

Dans mon présent — peut-être séparé du tien par plusieurs décennies — je sais juste que ma décision est prise, que c’est une nécessité : je dois écrire ce livre, notamment parce qu’il me faut te rencontrer. Je me lance dans une aventure où tu seras tour à tour mon complice, un membre de mon « équipée sauvage », mon confident et, je le souhaite : mon nouvel ami ! À l’instant où tu lis ces lignes, je suis peut-être déjà morte ou bien riche comme Crésus à me prélasser (toujours munie d’un carnet et d’un bon vieux Bic) sous les cieux cléments d’une petite île du Pacifique Sud, ou peut-être encore, comme à mon heure qu’il est aujourd’hui, à tirer le diable par la queue pour avoir du temps et conserver ma liberté, dans une petite bourgade provinciale, en France.

Peu importe, car, par la magie de l’écriture et de la lecture, nous voilà ensemble, dans nos présents respectifs. Toi seul avec le papier du livre, je ne sais où, je ne sais quand. Moi seule avec le papier de mon carnet, le stylo en plus. C’est dans cet ici et maintenant commun que l’intimité va se créer, qu’on le veuille ou non. D’où ma hardiesse, alors que je ne connais rien de toi, de me permettre de te tutoyer. D’emblée. Merci de ne pas t’en sentir offensé.

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Oui, je suis avec toi, cher lecteur1, c’est à toi que je m’adresse, c’est vers toi que s’envolent mes mots.

Ils vont, lettre après lettre, substantif après adjectif, complément sur adverbe, proposition relative sur conjonctive, sautant d’une phrase à l’autre, par delà les signes de ponctuation, dévalant les paragraphes, pénétrer ta pupille, s’imprimer sur ta rétine, être transmis puis traités analytiquement par ton système neuronal, pour et c’est mon vœu le plus cher — se répandre dans ton cœur, le réchauffer, le rasséréner, le réconforter, peut-être même y semer des graines, y fleurir, lui offrir un espace d’ouverture, d’inspiration, de créativité.

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Quelle prétention ! Je m’en étonne, moi qui n’ai jamais particulièrement été pétrie d’ambition. Mais voilà, c’est plus fort que jamais, cette exigence imparable de partager et de nous connecter toi et moi, malgré toutes nos différences, sur la même longueur d’onde, littéralement et littérairement.

Il s’agit donc d’un défi, d’un implacable engagement : cher lecteur, je m’engage à abandonner entre tes mains le moindre recoin de mes pensées, à me laisser déshabiller, comme on le fait avec quelqu’un de familier, quelqu’un avec qui on partage une forme d’intimité. Et ce, alors même que tu n’as finalement rien demandé !

Peu importe ton âge, où tu as grandi, si tu as fait des études, peu importe si tu as comme on dit « réussi dans la vie », si tu es en recherche, si tu n’y crois plus vraiment2. Peu importe si tu as un gros compte en banque, si tu bouffes chez Flo ou chez Coluche, si tu possèdes un spacieux F7 ou si tu loues une caravane.

Pour moi, ami lecteur, tu es un frère humain. Nous sommes liés à un point que l’on peut à peine imaginer avec nos petits neurones.

Nous avons de nombreux dénominateurs communs. Nous avons les mêmes besoins fondamentaux.

Nous aimons nous sentir bien, sentir le soleil sur notre peau, écouter le chant des oiseaux.

1 Alors, soyons clairs : je me soumets aux règles d’UNE grammaire française qui a décidé de faire gagner le masculin sur le féminin (étonnant ?). Je ne me lancerai pas dans un discours féministe, rassure-toi, mais je tiens à préciser que, chère LECTRICE, je m’adresse tout autant à toi.

2 Ah ! ce fameux Y GREC ! On Y reviendra.

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Nous aimons les étreintes chaleureuses, les rencontres avec des personnes drôles et bienveillantes, les rires des enfants insouciants.

Nous aimons éprouver de la reconnaissance, être valorisés quand on a fait de notre mieux.

