Apoptose Floriane Blanchot
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I Dagny : C’est passé ? Lira : Pour le moment. Dagny : Cette chimio vous fatigue... Le sourire de Lira se transforme d’un coup en une grimace, et elle a à peine le temps d’attraper le haricot en carton pour cracher un dernier restant de bile amère. Elle relève la tête, s’essuie la bouche, attrape un verre d’eau. Dagny : Nous continuerons nos lectures demain Lira, je vais vous laisser vous reposer. Aujourd’hui, ça ne va pas.
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Lira : Je vais faire un effort. Restez encore un peu, je voudrais que vous me relisiez ce passage encore. Dagny : Maeterlinck peut attendre. Vous avez besoin de repos. Lira : Juste quelques pages, il est presque terminé... Dagny : Seulement la fin d’Intérieur alors.
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Lira prend le livre posé sur le plateau roulant. La lecture commence. Elle n’arrivera pas au bout de la pièce ce soir. Déjà les paupières se ferment et la respiration se fait plus profonde. *** Lira se réveille. Elle est trempée. Elle est seule. Elle tremble. Le livre de Maeterlinck est posé sur le plateau roulant, à l’abandon, attendant la prochaine séance de lecture. Elle se redresse dans le lit. En s’asseyant, elle sent la sueur sur son ventre couler en fines gouttelettes. Elle allonge le bras et prend le livre, s’arrête sur la quatrième de couverture, fait semblant de lire
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les quelques phrases de présentation et repose machinalement l’objet. Sur le plateau, elle a laissé un cahier de brouillon dont une page est marquée par un stylo-feutre bleu. Elle approche la tablette roulante, de manière à pouvoir y poser les coudes. Elle se met en position, ouvre le cahier à la page où il était marqué, débouche le stylo-feutre. La sueur coule, coule encore. Les gouttes qui perlaient pendant le sommeil dégoulinent maintenant. Le col du pyjama a pris une teinte bleu marine, comme si elle l’avait recouvert avec l’encre de son stylo-feutre. Mais rien de cette comparaison n’effleure Lira. Seule l’envie d’écrire la tient éveillée, en haleine. Les mains tremblent presque. Sur son ventre, le pli anormalement fin de la peau, que la position assise oblige, garde en son creux un fin ruisseau qui, en crue, s’écoule et laisse une ligne de démarcation sombre sur le pyjama, scindant le corps en deux. Il fait tour à tour trop chaud et trop froid. Le corps est brûlant, les gouttes se rafraîchissent au contact de l’air et donnent des frissons dans leur vertigineuse dégringolade. Le tressaillement parcourt le corps, sillonnant les
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rigoles débordantes. La page reste vierge, rien ne l’inspire. Le front suinte. Elle rebouche le stylo. Referme le cahier. Repousse le plateau. Respire, transpire, expire. ***
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À l’extérieur de l’hôpital, il y a un parc, délimité par un haut et épais grillage, comme si les malades pouvaient s’enfuir. Il est obligatoire de sortir une fois par jour, un quart d’heure, au minimum, c’est la règle. Il faut prendre l’air, qu’importe la saison. Dehors, il y a des bancs en fer, peints en blanc. Ils sont froids en hiver, souvent très sales et laissent des marques sur les jambes nues l’été. Les ronds qu’ils dessinent, bien symétriques, donnent l’impression de bas à motif. C’est sur ces mêmes bancs que, souvent, les patients reçoivent des visites. Les bancs à l’extérieur, où l’air est respirable, ou dans la salle commune de l’hôpital, autour d’un café servi dans un gobelet en plastique. Ici les malades peuvent se plaindre à leurs familles qu’ils veulent rentrer chez eux, qu’ils sont fatigués d’être là, qu’ils ne
