Au-delà d’Inna récit Muriel Martinella
Au-delà d’Inna “Tu te souviens de la Vieille ?”
ISBN : 978-2-36673-040-1
Muriel Martinella
Au-delà d’Inna “Tu te souviens de la Vieille ?”
Hôtel California (The E agles)
On a dark desert highway Cool wind in my hair Warm smell of colitas, rising up through the air Up ahead in the distance, I saw a shimmering light My head grew heavy and my sight grew dim I had to stop for the night There she stood in the doorway; I heard the mission bell And I was thinking to myself, ‘This could be Heaven or this could be Hell’ Then she lit up a candle and she showed me the way There were voices down the corridor, I thought I heard them say...
Welcome to the Hotel California Such a lovely place Such a lovely face They livin’ it up at the Hotel California What a nice surprise, bring your alibis
Mirrors on the ceiling, The pink champagne on ice And she said ‘We are all just prisoners here, of our own device’ And in the master’s chambers, They gathered for the feast They stab it with their steely knives, But they just can’t kill the beast Last thing I remember, I was Running for the door I had to find the passage back To the place I was before ‘Relax,’ said the night man, We are programmed to receive. You can checkout any time you like, but you can never leave !1
1. La traduction pourrait être : Sur une sombre route déserte / Un vent frais dans mes cheveux / Un tiède parfum de bourgeons dans l’air / Au loin, j’ai vu une lumière vacillante / Ma tête est devenue lourde et ma vue s’est assombrie / J’ai du m’arrêter pour la nuit / Elle se tenait là, debout dans l’encadrement de la porte / J’ai entendu la cloche de mission / Et me suis mis à penser : Ça pourrait être le paradis comme ça pourrait être l’enfer / Elle a allumé une chandelle / Et m’a désigné la route / Il y avait des voix en bas, dans le couloir / Il me semblait les entendre dire : Bienvenue à l’Hôtel California / Un si bel endroit / Un si beau visage / Des chambres à gogo à l’Hôtel California / Quelle belle surprise / Apporte tes arguments de défense / Il y a des miroirs au plafond / Du champagne rose sur la glace / Et elle dit / Nous sommes juste des prisonniers ici /De notre plein gré / Et dans les chambres des maîtres / Ils se réunissent pour le festin / Ils la piquent avec leurs couteaux d’acier / Mais ils ne peuvent tout simplement pas tuer la bête / La dernière chose dont je me souviens / Je courais en direction de la porte / Je devais trouver le chemin du retour pour revenir à l’endroit où j’ étais auparavant / Reste calme, me dit un gardien de nuit / Nous sommes programmés pour accueillir / Tu peux quitter l’ hôtel quand tu veux / Mais tu ne peux jamais en partir...
Ă€ David
Ce récit est une autofiction1, les propos prêtés aux personnages, ces personnages eux-mêmes, et les lieux où on les décrit sont en partie réels, en partie imaginaires. Ni eux-mêmes, ni les faits évoqués, ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes et des évènements existants ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes et ces lieux. N’est cependant pas imaginaire ce qui paraît comme tel : Les parties paranormales ont été rapportées, avec rigueur, au plus près de la vérité. Les mises en situation des protagonistes principaux ont pu être modifiées pour le besoin du récit.
1. Le terme autofiction est composé du préfixe auto (du grec αυτος : « soi-même ») et de fiction. L’autofiction est un genre littéraire associant deux types de narrations opposés : c’est un récit fondé, comme l’autobiographie, sur le principe des trois identités (l’auteur est aussi le narrateur et le personnage principal), qui se réclame cependant de la fiction dans ses modalités narratives et dans les allégations péritextuelles (titre, quatrième de couverture…) On l’appelle aussi « roman personnel » dans les programmes officiels. Il s’agit en clair d’un croisement entre un récit réel de la vie de l’auteur et d’un récit fictif explorant une expérience vécue par celui-ci. L’autofiction est le récit d’ événements de la vie de l’auteur sous une forme plus ou moins romancée (l’emploi, dans certains cas, d’une narration à la troisième personne du singulier). Les noms des personnages ou des lieux peuvent être modifiés, la factualité mise au second plan au profit de l’ économie du souvenir ou des choix narratifs de l’auteur. Affranchie des « censures intérieures », l’autofiction laisse une place prépondérante à l’expression de l’ inconscient dans le récit.
