Carapaces

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Carapaces



Elisabeth Martinez-Bruncher

Carapaces



Chapitre un

L’air était immobile et la chaleur épaisse. L’ombre des platanes figeait les quelques clients attablés dans des poses abandonnées et impudiques qu’ils ne cherchaient pas à corriger, à demi inconscients dans cette torpeur de début d’après-midi. François avait trop mangé, sans faire vraiment attention aux propos du serveur et il sentait que les heures seraient longues tout à l’heure, au bureau. Vaguement endormi, il laissait les images affleurer, se fondre, dans le flou qui précède le sommeil, étonné toutefois de la précision de l’une d’entre elles, insistante, émergeant avec la netteté d’une photographie réussie. Un châtain plutôt roux, pensa-t-il, en tout cas des cheveux mal peignés, à la va-vite, retenus par une sorte de pince comme en portent toutes les filles quand elles en ont marre que leur tignasse les aveugle, les chatouille et qu’elles se disent qu’il faudra aller chez le coiffeur. Avant d’oublier, parce qu’au fond elles s’en fichent.


Fatia lui avait dit tout cela quand il emmêlait ses doigts dans les ronces de sa crinière, perdu dans l’odeur de patchouli, malade d’amour. C’est marrant comme il y a des images qui ont la peau dure, qui vous traversent de part en part à intervalles réguliers. Pourtant, Fatia, il l’avait oubliée, ça, il en était sûr. Il trimbalait un petit bout d’elle, c’est tout. Il sourit ironiquement de cet accès incontrôlé de nostalgie et se dit qu’il devenait vieux, ce qui élargit encore sa bouche en un rire silencieux. 30 ans hier et des réflexions déjà désabusées. Ça promettait ! Dans 20 ans, il serait aussi pontifiant que son père, éternel grincheux que rien ne déridait jamais et qu’il ne se rappelait que tendu, amer, en lisière de violence. Fais un effort, bon Dieu, il y a bien quelques fragments d’humanité dans ta cervelle à accorder à cet honorable fonctionnaire, non ? Franchement, il n’en savait rien et n’avait aucune envie, par cette chaleur, de se livrer à une introspection qu’il savait stérile, sans issue. Tu as un père fossile et voilà tout. Le grand malheur, tu avoueras ! Tout le monde a une famille fossile. Au moins, on ne souffre pas. La pierre, ça ne pourrit pas. François préféra en revenir à la fourrure rousse, savamment négligée, et à la voix qu’il entendait encore : « Vous êtes avocat ? qu’est-ce que c’est, au juste, un avocat ? » Il en était resté pantois, pas


de la question bien sûr, simple embrayeur courtois de conversation dans ce monde bien codé, mais de sa voix. Comment les autres avaient-ils fait pour ne pas laisser tomber leur verre, pour continuer leur bavardage maîtrisé et ne pas se retourner vers elle, aimantés par l’impitoyable densité des sons graves, sourdes notes qui donnaient le frisson, entraînaient par leur rythme régulier l’abdication totale d’une volonté devenue inutile. Muet d’admiration esthétique, il avait dû passer pour un idiot. Cette voix, il l’avait suivie comme un fil d’Ariane toute la soirée, envoûté dans son propre salon, capable de tout, heureux d’exister comme chaque fois qu’il tombait amoureux d’ailleurs. Il savait qu’il était sensible et se protégeait d’ordinaire des coups de cœur. Mais là, impossible ! À travers ses cils, il goûtait le temps arrêté. Je ne sais rien d’elle, s’avoua-t-il.


Chapitre deux

Elle allait un peu trop vite. Il fallait ralentir. L’autre jour, avec les enfants, elle avait vu les suites d’un accident, l’ambulance, les lumières clignotantes et elle avait imaginé le pire évidemment, ressenti l’angoisse inexorable de ceux et celles qui allaient être prévenus, dont l’amour ne trouverait plus à quoi s’accrocher, qui allaient devenir fous de douleur. Elle ne supportait pas l’idée du désespoir qu’elle comparait à un gouffre sans fond. Quand elle conduisait, elle s’inventait des histoires improbables, sur fond de catastrophe. Elle y impliquait toute la famille et se donnait le grand rôle, sauvant tout le monde, pièce indispensable de l’échiquier. En fait, elle n’était pas dupe de ses stratagèmes à quatre sous. Elle les assimilait à ces séries télévisées indigentes dont on raffole quand on est bien fatigué ou simplement terrassé par l’ennui. L’héroïne leva le pied et anticipa sur l’après-midi qui l’attendait. Elle se demanda si


