Coupe Sombre N abil H obeika
COUPE SOMBRE
Coupe Sombre par Nabil Hobeika
« De mon temps, on croyait que la place d’un poisson était dans l’eau. Et c’était d’ailleurs une excellente idée. Si, pour une raison ou pour une autre, nous voulions un poisson, nous savions où le trouver. Pas la peine de grimper dans les arbres. » Will Cuppy, Comment cesser d’exister, « Comme un poisson hors de l’eau », Rivages, p. 53
Un vol d’étourneaux s’abattit dans un figuier, fit un vacarme d’enfer, une ripaille, puis repartit. C’est la fin de l’été. Des hommes, des femmes, des enfants alertés par la découverte d’un corps gisant dans les champs affluaient de partout. Tout ce monde s’agitait, réclamait des explications. Que dire ? Tous fixaient un corps abandonné étendu par terre, les bras allongés, le visage couvert d’une écharpe qu’un rayon de petit jour avait rendue crayeuse. Riad était parmi eux, vaguement présent. L’air empestait la mort. Riad était loin de douter que la mort avait déjà agrégé son verbe et son temps : lui, complice d’une guerre qui n’était qu’à ses débuts. 9
Il y a encore une quinzaine d’années il venait à peine de sortir de son adolescence, allant sur une voie de liberté, ne voulant que vivre en conséquence. La guerre s’étant emparé sans vergogne de la vie, elle soumit à elle-même les moindres détails de chaque vie : valide, découplée, émouvante, épouvantable propriétaire des casiers judiciaires, intolérante, ardemment stupide, omnipotente et suprême. Fanatiquement dévouée, dévoreuse de mémoire ; charançon proliférant, bouffi, fécondant les imaginations et les esprits. Elle avait glissé, s’était dilatée en chacun, avait défait la raison de la réalité, la tenant sans retour, agissante mais amnésique, narcissique ; haineuse, sadique inaltérable et vindicative. Autant partir, sans se tromper sur les dates, en emportant sur son front un baiser poisseux, particulièrement. Qui saurait comment franchir ou se détruire ? 10
Partir. Ce qu’il fit. Partir vers des années de solitude, sans hésitation, sans toutefois en percevoir sur le champ le relief ou la banalité. Se porter sur l’attente, peut-être sur l’inaccessible. Ne part pas qui veut. Ce fut un périple de désorienté qui le fit échouer au Canada, en Australie, en Autriche, en Roumanie, puis en Italie, avec des moyens de transports aussi attendus que l’avion ou le train, qu’inattendus comme une moto ou le camion d’Italie jusqu’ici. On sonna à la porte : - « Bonjour, votre boîte aux lettres déborde. Il n’y a plus moyen de glisser une enveloppe, monsieur. Vous ne retirez pas votre courrier ? Ah ! Vous étiez absent. » On se permet de m’importuner avec des questions et des réponses, marmonna-t-il, une fois la porte fermée, puis la toilette, le petit déjeuner, les trois cents mètres à pied 11
avant d’arriver au parc, au banc devant le bassin. C’était devenu son rituel du samedi. La première fois, il avait choisi l’endroit par hasard. L’habitude l’a transformé en destination. Non loin de l’entrée, sur le passage obligé des visiteurs. Les allées s’animaient suivant les jours de la semaine. Riad venait s’asseoir et regarder. - Les heures s’apprêteraient à sombrer sans se déguiser, d’inanité, pensait-il souvent, mais il revenait reprendre place sur le banc. Il était rare qu’un promeneur vînt s’asseoir sur le même banc que lui. Un jour il croisa le regard d’une passante qui lui rappela celui qu’il affectionnait chez Saoussan, la jeune fille qu’il aimait mais qu’il avait perdue de vue après les malheurs qui s’abattirent sur la famille de Saoussan : la mort de sa sœur enceinte de six mois, assassinée sur la route avec son mari, la disparition de son frère, 12