Nous aimons la musique, nous aimons chanter ou écouter ensemble des chansons qui émeuvent nos cœurs.

Nous apprécions les premières fleurs sur les arbres quand revient le printemps et la chaleur d’un autre humain quand le froid se fait sentir.

Nous aimons regarder le feu crépiter et nous rappeler le bonheur des choses simples.

Nous aimons les bonnes nouvelles, faire une sieste à l’ombre d’un figuier ou tout autre de ses congénères en écoutant l’eau clapoter.

Nous aimons nous émerveiller devant le vert tendre des premières feuilles, le pied minuscule d’un nourrisson ou devant la violence d’un orage.

Nous aimons partager des moments de légèreté, parfois fugaces, quand deux regards se croisent et créent un espace d’intimité par un sourire complice.

Nous aimons les synchronicités3, soi-disant « hasards » heureux qui nous rappellent que l’on est sur le bon chemin et nous permettent d’entrevoir la magie de la vie.

Nous aimons.

Il y a peut-être, dans cette liste4, des choses que tu as oubliées ou que tu n’as jamais expérimentées, mais j’ai du mal à imaginer que tu puisses me contredire là-dessus : nous aimons.

Et nous aimons être aimés. Être aimés pour ce que nous sommes : un petit humain de passage, si fragile, si minuscule et à la fois si extraordinaire.

3 Je livre exceptionnellement en NDBP une définition de ce mot, que j’aime beaucoup employer car je ne crois pas au hasard : « L’occurrence simultanée d’au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les perçoit ». D’après l’ami Carl-Gustav Jung. Mot que mon logiciel s’obstine à souligner en rouge, alors qu’il a fait l’objet d’un prix Nobel dans les années 80.

4 Pour une liste merveilleusement exhaustive, je t’invite à lire « Le sel de la vie » de Françoise Héritier.

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Et si j’ai enfin décidé — après plus de trente années à écrire de-ci de-là sur des carnets, des feuilles volantes, des lettres d’amour, des poèmes, des pensées — de mettre en forme ce recueil, pour toi, pour te l’offrir, te le faire partager, c’est aussi pour que tu sois certain d’une chose : tu es digne d’être aimé. Tu peux t’aimer, vas-y, commence maintenant !

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Bien entendu, je l’écris aussi pour maintes autres raisons, sans compter celles dont je n’ai pas conscience. Je l’écris notamment pour tous ceux que j’aime déjà, afin de les remercier et de leur rendre hommage. Tu trouveras leur nom en fin d’ouvrage.

Mais c’est en premier lieu à toi que je viens dire merci. Merci de m’avoir fait entrer dans ton intimité.

Merci d’embarquer avec moi sur ce frêle esquif qui ne tient actuellement qu’à mon cahier et mon stylo — et à ma ferme volonté de ne pas lâcher l’affaire, d’y croire.

Croire que ça a du sens de me mettre à t’écrire, croire que ce texte franchira les parois de mon ordinateur et finira entre tes mains, croire que l’aventure en vaut la chandelle5, qu’elle nous rapprochera, qu’elle nous fera vibrer ensemble, nous fera nous sentir reliés par-delà le temps et l’espace, créera entre nous des liens invisibles qui sont la substance de la vie, de l’amour et du coup, par une logique imbattable, nous rendra plus forts et plus beaux6 !

Me voici aujourd’hui devant un décisif passage à l’acte. Je viens d’ouvrir, sur mon vieux PC poussif, un document auquel je n’ai pas encore donné de nom, qui sera la première trace formatée, qui permettra de te faire parvenir mon récit, cher lecteur.

J’ai écrit deux cahiers entiers, pendant un peu plus de neuf mois. Je t’ai écrit tous les jours, parfois un mot, parfois dix pages. Il est temps de passer tout cela en revue et de mettre en forme. Et d’y ajouter des textes, des poèmes, surgis en parallèle ou après l’écriture du premier bloc. Tout en reprenant mes notes, le recueil s’étoffe.

