Sur cinquante mètres de bitume
Š Jean Milpied, 2013
Jean Milpied
Sur cinquante mètres de bitume
Chapitre 1 a bord d’une BMW M3 flambant neuve, Karim a chaud. la climatisation est pourtant à fond. les basses de la musique rap aussi. les doigts délicatement étalés sur le volant, il sent la sueur perler à son front. Ses phares sont éteints. Seule la lueur d’un réverbère du parking, à trente mètres, éclaire faiblement l’intérieur de l’habitacle. a ses côtés, Julien est lui surexcité. C’est la troisième trace de coke qu’il tape depuis qu’ils sont garés. Julien frappe nerveusement avec ses mains sur ses genoux. il a envie de chanter fort. Karim le regarde mauvais. pourquoi est-ce qu’on lui a encore refilé ce porte-flingue cocaïné pour ce job ? Karim, son truc ce n’est pas la drogue, c’est les meufs. les bonnes. les chères. Celles qu’il baise dans ces bordels de luxe à la frontière espagnole. plus 7
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au Sud. Sauf que là, il est concentré. et un peu stressé. C’est la plus grosse livraison qu’il fait depuis un an. Cent kilos sont dans le coffre de la bagnole. de la fraîche et pure. pas celle avec laquelle Julien se tapisse le nez depuis quinze minutes. il est trois heures du matin. Moins cinq minutes. le parking est désert. la vue est dégagée. l’aire d’autoroute est sécurisée en amont et en aval par des « collègues ». ils attendent le fric. et plus ils attendent, plus Julien monte dans les tours. « Mais qu’est-ce qu’ils foutent, cette bande de bâtards ? Je les vois, je les fume ! Comme ça, cash ! putain ! Sa mère ! » sue Julien. Karim, le regarde froidement, juste léger détour des yeux sur la droite, le visage toujours tourné droit devant lui. Façon western américain. « Ferme ta putain de gueule s’il te plait ! » « le rendez vous est à trois heures, il leur reste cinq minutes pour arriver, après on dégage, c’est ce qu’on avait prévu. » « et si tu te tapes une autre trace, je te fous dehors, compris ? J’aime pas que tu prennes cette merde dans ma bagnole » 8
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Maintenant Julien caresse son flingue. excroissance métallique compensant son petit pénis. tout le monde le sait qu’il a une petite queue depuis son dernier séjour en prison. Ça parle dans les douches. Karim ça le fait sourire. lui, la nature l’a généreusement gâté de ce côté-là. et ça colle bien avec son corps élancé de champion régional de boxe thaï. Grand, fin, athlétique et noueux. quelques cicatrices aussi. Mais positionnées avec goût. Karim s’aime beaucoup et prend soin de lui. Son flingue automatique, il est dans son blouson de cuir neuf. il ne s’en sert que très rarement. il préfère ses poings. les cristaux liquides du tableau de bord indiquent trois heures. en prévention, Karim se tourne vers Julien. « C’est bon, on se calme, ils vont arriver. » Julien se lèche les gencives. une camionnette phares éteints vient alors se garer à soixante mètres face à eux. le lampadaire marque la séparation entre les deux camps. un type sort du véhicule, kalachnikov en bandoulière. il porte une table de piquenique et vient la positionner dépliée sous le lampadaire. le temps d’envoyer un SMS au boss, et Karim et Julien sortent de la voiture, 9
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flingues en main. Karim a bien précisé à Julien qu’il ne doit pas ouvrir sa gueule. que c’est lui qui cause. que c’est comme ça qu’on s’est entendu. Ce type le stresse. Fait chier. Karim sort le diable du coffre de la voiture et aide Julien à y positionner les cent paquets d’un kilo de poudre. puis ils se dirigent lentement vers la table, théâtre des opérations. droits dans leurs baskets. a quelques mètres de la table, Karim reconnaît estéban, son équivalent chez les basques. Karim et estéban se sont croisés quelques fois lors de réunions de répartition des business régionaux et frontaliers entre « équipes ». tout le monde a l’air détendu. la balance est en place. le lieu sécurisé. estéban, accompagné de son énorme porte-flingue, un pilier de rugby de deux cent vingt kilos de gras, d’os, de muscles et de kalachnikov, ouvre la cérémonie en démarrant les pesées. Karim fait tourner la machine à compter les billets. ils se sont donnés trente minutes maximum pour réaliser la transaction. l’air est chaud. nous sommes en plein été. les billets de dix et vingt euros sont un peu collants. Cela agace Karim. Julien est étrangement calme. 10
