Olivier Daviet
DES ROUES SUR LES CHEMINS DE LA SOIE
DES ROUES SUR LES CHEMINS DE LA SOIE Une traversée de l'Europe et de la Turquie à vélo mai à septembre 2002
Olivier Daviet
À Manu et à Dem, en toute évidence... À tous ceux qui, dans leur transmission directe ou leurs écrits, m’ont fait comprendre que l’essentiel se passait dans la rencontre. Leur liste ne cesse de s’allonger... À mes fils. Une immense reconnaissance à Clément Steinhausser qui a transformé un manuscrit dépassé et des photos éparses en un bel objet, malle à souvenirs…
« S’il nous fallait des mots comme à des étrangers qui n’ont que ça à se mettre, ce n’était pas la peine de se comprendre » Romain Gary, Les angoisses du roi Salomon
Photographies : Cédric Demorge, Emmanuel Vuillod, Olivier Daviet. Mise en page : Clément Steinhausser, http://milfeuilles.fr
{Préambule} « On voyage pour faire apparaître le monde et connaître avec lui, comme avec une femme, de trop brefs instants d’unicité indicible et de totale réconciliation. » Nicolas Bouvier, L’échappée belle
Voilà une drôle d’idée, 12 ans après : se replonger dans ce voyage pour revisiter l’histoire, toiletter le récit, souffler sur la poussière qui n’a pas manqué de recouvrir le texte. Ce carnet de voyage a été écrit au jour le jour, tout au long de nos trois mois et demi de périple et peu d’ajouts de fond y ont été apportés, ce qui explique des périodes et des pays assez peu développés. Étonnant aussi de me retrouver dans ces pages : plus naïf, utopique, fébrile parfois mais dans une certaine constance avec aujourd’hui. Les voyages forment bel et bien la jeunesse, et apparemment laissent des traces. Et puis aussi, évidemment, après avoir vécu bien d’autres aventures depuis, dont celle de la paternité (l’Everest des aventures !), l’envie est toujours là, tapie derrière les boîtes de cette nécessité quotidienne et de la maturité, tout au fond du placard, mais pas diluée pour un sou : repartir ! Refaire du chemin sa maison, se confier à nouveau au hasard et reposer sur le monde ce regard qui le transforme en surprise. On ne guérit pas d’un tel virus. 9
FRANCE
Budapest
Venezia
Annecy
Milano
Lubjana SLOVENIE
ITALIE
Départ d’Annecy
le 25/05/2002,
arrivée à
Antalaya et 5170 km plus loin
le 03/09/2002…
HONGRIE
Zerind
Tirgu Mures ROUMANIE Blejesti
BULGARIE
Burgas Istanbul Ankara TURQUIE
Antalaya
Avanos
{Préface, par Cédric Demorge}
J’entends à nouveau le « ron-ron » de la roue sur l’asphalte, le cliquetis de la chaîne qui passe dans le dérailleur, le « tong » du rayon qui pète ! Et toutes ces voix aux bords de la route qui sifflent, crient, questionnent, rient, chantent ou nous interpellent. Depuis notre virée à 3, à grands coups de mollets, mon vélo a passé beaucoup de temps au clou, dans le garage. Alors merci mon pote de me permettre de rouvrir ainsi la boîte à souvenirs. Faut dire qu’elle est bien pleine, et pas avec du toc.
Ce chouette voyage occupe une place à part parmi les multiples expériences et évènements, heureux ou malheureux, de ma petite vie. Le charme de la route, sans doute. Le partage de l’effort avec de formidables compagnons d’aventure, pour sûr. Et les gens, tous ces gens, c’est une évidence. Allez, encore quelques kilomètres, pour le plaisir.