5 Faudra t’y habituer, je raffole des vieilles expressions !

6 Ouah ! Tu t’es pas un peu emballée, là, ma fille ? (Commentaire de Nelly, ma précieuse relectrice : « T’es sûre de vouloir écrire cela ? T’as raison de t’exalter sur ton livre… Bizarre de te juger dans la NDBP ».

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Ça va prendre un bon moment. Je vais tenter de ne pas être trop dans le jugement, de ne pas être trop exigeante avec moi-même, de ne pas faire trop de coupes. J’avoue que c’est assez flippant, c’est un peu comme de me regarder à poil dans un miroir sous des néons.

Je me lance.

Alors, non seulement je me permets de m’adresser à toi comme si on avait élevé les cochons ou autres mammifères ensemble, mais en plus je vais commencer par te demander quelque chose. Un peu à brûle-pourpoint7, d’ailleurs, je t’invite à te munir d’un carnet, que tu auras près de toi, dans ta poche, dans ton sac ou sur ta table de nuit, en parallèle de la lecture de mon recueil. Le plus tôt sera le mieux. Peut-être en as-tu déjà un chez toi, qui attend. Ça peut même être un vieil agenda vide. Peu importe le format.

Je te propose de créer un espace à toi sur du papier, un jardin secret, dans lequel tu peux écrire des idées, des rêves, un bon mot, des projets, des souvenirs, les rencontres qui ont compté pour toi, de faire une liste des personnes à qui tu as envie de dire merci, d’y coller un ticket, un morceau de tissu, une carte de visite ou postale, une feuille séchée, le papier d’un bonbon offert par quelqu’un que tu chéris…

Tu es libre d’y consigner tes colères, tes doutes, tes peurs, aussi, bien sûr. Mets-y ce qui te semble important. Ce qui te tient à cœur. Fais un dessin, un fond, un ornement, un collage, y’a pas besoin d’être doué pour ça. Pas besoin d’être artiste ou écrivain.

Tente le coup. Fais péter. Lâche-toi !

L’art discret, ça s’appelle, ou hors-les-normes, intime ; ça n’a même pas besoin ni la prétention d’être beau. À la fois source d’inspiration, catalyseur et défouloir. Pour toi. Libre à toi de le partager et laisser un ami y faire une page. Comme dans les cahiers d’amitié de notre enfance.

Si je me permets de te proposer cet acte symbolique, c’est parce que, tu t’en doutes, c’est une activité que je pratique, le carnet. Et, tu le découvriras, j’ai décidé d’extraire quelques pages du dernier en date, pour rythmer mon récit. Pour reposer ton œil. Et parce que l’enfant intérieur se réjouit en chacun de nous, quand il y a des images !

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Mais d’où vient donc cette expression-là ?

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J’en profite pour te faire remarquer que j’affectionne aussi les notes de bas de page, t’as vu ? Ça te coupe certes dans le flot du récit, ça t’emmène autre part, ça te déconcentre, mais du coup ça peut aussi te faire penser à autre chose qui t’inspire. Après, tu reprends la phrase du début et on passe DEUX FOIS plus de temps ensemble ! Youpi ! Mais tu peux aussi les zapper, si ça te chante ! Sens-toi libre ! Rassure-toi, ce ne sont pas des « références-à-la-j-me-la-pète » et elles ne sont pas nécessaires à la compréhension de la suite. Ce sont surtout des clins d’œil. De petites mises à distance.

Aujourd’hui est un grand jour, puisque je tiens à te raconter comment tout a commencé, pourquoi je me retrouve ainsi entre tes mains. Ou plutôt comment ça s’est accéléré.

Vu que je ne sais pas vraiment où on va, tu sauras au moins d’où ça vient.

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Avec une boutade de mon petit chéri, comme détonateur.

Il faisait glacial dehors, il était minuit passé, je venais de rentrer.

