Avance !

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Avance ! Denis Neiter





Avance !


Š Denis Neiter, Avance !, 2014.


Denis Neiter

Avance !



À ma sœur Guilaine, qui m’a permis d’avancer dans la direction de l’ écriture.



Acte I

Scène première

Une route, dans un milieu quasiment désertique, en plein cagnard. Deux personnages, qui avancent en direction de l’Est. Le premier, élégamment vêtu d’un complet blanc, porte des espadrilles bleu foncé, et un chapeau très élégant : c’est Pavel. Le second, à l’allure négligée, porte un pantalon en lin de couleur ocre et une vieille veste en jean : c’est Piotr. Les deux compères n’ont aucun bagage. Piotr : J’en ai assez ! Pavel : De quoi donc ? Piotr : Mais de marcher comme ça, sans but, depuis si longtemps. Figure-toi que j’ai mal au pied ! Pavel : Déjà ?

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Piotr : Déjà ? Mais voilà déjà cinq jours que nous marchons ! Pavel : Tu t’emballes, Piotr, vois comme tu y vas ! Cinq jours de marche, allons, allons ! Disons plutôt que nous avançons depuis trois jours, et encore, je suis généreux. Piotr : Quel jour sommes-nous ? Pavel : Dimanche… ? À moins que ce ne soit déjà lundi. Piotr : Tu vois, tu n’es même pas capable d’établir avec certitude quel jour nous sommes. Comment pourrais-je te faire confiance pour estimer la durée de notre marche ? Pavel : Nous sommes dimanche. Piotr : Pourtant, nous sommes partis un mardi. Pavel : Comment le sais-tu ? Piotr : Le jour de notre départ, les commerces étaient ouverts, n’est-ce pas ? Nous avons d’ailleurs acheté une bouteille de Tavel, pour la route. Pavel : Je me le rappelle. Piotr : Or, le mardi, les commerces sont ouverts, n’est-ce pas ? Pavel : En effet. Piotr : Nous sommes donc partis un mardi. Puisque, selon toi, nous sommes dimanche, voilà donc bien cinq jours que nous marchons. CQFD !


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Pavel : Tu raisonnes fort justement, Piotr, je suis forcé de l’admettre. Si je m’en tiens à ce que tu viens d’énoncer, comment expliques-tu que nous ayons, pas plus tard que ce matin, acheté quelques provisions supplémentaires dans une épicerie ? Les commerces ne sont donc pas fermés le dimanche ? Piotr : Mais enfin, toi-même tu disais être certain que nous étions dimanche ! Pavel : J’ai changé d’avis. Piotr : Tu es impossible. Un temps. Piotr : Toujours est-il que j’ai mal au pied gauche, et que je me fiche de savoir quel jour nous sommes. Avec ou sans ton assentiment, je fais une pause. Pavel : Quelle idée aussi d’avoir mis de vieilles rangers moisies pour une aussi longue marche ! Rien d’étonnant à ce que tu souffres, ce qui m’étonne le plus est que tu n’aies mal qu’à un seul pied… Piotr : Merci de ta grande compassion. Je m’arrête. Pavel : Très bien, arrêtons-nous, mais pas en plein soleil. Allons nous mettre à l’ombre là-bas, sous ce grand orme.

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Piotr et Pavel se dirigent lentement vers l’orme, situé un peu à l’ écart de la route, et qui fournit une ombre appréciable sous ce soleil de plomb. Piotr s’assied sur une pierre, et commence à retirer sa chaussure droite. Il se masse alors le pied droit.

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Piotr, plaisantant : Pavel, pourrais-tu s’il te plaît me masser les pieds ? Pavel : Moi ? Piotr : À défaut d’être entouré de nymphes thaïlandaises, c’est bien à toi que je parle, Pavel. Pavel, plaisantant à son tour : Très cher Piotr, tu peux te brosser. Masse-toi tout seul. (Sérieux) Dans un quart d’heure, nous repartons. Piotr : Dans un quart d’heure… mais tu n’as même pas de montre ! Pavel : Nous repartirons quand je le dirai. La route est encore longue. Piotr : Je le sais bien. Ne sois pas si autoritaire. Pavel : C’est qu’avec toi, nous aurions tôt fait de passer la nuit ici, sous cet orme. Tu manques en effet d’allant, Piotr. Piotr : Parlons d’autre chose que de mon (insistant) « manque d’allant », veux-tu ? Passe-moi plutôt ce saucisson de montagne.