« Un au-delà ? Pourquoi les morts ne vivraient-ils pas ? Les vivants meurent bien. » Yvan Francis Le Louarn, dit Chaval.
Première Partie
David « Que dois-je faire ? » Plus jamais de ma vie à pareille interrogation, je ne répondrai ceci : mais toi seul peut le savoir, David, la réponse est en toi ! Oui, la réponse était en lui. Quelques jours plus tard, mon frère de trente-cinq ans à qui tout semblait sourire accomplissait l’irréversible. Que dois-je faire ? Que dois-je faire ? Ces quatre mots viendront hanter mes nuits. Pouvoir faire machine arrière… Avoir la possibilité d’appuyer sur la touche retour… En plein naufrage à quoi se raccrocher ? Quel sens donner à ce séisme qui vient de ravager votre vie ? À partir de là, la mienne s’était résumée à une vaste quête, j’avais mené l’investigation à son paroxysme. Google, mon allié, s’était improvisé l’antidote de ma douleur. Les lettres tapées sur mon clavier de façon aléatoire avaient formé des mots, des mots dans lesquels ma souffrance s’était reconnue : mort violente, deuil, perte, décès, suicide, fatalité. Ces vocables m’avaient propulsée dans un monde nébuleux où je m’étais vautrée comme on aurait pu s’affaler dans la boue et s’y abandonner en respirant l’odeur de la fange de toutes ses narines parce qu’à côté de moi, l’existence souriante des autres m’insupportait. Depuis la sépulture, désespérée, je tentai de reprendre ma vie là où elle s’était interrompue.
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La solitude me pesait. Le décès de mon frère avait creusé le vide autour de moi. Un néant sans fond que rien ne venait combler. De la même façon que j’aurais contracté une maladie contagieuse, les visites se faisaient rares. Si un exceptionnel ami passait la porte, je ne pouvais m’empêcher de le garder en otage, de le ficeler sur son siège avec un récit trop riche en détails choquants, de l’accabler sans pudeur de précisions dont il aurait pu se passer. Extirpant ce venin, cette fièvre coléreuse, je le faisais pleurer, déterrant ce frère, extrayant ce pus qui me gangrenait le cœur… Rien ne pouvait m’arrêter… Il, ou elle, repartait horrifié, écœuré, malade et je ne le revoyais plus pendant des semaines. Jusqu’ici, je m’étais sentie épargnée par la vie. Aucun défunt dans mon cercle immédiat. J’avais entretenu l’illusion d’être à l’abri pour toujours du spectre du suicide et de la mort en général, forte d’une intime conviction que rien ne pouvait m’arriver. Jamais. Les autres, les inconnus pouvaient trépasser, les miens, les personnes que j’aimais étaient intouchables.
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Depuis toute petite le suicide me terrifiait ou me fascinait, je ne saurais dire, prodiguant sur moi un effet coup de poing qui m’étourdissait. Déconcertée par les célèbres suicides, tels ceux des amants de Mayerling ou de vedettes de cinéma dont j’avais suivi le destin tragique avec une empathie que je ne comprenais pas moi-même, j’étudiais jusqu’à l’obsession les biographies d’un James Dean ou d’une Marylin Monroe, tentant de saisir le petit grain de sable qui avait enrayé le tracé d’une vie et avait fait basculer dans le néant des étoiles auxquelles tout souriait… Plus tard, l’autodestruction d’un Mike Brant, d’un Patrick Dewaere ou d’une Dalida ne m’avait pas éclairée d’avantage et avait suscité chez moi le même état de révolte et d’incompréhension devant le plus nébuleux et définitif des actes. Vers l’âge de dix-huit ans, j’appris à quelques mois d’intervalle, le geste désespéré de deux connaissances, un jeune voisin de mon immeuble qu’on découvrit dans sa chambre au bout d’une corde et plus triste encore, l’ancien amoureux de mes douze ans, un garçon au sourire très doux qui s’appelait Henri et pour lequel mon cœur s’emballait encore un peu chaque fois que je le croisais. Ces deux décès me bouleversèrent. Ces jeunes n’étaient pas des vedettes de cinéma, ils avaient mon âge et habitaient ma ville. La bête se rapprochait. À la suite de cela, je crois qu’il n’y eut pas eu un jour sans que je repense à eux, à ce qu’ils manquaient de leur existence pour s’être supprimés à l’aube de celle-ci.