Je venais de lui faire part d’un événement survenu l’après-midi même, dans la petite église du village de mon enfance. J’avais vécu un des highlights8 de ma vie — ampleur qui peut certes paraître déplacée et vaguement dérisoire, mais je l’ai vécue comme telle : j’avais eu l’impression de franchir, à 40 ans, un pas décisif dans mon histoire avec ma famille : j’étais comme passée de la fofolle un peu artiste à… à quoi ? À quelqu’un de douée pour la canalisation des émotions en mots ?

Ce jour-là, j’avais fait pleurer littéralement père et mère, plusieurs membres de la famille étaient venus me féliciter et me remercier, certains avec des sanglots dans la voix, pour l’oraison funèbre que j’avais écrite afin de rendre un dernier hommage à un homme qui tenait tant à mon cœur : Jacques Delisle, oncle culte, héros de mes jeunes années et personnalité appréciée de notre petite ville.

Ce texte, je l’avais couché d’un trait sur le papier, bien avant le jour de son départ. Je m’étais pris le temps de me connecter à tous les souvenirs d’enfance dans lesquels il rayonnait, ses visites, ses voyages, ses cadeaux, son écoute, son humour, ses passions.

8 On pourrait traduire avec « moments forts », mais ça rentre pas dans le rythme. Au risque de faire grincer les dents des puristes, j’utilise la langue de Shakespeare.

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J’y avais, évidemment, mis comme on dit « tout mon cœur ».

Accueillant avec nonchalance, comme à son habitude, mon récit gavé d’émotions, Nico me rétorque : « Mais oui, on le sait tous qu’il est là ton talent ! Arrête tes petits collages et écris un bouquin, p… ! » J’avais passé la journée et la soirée à baigner dans les vagues profondes propres aux rituels de mort, je venais d’enchaîner plusieurs journées d’affilée sans pouvoir me poser à ne « rien » faire, besoin fondamental pour l’équilibre de ma sensible petite personne et que je m’évertue à préserver.

Tendue comme un string, j’ai mal interprété la boutade. Je l’ai instantanément transformée en « Il serait temps de faire quelque chose de ta vie ! ». J’ai bien senti que la colère montait.

J’ai failli lui répondre agressivement version catapulte avec un « Pff ! Hé ben tant pis, j’ai raté ma vie, vu que je ne peux pas écrire de livre parce que j’ai même pas d’histoire ! ». Ou pire encore « Mes petits collages, y t’emm… ! ».

Mais je n’ai rien dit. Après vingt ans de relations prises de tête, j’ai appris à me contrôler. Et il est évident que petit chéri n’avait rien à voir làdedans.

Alors j’ai juste dit bonsoir à Nico, aux plantes, et je suis allée m’écraser en étoile de mer sur mon lit, dans l’espace blanc de ma chambre à coucher.

Là où rien nulle part n’accroche mon regard, là où ma rétine peut lâcher prise, là où tout s’uniformise, là où rien ne parasite aucun de mes sens, là où rien ne sollicite mon attention où je peux pleinement être. Me retrouver.

Et me reconnecter.

Ce blanc me permet la digestion de toutes les données emmagasinées au cours de la journée ; l’intégration ou le rejet des éléments qui ont constitué la réalité de ladite journée. Ceux que je nourrirai dans le futur et

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qui feront partie de mon histoire, constitueront mon être — comme le sang se régale d’éléments nutritifs.

Et évacuer les éléments de réalité (regards, remarques, tableaux, personnes, événements…) que je ne garderai pas parmi mes souvenirs, comme le sphincter expulse un étron.

Je ne me laisse pas alourdir.

Je ne pratique pas la rétention.

Je ne suis pas sujette à la constipation émotionnelle ou mentale.