la crise cardiaque de son père et l’état de démence qui décapita sa mère, elle, qui ne fit plus que répéter en rotation interminable : « C’est l’extase, ravie de vous connaître mes enfants. Voulez-vous me tirer les cartes ? » Il avait connu Saoussan à l’université. Ils séchaient les cours pour se retrouver après ce jour où dans un piquet de grève il lui dit : « Tu as une peau d’une fille du Sud. Ce à quoi elle avait hoché la tête et lui soutint qu’elle était du Chouf. Un échange dit sur le ton de la plaisanterie espiègle, car elle n’était pas du Chouf mais du Nord, et qui fut le préliminaire inattendu à leur liaison amoureuse. Longtemps, il avait ponctué son périple interchangeable à vouloir imaginer ce qu’aurait été sa vie avec Saoussan ; puis il se rangea au constat sans appel que le destin sait monter des tours de mystification, qu’on finit par ne plus s’en défaire. S’habituer à l’hébétude d’être un visage ! 13
Assis sur le banc, il sentait les rayons du soleil brûler son dos quoique le fond de l’air fût frais. C’est vrai, ici, ailleurs, passé, présent s’entremêlaient dans la tête de Riad. Mais que reste-t-il de son passé, sinon un sac plein de nœuds coulants, l’un plus expéditif que l’autre ? Même les bons souvenirs, pensaitil, ont pris un goût d’herba sardonia. Il les ressent en déferlante le laissant suspendu en l’air, pendu se balançant du haut de sa potence. Oui, dans cette partie, encore maintenant je joue perdant, songeait-t-il. Il était là dans ses pensées quand il entendit quelqu’un se rapprocher de lui : - Je peux m’asseoir ? C’est libre à côté ? Une jeune fille d’une vingtaine d’années lui adressait la parole. Elle s’installa l’air enjoué comme si elle eût envie de bavarder et sans préliminaire se présenta : - Je m’appelle Satine, et vous ? - C’est important ? répondit Riad. 14
Elle eut un haussement de tête, croisa ses jambes d’une fille qui s’y entend. Riad avait perdu l’habitude de voir une femme ou un homme lui parler aussi directement. Il sentait le corps frais et robuste de la jeune fille à ses côtés. - Regardez ! Un héron de l’autre côté du bassin, s’exclama-t-elle devant le volatile se posant sur l’herbe. - « Au long bec emmanché d’un long cou », dit Riad s’efforçant d’avoir un ton de conversation. Elle eut un sourire, la tête penchée en avant comme si elle l’eût examiné. - Regardez ! Un renard, ajouta-t-il en se montrant du doigt. Elle a ri franchement, avant d’ajouter en balayant du bras le parc : - Une ménagerie. Il y avait, pour un samedi matin, beaucoup de promeneurs dans le parc. Visiblement la matinée la plus animée 15
depuis des semaines. Samedi dernier Riad n’avait vu passer qu’une ou deux personnes ; il était resté une large partie de la matinée sur le même banc. Il aurait pu être là et n’avoir retenu personne. Ce matin encore, bien qu’il se pliât à son habitude de passer la matinée du samedi assis sur un banc au parc comme on l’aurait fait au plein d’une défaite, il se tourna vers la jeune fille, hésita un instant, l’instant où on se dit que ce n’est pas le peine, puis en effet : - Vous êtes qui dans la ménagerie ? La belette ? - Pourquoi dites-vous cela ? Elle ne s’y attendait pas. Non, non, trouvez autre chose. - C’est tout trouvé, pour moi vous êtes une belette, insista Riad. - Comme vous, un renard ! fit-elle en prenant un air surpris mais qui n’avait rien de déplaisant. 16
Elle jeta ses cheveux en arrière, rapprocha d’elle son sac et sortit un livre à double couverture. Riad n’avait ni livre, ni journal, mais une barre de chocolat au fond de sa poche. Il décida de la finir en se laissant distraire par l’animation du parc. Ici tout semblait convenir, singulièrement la nature : des arbres centenaires, un bassin grouillant de canards, des chants d’oiseaux ; mais aussi des nuances de comportements et d’habits. Toutefois il restait comme absent, jeté dans une distance sans ménagement, celle de ses dix-neuf ans. L’âge peut-être de la fille assise à côté de lui ; un âge incertain pour accomplir ou pour commettre, finit-il par se dire avant de se laisser absorber par ce qui l’entourait : Des jeunes par groupes de deux ou trois courent. Derrière un massif de fleurs une femme et son enfant. Couleurs et vie dans les allées. Sensation chaude de larmes brouillées au fond de sa gorge. Si âpre le passé ! Un 17