Bouts de femmes

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Corinne Coarasa

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Elle Êtait simplement Elle et habitait Ailleurs... Pour aller jusqu’ à elle, il fallait emprunter le chemin de Nullepart...

Merci...



A manda Sur la table du restaurant de l’Aire des Landes Sud, elle était là, endormie, la tête légèrement inclinée et posée sur ses avant-bras... Je l’ai remarquée dès qu’elle est entrée, elle avait quelque chose de différent : dans le regard ? Dans sa façon d’être ? Elle a ouvert la porte, a balayé la salle du regard, puis comme si sa décision avait été prise et qu’elle était sans retour, elle s’est approchée du bar, m’a commandé une verveine menthe et une salade composée : j’ai proposé de lui amener la verveine plus tard, et son regard m’a transpercé. Non, elle voulait les deux en même temps, avait-elle répondu, sans hausser le ton, mais ses yeux en disaient long et j’eus peine à ne pas en perdre mes moyens. Elle me remercia et paya puis me salua poliment...

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Elle se dirigea droit vers la table au fond à gauche, à côté de la fontaine, un peu en retrait derrière les plantes vertes... Elle mangea sa salade sans appétit et je la vis prendre un cachet à la fin du repas. Elle dégusta sa verveine, tenant la tasse entre ses doigts fins, soufflant et faisant remonter des volutes de fumée par intermittence... je l’ai quittée des yeux cinq minutes, le temps d’aller relancer une nouvelle tournée de lave-vaisselle... quand je revins au comptoir, je la vis là, comme un ange posé dans ma salle de bar... et je n’eus qu’une envie : qu’elle ne la quitte plus jamais... J’étais si fasciné que je proposais à Alex de lui faire sa nuit... ce dernier trop content de rester au côté de sa princesse, comme il l’appelait, accepta bien volontiers. La nuit passa ainsi : je guettais le moindre de ses gestes, inquiet qu’elle ne se réveille et quitte la salle... à jamais. Je sursautais à chaque entrée de nouveaux clients à la supérette : sur une aire d’autoroute, les gens rentrent et sortent à toute heure, mais ce soir, tout me paraissait trop bruyant, même les machines à café résonnaient trop fort... J’avais réussi à négocier avec


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la femme de ménage qu’elle ne la réveille pas, j’avais prétexté la connaître et qu’elle avait besoin de se reposer... Parfois, ma belle inconnue soupirait plus fort, quelques mèches lui tombaient négligemment sur le visage : mon dieu, je la trouvais de plus en plus belle, et quelque chose grandissait en moi... je voulais tout savoir d’elle... Que faisait-elle là, seule au milieu de la nuit ? Je n’arrivais pas à imaginer une quelconque histoire à son sujet... je ne l’imaginais ni mère, ni épouse, j’avais bien remarqué qu’elle ne portait pas d’alliance, ni femme d’affaires ni commerciale. Une écrivaine ? Une artiste ? En fait, elle aurait pu être tout cela, il n’y avait rien d’extraordinaire en elle, elle n’était pas belle à proprement parlé... mais quelque chose de très troublant émanait d’elle et me fascinait, sa présence suscitait un mélange de crainte et d’admiration en moi, sans que je puisse dire exactement ce qui, en elle, provoquait ce déferlement de sensations et de sentiments : était-ce ses yeux gris pâle un peu charbonneux, ou son regard perçant et incisif, son teint très blanc accentué par ses mèches blond cendré, sa longue silhouette diaphane

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serrée dans cet imperméable gris assorti à ses yeux ? Ou était-ce sa voix, douce, mais ferme, et la façon dont elle se cassait en fin de phrase ? Elle avait en effet une voix très particulière, surtout dans sa façon de prononcer les R, comme celui de « verveine »... Était-elle d’origine étrangère ? Et son âge : quel âge avait-elle ? C’était peut-être cela le plus troublant : elle semblait sans âge : ni vraiment jeune, ni vraiment âgée : j’évaluais dans ma tête une fourchette variant de la trentaine à la cinquantaine, je tentais de distinguer des indices en regardant ses mains, la peau de son cou... mais n’en trouvais aucun... puis je me sentais coupable de la reluquer ainsi, alors qu’elle dormait paisiblement... Alors je m’éloignais un peu, gêné par mes propres questionnements et indiscrétions, redresser un paquet de chips par ci, ré étiqueter un paquet de gâteaux par-là, et comme un papillon attiré par la lumière, je me plongeais à nouveau dans la contemplation de sa singulière beauté, me posant mille questions, sur sa supposée existence, m’interrompait à nouveau pour indiquer les toilettes, encaisser un plein... La nuit passa finalement bien vite et au petit