En ce mercredi soir d’hiver, mon état de sensibilité, exacerbé par le deuil et la fatigue, m’a aisément plongée en état de relaxation profonde, un état modifié de conscience, dans lequel tu évolues comme dans une dimension parallèle, comme dans un rêve. Tu guides un peu pour commencer, puis tu laisses faire l’imaginaire, les productions d’une conscience élargie ayant accès, pourquoi pas, à ce que Jung nommait l’inconscient collectif, ce que d’autres appellent la Source, ou même Dieu, ou encore le refuge, ou l’arbre sacré, porte d’accès aux autres mondes où le chamane rencontre ses esprits alliés…

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Arrivée là, au pied de mon grand arbre, dans un espace de calme en moi, au cœur de mon temple intérieur, de mon ultime jardin secret, je me laisse flotter.

Je suis bien.

Une voix chaude, réconfortante, que je n’avais jamais entendue avant mais qui me semble familière, prend la parole avec douceur : « Ne cherche pas à te défendre. Ne cherche pas à résister. La remarque qu’il a lancée a réveillé quelque chose en toi. Ne le nie pas. Rassure-toi, ce n’est pas ton ego. Ça va, tu sais à peu près le dompter. Tu as fait du bon boulot. Voilà, pour l’écriture, c’est à toi de décider. Tu connais la force de l’intention.

Tu sais que tu peux, là, ce soir, à la moitié de ta vie, prendre la décision d’écrire un livre à la hauteur de l’intensité que tu offres à des projets, à des personnes… Tu sais que tu peux écrire un livre qui touchera des tas de gens.»

Panique en interne, ça remue dans mes entrailles, des larmes coulent.

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La voix continue : « Il te suffit de l’imaginer comme déjà réalisé, ton livre. Le tome 2, le tome 3. Tu en as vendu des millions d’exemplaires.

Tu as 45 ans, tu es fière de toi ; tes enfants sont fiers de toi. Tu sais que c’est le fruit d’un long travail, qui englobe tes lectures d’enfant et tes études littéraires. Que c’est le fruit d’un turbulent parcours, ponctué de rencontres et d’expériences de vie. Tu sens que c’est mérité. Que tu n’es pas une usurpatrice. Que le but n’est pas la reconnaissance, mais que tu te donnes l’autorisation d’écrire et de créer à plein temps avec de l’énergie-argent à la clé pour nourrir tes enfants9 et tes rêves. » Il était tard. J’étais toute tourneboulée mais quelque chose en moi résistait encore à cet appel chaleureux et clarteux à la décision. À l’intention de me poser un réel défi. Derrière tout mouvement ambitieux se tapit la crainte, le risque de se vautrer. C’est tout le piment du truc. Je digère assez mal les plats épicés, ça doit être pour ça que je manque souvent d’ambition.

Depuis quand le risque, qui plus est à cette échelle, te fait-il peur, chérie ?

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La voix continua : « De toute façon, tu écris. Depuis des années, tu écris. C’est ton rêve le plus fou, le plus lointain, d’en faire ton activité principale. Tu écris des lettres d’amour, t’en as tout un dossier dans ton ordinateur. Tu écris, depuis ta plus tendre enfance, journaux intimes, carnets multiformes, poèmes… Que tu l’admettes ou non, tu as besoin d’écrire, c’est en toi, c’est bon pour toi, tu aimes ces mouvements réguliers, cette danse de ta main avec le stylo qui imprime ces innombrables signes sur le papier, tu aimes tes doigts qui pianotent à vitesse rapide sur les touches du clavier, tu aimes cette transe. Alors décide, vas-y, saute dans le vide, tout de suite, c’est entre toi et toi-même… »

9 Moi c’est moins grave, je connais les joies du jeûne, idéal pour l’expérimentation d’états modifiés de conscience.

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Tout mon corps vibre J’ai un oreiller sur les yeux Je vois des étoiles. Qui tournent Mes mâchoires se mettent à trembler Dans mon ventre, c’est le grand huit Incommensurable vertige Mon intérieur en deltaplane Mes organes en hélicoptère.

Cette voix sortie de nulle part qui paraissait me connaître aussi bien, voire mieux que moi, m’invitait à faire le grand saut. Un genre de saut à l‘élastique : je peux le dire, j’ai déjà pratiqué.

