Dans les pas de Sarasvati

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Corinne Caratti

Dans les pas de

Sarasvati





Dans les pas de Sarasvati



Corinne Caratti

Dans les pas de Sarasvati



Avant-propos

India... Pays-continent où le calme s’adosse singulièrement au chaos, où le futur côtoie inlassablement le passé, où le présent se joue quotidiennement de la réalité et où les longs discours se passent fréquemment de mots. L’Inde est unique, éternelle, immuable autant qu’elle est multiple, hypothétique, changeante. Elle est un paradoxe qui bat au rythme de la mousson, déesse au visage tantôt bienveillant, tantôt dévastateur... Plus d’un milliard de regards saisissants... des milliards de namasté au cours de chaque journée... Pays de mystères farouchement gardés et d’intrigues ancestrales ouvertement mises en scène, l’Inde charme, fascine, ensorcelle, égare... Elle m’a appris à parler avec les anges et à marcher sur les chemins du paradis.... J’avais lu quelque part avant de partir que ce pays ne laisse personne indifférent, on l’adore ou le déteste... En ce qui me concerne, ça a été le coup de foudre dès le premier instant, subjuguée, bouleversée, transformée. Tout n’est qu’ illusion, tout ne fait que passer... A part peut-être ces visions illuminées, ces tremblements de foule, ces moments de magie pure où j’ai quitté mon corps...

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Mumbai

Je quitte le sol de Londres par une aube glaciale de Janvier 2001... Neuf heures plus tard, l’avion commence lentement sa descente et mon ventre se serre. Mes jambes s’engourdissent, je suis bien calée dans mon fauteuil. Ma ceinture est bouclée. Mes pensées se bousculent. Mes mains s’humidifient. Mon cœur s’emballe. Les roues de l’avion sont sur le point de rentrer en contact avec l’asphalte tiède de la piste d’atterrissage. Je vais bientôt toucher la terre de l’Inde. La chaleur s’engouffre ardemment dans la cabine, m’enveloppe, me fige. Jusque là, tout va bien. Je ferme les yeux et murmure une petite prière. Merci de m’avoir amener jusqu’ ici et de guider mes pas sur la route qui les attend. Je ne sais pas vraiment à qui ces mots sont destinés mais cela importe peu. Ils existent indépendamment de leur destinataire. Ils résonnent en moi, puis s’envolent rejoindre dieu sait qui. J’ouvre les yeux lorsque ma compagne de voyage me tape sur l’épaule. L’avion se vide, je me lève, j’attrape mes bagages à main et suis le flot des passagers vers le comptoir de douane. L’attente est longue et paisible. Il fait de toute façon bien trop chaud pour s’agiter. Nos passeports tamponnés, nous récupérons bientôt nos sacs de voyage trop lourds, changeons assez de traveller’s chèques pour nous permettre de passer nos premiers jours en toute quiétude et marchons jusqu’à la file d’attente des taxis. Une voiture s’arrête bientôt devant nous, un homme d’âge moyen, pas très grand, sort avec un large sourire, ouvre le coffre et installe nos affaires pendant que Sylvia, Max et Gigi s’engouffrent à l’arrière de la voiture.

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Max indique au chauffeur un nom et une adresse d’hôtel et s’entend bientôt répondre qu’à cette heure avancée de la nuit, il est presque trois heures du matin, il n’y aura sans doute plus de place vacante, cependant le chauffeur accepte de nous y conduire et promet de nous trouver une chambre le cas échéant. Il nous annonce que son compteur est cassé, nous convenons d’un tarif jusqu’à une destination éventuelle et finale, puis la voiture démarre. L’air conditionné glacial du véhicule se met alors lui aussi en marche, furieusement glacial, j’ouvre un peu la vitre de la voiture pour éviter de me transformer en glaçon et j’observe le paysage qui défile... Les abords de Mumbai ressemblent à un vaste bidonville, composé d’innombrables cabanes en tôle et en carton adossées les unes aux autres, dont la plupart des occupants sont profondément endormis allongés sur des sommiers ou des matelas de fortune, à même le trottoir. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des chiens... Tout est si calme, si tranquille. 12