Suzanne était heureuse de voir son projet abouti et comment elle allait montrer sa joie. Elle avait dû voir sourire Suzanne deux fois depuis qu’elle la connaissait. C’est sa mère qui la lui avait présentée, avec un empressement inhabituel. Elles semblaient se connaître depuis longtemps, complices en quelque sorte et pourtant gênées, sans conversation réelle. Quand Louisa leur avait demandé où et quand elles s’étaient rencontrées, elles avaient invoqué une mémoire défaillante et des relations communes. Maman avait dix ans de plus que Suzanne et elle n’avait jamais aimé l’immaturité. Pourtant, ce jour-là, je n’insistai pas. J’étais contente de voir ma mère différente, plus dense, lestée d’une vie à elle, de quelques zones d’ombre mystérieuses. Elle avait toujours été si transparente, comme vidée de sa substance, absente d’elle-même. Grâce à Suzanne, elle devenait un peu une énigme. C’était bien. Petit à petit, Suzanne est devenue mon amie. Elle vivait avec un mari insupportable, archaïque et prétentieux. Elle n’en disait rien mais le redoutait visiblement. Arrivée à 55 ans, elle songeait timidement à s’émanciper et donnait un coup de main à la librairie de sa petite ville, conseillant en lectrice assidue les clients indécis, tenant la caisse et, le soir venu, le balai. Quand j’émis l’idée devant


elle qu’elle devrait devenir elle-même libraire, elle me regarda sans expression particulière. Je compris plus tard que je venais de pénétrer dans la sphère intime de ses rêveries et que ma proposition concrète se fondait dans le rôle qu’elle endossait avec le plus de plaisir quand elle se laissait aller à imaginer une autre vie. Suzanne pouvait parler de tout sauf d’ellemême. La route longeait parfois l’autoroute. Aujourd’hui, elle n’était pas pressée. Louisa savait qu’elle avait enclenché une mécanique insensée mais elle irait jusqu’au bout car, cette fois, il était temps. Elle se plut à respecter scrupuleusement les limitations de vitesse, apprécia la beauté des collines et trouva sans problème une place pour se garer, presque au centre de la vieille ville. Belle journée.


Chapitre trois.

« Il est tard, les enfants. Maman n’est pas rentrée ? ». C’est comme cela que, tous les soirs, Bertrand Maurin dès le seuil, annonçait à sa famille que sa journée de travail était terminée. Professeur universitaire reconnu, cet élégant quinquagénaire supportait sans mot dire les 200 km aller-retour que leur imposait le lieu de leur résidence. Il avait pu grouper ses heures de cours sur trois jours et il prenait le train, moyen de locomotion qui lui permettait de lire, de corriger ses copies et, plus prosaïquement, de dormir parfois. Louisa avait eu raison d’insister. Cette vieille maison, qu’ils retapaient au gré des rentrées d’argent, perdue dans une vallée à deux doigts pourtant de la ville où les enfants étaient scolarisés, leur plaisait chaque jour davantage et ils ouvraient tous les matins les vieux volets sur l’éclat du ciel et le chant des grenouilles, sans voisins et presque sans pollution.


« Où est maman ? » demanda-t-il à nouveau. Les trois enfants savaient que leur père n’écouterait que lorsqu’ils auraient répondu à sa question. « Tu sais, papa, Suzanne ouvre sa boutique aujourd’hui, alors forcément, maman est avec elle ». Laure avait faim et elle ajouta : « Papa, on mange ? ». Bertrand fit de son mieux et les enfants ne l’aidèrent pas vraiment. Luc revenait de la fac et reprenait ses marques en se laissant chouchouter par ses géniteurs, Louis, du haut de ses 18 ans, proposait toujours ses services trop tard avec un sourire désarmant et Laure savait à 16 ans qu’il fallait refuser tout travail domestique pour n’en être jamais esclave. Bref, il régnait un désordre sympathique ou un capharnaüm épouvantable suivant le degré de fatigue de Bertrand et de Louisa, parents adorables, selon le jugement définitif et diplomatique de leur progéniture. Tout de même, il est 21 heures. Je suis inquiet. Louisa n’aime pas téléphoner, elle ne supporte pas ce qu’elle appelle la dépendance et je ne sais jamais où elle est. Comment peut-elle être la fille de sa mère ? La pauvre Anna ressemble toujours à un oisillon apeuré. Cela fait 22 ans que je la connais et jamais son regard n’a soutenu le mien. Le moindre bruit la fait sursauter et cette manie de s’excuser à tout instant !