Un microscopique saut de puce entre la phrase, facile à énoncer : « J’écris » sous-entendu : ça m’arrive d’écrire, j’ai la plume facile, je suis une littéraire dans l’âme, j’écris des cartes postales de vacances…

Et une autre pensée, pourtant terriblement proche, avec juste un petit complément d’objet direct en plus : « J’écris UN LIVRE ».

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Entre ces deux pensées : un abîme. Un gouffre. Un monde. Un univers.

Un vent de panique souffle à nouveau sur mon paysage intérieur.

Et là, avec tout le courage qui peut parfois me caractériser, j’ai crié OUI face à la lune ! J’ai sauté dans le vide ! Et sans élastique.

Oui, je vais écrire un livre. Oui je le mérite ! Oui, je suis digne de m’offrir cet immense défi, ce grand plaisir, cette épopée personnelle que je vais partager avec toi.

Dans cette mouvance mentale où je me débats encore, je suis alors submergée d’une grande joie, accompagnée d’une grosse vague de chaleur.

J’en pleure à nouveau. Là, bang-bang, la voix reprend : « Le titre de ton œuvre, c’est : "Clopin Clopant". Va falloir veiller à employer des mots clairs et aisément compréhensibles. Et travailler. Ça va mettre du temps, pour que tu aies la reconnaissance que tu mérites. Cinq ans. Tu commences demain. Commence par le début, par ce qui est arrivé cet

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après-midi. Prends le temps. Pas après pas. N’aie pas peur de ne pas avoir d’histoire avec un début et une fin. Tu vas créer des ponts, trouver des liens, mettre en forme des tonnes de mots qui n’attendent qu’à prendre vie.

Sois humble, tu connais la puissance d’impact du mot sur le cœur d’un humain.

Tu l’as expérimentée, cette puissance, au cours de tes formations, dans tes espaces-temps de rencontres artistiques, dans tes rencontres humaines.

Tu sais le don que tu as d’offrir des mots à partager, quelle tension vibratoire peut se créer, que quelque chose s’y passe, dans cet échange, qu’une autre dimension peut s’ouvrir. » Ce que tu tiens dans ta main, lecteur, deux ans plus tard, c’est donc la matérialisation de cet échange entre moi et… moi-même, ce soir-là. Un autre moi qui me veut du bien.

Nacht und nebel (Nuit et brouillard)

Je suis au milieu d’une vaste prairie, tout est vert à perte de vue. D’un vert tendre et généreux. L’herbe est moelleuse sous mes pieds. Le ciel est clair.

J’ai le cœur plutôt léger, je flâne, à mon rythme ; je ne sais pas pourquoi je suis là et je ne me pose pas la question. Je respire l’air de la campagne.

Je marche un bon moment, en appréciant le calme et la douceur de l’instant. Prends de longues respirations. Suis le vol d’un papillon bleu.

Guette le chant des oiseaux.

La chanson de Heidi se fredonne toute seule dans un coin de ma tête.

Un sourire s’ébauche sur le bord de mes lèvres.

Une impression de liberté, la folie des grands espaces. À l’horizon, au loin, je vois des taches dans le ciel.

Subtilement mais distinctement, quelque chose change dans mon corps.

Ma respiration se fait difficile, un poids vient écraser mes épaules et une boule me serrer le ventre.

Je continue à avancer. Je me sens de plus en plus mal.

Une envie de vomir me perfore l’estomac. Salive salée envahit cavité buccale. Mes yeux se voilent. Je m’assois. Le ciel s’est assombri.

Comme une longue plainte venue du fond des âges, le prénom de l’homme qui hante des fantasmes monte en moi et pénètre tous mes organes. Une connexion se fait.

Son image apparaît à moi, sur ma droite, un peu plus haut dans le ciel, en grand, version hologramme, comme dans une réalité parallèle. Je discerne la scène avec difficulté.

Il est en train de manger.

Je le vois clairement maintenant.

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J’essaie de lui parler, je cale mes deux mains autour de ma bouche pour que mon cri lui parvienne, je m’égosille, je finis par hurler, mais il n’est plus joignable, ses yeux sont noirs.