Comment parviennent-ils tous à dormir si près d’ une autoroute? La ville de Mumbai est assoupie sous un rideau de brouillard rose, comme protégée par un voile de mystère. L’hôtel que nous avions repéré dans notre guide de voyage était complet, celui d’à côté aussi, et beaucoup d’autres. Finalement une pension douteuse propose de nous louer sa dernière chambre vacante, dotée d’un grand lit et d’un petit, auxquels on va ajouter un matelas sur le sol pour que nous puissions tous nous y entassés. La fatigue a raison de la promiscuité, nous acceptons d’y passer la nuit. Le Maria Lodge, Colaba, 5h30. Trop épuisée pour dormir, je fixe le lent mouvement circulaire du ventilateur suspendu au plafond, impatiente que le soleil se lève. Je m’endors profondément, presque malgré moi. Lorsque la lumière éblouissante du soleil s’écrase sur mes paupières quelques petites heures plus tard, j’aimerais fermer les volets pour prolonger mon sommeil. Il fait chaud, mes vêtements me collent à la peau. Les bruits qui viennent de la rue me sont étrangers. Je m’assois sur le lit, j’ouvre la fenêtre et observe un vendeur de fruits sur le trottoir d’en bas, pendant que Sylvia, Max et Gigi, mes compagnons de voyage, s’éveillent.


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D’étirements en bâillements, nous nous succédons à tour de rôle dans la salle de bain au bout du couloir pour une courte douche froide avant de nous mettre en quête d’un endroit pour rassasier nos ventres affamés. Sur Shahid Bhagat Singh Road, nous trouvons bientôt l’Indian Coffee House recommandé par le Lonely Planet. Dans l’immense salle bruyante au plafond vertigineux, nous nous asseyons au bout d’une grande table dont les occupants viennent de partir, conscients des regards curieux et inquisiteurs qui nous suivent depuis notre entrée. Un waiter, vêtu d’une chemise blanche, d’un pantalon noir et coiffé d’un turban immaculé, tend à notre commande avec un large sourire. Il suggère que nous évitions certains plats très relevés qui pourraient nous mettre dans l’embarras. Perspective qui semble déclencher chez lui, une hilarité à peine contrôlable. Un coup d’œil sur les tables voisines nous suggère d’opter pour notre premier thali, le plat traditionnel indien, cheap and best, et de boire du lassi, un breuvage à base de yaourt, pour apaiser notre estomac. Le thali est un repas complet, de l’entrée au dessert, servi dans des petits récipients ronds de métal argenté, disposés sur une grande assiette-plateau, également ronde et en métal. Traditionnellement, on se lave les mains, avant et après manger, et on se sert uniquement de sa main droite, la gauche servant elle à d’autres tâches... Nos voisins de table ont une habilité déconcertante à se servir de leur main comme d’une cuillère et avalent goulûment leur repas sans traîner. Nous finissons notre festin par un verre de chai aussi sucré que brûlant. Dans la chaleur croissante de l’après-midi, alors que mes compagnons vont digérer dans la fraîcheur climatisée d’un café internet, je pars me promener, seule pour la première fois depuis quarante-huit heures, seulement quarante-huit heures? Je regarde les bâtiments qui bordent la Mer d’Arabie et les gens autour de moi presque sans les voir, absorbée dans mes pensées, lorsque je sens quelque chose vibrer en moi, imperceptiblement. Le soleil brille