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Pavel : Fort volontiers, mais dis-moi d’abord où tu as caché notre panier à victuailles. Piotr : Comment ça ? Depuis le début du voyage, c’est toi qui t’en occupes. Pavel : Je te l’ai confié ce matin. À moins que ce ne fût hier matin. Toujours est-il que je ne l’ai pas avec moi, et que je ne sais pas où il est. Un objet aussi gros, ça ne disparaît tout de même pas comme ça. Piotr : Je ne me rappelle pas l’avoir eu sous ma garde. Mais ne nous querellons pas, cherchons plutôt où il se trouve. Pavel : Il n’y a rien à chercher. Dis-moi plutôt où il est. Piotr : Je n’en sais rien. Reste à bougonner dans ton coin si tu veux. Pavel : De toute façon, je n’ai pas faim du tout, et pas la moindre envie de jouer à ton jeu. Pavel s’assied. Piotr se lève, fait mine de chercher autour de lui quelques instants, puis se dirige d’un pas ferme et décidé vers l’un des buissons entourant l’orme. Il en sort le panier d’osier, qu’ il présente triomphalement à Pavel. Piotr : Je l’ai retrouvé, tu me dois une fière chandelle.

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Pavel : Idiot, je sais bien que c’est toi qui l’avais caché. Piotr : Je te jure que non ! Simplement, j’ai cherché, moi. Tu n’as fait que compter sur moi pour le retrouver. Pavel : C’est vrai, mais c’est parce que je savais que tu l’avais dissimulé. Piotr : Je te répète que je ne savais pas où il se trouvait.

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Piotr s’assied, Pavel se lève. Piotr se sert un morceau de gâteau aux noix, qu’ il accompagne d’un verre de Tavel. Pavel prend le saucisson dans le panier, ainsi qu’un couteau et une planche de bois. Il s’ éloigne un peu de Piotr, s’assied, puis commence à couper le saucisson. Pavel : En veux-tu ? Piotr : Non merci. Je n’aime pas le saucisson. Pavel : Tant mieux, ça en fera plus pour moi. Peux-tu me ramener le Tavel, s’il te plaît ? Piotr, vexé : Tu n’as qu’à venir le chercher toi-même ton Tavel, Pavel. Pavel se lève. Pavel : Nous partons.


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Piotr : Déjà ? Voilà à peine quelques minutes que nous nous sommes arrêtés. Pavel : Voilà au moins une demi-heure que nous sommes là, Piotr, ta notion du temps est décidément curieuse. Il est l’heure de partir. Tu sais bien que nous devons avancer. Piotr : Je le sais. Je te suis. Piotr se lève, à contrecœur, en soupirant.



Scène ii

Au loin, une forme se dessine sur le bord de la route. Piotr s’agite et fait de grands signes avec les bras. Piotr : Youhou, youhou, youhou ! Pavel : Qu’est-ce que tu fabriques ? Piotr : Ne vois-tu pas, au loin, quelqu’un qui s’approche ? Je lui fais signe. Pavel : Tu es ridicule, j’espère que tu t’en rends compte. Piotr : Laisse-moi tranquille, rabat-joie. L’ individu se rapproche de Pavel et Piotr, jusqu’ à se trouver à environ trois ou quatre mètres d’eux. Pavel et Piotr, immobiles, l’observent avec attention. Allant nu-tête, il est vêtu de guenilles, et possède une canne sur le pommeau de laquelle un loup est finement sculpté. L’inconnu : N’avancez plus.

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Pavel : Pardon ? L’inconnu : Ne faites pas un pas de plus. Pavel : Excusez-moi ? L’inconnu : Restez où vous êtes. Pavel : Pour quelle raison, je vous prie ? L’inconnu : Parce qu’ils arrivent et qu’il faut leur laisser la place de passer. Ne les entendez-vous pas ? Pavel : Ils… mais qui donc ? L’inconnu : Mes moutons, bien sûr. Piotr, soudain intéressé : Ah bon, vous élevez des moutons ? L’inconnu : En effet. Et je les attends, ils doivent passer d’une minute à l’autre. Pavel : Je ne comprends pas, un éleveur n’est-il pas censé accompagner ses moutons, et non les précéder ? L’inconnu : Votre phrase, elle ne veut rien dire. Un éleveur n’est pas censé faire ou ne pas faire telle ou telle chose. Un éleveur n’est censé rien faire de particulier ni faire quelque chose de particulièrement sensé, d’ailleurs. Mes moutons sont heureux ainsi, voilà ce qui importe. Pavel : Tant mieux, tant mieux. Je me permets toutefois de vous préciser que nous avons besoin d’avancer. Nous ne pouvons en aucune façon rester ainsi sur place.


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L’ éleveur se met accroupi, et pose son oreille sur le sol. L’inconnu : Ils sont là. À cet instant, une file de moutons, qui surgit d’on ne sait où, passe entre Pavel et Piotr d’une part, et l’ éleveur d’autre part. Elle circule très rapidement. Alors que la tête de file traverse la route, on ne voit pas le bout de la file en elle-même. Un couloir où circulent de façon ininterrompue des moutons sépare désormais Pavel et Piotr de l’ éleveur. Piotr, qui marque un mouvement de recul : Ça par exemple ! Impressionnant ! L’inconnu : N’est-ce pas merveilleux ? Quelle précision, quelle régularité, quelle perfection ! Piotr, interrogateur : Mais… quelle direction suit le premier mouton ? Rentre-t-il à la bergerie ? L’inconnu : Non. Mais retournez-vous plutôt, et regardez au loin. Piotr et Pavel se retournent et plissent les yeux pour voir le plus loin possible. Piotr : On dirait… un nuage de fumée ? L’inconnu : De poussière plutôt.

