Araknea
Š Jean Kaczmarek, 2013. www.jeankaczmarek.com
Jean Kaczmarek
Araknea
Chapitre Un L a Terre s’ouvre
1 La main gantée de fer survolait avec respect la longue fresque. Elle frôlait des forêts de lances dressées contre de monstrueux animaux caparaçonnés, ondulait au-dessus de seigneurs de guerre harnachés d’armures embrasées. Dans la pénombre troublée par les lueurs de grands cierges cinabre, le Skorpios arrêta ses pas devant la gravure d’un grand dôme, survolé par un rapace aux serres grandes ouvertes. Il fit un discret signe de dévotion pour remercier les vainqueurs de la Guerre écarlate et s’éloigna du bas-relief. Derrière lui, imperceptiblement, de manière sournoise, la pierre gravée s’éclaira d’une belle lueur verte comme celle que font danser, durant les nuits d’été, les lucioles. Les ailes de l’oiseau de pierre s’agitèrent d’un frisson et rapidement une forme humanoïde grandit. Elle s’extirpait du minéral fondu. Drapée dans ses
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élytres, acérée comme une lame, elle se tenait maintenant debout sur le mur. Lentement, elle releva une tête sans visage vers les piquerons acérés d’un énorme morgenstern qui voulaient la fracasser. Elle esquiva presque avec lenteur, mais c’est dans un éclair, que l’attaque de son aile trancha les lames articulées de la pansière et gifla le chevalier. Il roula violemment contre un pilier, ses boyaux répandus. Déjà, les deux derniers gardiens étaient là. Les membranes alaires se déployèrent. Comme une tenaille pour arracher les deux bras du premier. Comme une faux pour ouvrir jusqu’aux cervicales la gorge du second. La créature posa ses serres sur le sol d’un naos inondé de sang et siffla de plaisir en s’approchant de l’autel. Elle resta un instant à contempler son butin. Hypnotisée. Les pennes sacrilèges déchirèrent les lourdes parois en plomb du tabernacle et la bête savoura l’onde des radiations qui la brûlaient. Grisée par ce feu invisible qui faisait vibrer la moindre de ses cellules, elle enveloppa lentement, avec tout le respect qu’elle lui devait, le joyau d’Adrion. L’araknée tourna soudain la tête et cracha un cri strident. Une main dans ses viscères, l’autre sur le manche de son scorpion, le seigneur, dans un hurlement de rage, était sur elle pour frapper de toutes ses forces et de toute la technique qu’apportent des dizaines d’années d’expérience. Les pointes de sa masse d’armes hésitèrent, freinées par une barrière invisible. Le seigneur Skorpios lâcha ses tripes pour serrer de ses deux mains poisseuses la hampe et forcer de toute sa volonté. Le champ de
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force céda et le dos phosphorescent se déchira dans une lumière aveuglante.
2 Dans un cri, Adronor se réveilla, sa paume sur l’œil. On lui avait arraché la cornée. Son cœur battait à tout rompre et il sentait les pulsations jusque dans son orbite. Il retira doucement sa main craignant qu’elle soit pleine de cristallins et d’humeur aqueuse. Par toutes les Veuves, encore un cauchemar ! D’une main flétrie par la magie, il écarta le drap de soie purpurin et de l’autre lissa ses longs cheveux blancs pour coiffer les mèches collées par la sueur. Un peu hagard, il se leva avec difficulté et sortit sur la grande terrasse de marbre. Ses pieds nus sur la pierre polie, adossé à une cariatide, il respira les bouquets capiteux des fleurs nocturnes qui, en contre bas, inondaient ses vastes jardins suspendus. Il contempla le grand disque lunaire accroché au milieu d’un ciel constellé et les reflets argentés des flots noirs de la baie. Les échos des mélopées votives qu’amenait la brise de l’océan montaient vers sa citadelle et lui faisaient lentement oublier son mauvais rêve. Il s’approcha lentement de la balustrade ouvragée et ses mains crispèrent le jaspe. Les lumières des innombrables feux allumés par ses fidèles vacillaient encore à cette heure de la nuit. À l’abri derrière ses hautes murailles crénelées, le roi d’Adrion savourait l’ardente foi de tous ses sujets. Il y puisa comme à une source d’eau vive en plein désert.