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de plus en plus haut, de plus en plus fort, dans un ciel bleu azur. La chaleur semble s’écraser sur chaque pore de ma peau ... Hier encore ou plus exactement, avant-hier, tout était tellement froid et tellement gris autour de moi... Ce qui paraissait si lointain, exotique et étrange, constitue à présent mon univers, mon quotidien, pour les six prochains mois à venir, peut-être plus, peut-être moins. Je dois avoir l’air vraiment étrange par rapport aux gens qui m’entourent. Mes vêtements, ma façon de parler, de marcher. La pâleur de ma peau. L’intensité des regards est si forte... C’est comme s’ils lisaient à l’intérieur de moi. Ils semblent presque parler avec une partie de moi à laquelle je n’ai pas accès... Lorsque j’aperçois la Porte de l’Inde, je m’arrête devant cette arche colossale. «The Gateway of India»

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Je ferme les yeux un instant et inspire profondément. J’ai quitté mon appartement, mes amis, mes habitudes, pour mieux me retrouver. Le temps est venu de faire une pause dans ma vie. Le temps de prendre le temps. Le temps de retrouver le chemin de mon cœur, de mon âme et de mon esprit. Ce n’est pas une fuite, c’est un rendez-vous avec moi-même autant qu’avec le monde. L’air a un parfum de liberté, de rédemption et de renaissance possible. Un jeune Indien en chemise bleu ciel et pantalon beige s’arrête bientôt à ma hauteur, en même temps qu’il m’adresse un flux rapide de paroles en anglais impeccable. Je rencontre Sunny; né à Kanyakumari il y a dix-huit ans, il est venu à Mumbai quatre ans auparavant pour étudier. Il envisage, le moment venu, d’épouser une femme occidentale et de déménager à l’étranger. Étais-je mariée? Combien de temps allais-je rester? Quels étaient mes projets? J’avais sans le vouloir trouver un guide qui allait me faire découvrir la ville, me trouverait un hôtel cheap and best, me procurerait du bang, et tout autre nécessité essentielle qui me traverserait l’esprit...


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Rapide, clair et concis, Sunny arbore un air sincère et rassurant. Pourtant, je dois être prudente, et si j’échange volontiers quelques banalités avec lui, je leur coupe court devant le café internet où j’avais laissé mes compagnons de voyage et où j’ai délibérément conduit notre balade de quelques instants. Nous convenons de nous retrouver en fin de journée, sur la pelouse au pied de la Porte de l’Inde. Un cireur de chaussures grisonnant fait briller les mocassins de jeunes hommes venus se retrouver au coucher du soleil, une petite fille de cinq ou six ans se promène en vendant des guirlandes de fleurs de jasmin que les femmes portent dans leur longue chevelure sombre et un chai-wallah d’âge moyen, portant une citerne de chai sur le dos et des verres en papier dans les plis de son dhoti, verse sa boisson sucrée en échange de quelques paisas. Les palmiers se balancent avec nonchalance et l’ambiance est si douce... Déferlements de nouveaux sons, de nouvelles senteurs, de nouveaux visages, de nouvelles sensations. Enchantement, fascination, émerveillement. Vertige. Trouver la bonne cadence. Mumbai est décidément très bruyante, très peuplée et très fatigante. Alors Samedi, en fin d’après-midi, après une visite sur l’île d’Elephanta, nous achetons des billets de bus pour notre prochaine étape: Goa sera peut-être un endroit plus serein pour poser nos valises? Nous échangeons photos, adresses et numéros de téléphone avec Sunny avant de nous dire au revoir, devant le taxi qui nous va nous conduire au terminus du bus de nuit vers Panajim. Le lendemain sur Vagator Beach, au Sri Mahalaxmi, Holiday Home. Nous sommes arrivés après une nuit sans beaucoup de sommeil en bus-couchette et une altercation massive avec le chauffeur de taxi qui nous a, quasiment, amenés jusqu’ici. Une dispute a éclaté dans la voiture entre Sylvia et Max , au sujet de notre destination finale, la plage d’Anjuna contre celle d’Ashvem, alors que nous étions presque arrivés à celle de Vagator. Le chauffeur s’est senti tenu d’intervenir, et la querelle s’est envenimée, sans aboutir à aucun consensus. Pas content du tout, il a arrêté le moteur, demander

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