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Pavel : Mais qu’est-ce donc ? L’inconnu : Mes moutons ! Ceux que vous venez de voir passer s’y trouveront bientôt. En courant, ils soulèvent une bonne quantité de poussière, de sorte que d’ici, on pourrait croire à une petite tempête de sable. Pavel : C’est-à-dire… que vos moutons décrivent un cercle ? L’inconnu : Tout à fait. D’ici quelques instants, le cercle complet sera formé, sans aucun interstice. Ils tournent en rond. Ils sont heureux comme ça. Piotr : Mais pourquoi un cercle, et non… un pentagone ? un hexagone ? L’inconnu : Mais que croyez-vous, que j’élève des petits Pythagore, Ératosthène et autres Anaximandre ? Piotr : Non, bien sûr, mais je me demandais… Et d’ailleurs, ont-ils des prénoms, vos moutons ? L’inconnu : Bien sûr que non. Ça ne sert à rien, les prénoms. D’ailleurs, je me fiche de connaître les vôtres. Piotr : Et vous, avez-vous un prénom ? L’inconnu : Oui, je m’appelle Grégory. Enchanté. Et vous ? Piotr : Enchanté également, je m’appelle Piotr, et voici mon ami Pavel.


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Pavel est soudain pensif. Piotr : Qu’as-tu, Pavel ? Pavel : Eh bien, je me demande comment nous allons faire pour avancer avec cet embouteillage de moutons qui n’en finit pas. Gregory : Je ne vois guère de solution, dans la mesure où le cercle est désormais terminé. Vous êtes tous deux encerclés par les moutons. Compte tenu de la suite des événements, je vous suggère d’ailleurs de vous dépêcher de réfléchir. Pavel, qui s’ inquiète soudain : La suite des événements, quelle suite  ? Mais surtout, comment faire pour nous échapper ? Y a-t-il un tunnel ? Gregory : La suite… c’est-à-dire ce qui va se passer… c’est que le cercle que mes moutons décrivent va progressivement diminuer de taille… jusqu’à former le troupeau originel ! Et, puisque la taille du cercle diminue, cela signifie que l’épaisseur de la file va augmenter. Dans quelques instants, vous verrez deux couloirs de moutons, puis trois… Pavel : Cela ne fera qu’aggraver notre situation, pourtant déjà assez précaire… À quel endroit le troupeau va-t-il se reformer ? Gregory : Au point que je leur indiquerai. Le plus favorable pour vous étant, bien sûr, qu’il se

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reforme en mon endroit. Sans quoi vous allez devoir beaucoup reculer, ce qui ne me semble pas être votre souhait… Pavel, soudain paniqué : Hors de question de reculer ! S’il vous plaît, faites en sorte que le troupeau se reforme ici, à vos pieds ! Gregory : Entendu. L’ éleveur tend ses bras vers le ciel, et décrit, à l’aide de sa canne, des figures absurdes. Il crie quelques onomatopées qui font penser à une langue celtique. 24

Gregory : C’est fait. Pavel : Merci. Mais cela ne nous dit pas comment sortir dudit cercle. Gregory : Il n’y a, à mon sens, que deux voies, c’est scientifique. La première voie est souterraine, mais il n’existe aucun tunnel. Vous pourriez en creuser un, mais vous n’aurez jamais terminé à temps. D’ailleurs, je remarque avec étonnement que vous n’avez aucun outil de terrassement. Pavel : Mais comment donc ? (Moqueur) Ah, mais c’est sûr, des pelles et pioches en plein désert, comment avons-nous pu ne pas y penser ? Gregory : Vous avez oublié vos outils, soit, mais ne faites pas en plus les fanfarons !


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Pavel : Bon, bon, bon, passons à l’autre voie puisque visiblement la première ne nous est pas accessible. Gregory : L’autre voie consisterait à essayer de vous faufiler entre les moutons. Mais, vu la densité de leur cortège, c’est impossible. Pavel : Autrement dit ? Gregory : Autrement dit, vous ne pouvez emprunter aucune des deux seules voies qui s’offrent à vous. En clair, je viens de vous démontrer scientifiquement que vous êtes condamnés à l’étouffement. L’étau de moutons va se refermer sur vous ! Pavel : Mais enfin, il doit bien… À cet instant, Piotr recule légèrement, puis s’ élance et saute au-dessus de la file de mouton. Il se retrouve donc à côté de l’ éleveur. Piotr, à Grégory : Foutaises que la science. (À Pavel) Dépêche-toi de m’imiter, Pavel, avant qu’il ne soit trop tard ! Pavel : Je te suis. Pavel saute à son tour au-dessus de la file de moutons. Pavel : Vous nous avez condamnés un peu vite.

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