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a mi transaction, estéban lève la tête, fixe Julien et propose de prendre un petit rail pour accélérer la fin. les yeux de Julien se mettent à briller. Ça ne plait pas du tout à Karim. « pas le temps pour ces conneries, on boucle et on se casse. là, estéban, tu déconnes. encore une phrase comme ça et on s’arrache. » Mais Julien n’est pas de cet avis. « Vas-y, tu fais chier mec, il a une super idée not’ pote là, yes man, estéban, j’te suis à donf la dessus, paye une trace sur ta poudre mon gars ! » Karim se redresse, se retourne et tend son index vers Julien. un « non » qu’il veut définitif sort violemment de sa bouche. Julien ne baisse pas les yeux. la confusion monte. « Ça va partir en couille c’t’affaire, fait chier », pense Karim. Concentrés sur leurs échanges, ils n’ont pas entendu le SMS du groupe amont. et là une voiture noire rentre sur le parking de l’aire d’autoroute, à fond de troisième, pleins phares, avec toute une rangée d’antibrouillards aveuglants. le temps d’esquisser « qu’est ce que c’est ce con ? » et la voiture est sur eux moteur hurlant. Karim se jette à terre au moment où la machine lancée défonce la table, écrasant au passage le gros bras armé d’estéban qui crache 11
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ses organes broyés en miaulant et bullant du sang vermeille entre ses dents cassées. Julien est déjà allongé au sol, arme au poing et il vise la voiture. il vise mal, très mal. un chargeur en l’air. un raté ce type. la voiture, une Ford noire améliorée fait maintenant un demi-tour frein à main sur le côté du parking et fonce à nouveau sur eux. estéban n’a pas le temps de remonter dans sa camionnette qu’un cocktail Molotov s’écrase sur sa gueule. lui arrachant des cris d’horreur. il prend feu immédiatement. torche humaine aux mouvements saccadés, tournant en cercle, se cognant à son camion. le deuxième cocktail tombe sur la came et le fric éparpillés sous le lampadaire. et la voiture qui s’apprête maintenant à faire un troisième passage. Julien chie dans son froc caché derrière la BMW. Karim est un peu plus loin dans l’ombre. Son flingue est dans son blouson resté dans sa bagnole. il n’a que quelques mètres à faire pour se mettre au volant et exploser ce petit troublefête. il se décide. il se met à courir. première, seconde, hurlements de pignons, pneus laissant de la gomme sur l’asphalte, la Ford fonce sur lui. Karim court. droit devant, concentré, en apnée. il entend le moteur derrière lui, voit son ombre projetée loin devant par cette rangée de 12
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phares. puis il sent quelque chose lui encercler les jambes. « Merde. » il trébuche puis tombe de tout son poids en roulant, poignet cassé dans la chute. avant de passer sous les quatre pneus Michelin 175/65 r 14 82, sa dernière pensée est pour natacha, prostituée du Club paradise, excellente suceuse aux yeux bleus glaciaux. au passage du train avant, il sent ses poumons s’écraser, ses côtes se casser et transpercer ses chairs mâchées. au train arrière c’est sa tête qui explose sous les presque une tonne du véhicule. là, c’est fait, Julien s’est vraiment pissé dessus. il est comme paralysé et aphone. la tête vide, le cerveau terrassé par un cocktail terrible fait d’adrénaline et de cocaïne qui rebondissent sur chaque membrane de sa cervelle en essayant de sortir de ce corps piégé. Son chargeur est vide. et son sphincter qui se relâche quand la Ford s’arrête à ses pieds. la porte avant s’ouvre. un type cagoulé, tout habillé de noir hormis un slip jaune par-dessus un pantalon serré et foncé, en descend. une espèce de batte de baseball à la main. Julien sans pouvoir retenir un sourire pense « Merde, Batman a eu ses papiers français ». le type le regarde sans rien dire. puis 13
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Julien sent son crâne exploser sous les coups de batte précisément ajustés sur ses os frontal et pariétal dont les morceaux cassés vont s’incruster dans les portières de la M3 avec quelques touffes de cheveux et lambeaux de cuir. l’homme masqué essuie lentement son arme dans le cou de Julien puis remonte au volant après avoir balancé un dernier cocktail incendiaire dans la voiture de sport. il reprend l’autoroute, phares antibrouillard éteints, sans excès de vitesse. derrière lui, ça sent le sang, la chair brûlée, la cocaïne consumée et l’argent en fumée. quatre cadavres sur un parking. de la pire espèce. du pain bénit pour les flics de la région, qui eux dorment encore.