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Lorsque j’eus vingt-deux ans, ce fut un ami de mon mari, un bon copain d’armée, qui choisit de mettre fin à ses jours en se pendant dans un bois. Nous étions venus le voir deux jours auparavant et il semblait bien se porter. Là, je sentis la bête me souffler son haleine putride en plein visage. Il m’était impossible de comprendre, d’accepter qu’on puisse s’infliger à soi-même la punition que l’on réserve habituellement aux grands criminels. Pour tâcher d’exorciser cet acte inconcevable, je choisis dans mon dernier roman de faire mourir mon héros de cette même façon. Ce livre fictionnel, véritablement visionnaire et précurseur de celui-ci expliquait déjà ce contraste : celui du corps qui souffre, qui meurt, qui se déchire pour que l’âme puisse s’envoler. La mort dépassée dans l’espoir d’une vie nouvelle et mystérieuse, éloignée des souffrances du corps dont on pouvait bien se moquer puisqu’il ne servait plus à rien. Puis la bête me laissa en paix. Cela fonctionna jusqu’à très peu d’années en arrière où je perdis mes grands-parents. On peut parler de mort naturelle à quatre-vingt-quatorze ans passés, c’est ce qui s’appelle mourir de sa belle mort. Triste, mais dans l’ordre des choses. La bête ne se délectait pas du cadavre des vieilles personnes. Elle choisit celui qui avait tout, mais qui ne savait qu’en faire, la beauté, la santé, une aisance financière que beaucoup lui auraient enviée et toute une vie devant lui. Celui, qu’en raison de notre grande différence d’âge, je considérais presque comme un fils. *** Mort… mort… mort… expériences de mort imminente, le surnaturel et le paranormal… Non, je n’allais pas verser dans ce bouillon occulte… Les sites Internet me propulsaient dans des domaines aux ensorcelantes vitrines où clignotaient de fluorescentes étoiles ou des séraphins ailés… deuil… médium… spirite… Dans un forum consacré à la survivance de l’esprit, un titre énigmatique m’interpella : « J’aide les défunts à partir… » signé Nana. Médusée, je cliquai et la phrase en son entier apparut : « J’offre mon aide aux âmes des défunts qui peinent à quitter notre monde. Téléphonez-moi. »
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Je n’étais pas la dernière des oies blanches. Déjà dans la vie réelle, combien de charlatans figuraient parmi les médiums, alors sur le NET ! J’imaginais sans peine la flopée d’imposteurs attirant, telle la mygale dans sa toile, le gogo internaute. Non, merci ! je n’allais pas manger de ce pain-là. Pourtant, je composai le numéro. C’est une voix chaude et grave qui me répondit. Son débit posé et rassurant tempéra mes appréhensions. Je me cramponnai à cette voix comme à une bouée de sauvetage. Il ne fallait pas que je réfléchisse. Surtout pas. ***
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Du plus loin que je me souvienne, les fêtes de Noël ont toujours exercé sur moi un attrait irrésistible. Nulle fête, plus que cette tradition populaire du Noël Chrétien, ne semblait mieux se prêter au merveilleux qu’attendait la petite fille que j’étais. Mon cœur s’emballait des semaines à l’avance à la perspective de la veillée où jusqu’à l’heure mystérieuse de Minuit, on avait l’autorisation de céder à toutes les gourmandises. Puis, s’engageait la lutte contre le sommeil pour tenter d’apercevoir le vieil homme à la barbe blanche qui gâtait les petits enfants, même ceux qui n’avaient pas été sages, et ce matin enchanté où pieds nus, et frigorifiées dans notre chemise de