Alain Reyt
La boĂŽte jaune des Dinky Historiettes
La boĂŽte jaune des Dinky
Alain Reyt
La boĂŽte jaune des Dinky Historiettes
C’ était quand le temps n’avait pas encore de barbe. G. C. Lichtenberg
I Coups de foudre
« Un… Deux… Tr… » Un fracas d’enfer ébranla les murs de la cuisine, stoppant net la numération. Nos cinq visages moirés par les flammes vacillantes accusèrent le coup, figeant l’expression des uns, creusant le front des autres. Le tonnerre n’en avait pas encore fini de ses soubresauts que ma mère, donnant le change, lâcha sur un ton qui se voulait léger : « Il est pas passé loin çui-là. » Nous ne pûmes qu’acquiescer en silence, blêmes et trop heureux que le ciel ne nous soit pas tombé sur la tête. Du moins pas encore. Ça tonnait fort dans le secteur depuis le début de la soirée. En rentrant les vaches avec Dédou, j’avais remarqué la nervosité inhabituelle du troupeau. Les queues effilochées battaient l’air
11
Alain Reyt
12
à grands coups de balancier, chassant impitoyablement des nuées de parasites. Sale temps pour les mouches. Dans cette atmosphère lourde et électrique, la fille du fermier n’eut pas trop de son chien pour contenir ses bêtes sur la route qui menait à la ferme. Les premières gouttes nous firent la grâce de ne tomber qu’une fois la dernière vache rapatriée dans son étable. Ensuite, ce fut le déluge. Il plut sans discontinuer de cinq heures de l’après-midi jusqu’au lendemain matin huit heures. En temps ordinaire, l’unique suspension à pétrole de la trop grande cuisine parfaisait la touche intimiste qui sied aux veillées au coin du feu. Un soir d’orage comme celui-ci, où le tambourinement des cataractes de pluie alternait avec les grondements crescendo du tonnerre, ce peu de lumière artificielle ajoutait au lugubre de la situation. Rendant le geste rare, la parole superflue. Même le grillon s’était tu. Ce petit protégé que jamais nous ne croisions chantait soir après soir le bonheur de se réchauffer les antennes aux ardeurs de l’âtre. Perturbé par tant de vacarme, notre compagnon de l’invisible avait dû se carapater dans un coin en attendant que l’orage aille se faire entendre ailleurs. Pour l’heure, aucune accalmie… La pluie toujours dégringolait. Sévère, redoublant après chaque coup de semonce. Spectateurs impuis-
La boîte jaune des Dinky
sants, parents et grands-parents affichaient des faces de carême quand une manifestation du ciel, plus forte que les précédentes, inondait la vaste pièce d’un éclat de mille lunes. D’un éclair l’autre, nous comptions les secondes qui séparaient le flash du grondement du tonnerre. Ma mère faisait ça très bien. Levant son pouce à l’instant où s’illuminait la cuisine, elle marquait un temps puis dépliait l’index : « Un… » Son majeur suivait : « deux… » Et ainsi de suite. D’ordinaire, les doigts d’une seule main suffisaient pour se faire une idée de la proximité d’un orage. Comme des marins du dimanche se cramponnent au bastingage au premier coup de tabac, nous formions une rampe compacte qui allait du grand-père au petit-fils. Seule ma grand-mère avait élu domicile de l’autre côté de la cheminée, monopolisant deux chaises pour y poser son panier et ses pelotes de laine. Économe dans ses gestes, de regards furtifs en soliloques quasi inaudibles, tout son être incarnait l’effacement, la pusillanimité. Une souris des champs en tablier noir semé de minuscules pois blancs. Une trotte-menu à chignon gris et bas de laine noirs tire-bouchonnés, tombant sur des charentaises éculées. Des yeux pervenche, presque douloureux, creusaient un minois de cire ovalisé strié de ridules autour des lèvres. Mais
13
Alain Reyt
14
la pommette était haute, charnue, vivifiée par l’air frais et pénétrant des monts d’Aubrac. Une authentique grand-mère coulant des jours paisibles dans l’authentique campagne des contreforts du Massif Central. Une panoplie taillée sur mesure complétait le personnage. Sa chienne Ponty, grosse serpillière bonasse, neurasthénique et usée par le poids des ans, la suivait partout de sa démarche claudicante, la queue au ras du sol balayant la poussière d’un balancement de métronome. La brave bête dont la robe roussâtre chantait un perpétuel automne ne jurait que par la quiétude d’un roupillon au coin du feu. Passer les soirées à réchauffer ses vieux os, la tête aplatie entre les pieds de sa maîtresse… Que demander de mieux à la vie ? De temps à autre, grand-mère sortait de sa réserve pour remettre en jeu sa réputation de « meilleure cuisinière ». Mais de quoi ? De la ferme de Moncan ? De l’univers ? D’entre les deux ? La formule, laissée délibérément incomplète et édictée par on ne sait trop qui (peut-être bien par l’intéressée elle-même…) contenait un fond de vérité. Son fameux lapin à la moutarde en était une bonne illustration. À peine posé sur la table, ce plat des dieux était assailli (dignement, certes, mais assailli tout de même) par les convives pour s’en retourner, en deux temps trois mouvements