Chapitre 2 Sept heures. Ce matin, Sacha, trente ans, a encore boxé devant la glace au réveil, l’œil endormi et poché. des enchaînements de coups simples, pure mise en mouvement de ses bras, reprise en main de son corps après une nuit de plomb. Vingt gauches, vingt directs du droit, des séries de dix uppercuts enchaînés. reprise de souffle. la journée peut commencer. une autre journée. presque comme la veille. Joséphine dort encore. toujours, le matin. il aime ça. Se sentir le premier debout, comme un prolongement de cette condition masculine ancestrale qui voudrait un homme au travail, les mains abîmées et le regard dur, avec une femme douce et docile au foyer. Ça lui plaît. Comme si son grand-père et tous ses aïeux males vivaient encore à travers lui, fierté géné15
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rationnelle confirmée. une synthèse : l’homme se lève tôt, est fort, et travaille. Ce matin, il lui reste des traces de visions du début du xxe siècle encore enfouies dans ses lobes cérébraux. et ce corps qu’il entretient, toujours prêt à l’affrontement. Vestige d’un passé de boxeur universitaire, puis amateur. une vraie drogue. tu commences à frapper dans un type, qui en fait de même et alors, plus jamais tu ne t’arrêteras de travailler tes enchaînements. Ça a pris un autre sens aujourd’hui. de ce qu’il voit, de ce qu’il entend, il se dit que dans la violence muette des rues de la grande cité qu’il habite, si le premier coup n’est pas le bon, celui qui cloue l’agressivité sur le mur, alors c’est foutu. C’est la raclée. des dizaines te tomberont dessus. et des mois pour récupérer un mental stable. Sacha veut éviter cela. il court beaucoup aussi. Seconde voie de secours. le mental se rattrape un peu dans la fierté de courir plus vite, plus longtemps, plus loin, et calme la haine qui te hurle de faire demi-tour, de te jeter avec tes poings, tes réflexes, tes heures d’entraînement dans un combat perdu d’avance. C’est ce qu’il pense en se regardant dans la glace le matin. Ce matin il se sent prêt. Comme chaque matin, un peu plus. demain ce sera encore 16
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mieux. pourtant, n’allez pas croire que Sacha travaille dans la rue. non. il n’est qu’un simple employé de bureau dans une multinationale de l’industrie, comme des millions d’autres à travers la cité, le pays et le monde. et ce sont juste ses points de vue sur la vie qui le poussent à tant de rigueur physique et de discipline corporelle. pour l’instant totalement inutile. le petit-déjeuner est rapide. englouti de façon identique à la veille. C’est fou comme on se fond dans les habitudes, ses petits riens qui font que tout passe si vite, qui nous maintiennent aveuglés. Joséphine dort encore. elle se lèvera quand il sera parti. il le sait. il aime ça aussi. il mourrait de ne pas pouvoir l’embrasser quand elle dort. Sa chaleur nocturne diffusant alors lentement de sa peau quand il approche ses lèvres encore humides de la douche. il est huit heures. il sort, ferme le verrou du haut. C’est à ce bruit qu’elle va se lever. il le sait. il aime ça. Sacha part travailler. la journée commence mal. a son arrivée, Sacha est convoqué dans le bureau du patron. les chiffres ne seraient pas bons. les rendements en chute libre. Sa faute quoi. il prend sa fessée sans moufter. il ne peut quand même pas 17