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parlent à personne parce que les autres patients sont des malades. Ils pleurent. Ils pleurent beaucoup sur les bancs. Et les familles consolent, ou craquent. Si elles consolent maintenant, de toute façon elles craqueront dans la voiture sur le chemin du retour. « Je sais, je sais, tu veux rentrer, mais il faut te soigner d’abord. Tu es là pour ton bien. Attends un peu et quand les médecins auront trouvé le bon traitement, tu pourras revenir à la maison. » Toujours les mêmes réclamations, les mêmes protestations, les mêmes jérémiades, toujours la même réponse qui cherche l’apaisement. J’ai refusé ces discours inutiles. J’ai refusé toute visite, hormis celle de Dagny. Dagny était bibliothécaire dans mon quartier, du temps où je n’étais pas encore à l’hôpital. La bibliothèque a été détruite, et remplacée par un hypermarché. Elle est maintenant employée par l’hôpital pour faire la lecture aux patients et les distraire un peu. Comme je suis souvent trop fatiguée pour lire, mes yeux ne suivant pas les lignes noires, Dagny chausse ses lunettes rondes et passe
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plusieurs heures par semaine assise sur le rebord de mon lit, à me faire la lecture et à m’apprendre un tas d’anecdotes sur les grands auteurs. Sa visite est mon seul divertissement. Frantz non plus n’a pas de visite. Je crois que c’est aussi pour ça que j’aime Frantz. Il ne se plaint pas à ses proches sur un banc. Il s’assied toujours dans le même coin, et me raconte Marguerite. Et il n’y a pas l’expression de la moindre souffrance dans ses mots. Au contraire, il a un sourire d’enfant lorsqu’il parle de Marguerite. La voix de Marguerite. Les mains de Marguerite. Marguerite la danseuse. Marguerite l’amante... Et je m’imagine le jeune Frantz avec sa belle femme, tous deux frais et pimpants. Sa tenue soignée, rasé de près, son air ravageur. Et nous rions des souvenirs qu’il me raconte, comme s’il les avait vécus hier. *** Ça a commencé par les intestins. Un truc qui grossissait, comme ça, dans mon ventre. Je l’ai toujours imaginé noir. Calciné. Brûlant. Il
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me bouffait les viscères : J’ai maigri, beaucoup maigri. Je voulais le vomir. Chaque jour, je vomissais mon cancer. De la chimio, plus tard, j’ai pensé pareil, j’ai pensé : je vais guérir une fois que j’aurai vomi le noir, le marasme de mon côlon. C’est mon énergie que j’ai vidée dans les toilettes de l’hôpital, chaque matin. Un peu de ma vie.
II Dagny : Vous connaissez Frantz depuis longtemps ? Lira : Je l’ai rencontré dans le parc de l’hôpital. Ça faisait deux semaines que j’étais ici. Je ne suis allée que dans l’aile ouest de l’hôpital. On dit qu’il est très grand, mais je n’ai jamais aimé visiter les zoos. Dagny : Les zoos ? Lira : Si les animaux sont enfermés malgré eux, en bons domestiqués, les malades aussi restent dans le service qui porte le nom de leur mal. On nous rend souvent visite, mais on ne reçoit la facture que lorsque la maladie nous offre un aller simple pour la bestiale séquestration. Enfin,
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certains d’entre nous réussissent à sortir. Mais Frantz est le plus séquestré de tous. En plus d’être enfermé dans cet hôpital, il est prisonnier d’un corps qui ne veut pas bouger. Il a eu une belle vie, avant tout ça. C’est ça que j’aime chez lui, ses souvenirs du passé, intacts comme s’il venait de les vivre. Il est né en Allemagne, mais a perdu un peu de l’accent tranché de l’Est. Il ne garde qu’un air alsacien, sans la coiffe noire et la jupe rouge de Kochersberg. Dagny : Et comment êtes-vous devenue si proche de lui ? Lira : Quand je l’ai rencontré, c’était la fin du mois de mai, deux semaines après mon internement. J’étais entrée dans l’avant-dernière phase de mon cancer, celle qui empêche de quitter l’hôpital, en attendant la mort. Frantz se tenait debout devant le banc, près de la statue de marbre blanc. Les infirmières l’avaient aidé à sortir de sa position assise, mais une fois sur ses deux jambes, il avait paru pétrifié. La statue le regardait avec un air malin de victoire. « Tiens, toi aussi tu es fait d’un corps de pierre, ton propre poids te pèse, tu as froid et tu ne peux pas bouger du parc ? » Je