La boîte jaune des Dinky
dans un coin de la terrasse, rendu presque aussi propre qu’un sou neuf. C’est là, sous la descente du chéneau, à côté du tonneau servant à recueillir les eaux de pluie, que nous donnions les reliefs de nos repas, les plats à lécher, aux chats errants qui s’étaient refilés l’adresse. Les jours de lapin à la moutarde, nos greffiers faisaient grise mine, outrés de nous voir nous comporter comme des bêtes. Les rissoles aux pruneaux, autre prouesse gourmande de grand-mère, justifiaient à elles seules nos voyages en Aveyron. Servies encore tièdes, ces demi-lunes de pâte sablée, dodues et croustillantes à l’envie éclipsaient toute autre sorte de dessert. Plats de résistance irrésistibles, pâtisseries faites à la demande, notre aïeule était toujours prête à se mettre en quatre pour nous faire plaisir, conduisant d’une main de maître ses fourneaux magiques. Mais la véritable vocation d’une grand-mère, ce pour quoi enfants et petits-enfants lui vouent un attachement sans faille, reste son art inné à faire les sacro-saintes confitures. Et quand, visitée par quelque divine inspiration, grandmère sortait du placard de la cuisine sa collection de bocaux de verre pour les rincer, je confesse que j’avais le cœur chagrin de m’entendre dire à Dédou qu’elle aurait à les garder toute seule, les vaches. Pour l’avoir déjà vécu, je savais qu’assis-
15
Alain Reyt
16
ter à la préparation de confitures demeurait une expérience à part. Inoubliable. À renouveler chaque fois que l’occasion se présenterait. Le spectacle n’était en rien comparable avec celui d’une banale recette de cuisine. Ne serait-ce que par l’importance du matériel utilisé. Ces jours-là, grand-mère sortait le grand jeu. Cela tenait de l’exploit sportif. Qu’un petit bout de femme comme elle puisse dépenser autant d’énergie dans une seule après-midi épatait son entourage. Quelle santé ! Il fallait la voir et surtout l’entendre trottiner d’un bout à l’autre de sa vaste cuisine. Un marathon. Une marathonienne chaussant chaussons. Dire qu’elle officiait toujours avec méthode et rigueur ou que chacune de ses allées et venues trouvait sa justification serait sans doute exagéré. Néanmoins, pas à pas, le décor se mettait en place. Une quantité respectable d’ustensiles commençait à envahir la petite table dont les rallonges avaient été tirées pour la circonstance. On trouvait là une série de saladiers en verre à bords dentelés, un chaudron en cuivre rouge, un jeu de couteaux, une cuillère en bois à long manche, une fourchette argentée, une spatule en hêtre et quelques paquets de sucre cristallisé… D’autres outils, plus techniques, accréditaient le sérieux de l’entreprise : balance Roberval,
La boîte jaune des Dinky
poids hexagonaux en fonte, poids cylindriques poinçonnés en cuivre poli, rangés par ordre de taille dans leur socle de bois verni. Seul et unique responsable de ce remue-ménage : un panier de framboises cueillies de la veille, resté à l’écart sur une chaise. Près du mur, sur la desserte attenante à la gazinière, écumoire, faitout et grand tamis de crin se tenaient prêts à passer à l’offensive. Regroupés sur le buffet, une tripotée de bocaux et de confituriers, le caoutchouc sur la rainure du couvercle, attendaient d’être réquisitionnés à leur tour. L’alchimie pouvait alors commencer. Et le festival des sens qui allait de conserve. L’odorat y tenant, bien sûr, une place prépondérante. Un parfum… fruité, fort, tenace, ne tarderait pas à s’immiscer dans les recoins du rez-de-jardin. Gagnant l’étage par les interstices du plafond à solives, l’odeur devenue doucereuse persisterait longtemps après que les confitures aient été mises en pot. Les premières escarmouches chambardaient la physionomie des lieux. De saladiers barbouillés en couverts éparpillés, il devenait bientôt impossible de trouver un coin de table libre. Malgré ce fouillis de façade, il régnait un indubitable savoir-faire dans l’antre de grandmère. Le spectacle son et lumière, fragrances en sus, entrait dans sa phase cruciale.
