Nathalie TrĂŠzel
Chercher Lucie
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Nathalie TrĂŠzel
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France Vendredi 28 mars
« Lucie a disparu ! » Ce sont les mots que j’entends ce matin. Ils résonnent en moi, ondulant sous le choc. Lorsque je raccroche le téléphone, je suis face à l’incompréhensible réalité. Lucie, ma sœur, tu as disparu ! La panique et la peur s’emparent de moi, je commence à trembler lorsque le téléphone sonne une seconde fois. « Tu ne veux pas savoir ce qui s’est passé ? » J’ai raccroché sans réfléchir, refusant les mots de Georges, ton mari. Reprenant le combiné, je bafouille. « Si, bien sûr, excuse-moi, qu’est-il arrivé ? » « Elle n’est pas allée au travail comme d’habitude. Une partie de ses affaires manque, son sac à main et quelques économies que nous gardions. Je pense qu’elle est partie d’elle même. Je ne comprends pas.» « As-tu prévenu la police ? » « Oui, ils vont arriver, je les attends. » Une lueur vive, au départ infime, surgit. Une lueur d’espoir, tu es en vie. Tu as disparu, mais tu es en vie.
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Des larmes chaudes coulent sur mes joues et réchauffent mon cœur, dans un sanglot, qui avait déjà accueilli la froideur d’une profonde blessure. « Vous vous êtes disputés ? Sais-tu pourquoi elle est partie ? » « Non, pas du tout ! Tout allait bien, enfin, comme d’habitude ! » « Ah, l’habitude, c’est un bien grand mot... » Ces mots me renvoient à ma propre vie. L’habitude est devenue synonyme de quotidien. Elle rend aveugle les jours qui s’égrainent et facilite le camouflage des peurs. La routine, le train-train, les choses que l’on fait, que l’on dit et ressent sans y penser, pourvu que cela voile le temps qui passe. « Écoute Cécile, je ne sais pas pourquoi elle a fait ça, je suis inquiet et je dois l’expliquer aux enfants, je ne sais pas quoi leur dire ! » « Est-ce que je peux venir chez toi ? Tu veux bien ? » Je parle sans réfléchir, n’écoutant que mes émotions, d’instinct. « Oui, si tu veux !» Je ressens l’indicible besoin de me rendre sur place, chez toi. Mon esprit curieux veut traquer le moindre indice, la moindre lueur d’espoir de savoir. Je veux savoir ce qui t’es passé par la tête pour bousculer soudain ta vie en silence. La journée s’écoule dans le calme. En moi, un chamboulement s’opère. Je vais chercher les filles à l’école. En ce début de printemps, les bourgeons ont cédé la place
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aux feuilles vert tendre et des fleurs jaunes et bleues envahissent les bords des fossés. Dans les pruniers et les cerisiers, les bouquets roses et blancs laissent échapper parfums et pétales au moindre souffle de vent. Je parcours la départementale l’esprit ailleurs. Je ne dis rien, pas tout de suite, je ne veux pas craquer devant les filles. Quand leur père arrive, je réunis tout le monde pour leur dire. Leur dire que tu as disparu, que j’ai pris la décision de te chercher, comme une idée fixe qui ne m’appartiendrait pas. Une évidence qui n’accepte aucun contresens. Dehors, le soleil darde encore ses rayons bas sur notre maison en bois. Il fait chaud derrière les baies vitrées, j’ouvre précipitamment deux portes coulissantes pour laisser entrer un courant d’air salutaire. « Quand est-ce que tu pars ? » « Je pense partir demain, samedi, le plus tôt sera le mieux ! » Le soir, les enfants endormies, Hervé et moi tentons de parler. Malgré son soutien, il ne parvient pas vraiment à comprendre ma démarche, mais il l’accepte. De mon côté, je ne sais pas trouver les mots pour expliquer. Je veux seulement qu’il me comprenne sans avoir à m’exprimer. La nuit est courte, je tourne dans ce lit que je connais trop, dans ces draps familiers qui enveloppent mes rêves.