Pour quelques instants encore, je gesticule et tente par de ridicules pantomimes d’attirer son regard. En vain.

Il dévore, il ne me calcule plus. Ni moi assise pathétiquement par terre — ni plus rien d’autre.

Je connais cet état.

Il est passé de l’autre côté du miroir, dans le noir de l’extrême solitude. Il a basculé dans un mode où plus rien ne l’arrête, où le cerveau reptilien et les blessures de l’âme s’alchimisent et le transforment. En ogre.

Il se goinfre. Il se bâfre.

Il tend le bras, il chope des trucs au vol, qui tombent du ciel et il les avale goulûment.

Il y a du sang, des tripes, et il se régale.

Je ressens un fort dégoût. Pour lui et son besoin de consommer. Pour cet état second dans lequel il se réfugie pour fuir l’existentiel et se soustraire à son histoire.

C’est alors que je distingue ce qui tombe du ciel. Et ce qu’il dévore à pleines dents.

Comme au ralenti, des morceaux de corps humains pleuvent dans l’azur éclatant. Des troncs. Des jambes. Des bras. Des dos.

Quand arrivent au sol ceux qu’il n’a pas attrapés, ils rebondissent comme des pantins.

Comme dans le film Nuit et Brouillard, images-témoin de la barbarie nazie, les cadavres s’accumulent, blancs, osseux, impudiques, s’offrant aux éléments ; une version remixée avec Massacre à la tronçonneuse. Parce qu’il y a des couleurs.

Du vert, du bleu, et surtout du rouge.

Instantanément se surexposent à mon cerveau ces états parallèles, aux portes de la psychose, où plus rien ne vous atteint, dont on ne se souvient plus le lendemain.

Où les boulimies et autres consommations de drogues ou d’alcool seront toujours excuse, cause ou conséquence du malaise.

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Où tout se termine, comme tout ce que ce monde produit, dans la benne à ordures : en culpabilité puis en honte.

Comme en spirale au bord de l’évanouissement, je reçois la violence incommensurable de notre monde. Faite par et à tous nos frères humains.

En global macrocosme dans l’Histoire et dans l’intimité de chacun.

L’amour de soi criblé de coups, l’estime de soi souillée de boue, le respect de la vie bafoué, l’abus obscène de la beauté, les souffrances non révélées, les territoires à posséder, le pouvoir, la propriété, les frontières, la patrie…

Je ne veux plus penser.

Des milliers d’images plus violentes les unes que les autres s’impriment à une vitesse effrénée sur mes rétines.

Je ferme les yeux, et pour essayer de les extraire comme un venin, je presse très fort mes paupières. Longtemps.

Quand je les ouvre à nouveau, le paysage a changé.

Une petite pluie fine et glaciale s’est mise à tomber.

Elle dégouline les couleurs.

Le brouillard se lève. Tout est brun, sale et humide.

Il ne pleut plus rien d’autre du ciel.

J’ai froid.

J’engage un mouvement pour me soustraire à tout cela.

Il y a des ailleurs, quelque part, où brille le soleil.

Mais je suis coincée.

Je réalise alors que mon corps s’est ankylosé. Je ne peux plus bouger.

Je suis clouée dans la terre trempée de sang. L’humidité me glace. Je me débats pour m’arracher à une tourbe épaisse aux allures de sables mouvants. Je me démène, en sueur, et parviens laborieusement à m’extirper de son emprise.

Je me relève péniblement. J’ai de la boue jusqu’aux genoux. Mais je suis libre. Enfin libre.

Je décide de disparaître.

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L’homme ogre ne me mangera plus. J’ai mis à jour sa part d’ombre. Il ne viendra plus me hanter.

Quand je lance un dernier regard vers lui, l’ogre est tombé à terre, son visage énorme et ensanglanté se tord dans un grand râle.

Il a l’air d’avoir très mal.

Je ne ressens plus ni pitié ni besoin de l’aider.