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me suis arrêtée dans ma promenade, j’attendais un mouvement de lui, j’aurais voulu le pousser, le faire tomber au pire, pour que sur le sol, son corps allongé et mou n’ait plus rien d’une statue de marbre. Les infirmières l’ont aidé, elles lui ont donné un élan, puis comme s’il se réveillait, il a eu trois balancements d’avant en arrière et il a enfin fait quelques pas. Je pense qu’on aurait pu en compter une trentaine quand il s’est figé de nouveau. Il a certainement continué ainsi jusqu’à sa chambre, en pauses régulières. Je n’ai pas eu la curiosité de le regarder plus longtemps. Je suis retournée dans ma chambre, oubliant de profiter de l’air du dehors qui me semblait plus triste que mes murs froids. Dagny : Ensuite, vous l’avez revu ? Lira : Très vite. Le lendemain, je l’ai attendu dans le parc. Il est arrivé à la même heure que la veille. Les infirmières l’ont aidé à s’asseoir sur un banc. Et je suis allée près de lui. Je lui ai demandé son prénom, et s’il était là depuis longtemps. Il n’a pas su me répondre. Une des deux infirmières a répondu que ça faisait déjà six ans. Il a fait mine de ne pas écouter la réponse. Il a regardé
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mon visage et il m’a dit que Marguerite aussi a les yeux transparents, qu’on y voit le ciel qu’il soit gris ou bleu. Marguerite, c’était la femme de Frantz. Chaque jour, sur le banc, pendant une heure, il me parlait d’elle. Il se souvenait de chacun de ses mots, de ses gestes tendres. Je crois que ce que j’aimais chez Frantz, c’est qu’il savait parler d’amour au présent alors que l’amour était déjà passé. Plus tard, j’ai demandé aux infirmières pourquoi Marguerite ne venait pas le voir. Elle était morte depuis quinze ans. Et j’ai compris qu’on pouvait aimer le souvenir, et que Frantz aimait se souvenir et était heureux avec sa Marguerite du passé. Plus heureux qu’il ne pouvait l’être ici, au présent. Dagny : C’est bien que vous parliez à quelqu’un, ici. J’ai appris que vous refusiez les visites. Lira : Oui, je n’ai pas envie que l’on me voit dans cet état. Il n’y a que les médecins, les malades et vous dont j’accepte le regard. Je n’aime pas que les yeux de ceux que j’ai connus avant disent déjà la douleur de ma mort. Ils ont fait leur deuil d’avance, et revenir ici me voir, c’est revoir un fantôme. Je déteste voir ça dans leurs yeux. Et je
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n’ai pas envie non plus de jouer à cacher la réalité sous de fausses illusions. Dagny : Si vous vous sentez mieux ainsi, vous avez raison et personne ne peut vous juger de ça. Je dois y aller maintenant. Je vous laisse mon Kafka, si jamais vous voulez le feuilleter un peu en attendant que je vienne vous lire la suite. *** Parc de l’hôpital. Il fait beau. Lira lit sur un banc, au soleil. Ses lunettes noires lui cachent les reflets aveuglants. Une fille blonde, cheveux bouclés, grands yeux, s’assied à ses côtés. Lira ne fait pas attention à elle. La fille insiste du regard sur Lira jusqu’à ce qu’elle lève les yeux vers elle. Elle tient un œuf Kinder dans sa main, la coque habituellement jaune de l’œuf est peinte en noir au marqueur. Elle est maquillée comme une poupée. Un peu trop d’ailleurs. Ça lui donne un air vulgaire. Cassandre (comme folle, puis battant des cils) : J’ai pas du stylo sur le visage ? Là, sous l’œil, dis, j’ai pas du stylo sur le visage ?
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Lira (sur le ton de la blague) : Oui, sur la joue, un peu. Cassandre : C’est vrai ? Elle sort un miroir de son sac. Se regarde attentivement. Cassandre (criant) : T’as menti, j’ai même pas de stylo. T’as menti, menteuse ! Menteuse ! Elle éclate en sanglots. Sa main se lève sur Lira. Les infirmières qui ne sont jamais loin, l’empêchent et l’emmènent.