Samedi 29 mars
Après une organisation sommaire pour gérer la vie sans moi au sein de ma famille, Hervé et les filles m’accompagnent à la gare. Je prends le train pour franchir les quelques cinq-cents kilomètres qui me séparent de ta maison, Lucie, du vide que tu laisses derrière toi. Sur le quai, je serre fort contre moi mes filles en leur expliquant que je reviens vite. Leur père s’occupera d’elles, c’est un papa merveilleux, je pars en toute confiance. Je ne sais si ce matin ma démarche lui apparaît plus claire. Je l’ai mis devant le fait accompli, il me soutient, comme chaque fois que je réagis sur un coup de tête. Avec patience et calme, il me laisse faire. Je sais que mes filles vont beaucoup me manquer, jamais je ne pars ni ne laisse de temps s’installer entre nous. Mon adorable Lucie, énergie vive, qui porte le prénom de sa tante, et ma douce Loïse, ange calme. Quant à mon fils, Albert, il est devenu un grand jeune homme et a déjà quitté la maison. Je l’ai appelé rapidement pour lui expliquer la situation. J’espère qu’il ne va pas se faire de souci. Il me connaît, son attitude détachée, au téléphone, ressemblait à de la confiance.
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Un peu affolée par ma propre excitation, je respire profondément pour apaiser mon cœur palpitant. Sur le quai de la gare, je m’engouffre dans un wagon avec le sourire que l’on montre à ses enfants pour cacher les émotions qui fusent de toute part, on s’imagine qu’ils croient que l’on maîtrise tout. Un dernier signe par la vitre sale et me voilà sur le chemin. Je lutte pour ne pas craquer. Il y a ce pont entre mes volontés et mes capacités qui m’apparaît parfois comme infranchissable. Et pourtant, je suis là, assise dans ce train qui m’emmène loin de mon territoire quotidien.
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Le trajet est interminable et je songe à toi, Lucie. Je te sens en vie, je te sens près de moi. Depuis quelques années, nous nous étions rapprochées toi et moi. Inséparables toutes petites, la vie nous avait calé sur des rails différents et plusieurs années avaient tracé des chemins divergents entre nous. Les villages succèdent aux campagnes, les paysages évoluent comme dans un film en accéléré. Les gris et les verts se superposent, les nuages font la course avec le temps qui s’écoule. Tu as quarante trois ans, comme moi, un mois seulement sépare nos naissances. Nous sommes si différentes l’une de l’autre. À l’image du Yin et du Yang. Plus petite que moi, ta peau est noire et la mienne est blanche. Tu coiffes souvent tes cheveux de jais crépus sous un bandeau coloré et mes cheveux blonds tombent raides sur mon visage. Tes yeux noirs, bridés, doux, qui pleurent dans la poussière, les poils de chat ou la
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fatigue, laissent transparaître tes émotions ; les miens, bleu gris ou bleu vert, suivant la lumière, restent cachés sous ma frange. Ton nez plat et rond à la fois, que tu frottes souvent et qui chatouille ; je ne dirais rien sur ma fraise. Ta belle bouche aux lèvres charnues, lorsque tu souris, dévoile une dentition parfaite, je crois que mon sourire est l’un de mes atouts. Lucie, d’un naturel nonchalant, tu ne te soucies pas de l’instant d’après, tu vis le moment présent. La vie suit ton rythme. Tantôt étirant le temps pour profiter d’une grasse-matinée ou d’un moment de fête, d’une balade ou d’une rêverie, tantôt dans l’action, pour ton travail d’infirmière, être auprès des patients à l’hôpital, sans cesse soucieuse de leur bien être, tantôt lancée dans tes loisirs, pratiquer l’escalade, danser, peindre. Tu accordéonnes le temps, usant de son élasticité. Parfois, la tension vacille et tu craques un peu, l’espace d’un repos. Ma chère Lucie, tu veux toujours que la terre tourne rond. Tu trouves ta paix dans le bonheur des autres. De ta main douce et de ta voix aimante, tu apaises les tensions, tempères les discordes. Tu imposes le calme. Il arrive que ton désir de paix fasse fi des sentiments des autres. Parfois les colères, les ruptures et les larmes s’emparent de nous, et aux prises avec ses émotions fortes, il est difficile d’y voir clair. Je sais combien tu as de mal à comprendre mes débordements, mes pétages de plomb, toi si retenue. Tu as ce pouvoir rare de plonger tout ton être dans une seule et même chose. Rien ne peut t’en décrocher.