17
Alain Reyt
18
Parmi les plus belles séquences, on retiendrait celle où de fins cristaux de sucre se déversaient en blanche avalanche dans le magma rougeoyant d’un lit de framboise. L’image évoquait, à une échelle infime, ménagère, l’improbable glissement d’un névé dans les entrailles fumantes de la Terre. Après avoir été longtemps touillée puis portée à ébullition, la mélasse rubiconde, rubanée d’une écume rosâtre, s’esclaffait en de bruyants et joyeux blob-pop ! Dans le courant de l’après-midi, une fois la frénésie retombée et la confiture répartie dans les différents récipients, la mamie flapie coiffait un chapeau de paille à large bord pour aller donner à manger à ses poules, laissant derrière elle un champ de bataille. Le repos de la guerrière à l’écumoire transitait par le poulailler, son pré carré, sa cure de jouvence qui nous la ramenait à chaque fois plus sereine et ragaillardie. Pendant que sa fille, toutes manches retroussées, s’efforçait de rendre à la cuisine un peu de son allure première. Poussant la porte de la salle à manger comme on entre dans une église, j’allais me recueillir devant l’œuvre accomplie. La production du jour tenait sur le haut d’une commode. En rang par trois, une trentaine de bocaux vermeils reposaient sur les feuilles d’un journal déplié. Du beau, du joli travail ! Et quand un rayon de soleil frappait l’alignement de verrerie, une symphonie
La boîte jaune des Dinky
de rouges, parmi les plus cristallins qu’il m’ait été donné de voir, s’embrasait le temps d’un soupir de concupiscence. *** Il pleuvait toujours et encore… Je me redressai sur mes jambes et m’étirai en arrière… Sans pouvoir étouffer un bâillement. Tout étonné d’avoir dû me baisser pour ne pas m’éborgner contre la tablette de la cheminée. La chose m’intrigua. Pourtant, l’année dernière, je me tenais debout sous cette même cheminée. Sûr et certain ! Le constat tenait du prodige. Se pouvait-il que la chaleur d’un simple feu de bois, rallumé soir après soir, rétrécisse à ce point le manteau d’une cheminée ? Ou bien fallait-il chercher la réponse ailleurs ? Et si ?… Une rapide vérification s’imposait. Je pressentais que la clé de l’énigme devait se trouver à quelques mètres de moi, sur ce pan de mur blanc qui jouxtait la fenêtre de la salle à manger. Plus précisément à l’endroit où une colonne d’encoches, taillées à même le plâtre, rappelait la ligne graduée de l’étrave d’un navire. Un soir de vague à l’âme, sans doute préoccupé par le temps qui passe et transforme l’apparence des êtres, un lointain parent avait eu l’idée
19
Alain Reyt
20
de tracer l’esquisse d’une toise dans l’embrasure de la fenêtre. Génération après génération, tous les membres de la famille, cédant à la tradition, s’étaient déchaussés devant elle. De nos jours, la toise se distinguait encore. Avec un peu de patience et armé d’une bonne loupe, il était alors possible de reconstituer la plupart des embranchements de notre arbre généalogique. En regard de chaque encoche, une suite de petits caractères s’inscrivait au crayon gras. Y figuraient dans l’ordre : le prénom, le mois, l’année, la taille. Périodiquement revues à la hausse, les inscriptions permettaient à chacun de suivre l’évolution de sa propre croissance et, accessoirement, de fixer les esprits sur la brièveté de la vie. Cette échelle de temps faisait également office de tableau comparatif. D’un simple coup d’œil, on repérait celui qui, dans un excès de fièvre des sommets, avait eu l’outrecuidance de se hisser au-dessus de l’altitude moyenne de toute une famille. Il y avait là quantité de noms de frères et sœurs, d’oncles et tantes, de cousins et cousines – germains ou éloignés – qui tous, immortalisés par une succession d’encoches, marquèrent notre mémoire commune. Au fil des ans, par le truchement des mariages et le jeu des naissances, la toise s’enrichissait de noms nouveaux. D’autres hélas, fauchés par la camarde en pleine fleur de
La boîte jaune des Dinky
l’âge, avaient stoppé net leur ascension. D’autres encore, parce que leur temps de présence sur Terre était venu à expiration, avaient tout bonnement expiré, respectant scrupuleusement l’ordre des choses. Dans ma quête, je tombai enfin sur ce que je cherchais. Une minuscule inscription – l’écriture caractéristique de mon père – éclaira ma lanterne : Alain/févr. 55/1,10 m. Soudain tout devint limpide. Nous étions en juillet 1956 et le plus simplement, le plus naturellement du monde… j’avais grandi ! En un an et demi, le haut de mon crâne avait rattrapé le rebord inférieur de la cheminée. Cette révélation fut saluée par les éléments. Le flash de la foudre se confondit avec le grondement sourd du tonnerre. Il n’y avait plus rien à compter. L’espace d’un éclair, toute la lumière s’était faite.
II Pierre et Benjamin
« Gri Grou Gra. Les souris n’aiment pas les chats. Gra Gri Grou. Il fait plus chaud que dans un trou. Gra Grou Gri. Nous dormirons donc ici. » Trois vers échappés d’un petit album cartonné. Comme ceux d’une comptine. Trois vers imprimés en italique au-dessus de l’image d’un chaton noir plus vrai que nature. En pyjama bleu piqueté de fleurettes blanches, s’extirpant de son duvet. Un chaton campeur. Hirsute et la moustache en bataille, l’œil vert interloqué par la présence de deux campagnols bien décidés à le chasser de sa tente pour prendre sa place. Dans leur rêve de conquête, les diaboliques rongeurs reçurent une aide pour le moins inespérée : la visite
23