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E I L A IT col du Petit Saint-Bernard km 199
Veronakm 684 Venezia 828 km
Milkmano476 14
{premiers tours de roue}
❙❙
Jeudi 30 mai 2002, 16h00 – Milano 6 jours et 480 kilomètres de nos vies ordinaires
Sortis de la poisse et rescapés des moustiques du sous-bois douteux où la nuit nous avait poussés presque de force, seul un expresso bien tassé parvient à nous nettoyer l’esprit… S’ensuit un chaleureux « buon viaggio1 ! » du taulier, même si lui aussi nous prend pour des dingues d’avoir fait la route à vélo depuis la France… Ça nous remet sur nos rails… Ces rails qu’on se dessine tous le jours depuis une petite semaine, au long de notre « road trip » un peu particulier. Nous sommes partis le vendredi 24 mai, vers 17 h d’Annecy, escortés par André, le père de Manu jusqu’au bout du lac. On a bien cru ne jamais décoller ! Les derniers réglages des vélos, l’installation de notre barda (35 kg, vélos compris…) qui ne trouvera sa véritable place dans nos six sacoches qu’à l’usage, le tout saupoudré d’un cocktail d’angoisse et d’excitation… le minimum pour notre Grand Départ ! Une première nuit dans nos tentes en territoire savoyard avant de retrouver, le lendemain, nos amis Chappaz à Beaufort pour y passer notre seconde nuit. Puis ce sera Bourg-Saint-Maurice dans la famille de Virginie pour un goûter, avant d’entamer la montée jusqu’à chez Olivier et 1 - « Bon voyage ! »
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Françoise, des amis de ces derniers… Placés entre de bonnes mains pour ce tranquille démarrage, nous ne partons pas seuls ! L’amitié ne se refuse pas, surtout pas avant d’affronter la première barrière qui se dresse entre nous et la suite de notre périple : le Col du Petit Saint Bernard, 2 188m. La neige nous cueille pendant la montée et nous franchissons le col entre deux murs blancs… L’Italie par le Val d’Aosta se déguste comme une longue descente jusqu’à la plaine du Pô, puis Milano quelques jours plus tard. La nationale nous propulse, presque malgré nous, vers la grande ville, au rythme des précautionneux « freiiiiiiiiine ! », que notre avancée en file indienne nous oblige à hurler à chaque feu rouge. Parvenus dans l’agglomération milanaise, c’est entre les pavés, les tramways et tous ces singes latins à qui on a confié un moteur que nous devons jongler ! L’individualisme désorganisé semble tenir lieu de sens commun et, parfois, s’y ajoute une mauvaise foi à vous couper le Klaxon… Malgré tout, même ces détails agaçants et ces frayeurs conservent un charme dans notre contexte. On roule, harassés, cuisses brûlantes distribuant une blessure languissante, le cul douloureux écrasé sur la selle. Finalement, on atteint la porte de l’appartement du père de Dem qui nous servira de havre, propre et confortable, pour quarante-huit heures. 6 jours et 480 kilomètres de nos vies habituelles. Pour se retrouver sur la route, encore une fois. Et cette fois, la progression se fait à grands coups de mollets, ce qui nous laisse le temps d’apprécier, tout en avançant. Le côté physique ajoute d’autres dimensions : les étapes à assurer, la lassitude qui focalise l’esprit sur l’avancée des roues, la joie de la vitesse, la jambe qui entraîne l’autre et le regard des gens… À l’issue de cette première semaine, j’ai une perception assez paradoxale quant à la faisabilité de notre aventure. D’un côté, ça va être physique — dimension que j’avais sous-estimée – les kilomètres en vélo ne s’avalent pas, ils se dégustent… Il faut donc que le corps et l’endurance suivent, ainsi que la motivation de se dépasser. D’un autre côté, nous avons franchi les Alpes et sommes arrivés à Milan sans encombre. Ce qui prouve qu’il n’est pas impossible que nos six roues finissent par fouler le pont du Bosphore. On n’ose pas trop divulguer aux personnes qu’on croise la nature de notre projet. L’Iran n’est jamais évoqué devant les gens. Istanbul parfois. Dans ce cas, c’est déjà l’incrédulité, l’admiration ou le regard qui se détourne des fous : un vieil Italien qui nous offrait le café m’a, l’autre jour, tâté la fièvre au front à l’annonce de notre destination espérée… 16
6 jours, durée infime dans la mer du voyage, mais d’une intensité nouvelle qui dilue le temps devant nos yeux d’aujourd’hui.