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« Lucie de la Lune », tel était ton surnom. Que tu peignes, cuisines, penses ou même parles, ton attention est portée en toi. Je me souviens combien de fois, enfant, il fallait t’appeler pour attirer ton attention, te ramener à nous, comme une lourde barque qui s’allégerait des bras de la mer pour voguer en solitaire. Au bout d’un certain temps, qui nous avait déjà rigoureusement mis les nerfs à vif, tu te tournais vers nous dans une torpeur incrédule et paraissais être la plus contrariée de l’histoire. Tu répondais « Quoi ? » sur un ton qui abaissait notre attente au raz du sol. Qu’elle était la chose si importante qui justifiait qu’on te dérange de la sorte, chère princesse de la concentration ? Ce « quoi » ramenait notre demande au rang des futilités les plus insignifiantes. À peine avait-on encore envie de te demander ce pour quoi nous avions troublé ton éternel songe. Nous étions de trop dans tes rêves. Il s’agissait de venir à table, d’écouter une histoire ou une blague. Souvent, j’en restais sans voix, ce qui avait le don de faire naître dans ton œil un regard mêlé d’agacement et de désintérêt. À d’autres instants, tu étais si disposée à la conversation et au partage, que nous avions le verbe haut et fort, nous étions les meilleures complices pour piquer des fous-rires mémorables. Nous nous imaginions des jeux insensés. Nous pouvions passer des journées entières à faire semblant d’être sourdes et muettes, ou aveugles. Nous poussions les recherches à travers nos sens. Nos frères, surtout Bejoy – que l’on prononce à l’anglaise - se joignait toujours volontiers à nos blagues. Le plus jeune, Christophe, était plus réservé.
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Nos parents nous ont adoptés tous les quatre. Tu es née au Vietnam, comme notre jeune frère, venus au monde en pleine guerre. L’Inde a vu naître notre grand frère. Quant à moi, je suis blanche et de France. Petite voyageuse au teint pâle. J’ai passé si peu de temps dans la ville qui m’a vu naître qu’elle n’est même pas inscrite sur ma carte d’identité. Le handicap faisait parti de notre quotidien. Notre père, atteint de poliomyélite depuis l’âge de cinq ans, a dirigé des foyers de vie pour grands handicapés physiques dans l’est et dans le sud-ouest de la France, notre mère y travaillait aussi, tantôt aide-soignante tantôt animatrice. Avant cela, jusqu’à nos quatre ans, ils étaient éducateurs spécialisés dans un centre de formation pour jeunes handicapés, dans l’ouest, dans lequel nous étions aussi hébergés. Bejoy était arrivé d’Inde avec un bras atrophié, nous n’avons jamais vraiment su quel était son handicap. Plus tard, Christophe serait lui aussi pris en charge et reconnu handicapé. Le train cadence de gare en gare, je regarde la vie, les gens et les paysages comme s’ils étaient loin de ma réalité. Mon esprit est au delà de ce monde, il est en fuite, comme toi Lucie et je suis à tes trousses. La vitesse me rassure, le rythme du train sur les rails me propulse, indubitablement, je suis en route. Tous les gens qui sont assis auprès de moi, sont-ils aussi déconnectés de leur réalité ? Dans ce wagon feutré, de silences entrecoupés, de raclements de gorges, de vibreurs de portables ou de
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conversations basses, nos corps sont à l’arrêt, nos esprits vagabondent et nous filons vers ailleurs.
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Je suis arrivée la première. Dix ans que nos parents essayaient d’avoir un enfant. Autant dire que j’ai été accueillie comme le petit Jésus. Adoptée à l’âge de huit mois, ayant passé plus de la moitié de ma vie en observation à l’hôpital, je me suis posée dans ce foyer comme un oiseau dans son nid. La nourrice chez qui on m’avait placée, pensait que j’étais trisomique. Il s’est avéré que je souffrais de débilité affective suite à de mauvais traitements dans cette famille d’accueil. Une grosse langue baveuse et pendante, l’air hagard, les yeux tournés vers nulle part, ne sachant pas me tenir assise et passant le plus clair de mon temps à être malade. Voici l’état dans lequel je survivais quand mes parents adoptifs sont venus me chercher mi février à la pouponnière. Or, erreur ou acte manqué, ce jour-là, après cinq mois à l’hôpital pour me rétablir, on me renvoya dans la famille d’accueil où je subirai, un mois et demi encore, ce qui certainement sera la cause de tant d’années de terreurs nocturnes et d’insomnies. Notre père et notre mère firent un fracas extraordinaire de colère et d’indignation. Fin mars, je fus enfin chez moi ! Dans les premiers jours d’avril, j’accomplis des progrès prodigieux. Le seul besoin d’amour comblé réveillait mon désir de vivre. Dans les bras de ma mère, je souriais pour la première fois, dans ceux de mon père, je riais aux éclats. Sept mois plus tard, tu arrivais ma Lucie. Ma petite sœur du bout du monde. Les jambes repliées sous un ventre gonflé, une adorable