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Une nouvelle fois, les Grandes Fêtes de Solstice s’achevèrent. Un engoulevent passa comme une flèche pour happer un gros papillon de nuit. Le monarque se tourna vers sa chambre et la grande porte cloutée de petites araignées dorées de ses appartements s’ouvrit brusquement. Ce doit être important. Un chevalier, avec des yeux ciel d’orage, un visage mangé par une barbe grisonnante, l’armure sombre frappée d’un scorpion rouge sur le torse, s’avança et mit un genou à terre. Les longues spalières métalliques accrochées à ces épaules, que couvrait mal une cape de brocart, crissèrent sur le sol et labourèrent de profondes rainures, le dallage en majolique. Le salut de son poing frappa les pavés d’albâtre qui se brisèrent en étoile. – Archéon ! Ce doit être très grave ! Derrière lui, un adréen très athlétique, le visage couvert d’un heaume rouge et en armure complète était resté en retrait, sur le pas de la porte, sans oser entrer. – Que signifie, Ardran ? interrogea l’altesse en saisissant ses gants en soie amarante posés sur une table en marqueterie. – Le Sanctuaire ! Mes scorpions livrent combat. Les relents putrides de son cauchemar émergèrent soudain. Leurs sales ongles écorchés se plantèrent dans son cerveau fatigué et écrasèrent sa matière blanche comme un citron qu’on presse. – Par Araknea ! souffla le roi en jetant rapidement sur ses épaules une longue cape cardinale. Il se pré-
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cipita pour traverser sans un regard la grande salle du Conseil aux murs tendus d’étoffes précieuses et les trois hommes prirent un escalier étroit qui s’enfonçait au plus profond des catacombes secrètes du Palais-Citadelle. Le son des talons, sur les marches usées, fut bientôt couvert par un bruit sourd et répété, puissant comme les battements d’un cœur de géant. Encore un large et long couloir creusé de niches mortuaires. Partout, dans la pénombre des torches, les momies desséchées des princes de la cité reposaient dans de grandes urnes cinéraires. Ils débouchèrent enfin dans une vaste salle aux murs incrustés de micas et décorés de signes cabalistiques rougeâtres. Là, sous le regard noir et vide de grandes statues filiformes, de ses poings de métal, une énorme méchanoïde médiévale trapue faisait bélier pour enfoncer les immenses vantaux d’un portail. À l’arrivée de ses Seigneurs, le capitaine fit reculer le lourd squelette trapu blindé de métal rouge. Ses bras et jambes ordonnèrent aux commandes pour s’agenouiller. Autour d’elle, plusieurs soldats s’affairèrent immédiatement pour en vérifier les rouages, refroidir les longues fibres musculaires. Rapidement, le pilote descendit et s’approcha sans oser lever les yeux vers le monarque. – Altesse, les battants sont scellés et les Seigneurs des Armes ne répondent pas. La cathédrale ne s’ouvre pas. – Cette relique d’un autre âge ne pourra ouvrir une porte que j’ai scellée. Personne ne peut entrer… sans se faire connaître ! interrompit Adronor. Déjà, il approchait sa paume gantée de velours, et murmura la prière des initiés. Ces paroles, les mêmes
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depuis mille ans, illuminèrent les nervures incrustées. Un sang de feu courut dans des artères d’airain jusqu’aux veinules et un labyrinthe rougeoyant brilla. Les gonds jouèrent et les deux énormes battants gémirent pour s’ouvrir lentement. Adronor s’engouffra sans hésiter dans l’antre obscur qui refoula une bouffée de chaleur mêlée à une odeur atroce de viande brûlée. Des veines de feu le précédaient, courraient sur le sol et montaient le long des colonnes. Les murs, les statues se couvrirent d’arabesques de magma. L’hypogée s’éclairait pour accueillir son roi. – Toi, Alkyor, tu restes ici ! Et personne ne doit quitter ces lieux ! ordonna Ardran. Et il plongea à la suite de Son Altesse dans ce four béant. 14