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lui coller une droite. autres lieux, autres codes. il reste de marbre et bout à l’intérieur. Ça aussi, il sait faire. et alors ? qu’est-ce qu’il croit ce chef ? que tout ce petit monde qu’il a bien gentiment décidé d’employer se doit de se dévouer à cent pour cent, matin midi et soir à la bonne marche de son entreprise. est-ce qu’il croit que, comme lui, lui qui est tout en haut, tous jouissent du sacrifice de leur vie au service de bons résultats, de bons chiffres de croissance, et d’augmentation de capital ? toujours plus. il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’à l’autre trou. pas possible autrement. Faudrait être trop aveugle. la tête au-dessus des nuages, au-dessus des odeurs. Sacha n’est pas un type du toujours plus. Ce qu’il a lui suffit. alors, forcément, il y a une partie du message qui reste non comprise. il ne le montre pas. « Bien sûr, O. K. On va faire comme ça. Bonne idée. Je vais leur dire maintenant… Merci… Bonne journée monsieur. » Sacha sort du bureau. toujours calme. poli. il passe aux ateliers pour transmettre la sainte parole aux équipes. prêche d’une demi-heure. encore faut-il y croire à ces belles paroles. Certains matins, il y croit pourtant. d’autres, pas du tout, et là il serait prêt à reprendre sa voiture, 18
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remonter dans l’appartement quatre à quatre, à embrasser Joséphine, à faire leur valise, vite, très vite, et à tout jeter sur la banquette arrière. elle le suivrait pour sûr. elle l’aime. il le voit. alors, ils rouleraient tout droit, vers le sud, feraient l’amour dans les champs entre deux aires d’autoroute. il jouirait fort dans son cul. ils aiment ça. et la saveur de la vie serait différente pour quelques heures. avant de décider de faire demi-tour. Forcément. putains d’habitudes… Ce matin, il pleut. etrange pour la saison. Cela se voit à peine derrière les néons bleutés de l’écran d’ordinateur. la journée va passer, le soleil faire son tour du ciel. Sacha ne le verra pas. Branché au monde du travail par ses deux yeux et ses quatre doigts. la bouche servira quelquefois. réunion téléphonique en langues étrangères. discussions stériles avec des collègues. Stériles car uniquement portées sur l’entreprise. puis on s’y remet, faut bosser. toujours cette pression, ce désir d’aller de l’avant, le même partout, aux quatre coins du globe. demander plus, plus vite, et faire croire que cela changera quelque chose, que cela nous mènera tous vers un ailleurs un peu meilleur. est-ce qu’ils y croient vraiment ? pas tous. pas possible. Sacha 19
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ne s’y fait pas. Chaque jour le change un peu plus. Chaque jour, le désir d’autoroute se fait plus faible. il le sent. Ça lui fait un peu peur. Heureusement, son désir pour Joséphine reste aussi fort. Mais pour combien de temps ? il est maintenant vingt heures. les cristaux liquides jaunes pâles de l’horloge du tableau de bord lui donnent un teint blafard dans le rétroviseur. il roule sur le chemin du retour. en quoi est-il différent de ce matin ? rien. une journée de plus. Cent euros dans la poche de sa banque. qui apparaissent sur une petite ligne d’un fichier d’ordinateur centralisé. Même pas de vrais billets froissés qu’il sentirait dans le fond de sa veste toute tachée de goudron et de sciure. tout est dématérialisé. Cent euros valent-ils douze heures de son temps ? il n’en sait rien. il est vingt heures. Sacha est fatigué. la fatigue est la force du système. elle tait les révoltes. toutes. Même les plus intimes. preuve en est que seuls ceux qui ne sont pas fatigués bougent encore. Fonctionnaires et étudiants. uniquement en septembre. après trois mois de repos. Sacha s’en fout. il roule vers chez lui. le moteur lui obéit docilement. Sans excès. la route est fluide. Ça s’est important. 20
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