❙❙Dimanche 2 juin, 22h – Lago di Garda. Les vagues chahutent et le ciel semble se couvrir. On est assis sur la plage publique de la fabuleuse presqu’île de Sirmione, sur le Lac de Garde. Une avancée de terre dans ce lac immense, gardé par un château aux créneaux arrondis. Un version miniature du jardin d’Éden, envolé à la surface du lac, qui se termine, au-dessus des falaises, par un nonchalant bois d’oliviers. La route jusqu’au lac a été chaotique, avec pour cerise sur le gâteau, un tunnel interminable et peu éclairé, où les hurlements des motos et le souffle des camions m’ont donné une idée de l’enfer… Quelques heures de baignade et de volley-ball ont été nécessaires pour s’en remettre. En voyant tous ces touristes, on pourrait se croire sur le Mont St Michel… mais la splendeur de ce qu’on voit fait supporter les autres badauds. Après les vieilles pierres et les ruelles pavées — avec à chacune de leurs extrémités, l’eau en toile de fond — on traverse des jardins couverts d’oliviers. Des 17
hôtels ont fleuris, dont les parkings déversent leur flot de grosses allemandes. Subsistent quelques luxueuses villas, pour qui peut se les offrir. Nous allons tenter, quant à nous, de monter les tentes sur les cailloux blancs, au vu et au su d’une pizzeria et sans autorisation. En prévoyant évidemment un bain au petit déjeuner. On verra bien… Jusque là, on a déjà traversé des campagnes différentes. Les abords de Milano sont tapissés de nombreuses rizières irriguées par un système abondant qui, si j’ai bien compris, date de l’empire romain. La route ne vient qu’après et forme d’incessants virages à angles droits, autour du damier irrégulier formé par ces champs inondés. Sous les rayons du soir, les jeunes pousses pointent sur un lit d’eau verte qui dégrade élégamment vers le bleu. À l’est de Milan, on revient aux sempiternels champs de maïs dont les pousses sont bien plus hautes que celles observées le long du Val d’Aoste. Je me demande d’ailleurs si les pousses aostiennes ont grandi depuis notre passage. Elles ont peut-être atteint aujourd’hui la taille de leurs cousines de la plaine du Pô… Au gras luisant du maïs s’est enchaîné le doré scintillant du blé, auréolé d’un vert cette fois plus vaporeux, comme une traîne de mariée. Les bâtiments eux, restent souvent ocres et cet ocre, qui vire parfois au rouge, se retrouve dans la terre quand les labours l’ont retournée. Il n’est pas rare non plus, entre deux de ces immenses bâtiments qui entourent une cour intérieure, de voir surgir un palais, une église, parfois un arc de triomphe qui jouent avec les siècles. Tout cela fait d’ailleurs paisiblement partie du paysage et se trouve rarement mis en valeur. Les peintures mêmes sont passées — et rarement refaites — entre un marron orangé et un rouge usé, s’effritant. Comme un relent d’empire déchu, qui, fataliste, secoue toujours la tête, attendant que son tour ne revienne, porteur d’une résignation impatiente. À midi, sur un banc où nous partagions notre saucisson quotidien, des enfants du village de Monti Chiari nous ont questionnés, ouvrant grand les yeux à l’énoncé de notre provenance, s’inquiétant du prix des vélos et s’interrogeant sur la beauté des femmes de France… À quelques heures d’intervalle, on répond à des interrogations similaires d’un quinquagénaire local. À chaque fois, il nous faut préciser les kilomètres et le nombre de jours sur la route. Même si on peut imaginer qu’on s’en lassera en cours de voyage, on annonce 18
à chaque fois nos 500 kilomètres avec la même fierté, comme on présenterait un jouet tout neuf !