flanelle, ma sœur et moi découvrions les cadeaux sous leur papier étincelant… On avait beau s’y attendre, c’était chaque année, des moments empreints de magie. Lorsque mes enfants naquirent, je tins à perpétuer cette tradition populaire avec tout ce qu’elle comporte d’enchantements et de rituels. Il ne me serait pas venu à l’idée d’acheter un sapin artificiel ou de le remplacer comme je l’ai vu, par une plante tropicale ! Les odeurs résineuses du sapin dont on soulève les branches pour les alourdir d’une boule dorée faisaient partie intégrante de la fête comme la crèche et ses santons… D’année en année, à mesure que mes enfants prenaient de l’âge et se désintéressaient de la préparation de cet évènement, je devenais férue de décoration et m’enthousiasmais de tout ce qui avait trait à cette tradition. À notre installation dans un chalet tout en bois, cet engouement atteignit son paroxysme. L’habitat prenait des allures féeriques de cottage pour lutins. J’allais en forêt ramasser des branchages et du lierre que je passais à la bombe
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dorée… La montée d’escalier disparaissait sous de fines ramures blanchies de neige artificielle… Les fenêtres se paraient de houx, de gui et reflétaient dans leurs vitres, des constellations de lampions… Aussi, en ce mois de décembre fatidique, je ne m’expliquais pas cette absence d’emballement, ce détachement suspect à la perspective de Noël. Nul engouement à l’idée de décorer mon intérieur, nulle excitation à l’élaboration d’un nouveau menu. Pas même le goût d’acheter mes cadeaux… Rien pour venir à bout de cette léthargie. La tristesse m’habitait qu’aucun lot de consolation ne venait contrer. J’appris plus tard qu’il en avait été de même pour ma mère et pour ma sœur. Chacune de notre côté, en une prémonition commune, vécut ces préparatifs de l’Aven à contrecœur… Noël passa. Sans grande joie. Il se passa, c’est tout. Ce matin du vingt-neuf décembre, jour de la Saint-David, je surfai sur Internet cherchant une carte de fête à envoyer à mon jeune frère. J’optai finalement pour une carte virtuelle animée et musicale, la moins tartignolle possible. Sur un air de piano, des roses jaunes, ses fleurs préférées, défilaient en même temps que des mots jetés à la volée, tendresse… baisers… affection… C’était mignon. J’inscrivis dans le cadre réservé à cet usage, quelque chose qui signifiait en substance « À chaque jour, sa rose » contre-pied d’à chaque jour sa peine, car tout allait aller pour le mieux maintenant, je lui certifiais. Ces roses jaunes que je lui souhaitais, il en a eu. Des brassées de roses, tant et tant… Mon Dieu, quelques heures après, son corps disparaissait sous les roses… À 9 h 30, un message dans ma boîte mail m’indiqua qu’il avait ouvert ma carte à laquelle il ne répondit pas. En début d’après-midi, le canapé accueillit mon humeur morose, et je tombai dans le sommeil sitôt allongée. Il n’arrive jamais que je rêve durant une sieste, pourtant ce fut la cas ici. David vint me voir en songe très souriant et même riant aux éclats… Ce fut son rire qui me réveilla. Il résonna quelques secondes dans le salon tandis que je faisais le constat qu’il portait dans cette vision, des lunettes à montures noires alors qu’en réalité elles étaient dorées. À 19 h, j’allai à la rencontre de mon mari revenu d’un déplacement professionnel. L’expression de son visage était diluée dans la pénombre, mais je ne sais quoi dans sa manière de se mouvoir m’alerta. Quelque chose clochait.