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matin, alors que les routiers commençaient leurs défilés – café, douche, café – et que la salle se réveillait peu à peu, elle ouvrit péniblement un œil, s’étira comme un chat, le visage marqué par sa nuit sans confort... N’y tenant plus, je m’approchais d’elle, un plateau de petit déjeuner fumant entre mes mains. Je le déposais sur sa table, tel un sujet livrant des offrandes à sa reine, priant le ciel qu’elle ne me transperce pas à nouveau de son regard troublant... « Bien dormi » ? lui demandais-je maladroitement, « j’ai veillé sur vous toute la nuit... » Elle me sourit et dit : « Ainsi l’a voulu le destin, il est aujourd’hui maître de ma vie... » Je balbutiais : « Excusez-moi, je ne comprends pas... – C’est très simple, hier j’ai pris la voiture, et j’ai décidé de rouler vers le sud, laissant tout derrière moi, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’essence... je l’ai abandonnée un peu plus avant sur l’autoroute et j’ai marché jusqu’ici... poussé la porte de ce bar... choisi mon repas... fermé les yeux et décidé de laisser faire le destin. »

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Je restais sans voix, imaginant le champ laissé libre de tous ces possibles, m’assis en face d’elle et, sans savoir ni pourquoi ni comment, lui pris la main... Nous restâmes longtemps ainsi, sans parler, perdus dans nos pensées, attendant que le destin nous donne un coup de main supplémentaire... Il se matérialisa, quelques minutes plus tard, en la personne d’Alex qui vint interrompre notre dialogue silencieux, pour prendre mon service de 7 h. « Eh mec, merci pour hier, j’ai passé une super nuit avec ma princesse, c’était cool, mec, à charge de revanche... » Puis, comme s’il réalisait qu’il était entré comme un intrus dans notre intimité naissante, et qu’il comprenait pourquoi j’avais été si généreux envers lui, il afficha une moue d’enfant pris en faute, rougit un peu, et soudain mal à l’aise, bafouilla, un « bonjour Madame » maladroit, en lui tendant la main. Elle lui serra volontiers, lui sourit et se présenta : « Amanda, enchantée ».


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– Alex », répondit-il, un peu plus détendu... Je me levais à mon tour et improvisais moi aussi, un coup de destin... « OK, puisque la relève est là, nous pouvons y aller, n’est-ce pas Amanda ? » Sans rien répondre, elle finit son chocolat, reposa la tasse, se leva, pris son imperméable mis son sac en bandoulière, redressa son col et me sourit. Sans mot dire, nous nous sommes dirigés vers la porte de sortie. J’ai salué Alex de la main : il nous regarda partir, un peu hébété par cette rencontre, ne sachant pas trop ce qui se tramait, pas plus que moi, pas plus que nous... Au même instant, Antoine éteint le réveil qui le sort de sa mauvaise nuit parisienne. Il tend le bras et constate que « son » côté est resté froid. Elle n’est pas rentrée. Il attrape son portable, pas de message, pas d’appel. Serrant le téléphone contre son torse, il se met à pleurer : des sanglots violents, qui secouent tout son être... Il avait bien pensé appeler la police, mais que lui auraient-ils dit ? Qu’il fallait attendre 48 h avant de pouvoir la déclarer disparue... et lui, que leur aurait-il dit ? Que savait-il d’elle finale-