❙❙Mardi 4 juin, 22h40 – Sur la terrasse de Gilberto, Grazi Vers 20h, nous tentions pour la troisième fois de demander, à qui voulait bien nous répondre, un champ pour y planter notre tente. La première fois, suite à une probable incompréhension (liée à notre italien bredouillant), on nous a offert de l’eau minérale et indiqué les jardins de l’église. La fois suivante, une autre église nous est conseillée, pas d’eau et un avertissement sur les dangers potentiels à dormir isolé — la dérive sécuritaire a apparemment gagné l’Italie, ou tout au moins les campagnes électorales de la droite locale ; la télévision, ici comme ailleurs, diffuse de quoi stimuler l’adrénaline… Nous venions de franchir un petit col qui a sournoisement rappelé à nos cuisseaux que nous roulions sur du plat depuis plusieurs jours… Fatigués, 85 kilomètres dans les jambes. Voici donc notre troisième interlocuteur : cheveux blancs et bedonnant, peu loquace… Il nous propose la terrasse bétonnée derrière sa maison pour y dormir, puis nous sort un tuyau d’arrosage pour nos ablutions et notre vaisselle. Débauche de luxe : nous décidons de rester ! Aucune question de sa part — chose extraordinaire alors que nous transportons un sujet de conversation toujours disponible… Juste quelques mots pour nous inviter à le suivre. À la première tente montée, il réapparaît alors que des gouttes commencent à tomber. Toujours silencieux, il joue avec des tas de clés et nous ouvre le premier étage de sa maison, qu’il est visiblement en train de restaurer puis, écartant seaux et outils, nous le propose pour la nuit. Le temps d’investir notre « chambre » et de démarrer le réchaud dehors, le voilà de nouveau, nous proposant des spaghettis « in zwanzig1 minuti » (il ne sait pas encore notre origine et le voyage à vélo semble l’apanage de nos voisins germains…). À peine un moment pour souffler en buvant un thé et nous sommes appelés à pénétrer dans l’antre du taciturne. Une étroite cuisine, aux murs couverts de souvenirs de voyage, d’assiettes étrangères, aux étagères lestées de bouteilles d’alcool de différents horizons. Seule la lampe de la hotte est éclairée. Notre homme, vêtu de son débardeur blanc, mélange savamment un plat de tagliatelles. Sur la table une bouteille 1 - « 20 » en allemand
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ovale au manteau d’osier et quatre écuelles en bois. La pénombre donne à la scène une éternité biblique. De grands verres à limonade sont remplis d’un vin qui copine de près avec le vinaigre. Et Dem de tendre son verre vide à la fin de la première fournée, s’exclamant dans son italo-espagnol de légende : « vino buono ! » Il s’en voit bien évidemment resservir une douloureuse rasade… Le repas sera simple et efficace — il s’excuse d’ailleurs de ne pas nous recevoir mieux — à l’image de la conversation de Gilberto… Malgré les tempêtes dans notre dictionnaire franco-italien et nos efforts pour donner forme à notre curiosité, nous ne découvrirons que peu de choses sur lui, si ce n’est les nombreux voyages que sa jeunesse lui a offert. La dernière gorgée de café avalée, nous sentons que nous devons y aller et regagnons nos Pénates d’une nuit. Personnage mystérieux au physique de bûcheron, affublé d’un chien Fido porteur autour du cou d’un nœud rose. Solitaire ou veuf, sa voix semble tournée vers l’intérieur. Son accueil sera déroutant.
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Un peu plus tôt sur la route, on avait déjà eu affaire à un personnage de roman, assis sur un banc… Interrompu dans sa contemplation de la rue, il se lève pour venir nous indiquer la direction à suivre. Il prend le temps nécessaire pour nous donner tous les détails, dans un italien à la prononciation complexe et douce. On dirait qu’il attend là depuis des années, que Le destin l’a inscrit en travers de notre route. Le calme de sa voix et l’attention qu’il nous porte plonge l’instant dans beaucoup trop de poésie pour que nous soyions capables de retenir le moindre détail directionnel… En fait il m’envoûte : une sirène de 120 kilos, édentée, aux yeux hypnotisants de sincérité, qui répète inlassablement les mêmes incompréhensibles indications. Nous sommes alors dans des monts, au sud-ouest de Padova. Les flancs en sont tapissés de vignes. Dans les champs ou les jardins, nous saluons de nombreux vieux par des « ciao » bien sonnants. Ils nous répondent d’un discours parfois tonitruant, aux accents encourageants, qui accompagne notre disparition de leur champ visuel.