3 La crypte sacrée, si haute qu’elle semblait avoir été construite avec l’aide de titans avait subi la violence d’un feu inouï. En avançant pour rejoindre Adronor, Ardran vit, ici, une targe tordue et une forme recroquevillée. De ce qui avait été un homme couvert d’une armure puissante et d’écus somptueux ne subsistait plus que suie poisseuse de laquelle dardaient les os blanchis de membres atrophiés. Là, un autre gardien, couvert par les restes fumants d’une cape grenat, allongé face contre sol, son fléau d’armes dans la main droite. Mais ce corps vigoureux n’était qu’une bouillie informe de muscles autour d’un squelette concassé. Un gémissement
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résonna dans la pénombre et Ardran trouva le dernier des gardiens, gisant contre une colonne du péristyle, la peau affreusement brûlée, jusqu’aux intestins flambés. Vivant ? À l’écu orné de gueules au léopard d’or armé, déchiré par des marques de griffes, Ardran reconnut le baron d’Adrilan. Il ne le toucha pas de peur qu’une côte brisée ne déchirât un poumon ou perforât le cœur. – Qui est responsable de ce massacre ? Le seigneur lige ne répondit pas. Ardran se pencha pour lui murmurer quelques mots de réconfort et s’avança au fond du naos pour rejoindre son roi qui, malgré les dalles glissantes, s’était précipité vers l’autel. Au milieu des lourdes tentures qui achevaient de se consumer, des braseros à encens renversés, Adronor se tenait, pétrifié, pieds nus au milieu d’un large cercle de lave rougeoyante et tiède. – L’Enchâsse ! L’Enchâsse de Feu a disparu ! souffla-t-il. L’Altesse d’Adrion comprenait combien son royaume était fragile et il vacilla en posant la main sur une colonne encore chaude. – La puissance de mille soleils. La source d’énergie d’Adrion, volatilisée. Comprends-tu, Ardran ? Son visage livide, encadré par sa longue chevelure crayeuse le faisait ressembler à un spectre. La lumière baissa soudain d’intensité dans la cathédrale, comme si le magma s’était soudain refroidi. – Par Araknea ! Cela a déjà commencé. Sans elle, nous ne sommes rien. Adrion ne peut rester sans son
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cœur. Par toutes les veuves, combien de temps pourrons-nous vivre, survivre sans la puissance de son feu ? Il faut retrouver l’Enchâsse, Ardran ! Le premier des Skorpios s’approcha des reflets de pierre fondue qui trahissaient encore la présence d’un pentacle d’une puissance magique au-delà de son entendement. Il se baissa pour mettre ses doigts dans les profonds sillons tracés dans le granit polychrome comme pour trouver une explication. En vain. Nulle part, il ne trouvait trace des agresseurs. – Une arantèle tissée ici ? Au sein même de notre Sanctuaire ? Quel mage a bien pu ouvrir notre terre, massacrer les meilleurs de mes chevaliers et repartir sans laisser la moindre trace ? s’interrogea Ardran qui pensait à voix haute. Aux interrogations de l’Archéon ne répondaient que les orbites vides et noircies de deux Seigneurs Skorpios. – Mais qui ? Qui est assez fou pour s’attaquer à Adrion ? hurla le monarque. Qui a volé mon Enchâsse ? Et pourquoi ? Le corps d’Adronor se tendit soudain, extatique. Planté au pied d’une grande muraille de glace abrupte, le monarque leva des yeux exorbités vers cette montagne bleutée à la surface lisse comme un miroir. En silence, une boule incandescente enfla pour exploser dans un ciel noir, déployant les nuages en volutes d’un énorme champignon d’apocalypse. L’immense glacier s’éventra et projeta vers lui l’onde de choc d’un souffle brûlant chargée d’une myriade d’éclats rougeoyants. Les cristaux de l’Enchâsse, comme des rubis acérés dépecèrent ses