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ment ? Non, il avait pris un somnifère et attendu son appel, ou son retour... mais rien, pas un message... il ne pouvait appeler personne : elle n’avait jamais parlé de collègues, de parents ou bien même d’amis, n’avait reçu aucun appel en sa présence... Quand il appela au bureau, on lui dit qu’il n’y avait personne de ce nom qui travaillait ou avait travaillé dans leurs locaux... c’est là qu’il a compris qu’il ne la reverrait plus... Il revit la scène de leur rencontre au parc... Il venait de la percuter en marchant, elle en avait renversé son sac, il l’entendit rire et prononcer ces simples mots : « ainsi l’a voulu le destin, il est aujourd’hui maître de ma vie... » Il comprit à cet instant précis qu’elle était sortie de la sienne, comme elle y était entrée, telle une apparition, et maintenant, il ne lui restait rien, juste une vague odeur d’elle et le souvenir d’avoir vécu un instant éphémère, rare et précieux à ses côtés... L’étrange sensation de néant, l’impression d’avoir vécu un rêve éveillé et rien, pas une preuve matérielle que leur histoire avait été réelle... Il ne lui restait rien d’elle, pas même une brosse à dents oubliée, ou un cheveu qui traîne dans le lavabo... Étrange-


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ment, il se sentit serein et apaisé, comme sorti d’un rêve bienheureux. Mais il était certain qu’il n’avait pas rêvé tout cela, elle était bien réelle, de chair et d’os, une chair inoubliable, et il ne s’était jamais senti aussi en vie qu’à ses côtés. Leurs étreintes l’avaient subjugué, réanimé, métamorphosé. Elle lui avait fait connaître des sensations qu’il n’avait jamais goûtées jusqu’alors, il avait atteint des sommets de voluptés qu’il ne soupçonnait pas, elle l’électrisait, l’hypnotisait littéralement... elle lui avait enseigné le silence, et la puissance du langage des autres sens, il n’avait rien appris d’elle, de sa vie, elle fuyait toutes discussions et se montrait si froide et déterminée pour imposer ses règles, qu’il n’avait pas insisté... à présent qu’il y réfléchissait, il ne connaissait d’elle que son prénom et son lieu de travail. À présent, il savait qu’elle avait menti sur le peu qu’il pensait savoir d’elle. S’appelait-elle vraiment Amanda ? Qui était-elle ? Où était-elle ? Antoine pris une grande inspiration et parti prendre sa douche, avala un rapide café noir bien serré, et s’apprêta à prendre les clés de sa voiture sur la console de l’entrée. Il comprit qu’elle était partie

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avec... Il appela son travail et avertit qu’il serait en retard... À regret, il alla déposer plainte contre X, puisqu’il ne connaissait que son prénom, pour le vol de son véhicule tout à fait conscient du ridicule de la situation... Comment avait-il à ce point pu entrer dans ses règles, au point qu’en trois jours il n’eut rien appris sur elle ? Grotesque et magnifique, extraordinairement inoubliable, il n’y avait pas de mots pour décrire ce que « ça » avait été... il le savait, rien ne ressemblerait plus jamais à « ça »... 20

Pendant ce temps, Amanda et moi, improvisions notre destin commun... moi gauche comme jamais, prêt à tout pour lui plaire et ne plus jamais la quitter... Je proposais de récupérer sa voiture, elle me traita de rabat-joie matérialiste, et me demanda de la fantaisie... Devant ma mine déconfite et mon trouble évident, elle proposa de m’initier et pour commencer me demanda de ne plus lui parler... Elle sortit de son sac une sorte de trousse en daim marron clair, de laquelle elle sortit un dé, qu’elle me tendit : je le fis rouler à même le sol et sortis le 2. Elle prit


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un Bic griffonna, quelque chose sur un bout de papier et déchira deux morceaux qu’elle mit dans la trousse. Elle me la tendit et j’en piochais un, que je lui remis : elle s’écria espiègle : « Bonne pioche mon amour, cap sur la mer capitaine » Totalement largué et bloqué sur le « mon amour », je la conduisis jusqu’à ma voiture, tel un automate, et nous firent cap vers la plage. Elle poussa la musique à fond, ouvrit les vitres en grand et me fit arrêter devant un petit casino, sortit comme une furie de la voiture en me criant : « Ne bouge pas mon amour, je reviens de suite... » J’en profitais pour me ressaisir un peu, et jeter un œil à ma personne dans le rétroviseur, vérifier que ma maladresse ne se voit pas comme le nez au milieu de ma figure... je ne vis rien de la sorte, juste une petite lueur au fond de mes yeux qui me disait : « sacré veinard tu t’apprêtes à vivre un truc extra »... cette pensée me fit même quelque chose dans le ventre, et une appréhension me paralysa et si je n’étais pas à la hauteur de cette

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