❙❙Jeudi 6 juin, 20h25 – Venise, Pizzeria Da Sandro L’assaut de la Sérénissime
Je m’étais séparé de mes deux complices pour aller chercher une part de pizza, quand un tonitruent orage a éclaté. On devinait cette répétition générale de l’apocalypse au rangement pressé de toutes les chaises des terrasses. La présence de bottes en caoutchouc qui ne cessait d’augmenter et le gris du ciel ne disaient rien de bon non plus… Cherchant finalement un café Internet près de la place San Polo, guidé par un gars aux pieds enfermés dans des sacs plastiques pour l’occasion, je me suis retrouvé cerné. À Venise, sous la pluie, l’eau menace du ciel, mais aussi de la terre. Une rue sur deux nécessite des palmes. Au moment du gros grain, malin, je me suis réfugié dans un étroit passage reliant la rue à la cour d’une maison. Grignotant du chocolat fraîchement acquis, je crois être dans la planque idéale : gratuite (ce qui est à noter pour cette ville), abritée et sèche au sol. Avec le tonnerre et les éclairs qui me flashent, je suis dans un état particulier, certainement proche de celui de l’alpiniste bloqué en paroi sous la tempête ou même celle du marin perdu sur la mer qui fait le gros dos. Enfin… ce n’est que Venise… Je me suis évidemment fourvoyé : jusque dans mon refuge l’eau a fini par monter ! Dépité, je finis par me réfugier dans une vulgaire pizzeria…
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❙❙Même jour, 22h – De l’intérieur du bus 53, Piazza di Roma Ça y est, j’adore Venise ! Sorti très en retard du restaurant — non sans avoir dit ma façon de penser au serveur qui m’avait arnaqué comme un pigeon de la place Saint Marc — je ne garde pas longtemps mes chaussures. Pantalon relevé, sur la pointe des pieds, je m’aventure dans le labyrinthe inondé de la Sérénissime… À certains endroits, l’eau monte jusqu’aux genoux et la limite avec les canaux n’est plus marquée que par la ligne sous-marine de bordures plus claires. Partout les touristes s ‘exclament, jurent, rient devant la situation incongrue. Les Vénitiens, quant à eux, sourient des premiers et chaussent leurs bottes. J’accélère vers le Compo San Angelo, lieu de rendez-vous avec Manu, mais il n’y est pas ou plus. Avec ma demi-heure de retard, pas plus de succès sur le pont Dell’Accademia. Les circonstances commencent à me rendre euphorique et j’exulte en bénissant ceux qui ont construit une ville où il est permis de patauger en conservant tout son honneur et sa dignité. Plutôt que de sortir mon plan, auquel d’ailleurs je ne comprends rien, je ne cesse de demander mon chemin. Et tous les coins de rue, je recommence ! Et ils me répondent à grands coups de « destra », « subito » ou « ponte ». Là non plus je ne comprends pas grand chose, me contentant de suivre la direction indiquée, jusqu’à la prochaine bonne âme qui m’enchantera à nouveau et mettra de la musique sur mon périple… Les ponts, mouillés dessus comme dessous, les lumières, les vaguelettes sur la chaussée, tous ces bâtiments qui ruissellent mais qui en ont vu d’autres et un petit français hilare qui se promène dans la nuit…
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❙❙Giordano ou l’adieu à l’Italie Quitté Venise dans un soupir, la duchesse des eaux, la coquette gondole, le pigeonnier céleste… Éclat monumental de cette ville construite par les siècles, au hasard des folies. Derrière les frasques du tourisme rutilant, qui s’exprime aussi grossièrement qu’ailleurs, vibre le charme d’une ville habitée par des vrais gens. Les rires des gosses se répercutent sur des façades multiséculaires et leurs ballons y rebondissent, comme ailleurs. On peut même acheter le journal dans des petits magasins, qui ne vendent aucun produit « typique ». Presque étonnant de déambuler dans ces quartiers habités par autre chose que l’Histoire et les guides verts — on a peur de déranger, comme dans un village que l’on ne connaît pas. Courte période que ce vingtième siècle de carte postale. Les pierres, elles, sont là depuis un bon moment et devrait encore s’y trouver bien après nous. Repris la strada vers l’est. La route est trop dangereusement fréquentée, malgré le charme d’un paysage qui rappelle la Camargue. Nous longeons, pour un temps, les bords de l’Adriatique. De nombreuses maisons, ocres, en ruine pour la plupart, et des étendues de champs agricoles. Le soir, nos hôtes s’avèrent silencieux — même le fils de la maison, David, la vingtaine, qui parle un peu anglais, ne s’attarde pas à converser (à peine évoque-t-on la récente coupe du monde de foot…) On pose nos bâches sur le béton, sous le auvent d’une grange, pour y passer une nuit infernale, à se battre — et à perdre le combat – contre les moustiques. Le lendemain, on atteint Udine, dernière ville italienne avant la frontière slovène. Quelque chose a changé, l’air semble différent. Les rues manquent de charme et les gens sont italiens à leur manière. Je ne sais dire si c’est le lieu ou juste