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membres, lapidèrent ses muscles, jusqu’à s’incruster dans ses os. – Mon Roi. Que… que se passe-t-il ? Ardran ne reconnut pas son monarque. Blême, la peau parcheminée flétrie telle une vieille éponge desséchée. – L’Enchâsse ! Je l’ai vue. Adronor tourna un visage de cadavre vers son chevalier et le fixa avec des yeux vides, prêts à le foudroyer. Le Skorpios perçut instinctivement la menace et ses doigts glissèrent vers le pommeau de son épée. – Les territoires du nord ! L’Enchâsse se trouve dans le Royaume de Friss ! murmura Adronor, comme une évidence. J’ai vu leurs forêts soufflées, la frontière aux confins du monde s’écrouler. Adrion et Friss, c’est le feu contre la glace ! – Il me faudra plusieurs mois, rien que pour arriver à Friss. Les pupilles du Roi brûlaient de haine. Littéralement. Rouges et vives comme des escarbilles, enfoncées dans les orbites, prêtes à déchaîner les puissances du Royaume d’Adrion. – Les Fêtes de Solstice sont terminées, mais je jure de lever l’Armée. Je déclencherai l’Armageddon ! Je n’épargnerai personne, Ardran ! Je réduirai tout en cendres si besoin est. Mais il faut retrouver notre Enchâsse de feu. Avant que le monde s’écroule ! Et il ajouta, les yeux cruels. – Et ne reviens pas sans elle. Ni sans les têtes de cette engeance maudite qui a profané notre sanctuaire !
Chapitre Deux Quartz Noir
1 La jeune femme courrait aussi vite que lui permettaient la pénombre et la pente raide couverte de lichens. Elle trébucha, attrapa la branche maigre d’un arbrisseau, tira sur ce bras décharné et termina sur les genoux. Sur la crête de la colline, elle se redressa, chahutée par les bourrasques d’une forte bise qui fit claquer son mantel de fourrure. Elle abaissa sa capuche, écarta une mèche blonde et jeta un coup d’œil circulaire, inquiète de ne voir le spectacle qu’elle attendait. Les premiers rayons d’une aurore timide éclairèrent le profil en forme de mâchoire aiguisée d’une montagne et allumèrent soudain une multitude de reflets scintillants. Un sourire illumina son visage. – Mentor ! Nous y sommes ! Enfin ! Je vois Friss ! lança-t-elle en pointant du doigt les crocs de pierre.
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– Es-tu certaine de ne pas te faire abuser par une fata morgana ? – Non, Mentor ! Je vous assure, nous y sommes. – Hum, nous y sommes… c’est vite dit ! Bon ! Maintenant, redescends ! En contrebas, assis sur le siège d’une méchanoïde usée, les deux jambes enchâssées dans les cuisses de la machine, son compagnon s’impatientait. – Mais venez voir, c’est aussi beau que chez moi ! Enfin, presque. – J’ai pas envie de descendre de ce tas d’os et de ferrailles ! Hé ! Tu m’entends, Isis ? – Difficile de faire autrement ! Son précepteur fit un geste énervé qui agita les manches de sa houppelande en renard argenté. – Alors, écoute-moi et reviens. Mais Isis voulait profiter de cet instant tant attendu. La cité qui lui faisait endurer la lassitude de ce paysage austère de toundra désolée était enfin à portée. Dans ces landes plantées d’une taïga obscure, où abondaient les animaux sauvages, elle savait que ces éclats lointains étaient comme un phare, symbole d’une arrivée à bon port pour tous les voyageurs imprudents ou les aventuriers égarés. Peut-être étaient-ils, elle et Mentor, un peu des deux. Tout au nord, tapis dans l’horizon comme une tarentule dans son terrier, quelques éclairs zébrèrent un coin de ciel sombre. Ils incendièrent d’étranges reflets carmin de lourds nuages d’orage amassés derrière les sommets vertigineux d’une longue crête de montagne.