Je n’ai plus rien à voir là-dedans.

Je suis juste consciente de ne rien pouvoir faire pour lui.

D’un pas assuré, je marche droit vers la forêt attenante à la prairie aux cadavres. Je ne me retournerai plus.

Š Anthony Marquelet, 2012

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Une question ne cesse de remonter à ma surface en ces temps primordiaux d’embryon de projet ; là où les premières cellules — les premiers mots, les premières pages — comme celles du petit d’humain se démultiplient au cœur de l’utérus, sans pour autant ressembler à un enfant… Phase ténue tellement subtile de la « matricialisation » de l’idée au projet, qui ne tient encore qu’à un fil. La question qui se pose et se repose sur le voile invisible de mon écran intérieur est : « Par quel miracle d’illustres inconnus comme toi vont-ils se donner la peine de rentrer dans mon délire, de partir à l’aventure, alors qu’ils ne connaissent rien de moi ? ».

Dans le même ordre d’idées, je réalise soudain , lecteur, quelle confiance énorme tu m’accordes, de mettre à disposition ton espace mental pour t’investir temporairement, de tous tes sens, dans la production aléatoire du mien !

C’est vertigineux.

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Bon, je dois quand même te l’avouer, cela m’arrive régulièrement de me retrouver face à la page blanche et de commencer à écrire sans savoir où je vais : quand j’écris une lettre d’amour ; une activité hélas en voie de disparition et que je pratique avec grand plaisir. Je ne me borne pas à l’ « amour qui fait bander »10, je le fais notamment pour les anniversaires.

J’ai un petit protocole, qui introduit ma lettre.

Le voici : Préambule aux lettres d’Amour : « Quand je me branche, face au clavier et à l’ écran, je laisse écrire, en pensant à toi. C’est de l’ écriture automatique.

En one-shot, d’un seul jet, sans réfléchir, sans organiser, sans mesurer…

Je me connecte à toi.

Ce soir, je vais me prendre le temps de te dire des choses, de raviver des souvenirs.

Mais je ne sais même pas encore quoi.

Sauf, d’abord, que je t’aime.

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Fichtre ! Quel est donc ce besoin répugnant d’être d’une telle vulgarité ?

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Que je suis fière d’exister dans ta vie. À une échelle toute relative.

Et que tu illumines la mienne.

Par ce que tu es, ce que tu crées et ce que tu m’ inspires.

Tu sais, des lettres d’Amour, j’en ai tout un paquet sauvegardé dans un dossier sur mon PC. Ce n’est pas pour déprécier la chose. Au contraire, il s’agit de mon trésor. Vous, tous ceux que j’aime, êtes ma magnifique, mon unique richesse.

Quand j’aime, je me livre, j’ écris, je nous raconte par écrit.

En plus, quand c’est une occasion spéciale, comme aujourd’ hui, toi, comme cadeau d’anniversaire, tu reçois une lettre d’Amour…

Elle est pas belle, la vie ? » Seulement, cher lecteur, toute la difficulté de l’exercice, c’est que là je me branche sur toi, un toi inconnu ! Tellement différent, tellement autre11 !

Il s’agira donc encore et toujours de me mettre sur la piste du fameux dénominateur commun entre tous les humains. Si je devais spontanément ne donner qu’un mot, comme je te l’ai dit dans mon intro, ce serait l’AMOUR, car cette vibration flirte toujours un peu avec l’infini. Ben oui, on a tous besoin de se sentir aimés.

Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Bienvenue dans l’expérimentation du bien nommé work in process, le processus de génération, au creux de moi-même, dans mon alchimie intérieure, là où ça vibre dès que je lâche prise.

Une mise à nu Un effeuillage Ne laisser percer que l‘intense Un tri glacial d’inattendus.

11 Alors là, si je commence à penser que mon livre sera peut-être traduit un jour et qu’il ira jusqu’au fin fond de la Papouasie, ce n’est plus du vertige, c’est carrément des nausées que je vais me taper tellement ça me retourne !