Il faut que je songe à lui apporter des livres. Elle aime en parler avec moi. Les livres sont un filtre agréable. Grâce à eux, elle peut exister. C’est une femme intelligente, cultivée, dont les ressorts semblent cassés depuis longtemps. Louisa me regarde profondément quand je lui fais part de mes réflexions à propos de sa mère, elle m’écoute attentivement et elle opine, sans rien dire. J’aime Louisa et elle m’attire. Je crois qu’elle n’aura jamais de rivale. Quelquefois, je perçois nettement les offres de séduction de certaines de mes collègues ou de quelques membres du personnel administratif féminin. J’en suis flatté, dire le contraire serait mentir, mais aussi vaguement dégoûté. J’aime Louisa, ses colères, ses angoisses, sa façon d’être mère. Les deux garçons et notre poupée l’adorent. Avec eux, elle rit et danse. Moi, je connais ses silences, je les respecte. Je vis parfois avec une inconnue.


Chapitre quatre

« Suzanne, si tu gardes cette clientèle, ta fortune est faite ! » La femme que j’ai en face de moi est belle. L’ébauche d’un sourire efface les rides légères autour de ses lèvres. La fatigue tombe rudement sur les épaules de Louisa. Elle a un peu bu lors de l’inauguration, beaucoup ri pour faire comme tout le monde et elle est crevée, en face de cette femme dont elle ne sait plus exactement quoi penser en ce moment. Elle voudrait son nid, son cocon, la toile qu’elle s’est tissée. Elle se sent désancrée, fragile, comme lorsqu’elle était petite et qu’elle cherchait dans les yeux de sa mère l’assurance qui lui manquait et qu’elle ne trouvait que deux yeux fuyants, en permanence terrorisés par une menace invisible. Plus tard, c’est avec le visage de sa mère qu’elle se représentait la déportation, le massacre intérieur, le vide de l’horreur dépassée. Suzanne lui rappelait sa mère à beaucoup d’égards. À y réfléchir, c’était


sûrement cette ressemblance qui l’avait attirée. Ces deux créatures vivaient, s’occupaient à un rituel quotidien ordinaire mais semblaient mortes au frémissement de la joie, aux mille plaisirs de l’existence. Ainsi, Louisa, enfant, allait quelquefois au parc avec sa mère mais jamais cette dernière, encore jeune pourtant, n’avait joué avec elle à lancer une balle ou à sauter à la corde. Assise sur un banc, elle surveillait obstinément sa fille, sans détourner le regard une seconde, inquiète jusqu’aux tréfonds. La petite plaignait sa mère sans le dire et avait fini par la considérer comme une malade chronique qu’il ne fallait pas brusquer. À 45 ans, Louisa savait consciemment qu’elle n’avait jamais eu vraiment de mère et, ce soir, loin de la famille qu’elle s’était minutieusement composée comme rempart, elle se sentait lamentablement en exil, au bord du vide. Suzanne était étonnée du silence de Louisa et, pour tout dire, elle en était contente. Elle vivait le bruit comme une agression et elle avait dû faire toute la journée des efforts surhumains pour ne pas tourner les talons et sortir de la librairie, transformée pour l’ouverture en ruche bourdonnante. Qu’allait penser Jean de ce succès indéniable ? Et François ? Elle ne l’avait même pas invité, sûre de son refus souriant. Les affaires de sa mère ne l’intéressaient


guère et il s’éloignait de tout ce qui pouvait lui rappeler l’univers familial. Suzanne était contente aussi que le temps passe, qu’il efface tout, que la page redevienne blanche. Elle cultivait peu les souvenirs, ne regardait jamais les quelques photos familiales. Elle avait eu hâte que François marche, qu’il entre en sixième, qu’il ait son bac, qu’il parte en fac, qu’il s’émancipe. Elle avait l’impression que, devenu homme, il était hors de portée de toute malédiction. Elle n’en revenait pas encore d’avoir osé se lancer dans ce projet, de l’avoir mené à terme. Louisa avait eu un rôle déterminant, elle l’avait poussé en pleine lumière. Le monde avait continué de tourner et Suzanne se réveillait à 55 ans. La pièce sentait un mélange assez agréable de parfums de prix. Beaucoup de femmes s’étaient déplacées, elles reviendraient et en amèneraient d’autres. Quelques hommes aussi semblaient de grands lecteurs. Tout cela ouvrait l’avenir. Un peu pitoyable, songea-t-elle, à 55 ans. Les murs chaulés et le fond de la pièce voûtée offraient aux deux femmes la sécurité apaisante d’une chapelle médiévale. Éclairés faiblement par une ampoule cachée par les rayonnages, les deux visages se cherchaient, vaguement interrogatifs. Louisa n’y tint plus : « Suzanne, pourquoi as-tu volontairement


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