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– La Frontière, dit-elle à voix basse comme pour s’en persuader. Mentor ! hurla-t-elle, je vois jusqu’aux confins de notre monde. – Isis, tête de mule ! Tu vas obéir, oui ou… ? Mentor éructa une toux grasse et détourna la tête pour cracher. – Le maître s’ impatiente ! La jeune femme entreprit de dévaler la pente, à grandes enjambées. Elle mit son pied dans une racine et partit dans un vol plané qui la fit tournebouler jusqu’au pied de la colline. Elle se releva, fit mine d’épousseter ses bras trop fins et ses longues jambes de la terre grasse qui les couvrait. Elle vérifia le corset de son armure légère, sombre, mais rehaussé de discrètes gravures réalisées à l’eau-forte. Autour de son gorgerin avaient été ciselées les ailes d’un grand rapace dont les dernières pennes lui faisaient comme un collier. Elle remit un peu d’ordre, d’une manière faussement coquette, dans ses cheveux longs. – Et voilà ! Le cavalier la regarda avec tendresse. – Allez ! Rhabille-toi… ! Il lui jeta le baudrier d’une épée à section diamant d’une finesse extrême. Isis l’attrapa au vol par le fourreau, serra la ceinture gansée de cuir autour de ses hanches et mit sa main gantée sur son pommeau. Les doigts jouant sur la fusée tournée en jaguar. – Mentor, c’est magnifique ! Friss ! Friss la Sentinelle brille de mille éclats, reprit la jeune femme.
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– Ouais. Nous avons finalement un peu de chance. La forteresse n’est aussi visible qu’à l’entrée de l’hiver. Friss invite chacun à participer aux cérémonies de la Première Neige… et essuie un peu ta frimousse. – Je suis pas contre de faire un peu la fête. Cela fait des semaines qu’on avance dans le gris et l’humide, sous ces nuages comme une chape de plomb. Isis passa un revers de gant sur ces joues pâles et leva des yeux vert clair. – Et maintenant ? – Une vraie femme du monde, se moqua gentiment Mentor. Allez ! En route ! Avec une facilité de celle qui a répété ces gestes des milliers de fois, elle agrippa le tibia, mit le pied sur la rotule et resta un instant en équilibre sur le fémur de la mécha-squelette. – Et, soit dit en passant, Orus n’est pas un vieux tas d’os et de ferraille ! Sans lui, vous seriez encore à vous user les pieds jusqu’aux genoux sur tous les cailloux, de tous ces chemins. – Ouais, c’est ça ! Ses articulations sont comme les miennes. Fatiguées, prêtes à craquer. Et il faudra bien qu’on trouve de quoi payer ! – Ça ! C’est sûr. Ce voyage m’a déjà coûté les deux cabochons en émeraude de mon jaguar, dit-elle en désignant les yeux énucléés du félin de son épée. – Hé, Isis, tu vas pas encore remettre ça sur le tapis. Les dés de ce voleur étaient pipés. J’aurai dû les lui faire bouffer.