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Lira reste interloquée sur le banc. Elle pose un marque-page dans son livre et regarde les arbres. Les longues lianes du saule pleureur secouées par le vent ont toujours le même son. Le bruit des vacances à la mer, du mobile home près de Valras. Le trapèze sous les fines lianes. La chute aussi. La chute du trapèze. La croûte autour de l’œil pour la photo de classe. Une croûte en forme de tache d’encre. La tête blonde de l’enfance, photographiée, figée dans le temps, avec son imprimé de sang séché. La chair entre la peau et les os aussi, le souvenir de la présence de la chair. C’était moelleux au toucher. Et ça a disparu.
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Comme morte une partie du corps de la jeune fille. Envolée déjà, la chair. Le saule pleureur c’est le passé perdu. Mais il faut désormais sortir de la rêverie solitaire. Dagny : Lira ! Vous avez l’air mieux. Vous avancez dans vos lectures ? Lira : Non, j’ai du mal à lire en dehors de ma chambre. Les gens me font peur ici. Ils sont... Dagny : Malades ? Lira : Oui. Dagny : Venez, nous allons finir Les Séquestrés d’Altona. 23
*** Dans la chambre d’hôpital, Les Séquestrés d’Altona de Jean-Paul Sartre vient d’être posé sur le plateau roulant. Le livre a été dévoré goulûment. Lira s’est empiffré de Sartre, elle en a encore le goût dans la bouche. De la folie des uns et des autres, elle garde une impression. Cassandre leur ressemble peut-être. Et on se demande toujours qui du fou ou de soi est le plus fou des deux.
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Dagny : Voilà, on a bien avancé. Je repasserai demain. Vous avez des questions ? Lira : Non. Enfin... Ça n’a pas vraiment de rapport. Mais j’ai vu une fille tout à l’heure. Elle m’a demandé si elle avait du stylo sur le visage. Je ne sais pas pourquoi, j’ai dit oui, je voulais plaisanter. Elle a sorti un miroir et s’est mise à hurler que je mentais. Pourquoi elle m’a demandé ça si elle avait un miroir en poche ? Et ses yeux, Dagny... Vous ne pouvez pas imaginer ses grands yeux exorbités. J’ai eu peur. Je crois qu’elle est toxicomane. Il y en a plein, ici. Et des alcooliques aussi. Il y a aussi cet homme. Il descend de sa chambre en courant. Il s’arrête sur le banc, celui tout proche de l’entrée. Il s’assied. Il se relève immédiatement d’un bond, comme s’il avait laissé l’eau sur le feu et il court jusqu’à sa chambre. Toute la journée. Toute la journée sans interruption. Les infirmiers ont du mal à le nourrir d’ailleurs. Je crois qu’ils le mettent sous glucose la nuit, quand il dort et qu’il oublie de se lever. Je pense même qu’il doit rêver de sa course folle... Dagny : Ne vous inquiétez pas de ceux qui vous
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entourent. Vous sortirez bientôt. Après votre opération, vous irez mieux. Préparez-vous tout de même à ce que cette greffe arrive rapidement et à ce que vous soyez opérée bientôt. Il faut être positif et vous verrez que vous aurez bientôt droit à cette opération. Lira : Je déteste cet endroit. Est-ce qu’on ne peut pas travailler ailleurs ? Je voudrais sortir d’ici par moment. Prendre l’air. Aller dans une bibliothèque ou n’importe où, ailleurs. Dagny : Ce n’est pas possible, Lira. Nous serions à la bibliothèque à l’heure actuelle, si vous pouviez vous déplacer. Ici, vous progressez à vue d’œil. Vous pensiez ne pas vous rétablir et cette greffe peut vous sauver. Attendez de trouver un donneur et nous verrons où nous serons dans quelques mois. Sans doute que vous n’aurez pas le temps de lire Proust ! Lira : Oui... Mais je préférerais ne pas être là. Dagny : C’est évident Lira. Qui voudrait d’un cancer ? Mais il ne reste plus que quelques mois de chimio après cette opération. Il n’y a presque plus trace de métastases. Vous irez mieux bientôt. Les médecins me l’ont assuré.
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