nous, qui nous trouvons pris dans un syndrome de la proximité d’une frontière. En tous cas on y pique-nique, on s’y adonne à quelques heures de correspondance électronique et on y achète quelques derniers produits « occidentaux », étant persuadés de franchir un mur vers l’inconnu (c’est à ce genre de reste qu’on se rend compte que nous avons grandi pendant la guerre froide…) Nous ne quitterons la ville qu’à 19h30, à la recherche tardive d’un lieu pour la nuit. Plusieurs vaines tentatives et la porte d’une maison qui s’ouvre sur un vieux en train de téléphoner… Il raccroche presque aussitôt, mais ne parle qu’italien. Il a le visage couvert de rides, à s’en demander comment il y a encore de la place pour le nez ou les yeux. Pourtant ils apparaissent, brillants, incapables 23
de se poser, un peu fous. Il porte un maillot au nom d’une bière allemande, en rapport à une fête de la bière tenue quelques kilomètres plus loin et où sa fille est partie festoyer. D’après ce que nous apprenons avec notre italien de terrain, son métier serait d’arracher des souches d’arbres… Il aurait perdu sa femme quatre mois auparavant. Un « disastro »… C’est peut-être cela l’égarement qui se lit dans les dires et les gestes de Giordano. Une fois installés dans son jardin, nous l’invitons à partager notre apéro, constitué d’un verre de vin bon marché. Il ne cesse d’aller et venir entre sa maison et son jardin, devenu le notre pour un soir. Il est étonné, perplexe, amusé devant notre voyage et notre équipement et semble tiraillé entre gêne et curiosité, parlant longuement, parfois un peu seul face à notre incompréhension. Il nous apporte un cylindre grillagé, qui doit être un accessoire agricole et une baladeuse, qui formeront la table de notre banquet. Sur nos tomates, il répand un vinaigre fait maison, et nous répète une bonne dizaine de fois qu’il nous en offrira une bouteille pour partir… Tous les détails y passent : il veut tout savoir sur notre périple. Le sujet de sa femme revient aussi régulièrement, comme une litanie désespérée. Cet homme semble un peu perdu et cherche à se confier. Notre vocabulaire nous permet seulement de lui transmettre notre sympathie, ce qui semble déjà le satisfaire. Au petit déjeuner, il nous offre une assiette de cerises, puis deux bouteilles de vin, « à boire sur la route ». C’est ce moment que choisi une voiture pour entrer dans la cour : c’est la patronne de la pizzeria d’à côté. La veille, elle nous avait renvoyés vers un camping, mais ce matin, elle est surtout la nièce de Giordano, venue s’excuser de ne pas nous avoir accueillis. Elle nous tend un paquet, encore tout chaud, contenant des petites pâtisseries… Une fois les tentes pliées et le paquetage réinstallé sur nos montures, Giordano fait des photos au Polaroïd, sous tous les angles, depuis le fond du champ de blé qui jouxte son jardin, improvisant une nouvelle scène comique et un peu dérisoire. Puis il nous donne adresse et numéro de téléphone, nous faisant promettre de le rappeler depuis chez nous. Ses yeux rougissent quand nous sommes finalement sur le départ, comme si nous le laissions dans une détresse, dont notre présence l’avait extirpé le temps d’un bivouac. Sa charmante fille, Adriana, le regarde avec un air moqueur et plein de tendresse, l’excusant d’être tellement « sensible »… C’est donc un peu émus et regonflés par cette rencontre improbable que nous repartons… pour nous arrêter quelques kilomètres plus loin afin de nous 24
abriter du grain matinal sous le préau d’une station service. On en profite pour se plonger dans le guide de conversation suivant et tenter de faire sonner à nos oreilles quelques mots de slave. Ce n’est qu’en milieu d’après-midi que nous remontons en selle, vers l’est et les Alpes Juliennes, frontière naturelle entre Italie et Slovénie, pour franchir notre 1 000e kilomètre ! Sensation chiffrée, dont l’effet se trouve un peu atténué par l’approche imminente de l’ex-Yougoslavie. Nous en sommes tout de même fiers ! Je n’ai pas réellement douté de la réalisation de notre aventure, porté par l’entrain et l’envie de la réaliser. Mais dérouler 1 000 bornes à vélo, ça n’est pas rien ! On pose pour la postérité devant le panneau « Slovenia », avant de présenter aux douaniers nos « dokumenti » et de pénétrer en ex-Yougolslavie. Que va-t-on y trouver ? Passé les barrières, entrons-nous dans un paradis, un autre chez nous, un nid à soucis, un irréel délicieux ? Chaque pays devient un paquet-cadeau supplémentaire qui nous attend sous le sapin du voyage. Du papier à défaire, et sous cette dérisoire couverture, l’éclatante surprise et la prévision de futures heures de jeu passionné… C’est dans le voyage qu’on se rapproche le plus de ces frissons enfantins, ces flashs de bonheur qui éclairent et qui rappellent les goûters dans la cabane ou l’euphorie du trésor déterré…
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SLOVÉNIE 28
Tolkmmin1043
Lubjankm a1227 29