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– Ouais, on réglera nos comptes plus tard. D’ici là, on continue… à pied ! asséna-t-elle. – Quoi ? Isis chercha autour d’elle. – On peut faire hiberner Orus dans ce trou, là-bas, à flanc de cette petite butte. – Isis ! Dis, tu rigoles ? Elle tourna sur Mentor, son visage diaphane. – J’ai l’air ? – P… p’tite peste, murmura-t-il. – Pardon ? – Rien ! bougonna-t-il. Mentor s’exécuta, s’approcha en quelques enjambées, et fit s’accroupir les grandes jambes biomécaniques. – Allons ramasser ces branches ! Isis s’approcha de la lisière des bois et de son obscurité humide. Ses pas entrèrent dans l’ombre et firent craquer les épines de pins. Toute la lisière frissonna comme une énorme toile d’araignée. Lentement, Isis s’avança comme on rentre dans une mare d’eau sombre et stagnante, poussant des ondes circulaires au plus profond de la forêt. Elle arriva devant un énorme sapin couvert de lacérations. Elle approcha la main vers l’écorce du tronc martyrisé qui exsudait une résine poisseuse comme du sang presque coagulé. Un bruit derrière elle lui fit passer un frisson dans le dos. – Tu fous quoi ? Elle fut soulagée, sans trop savoir pourquoi, d’entendre la voix de son mentor. Elle dissipait un peu les ténèbres alentour.
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– Vous avez vu ces marques ? Ce sang ? – Ma foi, un ours est venu se faire les griffes. Peutêtre les lambeaux des velours d’un élan. Allez, tu viens ? – Hum… j’arrive. Isis leva les yeux vers la cime et plissa les yeux pour mieux y voir. – Et ça ! C’est aussi un ours ? Mentor s’approcha. – Quoi ? Où ça ? Il parcourut rapidement les branchages. – Sang noir ! Ne restons pas ici. C’est bientôt les fêtes du Solstice d’hiver, mais voilà une bien étrange façon de décorer un sapin ! Une guirlande de muscles et de membres disloqués balançait à une branche. – Ce n’est pas… humain ? osa Isis. – On s’en fout. Et puis, comment veux-tu que je le sache ? C’est le vent ? Ces viscères qui tournent, s’agitent mollement ? Ces tripes qui s’agrippent aux branches et semblent ramper vers le tronc ? Une petite voix souffla. Sors de cette forêt ! Isis continuait de regarder ces restes de cadavres. La bête avait faim. Elle venait de loin. Elle courrait vers ce bruissement aux limites de son territoire. Elle passait d’arbre en arbre. Elle vit la forme frêle, et cette chair fraiche. Pars maintenant !
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– Dépêche, Isis ! On a quelques heures de marche devant nous si on veut arriver pour midi. Je pense pas que tu veuilles faire une marche de nuit ! – De nuit ? Ha ! Non ! La bête fonçait à toute allure. Une branche craqua derrière Isis et instinctivement elle accéléra le pas et en quelques enjambées, elle franchit la lisière. Des feuilles froissées firent se retourner la jeune femme qui crut entendre un souffle. Elle chercha dans la pénombre. Quelque chose. Y a rien, bien sûr ! Isis tourna les talons. La bête tapie la regardait de ses yeux azurites. Cette silhouette élancée lui donnait faim. La lueur du jour naissant et l’aura de cette humaine lui brûlaient déjà les pupilles, mais elle pouvait encore deviner sa proie qui s’éloignait. Cela attisa son appétit et sa haine. Je t’aurai, je te goûterai ! – Recouvert de quelques branches de sapin. Notre mécha est bien cachée. – Ouais, surtout avec la neige qui va arriver. J’espère qu’on pourra remettre la main dessus. De toute façon, on risque pas de nous la voler. Que veux-tu que l’on fasse d’elle ? Personne n’aura l’énergie ni même ne saurait le commander. Isis enfonça un petit compartiment qui joua pour s’ouvrir et livrer une petite gemme carmin. Elle plongea la main dans la boite et sortit une petite bille d’acier qu’elle fit rouler entre ses doigts. À l’intérieur, presque liquide, irradiait une pierre à l’éclat terne.
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