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«Qu’y a-t-il ?», lui ai-je demandé, inquiète. Toute ma vie, je me souviendrai de ce moment d’horreur. Celui où il s’agrippa à moi, m’imposant de m’asseoir tandis que son souffle atteignait mon oreille et que les mots commençaient leur travail de vrille dans mon cœur. ***
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Elle s’appelait Inna et venait d’apposer l’annonce sous le pseudo Nana. J’étais la première à l’appeler. Elle ne prenait rien, ne « faisait ça » que dans l’intention louable d’aider autrui. Aider ? Gratuitement ? Le désintéressement total, cela existait ? Mais que faisait-elle au juste ? Certains disparus, m’expliqua-t-elle, se trouvaient dans le flou total une fois passés « de l’autre côté ». Son rôle consistait à leur faciliter la tâche (comment ? de quelle façon ? les questions se bousculaient que je n’osais encore formuler) pour quitter cette zone embrumée qui séparait notre monde du leur, pour leur faire atteindre un au-delà fait de paix et de lumière. Il suffisait de lui envoyer une photo du défunt, ce support l’aidant à se focaliser sur son âme. Le reste, c’était son affaire… En temps normal, jamais au grand jamais, je n’aurais adhéré à ce genre d’aberration, mais j’étais à l’épicentre du cataclysme qui venait de m’estourbir. Tout plutôt que ce trou noir dans lequel je me sentais sombrer… « Pourrez-vous communiquer avec lui ? », m’entendis-je lui demander. Je venais de mettre le pied dans une aventure qui allait bouleverser toute mon existence. *** « S’il est toujours là, oui ! » répondit laconiquement Inna. Je devrais plus tard, m’habituer au langage en raccourci, pas toujours éblouissant de clarté, de mon interlocutrice. Ayant raccroché, je visionnais les photos de David, visant l’une où il serait seul comme me l’avait recommandé la femme au téléphone, la présence d’autres personnes pouvant, d’après elle, court-circuiter le contact avec lui. N’en trouvant aucune, je choisis une photo de vacances de l’année précédente qui nous représentait en famille, bronzés et souriants au bord de l’Océan.
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De voir ce bel éphèbe au torse nu et musclé porter un toast vers l’objectif me griffa le cœur. Pour la énième fois, je me demandai comment pareille chose pouvait être possible… J’allais me réveiller de ce cauchemar. « Je l’ai, dit Inna ouvrant la photo sur son PC, quelle souffrance… » Le souffle court, j’attendis la suite. *** « Votre frère rejetait l’existence de l’âme, de l’au-delà et de Dieu, n’est-ce pas ? » À l’autre bout du fil, je buvais ses mots tandis que sous le coup de l’émotion mon cœur s’emballait. Je fis le souhait que rien ne vienne nous déranger, que ni le téléphone ni la porte d’entrée ne se mettent à sonner, ou les chiens à aboyer, « Nous n’en avons jamais parlé », lui répondis-je. Elle insista sur la souffrance de David (qui la traversait toute entière), me répétant ses mots à lui : « C’était le seul moyen, le seul moyen… » Insoutenable. Inconcevable. Mon frère serait là ? Il m’avait semblé tellement absent de lui-même lorsque j’avais été le voir pour la toute dernière fois alors qu’il reposait, étendu sous un manteau de roses, dans la profondeur de ce salon funéraire. Mes parents, mon mari et moi étions arrivés depuis quelques minutes après un voyage épuisant où chacun avait lutté pour soutenir le moral des autres. Il est curieux de constater que même dans les moments les plus dramatiques, le corps garde ses besoins vitaux. Il a faim, il a soif, il a sommeil… Il se raccroche à la vie en utilisant ses maigres moyens pour faire diversion et nous éloigner momentanément de cet état de désespoir dans lequel nous nous enlisons. L’être humain est ainsi constitué qu’il nous sera arrivé durant ces longues heures de route, de sourire, d’aborder sans grande conviction des sujets plus légers que celui qui nous préoccupait, et même d’improviser quelque plaisanterie. Oui, il nous avait fallu nous sustenter, sans appétit, mais suffisamment quand même pour nous contraindre à nous arrêter dans une cafétéria, même si deux minutes plus tard, écroulés sur nos assiettes pleines, nous nous étouffions de nos larmes… Le plus éprouvant avait été de traverser la place de leur village où siégeait leur maison. Les fenêtres possédaient encore, collées aux carreaux, les petites étoiles de neige artificielle et l’on devinait, au-delà de ce rappel de Noël, des ténèbres sans fond. Nous étions passés silencieusement devant ces vestiges
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