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touffe de cheveux et un sourire heureux. Nous avions quatorze et quinze mois et nous venions enfin de naître. Nous sommes restées ensemble une année avant l’arrivée de notre petit frère. Lorsque Christophe a été adopté l’année suivante, nous n’avons pas voulu de lui. À presque seize mois, il était minuscule et ne pesait rien. Au Vietnam, sa vie était reliée à une perfusion et un respirateur dans une couveuse de verre. En France, aucun médecin ne lui donna une chance de survie. Le chétif Nguyen Gon Vu, fils de la guerre, abandonné devant la porte d’un orphelinat au creux d’un panier, est resté peau contre peau avec notre mère jour et nuit un mois durant. Cet acte lui sauva la vie et nous priva de l’exclusivité maternelle. Comment assimiler, si jeune, que ce que l’on a gagné d’inespéré s’éloigne déjà ? 19
Nous vivions dans une maison de poupée, dans les dépendances rénovées d’un château, au cœur d’un grand parc de sept hectares. Ce lieu magique abritait un centre de formation pour jeunes handicapés physiques qui venaient apprendre un métier : horticulteur, cordonnier, mécanographe ou vannier… Des bâtiments étaient sortis de terre pour abriter les salles de cours, servir de dortoirs ou de réfectoires. Dans la maison, une chambre d’enfant au rez-de-chaussée, que nous partagions tous trois. Une étroite salle à manger contre une coquette cuisine bleue avec son ouverture à l’américaine pour faire passer les plats, et sa jolie fenêtre qui donnait sur l’horizon et la lumière. Une table et des chaises en formica, bleues aussi.
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Un jour que nous étions laissées sans surveillance dans la cuisine, j’ai eu l’ingénieuse idée de verser sur ta tête un paquet entier de farine. Que tu étais mignonne, ton monticule poudreux d’une blancheur immaculée sur tes cheveux crépus noir ébène, assise au sol, les jambes repliées sous tes fesses, avec ton air incrédule ! Comme nous étions proches Lucie. Des sœurs jumelles.
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Dans l’entrée de la maison, un mini divan que notre père avait bricolé avec un vieux lit en bois. Souvent, nous nous retrouvions ici pour jouer ou goûter sagement. C’est là que notre mamie m’apprit à l’âge de quatre ans à faire mes lacets toute seule. La chambre des parents était à l’étage où l’on accédait par un escalier en bois. À l’arrière de la maison, une grosse bonbonne de gaz s’imposait sur une terrasse bétonnée où nous regardions des colonies d’insectes vivre leur vie. L’observation était notre jeu favori. Au fond de la courette, des cabanes à lapins, des amis doux et câlins que nous chérissions, trimbalions dans nos bras malhabiles. On les portait jusque dans la maison où ils semaient leurs crottes. Et par delà, en arrière, les champs cultivés et les grandes serres agricoles, où notre père, quand nous avions la chance d’être auprès de lui pendant ses heures de travail, cueillait les meilleures carottes qu’il grattait de son canif, avant de nous les donner à grignoter. Je garde encore leur goût terreux et sucré. Devant la maison, juste en face, un immense bac à sable clôturé de murs en pierres, comme l’était tout le centre, et des arbres gigantesques
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qui nous faisaient de l’ombre à la belle saison. Notre fidèle berger d’Écosse, la bonne Urane, veillait sur nous et relevait Christophe, quand, trop faible, il tombait en avant le nez dans le sable. Elle était une vraie nounou pour nous et resterait mon amie durant sept années. Il y avait aussi un autre chien, un énorme leonberg, Torrent, qui régnait sur le parc et nous faisait sacrément courir. C’était le chien de la famille Leroy, dont le père, éducateur, travaillait au centre avec nos parents. La mère, une femme forte et battante, avait accompagné la nôtre pour venir me chercher à pouponnière fin mars, notre père étant en déplacement professionnel. À la mort de monsieur Leroy, sa plus jeune fille, Nathalie, qui était déjà très présente, venait tous les jours à la maison. Sa mère, souffrant de la disparition subite de son mari, ne se remettait pas. Elle sombra quelques temps dans une profonde tristesse avant de se relever et de reprendre avec force le cours de sa vie. C’était une famille de noble origine dans laquelle les enfants vouvoyaient les parents. Nathalie nous bichonnait, comme une grande sœur, une petite mère. Son ravissant sourire nous illuminait. Nous nous retrouvions aussi très souvent avec Diane et David, voisins et amis. Nos parents étaient très proches et nos camarades venaient aussi du Vietnam, ils avaient la même couleur de peau que toi Lucie. Pour nous, ils étaient un frère et une sœur de plus dans notre univers singulier. Enfants adoptés, notre univers familial incluait tout ceux qui nous apportaient de l’amour, il n’y
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